GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE IV. — MARIUS ET LA GRANDE INSURRECTION PROLÉTAIRE DE L'ANTIQUITÉ.

 

 

Justement alors, un siècle avant Jésus-Christ, l'Italie semblait entraînée avec une rapidité grandissante vers la catastrophe terrible, redoutée depuis si longtemps. Sans doute tout n'était pas décadence et ruine ; la nation, même au milieu de tant de malheurs, prenait son développement. La diffusion de la philosophie grecque, les progrès de l'instruction et de la richesse rendaient plus sensibles la sévérité du droit antique et certaines superstitions barbares qui infligeaient des souffrances sans utilité pour personne. L'abolition des sacrifices humains, dont quelques vestiges subsistaient encore, allait être décrétée[1]. Le droit était en progrès grâce aux préteurs qui s'inspiraient de plus en plus dans leurs édits des principes de l'équité ; grâce aussi à des lois réformatrices, telles que la loi Æbutia qui, à peu près à cette époque, avait aboli la vieille procédure rigide et pédantesque des legis actiones, et avait institué à sa place une procédure plus flexible et plus rationnelle[2]. De même la culture littéraire et artistique faisait des progrès considérables. Les nobles et les riches commencèrent à construire à Rome d'élégants palais où, au lieu du travertin du pays, ils employaient les plus beaux marbres de l'étranger comme ceux de l'Hymette[3] ; de grands seigneurs prirent plaisir à composer des livres, des histoires, des traités, des poésies en grec et en latin ; on entendait maintenant au forum des orateurs tels qu'Antonius et Licinius Crassus qui avaient étudié avec soin les modèles grecs[4] ; la connaissance et le goût des arts de la Grèce et de l'Asie se répandaient de plus en plus ; des sculpteurs et des peintres grecs, parmi lesquels une femme, Iaia de Cyzique[5], travaillaient en foule pour les riches de Rome. Mais en même temps on voyait augmenter le désordre économique, moral et politique. La débauche ruinait presque toute la noblesse historique de Rome et l'obligeait à vivre d'expédients, de dettes, de concussions, de rapines[6] ; à rechercher les amitiés et les mariages avec les obscurs mais richissimes fermiers et financiers. Beaucoup d'agriculteurs lisaient les écrits des agronomes grecs ou le manuel d'agriculture composé par le Carthaginois Magon, et qui avait été traduit sur l'ordre du Sénat. Ils empruntaient un petit capital, plantaient des oliviers et de la vigne, s'ingéniaient à cultiver mieux ; mais l'inexpérience, le manque de routes, l'organisation imparfaite du commerce, les fortes usures empêchaient ces expériences d'aboutir et ruinaient souvent ceux qui les avaient faites[7]. La loi de Spurius Thorius qui avait converti une si grande partie du domaine public en propriété privée avait encouragé les propriétaires à la dépense et, après un soulagement passager, elle les appauvrissait définitivement. Tous les ans s'ouvraient à Rome, dans les villes latines et dans les villes alliées, de nouvelles écoles de rhétorique où les étudiants étaient de plus en plus nombreux, et où se formaient une langue et une éloquence nationales[8] ; le latin gagnait du terrain, comme langue parlée et comme langue écrite, sur le sabellique et sur l'osque[9] ; mais beaucoup de ces jeunes avocats ne trouvaient pas de protecteurs pour les faire arriver, ni de clients à défendre. L'émigration dans les provinces augmentait ; beaucoup d'Italiens s'enrichissaient à Délos dans le commerce des esclaves, achetant et vendant les hommes volés par les pirates sur toute la côte de la Méditerranée ; beaucoup s'enrichissaient en Égypte et surtout en Asie. L'exploitation financière de l'ancien royaume de Pergame, grâce aux lois de Caius Gracchus, donnait de grands profits ; les fermiers, tous Romains et Italiens, soutenus par les gouverneurs, pillaient la province, y commettaient toute espèce de fraude et de violence, poussaient les indigènes à faire des dettes pour payer les impôts, leur empruntaient l'argent et peu à peu leur prenaient leurs biens, s'entendaient même avec les pirates pour qu'ils missent partout la main sur des hommes qu'on revendrait en Italie. De grandes fortunes se faisaient ; mais beaucoup aussi s'effondraient ; et tant de richesses accumulées par la fraude et la violence, à côté de tant de ruines, augmentaient partout l'âpre irritation des esprits. Les déclassés, les désespérés, les marchands faillis, les propriétaires ruinés encombraient de plus en plus l'Italie à côté d'un petit nombre de parvenus millionnaires. Partout la petite propriété disparaissait ; une oligarchie de capitalistes, composée d'un peu de noblesse romaine, des restes des anciennes noblesses locales d'Italie, de chevaliers[10], de plébéiens[11], d'affranchis, accaparait les terres en Italie, pillait l'Asie et amassait d'immenses richesses au milieu de la haine universelle.

