GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE VII. — LA CONQUÊTE DE LA BITHYNIE.

 

 

A cette grande transformation sociale correspondait un changement profond dans l'esprit public. La situation créée par la révolution et la réaction ne pouvait durer longtemps. Peu à peu, sans s'en apercevoir, à mesure que la vieille génération disparaissait, les classes et les partis qui s'étaient combattus avec tant de violence oubliaient leurs rancunes et se rapprochaient dans un égal désir de conciliation. Dans la classe moyenne de l'Italie se calmait cet esprit révolutionnaire et anti-romain, qui avait déchaîné la guerre sociale et poussé tant d'Italiens à rejoindre les rangs de Mithridate. L'épouvante de la terrible réaction de Sylla d'abord ; la paix, l'action du temps, la prospérité renaissante ensuite apaisaient cette classe depuis longtemps dévouée à Rome, pleine de patriotisme italique, de sagesse prudente. A mesure qu'ils plantaient des oliviers et des vignes, qu'ils bâtissaient des maisonnettes, ou achetaient des esclaves, ou s'enrôlaient dans les armées, les petits propriétaires, les colorai, les marchands et les entrepreneurs de toute l'Italie devenaient partisans de la paix, amis de l'ordre et patriotes ; ils oubliaient les grands services que la révolution avait rendus à leur cause ; ils prenaient en haine et considéraient comme des traîtres les nombreux révolutionnaires de la génération précédente que la misère et les persécutions avaient fait passer au service de Mithridate ; ils abandonnaient Sertorius, le dernier héros survivant du parti de Marius, le champion indomptable de la révolution italique. Pompée, en effet, était devenu très populaire dans toute l'Italie parce qu'il avait remporté sur lui quelques succès, du reste peu importants. En même temps l'esprit réactionnaire s'affaiblissait dans les classes riches et même dans la noblesse. La guerre sociale, la réduction des dettes, les proscriptions tombaient dans l'oubli ; on commençait à se persuader que les craintes d'une nouvelle révolution étaient très exagérées ; on constatait surtout que l'émancipation de l'Italie, cette réforme qui avait tellement effrayé les classes conservatrices pendant cinquante ans, s'était accomplie sans aucune des catastrophes redoutées. Bien que le nombre des électeurs eût augmenté et s'élevât à près de neuf cent mille, la petite oligarchie des électeurs résidant à Rome qui, en s'opposant à l'extension du suffrage, avait déchaîné une crise si terrible, se trouvait, à peu près comme auparavant, maîtresse de l'État et de l'empire. Comme les comices se tenaient tous les ans à Rome, les électeurs qui résidaient dans les différentes parties de l'Italie ne pouvaient pas faire plusieurs fois par an le long voyage de Rome et ils n'auraient pu exercer leurs droits sans une réforme qui eût aboli l'antique centralisation des fonctions politiques à Rome. Mais le triomphe de la réaction et le terrorisme de Sylla avaient d'abord apaisé cette agitation, et bientôt d'autres préoccupations rendirent indifférent à la plupart des gens l'exercice de ces droits, pour la conquête desquels tant de sang avait été versé. Le droit de cité était apparu autrefois comme le remède de tous les maux, et les partis avaient tour à tour agité cette question pour échauffer les masses ; mais maintenant que les occasions de lucre et de fortune devenaient plus fréquentes, la classe moyenne préférait émigrer, s'occuper de ses affaires et gagner de l'argent. A quoi bon perdre son temps dans des luttes politiques, où il était difficile à la plupart des gens de poursuivre un but précis, quand chacun pouvait travailler lui-même à améliorer son sort ? Parmi tous les privilèges des citoyens romains. c'était justement du droit de voter aux comices que la majorité se souciait le moins, laissant les magistratures au pouvoir de la petite oligarchie qui résidait à Rome, c'est-à-dire au pouvoir des classes riches. A Rome la classe moyenne, si forte dans les villes d'Italie, ne comptait presque pour rien, car la majorité des électeurs y était composée de citoyens pauvres, libres ou affranchis, qui vivaient au service des classes riches, trouvant de l'ouvrage dans les travaux publics, faisant les -maçons, les tisserands, les fleuristes, les charretiers, les tailleurs de pierre, se mettant au service des familles riches comme clients. Or il était facile aux classes riches, tant qu'elles seraient unies, de dominer cette populace besogneuse et de la faire voter pour ses candidats ; de sorte qu'un homme de famille riche ou noble, ayant des relations dans l'aristocratie et dans le monde des chevaliers, était sûr de réussir aux élections, et n'avait à craindre que la rivalité d'hommes de sa classe. Cette petite oligarchie de familles nobles et riches, de sénateurs et de chevaliers, qui vivaient à Rome, ayant entre aux des liens d'amitié et de parenté, était donc maîtresse des magistratures, c'est-à-dire de la république et de l'empire, que lui abandonnait la classe moyenne, adonnée aux affaires ; et à mesure qu'elle s'apercevait que sa puissance n'avait nullement diminué par l'effet de la révolution, beaucoup de ses membres — surtout les jeunes — osaient reconnaître que la constitution aristocratique rétablie par Sylla ne répondait plus aux besoins de l'époque. La réaction avait surexcité dans beaucoup de vieilles familles l'esprit aristocratique et romain ; on voyait de nouveau des nobles vivre entre eux, éviter le plus qu'ils pouvaient les contacts avec les autres classes, même avec les chevaliers, agir et parler comme si tous les Italiens n'étaient encore que des sujets de Rome. Mais la nécessité des choses était plus forte que ces extravagances. Les hommes clairvoyants comprenaient que la noblesse ne pourrait, une fois la crainte de la réaction passée, dominer les électeurs de Rome sans l'aide des riches chevaliers ; et les chevaliers, piqués sur le vif par cette renaissance de l'esprit aristocratique, privés par Sylla de plusieurs de leurs privilèges, n'étaient nullement enclins à soutenir indéfiniment la nouvelle constitution. La nécessité de quelque concession de ce côté s'imposait. En outre, si la classe moyenne de l'Italie se servait peu de son droit de voter, elle avait acquis, par la guerre sociale, le droit de ne plus être traitée comme une nation sujette. Cette crise terrible avait produit son effet sur tous les esprits ; les hommes raisonnables de tous les partis reconnaissaient qu'il ne fallait plus négliger l'opinion de l'Italie, qui fournissait à la république presque tous ses soldats et les officiers inférieurs, les centurions. Or la classe moyenne de l'Italie n'avait plus pour la noblesse romaine le respect mêlé de crainte d'autrefois ; et si elle s'attachait à la loi et détestait la révolution, elle détestait encore plus le gouvernement fondé par Sylla.

