GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE XV. — CATILINA.

 

 

Les conservateurs furent un peu consolés de ces défaites par un petit succès ; ils réussirent enfin à faire décréter le triomphe de Lucullus. L'ancien proconsul put entrer dans Rome avec ses soldats. Mais, malgré les cent mille barils de vin que Lucullus distribua au peuple à cette occasion[1], la cérémonie fut froide. On eût pu croire que ce n'était qu'un général obscur revenant d'une petite expédition contre les Barbares, et non le créateur du nouvel impérialisme si populaire, et qui valait maintenant tant de gloire à Pompée. Lucullus d'ailleurs se souciait peu de tout cela. Après dix ans d'absence il allait rentrer dans la maison paternelle, dégoûté des hommes, indifférent à l'admiration de la masse, prêt à chercher toute sa récompense pour ce qu'il avait fait dans l'admiration des hautes classes et dans la jouissance des immenses richesses apportées de là-bas. Mais une nouvelle ignominie l'attendait à son retour. Il découvrit que Clocha, la femme qu'il avait épousée sans dot, avait une liaison incestueuse avec son frère Publius Clodius, le suborneur de ses légions[2]. Il dut la répudier.

Cette même année, une petite révolution débarrassait l'heureux Pompée de Mithridate. Pharnace, les soldats et le peuple de Crimée, effrayés de son projet d'envahir l'Italie, s'étaient révoltés au printemps de 63, et avaient forcé le grand vieillard à se tuer. Ainsi se terminait la seconde grande. lutte entreprise par un homme contre Rome. Mithridate n'avait pas eu un meilleur sort qu'Annibal. Il avait conçu l'audacieux projet de détruire Rome en allumant tout autour de la Méditerranée et dans l'Italie elle-même le plus terrible et le plus vaste incendie révolutionnaire que le monde antique aurait jamais vu ; mais comme Annibal, après des succès encourageants au début, il s'était peu à peu épuisé. Le fils de celui qui avait rêvé de régner sur tout l'Orient dut se contenter d'accepter, comme présent des Romains, le petit royaume de Crimée. Le génie admirable et l'indomptable énergie d'un homme avaient échoué de nouveau contre ce système de forces politiques et militaires, si puissant encore malgré ses crises réitérées, et qui de l'Italie dominait un si vaste empire.

La nouvelle de la mort de Mithridate fut l'occasion d'une grande joie à Rome ; et un nouveau titre de gloire pour Pompée à qui le parti populaire attribuait le mérite de tous les événements heureux. César, qui cherchait à courtiser Pompée, se hâta de lui faire décréter par le peuple des honneurs très solennels[3]. Puis les nouvelles d'Orient redevinrent monotones. Pompée parcourait la Phénicie et la Cœlésyrie en y rançonnant les petits princes[4] ; il n'avait trouvé d'autre résistance que celle d'une petite ville et d'un petit peuple avec lequel les Romains entretenaient depuis l'an 139[5] des relations amicales. La ville s'appelait Jérusalem ; mais il s'agissait là d'une affaire sans importance. Les deux souverains des Juifs en guerre l'un avec l'autre, et à qui Scaurus et Gabinius avaient déjà extorqué tant d'argent, avaient eu recours à Pompée ; celui-ci, après avoir longtemps hésité, s'était décidé à venir en aide à Aristobule, sous promesse d'une forte somme. Mais quand Gabinius était entré à Jérusalem pour y recevoir l'argent, une émeute populaire l'avait forcé à fuir, et Pompée avait dû mettre le siège devant la ville[6].

L'attention publique ne pouvait s'occuper beaucoup de cette petite guerre, alors que la lutte politique devenait encore plus ardente en Italie. Au printemps on vit arriver à l'improviste à Rome, pour se présenter comme candidat au tribunat, Quintus Metellus Nepos, beau-frère de Pompée et l'un de ses généraux[7]. Ce Metellus était fils du consul de 98, neveu du conquérant des Baléares, petit-neveu du Macedonicus[8] ; il appartenait donc à une des plus grandes familles de Rome ; mais comme tant d'autres nobles, il était entré à la suite de Pompée dans le parti populaire pour faire vite sa carrière et pour s'enrichir. En effet l'escorte, si nombreuse d'esclaves et de mulets chargés de bagages qui le suivait, démontrait qu'il avait atteint ce second but. L'arrivée de Metellus produisit une grande sensation parmi les conservateurs. Tout le monde pensa qu'il venait poser sa candidature d'accord avec Pompée, pour quelque but à poursuivre ; et on se demanda anxieusement quel pouvait être ce but. Les préoccupations devinrent bientôt si vives qu'on décida de présenter un candidat conservateur au tribunat, cd que l'on ne faisait pas depuis longtemps. Mais quel conservateur aurait osé affronter les risques d'une lutte presque désespérée ? Parmi les conservateurs non plus il n'y avait pas abondance d'hommes courageux et dévoués. Faute de meilleur candidat, on se décida à recourir à un homme dont les conservateurs se moquaient et se méfiaient en même temps, à ce Caton que nous avons vu protester contre l'élégance de ses contemporains. C'était un homme d'esprit borné mais tout d'une pièce, honnête, vertueux, inflexible, sans tache et sans peur, ne transigeant jamais sur rien et avec personne. Il ne fallait rien moins que son suprême mépris de la populace pour poser sa candidature, lui conservateur à outrance et dans un pareil moment, à une charge aussi populaire que le tribunat. Mais le danger était pressant. César à ce moment même annonçait sa candidature à la préture pour l'année 62. C'étaient là deux sujets d'épouvante. Un troisième vint bientôt s'y ajouter.

