GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE VI. — LES DÉBUTS DE JULES CÉSAR.

 

 

Quand Sylla lui eut pardonné, Caïus Julius César, ce jeune homme dont nous avons déjà raconté la périlleuse aventure, comme tous les jeunes gens de familles riches qui ont fait une grosse folie, se décida à voyager et partit à la suite du propréteur Marcus Minutius Thermus, au siège de Mitylène, la dernière cité rebelle de l'Asie qui ne se fût pas encore rendue. De Mitylène il fit un voyage en Bithynie, envoyé par Thermus en mission diplomatique auprès du vieux roi de Bithynie, pour lui demander des navires pour le siège. Est-il vrai, comme l'affirmèrent plus tard ses ennemis, que dans le palais de Nicomède, loin de Rome et des siens, le jeune homme s'égara dans les chambres les plus secrètes et les plus infâmes de cette cour pleine de vices[1] ? La chose ne serait pas en elle-même impossible ; mais les accusations des adversaires n'ont jamais été des documents sérieux, surtout quand il s'agit d'accusations de ce genre. Il est certain au contraire qu'il fit plusieurs voyages à la cour de Nicomède[2] jusqu'à ce que, en 78, quand le proconsul de Cilicie, Publius Servilius, entreprit une guerre contre les pirates de la Lycie et de la Pamphylie, il se rendit auprès de lui pour l'accompagner dans cette guerre. Mais peu après, dès qu'il sut que Sylla était mort, il retourna à Rome.

Il trouvait, en rentrant, l'air de Rome empoisonné par cette défiance faite de haine et de peur que répandent autour d'elles les oligarchies qui ont peu de cohésion et ne se sentent pas sûres de leur pouvoir. Malgré le terrible effort accompli par Sylla, la constitution aristocratique rétablie par lui était peu solide, car elle lésait trop d'intérêts et ne répondait nullement aux besoins de cette époque. Pour que cette constitution aristocratique pût bien fonctionner, il aurait fallu une noblesse puissante, telle que Rome en avait eu une aux temps des guerres puniques. Sans doute, ce qui restait de la vieille noblesse romaine, surtout les familles et les hommes les plus respectables, comme Quintus Lutatius Catulus, soutenaient de toutes leurs forces la nouvelle constitution qui avait appliqué les idées réactionnaires que professait presque toute la noblesse. On s'imaginait que les transformations démocratiques de l'État effectuées dans les cinquante dernières années avaient été annulées pour toujours ; que la vieille constitution aristocratique, la source unique de la grandeur de Rome, était définitivement rétablie. Mais quelques familles nobles ne font pas une noblesse et ces aristocrates respectables ne formaient qu'une petite minorité de la coterie dominante ; à côté d'eux il y avait les amis et les bourreaux de Sylla enrichis par la confiscation des biens des proscrits, les transfuges du parti de Marius, les conservateurs modérés devenus, après la révolution, des réactionnaires intransigeants. Ce n'était pas une classe sociale, mais une bande d'aventuriers, où les personnes louches abondaient, et cette bande ne pouvait prétendre au respect, qui est l'essence même de tout gouvernement aristocratique. Pourrait-elle au moins imposer à l'Italie, à défaut de ce respect, la haine du parti vaincu ? Cette coterie cherchait à exclure des magistratures, du Sénat, du gouvernement des provinces, tous ceux qui ne se laissaient pas aller à admirer Sylla et les chefs du parti conservateur comme les seuls grands hommes parus dans la génération précédente, et à détester le parti démocratique, ses hommes et surtout Marius, les idées, les causes qu'il avait défendues. Cependant, malgré ses fautes, le parti démocratique avait rendu de grands services à l'Italie ; si les puissants affectaient de traiter Marius de brigand et de criminel, si on avait renversé ses trophées, il n'était pas moins vrai qu'il avait refoulé la terrible invasion des Cimbres, tandis que Sylla avait conclu le traité de Dardanos. La coterie conservatrice ne pouvait donc imposer la haine du parti démocratique et de ses chefs sans offenser le sentiment national de l'Italie. Très faible au point de vue moral, ce gouvernement campait au milieu de l'Italie comme une petite armée en pays de conquête, entourée de tous côtés par des bandes d'ennemis implacables. La réaction de Sylla avait ruiné, humilié, offensé trop de personnes ; avait semé trop de rancunes dans toute l'Italie. Les fils des proscrits qui avaient été privés de leurs parents, de leurs biens, de leurs droits politiques ; les villes à qui on avait ôté le territoire et le droit de cité ; les chevaliers qui avaient perdu le pouvoir judiciaire et presque toute leur ancienne influence politique ; la classe moyenne de l'Italie qui craignait de perdre ce droit de cité si péniblement conquis, formaient une telle armée de mécontents avides de vengeance que même un gouvernement plus fort s'en serait épouvanté. Sans doute tous ces ennemis étaient maintenant désorganisés et dispersés par la terreur des persécutions ; mais qu'arriverait-il le jour où ils se réuniraient sous un chef ? Il n'y avait qu'un moyen pour donner du prestige et de la force au gouvernement ; faire une politique étrangère audacieuse, remporter de grands succès militaires et diplomatiques. Le gouvernement conservateur aurait pu, par exemple, faire oublier beaucoup de ses méfaits en vengeant la honte du traité de Dardanos. Mais cette coterie formée à la hâte, au milieu d'une crise terrible, de tant de personnes différentes qui se méprisaient mutuellement ; méfiante, incertaine ; divisée par tant de rivalités personnelles ; paralysée par la terreur du bouleversement d'où elle était sortie, n'avait aucune énergie. Le Sénat, qui était son organe le plus puissant, ne faisait rien, cherchait à éviter toute occasion de guerre redoutant les conséquences d'une défaite, ne voulant pas engager dans des expéditions lointaines une partie trop considérable des forces dont il pensait avoir besoin à l'intérieur pour défendre la constitution de Sylla. En 81 on avait vu une chose extraordinaire ; le roi d'Égypte Alexandre II avait imité l'exemple du roi de Pergame et laissé en héritage au Sénat l'Égypte, le royaume le plus riche du monde ancien ; mais le Sénat avait refusé et s'était contenté de prendre l'argent du roi déposé à Tyr. Sans doute il résistait aux sollicitations de Mithridate qui voulait que le traité de Dardanos fût reconnu par le Sénat, n'osant pas, même alors, partager avec Sylla la responsabilité de cet acte si grave ; mais il ne paraissait pas s'apercevoir que par cette résistance il rendrait inévitable une autre guerre et ne faisait rien pour s'y préparer.

