GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE VIII. — MARCUS LICINIUS CRASSUS.

 

 

Cependant en l'an 73 avant Jésus-Christ, César était revenu à Rome. Nous ne savons pas comment se termina son entreprise contre Mithridate ; mais le plus probable c'est qu'ayant pris les armes dans la crainte d'une révolution imaginaire, il congédia bien vite ses troupes après l'arrivée de Lucullus en Asie, et prit le parti de rentrer à Rome, quand il sut qu'il avait été élu pontife, à la place de son oncle Caius Aurelius Cotta, qui était mort en Gaule. A Rome, il trouva la situation bien différente de ce qu'elle était à son premier retour d'Orient. Tout se transformait en Italie, même le caractère du peuple ; l'ancien caractère romain, ferme et patient, n'était plus qu'une légende ; l'opinion publique devenait nerveuse, excitable, violente et fantasque ; elle n'était constante que dans son aversion pour le gouvernement fondé par Sylla. Aux plaintes contre l'autorité déjà si nombreuses s'était ajouté encore un motif de mécontentement spécial au peuple de Rome ; la fréquence des famines dans la grande ville. Celle de l'année 75 avait été très dure. La population de Rome augmentait ; la culture de la vigne et des oliviers s'était étendue, celle du blé se réduisait de plus en plus en Italie, aux besoins des cultivateurs ; l'approvisionnement de la grande ville devenait chaque année plus difficile. Les plaintes adressées au gouvernement pour sa négligence étaient si nombreuses et si vives, que les deux consuls de cette année-là, Gaius Cassius Longinus et Marcus Terentius Licinianus Varron, le frère cadet de Lucullus, qu'avait adopté Marcus Terentius Varron, proposèrent, bien qu'ils fussent conservateurs, une loi pour augmenter le tribut de blé que devait fournir la Sicile. Les villes qui étaient déjà soumises à un tribut du dixième auraient fourni un autre dixième, qui leur aurait été payé au prix de trois sesterces le boisseau ; les villes exemptes de la dîme auraient envoyé à Rome huit cent mille boisseaux (environ soixante-dix mille hectolitres) de blé, qui auraient été payés trois sesterces et demi le boisseau[1]. Ainsi, tant en blé fourni gratuitement qu'en blé donné à un prix de faveur, la Sicile aurait dû envoyer à Rome tous les ans à. peu près six cent mille hectolitres[2]. Aurait-on ainsi calmé un peu ces habitants de Rome, toujours mécontents ? On allait au contraire, cette année même, être en proie à une terreur plus grande. Une petite troupe d'esclaves qui s'étaient enfuis d'une caserne de gladiateurs de Capoue, sous la conduite d'un esclave thrace du nom de Spartacus, était vite devenue une véritable petite armée, qui avait attaqué et défait quelques légions expédiées à la hâte. Comme on avait récemment fait venir un trop grand nombre d'esclaves, et que les maîtres ne savaient pas encore les tenir dans l'obéissance, les plus hardis, les plus violents, s'enfuyaient de partout et venaient rejoindre Spartacus ; l'Italie parut menacée d'une révolte générale des esclaves. En outre, si les victoires de Lucullus avaient été l'occasion d'une grande joie, Marc Antoine, au contraire, avait échoué misérablement dans son entreprise contre la Crète, et après avoir pillé quelque peu la Sicile il s'était fait battre par les pirates[3]. La joie se changea donc en épouvante, quand, peu de temps après, Mithridate, défait sur terre, reprit avec rage la guerre sur mer. mettant à profit ses amitiés et ses alliances avec les populations et les villes de Thrace[4]. Tandis que les lieutenants de Lucullus, Caius Valerius Triarius et Barba marchaient, pour les reprendre, sur les villes de la Bithynie qui étaient encore fidèles au roi du Pont, celui-ci dévastait les côtes de la mer de Marmara, assiégeait Périnthe, menaçait Byzance et envoyait une partie de la flotte, sous les ordres de Marius, dans la mer Égée, pour y chercher du renfort auprès des pirates de Crète et d'Espagne. L'épouvante en Italie fut grande ; on craignit que la flotte de l'Égée ne voulût menacer l'Italie ; on s'alarma de ce qu'il n'y eût pas de flotte pour la défendre[5] ; on protesta avec fureur contre le Sénat et le gouvernement qui veillaient si mal aux affaires publiques ! Précipitamment le Sénat décida que le consul Marcus Lucullus dirigerait l'année suivante, comme proconsul, une grande expédition en Thrace pour y anéantir les alliés de Mithridate[6] ; il alloua à son frère Lucius 3.000 talents pour construire une flotte, comme si une flotte pouvait se faire en un jour ; il prorogea son commandement d'une année ; il lui donna peut-être aussi le gouvernement de la Bithynie, en mettant Cotta sous ses ordres[7], et en faisant ainsi de force ce qu'il aurait dû faire par sagesse dès le début ; confier à un seul la direction suprême de la guerre sur terre et sur mer.