Catilina se préparait à courir de nouveau les chances du consulat, et il adoptait pour programme électoral l'abolition des dettes[9]. Il promettait, s'il était élu consul, de proposer une loi qui dispenserait tous les débiteurs de rembourser leurs créanciers. Le programme était sans doute révolutionnaire ; mais il ne faut nullement y voir pour cela la préparation délibérée de ce qui devint ensuite la conjuration de Catilina. Celui-ci cherchait alors seulement à se rendre populaire en faisant une proposition qui paraissait abominable aux capitalistes et aux créanciers, mais qui était loin au contraire de déplaire au plus grand nombre des citoyens ; une proposition qui, sous une forme plus brutale, était analogue à celle d'un député socialiste qui promettrait aujourd'hui à ses électeurs de réduire l'intérêt de la dette publique à deux pour cent. La réduction et l'abolition des dettes avaient été chose fréquente dans l'histoire grecque, que l'on étudiait tant à cette époque-là et n'étaient pas inconnues dans l'histoire romaine, depuis les temps les plus anciens jusqu'à la dernière abolition qui avait été délibérée en 86 ; et c'est d'ailleurs un expédient auquel tentent périodiquement de recourir tous ;es peuples qui se trouvent embarrassés dans des dettes trop lourdes. En somme, Catilina ne faisait qu'imiter la politique démagogique de Crassus et de César en choisissant un projet non moins révolutionnaire, mais plus simple et plus clair que la loi agraire de Rullus. Cette fois, quand on lui proposerait tout simplement de ne plus payer ses dettes, le peuple comprendrait' Il est très probable, bien que les sources historiques ne nous en disent rien, que Catilina chercha tout d'abord à s'entendre avec César et Crassus. Mais l'accord ne se fit pas ; pour quelles raisons ? nous l'ignorons. Il se peut que Crassus et César, profondément déçus par l'insuccès de la loi de Rullus, aient désespéré de réaliser leurs projets par un moyen aussi téméraire. Tous les deux étaient des révolutionnaires bien prudents, qui ne voulaient pas trop se compromettre avec les éléments vraiment démagogiques ; et Crassus — ne l'oublions pas — était un des plus grands créanciers de Rome. Il est probable que, placé entre la probabilité de perdre son argent et celle d'obtenir l'Égypte, il prit le parti de sauver l'argent[10].

Catilina dut marcher seul. Mais il se jeta dans la lutte avec une énergie extrême, résolu à dépenser toute sa fortune s'il le fallait. Et l'effet produit par sa propagande révolutionnaire, dans cette société déjà si inquiète, fut immense tout d'abord. Sa proposition exprimait si bien le secret désir de tant de gens que Catilina devint brusquement très populaire parmi tous les mécontents des classes hautes et basses, dans la jeunesse dissipatrice, dans la noblesse déchue, dans le petit peuple de toute l'Italie et même dans la classe moyenne des propriétaires aisés à qui la manie de spéculer avait fait contracter de lourdes dettes[11]. La loi de Rullus n'avait fait passer sur les esprits qu'un léger frisson de peur ; Catilina troubla profondément toutes les classes, et eut bientôt à Rome et dans beaucoup de villes d'Italie des partisans zélés, anciens soldats et anciens colons de Sylla, comme Caius Manlius de Fiésole, bourgeois obscurs, propriétaires aisés de villes de second ordre[12], nobles besogneux, comme Publius Lentulus Sura, Caius Céthégus, Publius Sylla, Marcus Portius Leca, et Sempronia, grande dame élé0-ante accablée de dettes et femme du Decimus Brutus qui avait été consul en 77[13] ; tout un cortège de gens frivoles, de faméliques, de déclassés, qui se préparaient à exproprier les riches, comme si c'était la chose la plus facile du monde et qu'on pût faire à son aise, au moyen de lois approuvées par la majorité dans les comices. Mais l'illusion ne dura guère. Le péril d'une abolition des dettes qui paraissait si redoutable groupa des hommes qui depuis un demi-siècle se regardaient avec défiance et mépris ; les riches chevaliers et la partie la meilleure de la noblesse, celle qui avait conservé encore de la fortune et des traditions. Les riches capitalistes, qui avaient tout d'abord considéré l'agitation avec mépris, furent bientôt pris d'une vive inquiétude quand ils en virent le succès populaire ; et en peu de jours l'inquiétude devint de l'anxiété, de l'épouvante, de la panique, et la situation politique changea tout à coup. Sous l'empire de la peur, les chevaliers secouèrent leur habituel scepticisme politique, se déclarèrent prêts à aider de tous les moyens dont ils disposaient le parti qui défendait la propriété et la légalité ; la partie la meilleure de la noblesse, bien que peu menacée par la loi de Catilina, donna volontiers son appui aux riches financiers, par esprit d'autorité, par haine pour cette démagogie qui voulait bouleverser du fond en comble l'ordre établi ; une coalition se forma toute seule, qui n'avait pas seulement pour but de faire échouer Catilina aux élections, mais de rétablir, disait-on, l'empire de l'autorité, la force des lois, l'ordre et la paix dans la république envahie par des bandes de factieux qui voulaient seulement piller les biens des riches. Catilina n'était qu'un de ces factieux, le plus dangereux pour le moment. Les conservateurs à outrance triomphaient. Même les chevaliers, d'habitude si indifférents et parfois favorables au parti populaire par un sot esprit de jalousie contre la noblesse, reconnaissaient maintenant que l'on avait trop laissé croître l'audace des démagogues et le désordre moral par suite de l'insouciance générale, et qu'il fallait rétablir un gouvernement énergique. Ainsi Catilina et ses partisans eurent à lutter contre une résistance plus grande que celle qu'ils avaient calculée ; ils eurent contre eux les conservateurs et les chevaliers. Malheureusement pour ceux-ci, leur peur et les préparatifs de défense augmentaient les dangers de la situation. Au milieu de cette agitation, personne ne voulut plus prêter, l'argent enchérit d'une façon effrayante, les faillites des débiteurs devinrent plus nombreuses[14] ; et cette crise servait à la propagande de Catilina, en faisant sentir plus vivement aux débiteurs la nécessité de conquérir leur libération par des moyens révolutionnaires. Bientôt ce fut un véritable chaos à Rome et en Italie, au milieu duquel Crassus épouvanté se déroba, et César dut se tenir à l'écart par prudence.