Ainsi, tandis que César étudiait à Rhodes, le mécontentement contre le parti au pouvoir se répandait en Italie partout et gagnait toutes les classes. Ce gouvernement de coterie ainsi fermé, ce régime de désordre et de corruption, dont les horribles souvenirs de la réaction augmentaient l'infamie, répugnait à un nombre toujours plus grand de gens, même de la noblesse, même de la coterie. Les abus des gouverneurs, la corruption des tribunaux sénatoriaux, les odieuses intrigues pour les élections et les legationes liberæ — c'est le nom que l'on donnait au privilège accordé par le Sénat à ses membres de voyager gratis même pour leurs affaires privées, d'obtenir des provinces le logement et les moyens de transport pour eux et leur suite sans payer — excitaient un mécontentement universel ; les erreurs et la paresse de cette coterie tremblant de peur et divisée par tant de haines, de rivalités, de jalousies, achevaient d'exaspérer l'opinion publique. On négligeait d'une façon honteuse les intérêts publics les plus essentiels ; on laissait Mithridate préparer sa revanche, les pirates capturer des citoyens romains, Sertorius triompher tout à fait en Espagne. Les sénateurs, qui n'avaient pu empêcher l'envoi de Pompée, mais qui étaient jaloux de tant d'honneurs accordés à un jeune homme, cherchaient même à lui faire manquer son entreprise en empêchant que le Sénat votât les fonds nécessaires ; Pompée avait dû avancer lui-même l'argent nécessaire pour les soldats et pour les préparatifs[1]. L'Italie, reprenant confiance en elle, réclamait une politique vigoureuse, et le Sénat sommeillait ; il n'avait donné signe de vie, ces années-là aux ennemis de Rome, que par une petite expédition du proconsul de Macédoine, Appius Claudius, en Thrace, que par une guerre contre les Dardaniens de Caius Scribonius Curion. qui était arrivé jusqu'au Danube ; que par la conquête de Salone qui avait achevé une petite guerre en Dalmatie. A la suite de tant de scandales et à mesure que s'évanouissait la peur de la réaction, le souvenir de Sylla devenait odieux ; on recommençait dans toutes les classes, même dans la noblesse, à admirer Marius, le vainqueur des Cimbres, qui avait réorganisé l'armée et qui symbolisait la démocratie victorieuse[2] ; on se dégoûtait de plus en plus des malversations, des iniquités, des corruptions de tant de membres de la coterie dominante, surtout de la faveur et de la vénalité qui régnaient dans les tribunaux des sénateurs ; on regrettait l'ancienne liberté de parole ; on oubliait les torts des tribuns du peuple, pour ne se souvenir que de leurs accusations que redoutaient les scélérats au pouvoir[3]. Tous les ans, quelque tribun plus audacieux, comme Lucius Sicinius en 76, Quintus Opimius en 75, attaquaient la constitution de Sylla, excitaient surtout le peuple à la haine et au mépris des tribunaux aristocratiques[4]. En 75, le consul Caius Aurelius Cotta, oncle de César, réussit même à faire abolir la disposition de Sylla d'après laquelle un tribun du peuple ne pouvait être élu à aucune autre charge[5].

