VIII. La situation intérieure des protestants, sous la royauté de Juillet, fournira un jour à l'historien d'abondants sujets de recherches et de réflexions. Deux questions dans lesquelles, en y regardant bien, venaient se renfermer toutes les autres, furent particulièrement débattues : la question des confessions de foi, et celle de la séparation de l'Église et de l'État. Les Églises de la Réforme doivent-elles avoir une confession écrite et obligatoire sur les articles fondamentaux de la foi ? ou ne doivent-elles poser que la Bible seule comme règle de croyance et d'enseignement ? Au point de vue historique, la question serait bientôt décidée, puisque le protestantisme français a vécu sous le régime d'un formulaire dogmatique depuis l'an 1559 jusqu'en 1802. Mais ce fait, si important qu'il soit, ne pouvait rien résoudre ; car la Réforme ne se dit point immuable, et s'est réservé le droit constant de changer son mode d'organisation, à la seule condition de respecter la souveraine autorité des Écritures. Il en résulta donc une polémique véhémente et souvent reprise. Cette controverse avait déjà commencé avant 1830 ; elle se renouvela sous Louis-Philippe, et n'est pas encore terminée. Partisans et adversaires des confessions de foi invoquent également le témoignage de la Bible ; mais les uns considèrent surtout l'intérêt de l'unité de doctrine, les autres celui du droit d'examen et de la liberté. Les premiers ne comprennent pas qu'il puisse y avoir une Église, dans la vraie acception du terme, quand la chaire est ouverte à des enseignements contradictoires ; les seconds ne comprennent pas davantage que le protestantisme puisse être soumis à une règle qui ne permette plus à chacun de se former par lui-même ses croyances, la Bible à la main. Peut-être, si l'on descendait au fond du débat, reconnaîtrait-on que ces- différences d'opinions tiennent plus encore à la manière de concevoir l'Évangile qu'à celle de le confesser. Les défenseurs des symboles écrits voient des points essentiels là où leurs adversaires ne trouvent que de simples nuances, et ce qui est tout le christianisme pour les uns n'en est pour les autres qu'une interprétation particulière et faillible. Deux hommes qui ont exercé une légitime influence, MM. Stapfer et Samuel Vincent, ont soutenu dans cette controverse les deux thèses opposées. M. Philippe-Albert Stapfer, né à Berne, était devenu Français par un long séjour dans notre pays et par ses constantes sympathies pour les protestants de France. Il leur apporta ce qui leur a trop manqué depuis le dix-septième siècle : des connaissances théologiques nourries aux meilleures sources de l'antiquité chrétienne et de la Réformation. Une partie de sa carrière fut employée à d'importantes affaires de politique et de diplomatie. Nommé ministre de l'instruction publique et des cultes dans son pays natal, à l'époque où le Directoire avait fait de la Suisse une république unitaire, M. Stapfer déploya un grand zèle pour le développement intellectuel du peuple, et un généreux courage contre les prétentions de l'étranger. Appelé ensuite à remplir la charge de ministre plénipotentiaire auprès de Bonaparte, il défendit aussi longtemps que possible, et avec une noble fermeté, l'indépendance des cantons helvétiques contre les exigences croissantes du vainqueur de Marengo. Ces laborieuses négociations ne l'empêchèrent point de consacrer de longues heures à l'étude. Il suivait d'un œil attentif la savante Allemagne dans sa théologie, dans sa philosophie, dans toutes ses évolutions scientifiques, et il se fit jusque dans ses vieux jours un devoir de rester au niveau de la pensée moderne. Éminent par la science, M. Stapfer ne le fut pas moins par la foi. Ces deux grandes forces de l'être humain se prêtèrent dans cette âme d'élite un mutuel secours. Malheureusement il a peu écrit ; sa faible santé ne lui permettait pas de tenir longtemps la plume. Quelques brochures et quelques discours forment la plus grande partie de ses œuvres. On les a recueillies en deux volumes, avec une notice biographique de M. Vinet : apologie empreinte d'une respectueuse affection et d'un rare discernement. M. Stapfer a pris la part la plus dévouée aux travaux des principales associations du protestantisme. Il y exerçait un grand ascendant moral. Son esprit droit, ses vues élevées, son caractère bienveillant, sa fermeté dans les occasions graves, la noblesse de ses sentiments et de ses intentions : tout donnait à sa parole une autorité à laquelle il était honorable de se soumettre. Ce fidèle