III. Dès que l'on connut les malheurs qu'avait entraînés l'édit de révocation, et à quelles extrémités le conseil en était réduit pour soutenir la dérisoire fiction de l'amitié de foi dans le royaume, de généreuses protestations commencèrent à se faire entendre. Les Jansénistes doivent être cités les premiers. Ils disaient que leurs cheveux se hérissaient à la pensée des communions sacrilèges qu'on imposait aux hérétiques, et repoussaient comme un monstrueux attentat contre Dieu même le prosélytisme qui se faisait par la terreur des dragons, des galères et des échafauds. Les évêques de Grenoble et de Saint-Pons méritent ici la
mention la plus honorable. Le premier adressa aux curés de son diocèse une
lettre qui condamnait les communions forcées. Le second écrivit au commandant
des troupes que toute violence en pareille matière était impie. Ce sont, disait-il, de
véritables sacrilèges. Il serait à souhaiter, pour ces pauvres malheureux qui
les commettent, et pour les ministres de l'autel qui sont les instruments de
cette abomination, qu'on les eût précipités dans la mer, comme dit
l'Écriture, avec une meule de moulin au col ; car ils ne confirment pas seulement
les huguenots dans leur infidélité, ils ébranlent encore par là la foi
chancelante des catholiques. D'honnêtes et pieux curés refusèrent aussi de faire l'office
de délateurs, et de tourmenter jusqu'à la mort des âmes qui ne voulaient pas
de leur ministère. Mais les Jésuites et la grande masse du clergé
persistèrent à recommander et à employer les mesures de rigueur. Fénelon
écrivait de la Saintonge en 1686 : Les Jésuites
d'ici sont des têtes de fer qui ne parlent aux protestants, pour ce monde,
que d'amendes et de prison, et, pour l'autre, que du diable et de l'enfer.
Nous avons eu des peines infinies à empêcher ces bons Pères d'éclater contre
notre douceur. Singulière chose, au premier abord, de voir d'un côté les Jésuites, à la piété si équivoque, à la morale si accommodante, les inventeurs de la dévotion aisée, solliciter les mesures les plus violentes contre les protestants ; et de l'autre, les Jansénistes, si rigides dans leurs articles de foi, si austères dans leurs pratiques, insister sur les voies de modération. Néanmoins, l'étonnement cesse quand on réfléchit que pour les uns il s'agissait surtout d'autorité et pour les autres de sincérité. Les premiers se contentaient de catholiques tels quels, pourvu qu'ils eussent la tête courbée sous le joug de l'Église ; les autres voulaient de vrais catholiques, et ne pouvaient des attendre ni des soldats ni des bourreaux. La nomination de M. de Noailles, depuis cardinal, au siège de Paris, donna quelque force au parti janséniste, qui n'avait jamais été complètement banni de la cour ni des conseils. L'archevêque adressa au roi un mémoire où il l'exhortait à prendre des mesures plus conformes à l'esprit du christianisme. Il fut secondé par des hommes considérables qui se préoccupaient du côté politique de la question. Le surintendant Pontchartrain regrettait la perte de tant d'artisans et de citoyens industrieux. Le marquis d'Aguesseau, le duc de Beauvilliers, le marquis de Pompone, le maréchal Catinat, exprimaient les mêmes opinions. Ils étaient frappés surtout des progrès de la misère publique ; ils voyaient avec effroi que la force de destruction avait dépassé de beaucoup, à cette époque, celle de la production, et que les finances étaient dans le plus déplorable état. Vauban écrivait à Louvois les lignes suivantes, qui
prouvent que la révocation ne fut pas aussi populaire dans les classes éclairées
qu'on l'a prétendu : La contrainte des conversions a
inspiré une horreur générale de la conduite que les ecclésiastiques y ont
tenue. Que si l'on veut poursuivre, il devient nécessaire d'exterminer les