Excitée par ces événements, l'opposition au parti conservateur et à la constitution de Sylla devenait universelle dans toutes les classes ; le parti démocratique renaissait sous des formes nouvelles, non plus comme un parti révolutionnaire et composé de désespérés, mais comme un parti qui prétendait respecter la légalité et composé de ce qu'il y avait de meilleur dans la classe moyenne et dans la haute. On réclamait partout un gouvernement plus juste, plus honnête, plus énergique, qui ne laissât pas l'État au pouvoir des concussionnaires, l'Italie au pouvoir des esclaves révoltés ; et même beaucoup de maisons nobles devenaient des clubs d'opposition où les jeunes gens protestaient qu'il fallait rétablir la constitution démocratique et en revenir aux réformes des Gracques. On fréquentait entre toutes la maison de Servilia, la jeune, spirituelle et intelligente veuve de ce Marcus Junius Brutus tué par Pompée dans la révolution de 78, qui s'était remariée avec un noble aux idées démocratiques, Decimus Junius Silanus, et qui avait ouvert sa maison à toute la jeunesse nouvelle des hautes classes[8]. Cette fois César fut accueilli volontiers non seulement dans la maison de Servilia, mais encore dans beaucoup d'autres où on l'avait reçu avec peu d'empressement lors de son premier retour d'Orient ; et il fut bientôt élu par le peuple tribunus militum, nous dirions aujourd'hui colonel, c'est-à-dire commandant de mille hommes pendant la guerre. Maintenant c'était un mérite d'être le neveu de Marius. Encouragé par un tel accueil, il ne tarda pas à débuter dans la carrière politique en cherchant à se rendre populaire. Mais ce n'était pas chose facile[9], même au neveu de Marius. Des neuf cent dix mille citoyens qui avaient le droit de voter une partie étaient des petits marchands, des artisans, des clients et des parasites des gros personnages, des fonctionnaires de l'État occupant d'humbles emplois réservés aux hommes libres, des mendiants, des hommes inoccupés ou ruinés, et tous ces gens-là vendaient facilement leur vote. Le commerce des votes avait même été peu à peu organisé par des hommes qui recrutaient la racaille électorale dans des clubs ou collèges ; ils en accaparaient les votes au moyen de banquets, de faveurs, et de petits subsides ; puis ils vendaient à forfait les votes aux candidats avec des précautions compliquées pour assurer la fidèle exécution des contrats[10]. Au contraire les bourgeois aisés de Rome et d'Italie, les grands fermiers, les marchands, les propriétaires, les riches affranchis, les hommes cultivés que l'aisance, la puissance mondiale de l'Italie, la culture, l'esprit du temps rendaient orgueilleux et capricieux, votaient, quand ils prenaient part aux comices, tantôt d'une façon et tantôt d'une autre, se laissant influencer par les sympathies personnelles, par les égards dus à des personnages puissants, par des espérances, des admirations, des haines, des enthousiasmes contagieux et passagers, par des nouvelles vraies ou fausses mises en circulation au dernier moment. Le vent capricieux de la faveur populaire tournait d'heure en heure dans les comices. Souvent, pour des incidents minimes, du soir au matin les probabilités étaient interverties ; une audace imprévue venait bouleverser ce qui avait été préparé le plus longuement ; au dernier moment les longues incertitudes de la lutte électorale, par un subit retour des esprits, aboutissaient à un résultat qui surprenait tout le monde[11]. Acquérir du pouvoir sur un corps d'électeurs si hétérogène et si mobile, sans l'aide de la coterie dominante, n'était pas chose facile. César l'entreprit, en commençant par ces travaux forcés de flatterie auxquels étaient condamnés les hommes politiques de Rome. Il fallait se lever à l'aube, recevoir aussitôt tous les fainéants et les curieux de Rome et des autres parties de l'Italie, qui venaient simplement pour voir l'homme célèbre de Rome, ou dans le but plus pratique de lui demander son assistance dans un procès, un secours d'argent, un prêt, un fermage public, une exemption du service militaire, une lettre de recommandation pour un gouverneur d'une province lointaine. Il fallait descendre de bon matin au forum pour plaider, aller trouver les magistrats, les sénateurs, les riches banquiers pour intercéder pour tel ou tel ; se laisser arrêter dans la rue par le premier importun venu, le reconnaître en s'aidant de sa mémoire ou de celle de l'esclave nomenclateur dont l'office était de se souvenir du nom du plus grand nombre possible d'électeurs et de souffler habilement à son maitre, afin que l'électeur pût avoir l'illusion d'être reconnu personnellement. Il fallait avoir pour tous un mot aimable, un compliment, une promesse toute prête ; inviter tous les soirs des gens à dîner, assister aux mariages, aux funérailles, à toutes les fêtes de famille du plus grand nombre possible de citoyens ; soutenir dans toutes les élections tel ou tel candidat ; recueillir et secourir régulièrement dans le petit peuple de Rome un certain nombre de clients prêts à servir d'espions dans le peuple, d'agents dans les élections, de claqueurs dans les discours du forum, de sicaires dans une querelle violente.