Il n'est donc pas étrange que, Sylla mort, les restes du parti démocratique se soient aussitôt agités. Mais une chose plus grave était arrivée pendant que César était en Orient, et qui démontre combien le gouvernement fondé par Sylla était faible ; les populares, à peine leur agitation commencée, avaient pris pour chef l'un des consuls de l'année 78, Marcus Æmilius Lepidus. Lépide était noble et riche ; il possédait le palais le plus somptueux qui fût à Rome[3] ; il avait été conservateur jusque-là et ami de Sylla ; il s'était même enrichi en achetant les biens des proscrits[4]. Mais, irrité de ce que Sylla eût cherché à empêcher son élection au consulat, ambitieux, léger et violent, il s'était, dès la mort de Sylla[5], improvisé chef du parti populaire en proposant de rétablir les distributions de blé[6], de rappeler les exilés[7], de restituer leurs droits électoraux[8] et leurs terres aux villes qui en avaient été dépouillées[9]. Le succès de l'agitation avait été extraordinaire ; la faiblesse du gouvernement s'était aussitôt manifestée ; bien que Lépide fût presque seul, le Sénat, dont beaucoup de membres avaient commis tant de rapines et de crimes pendant la réaction, et qui n'avait à Rome aucune armée dont il pût disposer sûrement, s'était alarmé, avait cédé en partie, se montrant favorable aux distributions de blé et au retour des exilés, pour s'opposer au contraire plus énergiquement aux autres propositions, surtout à celle de la restitution des terres[10]. Mais l'agitation de Lépide avait fait fermenter l'esprit de révolte dans toute l'Italie. En Étrurie, autour de Fiésole, beaucoup de propriétaires dépouillés par Sylla étaient venus à main armée chasser les nouveaux possesseurs de leurs anciens domaines[11]. A Rome, les conservateurs intransigeants qui avaient à leur tête l'autre consul, Quintus Lutatius Catulus[12], avaient accusé Lépide de fomenter cette révolte, et proposé des mesures énergiques ; mais le Sénat n'avait pas osé les approuver[13], et il avait trouvé plus simple d'éloigner Lépide de Rome, en pressant sous différents prétextes, et de façon à ce qu'il eût lieu avant les élections de leurs successeurs, le départ des deux consuls pour les provinces qui, à ce qu'il semble, leur avaient déjà été assignées, la Gaule Narbonnaise à Lépide, l'Italie à Catulus[14]. On leur avait même donné beaucoup d'argent pour l'administration des provinces et on les avait fait jurer de ne pas combattre l'un contre l'autre.

Jules. César, revenant à Rome au milieu de cette effervescence, dut trouver des visages sombres, un accueil froid et une défiance jalouse dans la coterie au pouvoir, qui n'avait oublié ni sa parenté, ni sa révolte contre Sylla. Ce retour à l'improviste, quand une révolution semblait commencer, dut même paraître très suspect. Il fut au contraire accueilli avec joie par le parti de Marius qui préparait déjà une petite insurrection. Lépide avait pris l'argent du Sénat et était parti ; mais arrivé en Étrurie il s'était arrêté pour enrôler ouvertement les misérables de ce pays et des autres parties de l'Italie, tandis qu'un autre noble compromis dans la révolution et épargné par Sylla, grâce à ses relations de famille, Marcus Junius Brutus, d'accord certainement avec Lépide, recrutait une armée parmi les désespérés de la vallée du Pô[15]. A Rome, où bien des gens étaient au courant du projet et se préparaient à rejoindre les deux chefs de la révolution, le beau-frère de César, Cinna, chercha à le décider à le suivre[16] ; mais César refusa. Avec les années et l'expérience, le tempérament aventureux et impétueux du jeune homme qui avait risqué sa tête pour l'amour de sa dame se modérait, et un des instincts essentiels de son tempérament, la prudence, commençait à prendre de la force.

Mais, la guerre ayant éclaté, le Sénat avait à envoyer deux hommes sûrs contre Lépide et Brutus. L'un était naturellement le consul Catulus ; et l'autre aurait dit être un magistrat en charge. Mais il y avait dans le parti de Sylla un jeune homme ambitieux, impatient, intrigant ; c'était Cneus Pompée. Il était né en 106 d'une grande et riche famille ; nous avons vu qu'il s'était signalé tout jeune à la tête d'une armée dans les guerres que Sylla avait faites à son retour en Italie contre le parti populaire ; il avait ensuite épousé une nièce du dictateur. Pour continuer à jouer un rôle extraordinaire dans le gouvernement conservateur, il eut l'idée de demander le commandement de cette guerre, bien que cette année-là il fût un homme privé, sans aucune magistrature. De la part d'un admirateur de Sylla, du réformateur qui avait imposé la stricte observance des vieilles règles pour la succession des magistratures, la prétention était bizarre, et démontrait bien que les amis eux-mêmes du dictateur ne prenaient au sérieux sa constitution que là où elle favorisait leurs intérêts. Mais le Sénat, qui tremblait toujours et se méfiait de tous, ne sut pas résister aux intrigues du jeune homme qui, au moins par son passé, promettait d'être un instrument fidèle ; et oubliant qu'il aurait dû être le gardien sévère de la constitution de Sylla, il lui donna une armée pour combattre Brutus. Ainsi la guerre commença. Tandis que Lépide cherchait à prendre Rome défendue par Catulus, et par Appius Claudius, nommé interrex, à qui le Sénat avait fini par donner pleins pouvoirs[17], Brutus, au nord, vaincu et enfermé dans Modène par Pompée, se rendit à condition d'avoir la vie sauve ; mais il fut déloyalement mis à mort par le vainqueur[18], et il mourut laissant à Rome une jolie veuve du nom de Servilia et un jeune fils d'un peu plus d'un an[19], qui portait son nom. A la suite de la défaite de Brutus, et peut-être aussi à cause des pertes qu'il avait subies dans les assauts donnés à Home, Lépide dut se retirer au nord ; mais, défait à Cosa, en Étrurie, il s'embarqua avec les restes de l'armée pour la Sardaigne, où il combattit avec peu de succès le gouverneur Caïus Valerius Triarius[20], jusqu'à ce qu'il mourût, tué par les fatigues et, dit-on, par le chagrin d'avoir découvert l'infidélité de sa femme. Les restes de son armée furent conduits en Espagne, à Sertorius, par un officier du nom de Perpenna.