Cependant les finances publiques étaient ruinées et l'armée désorganisée ; la flotte qui avait vaincu Carthage pourrissait dans les ports d'Italie ; Rome ne parvenait pas à dompter les révoltes d'esclaves qui éclataient à tout moment en Sicile et en Campanie ; Mithridate, toujours actif, avait profité de la guerre cimbrique pour rompre son alliance avec le roi de Bithynie et s'emparer de la Cappadoce. En Italie la rivalité entre les financiers et la noblesse historique s'envenimait. Les chevaliers, fiers de leurs richesses, de leurs clientèles, du droit de juger les procès, tout en lui abandonnant les magistratures pour se donner aux affaires, se considéraient comme les égaux ou les supérieurs de la noblesse historique ruinée[12] ; et avaient probablement beaucoup contribué aux récents succès du parti populaire et aux réélections triomphales de Marius qui sauvait l'Italie. Par représailles, une partie de la noblesse historique, dégoûtée de ce désordre universel, dont l'argent était le facteur le plus visible, aigrie par sa pauvreté et par l'insolence des parvenus, regrettait sa grandeur et sa puissance de jadis. Elle se plaignait que de vils richards fussent les maîtres de tout, même de la justice ; elle réclamait des lois sévères contre les abus du capitalisme ; elle gardait rancune aux nobles qui, comme Caïus Julius César, s'alliaient par les amitiés et par les mariages à ces riches chevaliers sans ancêtres[13] ; ou qui renonçaient à leur rang pour devenir hommes d'affaires[14]. Le parti populaire, fort du mécontentement général, depuis dix ans harcelait la noblesse d'accusations et de lois de persécution ; mais ce parti lui-même était trop déchu de la grandeur qu'il avait eue au temps des Gracques ; et il en revenait toujours à répéter ses invectives contre les nobles, à proposer des lois agraires, mais sans jamais tenter sérieusement de les faire aboutir, ce qui d'ailleurs eût été inutile, car ce n'étaient plus des terres à cultiver de leurs bras que voulaient les pauvres, mais des rentes n'exigeant plus de travail[15]. Deux hommes violents et impudents, Saturninus et Glaucia, conduisaient alors ce parti. Du reste, malgré ses protestations et malgré les scandales, les aventuriers, les ambitieux, les scélérats envahissaient les magistratures et chassaient de partout les hommes honnêtes, à qui il ne restait d'autre consolation que de se lamenter sur les misères du temps. La justice n'était plus qu'un instrument d'oppression entre les mains des riches et des puissants ; la violence, la fraude, la corruption électorale s'étendaient partout ; l'argent devenait à Rome, comme autrefois à Carthage, le but unique de la vie et la mesure suprême de la valeur personnelle. Et quelle folie que celle de tant de gens qui abandonnaient leur position modeste mais sûre d'agriculteurs pour tenter la fortune incertaine des affaires, ou qui se ruinaient pour donner une belle éducation à leurs enfants. Ceux-ci, orgueilleux de leur savoir, prétendaient bientôt acquérir en peu d'années puissance et richesse en bavardant sur le forum. Dans les hautes classes surtout, c'était une opinion commune que la diffusion de la culture était un mal, parce qu'elle faisait des révoltés, des déclassés[16] et des scélérats. Celui qui étudie le grec devient une canaille[17], disait-on communément. En effet, la faiblesse de la répression encourageant les scélérats, les crimes, les empoisonnements, les vols, les assassinats, les drames de familles devenaient plus nombreux. La famille romaine ne remplissait plus les fonctions disciplinaires et judiciaires que la constitution lui attribuait autrefois ; les tribunaux domestiques n'étaient plus qu'un souvenir du passé ; les pères de famille non seulement ne savaient plus tenir sévèrement leurs femmes et leurs enfants, mais ils n'arrivaient même pas à s'en faire respecter. Beaucoup de fautes commises par les femmes et les jeunes gens demeuraient ainsi impunies, parce que le législateur ne s'en occupait pas encore et que la famille ne s'en occupait plus. Les délits même prévus par la loi demeuraient presque toujours impunis, s'ils étaient commis par des citoyens romains. L'ancien droit pénal grossier et expéditif ne connaissait d'autres peines corporelles que les coups ou la mort — car la prison n'était pas une peine et les accusés n'y restaient que pour attendre leur jugement, l'acquittement ou la condamnation aux verges et au supplice. Ainsi quand on eut décidé que les citoyens romains ne pouvaient plus être ni flagellés ni condamnés à mort, il ne resta plus que l'exil comme peine à appliquer à leurs délits, et l'exil tel qu'il avait été autrefois, quand Rome était une ville isolée au milieu de villes ennemies, l'exil à Preneste ou à Naples ! Et puis, au moyen d'intrigues et de corruptions, il était si facile aux coupables de se faire absoudre et d'échapper même à ce doux châtiment. En somme les citoyens romains n'étaient plus soumis à aucune loi pénale, ce qui nous explique pourquoi on désirait de plus en plus obtenir le titre de citoyen romain. C'était une aspiration révolutionnaire qui grandissait dans la classe moyenne de l'Italie, au grand effroi des conservateurs, alors que les distinctions entre citoyens romains, latins, alliés et sujets perdaient leur raison d'être à cause de l'unification économique et morale du pays, et que l'ancienne organisation politique de l'Italie devenait la charpente vermoulue et pourrie d'un État prêt à tomber en ruine. Criblée de dettes, croyant guérir tous ses maux par le droit de cité, abandonnée par les noblesses locales qui pendant tant de siècles l'avaient protégée et qui étaient en train de disparaître, la classe moyenne de toute l'Italie était travaillée par un esprit grandissant de haine contre Rome et son oligarchie politique. La confusion des idées qui naissait de cette lutte désordonnée de tant d'intérêts et d'ambitions était encore accrue par les innombrables doctrines contradictoires des philosophes grecs à qui beaucoup avaient recours pour s'orienter, si bien que chaque personne cultivée avait sa façon particulière de juger le mal présent ; et les théories jetaient une brume sur le peu de clarté qui restait encore dans les idées. On discutait sans fin sur les malheurs de Rome, mais personne n'agissait ; tous les esprits s'énervaient dans une inertie maladive que bien des gens essayaient de secouer, en regrettant désespérément le beau temps passé, et en invoquant naïvement un génie sauveur. Un homme, Caius Gracchus — on faisait retomber toute la faute justement sur le plus grand politique de Rome — avait été selon les hommes éclairés la cause de toutes les misères présentes ; il avait ruiné l'État avec les lois sur les blés ; il avait rendu la ploutocratie toute-puissante avec la loi judiciaire ; il avait déchaîné la démagogie, désorganisé l'armée, et livré les provinces au pillage des financiers[18]. Il fallait un autre homme pour sauver l'Italie.