Mais l'heure de César était encore lointaine. Pour le moment d'autres que lui grandissaient dans l'admiration du public ; Pompée, qui en Espagne, lentement et avec peine, il est vrai, gagnait du terrain sur Sertorius ; Lucullus, qui, encouragé par son succès à Cyzique et plein d'ardeur, avait recueilli à la hâte une flotte parmi les alliés et poursuivait la flotte pontique dans la mer Égée, attaquant et détruisant l'une après l'autre les différentes escadres, tuant impitoyablement tous les transfuges italiens qu'il faisait prisonniers et même Marcus Marius. Cependant ses lieutenants travaillaient à soumettre les villes de la Bithynie qui étaient encore en armes, et faisaient un grand butin d'esclaves et d'objets divers[12]. Ainsi, vers le milieu de l'année 73, Lucullus, à l'exception d'Héraclée, avait réduit en son pouvoir toutes les villes de la Bithynie ; il avait contraint Mithridate à retourner par mer dans son royaume, avec les restes de l'armée conduite l'année précédente à la conquête de la Bithynie. Ce fut alors, pendant l'été, que Lucullus convoqua à Nicomédie un conseil de guerre. Dans ce conseil, presque tous ses généraux estimèrent qu'il fallait faire reposer les soldats jusqu'au printemps suivant. Mais le commandant en chef ne se rendit pas à l'avis de ses lieutenants. Tandis que ceux-ci considéraient les choses à un point de vue strictement militaire, Lucullus passait alors par une crise décisive, qui n'était pas seulement une crise personnelle de son caractère, mais toute la grande crise morale et politique de son époque, réflétée au moment où elle allait se résoudre, comme une petite image d'un grand objet dans un miroir, dans un esprit ardent et profond. Cet homme n'allait pas décider dans ce conseil de guerre une question stratégique ; il allait résoudre par un acte d'audace les contradictions où depuis si longtemps traînait toute la politique romaine. Lucullus qui touchait presque à la cinquantaine, avait été jusque-là le parfait modèle de cette vieille noblesse romaine, qui, avec ses qualités traditionnelles, aurait pu rendre sérieuse et durable la restauration de Sylla ; austère, simple, ennemi du luxe, de l'argent, des choses étrangères, la culture exceptée, il était fier de sa pauvreté, dédaigneux de popularité et de toute ambition vulgaire. Malheureusement cet aristocrate était à Rome une rareté archéologique, un des derniers champions d'une espèce d'hommes disparus depuis longtemps ; et tandis qu'il continuait à professer les vieilles vertus romaines, Lucullus avait vu la richesse, le luxe, l'avidité des plaisirs, le désir de l'admiration se répandre autour de lui ; il avait vu ses amis enrichis dans la proscription être plus considérés que lui, resté pauvre, et Pompée, qui avait risqué si peu, dans la guerre civile, s'élever si vite et si haut par la force de la popularité. Homme actif, très intelligent et noblement ambitieux, il devait depuis longtemps se demander si, continuant à jouer ce rôle si démodé, il ne finirait pas par se sacrifier aux ambitieux sans scrupules ; il comprenait bien que la politique timide et incertaine de son parti était justement blâmée par toute l'Italie ; que le gouvernement de Sylla serait renversé, s'il ne se montrait capable de faire quelque chose. Les intrigues qu'il avait ourdies pour obtenir le commandement de la guerre avaient été le premier signe visible d'un changement que personne jusque-là n'avait soupçonné et dont Lucullus même n'avait peut-être pas conscience... L'exaltation du succès précipita alors le changement ; et après les victoires de Cyzique et de la mer Égée, Lucullus se décida à adopter les méthodes politiques de Pompée qui avait fait sa fortune en n'observant jamais la légalité, à envahir tout de suite, sans attendre les ordres du Sénat, le Pont. Il connaissait trop bien son monde à Borne pour douter que, s'il eût attendu les instructions du Sénat, il aurait, au bout d'un temps fort long, reçu l'ordre de ne rien faire, d'attendre, de revenir à Home. Au contraire, s'il commençait une grande expédition, pendant laquelle il eût été imprudent de le rappeler, on lui aurait facilement prolongé ses pouvoirs, et si les chefs du parti populaire menaçaient de faire opposition, il était maintenant disposé à les corrompre avec l'or de l'Orient. La vengeance du traité de Dardanos, la revanche sur Mithridate, valaient bien cette concession aux mœurs politiques corrompues de l'époque. A la suite du conseil de guerre de Nicomédie, il résolut donc, malgré l'opposition de presque tous ses généraux, d'envahir aussitôt le royaume de Mithridate. Cotta irait pendant ce temps faire le siège d'Héraclée ; Triarius attendrait avec soixante-dix navires, dans l'Hellespont, les escadres pontiques de retour de l'Espagne et de la Crète ; et lui-même aurait marché avec toute son armée sur les deux ports d'Amisus et de Thémiscyra, dans le but de s'assurer une base de ravitaillement pour une longue campagne dans les régions montagneuses du Pont, dans le triangle formé par Cabira, Amasia et Eupatoria, où Mithridate se retirait pour préparer une nouvelle campagne et attendre le résultat des demandes de secours qu'il avait faites à son gendre Tigrane, roi d'Arménie ; à son fils Macarès, vice-roi de Crimée, et aux Scythes[13].