Cicéron aurait très volontiers agi de même. Mais il ne le pouvait pas, car il était consul. Il se trouvait donc de nouveau dans un certain embarras. Sans doute la coalition de tous les hommes respectables lui donnait le courage de combattre Catilina et son agitation ; mais il n'ignorait pas que Catilina avait beaucoup de sympathies dans la grande masse, dont il ne voulait pas perdre l'admiration. Il prit le parti de s'opposer à Catilina, mais plutôt par des moyens indirects que par une lutte déclarée. Il commença à acheter la neutralité de son collègue en lui cédant sa province de Macédoine. Après cela il fit un projet de loi d'après lequel la corruption serait passible de peines plus sévères, et qui modifiait aussi la façon de voter d'une façon nuisible à Catilina, et il chargea un illustre jurisconsulte, Servius Sulpicius, d'étudier ce projet[15]. C'est ainsi que commençait le travail électoral aux approches du mois de juillet, mais au milieu d'un malaise général ; les conservateurs étaient très irrités, la classe moyenne était hésitante, el ; il y avait désaccord dans le parti populaire. Outre Catilina, trois candidats se présentaient au consulat ; Servius Sulpicius, qui avait préparé la loi électorale ; Lucius Licinius Muréna, l'ancien général de Lucullus, et Decimus Junius Silanus, le mari de Servilia. Crassus semble avoir soutenu Muréna, tandis que César combattait pour Silanus, et Caton pour Sulpicius. Bientôt coururent des bruits inquiétants ; on disait que Catilina faisait venir d'Étrurie, pour les élections, les vétérans de Sylla ; que ceux-ci étaient prêts à tout, et que Cicéron serait assassiné[16]. La vérité était simplement que Catilina avait fait venir des bandes de paysans d'Arezzo et de Fiésole pour grossir le nombre de ceux qui voteraient pour lui ; mais les on-dit grossissaient le long du chemin, comme il arrive quand les esprits sont surexcités ; chacun, pour étonner la personne à qui il parle, exagère ce qu'il a appris, dit avoir vu ce qui lui a été simplement raconté, y ajoute du sien, invente même, si bien que la chose, passant par des milliers de bouches, une petite supposition devient très vite une longue histoire très détaillée. Rome était pleine de gens qui avaient entendu, qui avaient vu, qui avaient appris et qui avaient besoin de raconter à tout le mode ce qu'ils avaient appris ; et beaucoup couraient raconter les choses aux magistrats[17].

Dans le monde politique on discutait ces bruits et on les jugeait de façons différentes. Les conservateurs non seulement affirmaient la chose, mais un peu par mauvaise foi et par haine de parti ; un peu aussi parce qu'ils y croyaient réellement, ils dénonçaient comme complices tous ceux qui émettaient des doutes. Dans le parti populaire, au contraire, on disait que tout cela n'était que racontars et inventions pures[18]. Cependant les élections approchaient, l'agitation électorale allait croissant ; l'or était répandu à pleines mains par César, par Metellus, par Catilina et par Muréna, qui en avait rapporté beaucoup d'Orient ; des bandes de paysans et de propriétaires, que Catilina faisait venir, entraient tous les jours dans Rome ; les conservateurs et les capitalistes luttaient de toutes leurs forces contre Catilina, et les bruits qui couraient étaient de plus en plus effrayants. Catilina, disait-on, faisait enrôler des soldats en Étrurie pour son compte. Ce serait une insurrection comme celle de Lépide, et Catilina ferait massacrer le Sénat[19].

Les prévisions étaient de plus en plus incertaines et anxieuses. Ces bruits alarmants, la violente opposition des conservateurs, la crise financière très aiguë, avaient épouvanté la classe moyenne des propriétaires ; mais Catilina, avec une énergie incroyable, agitait le petit peuple tapageur et désespéré de Rome où il appelait aussi les prolétaires d'Italie. Les conservateurs de plus en plus inquiets, répétaient qu'un vaste complot, tramé non seulement par Catilina, mais par César, et par tout le parti populaire, menaçait la république ; les plus indignés commençaient à réclamer des mesures énergiques. Cicéron faisait ce qu'il pouvait pour montrer aux conservateurs tout le zèle qu'il apportait à maintenir l'ordre. Il avait attaché comme espion à Catilina un certain Quintus Curius, jeune homme bavard, qui racontait tout ce que Catilina disait ou faisait à son amante Fulvie, femme d'assez bonne famille, mais très corrompue, et qui ensuite rapportait tout à Cicéron ; il écoutait les avis, s'informait, recevait à tout moment ceux dont c'est le métier d'espionner et ceux qui espionnaient par plaisir. Il s'ingéniait à accréditer tous les bruits défavorables à Catilina, et il n'était guère une séance du Sénat où, aidé de Caton, il n'attaquât Catilina en l'accusant de corruption et en le menaçant d'un procès[20]. Mais il se refusait à marcher plus loin, car il n'était pas aveuglé au point de ne pas voir qu'il ne s'agissait que de soupçons et de présomptions et non de faits, qui seuls auraient permis de prendre des mesures graves[21].