serviteur de l'Évangile est mort le 27 mars 1840. M. Samuel Vincent, né à Nîmes en 1787, était fils et petit-fils de pasteurs du désert. Il avait puisé dans les traditions paternelles un profond attachement pour cette communion réformée, couverte du sang de tant de martyrs, et qui s'est tenue debout à travers tant d'orages. On a pu avoir d'autres idées que celles du savant pasteur sur quelques articles de dogme et de discipline, mais nul ne saurait lui contester son ferme et invariable désir de rapprocher les membres épars du grand corps de la Réforme française, et d'y faire pénétrer, sous la bénédiction d'en-haut, de nouveaux germes de vie. M. Vincent reproduisait fidèlement la physionomie, les tendances, le caractère des protestants du Midi, qui ont montré tant de fidélité et d'héroïsme dans les jours de la persécution, et qui se distinguaient déjà, vers la fin du seizième siècle, des protestants du Nord. Après avoir fait ses études à l'académie de Genève, il fut appelé, en 1810, à desservir, comme son père et son aïeul, l'Église réformée de Nîmes. Il s'y distingua par la variété de ses connaissances, l'agrément de ses relations privées et son zèle à exciter autour de lui une activité féconde. C'était un homme de méditation et d'impulsion, toujours prêt à verser à pleines mains les utiles pensées qu'il avait recueillies, et qui laissait volontiers à d'autres les honneurs de l'initiative qu'il leur avait donnée. De 1820 à 1823, il publia, sous la forme d'un recueil périodique, des Mélanges de religion, de morale et de critique sacrée, destinés surtout à initier les pasteurs français au mouvement de la théologie allemande dans les quatre-vingts dernières années. La tâche était ingrate. Il fallait en quelque sorte créer son public, avant de pouvoir l'instruire, et M. Samuel Vincent eut lieu de se convaincre qu'il est quelquefois plus difficile d'inspirer le goût de la science que de communiquer la science même. Lorsque M. de Lamennais attaqua le protestantisme avec toute la véhémence de son génie, le pasteur de Nîmes lui répondit par des Observations sur la voie d'autorité appliquée à la religion. Moins habile écrivain que son illustre adversaire, il soutenait une meilleure cause et la défendit par des arguments plus solides. On regrette que M. de Lamennais ait pris dans sa réplique un ton hautain, oubliant trop que, dans un pareil débat, la victoire se gagne, non par la fierté du langage, mais par de bonnes raisons. Nous avons déjà eu l'occasion de citer les Vues sur le protestantisme en France, ouvrage où M. Vincent a résumé ses réflexions sur les principales questions de doctrine et d'organisation ecclésiastique. Ce livre porte le cachet d'une intelligence indépendante et forte, et cependant l'auteur ne paraît pas y avoir donné toute la mesure de ce qu'il était capable de faire : c'est le premier jet d'un grand esprit et d'un cœur généreux. M. Vincent est mort le 10 juillet 1837 : les catholiques s'unirent aux protestants pour accompagner à sa dernière demeure un homme qui avait honoré tout à la fois le protestantisme et son pays. La deuxième question agitée entre les protestants après 1830 concernait, comme nous l'avons dit, la séparation de l'Église et de l'État. La révolution de 1789 a distingué entre le temporel et le spirituel. Elle a renfermé le prêtre dans son domaine, le magistrat dans le sien, et séparé le citoyen du croyant. Mais faut-il aller jusqu'au bout ? L'État ne doit-il plus voir dans l'Église ou les Églises que des sociétés particulières, des institutions libres, qui vivent sous le droit commun de protection, en se conformant aux lois générales, et sans recevoir aucun salaire pour leurs ministres ? Ou bien doit-il traiter avec ces institutions, leur conférer par son alliance un caractère officiel, et les placer, relativement aux autres associations, dans une situation privilégiée ? Cette question est vaste ; elle implique les notions de l'État et de l'Église, et la manière dont elle est résolue touche aux plus graves problèmes de la religion et de la politique. On comprend que des hommes également éclairés, sincères et pieux puissent adopter dans cette controverse des avis différents. Le catholicisme s'en est préoccupé comme le protestantisme. MM. de Lamennais et de Lamartine se sont prononcés pour la complète séparation des deux pouvoirs. La même thèse a été soutenue dans la communion protestante par un penseur du premier ordre, dont le nom mérite d'être mis à côté des plus grands : M. Vinet. Quoiqu'il n'ait appartenu à la Réforme française ni