Il fit ses préparatifs avec une rapidité prodigieuse, et, au bout de peu de temps, ayant fait passer son armée au travers de la Bithynie et de la Galatie, il passa les frontières du Pont. L'ennemi qui depuis si longtemps menaçait, provoquait et attaquait les Romains, allait enfin être contraint à se défendre. Mais c'était là quelque chose de beaucoup plus considérable qu'une opération de guerre ordinaire, même d'une guerre très importante, car Lucullus, par cette invasion, changeait non seulement le sort d'une guerre sérieuse et longue, mais aussi toute la politique extérieure de Rome. Par cette invasion du Pont se manifestèrent pour la première fois l'impérialisme agressif et la politique de l'initiative personnelle des généraux qui en dix. années devinrent les grandes forces de la politique de Rome et qui remplacèrent l'action incertaine hésitante et contradictoire du Sénat. Faisant le premier et à ses propres risques l'essai de cette nouvelle politique à laquelle Pompée et César devront bientôt leur gloire, Lucullus allait découvrir à l'Italie la situation nouvelle où elle se trouvait ; il lui faisait voir combien elle était plus forte que les grands États en apparence si puissants et si redoutés ; il l'encourageait à se jeter sur eux, à les dominer et à les dépouiller. Il entra avec son armée dans le Pont qui était sans défense et il livra ce pays riche, populeux et depuis longtemps pacifique à ses soldats qui pillèrent les bestiaux, les vivres, les objets précieux et firent une immense razzia d'esclaves, capturant tout ce qui leur tombait entre les mains, hommes et femmes, riches et pauvres, paysans et citadins. Ceux qui pouvaient se racheter en donnant une somme suffisante étaient laissés en liberté ; les autres étaient vendus à des marchands qui suivaient l'armée. Bientôt dans le camp romain un esclave ne coûta plus que quatre drachmes, c'est-à-dire moins de quatre francs[14]. Mais l'armée n'était pas encore satisfaite ; on se plaignait de ce que le général pressé laissait à peine le temps de saisir quelque chose et de ce qu'il acceptait souvent la reddition de villes et de villages avec la promesse de respecter la propriété[15]. Ces plaintes étaient inutiles ; Lucullus, qui était un général très sévère, y prenait à peine garde. Il mena rapidement les légions jusque sous les murs d'Amisus et de Thémiscyra ; mais la résistance vigoureuse de ces deux villes obligea l'armée romaine à passer l'hiver dans les tranchées