Un incident imprévu vint encore compliquer la situation déjà si difficile. Servius, le jurisconsulte qui avait étudié la loi électorale, s'était mis sur les rangs pour le consulat, mais en respectant sa loi, et sans dépenser un sou. Malheureusement au milieu de tant de candidats qui prodiguaient l'or, personne ne prenait au sérieux un candidat si avare, comme si la loi qu'il avait faite n'était qu'une plaisanterie. Indigné, Servius, au beau milieu de l'agitation électorale, déclara qu'il retirait sa candidature et qu'il allait poursuivre Muréna pour corruption. Il se mit en effet à recueillir des preuves, aidé de Caton qui s'indignait, lui aussi, de voir abandonner le meilleur des candidats conservateurs[22]. Ce scandale à la veille des élections augmenta l'audace de Catilina qui, confiant de plus en plus dans la victoire, fit alors un grand discours à ses électeurs, et leur dit que les malheureux n'avaient pas à compter sur les riches pour améliorer leur sort[23]. Cicéron, toujours résolu à travailler contre la candidature de Catilina, mais sans s'exposer à la haine du peuple, et en semblant au contraire prendre à cœur ses intérêts, fut bientôt obligé de porter contre Catilina des accusations plus graves que celle de corruption dont tout le monde se moquait. Il est possible que ces paysans que Catilina avait fait venir et dont beaucoup étaient conduits par d'anciens soldats de Sylla aient tenu alors des discours imprudents ; il est possible que Manlius, le vieux soldat de Sylla, se soit moqué de cette génération frivole et timide qui espérait abolir les dettes par une loi. Il savait bien, lui, le survivant d'une génération révolutionnaire que les débiteurs ne pouvaient être affranchis qu'avec l'épée. Ces rumeurs étaient habilement exagérées par les conservateurs, et Cicéron en profita pour déguiser son opposition à Catilina sous le prétexte de la défense de l'ordre ; il prétendait ne pas combattre le candidat populaire, mais l'homme dont César et Crassus eux-mêmes s'étaient éloignés, l'ennemi de la paix publique qui se préparait à mettre Rome à feu et à sang. Mais le public ajouterait-il assez de foi à ces racontars, et surtout s'en indignerait-il suffisamment pour faire échouer Catilina ? Les conservateurs en doutaient. Les élections allaient avoir lieu ; il fallait faire quelque chose pour impressionner le public au dernier moment.

Cédant très probablement aux pressions des chefs conservateurs, Cicéron prépara un coup avec lequel il pensait nuire beaucoup à Catilina. La veille du jour fixé pour les élections, il convoqua le Sénat à l'improviste et, avec une certaine solennité, demanda que l'élection fût retardée de quelques jours pour que l'on pût délibérer le jour suivant au sujet de la position dangereuse où se trouvait le Sénat ; et le lendemain il raconta avec emphase tous les bruits qui couraient sur les intentions de Catilina ; il intima pour ainsi dire à celui-ci de se disculper, dans l'espoir de tirer de lui des déclarations compromettantes. Mais Catilina répondit simplement que son intention était d'être le chef du seul corps vigoureux qui existât encore dans la république, le peuple[24]. Le coup était manqué, et il fallut cette fois procéder aux élections, qui eurent lieu dans les derniers jours de juillet, ou dans les premiers jours du mois d'août[25]. La situation était si incertaine, au matin même du scrutin, que des deux côtés on fit les plus grands efforts. Cicéron alla présider les comices, entouré d'une garde de ses amis ; il portait une cuirasse, et de temps à autre, il entrouvrait sa toge, pour qu'on la vit reluire ; il voulait impressionner le public et les gens indécis ou timides qui auraient voté pour Catilina ; des soldats occupaient les temples voisins ; l'ordre équestre fut mobilisé presque tout entier ; des nobles et des chevaliers, qui n'avaient jamais paru au Champ de Mars, vinrent voter, l'air anxieux et résolus, traînant après eux leurs clients et leurs amis. La lutte fut vive ; mais, cette fois encore, l'argent l'emporta sur le nombre. Malgré les votes du petit peuple, Catilina ne fut pas élu. César, au contraire, fut élu préteur, et Metellus tribun, mais en même temps que Caton.