Il en résulta bientôt un changement de la politique extérieure et intérieure, tandis que César était encore à Rhodes. Vers la fin de l'année 75 ou au commencement de l'année 74[6], le petit despote de Bithynie mourut, laissant en héritage aux Romains son royaume et ses sujets. C'était le second héritage échu en peu d'années au Sénat romain, mais un héritage plus onéreux que l'Égypte, car il devait amener une guerre avec Mithridate. Le roi du Pont ne pouvait pas laisser les Romains occuper la Bithynie sans perdre tout prestige en Orient. Qu'allait faire le timide et inerte Sénat romain, qui avait peu d'années auparavant refusé l'Égypte ? Il semble en effet que tout d'abord le Sénat inclinait à refuser même la Bithynie. Mais cette fois l'opinion publique s'imposa. La Bithynie, où les financiers italiens avaient déjà commencé à faire des affaires[7] sous le règne de Nicomède, possédait un vaste domaine de champs, d'étangs poissonneux, de mines[8] qui, une fois le pays annexé, pouvait être loué à des capitalistes italiens en même temps que les gabelles des riches cités grecques et des ports[9] ; la confiance renaissait ; le patriotisme s'échauffait ; on disait partout qu'il fallait venger le traité de Dardanos, qu'une guerre avec Mithridate était inévitable[10]. Contraint par l'opinion publique, le Sénat annexa donc la Bithynie et déclara le fils de Nicomède illégitime. Il se forma aussitôt à Rome une société pour affermer les biens de la couronne de Bithynie[11] ; et on commença à se disputer le commandement de cette guerre que l'on prévoyait fructueuse et glorieuse.