Marius, exalté par ses grands succès militaires, se fit illusion en croyant qu'il pourrait être ce sauveur et il voulut un sixième consulat. Orgueilleux et impérieux, il ne s'était jusque-là rangé dans aucun parti, et n'en avait pas eu besoin, car tant que la guerre cimbrique avait duré, il avait accepté les suffrages du parti populaire sans les rechercher[19]. Mais, la guerre finie, la situation était changée ; l'empressement et la spontanéité de tant de citoyens qui avaient peur des Cimbres avaient disparu ; et cette fois, pour obtenir son consulat, Marius dut solliciter l'appui d'un parti. Il n'eut pas l'embarras du choix. Le parti conservateur ne lui pardonnait pas d'avoir été pendant quatre ans le héros populaire. Le parti des modérés ne comptait pour rien alors, comme dans toutes les grandes crises historiques. Restait le parti démocratique, le seul qui pût l'accueillir. Marius, Saturninus et Glaucia s'allièrent ; Marius fut élu consul, Saturninus tribun du peuple, Glaucia préteur, et ils inaugurèrent ensemble le gouvernement populaire de l'an 100, où le vainqueur des Cimbres devint presque l'instrument des deux démagogues[20]. Saturninus proposa une loi agraire qui, semble-t-il, assignait aux Romains et aux Italiens pauvres les terres de la Gaule transpadane dévastée par les Cimbres ; une loi sur les blés qui diminuait le prix du blé vendu par l'État à Rome ; une loi coloniale qui, reprenant une idée de Caius Gracchus, créait avec les vétérans de Marius des colonies en Grèce, en Macédoine, en Sicile, en Afrique[21]. Ces projets n'étaient pas dénués de sagesse ; mais ils ne purent pas être discutés pacifiquement à cause de la longue exaspération des esprits. Les conservateurs et le parti populaire en vinrent bientôt à la violence ; Saturninus et Glaucia en profitèrent pour faire approuver leurs lois en appelant à Rome des bandes de paysans armés. Bien plus, aux élections pour le consulat de 99, Saturninus, donnant ainsi le signal de la révolte ouverte, fit, dit-on, tuer Caius Memmius, homme de bien et très estimé qui se présentait contre Glaucia. C'en était trop. Le public fut effrayé ; surtout les riches capitalistes[22], qui jusque-là avaient prêté main forte au parti populaire. Le Sénat décréta l'état de siège, et les hommes le plus en vue prirent les armes. Marius dut se mettre à la tête des sénateurs et des chevaliers pour réprimer la révolte de ses amis ; mais il agit avec tant d'hésitation et de faiblesse que le parti conservateur le crut au fond complice des rebelles, tandis que les démocrates avancés le considérèrent comme un traître, parce que ce fut lui finalement qui eut raison de la révolte et qui fit tuer Saturninus et Glaucia[23].