Au printemps de 72 la guerre reprit avec force dans le Pont, en Thrace, en Espagne, contre Mithridate et ses alliés. Lucullus ayant appris que la nouvelle armée de Mithridate allait être prête, et ne voulant pas être attaqué sous les murs des deux villes, résolut hardiment de marcher à sa rencontre avec une partie de l'armée tandis que l'autre continuerait le siège sous le commandement de son général, Lucius Licinius Muréna. La difficulté des approvisionnements rendit la marche et la campagne pénibles et périlleuses ; mais Lucullus fut aidé par la trahison de plusieurs généraux du Pont qu'il avait corrompus, et parvint à infliger une défaite décisive à Mithridate qui avait perdu l'année précédente sa meilleure armée dans l'invasion de l'Asie et de la Bithynie, et qui n'avait rien reçu des secours qu'il avait demandés. Lucullus s'empara du camp et des trésors de Mithridate, mais non du roi, qui, dans le désordre de la déroute, put s'enfuir après avoir donné l'ordre de tuer toutes les femmes de son harem[16]. Pendant ce temps Marcus, frère de Lucullus, envoyé comme proconsul en Macédoine, faisait la conquête définitive de la Thrace, dépassait les Balkans, et atteignait le Danube[17] ; il faisait trancher les mains à des tribus entières pour effrayer les autres[18] et pillait non seulement les villages des Barbares, mais les belles et illustres villes grecques de la côte[19], amies de Mithridate. De son côté Pompée, en Espagne, parvenait enfin à mener la guerre à son terme, à l'aide de la trahison et grâce surtout à Perpenna qui avait tué Sertorius, et il commençait une guerre de dévastation et d'extermination contre les villes qui avaient pris parti pour Sertorius ou qui avaient accueilli ses partisans[20]. Au contraire en Italie Spartacus, après avoir défait les deux consuls de cette année-là, parcourait en vainqueur la péninsule d'une extrémité à l'autre, suivi d'une nuée de marchands qui n'avaient pas honte de vendre à l'ennemi de leur classe le fer et les autres matières nécessaires pour faire les épées et les autres armes[21]. Les hautes classes et la bourgeoisie aisée tremblaient pour les vignes et pour les oliviers récemment plantés que ces bandes pouvaient saccager, pour les fermes dont les insurgés vidaient les caves bien garnies, pour la fidélité des esclaves importés depuis peu en Italie, qui n'étaient pas encore faits à leur nouvelle condition. Que faisait cependant ce Sénat de concussionnaires et de voleurs, bons seulement pour piller les provinces sans défense ? Dans cette génération impressionnable et nerveuse tout était contagieux, le courage comme la lâcheté ; et les soldats envoyés pour combattre Spartacus, les officiers, les hommes politiques, tous étaient démoralisés au point qu'aux élections de 71 il y eut disette de candidats, tant on était effrayé à la pensée d'avoir à commander une armée contre l'invincible chef d'esclaves[22]. Le Sénat comprit que ce scandale allait combler la mesure de l'indignation publique, qu'il fallait à tout prix trouver un homme énergique et capable qui mît fin à la guerre ; et il le trouva dans un préteur de cette année-là, Marcus Licinius Crassus, descendant d'une grande famille et que nous avons vu pendant la réaction se distinguer parmi les amis de Sylla. Enfant gâté de la fortune, il en avait reçu tous les dons ; naissance illustre, riche patrimoine, occasions rapides et faciles de se mettre en évidence, éducation splendide ; esprit vif, cultivé, curieux ; audace et patience. Il s'était déjà fait une belle réputation militaire pour avoir pendant la guerre civile gagné, en intervenant à temps, la bataille de la Porta Coltina, une des plus importantes qui aient été livrées par Sylla et que Sylla était sur le point de perdre. Puis, bien qu'il fût déjà riche, il avait grossi son patrimoine en achetant les biens des proscrits. Par la part qu'il avait prise dans les répressions de Sylla et par ses richesses il était devenu un personnage important au point d'être élu sans peine en suivant l'ordre légal à toutes les charges jusqu'à celle de préteur ; il s'était adonné aux affaires avec succès et était devenu un des plus puissants capitalistes de Rome ; il avait ouvert sa maison aux sages orientaux ; il avait étudié la philosophie et mis à profit ses heureuses dispositions à la littérature et à l'éloquence. Riche, intelligent, célèbre, très puissant, Crassus aurait dû être satisfait... Mais une chose le tourmentait, la gloire de Pompée qui était presque du même âge que lui et qui avait été son compagnon d'armes dans la guerre contre la révolution. Tandis que la fortune lui souriait ainsi, Crassus en était venu facilement à croire qu'il valait comme général autant que Pompée et que Lucullus, qu'il allait de pair avec César en fait d'éloquence ; qu'il n'avait à céder à personne la première place en fait d'honneurs, de puissance et de considération publique. Malheureusement sa nature était plutôt celle d'un banquier avisé et tenace que celle d'un grand ambitieux, hardi, exalté et prodigue, capable de dominer et d'entraîner les foules. C'était un homme de besoins modiques, exempt de vices, de mœurs respectables[23], aimant sa famille et qui dans la vie et dans toutes les affaires où il prenait part déployait un esprit d'ordre merveilleux, un zèle minutieux et tenace ; il s'appliquait avec prudence et persévérance à tirer parti de toutes les occasions avantageuses, petites ou grandes ; il prêtait de l'argent à beaucoup de monde ; il défendait toutes les causes qu'on lui offrait, même celles d'hommes si vils et si abjects que César refusait de plaider pour eux ; il prodiguait ses amabilités, ses salutations, ses compliments à toutes sortes de gens. Et cependant il était beaucoup moins admiré et populaire que Pompée qui paraissait recevoir les honneurs et les hommages avec une orgueilleuse indolence, sans daigner, en apparence au moins, les solliciter, et qui avait obtenu déjà un triomphe et une charge de proconsul, avant même d'exercer une magistrature. Lui, au contraire, n'était encore que préteur ! Crassus n'avait aucune qualité pour plaire aux masses ; et l'homme d'affaires minutieux et calculateur nuisait trop en lui à l'homme politique. Il ne haïssait à mort personne, ne s'attachait non plus pour toujours à personne ; il n'était pas cruel par plaisir, mais il n'avait pas de scrupules d'honnêteté, de caste ou de noblesse. Sans qu'il s'en aperçût et en s'imaginant au contraire être généreux, il cherchait à tirer un avantage de tout ce qu'il faisait, de toutes les personnes qui l'approchaient. Grand seigneur par calcul, et non par instinct, il faisait succéder de splendides munificences à des petitesses honteuses, réclamant par exemple inexorablement la restitution de sommes prêtées par complaisance si à l'échéance il jugeait qu'il n'avait plus besoin de son obligé. et il perdait ainsi presque tout profit des générosités et des services qu'il rendait[24].