Un homme d'une famille à la fois illustre et malfamée, Lucius Lucinius Lucullus, était consul cette année-là On soupçonnait son père de s'être laissé corrompre en 102 par les esclaves révoltés en Sicile ; on accusait sa mère, sœur de Metellus Numidicus, d'avoir mené une vie très dissolue ; son grand-père, étant consul, avait été compromis dans un vol de statues ; son bisaïeul, étant édile, avait été accusé de prévarication[12]. Il se peut cependant que ces accusations aient été en partie des inventions ou tout au moins des exagérations dues aux haines terribles qui avaient sévi pendant la révolution. Quoi qu'il en soit, il est certain que la famille, malgré sa noblesse, était pauvre, et que Lucius, de même que son frère cadet Marcus, tout en recevant une éducation littéraire très soignée, avait grandi clans une demeure modeste, avec des habitudes simples, au milieu des grands souvenirs du passé ; et il y avait contracté l'orgueil de caste et avait été imbu des principes conservateurs de la vieille noblesse romaine. Pendant sa jeunesse, Lucius avait assisté aux luttes terribles qui avaient préparé la révolution ; et bien qu'il fût un helléniste passionné, il s'était en politique rangé, comme la meilleure partie de la noblesse pauvre, au parti de Rutilius Rufus, qui s'opposait à toutes les forces sociales nouvelles, à la démagogie et au capitalisme. Intelligent, actif, résolu, il avait été un des rares hommes de la noblesse, qui, comme nous l'avons vu, prirent part à la guerre civile ; il s'était distingué comme officier de Sylla dans la guerre d'Orient ; il avait combattu avec énergie la révolution ; mais, tout pauvre qu'il était, il n'avait pas pris part au pillage des fortunes des vaincus. Il avait épousé une femme sans dot, mais de famille très aristocratique, Clodia, fille d'Appius Claudius, qui était consul en 79, et après la guerre civile il avait obtenu en 77 la préture, en 76 le gouvernement de l'Afrique qu'il avait exercé avec honnêteté[13]. En somme il était un de ceux qui représentaient avec sincérité, au milieu de tant d'aventuriers et de criminels, la seule chose digne de respect dans le gouvernement fondé par Sylla, la pure tradition aristocratique des temps anciens, remise en honneur avec si peu de résultats. Ambitieux, intelligent, honnête, mais orgueilleux, passionné, brusque dans ses actions, peu rusé, peu exercé dans la dissimulation et l'intrigue, il avait joué jusque-là sérieusement son rôle de disciple de Rutilius Rufus ; il s'était vigoureusement opposé aux tentatives faites pour renverser la constitution de Sylla, et en même temps il traitait durement et sans ménagements la partie la plus corrompue de la coterie régnante, la noblesse besogneuse et vicieuse, les aventuriers. Il avait eu de violents démêlés avec Lucius Quintius, le tribun du peuple de cette année-là et avec un des hommes les plus infâmes et les plus puissants de la coterie, Publius Céthégus qui, partisan d'abord, puis transfuge du parti de Marius, s'était enrichi avec les proscriptions, et qui était alors haï de tous en secret, mais entouré d'hommages et redouté comme le sont toujours dans les temps de réaction conservatrice les scélérats puissants[14]. Naturellement, par cette politique il s'était attiré la haine de tous les partis. Dés qu'il fut question à Rome d'une guerre probable avec Mithridate, Lucullus jugea que personne n'avait le droit d'être désigné pour la diriger avant lui, car il avait déjà combattu sous Sylla contre Mithridate, et connaissait à fond les affaires de l'Orient ; mais malheureusement dans la répartition des provinces il avait déjà eu la Gaule Cisalpine, et les concurrents au commandement furent bientôt nombreux. Outre son collègue Cotta, il y avait Marc Antoine, fils du grand orateur et préteur de l'année précédente ; peut-être aussi Pompée, alors en Espagne, qui, irrité de ce que le Sénat ne lui donnait pas les fonds nécessaires pour continuer la guerre, menaçait de venir à Rome avec ses légions[15]. Lucius Octavius, qui gouvernait la Cilicie, étant mort sur ses entrefaites, Lucullus songea à échanger la Gaule pour la Cilicie, dont le gouverneur aurait eu certainement la mission d'envahir le Pont en traversant la Cappadoce[16]. Tout le monde, en effet, à Rome s'imaginait que l'on porterait facilement la guerre sur le territoire ennemi et que l'on détruirait ce royaume. Mais cet échange de gouvernement n'était pas chose aisée, Lucullus ayant beaucoup plus d'ennemis que d'amis clans le monde politique. L'excitation à Rome était grande ; tout le monde sentait qu'avec cette guerre on sortirait à la fin de la vieille politique peureuse et négative ; les ambitions étaient nombreuses. Lucullus comprit que le moment était décisif pour son avenir et peut-être pour celui de son parti ; et l'ambition cette fois fut plus forte en lui que son orgueil aristocratique. Au grand étonnement de tous il se mit à intriguer avec une ardeur et une souplesse dont personne ne l'aurait cru capable. Dans la société italienne les femmes, comme il arrive toujours, avaient conservé plus longtemps que les hommes les mœurs, les idées et les sentiments de jadis ; beaucoup vivaient encore, dans les familles nobles, comme la mère de César, simplement et honnêtement, conservant jusqu'à la prononciation latine primitive que les hommes gâtaient au dehors dans les tavernes, dans les carrefours, au forum, au milieu du caquetage de la lie cosmopolite qui pullulait à Rome. Mais déjà apparaissaient les corruptions et les perversions qu'occasionne dans le monde féminin la civilisation mercantile, riche, cultivée et voluptueuse ; la vénalité des femmes des classes élevées, qui font entretenir leur luxe par des hommes riches ; l'ascendant des femmes intelligentes et corrompues sur les hommes affaiblis par les plaisirs et disposés à apprécier plus dans la femme le vice amusant que l'honnêteté ennuyeuse ; la chasse à la dot et la tyrannie exercée par la femme riche sur son mari besogneux ; le féminisme, c'est-à-dire la tendance des femmes à vivre comme les hommes, à étudier, spéculer, monter à cheval, jouer, faire de la politique. Parmi les femmes qui à Borne à cette époque-là représentaient la femme nouvelle était la maîtresse de Céthégus, une certaine Précia, intelligente, corrompue, habile, qui grâce à ses illustres amants et surtout à Céthégus disposait d'une grande puissance. Lucullus condescendit jusqu'à lui faire la cour en même temps qu'Antoine et probablement que les autres concurrents. Il lui envoya des présents, des compliments, des prières. Il fit aussi la paix avec Quintius et le paya grassement[17]. Précia se laissa toucher par les assiduités de cet homme fier entre tous les aristocrates de Rome ; elle fit tant qu'elle réconcilia Céthégus avec lui. Ce que femme veut...