Cette même année si troublée où Marius était consul, son beau-frère Caius Julius César avait de sa femme Aurélia un enfant auquel on donna le nom de son père[24].

La peur de la révolution détacha du parti populaire le public effrayé, surtout les riches financiers ; Marius, devenu suspect à tous un an après son triomphe cimbrique, partit pour un long voyage en Orient ; le parti conservateur revint au pouvoir et tenta, pour gagner la faveur du public, de fortifier la politique extérieure. Il fit refuser sagement par le Sénat la Cyrénaïque que Ptolémée Apion avait léguée en mourant en 96 au peuple romain parce qu'il ne voulait pas, au milieu de tant de difficultés, avec les finances et l'armée désorganisées, se charger de la pacification d'un pays à demi barbare et plein de désordre ; mais il voulut rétablir définitivement l'autorité de nome en Orient, et ordonna en 95, sérieusement cette fois, à Nicomède de restituer ce qu'il avait pris. La Galatie fut rendue aux tétrarques, la Paphlagonie fut déclarée libre ; la Cappadoce fut mise sous le gouvernement d'Ariobarzane, noble persan que l'on fit roi[25] ; et quand deux ans plus tard Mithridate ayant conclu une alliance avec Tigrane, roi d'Arménie, envahit la Cappadoce et en chassa Ariobarzane, le parti aristocratique agit de nouveau avec énergie, et envoya le propréteur Lucius Cornélius Sylla, avec une petite armée, pour rétablir Ariobarzane sur le trône[26]. Mais ces succès de la politique extérieure ne suffisaient pas pour tranquilliser l'Italie où la misère croissait. Le désir d'obtenir le droit de cité tourmentait de plus en plus les Italiens par haine de la petite oligarchie romaine. Le parti populaire s'efforçait de recouvrer le pouvoir ; Marius de retour d'Orient ne se résignait pas à n'être plus, de son vivant, qu'un personnage historique ; la haine s'envenimait entre la noblesse historique et les financiers que la peur de la révolution de Saturninus avait rendus conciliants pendant quelque temps. En 93, un petit événement, le procès de Publius Rutilius Rufus, fit éclater les choses, provoquant la crise épouvantable redoutée depuis si longtemps. Noble et conservateur sans tache et sans peur, honnête homme, ennemi des démagogues et des capitalistes, admirateur intransigeant du passé, Rufus, pendant qu'il gouvernait l'Asie comme legatus pro prætore, avait réprimé avec énergie les abus des financiers italiens. Pour se venger ceux-ci, à son retour à Rome, le firent accuser de concussion par un misérable et le firent condamner par leurs amis qui siégeaient au tribunal. Rufus prit le chemin de l'exil ; mais à Rome la meilleure partie de la noblesse, exaspérée par cette monstrueuse injustice qui renversait les derniers restes de l'ordre moral, comprit qu'il fallait agir et lutter ; et un noble de beaucoup d'ambition et d'audace, Livius Drusus, élu tribun pour l'année 91, imagina de reprendre contre les financiers la politique de Caius Gracchus contre les grands propriétaires fonciers. Il chercha à établir une alliance entre une partie de la noblesse et le parti populaire en proposant plusieurs lois qui devaient lui procurer la faveur du peuple et parmi lesquelles étaient deux lois capitales ; l'une qui enlevait aux chevaliers le pouvoir judiciaire ; l'autre qui accordait enfin le droit de cité aux Italiens. L'idée de l'émancipation de l'Italie avait fait de grands progrès, mais avait encore beaucoup d'ennemis. Parmi les nobles plusieurs étaient favorables, parce qu'ils considéraient la réforme comme nécessaire et juste malgré ses dangers[27]. Mais un grand nombre s'y opposaient par esprit de tradition, craignant que le désordre démagogique ne fût encore accru par cette augmentation du nombre des électeurs pauvres et ignorants[28]. Au contraire, les financiers et les Italiens très riches en étaient les adversaires acharnés ; ils craignaient assurément que la réforme politique ne fa suivie d'une révolution sociale ; et que les Italiens, dont le plus grand nombre étaient pauvres et endettés, ne fissent, après s'être emparés du pouvoir, voter des lois agraires et l'abolition des dettes[29]. Il en résulta une agitation terrible dans laquelle la noblesse se divisa. Ces haines qui s'étaient accumulées depuis si longtemps prirent feu de toutes parts, et un matin Livius fut poignardé par un inconnu dans sa maison. Au milieu du tumulte produit par cet assassinat dans le parti de Livius, les chevaliers firent approuver à la hâte une loi qui instituait un tribunal extraordinaire, pour juger ceux qui étaient suspects de favoriser les Italiens ; et à l'aide de cette loi poursuivirent et exilèrent tous ceux qui étaient leurs adversaires dans la noblesse et dans le parti populaire[30].