César avait été assez heureux et assez avisé pour ne pas entrer dans ces affaires qui avaient si mal tourné. Mais ambitieux comme il l'était, il lui tardait de faire parler de lui. Il était né dans une famille très ancienne, mais déchue et abâtardie, dans laquelle, en remontant à six générations, personne n'était arrivé à une magistrature plus haute que la préture ; qui s'était apparentée avec des parvenus tels que Marius et avait cherché des alliances dans la bourgeoisie capitaliste, échappant à la ruine, mais sans réussir toutefois à s'enrichir[21]. Si César pouvait faire bonne figure et vivre largement, il le devait à la sagesse de sa mère Aurélia, noble modèle de l'antique matrone romaine[22]. Il fallait donc qu'il se mît en évidence, et se sentant plus hardi pour les épreuves d'éloquence que pour les mouvements révolutionnaires il accusa en 77 deux puissants personnages de la coterie de Sylla, Cornelius Dolabella d'abord, ami du dictateur et ancien gouverneur de la Macédoine, puis un autre général de Sylla, Caïus Antonins Ibrida, au sujet des dommages commis en Grèce pendant la guerre. Ces accusations avaient un but politique ; Après avoir réduit au silence les tribuns du peuple, dont le droit absolu équivalait dans la démocratie romaine à ce qu'est la liberté de la presse dans les régimes actuels ; après avoir détruit le parti populaire, terrifié la classe moyenne, le peuple et les chevaliers qui en avaient été la force, le gouvernement conservateur avait pu abuser trop facilement du pouvoir, de sorte que la réaction conservatrice, malgré les réformes de Sylla, avait accru la corruption politique. A Rome les questeurs, jeunes gens frivoles pour la plupart, bien vite ennuyés de chiffres et d'affaires de finances, laissaient faire les greffiers du Trésor qui abusaient de leur confiance, admettaient de fausses créances, négligeaient de faire payer les débiteurs de la république, gaspillaient de toute façon les deniers publics[23]. Des hommes violents, cupides, sans scrupules, qui souvent s'étaient déshonorés dans les répressions de Sylla, comme Caïus Verrès, Cneus Dolabella, Publias Cethegus, se faisaient facilement élire aux magistratures et disposaient d'une grande autorité au Sénat, parmi les nobles nombreux et indolents. Dans la Gaule narbonnaise, les financiers corrompaient les gouverneurs, qui, par la fraude et la violence, usurpaient les terres des peuples libres de la frontière, et leur affermaient ces terres à vil prix[24]. Dans toutes les provinces, les gouverneurs commettaient des cruautés et des rapines qui n'étaient jamais punies. A Rome il n'y avait aucune garantie pour la justice ; les tribunaux-sénatoriaux reconstitués par Sylla fonctionnaient encore plus mal que ceux des chevaliers, tant il était facile à tout homme riche et puissant de se faire absoudre, en employant l'intrigue et l'argent[25]. Le public était mécontent de ce désordre ; et César espérait porter atteinte au gouvernement et à son crédit en accusant des personnages aussi puissants.

Mais l'impatience avait poussé César à se montrer à un moment qui était peu propice. En effet la terreur qu'avait inspirée Lépide une fois calmée, une peur plus grande s'emparait des esprits. Sertorius, le petit propriétaire de Norcia que sa mère avait envoyé faire ses études pour qu'il devînt avocat, et qui s'était fait homme de guerre, reprenait inopinément en Espagne la défense d'une cause que tout le monde croyait perdue. Il avait conquis presque toute la péninsule, construit un arsenal, organisé une armée, créé une école pour y faire donner une éducation latine aux fils de la noblesse espagnole. Il avait accueilli les fugitifs du parti de Marius ; il avait choisi parmi eux un sénat, et il avait infligé plusieurs défaites à Metellus Pius. A l'autre angle du monde Mithridate, alarmé par la résistance du Sénat qui ne voulait pas mettre par écrit le traité de Dardanos, se préparait avec une ardeur extraordinaire à une nouvelle guerre. Il fournissait de l'argent, et il s'entendait en cachette avec les pirates dont le nombre et l'audace avaient augmenté dans la Méditerranée pendant le désordre de la révolution ; il accumulait des approvisionnements ; il fabriquait des armes ; et convaincu, par l'expérience même, qu'une armée petite mais valide valait mieux que les armées orientales, dont le nombre était plus encombrant qu'utile, il essayait d'organiser avec l'aide de nombreux Italiens qui étaient passés à son service une armée plus petite, à la romaine[26]. Bien des gens à Rome s'inquiétaient en voyant ainsi le temps à l'orage, exactement comme en 89 ; la guerre civile dans le pays, Mithridate prenant les armes, les pirates toujours plus nombreux et plus audacieux. On soupçonnait même une correspondance et une entente à travers la mer, entre l'Espagne et le Pont[27]. Au milieu de telles inquiétudes les accusations lancées contre des personnages puissants, même si elles étaient justes, rappelaient trop les scandales dont les tribuns du peuple s'étaient servis pour troubler la république, étaient facilement dénoncées par les scélérats comme des menées révolutionnaires, et épouvantaient les honnêtes gens timides qui, tout en se réjouissant en secret de voir poursuivre la canaille puissante, n'osaient soutenir les accusateurs. De fait les deux accusés, malgré l'éloquence de l'audacieux jeune homme, furent absous, et César, à la suite de ses procès, déplut encore davantage aux grands qui regardaient d'un mauvais œil ce pétulant et dangereux neveu de Marius[28]. Il comprit qu'il avait commis une imprudence, et que le moment était encore favorable aux jeunes hommes qui avaient servi la cause de Sylla, comme Pompée. Celui-ci était revenu de sa guerre contre Brutus encore plus orgueilleux, plus ambitieux, plus sûr de lui qu'il ne l'était avant son départ ; il avait conservé son armée sous les armes dans le voisinage de Rome, et il avait tellement intrigué pour être envoyé en Espagne au secours de Metellus, contre Sertorius, que le Sénat, dans sa faiblesse, redoutant une révolté de l'armée, y avait consenti, bien que Pompée n'eût encore été élu à aucune magistrature[29]. Découragé, César se décida à retourner en Orient, à Rhodes cette fois, la ville à la mode pour les jeunes gens riches de Rome qui voulaient se perfectionner dans l'éloquence. Mais il lui arriva aussitôt dans son voyage une aventure désagréable ; il fut pris par les pirates, qui le gardèrent comme prisonnier à bord pendant cinquante jours, jusqu'à ce que fussent revenus ses affidés, entre autres son esclave Épicratès, qu'il avait envoyés en Asie chercher l'argent nécessaire pour son rachat. C'était là un fâcheux contretemps qui devait amuser bien des gens à Rome ; mais l'ambitieux jeune homme chercha à s'en consoler en mandant à Rome, quand il eut recouvré la liberté, un récit probablement très exagéré de son séjour au milieu des pirates. Il aurait vécu quarante jours au milieu d'eux comme un prince entouré de ses esclaves, tantôt jouant avec eux, tantôt leur récitant ses poèmes, tantôt les menaçant de les faire tous pendre, s'ils lui rendaient la liberté ; il ajoutait qu'une fois libre il avait réellement armé un vaisseau, leur avait donné la chasse et en avait fait mettre en croix plusieurs[30]. Quoi qu'il en soit, à Rhodes il se mit tranquillement et sérieusement à étudier, tandis qu'autour de lui, à son insu et à l'insu de tous, le monde se renouvelait, à mesure que disparaissait la génération révolutionnaire de Marius et de Sylla et que s'avançait la génération nouvelle de ceux qui étaient nés vers l'an 100 avant Jésus-Christ.