Mais le hasard vint aussi en aide à la belle intrigante et à ses adorateurs et protégés. Mithridate, depuis quelque temps déjà se préparait à une nouvelle rencontre avec Rome. Il avait accumulé du grain et de l'argent. Il avait continué à entretenir de bonnes relations avec les Barbares de Thrace et les villes grecques de la mer Noire occidentale, telles qu'Apollonie, Odessa, Tomès ; et par l'entremise de Lucius Fannius et de Lucius Magius, deux anciens officiers de Fimbria qui s'étaient réfugiés chez lui après le meurtre de leur général, il avait conclu une alliance avec Sertorius, en acceptant les conditions suivantes ; l'Asie resterait romaine ; la Bithynie, la Paphlagonie, la Cappadoce appartiendraient à Mithridate ; il fournirait à Sertorius quatre mille talents et quarante navires, et Sertorius lui donnerait un général, Marcus Marius[18]. Mais la mort et le testament de Nicomède amenèrent l'audacieux souverain à hâter les choses et à profiter de ce moment favorable pour précipiter l'inévitable. Inopinément, au printemps de 74[19], alors que l'on délibérait encore tranquillement à Rome au sujet du commandement de la guerre qui se ferait là-bas, Mithridate mit en marche son armée de cent vingt mille hommes et de seize mille cavaliers[20] ; il en envoya une partie, sous les ordres de Taxile et d'Hermocrate, envahir la Bithynie, en chassant devant eux les financiers et les marchands italiens, qui se réfugièrent en Chalcédoine ; à la tète de l'autre armée, il envahit l'Asie, non plus, comme précédemment, en conquérant, mais comme l'allié de Sertorius et à la suite de Marcus Marius qui entrait dans les villes avec les insignes de proconsul pour les délivrer au nom de Sertorius et les exempter d'une partie des dettes[21] ; enfin, pour soulever les populations, il envoya de petites colonnes volantes de cavalerie, sous les ordres d'Eumachus[22], de Fannius et de Métrophane[23], dans différentes directions, à travers la grande Phrygie, en Cilicie et chez les Isaures du Taurus, qui avaient été récemment soumis[24]. Il en revenait à sa vieille politique de déchainer contre Rome la révolution démocratique et prolétaire. Si le succès ne fut pas aussi grand que la première fois, il fut pourtant considérable au début. En Asie, plusieurs villes de la mer de Marmara, Parios, Lampsaque, Priapos, se rendirent à Marcus Marius ; en Bithynie toutes les villes, épouvantées par l'invasion des capitalistes romains, se déclarèrent pour Mithridate, à l'exception de Chalcédoine, qui fut probablement tenue en respect par les Romains qui y habitaient ; la crainte d'une nouvelle révolution prolétaire se répandit dans toute l'Asie, où il ne restait plus que les deux anciennes légions de Fimbria sous les ordres d'un simple propréteur, tandis que les deux légions de Cilicie, par suite de la mort du proconsul, étaient sans général. Les villes fidèles se préparèrent de leur mieux à se défendre, et César, chez qui le besoin de faire parler de lui était devenu plus vif encore depuis qu'avait éclaté cette grosse guerre, interrompit ses études à Rhodes, accourut sur le continent, et forma une petite milice pour arrêter la rébellion des villes de la Carie[25]. C'était là un acte important, non pas en lui-même, mais comme présage. César, en agissant ainsi, rompait absolument avec Sertorius et les restes du parti de son oncle ; se déclarait légalitaire, adversaire de la politique révolutionnaire et anti-romaine ; partisan de la nouvelle politique qui voulait avant tout agrandir le prestige de Rome.