Mais alors la haine contre Rome et son oligarchie politique, accumulée depuis longtemps, éclata de toutes parts. L'Italie méridionale, c'est-à-dire les régions qui avaient le plus souffert de la crise économique et morale, et où les soutiens de l'ancien ordre de choses étaient le plus lésés, lasse enfin d'attendre si longtemps, prit les armes pour la cause commune des Italiens contre Rome, contre les villes alliées et les colonies latines de l'Italie centrale et septentrionale qui lui restaient fidèles presque toutes[31]. Rome fut prise d'épouvante ; pour un instant les querelles de partis s'apaisèrent ; on rappela en Italie les légions disséminées dans l'empire et les contingents maritimes qui étaient à Héraclée, à Clazomène et à Milet[32] ; on arma les hommes libres et les esclaves. Marius lui-même, pour conserver son crédit, dut demander un commandement. Une guerre terrible commença, pendant laquelle les généraux romains ravagèrent l'Italie sans merci, incendiant les fermes, saccageant les villes, capturant les hommes, les femmes et les enfants pour les vendre ou pour les envoyer comme esclaves dans les ergastules de leurs propres domaines[33]. C'est dans cette guerre que fit ses premières armes un jeune homme très cultivé, né en l'an 106, appartenant à une famille aisée d'Arpinum et qui se nommait Marcus Tullius Cicéron[34]. Néanmoins cette guerre d'extermination au cœur même de l'Italie eut un effet salutaire ; elle fit prévaloir dans la noblesse le parti qui était opposé aux financiers, et favorable au droit de cité italique. On s'aperçut bien vite qu'il fallait dompter la révolte par des concessions et non par le fer. Le consul Lucius Julius César put, en 90, faire approuver une loi établissant que le droit de cité s'étendrait aux villes restées fidèles à Rome ; peu de temps après, à la fin de la même année ou au commencement de la suivante, cieux tribuns du peuple proposèrent la loi Plautia-Papiria, d'après laquelle tout citoyen des villes alliées, domicilié en Italie, pouvait acquérir le droit de cité à la condition d'en faire la déclaration dans les soixante jours au préteur à nome. La réaction s'accentua bien vite ; en 89, une lex Plautia enleva les tribunaux aux chevaliers et décida que les juges seraient élus par les tribus de chaque catégorie[35]. Ce fut peut-être cette même année que le consul Cneius Pompée Strabon proposa d'accorder aux villes de la Gaule cisalpine les mêmes droits qu'aux colonies latines pour les soustraire à l'obligation de la levée et pour compenser les pertes du recrutement qui provenaient de la rébellion des alliés[36]. Tant de concessions contribuèrent plus que les opérations militaires à finir la guerre, et il n'y eut bientôt plus que les Samnites et les Lucaniens qui restèrent sous les armes.