prétendus nouveaux convertis comme des rebelles, ou de les bannir comme des
relaps, ou de les enfermer comme des furieux : projets exécrables, contraires
à toutes les vertus chrétiennes, morales et civiles. Le timide Racine lui-même éleva la voix dans la tragédie d'Esther, représentée en 1689. Le choix du sujet, dit l'un des commentateurs du grand poète, offrait les allusions les plus fortes. Au moment où l'on persécutait les protestants, le poète osait faire entendre les vraies maximes de l'Évangile. Il prenait la défense des opprimés en présence du monarque oppresseur. Enfin, il peignait Louvois des traits les plus odieux ; et, pour qu'on ne pût le méconnaître, il mit dans la bouche d'Aman les propres paroles échappées au ministre dans le délire de son orgueil[1]. Fénelon fit mettre sous les yeux de Louis XIV un mémoire
d'une grande hardiesse, et qui a été longtemps ignoré. On l'a publié pour la
première fois en 1825. L'archevêque de Cambrai y représente le père La Chaise
comme un homme d'esprit court et grossier, craignant la solide vertu,
n'aimant que les gens profanes et relâchés, entretenant le roi dans
l'ignorance, et comme un aveugle qui en conduit
un autre. Il adresse à Louis XIV lui-même des reproches plus durs
que tous ceux que nous lui avons faits dans cette histoire : Vous n'aimez point Dieu, lui dit Fénelon ; vous ne le craignez même que d'une crainte d'esclave ;
c'est l'enfer, et non pas Dieu que vous craignez. Votre religion ne consiste
qu'en superstitions, en petites pratiques superficielles. Vous êtes scrupuleux
sur des bagatelles, et endurci sur des maux terribles. Vous n'aimez que votre
gloire et votre commodité. Vous rapportez tout à vous, comme si vous étiez le
dieu de la terre, et que tout le reste n'eût été créé que pour vous être
sacrifié ! Mme de Maintenon, brouillée avec le père La Chaise, et
rassurée d'ailleurs sur son avenir, parut aussi se ranger à l'avis de
l'archevêque de Noailles, de Fénelon et des Jansénistes. Elle écrivit à l'un
de ses parents : Vous êtes converti ; ne vous mêlez
plus de convertir les autres. Je vous avoue que je n'aime point à me charger
envers Dieu ni devant le roi de toutes ces conversions-là. Mais l'immense orgueil de Louis XIV, qui s'indignait à l'idée d'avouer à son peuple et à l'Europe qu'il s'était trompé, le souvenir des louanges qu'on lui avait données sur cette entreprise et qui continuait à l'aveugler, le crédit du père La Chaise, qui traitait de prévarication tout projet d'adoucissement, les réponses négatives enfin de la plupart des évêques à la lettre de M. de Noailles qui les avait consultés sur les nouvelles mesures à prendre : tout empêcha le plan des Jansénistes de réussir. Ces laborieuses négociations n'amenèrent que l'édit du 13 avril 1698, qui confirma solennellement la révocation de l'édit de Nantes. Aucune des lois de torture et de sang ne fut abolie : seulement on ordonna d'employer de nouveaux moyens pour mieux instruire les sujets réunis. La conduite des gouverneurs et des intendants n'en fut pas changée. Ils agissaient à l'égard des religionnaires comme des proconsuls, ayant le privilège énorme d'emprisonner, de condamner aux galères, de faire traîner au gibet, de mitrailler, d'enlever les enfants, de confisquer les propriétés sans aucune forme de procès. L'intolérance avait soumis les populations protestantes au régime de la Turquie. Aucun de ces intendants n'eut autant de célébrité que Lamoignon de Bâville, qui, pendant trente-trois ans, fut le suprême administrateur, ou, comme on l'appelait, le -roi du Languedoc. Il avait pour devise : Toujours prêt, jamais pressé. C'était un homme calme, méthodique, dur, n'ayant de passion que celle du pouvoir, ordonnant froidement les plus-affreux supplices, faisant pendre, décapiter, écarteler soixante, quatre-vingts personnes à la fois, dévaster des cantons entiers, brûler des bourgs et des villages, non par zèle religieux, mais par raison d'État. Il avait en lui du Louis XI, du Richelieu, du Robespierre, et subordonnait à sa politique sans entrailles, les souffrances, les tortures, le meurtre de tout un peuple. Bâville fut, selon le mot d'un contemporain, la terreur et l'horreur du Languedoc. Il n'avait pas approuvé la révocation ; mais dès qu'elle