Cette invasion inattendue effraya d'autant plus les Romains qu'ils se souvenaient de la précédente, et elle fit disparaître aussitôt à Rome toute hésitation et toute aversion pour des mesures extraordinaires. Tout le monde crut le danger aussi grand cette fois-ci que l'autre ; tout le monde estima que l'on ne pouvait pas dans un tel danger laisser l'Asie à un propréteur avec deux légions, et la Cilicie sans gouverneur jusqu'à l'année suivante ; Lucullus, qui avait déjà fait ses preuves dans la guerre précédente, fut considéré par tous comme l'homme nécessaire. L'habile Précia put tout arranger et contenter tout le monde. Pompée eut des fonds pour continuer la guerre contre Sertorius ; Antoine eut le commandement de la flotte et de toute la côte, avec la mission de combattre les pirates et de conquérir la Crète, leur principale forteresse ; Cotta fut chargé de défendre la Bithynie et la mer de Marmara ; Lucullus eut le proconsulat de la Cilicie et la mission de chasser Mithridate de l'Asie avec les deux légions de Cilicie, les deux légions d'Asie et une légion de conscrits recrutés en Italie[26]. C'était là un chef-d'œuvre de diplomatie d'alcôve, et une énorme faute militaire, car on partageait les opérations de la guerre entre trois généraux sans donner à aucun le commandement suprême. Quoi qu'il en soit, les deux consuls durent hâter leur départ ; et ils partirent probablement vers la fin du printemps ou au commencement de l'été ; Cotta, ayant réuni une flotte chez les alliés, se rendit à Chalcédoine pour voir si, en partant de cette ville qui était encore au pouvoir des Romains, il pourrait tenter de reconquérir la Bithynie, tandis que Lucullus débarquait en Asie avec la légion de conscrits. Il trouva en arrivant la situation moins mauvaise qu'on ne supposait en Italie, meilleure peut-être qu'il ne le pensait lui-même. La révolution, malgré ses débuts rapides, s'était propagée moins vite que la première fois. Les classes riches ne s'étaient pas laissées surprendre cette fois ; les souvenirs de la précédente révolution, qui avait échoué si misérablement, étaient trop vifs dans le peuple. Aucune grande ville ne s'était révoltée ; les grandes cités maritimes, Cyzique surtout, se montraient même décidées à combattre à outrance le monarque de la révolution sociale et l'allié des pirates. Ainsi les faibles progrès de la révolution retenaient Mithridate au nord, et il n'osait pas s'aventurer trop avant dans la province. Il fut donc facile à Lucullus de faire venir les deux légions de la Cilicie, de rétablir la discipline dans les vieilles légions de Fimbria, d'alléger un peu la gêne économique des villes d'Asie et de préparer la marche contre l'ennemi. Mais tandis qu'il poussait avec une promptitude admirable les préparatifs de la guerre, un désastre survenait à Chalcédoine. Il semble que Mithridate, quand il eut appris que Cotta allait avec une flotte à Chalcédoine, ait abandonné l'armée d'Asie et se soit rendu auprès de celle de Bithynie pour la conduire à l'assaut de Chalcédoine. Cette ville étant située sur le Bosphore, en face de Byzance. une flotte romaine aurait pu de Chalcédoine inquiéter les navires du Pont qui portaient de la mer Noire dans la mer de Marmara le blé pour l'armée. Mais quand Mithridate fut arrivé avec son armée jusqu'auprès de Chalcédoine, on imagine facilement ce qui se passa dans la ville. Les riches financiers qui s'y étaient refugiés, et qui étaient impatients de retourner à leurs affaires, se pressèrent autour de Cotta, qui semble avoir été un homme de peu de capacités ; ils l'engagèrent à agir vite et à tenter un coup hardi pour anéantir Mithridate et délivrer la Bithynie. Cotta y consentit ; mais après une bataille qui se termina par une grave défaite sur terre et par la perte de toute la flotte[27] il dut s'enfermer dans Chalcédoine. Ce revers au commencement de la guerre était un malheur, mais il servit au moins à rétablir l'unité du commandement. Lucullus, en effet, qui s'était avancé jusqu'au Sangarius avec trente mille hommes et deux mille cinq cents cavaliers[28], devenait l'arbitre et le maître suprême de la guerre sur le continent. La nouvelle du désastre ne lui fit pas perdre courage. Sans écouter ceux qui conseillaient l'invasion immédiate du Pont, Lucullus continua à avancer sur l'armée pontique qui opérait en Asie, et auprès de laquelle Mithridate était sans doute retourné après la victoire de Chalcédoine ; mais sachant quelle importance décisive aurait sa rencontre avec le roi du Pont, après tant de défaites, il sut avoir la prudence d'un grand général. Quand il se fut approché de Mithridate, il chercha d'abord à se renseigner exactement sur les forces de l'ennemi et, voyant combien elles étaient supérieures, il décida de ne pas risquer tout dans une bataille. Il se procura de partout le plus de blé possible, le chargea sur les mulets et les chevaux qui suivaient les légions pour porter les bagages et les tentes, se mit obstinément à suivre l'ennemi pas à pas sans jamais accepter la bataille, s'enfermant chaque soir dans son camp