Si l'on considère, cependant, le crédit de ce richard et sa réputation militaire, on conçoit facilement qu'il ait été choisi pour diriger la guerre contre Spartacus. Stimulé par la gloire que Pompée avait acquise grâce à ses victoires en Espagne, et sachant bien que le vainqueur des esclaves deviendrait très populaire, Crassus se mit aussitôt à l'œuvre avec énergie. Il commença par vaincre la lâcheté contagieuse des soldats, en renouvelant un exemple de sévérité auquel on n'avait pas eu recours depuis longtemps ; il fit décimer les premières cohortes qui s'enfuirent devant l'ennemi[25]. Mais, tout en infligeant quelques défaites à l'ennemi, il ne réussit pas à l'anéantir ni à capturer le chef, si bien que lui-même, un instant, fut presque découragé[26]... L'exaspération des classes aisées allait croissant ; le Sénat prit enfin le parti de rappeler Pompée en Italie, pour le charger d'achever Spartacus[27]. Crassus, pour ne pas se laisser enlever l'honneur de terminer la guerre, redoubla de célérité, d'énergie et d'audace. Spartacus était un homme de génie et il avait fait des miracles ; mais son armée ramassée un peu partout ne pouvait pas résister indéfiniment ; les discordes, l'indiscipline, les désertions vinrent en aide à Crassus, qui put à la fin remporter une bataille dans laquelle périt Spartacus[28]. Quand Pompée revint d'Espagne, il ne restait plus qu'à disperser une bande de fuyards qu'il rencontra dans les Alpes[29]. Six mille esclaves pris vivants furent crucifiés le long de la voie Appienne[30], pour effrayer leurs compagnons de captivité. La noblesse était comme toujours sans pitié contre les rebelles, et cette fois la classe moyenne, qui commençait à posséder des esclaves et qui eût été disposée à des sentiments humains en toute autre occasion, devenait féroce elle aussi.