La timide sagesse des hommes s'était encore une fois trompée. Les calamités de ces années terribles n'avaient pas ruiné pour jamais l'Italie ; la terreur de la révolution et de la réaction une fois passée, elle se reprenait à vivre, à agir, à espérer ; elle cherchait à s'adapter aux conditions nouvelles crées par les événements et à en tirer la plus grande somme possible de bonheur. C'est la loi éternelle de la vie des peuples, et plusieurs causes permettaient à l'Italie de l'accomplir. Même les destructions et les ravages de la guerre civile avaient servi jusqu'à un certain point à rétablir dans la société italienne l'équilibre entre la richesse et les besoins. Assurément des massacres aussi grands que ceux dont la guerre civile et la guerre d'Orient avaient été la cause auraient ruiné un petit peuple sujet et tributaire, pauvre de capitaux et d'esclaves, vivant de son travail, parce qu'ils lui auraient fait perdre une partie trop considérable des hommes aptes à la guerre et à la production. Mais ces massacres étaient au contraire un avantage pour une nation telle que l'Italie, où tant de gens luttaient pour exploiter à leur profit la suprématie politique déjà acquise sur les peuples du bassin méditerranéen, et pour vivre sur le travail des esclaves et des sujets. Ces guerres avaient diminué le nombre des concurrents à l'exploitation de l'empire ; la violence de la lutte s'adoucissait ; dans beaucoup de familles décimées par la révolution, les survivants se trouvèrent plus riches au retour de la paix, malgré les pertes subies pendant la révolution. La révolution avait en outre décrété en 86 la réduction des trois quarts des dettes, c'est-à-dire avait allégé beaucoup de patrimoines de leurs charges les plus lourdes, en compensant ainsi pour bien des gens, et au détriment d'un petit nombre, les dommages des guerres civiles. L'Italie avait réorganisé pendant cette crise son armée, et si elle n'avait pu sauver son empire qu'au prix du traité de Dardanos, elle avait pu, après la victoire, faire payer par l'Asie et par la Grèce une partie des frais de sa révolution. Sylla avait capturé en Asie et vendu aux Italiens un grand nombre d'esclaves ; il avait confisqué en Grèce beaucoup de terres appartenant aux villes et aux temples et il les avait louées à des capitalistes italiens ; il avait versé au Trésor les restes du butin asiatique, quinze mille livres d'or et cent quinze mille livres d'argent, qui équivaudraient aujourd'hui à près de vingt millions de francs et qui alors valaient bien davantage. Si on pouvait connaître les sommes données par lui aux soldats en Asie et qu'ils rapportèrent en Italie, les sommes dépensées en Italie pour corrompre les soldats de l'armée démocratique, les sommes qu'il conserva pour lui ou qu'il donna à ses amis, on arriverait peut-être à une somme quatre ou cinq fois supérieure. Mais un effet encore plus important de ses victoires fut que, l'empire une fois sauvé, l'exploitation financière des provinces, et surtout celle de l'Asie, recommença de plus belle, nullement entravée par les décrets de Sylla qui avaient aboli l'ancien système de fermage. Si les chevaliers italiens ne prenaient plus à bail la dîme, les villes de l'Asie n'en avaient pas moins dû payer à Sylla vingt mille talents et les arriérés de cinq ans, contribution écrasante pour un pays ruiné par une révolution et une guerre, qui avait forcé les villes et les particuliers à emprunter des sommes énormes aux seuls grands capitalistes de l'époque, les capitalistes italiens. La situation de la Grèce, naturellement plus pauvre, était encore plus horrible. Rappelés par les villes et les particuliers besogneux, les capitalistes romains, que l'on avait chassés et poursuivis avec tant de fureur dix ans auparavant, reparaissaient peu à peu en Orient pour y recueillir les débris du terrible naufrage ; à Délos, qui avait été si maltraitée par Mithridate ; à Patras, à Argos, en Élide, en Laconie, à Ténos, à Mitylène, à Assos, à Lampsaque, dans la Bithynie même, qui était encore indépendante. Partout ils prêtaient de l'argent aux villes et aux particuliers, s'emparaient d'une partie du commerce local et d'exportation, se substituaient aux marchands indigènes ruinés par la guerre. Un jeune homme entre autres, un chevalier qui avait hérité de l'immense fortune de son oncle, l'un des plus riches publicains de Rome, Titus Pomponius Atticus, était allé peu après les victoires de Sylla à Athènes pour y faire ses études et échapper aux dangers de la révolution ; mais il avait aussi trouvé dans la Grèce rançonnée et dévastée un champ fructueux pour l'emploi de ses capitaux, le moyen d'accroître son savoir par les études et sa fortune par les prêts. Naturellement la Grèce et l'Asie n'étaient plus, après que tant d'aventuriers avides y avaient passé, une proie aussi riche qu'autrefois, aux temps de l'annexion ; car la partie la plus considérable des richesses accumulées sous les Attalides avait été déjà saisie et emportée par les financiers italiens, les magistrats de Rome, les généraux de Mithridate. Néanmoins il y avait encore, surtout en Asie, des métaux précieux, des objets d'art, des édifices, des artisans habiles en toute espèce de travail, des paysans qui labouraient et exploitaient cette partie si fertile de l'ancien monde ; et les capitalistes pouvaient hypothéquer à leur profit les récoltes futures de la malheureuse province, s'emparer des statues, des tableaux, de la vaisselle d'or, des maisons, des champs, des édifices publics, des hommes même ; ils réduisaient en esclavage les paysans qui ne payaient pas leurs dettes, ou acceptaient en paiement les enfants des débiteurs. Beaucoup de financiers se rendirent aussi dans la Gaule narbonnaise, où les impôts levés pour l'armée qui combattait en Espagne contre Sertorius obligeaient les particuliers et les villes à s'endetter. Enfin en Italie même, si la révolution avait détruit beaucoup de richesses, elle en avait remis en circulation d'autres qui gisaient inutiles depuis des siècles, comme les trésors déposés dans les temples et les biens de mainmorte vendus par le Sénat.

