HISTOIRE DES PROTESTANTS DE FRANCE

 

LIVRE QUATRIÈME. — DEPUIS LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'À L'ÉDIT DE TOLÉRANCE (1685-1787).

 

 

XIII.

Nous avons différé jusqu'ici de parler du vénérable pasteur Paul Rabaut parce qu'il appartient à deux époques, et que sa longue carrière se rattache tout à la fois aux temps de la persécution et à ceux de la tolérance. Paul Rabaut a offert pendant un demi-siècle le type le plus élevé, le plus complet, du vrai serviteur de Jésus-Christ. Il était ferme et contenu, courageux et réservé, aussi inflexible dans les choses de religion que soumis dans les affaires purement civiles, et ce rare assemblage de qualités diverses lui fit exercer le plus grand ascendant sur les Églises du désert.

Paul Rabaut était né à Bédarieux, près de Montpellier, le 9 janvier 1718, d'une honnête famille de marchands, qui aimait à recueillir les pasteurs proscrits. C'est dans leurs entretiens qu'il sentit naître ses dispositions pour le ministère évangélique, ou, comme parlait Antoine Court, sa vocation pour le martyre. Il était grave, studieux, appliqué, pieux surtout, ce qui l'avait fait surnommer par son premier maître d'école le ministre de Charenton.

Dès l'âge de seize ans, il devint avec son ami Jean Pradel le compagnon des ministres du désert. Il partageait leurs travaux et imitait leur patience. Joyeux de souffrir avec eux pour la cause de son divin Maitre, il se mit, sans avoir les titres et le caractère de pasteur, à instruire ses frères, lisant la Bible dans les assemblées, exhortant les fidèles dans les réunions domestiques, encourageant les uns, consolant les autres, et servant d'exemple à tous.

Mais ce noviciat, si précieux qu'il fût, était insuffisant. Les Églises avaient besoin de pasteurs capables de combattre, par une théologie intelligente et solide, les aberrations du dedans et les objections du dehors. Paul Rabaut le sentit, et alla, en 1740, s'asseoir sur les bancs du séminaire de Lausanne. Il y fut reçu comme un fils par Antoine Court, qui discerna bientôt en lui homme le plus digne de le remplacer dans le gouvernement des troupeaux du désert.

De retour en 1743, il fut nommé pasteur de Nîmes, et à compter de ce moment, il occupa le haut rang qu'il conserva jusqu'à sa mort, en 1795. Ses collègues avaient en lui une entière confiance, et le consultaient dans toutes les occasions difficiles. Son cabinet de travail, qui n'était souvent qu'une hutte en pierre au fond des bois, devint le centre des affaires protestantes. Tous les fidèles le respectaient ; et quand la persécution recommençait à sévir, ils se tournaient instinctivement vers liai, réglant sur son exemple leurs propres résolutions.

Chacun savait qu'il n'avait embrassé la carrière pastorale que par dévouement, et qu'il ne s'y proposait que le bien de la religion. Voici comment il s'en est expliqué lui-même dans une lettre adressée, en 1746, à l'intendant Lenain : En me destinant à exercer le ministère dans ce royaume, je n'ai pas ignoré à quoi je m'exposais ; aussi je me suis regardé comme une victime dévouée à la mort. J'ai cru faire le plus grand bien dont j'étais capable, en me dévouant à l'état de pasteur. Les protestants étant privés du libre exercice de leur religion, ne croyant pas pouvoir assister aux exercices de la religion romaine, ne pouvant avoir les livres dont ils auraient besoin pour s'instruire, jugez, monseigneur, quel pourrait être leur état s'ils étaient absolument privés de pasteurs. Ils ignoreraient leurs devoirs les plus essentiels ; ils tomberaient, ou dans le fanatisme, source féconde d'extravagance et de désordres, ou dans l'indifférence et le mépris de toute religion.

Paul Rabaut, que les lois condamnaient à mort, servit plus que personne à détourner les populations protestantes des conseils désespérés, et aucun Français peut-être, dans tout le dix-huitième siècle, n'a été plus utile à son pays. Non seulement dans les synodes où il maintenait l'autorité d'une sage discipline, mais encore dans des entrevues particulières, il ne se lassait pas de recommander l'obéissance aux lois et aux magistrats, n'admettant d'autre exception que celle d'adorer Dieu selon sa conscience.