Cependant Lucullus qui avait passé l'hiver de 72-71 à Cabire, dans le palais du roi fugitif[31], employait sa petite armée à la conquête définitive du Pont, traitant toujours son armée comme un instrument inanimé, et non comme un corps vivant et sensible. Dans un homme aussi violent, exagéré, passionné que Lucullus, le changement commencé après les victoires des années 74-73 s'était vite accompli. Il aurait été difficile de reconnaître l'ancien lieutenant de Sylla, pauvre et fier, dans ce général ambitieux, cupide et intrigant, qui s'était fait donner le gouvernement de l'Asie et avait réuni tout l'Orient sous son empire ; qui payait à Rome les chefs du parti populaire ; qui, après chaque bataille, chaque reddition de ville et chaque pillage, faisait partir pour Rome tant de mulets chargés d'or, d'argent, d'œuvres d'art. La cupidité s'était ainsi réveillée, au contact des richesses du monde oriental, dans cette âme qui avait résisté aux terribles tentations du pillage, même au milieu des proscriptions. Mais, par une contradiction très humaine, il restait l'aristocrate intransigeant des vieux temps comme général, au milieu de ses soldats, n'admettant guère que les légions eussent d'autre droit que d'obéir, exigeant et dur avec tout le monde jusqu'à l'absurde, surtout quand l'impatience de son ambition agitait son âme passionnée Après chaque succès, il imaginait quelque entreprise plus grande ; et le désir de l'accomplir sans retard le jetait, lui déjà si facile aux engouements, dans un état d'hallucination aveuglante. Son pouvoir absolu, la gloire que lui valaient ses succès, les projets considérables qu'il méditait, son ambition et sa cupidité qui étaient d'autant plus violentes qu'elles étaient plus récentes, rendaient alors démesurés son orgueil, son impatience, sa franchise brutale et son égoïsme. Les soldats se plaignaient qu'il ne vint jamais parmi eux comme un compagnon, se rendant de tente en tente pour leur parler en ami, les complimenter, les encourager ; qu'il passât toujours à la hâte à cheval avec sa suite et seulement pour des raisons de service, préoccupé et taciturne, n'ayant des regards et une voix que pour découvrir des fautes, pour punir, pour demander après un service un autre plus dangereux et plus pénible ; que, s'il leur accordait quelque récompense prise sur le butin, ce ne fût qu'avec avarice et comme s'il eût craint de les gâter. Les officiers, appartenant pour la plupart à d'illustres familles, se plaignaient aussi qu'il leur reprochât continuellement leur mollesse, leur lenteur, leur incapacité, sans égards ni pour leur nom ni pour leur famille ; qu'il envoyât avec impatience ordre sur ordre, comme s'ils eussent été de fer et non de chair, et qu'eux non plus ne dussent jamais être fatigués ; ils avaient beau faire, ils ne pouvaient jamais le contenter[32]. Cependant Lucullus aimait ses soldats et il appréciait plusieurs de ses officiers ; mais dans la hâte qu'il mettait à penser et à agir, il ne se rendait pas compte du bénéfice immense que lui eussent à certains moments rapporté un éloge et une amabilité. En proie au démon de la richesse ; envoyant en Italie, à ses intendants, des charges immenses de pièces de monnaie, d'œuvres d'art, d'objets précieux, il ne voyait pas combien il était contradictoire, après cela, de vouloir refréner l'avidité féroce de ses troupes, comme si tous les soldats n'eussent dû prendre de la peine que pour sa gloire. C'est ainsi que les soldats pensaient alors que Lucullus allait s'emparer des petites forteresses situées sur les hautes roches bien défendues et où étaient déposés les trésors de la cour, les métaux précieux, les meubles, les bijoux[33], et qu'il leur abandonnerait, pour les récompenser de leurs fatigues, les coffrets et les meubles de l'ennemi de Rome. Mais Lucullus estimait avec raison qu'il était plus sage de se rendre d'abord maitre du Pont tout entier, en s'emparant des grandes villes grecques, Amasie, Amise, Sinope ; et comme de coutume, en véritable général du vieux temps, il ne se préoccupa pas des désirs des soldats. Après avoir obtenu avec de l'argent la reddition de certaines forteresses, il emmena les légions mécontentes à la conquête de ces villes qui étaient, sur les rivages de la mer Noire, les derniers monuments de la puissance civilisatrice de la Grèce. Leur résistance fut longue et opiniâtre, car depuis que le royaume de Pergame avait été si mal administré, la domination romaine était haïe et redoutée de tous les Grecs d'Asie. A la fin de l'année 71, il n'y avait encore qu'Amise qui eût succombé[34]. Mais ce fut pour Lucullus une soirée terrible que celle où ses soldats, après s'être emparés de la ville dans un assaut imprévu, se répandirent munis de torches dans les rues pour massacrer et pour voler, et dans la confusion mirent le feu à beaucoup de maisons. Lucullus était un esprit généreux que la culture avait affiné ; c'était un guerrier admirateur de l'hellénisme. Quand il vit Amise prendre feu, Amise l'admirable fille d'Athènes, l'Athènes du Pont, il se jeta comme un forcené au milieu des soldats, essaya de les ramener à la raison et à la discipline, de leur faire éteindre le feu, et de sauver cette œuvre si remarquable de la civilisation qu'il adorait. C'était trop demander. Le soldat, depuis longtemps mécontent de son général, perdit patience. Alors qu'il allait enfin se dédommager de ses longues fatigues, à sa manière, brutalement, en se ruant sur une ville riche, ce général trouvait encore moyen de lui demander une absurde modération. Il s'en fallut de bien peu que Lucullus ne fût mis en pièces par une soldatesque en furie. Il dut se retirer en pleurant et laisser cette soldatesque farouche se jeter sur la jolie fille d'Athènes ; symbole terrible de cette époque où, tandis que les plus hautes facultés de l'esprit s'affinaient dans le désir et dans la jouissance des plus nobles choses qui soient au monde, l'instinct bestial se déchaînait aussi dans la lutte de l'homme contre l'homme pour la conquête de la richesse et du pouvoir. La vieille sévérité militaire, personnifiée par Lucullus, dut céder à cette révolte de soldats exaltés par la soif du pillage. Le général ne put dans la suite que mettre en liberté les survivants du carnage et rebâtir la ville[35].