En somme l'Italie avait trouvé des compensations considérables aux pertes subies dans la guerre et la révolution. Quant aux confiscations et aux pillages faits pendant la révolution démocratique et sous la réaction, cette masse immense de biens avait changé de maîtres, mais n'avait pas été détruite ; et si les propriétaires dépouillés avaient mille raisons de se plaindre, la nation entière n'avait pas reçu de ce bouleversement un grand dommage économique. Ces biens existaient toujours ; et les nouveaux propriétaires n'étaient pas moins désireux que les anciens de les exploiter et d'en jouir. On s'explique ainsi comment, à si peu de distance d'une révolution et d'une réaction si terribles, pendant que César étudiait à Rhodes, le luxe augmenta singulièrement. Parmi les esclaves capturés en Asie par Sylla pendant la guerre d'Orient, et vendus aux marchands italiens[31] ; parmi ceux que les financiers achetèrent ensuite en Asie ou que volèrent les pirates, il y avait d'habiles agriculteurs, des teinturiers, des tisserands, des parfumeurs, des cuisiniers, des sculpteurs, des peintres, des forgerons, des ciseleurs, des musiciens, des ingénieurs, des architectes, des hommes de lettres, des grammairiens, hommes et femmes à l'intelligence fine et prompte, qui apprenaient facilement, quand ils ne les savaient pas encore, tous les arts permis ou défendus. Ces esclaves répandirent les premiers le nouveau luxe, dès que les familles se disposèrent à jouir tranquillement de ce qu'elles avaient acquis ou sauvé dans la révolution, et ils apprirent aux maîtres du monde à ne plus dépenser les richesses des conquêtes dans un luxe barbare et pour satisfaire des appétits grossiers, mais à affiner les mœurs, à améliorer l'agriculture, à étudier, à jouir des beaux-arts, à rendre le vice lui-même plus élégant. Tandis que César étudiait à Rhodes, il se formait rapidement à Rome une high life italien, dont faisaient partie des financiers très cultivés et étrangers à la politique, comme Titus Pomponius Atticus ; des millionnaires qui, comme Pompée et Crassus, faisaient de la politique par ambition ; des jeunes gens de vieilles familles nobles qui avaient recouvré leur fortune pendant la révolution, comme Lucius Domitius Ænobarbus[32], et des jeunes gens des familles riches ou aisées des municipes, qui, après avoir reçu dans leur famille une éducation soignée, étaient venus à Rome mener la vie mondaine ou acquérir de la gloire dans l'éloquence, les magistratures et la guerre, comme Cicéron, Varron, Caïus Octavius, fils d'un riche usurier de Velletri[33] ; des avocats célèbres comme Hortensius, qui gagnaient de grosses sommes à défendre les gouverneurs accusés de concussion ; des hommes savants comme Valerius Caton et Cornelius Nepos ; des courtisanes des pays d'Orient parvenues à un grand renom de beauté ; des savants de Grèce et d'Asie accueillis dans les grandes maisons de Rome ; des dames émancipées, faisant de la politique, savantes en grec et en philosophie. Dans ce high life, chacun communiquait aux autres sa passion la plus forte ; les hommes studieux donnaient le goût de la culture aux financiers et aux politiciens ; les viveurs faisaient sentir l'attrait des plaisirs aux lettrés et aux hommes d'affaires ; les financiers indiquaient l'esprit, sinon toujours l'habileté de la spéculation aux viveurs, aux guerriers, aux hommes d'État ; et peu à peu toutes les passions s'attisant au contact mutuel, le train de vie devenait plus dispendieux et plus raffiné. Chacun désormais devait posséder des villas à la campagne et dans les stations balnéaires, qui commençaient à être à la mode, comme Baïa[34]. Il fallait avoir beaucoup d'esclaves, dont chacun avait son office particulier[35] ; non seulement des laquais et des porteurs de litières[36] et de lampes pendant la nuit[37], mais des musiciens[38], des secrétaires[39], des bibliothécaires, des copistes[40], des médecins[41]. Il fallait se servir d'objets fabriqués tous à la maison par les esclaves[42], à l'exception des choses rares et de grand luxe que l'on faisait venir de pays lointains. Il fallait posséder des œuvres d'art grec, des tables de Delphes, des vases de Corinthe, des tasses, des candélabres, des margelles de puits sculptées, des statues, des peintures, des bronzes. Beaucoup de riches financiers et de sénateurs abandonnaient les maisons simples et étroites où ils étaient nés, et ils se faisaient construire des palais encore plus vastes et plus somptueux que celui de Lépide, pleins d'imitations gréco-asiatiques, avec des salles de réception et de conversation, une bibliothèque, une palestre, une salle de bains, des ornements de stuc et des peintures murales[43]. L'usage se répandait de correspondre par lettres, et par suite le besoin d'écrire aux amis, l'impatience d'avoir leur réponse et de savoir ce qui se passait à Rome et dans l'empire ; l'usage d'envoyer continuellement des esclaves dans les régions les plus éloignées de l'empire. On s'invitait fréquemment à dîner ou à venir à la campagne ; l'hospitalité généreuse devenait obligatoire ; il fallait voyager non plus avec une petite suite, mais avec de nombreux esclaves[44]. Le luxe des funérailles grandissait ; la mode se répandait de tombeaux de famille monumentaux, élevés, pour attirer l'admiration du public, sur les grandes routes d'Italie[45] ; le costume devenait plus varié et plus orné ; le luxe de l'argenterie augmentait, ainsi que la variété et le prix des étoffes[46]. Il se formait pour les riches de Rome et d'Italie ce code conventionnel de l'élégance dont les classes riches, à mesure que la civilisation progresse, sont de plus en plus esclaves, jusqu'à en perdre le sentiment du sérieux et de la réalité de la vie ; et les jeunes gens l'observaient, le propageaient, l'imposaient aux autres avec un zèle, une chaleur, une violence qui toujours choquaient les vieillards attachés à la rude simplicité des anciennes mœurs. Cependant il y avait encore parmi ceux qui protestaient un jeune homme de famille noble et riche, descendant de Caton le Censeur, Marcus Portius Caton, qui se révoltait à sa façon contre la tyrannie de l'élégance à laquelle voulait le soumettre la jeunesse dorée de Rome, et il sortait de temps en temps sans chaussures ni tunique, pour s'habituer, disait-il, à ne rougir que des choses honteuses par elles-mêmes et non par convention[47].