L'Italie commençait à peine à se remettre de cette épouvante quand il en arriva une autre encore plus terrible. Mithridate avait été surpris par la guerre sociale alors qu'il était tout occupé à préparer une grande guerre pour chasser Rome de l'Asie. C'était un dessein audacieux, mais le moment paraissait si propice ! L'admiration que l'on avait eue pour Rome dans le monde grec pendant les cinquante années qui avaient suivi Zama s'était changée en haine depuis la destruction de Carthage et de Corinthe[37] ; l'Asie était épuisée par l'exploitation des capitalistes romains ; la puissance de lionne déclinait partout. Mithridate, au contraire, pouvait recruter une grosse armée dans son pays et parmi les Barbares ; il faisait construire une flotte puissante sur les bords de la mer Noire et avait en Crimée le grenier de guerre nécessaire pour entretenir de grosses armées en campagne sans affamer le Pont. Cependant quand la guerre sociale éclata il n'était pas encore prêt, et en attendant il avait aidé un frère mineur du roi de Bithynie à s'emparer du royaume de celui-ci, et d'accord avec Tigrane il avait reconquis la Cappadoce, y avait mis son fils sur le trône. Il espérait que Rome n'interviendrait pas. Mais le parti aristocratique, qui voulait montrer de la vigueur dans la politique extérieure, avait envoyé de Rome en 90 Manius Aquilius, à la tête d'une ambassade pour rétablir les deux rois dans leurs États avec l'aide de la petite armée du proconsul Lucius Cassius. Cassius et Aquilius accomplirent facilement leur mission[38] ; mais Aquilius, général aussi cupide que vaillant, n'était pas venu en Orient pour se contenter de l'argent que lui promettait Nicomède ; il voulait une grosse guerre avec Mithridate et il poussa Nicomède et Ariobarzarne à faire des incursions dans le Pont. Les deux rois hésitaient ; mais Nicomède devait aux banquiers romains d'Éphèse de grosses sommes d'argent qu'il avait empruntées pendant son exil pour préparer son retour à Rome et en Asie ; Aquilius lui en fit réclamer le payement, si bien que Nicomède prit le parti de payer avec le butin d'une razzia dans le Pont[39]. Mithridate, cependant, à la fois pour gagner du temps et pour mettre les torts du côté de son adversaire, envoya demander à Aquilius une indemnité modeste et équitable, qui fut refusée. Alors à la fin de l'année 89 se jugeant prêt, il fit envahir la Cappadoce par son fils et envoya demander avec énergie réparation à Aquilius. Manius ayant répondu à Mithridate par l'intimation de se soumettre sans condition, la guerre fut déclarée[40]. Mais quand elle commença au printemps de 88, Mithridate avait une flotte de 400 navires toute prête, et une de ces armées démesurées que la stratégie d'Orient croyait formidables à cause du nombre, de même que la stratégie moderne considère pour la même raison comme invincibles les armées dont l'Europe est couverte. Il avait, dit-on, 300.000 hommes, mercenaires grecs, cavaliers arméniens, fantassins cappadoces, paphlagoniens, galates, scythes, sarmates , thraces, bastarnes et celtes[41]. Manius Aquilius, au contraire, n'avait pu recueillir pendant l'hiver qu'une faible flotte bithyno-asiatique et une armée d'à peine 200.000 hommes, y compris l'armée du roi de Bithynie composée de jeunes recrues asiatiques, encadrées dans de faibles contingents romains. Les quatre corps qui composaient l'armée romaine furent défaits ou se défirent en quelques semaines ; la flotte romaine se rendit à la flotte du Pont ; le roi de Bithynie s'enfuit en Italie ; les généraux romains furent faits prisonniers, et Mithridate envahit l'Asie[42].

La répercussion de cette défaite fut terrible en Italie. La guerre sociale avait déjà ruiné un grand nombre de gens et causé des pertes sérieuses aux riches citoyens qui avaient des propriétés dans l'Italie méridionale ; maintenant l'invasion de l'Asie rendait stériles les capitaux immenses placés par les financiers dans cette province. Une crise économique et des désordres terribles éclatèrent ; les publicains ne pouvaient plus payer ; la misère croissant, les autres impôts ne l'apportaient guère et les caisses de l'État étaient vides ; les capitalistes effrayés cachaient leur argent, ne voulaient plus prêter et s'efforçaient au contraire de faire rentrer leurs créances ; la monnaie devenait rare à Rome et celle qui circulait était le plus souvent fausse ; un préteur qui voulait réfréner la cruauté des créanciers fut assassiné, un matin, par une poignée de capitalistes tandis qu'il offrait un sacrifice ; Rome était pleine de tumultes, d'assassinats, de vols, de rixes entre les vieux et les nouveaux citoyens. Ceux-ci étaient encore plus exaspérés que ceux-là parce que le Sénat, au lieu de les inscrire aussitôt dans les trente-cinq tribus, temporisait et étudiait différents projets de lois qui auraient rendu inutile leur nouveau droit. Il s'agissait de les inscrire tantôt dans dix tribus nouvelles, tantôt dans huit des trente-cinq tribus anciennes[43]. Il arriva bientôt d'Orient des nouvelles encore plus terribles. Il ne s'agissait plus là-bas d'une guerre avec un autre État, mais d'une véritable révolution contre la ploutocratie romaine. Mithridate avait voulu être non seulement le héros de l'hellénisme, mais encore l'exterminateur de la ploutocratie cosmopolite aux yeux des artisans, des paysans, de la classe moyenne, des marchands et des propriétaires d'Asie, opprimés par les banquiers romains et les usuriers indigènes, juifs et égyptiens. Il avait envoyé à tous les gouverneurs des provinces conquises l'ordre secret de préparer pour le trentième jour après la date de la lettre le massacre général des Italiens ; on avait habilement excité la plèbe déjà exaspérée par la condamnation de son bon protecteur Rutilius Rufus promettant la liberté ou la remise de leurs dettes aux esclaves et aux débiteurs qui auraient tué leurs créanciers. Et au jour fixé 100.000 Italiens, hommes, femmes, enfants, avaient été attaqués, égorgés, noyés, brûlés vifs par le peuple furieux dans toutes les villes grandes et petites de l'Asie ; leurs esclaves avaient été délivrés, leurs biens partagés entre les villes et le fisc royal, ainsi que ceux des autres capitalistes non italiens et que les dépôts des banquiers juifs dans l'île de Coos[44]. Cependant l'esprit de révolte gagnait la Grèce par contagion, et le peuple d'Athènes s'insurgeait, excité par les philosophes et les professeurs, bientôt aidé par Mithridate qui envoya en Grèce son général Archélaüs avec une flotte et une armée pour soumettre les villes qui ne s'étaient pas encore révoltées contre les Romains, et pour conquérir Délos et la dévaster[45]. Une grande guerre commençait pour la domination du monde hellénique entre le monarque asiatique aidé par une plèbe révolutionnaire et la ploutocratie italique aidée par une aristocratie en dissolution et une démocratie en formation, tandis que la classe intellectuelle, les lettrés et les philosophes de profession si nombreux en Orient se seraient, comme dans toutes les luttes sociales, rangés les uns d'un côté, les autres de l'autre, chacun selon ses sympathies, ses intérêts et ses relations.