eut été prononcée, il fut d'avis de l'exécuter à outrance contre les
opiniâtres. Il s'agit, pour assurer le repos de l'État,
écrivait-il, de changer leur volonté, de se régler
sur ce qu'on a fait, de se suivre soi-même, de les réduire à une entière
soumission, en leur arrachant du cœur les préjugés de naissance, et en les obligeant,
par autorité, à se ranger à la religion du royaume. Peu lui importait
que cette religion fût vraie ou fausse, acceptée ou rejetée par la conscience
des nouveaux convertis : c'était la religion du
royaume, et il fallait s'y soumettre. Qu'ils
se damnent, pourvu qu'ils obéissent ! disait à la même époque un
commandant militaire. Dernière et suprême expression de l'abaissement moral,
d'être persécuteur sans être même fanatique ! Le farouche proconsul était exaspéré de l'obstination des protestants à tenir des assemblées. Il les faisait envelopper par les troupes et charger à coups de sabre et de fusil. Les plus notables des prisonniers étaient pendus aux premiers arbres qui se rencontraient, les autres envoyés aux galères, et l'on compta, au commencement du dix-huitième siècle, deux mille de ces malheureux forçats qui étaient plus durement traités que les brigands de grand chemin. Les prêtres de ces contrées, ne recueillant de ceux qu'ils regardaient comme leurs ouailles que des marques d'aversion et de mépris, partageaient en grand nombre la colère de Bâville, et l'aidaient à l'assouvir. Ils épiaient les délinquants, les dénonçaient aux autorités, se mettaient eux-mêmes à la tête des soldats, et se montraient d'autant plus barbares que ce n'était pas leur vocation de l'être. Le plus féroce de tous était un nommé du Chayla,
inspecteur des missions et archiprêtre. Il avait fait de son presbytère un
château fort, ou une caverne de bandits et semblait goûter une âpre volupté à
torturer ses victimes. Tantôt, dit Court de
Gébelin, il leur arrachait avec des pinces le poil
de la barbe ou des sourcils, tantôt il leur mettait des charbons ardents dans
les mains qu'il fermait et pressait ensuite avec violence jusqu'à ce que les
charbons fussent éteints ; souvent il leur revêtait tous les doigts des deux
mains avec du coton imbibé d'huile ou de graisse, qu'il allumait ensuite et
faisait brûler jusqu'à ce que les doigts fussent ouverts ou rongés par la
flamme jusqu'aux os[2]. Il venait de faire arrêter une troupe de fugitifs, et de les enfermer dans des ceps comme des animaux, entre autres deux demoiselles alliées aux familles les plus considérables du pays, lorsque, le 24 juillet 1702, à dix heures du soir, quarante à cinquante hommes déterminés se présentèrent à la porte de sa maison, au Pont-de-Montvert, en chantant un psaume. Ces vengeurs du sang pénétrèrent d'abord dans les cachots, et délivrèrent les prisonniers qu'ils trouvèrent enflés par tout le corps, les os à demi fracassés, et ne pouvant plus se soutenir. L'abbé du Chayla avait donné l'ordre à ses domestiques de les repousser à coups de fusil, et l'un des assaillants était tombé. Les autres mirent le feu au presbytère, se saisirent de l'archiprêtre, amenèrent devant lui ses victimes, lui montrèrent leurs membres meurtris, leurs corps déchirés ; et tous, après cet effroyable acte d'accusation, le frappèrent de leurs armes. Il reçut cinquante-deux blessures. Ainsi commença la guerre des camisards. |