Les besoins de l'esprit augmentaient aussi, et dans les hautes classes de l'Italie se répandait cette soif ardente du savoir qui est le signe des grandes époques de l'histoire. Un jeune homme d'une famille distinguée ne pouvait plus se dispenser d'aller passer quelques années en Grèce ou en Orient pour y suivre les cours de rhéteurs ou de philosophes célèbres, comme était en train de le faire César. Tous apprenaient à prononcer des discours, à écrire des vers et de la prose ; tous voulaient avoir une culture variée, encyclopédique, et lire des livres sur tous les sujets ; rhétorique, esthétique, histoire, géographie, agronomie, stratégie, tactique, poliorcétique, philosophie, médecine. L'encyclopédie d'Aristote apportée en Italie par Sylla eut de nouveau une grande vogue[48]. Cette encyclopédie avait été peu prisée des spécialistes qui, pendant les deux siècles précédents, avaient étudié dans la solitude discrète des vastes musées entretenus par les rois d'Orient les sciences spéciales, l'astronomie, les mathématiques, l'histoire littéraire. Elle fut admirée de nouveau alors que, les classes élevées de l'Italie ayant à administrer un vaste empire, beaucoup de gens devaient être tantôt guerriers, tantôt hommes d'État, orateurs, juges, financiers, organisateurs de fêtes et de travaux publics, amiraux, agriculteurs, ambassadeurs ; et avaient besoin de posséder non pas telle ou telle science spéciale, mais une vaste culture générale qui leur servît à comprendre vite n'importe quel sujet. Aristote, le philosophe des empires en formation, le maître d'Alexandre d'abord, des Arabes ensuite, offrait aux fondateurs de l'empire italien une encyclopédie vaste, bien ordonnée, écrite avec simplicité et clarté, riche de faits et de ces idées générales qui, même imparfaites, sont si nécessaires à qui doit s'aventurer dans l'inconnu d'un immense avenir, parce qu'elles donnent une direction dans la confusion des choses contingentes et empêchent de changer de route à chaque contradiction passagère des événements.

Cet accroissement du luxe et des besoins répandait aussi l'esprit de spéculation dans les hautes classes. Sylla avait pu rétablir les vieilles institutions romaines, mais l'esprit de l'époque aristocratique se perdait rapidement dans la nouvelle génération. Même dans la noblesse historique disparaissait l'ancienne répugnance pour les spéculations et les affaires. Les grands financiers et les grands propriétaires, les vieilles familles aristocrates et les parvenus millionnaires commençaient à se mêler et à former une classe unique d'hommes d'affaires et de faiseurs d'argent dans laquelle devait s'affaiblir le vieil antagonisme entre les chevaliers et le Sénat, entre la bourgeoisie capitaliste et la noblesse militaire et politique... En même temps commençait une transformation profonde dans l'économie de l'Italie. Pendant le demi-siècle précédent, les capitaux italiens s'étaient de préférence portés à l'étranger, surtout en Asie, pour exploiter les provinces récemment conquises, tandis que très peu de capital avait été employé en Italie et dans l'agriculture. En général si les propriétaires peu riches avaient cherché à faire des améliorations agricoles, les grands propriétaires, ceux qui avaient accaparé les terres des petits propriétaires ruinés, plus préoccupés d'agrandir leurs domaines que de faire progresser l'agriculture, s'étaient bornés à former des latifundia cultivés par des esclaves ou à transformer les anciens propriétaires en colorai, qui continuaient à suivre les systèmes surannés de culture. Mais depuis que les provinces, et surtout l'Asie, trop exploitées et ruinées par les guerres, commençaient à donner de moins beaux revenus, les capitaux se tournèrent vers la terre.

C'est alors que commençait en Italie cette fièvre d'améliorations agricoles qui devait en un siècle accomplir l'admirable transformation de la culture à peine commencée pendant les cinquante années précédentes[49]. Tous les grands ou les moyens propriétaires achetaient des esclaves, mais ils apportaient à les choisir un soin inconnu des anciens ; ils s'efforçaient d'avoir parmi les rudes esclaves propres aux fatigues les plus dures et enfermés dans les sombres ergastules des ouvriers et des cultivateurs plus intelligents, mieux traités et capables de perfectionner les cultures et d'accroitre les revenus[50].