Il restait encore un espoir à Catilina ; si Muréna était condamné dans le procès que lui intentait Sulpicius, il faudrait refaire l'élection. Mais Muréna fut défendu avec éloquence par Cicéron, dans un discours qui nous est resté, et il fut acquitté. Après ses trois échecs, il ne restait à Catilina d'autre parti à prendre que de renoncer pour toujours au consulat. Cicéron pouvait se féliciter de s'être tiré avec honneur et habileté de l'embarras terrible où l'avait mis la candidature de Catilina, sans trop mécontenter ni les conservateurs ni le parti populaire. Mais le violent et orgueilleux Catilina n'était pas homme à se déclarer vaincu. Furieux de son échec et redoutant les représailles des conservateurs, il prit des résolutions téméraires ; il donna de l'argent à Manlius qui retournait en Étrurie et le chargea de recruter une petite armée parmi les misérables ; il persuada aux plus désespérés de ses partisans de tenter un coup audacieux en assassinant Cicéron et en s'emparant de force du consulat, quand l'armée de Manlius serait prête[26]. Les mois d'août et de septembre furent employés à préparer cette tentative. Mais il ne fut pas possible de tenir cachés pendant aussi longtemps tous les préparatifs. La paix qui avait succédé aux élections fut bientôt troublée par des bruits alarmants, et Cicéron fut de nouveau accablé de dénonciations, de conseils, d'exhortations à veiller à la défense. Que fallait-il faire ? Il se montra de nouveau très actif, sans toutefois vouloir précipiter les délibérations, ni non plus en venir à des mesures de rigueur qui auraient pu paraître odieuses au peuple. Mais les conservateurs devenaient de jour en jour plus violents ; ils réclamaient l'état de siège, et ils pressaient Cicéron à mesure que les bruits de la conjuration grossissaient. Cicéron, qui avait hésité jusque-là fut impressionné à la fin par toute cette agitation des hautes classes et aussi par les dangers auxquels il était lui-même exposé ; et, comme tout le monde l'engageait à agir vite, il prit à la fin le parti de convoquer le Sénat pour le 21 octobre, et d'y affirmer comme étant des faits véritables et résultant des informations que lui, consul, avait fait prendre, les bruits les plus graves qui couraient alors. Ainsi il amènerait le Sénat à décréter l'état de siège et contenterait les conservateurs. Dans la séance du 21 il affirma qu'il savait tout, qu'il possédait les preuves certaines des accusations les plus graves contre Catilina, ce qui ne pouvait pas alors être vrai[27]. Il dit, entre autres choses, que le 27 octobre Caius Manlius devait prendre les armes en Étrurie à la tête d'une armée et que Catilina complotait le massacre des sénateurs pour le 28. Catilina, invité par le consul à se disculper, répondit très insolemment ; mais le Sénat, convaincu par les déclarations explicites de Cicéron (personne ne pensait qu'il pût affirmer des choses aussi graves sans preuves certaines), n'hésita pas davantage et l'état de siège fut déclaré[28].

L'émotion fut grande à Rome quand la chose fut connue. Comme on juge toujours le présent par le passé, on crut qu'on allait revoir, comme au temps des Gracques et de Saturninus, le consul convoquer en armes les sénateurs et les chevaliers, et ;aire un massacre des hommes du parti populaire. César dut passer quelques heures dans une angoisse terrible. Mais il n'y eut rien. Le consul et les sénateurs rentrèrent chez eux tranquillement, bien qu'ils fussent très émus par les nouvelles qu'on leur avait communiquées, par la séance et la délibération ; et on se borna à mettre des garnisons dans les différents quartiers de la ville. Les temps étaient changés ; les hommes n'avaient plus l'audace impulsive des époques barbares et, comme dans toutes les civilisations trop riches et trop voluptueuses, ils étaient devenus moins téméraires et plus lents à l'action, par peur, par douceur et par scrupule. Certains sénateurs osèrent encore affirmer que Cicéron avait menti[29] ; beaucoup d'entre eux se disaient que le parti populaire, une fois la frayeur passée, vengerait ses chefs mis à mort ; beaucoup d'autres avaient consenti par faiblesse à décréter l'état de siège, mais ils n'étaient pas persuadés que le danger fût aussi grand ; d'autres encore étaient retenus par des scrupules moraux, légaux et constitutionnels. Cicéron, qui aurait dû ordonner la répression, avait trop peur de s'attirer par quelque violence la haine que l'on avait eue pour un Nasica, pour un Opimius, et de passer pour un petit imitateur de Sylla. D'ailleurs la menace à elle seule faisait maintenant sur le peuple impressionnable le même effet que la violence dans des temps plus barbares. Le parti conservateur se contenta donc de la vague menace de la loi martiale, et d'un procès intenté pour violences à Catilina par le jeune Lucius Æmilius Lepidus, autre fils du chef de la révolution de 78, mais qui était passé au parti aristocratique.

L'agitation cependant croissait à Rome ; les rumeurs inquiètes grossissaient comme les vagues sur une mer démontée ; tous les personnages puissants recevaient des avertissements, des dénonciations, des lettres anonymes qui contenaient des révélations. Cicéron devait vivre dans une grande inquiétude, sachant bien que si une partie au moins des faits qu'il avait affirmés au Sénat ne se vérifiaient pas, on lui ferait payer son mensonge plus cher qu'à tous les autres. Il fut un peu rassuré le jour où Crassus lui-même vint lui apporter un paquet de lettres anonymes et de dénonciations qu'il avait reçues[30]. Le puissant sénateur, inquiété par la menace d'une révolution prolétaire, croyait donc lui aussi au péril ! Mais Catilina, un peu abattu par les menaces dirigées de partout contre lui, par la malveillance et les soupçons dont il se sentait l'objet, imagina une parade habile pour se couvrir et guetter l'occasion de se porter en avant. Il se présenta chez M. Lepidus et lui demanda de lui permettre d'habiter sa maison ; on verrait ainsi qu'il se sentait assez innocent pour ne pas craindre de vivre sous la garde journalière d'un homme très considéré. Lépide ne voulant pas devenir son geôlier de confiance, Catilina avec encore plus d'audace se rendit chez Cicéron, lui demandant asile dans sa maison. Cicéron à son tour l'ayant repoussé, il alla trouver un certain Marcus Marcellus, qui l'accueillit[31].