et cherchant par de subites attaques de cavalerie à gêner l'ennemi dans ses approvisionnements[29]. Mithridate n'avait réussi qu'en partie à organiser une armée à la romaine ; et, malgré les nombreux Italiens qu'il avait pris à son service, malgré les réformes introduites, il avait dû cette fois encore se mettre en campagne avec une armée nombreuse et lente, dont les approvisionnements devenaient plus précaires, plus difficiles, plus imparfaits à mesure qu'en s'enfonçant dans l'Asie il s'éloignait des ports du Pont sur la mer Noire, où les navires apportaient le blé de Crimée. Le port de Lampsaque était sans doute d'un secours insuffisant, et les convois de blé, qui se faisaient par terre, allaient si lentement et arrivaient si irrégulièrement que souvent l'armée restait sans blé pendant trois ou quatre jours[30]. Lucullus put ainsi, en peu de temps, par le trouble qu'il apportait dans le service d'approvisionnement déjà si imparfait, causer tant de gêne à l'ennemi que Mithridate se vit contraint de se replier sur ses bases de ravitaillement, les ports du Pont sur la mer Noire. Cependant abandonner la province d'Asie et l'espoir d'un vaste soulèvement asiatique ; se borner à se défendre dans son propre pays signifiait s'avouer déjà à demi vaincu. Ne pouvant pas se faire à cette retraite, l'orgueilleux monarque voulut tenter encore la fortune ; et il conçut le projet d'une entreprise hardie ; s'emparer de Cyzique, le port le plus important de la mer de Marmara ; remettre ainsi sur pied en Asie son parti et la révolution languissante, reprendre avec vigueur dans la même province les opérations militaires contre Lucullus, s'appuyant sur ce grand port voisin où il pourrait débarquer le blé expédié du Pont. Un soir donc il leva le camp, en silence, tandis que l'armée de Lucullus dormait, et par une marche forcée il arriva à l'aube en vue de Cyzique, qu'il voulait prendre par surprise[31]. Malheureusement la surprise échoua, et Mithridate dut mettre le siège en cernant la ville par terre et par mer. Lucullus le suivit. Le roi aurait pu attaquer le général romain à ce moment ; mais il n'osa pas lancer contre lui une partie de l'armée avec laquelle il assiégeait Cyzique ; et il se laissa cerner à son tour dans une vaste ligne de fossés et de tranchées, sans jamais se décider à livrer bataille, espérant s'emparer à la longue de Cyzique, et pouvoir toujours, assiégeant et assiégé à la fois, s'approvisionner par mer, si les Romains lui fermaient les voies de terre. Un double siège commença, dans lequel la fortune de la guerre dépendit de la résistance des habitants de Cyzique. Si la ville avait succombé ; Mithridate, maitre d'une excellente base d'opérations aurait pu facilement rejeter Lucullus hors de l'Asie ; si la ville résistait, Mithridate devait se trouver un jour dans une impasse terrible, entre les assiégés et Lucullus. Mais Lucullus réussit à donner du courage aux habitants de Cyzique en les avertissant de sa présence ; le siège se prolongea ; Mithridate s'obstina et se laissa prendre par l'hiver. Les tempêtes rendirent les approvisionnements difficiles ; le pain et le fourrage vinrent à manquer ; les cadavres d'hommes et d'animaux laissés sans sépulture rendirent l'air insalubre ; les épidémies éclatèrent[32]. Seul au milieu de tous, l'orgueilleux monarque du Pont, à qui les généraux n'osaient pas révéler l'état de l'armée, ne voyait, ne savait rien, et il s'obstinait à vouloir prendre Cyzique, alors que ses soldats en étaient réduits à manger des cadavres[33]. Il finit cependant, lui aussi, par ouvrir les yeux à l'évidence, et alors il tenta de fuir. Pour tromper l'ennemi, il dirigea vers l'est, sur la Bithynie, la cavalerie et les bêtes de somme, tandis qu'il prenait lui-même la mer et dirigeait son armée vers l'ouest, sur Lampsaque, où il pensait la rejoindre avec la flotte. Lucullus, en effet, se lança, avec son armée, à travers les plaines couvertes de neige, à la poursuite de la cavalerie qui se retirait lentement ; il atteignit le convoi au passage du Rindacus ; il le mit en pièces, fit un carnage affreux, prit quinze mille prisonniers, neuf mille chevaux, un grand nombre de bêtes de somme et fit un immense butin. Puis il comprit que le gros de l'armée devait s'être enfui dans une autre direction, et il revint rapidement sur ses pas. La fortune l'aida ; une inondation avait arrêté l'armée de Mithridate sur les bords de l'Edépus, où il put l'atteindre et la détruire. Ses quelques restes parvinrent à Lampsaque, où Mithridate les recueillit et les embarqua[34]. La Bithynie était conquise ; Chalcédoine fut délivrée dans les premiers mois de 73 ; la première campagne se terminait par une brillante victoire de la petite armée bonne et agile sur l'armée nombreuse et encombrante à laquelle Mithridate avait en vain tenté de donner la rapidité et la force romaines. Toutefois, l'attitude des populations asiatiques, l'insuccès de la nouvelle révolution tentée par Mithridate, avaient été d'un grand secours pour Lucullus. Maintenant l'Asie appartenait définitivement à Rome.