Rhodes était alors le marché mondial du vin[51] ; la Grèce, les fies de la mer Égée, l'Asie Mineure étaient la Bourgogne et la Champagne du monde antique, les pays qui exportaient le divin breuvage dionysiaque dans les régions où le raisin ne mûrissait pas ou dans ceux où les riches dédaignaient le vin grossier du pays. Dans les bandes d'esclaves orientaux que Sylla avait vendus à l'Italie, que les pirates, les publicains et les marchands italiens volaient et achetaient en Asie pour les expédier en Italie, se trouvaient beaucoup d'agriculteurs qui connaissaient à fond la culture de la vigne et de l'olivier, les soins à donner au vin et à l'huile. Les financiers enrichis par le fermage des gabelles, par les fournitures militaires et l'usure en Asie, les propriétaires pourvus de capitaux, les nobles d'ancien lignage, comprirent qu'on pouvait tenter d'enlever à l'Asie et à la Grèce leur supériorité vinicole, d'autant plus que la consommation du vin et de l'huile augmentait en Italie. Ils achetaient donc des esclaves orientaux ; ils leur faisaient planter en grand dans les régions favorables[52] la vigne et l'olivier, choisissant des endroits voisins de la mer ou des routes, par exemple les plaines de la Romagne, les environs de Faenza[53] et la Sicile[54]. Les fermes furent construites avec plus de soin, de façon à ce que les esclaves y fussent mieux pour habiter et pour travailler[55]. Les troupeaux errants avaient été la spéculation préférée de la noblesse romaine au siècle précédent, mais ils n'étaient qu'un objet d'insouciance aristocratique à la belle époque de l'ager publicus ; la nécessité au contraire, à mesure que le sol enchérissait et que la vie devenait plus dispendieuse en Italie, apprenait maintenant à perfectionner l'élevage, à choisir comme chefs bergers des esclaves d'une certaine intelligence et d'une certaine instruction, à se préoccuper de la race des animaux, des croisements, de la nourriture, de l'hygiène[56]. Bien des propriétaires se livraient à l'élevage en dehors de l'Italie dans les régions les moins peuplées et les plus barbares. Ainsi Atticus possédait de vastes terres et d'immenses troupeaux en Épire[57]. On essayait aussi en Italie l'élevage rationnel du cheval et de l'âne[58]. Les gouverneurs et les officiers, dans les régions où ils voyageaient pour des opérations militaires ou pour leur administration, commençaient à observer les plantes, les animaux, les troupeaux et les soins qu'on leur donnait ; ils interrogeaient les gens et acquéraient des connaissances utiles[59]. Un très grand nombre de gens, même parmi les nobles, s'adonnaient à des spéculations financières, et cherchaient en se servant de courtiers et d'agents d'affaires à prêter de l'argent à un taux élevé, surtout en Asie ; ils déposaient des capitaux auprès des banquiers de Rome et d'Éphèse pour les faire fructifier ; ils acquéraient des partes ou des particulæ — nous dirions aujourd'hui des obligations et des actions — de la société des publicains qui affermaient les domaines, les gabelles, les fournitures de l'empire[60]. D'autres exploitaient des gisements d'argile et fabriquaient des briques ou construisaient à Rome des maisons de rapport qu'ils louaient à la classe moyenne ou au petit peuple qui augmentait tous les ans. On spéculait beaucoup sur les esclaves orientaux, habiles dans ces arts de luxe dont les produits étaient de plus en plus demandés ; on achetait des architectes, des grammairiens, des médecins, des stucateurs, pour les louer à ceux qui avaient besoin d'eux ; ou encore on les affranchissait à condition qu'ils rendissent à l'ancien patron une partie de leur gain professionnel.

Les hautes classes d'Italie commençaient en somme à étendre comme une toile, de Rome sur l'empire, un vaste système de profits multiples ; la bourgeoisie moyenne des villes secondaires d'Italie ne manquait pas de suivre leur exemple, comme aussi le menu peuple des petits propriétaires, des colons pauvres, des artisans émigrés d'Orient, des affranchis de tous les pays, des malheureux ruinés par la guerre civile. A Rome ces mêmes hautes classes excitaient dans le petit peuple la passion des divertissements et de la gourmandise en augmentant la splendeur des fêtes que les candidats et les magistrats donnaient au peuple et la somptuosité des banquets[61], où le peuple commençait à apprécier le bon vin, les grives, les poulets, les oies et même les paons[62]. Dans les petites villes et dans les campagnes d'Italie, les soldats de Sylla étaient devenus des exemples vivants des vices et du luxe appris en Orient, de l'ivresse, de la débauche, de la fastueuse ostentation des métaux précieux[63] ; et leur exemple éveillait les espérances, les ambitions, les instincts aventureux, l'esprit mercantile des jeunes gens dans les familles des petits propriétaires et des colons. Les plus pauvres s'enrôlaient dans l'armée espérant s'enrichir dans de lointaines expéditions ; d'autres, qui avaient un petit capital, essayaient un trafic[64] ; d'autres enfin s'ingéniaient, en cherchant à imiter le riche propriétaire voisin, à acheter quelque esclave, à ne semer que le grain nécessaire pour se nourrir eux et leurs esclaves, et à planter, dans ce qu'il leur restait de terre, de la vigne, des oliviers, des arbres à fruits, des fleurs pour les abeilles, de façon à retirer de la vente de ces produits de luxe un profit en argent[65]. L'accroissement des dépenses du peuple augmentait à son tour les spéculations lucratives des riches capitalistes et des nobles dont quelques-uns tentaient de faire un petit commerce au moyen d'esclaves ou d'affranchis, en ouvrant dans leurs palais une boutique et en y faisant vendre les produits de leurs propriétés par un commis qui était souvent un esclave ou un affranchi. La prospérité revenait ainsi à ceux qui avaient survécu à la terrible époque des guerres civiles. L'esprit mercantile s'étendait encore davantage que dans la génération précédente. Le prix des choses, la valeur des terres et du travail augmentaient. L'Italie traversait une de ces époques heureuses de rapide accroissement des richesses, où les occasions de lucre naissent les unes des autres et se multiplient avec une rapidité progressive. Aux catastrophes de la révolution succédait une rapide renaissance ; l'effort pour conquérir la richesse, la puissance, le plaisir devenait plus universel et plus intense ; cette bourgeoisie italienne de propriétaires et de marchands, d'hommes cultivés et de politiques ambitieux, qui se formait depuis un demi-siècle, allait s'enrichir, s'instruire, disputer avec plus d'énergie le gouvernement de l'empire à la vieille aristocratie romaine[66].

 

 

 



[1] SUÉTONE, Cæs., 2 et 49 ; DIONYSIUS, 43, 20. L'exposé de cette première phase de la vie de César, très net dans Suétone, est au contraire confus et embrouillé dans Plutarque, Cæs., 1, 4.

[2] SUÉTONE, Cæs., 2.

[3] PLINE, H. N., XXXVI, XV, 109.

[4] MOMMSEN, R. G., III, 18.

[5] PETER, G. R., II, 138 ; IHNE, R. G., VI, 8 ; MOMMSEN, R. G., III, 18 ; DRUMANN, G. R., IV, 339, en se basant sur le discours de Lépide dans SALLUSTE, Hist., I, fr. 55 (Maurenbrecher), croient qu'il commença à faire de l'opposition du vivant de Sylla. Avec NITSZCH, G. B. V., II, 176 et FRANKE, I. P. P., 1893, I, 49, je trouve plus vraisemblable que le mouvement n'ait commencé qu'après la mort de Sylla.

[6] GRAN. LICINIUS, 43, éd. Bonn.

[7] GRAN. LICINIUS, 43 ; FLORUS, II, 11 ; SALLUSTE, Hist., fr. 77, 6, éd. Maurenbrecher, Leipzig, 1893.

[8] Supposition, vraisemblable, de DRUMANN, G. R., IV, 42.

[9] GRAN. LICINIUS, 45 ; APPIEN, B. C., I, 107.

[10] FRANKE, I. P. P., 1893, I, 54-55.

[11] GRAN. LICINIUS, 45.