Le public impartial était désorienté. Qui fallait-il croire ? Cicéron était certes un homme de bien et un homme illustre ; mais il était singulier cependant qu'après avoir annoncé une révolution il ne prît aucune mesure contre celui qu'il avait dénoncé comme en étant le chef. Catilina était un homme audacieux ; mais était-il possible, s'il préparait la révolution, qu'il fuit assez effronté pour aller trouver le consul qui l'accusait, et pour lui demander de vouloir bien le loger dans sa maison ? De temps en temps le grand vent des rumeurs se calmait et alors le soupçon que Cicéron avait tout inventé allait grandissant. Par bonheur pour Cicéron, au bout de quelques jours, on apprit de source sûre que Manlius s'était montré ouvertement en Étrurie à la tête d'une petite armée[32], et peu de temps après arrivèrent des lettres de Manlius lui-même à Quintus Marcius où il déclarait que lui et les siens auraient pris les armes, ne pouvant plus supporter les dettes dont ils étaient accablés[33]. L'émotion fut vive ; les conservateurs s'agitèrent de nouveau ; il n'y avait pas de temps à perdre ; c'était la véritable guerre civile, il fallait agir avec vigueur. Au Sénat, tout le monde était bouleversé, et après avoir tant hésité on décida avec précipitation de prendre les mesures les plus rigoureuses, comme si toute l'Italie se soulevait. On promit des récompenses à ceux qui donneraient des renseignements sur le complot ; on envoya dans la Pouille Quintus Metellus, qui attendait encore son triomphe pour la conquête de la Crète ; on envoya Quintus Marcius en Étrurie, Quintus Pompeius Rufus en Campanie, Quintus Metellus Celer dans le Picène[34]. Cicéron, à son étonnement et à sa joie, devint d'un jour à l'autre l'objet de l'admiration universelle ; on trouvait qu'il avait apporté à la défense de la république une énergie et une clairvoyance extraordinaires. Malgré tout, il n'osait pas encore agir contre Catilina. Celui-ci, au contraire, sentant les sympathies de ses derniers amis s'éteindre autour de lui, et les haines de ses ennemis se dresser plus farouches, en vint aux résolutions extrêmes. Il semble avoir eu un instant l'idée de s'emparer, le 4 novembre, de la forteresse de Préneste[35] ; mais ce projet ayant encore échoué, grâce à la vigilance de Cicéron, il trompa la surveillance de son hôte, rassembla la nuit du 6 au 7 novembre[36], dans la maison de Leca, ses fidèles les plus compromis, leur démontra la nécessité d'une vaste insurrection dans toute l'Italie pour seconder Manlius qui avait pris l'offensive, et esquissa un plan de cette insurrection qui commencerait par l'assassinat de Cicéron[37]. Deux chevaliers qui étaient présents consentirent à aller le lendemain matin saluer Cicéron et le tuer ; mais Fulvia avertit aussitôt le consul, qui convoqua d'urgence le Sénat pour le jour suivant, qui était le 7 novembre. Audacieux jusqu'au bout, Catilina s'y rendit. Mais à son entrée dans la salle tout le monde s'écarta de lui et, seul sur son banc, il dut écouter le violent discours que Cicéron prononça contre lui et que les sénateurs applaudirent. Catilina comprit qu'il n'avait plus rien à espérer du Sénat ; il se leva, prononça quelques paroles de menaces et sortit. Il partit le soir même pour l'Étrurie, mais en toute liberté, avec une suite nombreuse. Cicéron désirait tellement éviter la responsabilité d'une répression sanguinaire qu'il n'osa pas l'empêcher de partir. Il se réjouit au contraire de cette fuite d'où pouvait naître une guerre civile. Si Catilina prenait les armes, personne n'oserait plus le défendre ; Cicéron se serait heureusement tiré d'affaire une seconde fois à la satisfaction de tous.

Quelques conservateurs courroucés prétendaient, il est vrai, que le consul aurait dû s'emparer de Catilina et le faire mettre à mort, tandis qu'un petit nombre de gens affirmaient encore que Catilina avait été calomnié[38]. Mais ces critiques ne touchaient guère Cicéron qui, devançant tout à coup César et Crassus, était devenu l'homme le plus populaire de Rome, après Pompée. Malheureusement tout n'était pas fini encore. Les plus compromis des partisans de Catilina, Lentulus, Céthégus, Statilius, Ceparius, perdirent la tête quand Catilina fut parti. Se sentant dans une situation périlleuse et abandonnés de la plupart de ceux qui les avaient encouragés aux beaux jours où l'on espérait obtenir par une simple loi et sans danger, l'abolition des dettes, ils se mirent alors à tramer à la hâte une sotte conspiration en suivant le plan esquissé par Catilina. Il s'agissait de soulever le petit peuple et les esclaves et, en allumant de côté et d'autre des incendies dans Rome, d'accroître le désordre au moment où Catilina s'approcherait avec son armée. La peur avait si bien fait perdre la raison à ces conjurés qu'ils firent même demander à certains ambassadeurs allobroges, qui étaient venus à Rome porter leurs doléances au Sénat, si leur peuple consentirait à leur venir en aide et à leur prêter des soldats et de la cavalerie. Ce fut l'erreur suprême. Les Allobroges les dénoncèrent ; Cicéron se procura facilement des preuves écrites de la trahison et, agissant cette fois très vite, il fit arrêter les principaux conjurés le matin du 3 décembre, et les fit amener devant le Sénat. Ici il leur montra les lettres données aux ambassadeurs pour les chefs des Allobroges, et il les confronta avec les ambassadeurs. Surpris et confus, ils firent tous des aveux. En un instant le bruit de cette découverte se répandit et jeta l'épouvante dans Rome. On disait qu'il y avait en une immense conjuration pour incendier la ville et lancer les Gaulois sur l'Italie ! L'impressionnable métropole blêmit de terreur. Non seulement les riches capitalistes et les nobles, mais encore tous ceux qui possédaient quelque chose, la moyenne bourgeoisie, les fermiers, les marchands, les boutiquiers, tous furent indignés et épouvantés comme à l'approche d'un danger suprême. Le public, que César et Crassus avaient en vain tenté d'ébranler, s'émut cette fois, mais d'une façon bien différente qu'il ne l'avait fait en 70 ; c'était maintenant au parti conservateur qu'il allait, et avec tant d'empressement que les chefs du parti populaire et le petit peuple lui-même, qui est toujours avec les démagogues, en furent effrayés. De partout une grande foule anxieuse se dirigeait vers le Sénat pour avoir des nouvelles, et quand, l'interrogatoire terminé, Cicéron se montra, on lui fit une grande ovation. La nuit survint et l'on ne dormit guère à Rome ; on se cherchait les uns les autres, on se consultait, on se préparait à l'épreuve suprême du lendemain. Les conservateurs, à la fois exaspérés et contents, voulaient que l'on mît fin à toute faiblesse complaisante à l'égard du parti populaire ; que l'on frappât non seulement les complices de Catilina, mais tous les chefs du parti populaire et spécialement César. Les chevaliers, les hommes de la classe moyenne, enflammés d'un zèle civique contagieux, se préparaient à sortir en armes le jour suivant pour ramener dans l'ordre les révolutionnaires. On mettait partout tant de violence à réclamer un exemple que certains citoyens dont les fils s'étaient compromis dans l'agitation de Catilina se souvinrent que, d'après l'ancien droit, ils étaient les juges de leurs enfants, et ils les firent tuer par leurs esclaves.