Le Sénat se hâta d'aviser ; il ordonna des levées ; il chargea Sylla, qui en 88 était consul, de diriger la guerre et, comme le Trésor était vide. il vendit toute la mainmorte romaine, tous les biens que les temples possédaient à Rome[46]. Mais les esprits étaient si troublés en Italie que dans ce moment terrible, alors que l'empire était menacé, les partis s'abandonnèrent aux projets les plus insensés et aux démarches les plus criminelles, pour satisfaire leurs haines et leurs ambitions. Les Samnites et les Lucaniens, encore sous les armes, envoyaient à Mithridate des ambassadeurs pour lui proposer leur alliance. Un grand nombre d'Italiens ruinés, poussés par la haine pour le parti conservateur qui cherchait à éluder la concession du droit de cité, et par le besoin de gagner leur vie d'une façon ou d'une autre, s'enfuyaient en Asie et s'enrôlaient dans l'armée de Mithridate[47]. A Rome une partie des chevaliers, irrités d'avoir perdu le pouvoir judiciaire, préparaient pour le reconquérir une révolution d'accord avec Marius qui, furieux d'être oublié de la foule, l'esprit affaibli par l'ivresse à laquelle il s'adonnait, rêvait d'enlever à Sylla le commandement de la guerre contre Mithridate, de s'emparer des immenses trésors du roi de Pont et de revivre les grandes journées du triomphe cimbrique[48]. Ils trouvèrent enfin leur instrument en Publius Sulpicius Rufus, noble qui s'était fait ardent démagogue à cause de ses dettes, semble-t-il, et de ses rancunes personnelles, et qui était alors tribun du peuple. Sous prétexte de donner enfin satisfaction aux nouveaux citoyens, Rufus proposa une loi d'après laquelle les Italiens seraient répartis parmi les trente-cinq tribus, et il la fit approuver en soudoyant des bandes de brigands qui terrifièrent les électeurs et firent violence aux consuls. Ceux-ci furent obligés d'abandonner Rome ; Sylla alla rejoindre l'armée qu'il était en train de former à Nola. Mais Marius, resté maître de Rome avec Rufus, fit approuver une loi qui lui conférait le commandement de la guerre d'Orient, et aussitôt il envoya à Sylla l'ordre de lui livrer les légions.

 

 

 



[1] Elle fut décrétée en 97 avant Jésus-Christ. Voyez PLINE, H. N., XXX, I, 12.

[2] BONFANTE, D. R., 493.

[3] PLINE, H. N., XXXVI, III, 7.

[4] CICÉRON, De orat., I, 4, 14.

[5] BRUNN, G. G. K., II, 304.

[6] CICÉRON, De off., II, 14, 50 ; DRUMANN, G. R., IV, 6 et 420 en donnent des exemples.

[7] VARRON, De re rust., I, 8, 1, dit que de son temps, c'est-a-dire à une époque où, comme nous le verrous, les vignes étaient déjà une grande richesse pour l'Italie, beaucoup de gens affirmaient que la viticulture n'était pas rémunératrice en Italie. Cette opinion était certainement un souvenir des déceptions éprouvées par les cultivateurs qui tentèrent les premiers de faire de la viticulture en grand.

[8] SUÉTONE, De clar. rh., 1 et 2 ; CICÉRON, Brut., 46, 160 ; Voyez aussi CICÉRON, De or., I, 4.

[9] BUDINNSKZI, Die Ausbreitung der lateinischen Sprache, 22-26.

[10] CICÉRON, Pro Cluent., 56,253. Il me parait vraisemblable que le Mécénas dont parle ici Cicéron soit l'aïeul du fameux ami d'Auguste, qui était chevalier de naissance.

[11] Voyez le cas de ce Caïus Octavius, financier à Velletri, qui fut le grand-père d'Auguste. DRUMANN, G. R., IV, 229 et suiv.

[12] Voyez CICÉRON, Pro Cluen., LVI, 153 ; Pro Rab. Pos., VII, 16.