On lit dans ses lettres qu'il empêcha toujours, et de toutes ses forces, de porter des armes dans les assemblées. Lors de la funeste affaire du pasteur Désubas, quand des milliers de paysans voulaient venger le sang de leurs frères tués à Vernoux, il invoqua la religion, l'humanité, le devoir de la soumission, ce qu'il y a de plus puissant dans la foi et dans la loi chrétienne, pour leur faire tomber les armes des mains. Il en agit de même dans le soulèvement qui avait commencé, au temps de la rebaptisation générale, sur les bords du Gardon.

Il écrivit à ce propos aux chefs de la province : Quand j'ai voulu savoir d'où procédait le mal, il m'est revenu que diverses personnes, se voyant exposées, ou à perdre leurs biens et leur liberté, ou à faire des actes contraires à leur conscience, par rapport à leurs mariages et au baptême de leurs enfants, et ne sachant aucune issue pour sortir du royaume et mettre leur conscience en liberté, se sont abandonnées au désespoir, et ont attaqué quelques prêtres, parce qu'ils les regardent comme la première et la principale cause des vexations qu'on leur fait. Encore une fois, je blâme ces gens-là, mais j'ai cru devoir vous exposer la cause de leur désespoir. Si l'on croit que mon ministère soit nécessaire pour calmer les esprits, je m'y prêterai avec plaisir. Surtout, si je pouvais assurer les protestants de ce pays-là qu'ils ne seront point vexés en leur conscience, je me ferais fort d'engager le grand nombre à arrêter ceux qui voudraient remuer, supposé qu'il y en eût quelqu'un (21 août 1752).

C'est ainsi qu'il obtint l'estime des catholiques en même temps que le respect des réformés. On avait la certitude qu'il déciderait toutes les questions religieuses avec ce sage tempérament qui, sans rien retrancher des obligations de la foi, ne provoquerait jamais sans raison les rigueurs du pouvoir.

Lorsque le ministre de la guerre traversa le Languedoc, il eut le courage d'aller lui présenter une requête pour le roi. C'était le 19 septembre 1752, entre Mmes et Montpellier. Arrêté à un relai de poste, le marquis de Paulmy voit s'approcher un étranger à l'air grave et respectueux, tenant un papier à la main. Rabaut se nomme : c'était un proscrit. Le ministre aurait pu le saisir, le faire même exécuter par décision sommaire, d'après la lettre des ordonnances. Mais il admire la noble fermeté du pasteur, se découvre devant lui, prend la requête, et lui promet de la mettre sous les yeux du roi. On assure qu'il tint parole.

L'intendant du Languedoc en était venu à ne plus vouloir s'emparer de la personne de Paul Rabaut, parce que le procès et le supplice d'un pasteur si vénéré auraient jeté le trouble dans toute la province. Comme il croyait, cependant, que les assemblées cesseraient avec son départ, il chercha à le faire sortir du royaume, et usa de plusieurs moyens pour y réussir. Tantôt il lui offrait de relâcher un certain nombre de prisonniers pour le prix de son expatriation, tantôt il persécutait sa femme, Madeleine Gaidan, dont le nom mérite d'être associé à celui de son mari. Elle ne lui donna jamais les conseils qu'on attendait de sa faiblesse, et aima mieux mener une vie errante avec sa vieille mère et ses enfants que de pousser Rabaut à quitter le poste où Dieu l'avait placé. Le duc de Mirepoix eut honte de ces ignobles vexations, et permit à Madeleine Gaidan, après deux ans de poursuites, de rentrer à Nîmes.

Paul Rabaut n'en restait pas moins sous le coup des ordonnances qui punissaient les pasteurs de la peine de mort. Pendant plus de trente ans, dit un de ses biographes, il n'a habité que des grottes, des huttes et des cabanes, où on allait le relancer comme une bête féroce. Il habita longtemps une cachette sûre qu'un de ses guides fidèles lui avait ménagée sous un tas de pierres et de ronces. Elle fut découverte par un berger, et telle était la misère de sa condition que, forcé de l'abandonner, il regrettait encore cet asile plus propre à des bêtes fauves qu'à des hommes[1].