par sa naissance ni par voie de naturalisation ou de séjour, il a écrit pour elle, agi sur elle, et quelques lignes du moins ne seront pas ici un hors-d'œuvre . M. Alexandre Vinet était né dans une bourgade du canton de Vaud. Il fit ses études à Lausanne, et, jeune encore, il occupa la chaire de littérature dans l'université de Bâle. Heureuse position pour un esprit tel que le sien ; car placé sur la frontière des deux principales civilisations du continent, il put emprunter à l'une et -à l'autre ce qu'elles ont :de meilleur, en y imprimant le sceau de cette mâle indépendance qui s'acquiert comme d'instinct dans la plus ancienne république de l'Europe. Il demanda la science à l'Allemagne, la netteté du jugement et du langage à la France, le sentiment de la liberté à sa patrie, la foi qui épure, qui redresse tout à. l'Évangile, et de ces éléments divers son gaie éminemment individuel composa un harmonieux ensemble qu'il est plus facile de se représenter que de peindre. Comme littérateur, peu d'écrivains de notre époque l'ont égalé, et aucun ne l'a surpassé, au moins dans les conditions essentielles du genre. Il aimait à découvrir et à indiquer les beautés des œuvres littéraires plus qu'à en montrer les défauts, et l'on a pu s'étonner des éloges par lesquels il relevait quelquefois les écrits médiocres. C'est qu'il se plaisait naturellement au bien et au beau, et que partout où il en rencontrait la plus pâle image, il la faisait resplendir au contact de sa propre intelligence. M. Vinet louait chez les autres, sans le savoir,. les mérites qu'il leur avait communiqués. Son style a été apprécié en ces termes par M.
Sainte-Beuve, l'un des juges les plus compétents que l'on puisse nommer en
pareille matière : Il a une originalité qui
reproduit et condense heureusement les qualités de la Suisse française, et en
même temps il a une langue en général excellente, attique à sa manière, et
qui sent nos meilleures fleurs... Si j'osais
exprimer toute ma pensée, je dirais qu'après M. Daunou pour l'ancienne école,
après M. Villemain pour la plus récente, il est, à mon jugement, de tous les
écrivains français, celui qui a le plus analysé les modèles, décomposé et dénombré
la langue, recherché ses limites et son centre, noté ses variables et
véritables acceptions[1]. Comme prédicateur, Vinet a brisé les vieilles formes du
sermon, et s'est rapproché de l'auditeur du dix-neuvième siècle sans quitter
d'un seul pas le terrain du christianisme, ou plutôt en sauvegardant d'autant
mieux le principe d'unité dans l'Évangile, qu'il faisait de justes concessions
à celui de diversité. Il y avait dans sa parole,
dit un écrivain, quelque chose d'intime et de
puissant qui n'était qu'à lui... Il essayait
d'abord de se contenir ; mais le ton s'élevait bientôt ; la parole devenait
plus rapide ; la voix sonore et vibrante jetait autour d'elle par tous ses
accents l'émotion dont elle était pleine, et le soin qu'il prenait de
s'effacer lui-même, de disparaître derrière les vérités qu'il annonçait, ne
faisait que mieux ressortir ce talent si pur, si vrai, si original[2]. Comme chrétien, il était de la famille de Pascal par la pénétration et la profondeur de sa pensée, et de la famille de Fénelon par la douce et naïve candeur de sa foi. Une chose en lui surpassait encore la piété et le génie : c'était l'humilité. Comment un homme qui discernait si bien les qualités des autres pouvait-il ignorer si complètement les siennes ? C'est qu'il jugeait les autres avec son cœur et se jugeait lui-même avec sa conscience. Pour eux il avait toutes les complaisances de la charité, et pour lui toutes les sévérités de l'idéal. Le 4 mai 1847, M. Alexandre Vinet rendit son âme à Dieu. Il a laissé beaucoup de disciples, mais n'a pas eu jusqu'à présent un seul successeur. La presse protestante, sous le règne de Louis-Philippe, s'est enrichie de quelques ouvrages d'un mérite réel. L'histoire de la Réformation a été traitée avec un remarquable talent. La chaire a compté quelques bons modèles. La littérature périodique n'a pas été non plus sans valeur ; et si la France a fait peu d'attention à ces travaux, la faute en est moins peut-être aux prédicateurs et aux écrivains protestants qu'aux préjugés héréditaires qui pèsent encore sur le protestantisme lui-même dans notre pays. Plusieurs institutions de bienfaisance furent établies dans cette période et entretenues par des souscriptions volontaires. Les orphelins, les orphelines, les vieillards, les malades, les enfants dénués d'instruction, ceux que la justice a dû condamner, d'autres