[12] PLUTARQUE, Pompée, 16.

[13] PLUTARQUE, Pompée, 16. C'est, je crois, à cela que fait allusion le passage de Salluste, Hist., I, fr. 77, 6 et suiv., et non à une attaque de Rome que Lépide aurait véritablement tentée.

[14] Il me semble que SALLUSTE, Hist., I, fr. 66, fait allusion au départ des consuls pour les provinces et non (MOMMSEN, R. G., III, 26) à une expédition commune en Étrurie pour réprimer les désordres ; c'eût été trop peu de chose pour deux consuls. Le passage relatif à cela dans GRAN LICINIUS 45, est trop mutilé et trop incertain pour pouvoir servir de document. Au reste toute cette histoire est très obscure. FRANKE, I. P. P., 1893, I, p. 57.

[15] FRANK, I. P. P., 1893, I, p. 56.

[16] SUÉTONE, Cæs., 3.

[17] Je pense avec FRANKE, I. P. P., 1893, I, p. 63, n. 4, que FLORUS, III, 23, se trompe en disant que Rome fut défendue par Pompée et Catulus. Pompée était alors dans la vallée du Pô en train de combattre Brutus, comme le raconte PLUTARQUE, Pompée, 16.

[18] PLUTARQUE, Pompée, 16 ; OROSE, V, 22 ; TITE-LIVE, P., 90.

[19] Les considérations de BYNUM, L. M. I. B., 6 et suiv., me persuadent que Brutus naquit en 79 ou en 78 avant Jésus-Christ et non en 85, comme on l'admet généralement.

[20] Asc. in Scaur., p. 19 : (OREL.) ; B. C. H., II, p. 265, n. 27.

[21] Cela me parait, en l'absence de documents précis, une juste conclusion tirée par DRUMANN, G. R., III, 733, de l'histoire des premières années de César.

[22] Voy. DRUMANN, G. R., III, 128.

[23] PLUTARQUE, Caton d'Utique, 17-18.

[24] Voyez tout le discours de CICÉRON, Pro Fonteio.

[25] CICÉRON, in Verr., A., I., 13, 37-40 ; 15, 43-45.

[26] REINACH, M. E., 315 et suiv.

[27] SALLUSTE, Hist., II, XLVII, 6 et suiv.

[28] SUÉTONE, Cæs., 4.

[29] PLUTARQUE, Pompée, 17.

[30] PLUTARQUE, Cæs., 2 ; SUÉTONE, Cæs., 4.

[31] APPIEN, Mith., 61.

[32] CICÉRON, in Verr., A., II, 1, 53, 139.

[33] DRUMANN, G. R., IV, 229.

[34] C'est ainsi que CORNELIUS NEPOS, Att., XIV, 30, considère comme surprenant qu'un homme aussi riche qu'Atticus n'ait possédé nullam suburbanam aut maritimum sumptuosam villam. Voy. aussi VARRON, R. R., I, XIII, 6.

[35] CICÉRON, in Pis., 27, 67.

[36] CATULLE, X, 16 et suiv.

[37] VALERIUS MAXIMUS, VI, VIII, 1 ; SUÉTONE, Aug., 29.

[38] CICÉRON, in Verr., A., II., 5, 25, 64.

[39] SUÉTONE, Cæs., 74.

[40] CORNELIUS NEPOS, Att., XIII, 3 ; CICÉRON, Ad fam., XIII, LXXVII, 3 ; MARQUARDT, V. P. R., I, 177.

[41] SUÉTONE, Cæs., 4 ; SÉNÈQUE, De ben., III, 24.

[42] CICÉRON, in Pis., 27, 67.

[43] SCHILLER-VOIGT, 394 ; PLINE, H. N. XXXVI, XV, 110 ; FRIEDLÆNDER, S. G. R., III, 88.

[44] SUÉTONE, Cæs., 4 ; PLUTARQUE, Cat. U., 12.

[45] SCHILLER-VOIGT, 396.

[46] SCHILLER-VOIGT, 405.

[47] PLUTARQUE, Cat. U., 6.

[48] VARRON, De re rust., II, V, 13, dit que lire Aristote était une expression presque proverbiale, qui signifiait être savant en science grecque. Voy. CICÉRON, De Or., II, XXXVI, 152 ; III, XLVII, 182 ; PORZIO, in R. S. A., 1889, p. 227.

[49] NISSEN, I. L., 458.

[50] Voy. VARRON, R. R., I, XVII, 4 et 5 ; II, X, 4.

[51] NISSEN, I. L., 452.

[52] NISSEN, I. L., 439.

[53] VARRON, R. R., I, II, 7.

[54] FRANCHINA, Les conditions économiques de la Sicile à l'époque de Verrès, Palerme, 1897, I, 26.

[55] VARRON, R. R., I, XI, 15.

[56] Voyez tout le second livre de Varron et spécialement, II, II, 7 et suiv., II, III, 8 et suiv., II, VII, 16 ; II, X, 3 ; II, X, 10.

[57] VARRON, R. R., II, préf., 6 ; II, II, 20 ; CORNELIUS NEPOS, Att., XIV, 3.

[58] VARRON, R. R., II, VI, 1.

[59] VARRON, R. R., II, préf., 6.

[60] CICÉRON, Pro lege Man., VII, 18 ; VALERIUS MAXIMUS, VI, IX, 7.

[61] Voy. CICÉRON, De off., II, XVI, 57.

[62] VARRON, R. R., III, VI, 6 ; III, V, 8 ; III, II, 16.

[63] SALLUSTE, Cat. C., 11 ; CICÉRON, in Cat., II, IX, 20.

[64] Par exemple, Ventidius Bassus, AULU-GELLE, XV, 4.

[65] Par exemple, VARRON, De re rust., III, XVI, 10, le père de Virgile Donatus, p. 54, 10.

[66] Un grand nombre des faits cités ici pour documenter le commencement de ce mouvement de mœurs et de fortunes appartiennent à une époque un peu plus récente ; mais j'ai cru pouvoir m'en servir parce qu'il m'a paru vraisemblable que ce changement qui était déjà accompli entre l'an 50 et l'an 40 avant Jésus-Christ ait commencé entre 80 et 70, c'est-à-dire à une époque où la crise révolutionnaire avait été surmontée et où une nouvelle génération arrivait avec des forces nouvelles pour continuer l'œuvre de la précédente. Varron en effet, dans son livre si précieux sur l'agriculture auquel j'ai beaucoup puisé, résume tous les progrès accomplis pendant sa génération.