Le jour suivant, le Sénat se réunit pour entendre d'autres témoins et continuer l'enquête ; mais les esprits étaient profondément troublés. Les chefs du parti conservateur, Catulus spécialement, se mirent à poser aux conjurés des questions captieuses pour leur faire avouer que César avait été au courant du complot. Un délateur, qui cherchait assurément à aider les conjurés, affirma que Crassus était complice ; mais le Sénat arrêta cette accusation par de violentes rumeurs. La confusion était énorme ; de temps en temps le bruit courait que la populace allait se soulever pour délivrer les prisonniers ; tout le monde avait perdu la tête, Cicéron et César exceptés. Cicéron, même à cette heure agitée, entrevoyait les dangers lointains de mesures trop révolutionnaires[39]. Mais que faire ? Le public était exaspéré et s'adressait à lui comme au seul soutien de la république. Il ne lui était plus possible d'hésiter, du moins il n'en eut pas le courage et, comme il arrive toujours dans des cas semblables, il prit le parti de précipiter les choses ; le jour suivant on déciderait du sort des conjurés. César, de son côté, se rendait bien compte que, s'il se taisait, on l'accuserait ensuite de lâcheté ; mais il comprenait aussi que, s'il défendait les accusés, il risquait, dans l'état de surexcitation où l'on était, d'encourager ses ennemis à quelque violence contre lui.

Le 5, le Sénat se réunit. Une foule immense et agitée encombrait le forum, les temples et toutes les rues voisines de la curie. Silanus, interrogé le premier, proposa la mort ; et tous les autres sénateurs interrogés après lui furent du même avis, jusqu'à ce que vint le tour de César. Celui-ci, après avoir jugé très sévèrement le crime des accusés, démontra que la peine de mort serait illégale et dangereuse ; il proposa la détention perpétuelle dans un municipe et la confiscation des biens, et ébranla par son discours très habile et très vigoureux de nombreux sénateurs. L'assemblée semblait hésiter ; Cicéron lui-même parla d'une façon ambiguë, en donnant à entendre qu'il se rangerait volontiers à l'avis de César[40]. Mais Caton se leva pour contredire César ; et il le fit avec tant de véhémence, il demanda si impérieusement que l'on fit enfin respecter l'autorité en prononçant une condamnation à mort, que tous les esprits furent entraînés, et la peine capitale fut décrétée. Cicéron n'avait plus qu'à aller prendre les conjurés aux différents domiciles où ils étaient gardés, pour les conduire à la prison Mamertine, où les esclaves qui faisaient les fonctions de bourreaux les étrangleraient. Mais les conservateurs intransigeants proposèrent alors d'accompagner solennellement Cicéron dans cette tournée funèbre à travers la ville et jusqu'à la prison ; ce serait une démonstration d'autorité aux yeux de la populace tapageuse de la métropole, qui moralement était tout entière complice de la révolte.

Tous les sénateurs s'y rendirent, à l'exception d'un petit nombre, dont César, qui, à sa sortie du Sénat, avait été menacé par un groupe de chevaliers. 'tome vit passer cet étrange et solennel cortège du bourreau, composé de toute la noblesse, des riches financiers, des marchands aisés, réconciliés pour un instant et conduits par le consul qui, l'exécution terminée, fut accompagné par la foule jusqu'à sa demeure, au milieu d'applaudissements et d'ovations enthousiastes. Justice était faite et, quelques semaines plus tard, Catilina, qui n'avait pu armer que quelques milliers d'hommes, fut facilement vaincu et tué à Pistoïe, en Étrurie.