[13] Ces relations de la famille de César avec les parvenus de la finance et de la politique, qui ont de l'importance pour l'histoire de César, sont démontrées par le mariage de la sœur de C. J. César le père avec Marius ; par les fiançailles du jeune César avec Cossutia, riche héritière, fille d'un financier (SUÉTONE, César, 1) ; par le mariage d'Atia, nièce de César, avec Caïus Octavius, fils d'un riche financier de Velletri (DRUMANN, G. R., IV, 229 et suiv.). Nous verrons que d'autres faits confirment cette supposition.

[14] Par exemple le père de Lucius Calpurnius Pison, consul en 58, CICÉRON, in Pis., 36, 87.

[15] LANGE, R. A., III, 72 et suiv.

[16] Voyez dans SUÉTONE, Decl. rh., 1, l'édit contre les écoles de rhétorique latine à Rome publié par les censeurs Cnéius Domitius Ænobarbus et Lucius Licinius Crassus en 92, qui est bien l'expression des idées les plus répandues à cette époque. Voyez aussi dans CICÉRON, De or., III, 24, les explications que donne Crassus au sujet de cet édit.

[17] CICÉRON, De or., II, LXVI, 265.

[18] Voyez DIODORE DE SICILE, XXXIV, fr. 25.

[19] NICCOLINI, S. I. F. C., V, 461, a démontré que Plutarque, Mar., 14, s'est trompé en disant le contraire des ennemis de Marius.

[20] APPIEN, B. C., I, 28, 33, et PLUTARQUE, Mar., 28. 30, racontent d'une façon très différente les événements de cette année-là. Voyez dans la fine analyse de NICCOLINI, S. I. F. C., V, 458, les raisons pour lesquelles il convient de s'en rapporter à Appien.

[21] LANGE, R. A., III, 77, 79 ; NICCOLINI, S. I. F. C., V, 477 et suiv. ; NEUMANN, G. R. V., 420 et suiv.

[22] PLUTARQUE, Mar., 30 ; CICÉRON, Pro Rab. perd., 9, 27.

[23] NICCOLINI, S. I. P. C., V, 485.

[24] J'adopte comme date de la naissance de César l'an 100 ayant Jésus-Christ, qui est donné par la tradition, Il y a de bonnes raisons pour mettre cette naissance en l'an 102 ; mais une rectification de cette date ne change rien à l'histoire de l'homme ni de l'époque.

[25] REINACH, M. E., 100, 101.

[26] REINACH, M. E., 100, 101.

[27] Par exemple Sextus Pompeius, oncle du célèbre Pompée. DRUMANN, G. R., IV, 317.

[28] LANGE, R. A., III, 88.

[29] Cela résulte de ce que dit APPIEN, B. C., I, 37.

[30] NEUMANN, G. R. V., 450 et suiv. Les historiens diffèrent cependant dans leurs jugements sur Livius Drusus. Les uns le considèrent comme un homme de mérite, les autres comme un ambitieux peu sérieux.

[31] APPIEN, B. C., I. 39 ; CANTALUPI, M. S., 4 et suiv.

[32] MEMNON, 29 ; C. I. L., I, 203.

[33] Voyez CICÉRON, Pro Cluent., VII, 21 ; et le cas de Ventidius Bassus. AULU-GELLE, XV, 4.

[34] CICÉRON, Phil., XII, XI, 27.

[35] LANGE, R. A., III, 113.

[36] ASCONIUS, in Pison., p. 3 (Or.). CANTALUPI, M. S., 40, donne cette loi comme étant de l'an 87 ; mais il me parait plus vraisemblable de lui donner comme date l'année du consulat de Strabon.

[37] POLYBE, XXXVII, 1.

[38] APPIEN, Mith., 11 ; TITE-LIVE, P., 74.

[39] APPIEN, Mith., 11.

[40] REINACH, M. E., 110.

[41] REINACH, M. E., 122, n. 1. Ces chiffres des armées donnés par les écrivains de l'antiquité sont certainement exagérés.

[42] REINACH, M. E., 123-128.

[43] Par cette fine hypothèse CANTALUPI, M. S., 5 et suiv., me parait concilier la divergence qui existe entre APPIEN, B. C., I, 49, et VELLEIUS, II, 20. Voyez sur cette crise économique et politique, NEUMANN, G. R. V., 504 et suiv.

[44] APPIEN, Mith., 22, 23 ; PLUTARQUE, Sylla, 24 ; MEMNON, 31 ; JOSEPH, A. J., XIV , VII, 2 ; VALÈRE MAXIME, IX, II, 3.

[45] REINACH, M. E., 133, 134.

[46] APPIEN, Mith., 22. OROSE, V, 18, 27.

[47] FRONTON, Strat., I, III, 17.

[48] PLUTARQUE, Syll., 8.