malheureux encore devinrent l'objet d'une active et libérale sollicitude, et rendirent témoignage à cette charité protestante qui n'est décriée que par les hommes qui ne la connaissent point. Les sociétés religieuses proprement dites continuèrent leurs travaux et virent s'accroître considérablement leurs recettes. La Bible, disséminée par la main des colporteurs comme à l'origine de la Réforme française, répandit au loin la lumière et la vie. Les protestants épars furent appelés, rassemblés et instruits. La Société évangélique augmenta d'année en année le nombre de ses agents. La Société des Missions envoya au sud de l'Afrique de zélés serviteurs de l'Évangile, qui apportèrent aux peuplades sauvages, avec toutes les promesses de la foi chrétienne, les arts les plus utiles des nations civilisées. Parmi ceux qui montrèrent le plus de zèle et de dévouement pour la conversion des païens, il y a un nom qui ne doit pas être oublié : celui de l'amiral Ver-Huell. Né en Hollande, il était devenu Français par ses grands services militaires et par les lettres de naturalisation qui en furent la récompense. Au camp de Boulogne, il avait été chargé de l'organisation de la flottille batave, et en plusieurs rencontres il donna d'éclatantes preuves de sang-froid, d'intelligence et de bravoure. Il amena un corps d'armée au travers de la flotte anglaise qui lança contre son escadre les projectiles de neuf cents bouches à feu. Ce trait d'héroïsme remplit de confiance les cent soixante mille hommes qui bordaient les rivages de l'Océan. Napoléon avait pour l'amiral Ver-Huell la plus haute
estime, et c'est à sa garde qu'il voulait confier, après le désastre de
Waterloo, sa personne et sa fortune, pour être conduit en Amérique. On le lui
refusa sous de frivoles prétextes. Si cette mission
avait été confiée à Ver-Huell, ainsi qu'on me l'avait promis, disait
le prisonnier de Sainte-Hélène, il est probable
qu'il eût passé. L'amiral Ver-Huell fut nommé ministre d'État, ambassadeur, pair de France ; mais laissons sa vie politique : le côté religieux de son caractère est le seul qui appartienne à cet écrit. Le célèbre marin était l'un des membres les plus actifs de toutes les sociétés religieuses ; il les secondait de sa bourse, de son exemple et de l'autorité de son nom. Il aimait en particulier comme ses enfants les élèves de la Maison des missions, et les suivait d'un regard paternel dans leur lointain et périlleux apostolat. Président de la Société des Missions, l'anniversaire des assemblées générales était un jour de fête pour lui. Quelle joie pure et simple brillait dans ses yeux, dit un écrivain qui l'a bien connu, lorsque les députés des sociétés auxiliaires ou quelque ami des missions assuraient le Comité de leur sympathie pour l'œuvre, et lui adressaient des félicitations chrétiennes ! Combien était vrai et profondément senti le discours qu'il avait coutume de prononcer à l'ouverture de la séance ! Dix-huit fois, en vingt-trois ans, il a occupé le fauteuil à l'assemblée générale, et chaque fois il a lu dans cette circonstance un discours qui portait l'empreinte de son cœur pieux et de son âme énergique... Dès qu'un ami entrait chez lui,
son front, que nous n'avons pas vu une seule fois chargé de nuages,
s'éclairait soudainement. Son regard s'animait, sa voix prenait un accent de
douceur tout particulier ; il y avait dans les démonstrations de son amitié
quelque chose qui tenait à la fois de la franche gaieté du marin, de la
dignité du général d'armée, de la politesse de l'homme du monde, de la
simplicité et de la vérité du chrétien... La
bonté était chez lui dans les sentiments, dans le caractère, dans la vie tout
entière ; elle faisait partie de lui ; elle était lui : bonté simple,
franche, affectueuse, cordiale ; bonté inépuisable dans sa source et dans ses
effets ; bonté désintéressée dans son principe et persévérante dans ses
fruits ; bonté qui ne savait pas soupçonner le mal, et qui ne le voyait ni
dans les hommes ni dans les choses[3]. L'amiral Ver-Huell fut enlevé à ses amis et à l'Église le 25 octobre 1845. Il était âgé de soixante-neuf ans. On pourrait signaler dans le mouvement intérieur de la communion réformée quelques faits de plus, tels que l'établissement de troupeaux séparés, wesleyens, baptistes et dissidents de plusieurs dénominations. Mais ce ne furent que des manifestations locales et peu étendues, qui, tout en offrant dans leur propre sein des exemples de foi vive et de pieux dévouement, n'influèrent point sur l'état général du protestantisme français. |