Cicéron s'imaginait que, grâce à ces mesures énergiques, il avait arrêté le fléau révolutionnaire qui s'était abattu sur l'Italie. Il oubliait ses incertitudes et ses hésitations. En réalité, si l'on avait triomphé rapidement de ce grand danger public, c'était que l'Italie n'avait jamais voulu se soulever. Elle s'était simplement montrée favorable à l'abolition des dettes par laquelle Catilina avait commencé, tant qu'elle l'avait cru facile et pacifique ; mais quand peu à peu une petite conjuration révolutionnaire s'était formée au sein de cette agitation politique, et cela plutôt par un enchaînement fatal des événements que par suite d'un projet bien net et bien suivi, l'Italie avait abandonné et même maudit cette entreprise. La génération révolutionnaire de la guerre sociale et civile, de Saturninus, de Marius, de Sylla, de Carbon, de Sertorius, avait disparu, et chez la nouvelle génération était survenu, dans des proportions moins grandes, il est vrai, le même changement que celui qui s'est produit dans l'Europe révolutionnaire du dix-neuvième siècle, après 1870. La richesse s'était accrue, et avec elle le bien-être, les jouissances, la culture ; la vie s'était raffinée ; une nombreuse bourgeoisie aisée s'était formée qui ne connaissait plus le métier militaire ; on s'était accoutumé à une vie plus agréable et plus large, et la population en était devenue plus timide, plus irrésolue, plus désireuse d'ordre et de paix. La bourgeoisie moyenne des différentes classes d'Italie, bourgeoisie mercantile, spéculatrice, avide de civilisation, de jouissances, de richesses, et qui possédait des champs, des maisons, des esclaves, qui trafiquait et cherchait tous les moyens de s'enrichir, n'aurait pas demandé mieux que de ne plus payer ses dettes si une loi commode l'avait dispensée de ce fastidieux devoir ; mais elle ne voulait pas pour cela risquer dans une révolution ses biens, l'espoir des jouissances futures et sa vie. Les propriétaires devenaient particulièrement ennemis des guerres civiles, parce qu'ils cultivaient partout des vignes, des oliviers, des arbres qui ne donnent leurs fruits qu'après de longues années de croissance, et dont la destruction pendant les guerres cause un dommage beaucoup plus grand que la destruction des moissons, des emblavures et des récoltes qui reviennent tous les ans.

 

 

 



[1] PLINE, Histoires naturelles, XIV, XIV, 96.

[2] CICÉRON, Pro Mil., XXVII, 73 ; PLUTARQUE, Cicéron, 29.

[3] LANGE, R. A., III, 256.

[4] JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIV, III, 2.

[5] CASTELLI, Gli Ebrei, p. 280.

[6] JOSÈPHE, Antiquités judaïques, XIV, III, 4 ; CASTELLI, Gli Ebrei, p. 280.

[7] PLUTARQUE, Caton d'Utique, 20.

[8] DRUMANN, G. R., II, 16, 29.

[9] On vit que c'était bien là le programme de Catilina en lisant SALLUSTE, C. C., 16 et 33 ; CICÉRON, In Cat., II, 8, 10 ; Id., F., V, VI, 2. Voyez JOHN, E. G. C. V., 739 et suiv.

[10] JOHN, E. G. C. V., p. 739 et suiv. TARENTINO, C. C., 72, n. 2, ont démontré que César et Crassus ne prirent aucune part à cette agitation provoquée par Catilina, ni non plus à la conjuration qui en résulta.

[11] Voyez le passage très important de CICÉRON, dans les Cat., II, VIII, 18. Voyez aussi SALLUSTE, C. C., 16, 17 ; CICÉRON, Pro Cœl., V, 11.

[12] DRUMANN, G. R., V, 416.

[13] SALLUSTE, C. C., 17 et 25.

[14] VALERIUS MAXIMUS, IV, VIII, 3.

[15] Voyez au sujet de cette loi DRUMANN, G. R., V, 445 et suiv.

[16] PLUTARQUE, Cicéron, 14.

[17] PLUTARQUE, Cicéron, 14.

[18] CICÉRON, dans les Cat., I, XII, 30.

[19] PLUTARQUE, Cicéron, 15.

[20] CICÉRON, Pro Mur., XXV, 51.

[21] PLUTARQUE, Cicéron, 14.

[22] CICÉRON, Pro Mur., XXIV, 48.

[23] CICÉRON, Pro Mur., XXV, 50. Voyez JOHN, E. G. C. V., 744.

[24] CICÉRON, Pro Mur., XXV, 51. Voyez JOHN, E. G. C. V., 750.

[25] On a cru longtemps que les élections avaient eu lieu en octobre ; mais il me semble que JOHN, E. G. C. V., 750-755, a démontré d'une façon définitive qu'elles eurent lieu à peu près à l'époque normale, à la fin de juillet ou au commencement d'août.

[26] Voyez JOHN, E. G. C. V., 755 et 791.

[27] Cicéron en effet, quand il prit la parole, ne pouvait pas encore avoir de nouvelles officielles et sûres des faits les plus graves qu'il affirmait ; cela est prouvé non seulement par le passage de PLUTARQUE, Cicéron, 44, et celui de SALLUSTE, C. C., 30, mais même par celui de Cicéron lui-même, Cat., I, III, 7, où il montre une joie presque ingénue en constatant que ce qu'il avait affirmé de Manlius s'est trouvé vrai. Comperi omnia, je sais tout, semble avoir été la phrase de Cicéron, comme cela résulte des allusions malicieuses faites par Clodius et par Antoine. Voyez CICÉRON, A. I, XIV, 5 ; F. V, V, 2.

[28] CICÉRON, Cat. I, III, 7 ; C, I, II, 4. Voy. TARENTINO, C. C., 86.

[29] DION, XXXVII, 31.

[30] PLUTARQUE, Cicéron, 15.

[31] CICÉRON, In Cat., I, VIII, 19 ; DION, XXXVII, 32 (avec des inexactitudes).

[32] SALLUSTE, C. C., 30 ; PLUTARQUE, Cicéron, 15.

[33] SALLUSTE, C. C., 33.

[34] SALLUSTE, C. C., 30.

[35] CICÉRON, Cat. I, III, 38.

[36] Voy. TARENTINO, C. C., 89 et suiv. Son raisonnement pour déterminer cette date parait très exact.

[37] JOHN, E. G. C. V., 792.

[38] Voyez le second discours de Cicéron contre Catilina, qui répond à ces deux accusations extrêmes et opposées.

[39] PLUTARQUE, Cicéron, 19, 20.

[40] Voyez le quatrième discours contre Catilina.