 

 

 



[1] CICÉRON, In Verr., A. II, III, 70, 163.

[2] CIGCOTTI, P. V., 63.

[3] DRUMANN, G. R., I2, 45.

[4] BERNHARDT, C. M. K., 23 et suiv.

[5] REINACH, M. E., 322 et suiv. ; CICÉRON, Pro mur., 15, 33.

[6] BERNHARDT, C. M. K., 25.

[7] Il est difficile de déterminer les agrandissements successifs du pouvoir de Lucullus ; mais il me parait vraisemblable que le gouvernement de la Bithynie lui fut donné après la délivrance de Cyzique et de Chalcédoine. Ce qui est certain, c'est que la conquête définitive de la Bithynie fut faite par Lucullus, et que Cotta, même s'il ne fut pas absolument mis sous les ordres de Lucullus, ne fut plus chargé que de missions secondaires, comme le siège d'Héraclée.

[8] BYNUM, L. M. I. B., 11.

[9] PHLÉGON, fr. 12 (le chiffre se rapporte à, l'an 69 av. J.-C.)

[10] CICÉRON, In Verr., A. I., VIII, 21 ; De petit. consol., V, 19.

[11] CICÉRON, Pro Mur., XVII, 35 ; XXVI, 53.

[12] REINACH, M. E., 332 et suiv.

[13] APPIEN, Mith., 78.

[14] APPIEN, Mith., 78 ; PLUTARQUE, Luc., 14.

[15] PLUTARQUE, Luc., 14.

[16] REINACH, M. E., 337. 342.

[17] Aux exagérations de FLORUS, III, IV, 6, il faut opposer pour connaître la véritable étendue de ces expéditions EUTROPE, VI, 10 ; APPIEN, III, 30 ; OROSE, VI, III, 4 ; SERVIUS, in VIRGILIO, Æ., VII, 605.

[18] FLORUS, III, IV, 7.

[19] DRUMANN, G. R., IV, 178 ; EUTROPE, VI, 10.

[20] DRUMANN, G. R., IV, 376.

[21] APPIEN, B. C., I, 117.

[22] APPIEN, B. C., I, 418 ; OROSE, V, XXIV, 5.

[23] VELLEIUS, II, 46 ; DRUMANN, G. R., IV, 111.

[24] PLUTARQUE, Crass., 6, 7,

[25] APPIEN, B. C., I, 118 ; PLUTARQUE, Crass., 10 ; DRUMANN, G. R., IV, 79.

[26] PLUTARQUE, Crass., 11.

[27] C'est ainsi, me semble-t-il, qu'il faut entendre APPIEN, B. C., I, 119. Il est probable que ce fut le Sénat et non le peuple qui rappela Pompée pour finir la guerre, mais que le Sénat était poussé à cela par l'opinion publique.

[28] PLUTARQUE, Crass., 11 ; APPIEN, B. C., I, 120.

[29] PLUTARQUE, Pomp., 21 ; Crass., 11.

[30] APPIEN, B. C., I, 120 ; OROSE, V, XXIV, 7.

[31] PHLEGON, fr. 12. Si l'on fait commencer la guerre en 74, la correction au texte que propose REINACH, M. E., 336, n. 2, devient inutile. Voyez BERNHARDT, C. M. K., 21, n. 5.

[32] DION, fr. 330, 16 (Gros) ; PLUTARQUE, Luc., 33.

[33] REINACH, M. E., 260.

[34] REINACH, M. E., 349.

[35] PLUTARQUE, Luc., 49 ; APPIEN, Mith., 83 ; MEMNON, 45.