Il prenait toutes sortes de noms et de déguisements, comme le firent les prêtres catholiques pendant la Terreur. C'était M. Paul, M. Denis, M. Pastourel, M. Théophile, allant remplir les fonctions de son ministère sous l'habit de marchand ou de garçon boulanger.

On a peine à se représenter le nombre et la grandeur de ses travaux. Il écrivait à l'un de ses amis de Genève, en 175 5, qu'étant occupé le jour d'une multitude d'affaires, il devait souvent travailler une bonne partie de la nuit ; puis il disait avec cette humilité qui caractérise les hommes éminents : Quand je fixe mon attention sur le divin feu dont brûlaient pour le salut des âmes, je ne dirai pas Jésus-Christ et les apôtres, mais les réformateurs et leurs successeurs immédiats, il me semble qu'en comparaison d'eux nous ne sommes que glace. Leurs immenses travaux m'étonnent, et en même temps me couvrent de confusion. Que j'aimerais à leur ressembler en tout ce qu'ils eurent de louable !

Du fond de sa retraite (nouvelle singularité de ce temps de désordres), il entra en correspondance avec un prince du sang. L'influence des idées philosophiques, le désir de prendre en main l'une des causes de l'opposition, ou seulement peut-être le poids de l'oisiveté engagea le prince de Conti à s'intéresser au sort des protestants. Il demanda des renseignements à Paul Rabaut, et l'invita même à venir en conférer avec lui. Le pasteur du désert se mit secrètement en route pour Paris au mois de juillet 1755.

Il eut deux entrevues avec, le prince, et y posa les points suivants : Que les galériens, les prisonniers pour cause de religion, et les enfants des deux sexes enfermés dans les couvents ou les séminaires soient mis en liberté ; que les baptêmes et les mariages faits par les ministres soient validés, sous la condition d'être enregistrés dans les bureaux qu'il plaira au roi d'établir ; que l'exercice du culte soit permis, sinon dans des temples, au moins dans des maisons particulières, à quelque distance des villes et des bourgs ; enfin, que chacun puisse vendre ses biens-fonds sans autorisation spéciale, et que les réfugiés aient le droit de rentrer dans le royaume.

Rien de plus modeste, assurément, que ces demandes. Ce n'était pas la pleine liberté de religion ; ce n'était pas même la tolérance entendue avec quelque largeur. Les catholiques de l'Irlande n'ont jamais eu moins : ils avaient déjà davantage au dix-huitième siècle. Le prince de Conti, cependant, ne crut pas pouvoir tant espérer du conseil et du clergé, et ses négociations n'eurent aucun résultat.

Paul Rabaut revint continuer son œuvre en Languedoc. Il était, dit encore l'auteur que nous avons déjà cité, de petite taille ; il avait le teint brun, la physionomie et le regard doux, beaucoup de gravité dans son maintien, une grande affabilité, des mœurs simples et patriarcales. Il était très sobre dans sa nourriture. Il avait une patience admirable, exercée par de nombreuses épreuves. La vie errante et dure à laquelle il avait été contraint, dès sa jeunesse, en embrassant un culte proscrit, avait renforcé sa constitution ; mais son entier dévouement à son troupeau le fit abuser de ses forces, et il en éprouva les effets dans sa vieillesse.

De toutes parts le peuple accourait pour entendre sa parole. On assure, dit un autre biographe, que son auditoire se composait quelquefois de dix à douze mille fidèles. Mais sa voix était si éclatante et si distincte que, quoique en plein air, elle parvenait aux plus éloignés, et que tous pouvaient emporter dans leurs demeures les utiles leçons du pasteur. Il priait avec une ferveur et une onction qui pénétraient tous les cœurs, et qui donnaient aux esprits les dispositions convenables pour écouter la prédication avec fruit. Souvent il prêchait d'abondance, et son éloquence inculte et sauvage semblait devenir encore plus sublime[2].

On a conservé des sermons manuscrits de Paul Ra-bout. Ils ne se distinguent point, dit-on, par le génie oratoire ni par une forme achevée : le temps manquait au vénérable pasteur. Mais on y trouve beaucoup d'ordre, de douceur, de clarté et d'onction : c'était le genre simple et paternel qui convenait aux assemblées du désert.

 

 

 



[1] J. Pons, Notice biographique, etc.

[2] Archives du christianisme, t. IX, p. 293.