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Pompée, 20.

[2] NAPOLÉON III, J. C., I, 282. Voy. DION CASSIUS, XXXVI. (discours de Catulus, et CICÉRON, in Verr., A, II, III, 35, 81 ; Pro Rab. perd., X, 29.)

[3] CICÉRON, Verr., A., I, XV, 44 ; Id., Pro Cluentio, XXVIII, 77.

[4] LANGE, R. A., III, 175.

[5] DRUMANN, G. R., IV, 385.

[6] Voyez l'Appendice B.

[7] SUÉTONE, Cæs., 49.

[8] CICÉRON, De leg. agr., II, XIX, 50 ; II, XV, 40.

[9] CICÉRON, De leg. agr., II, XV, 40.

[10] PLUTARQUE, Luc., 5.

[11] CICÉRON, De leg. agr., II, XIX, 50 . C'est probablement la société à laquelle il est fait plus tard allusion dans CICÉRON, F., XIII, 9.

[12] DRUMANN, G. R., IV, 119, 120.

[13] DRUMANN, G. R., IV, 123-124.

[14] PLUTARQUE, Luc., 5. Voy. DRUMANN, G. R.

[15] PLUTARQUE, Pompée, 20.

[16] PLUTARQUE, Luc., 6.

[17] PLUTARQUE, Luc., 6.

[18] PLUTARQUE, Sert., 23-24.

[19] Pour la chronologie et l'histoire de cette guerre voyez l'Appendice B.

[20] REINACH, M. E., 322.

[21] PLUTARQUE, Sert., 24.

[22] APPIEN, Mithr., 75.

[23] OROSE, VI, II, 16.

[24] Ce devaient titre de petites colonnes de cavalerie et non une grosse armée comme le dit Reinach des milices d'Eumachus : M. E., 328. Voyez OROSE, VI, II, 16. D'ailleurs de petites colonnes de cavalerie valaient mieux que de grosses armées pour la mission confiée à ces généraux, qui consistait à soulever les populations en traversant rapidement de vastes régions défendues par de petites garnisons ou dégarnies de soldats,

[25] SUÉTONE, Cæs., 4.

[26] CICÉRON, Pro Mur., XV, 33 ; MEMNON, 37 ; PLUTARQUE, Luc., 6.

[27] C'est à peu près tout ce que l'on peut dire de la bataille de Chalcédoine sur laquelle nous n'avons que des récits incomplets et discordants ; APPIEN, Mith., 71 ; PLUTARQUE, Luc., 8 ; OROSE, VI, II, 13. Voy. REINACH, M. E., 323.

[28] Chiffres de PLUTARQUE, Luc., 8. APPIEN, Mithr., 72, réduit les cavaliers à seize cents.

[29] PLUTARQUE, Luc., 8.

[30] PLUTARQUE, Luc., 8 ; APPIEN, Mithr., 72.

[31] Ces événements sont assez bien racontés dans PLUTARQUE (Luc., 8, 9), qui a probablement repris le récit de Salluste. APPIEN (Mithr., 72, 73) est plus confus. La marche sur Cyzique, bien qu'elle fût audacieuse, ne mérite pas les critiques que font un grand nombre d'historiens modernes. Mithridate, à moins de se retirer, ne pouvait pas tenter autre chose. La situation elle-même explique la tentative. APPIEN, Mithr., 73, et CICÉRON, Pro Mur., XV, 33, en donnent aussi les raisons.

[32] PLUTARQUE, Luc., 9, 10 ; APPIEN, Mithr., 73-75 ; FLORUS, III, 5 ; EUTROPE, 6, 6.

[33] PLUTARQUE, Luc., 11.

[34] En réalité PLUTARQUE, Luc., 11, raconte ces deux fuites comme tentées l'une après l'autre, à un certain intervalle de temps et, par suite, comme deux desseins successifs. C'est aussi ce que dit MOMMSEN, R. G., III, 59. Dans ce cas, quand Mithridate faisait partir sa cavalerie, il ne pensait pas encore, contrairement à ce que dit Plutarque, à s'en aller ; mais il voulait seulement désencombrer son camp, et ce fut plus tard qu'il résolut de lever le siège, non pas comme le dit Plutarque à la suite du carnage du Rindacus, niais parce que la situation n'était plus tenable dans son camp. Quoi qu'il en soit, la fuite véritable fut celle qu'il tenta à l'ouest vers Lampsaque ; c'est la seule dont parle APPIEN, Mithr., 76.