X. Pendant que la Réforme française était en butte à tant de vexations, elle s'honorait devant l'Europe et devant la postérité par la science de ses docteurs. Ce fut la grande époque de sa théologie. L'Allemagne, si fière à juste titre de ses immenses travaux dans cette branche du savoir humain, cite encore avec respect ces théologiens du dix-septième siècle. C'est qu'il y avait chez la plupart d'entre eux, à côté d'une érudition profonde et vaste, cette solidité de jugement, cette netteté de vues, cet habile enchaînement de preuves, cette clarté de style enfin, qui distinguent les bons écrivains français dans tous les genres de littérature. Nous ne ferons guère que nommer ici les docteurs ou pasteurs éminents des Églises réformées. L'histoire de leurs idées et de leurs écrits n'appartient pas à notre plan. L'académie de Montauban était alors célèbre par l'orthodoxie de ses doctrines et par la réputation de ses professeurs. On doit citer, entre autres, Daniel Charnier, Michel Bérault, et Antoine Garissoles. Charnier avait le génie des affaires d'État aussi bien que celui des sciences théologiques. Il prit une grande part à la rédaction de l'édit de Nantes. Les gens de cour, qui ne l'aimaient point, parce qu'il était inaccessible à leurs séductions, le rangeaient parmi les fous des synodes. Il eut à Nîmes, en 1600, une discussion fameuse avec le père Cotton, confesseur de Henri IV. Rien de plus divers que les deux antagonistes. L'un, dialecticien rigide, marchait de syllogisme en syllogisme, et allait droit au but ; l'autre prodiguait les fleurs de rhétorique et les digressions brillantes. Le Jésuite eut l'avantage d'éblouir les auditeurs, mais le théologien réformé eut le don de les convaincre, et la victoire lui demeura. Les synodes nationaux l'invitèrent à réfuter les écrits de
Bellarmin. Il le fit dans un ouvrage latin en quatre volumes in-folio,
intitulé : Panstratie catholique ou ordre universel de bataille. Il se
proposait de publier sur la question de l'Église un cinquième volume que la
mort l'empêcha de terminer. C'est le livre de controverse le plus complet de
la Réforme française. Chamier, dit un
théologien de l'Allemagne moderne, a profondément pénétré
dans l'examen de la doctrine catholique. Il l'attaque avec beaucoup de force
et de sagacité, en puisant tour à tour ses preuves dans l'Écriture, les
Pères, la tradition, l'histoire et la philosophie. L'ouvrage n'est pas
prolixe, malgré sa grande étendue ; il est singulièrement plein, riche et
abondant[1]. Chamier fut tué d'un coup de canon, au siège de Montauban, le dimanche 16 octobre 1621. Il était allé sur les remparts adresser des exhortations aux soldats qui n'avaient pu assister au service du temple. Son petit-fils, avocat à Montélimar, fut roué vif en 1683, pour avoir assisté à une assemblée religieuse que l'on qualifia de sédition parce qu'elle s'était défendue contre les dragons de Louis XIV. Michel Bérault était un docte et habile théologien, au témoignage de Scaliger. Il fut choisi pour disputer contre Duperron dans la conférence de Mantes, et publia, en réponse aux assertions de cet évêque, un livre sur la vocation des ministres de l'Évangile. Mais il avait un caractère plus ardent qu'il ne convient à un homme de sa robe. Le commissaire du roi demanda qu'il fût exclu du synode national de Charenton, parce qu'il avait justifié dans ses écrits les dernières prises d'armes. Sans obtempérer à cette injonction, l'assemblée crut devoir censurer Bérault avant de l'admettre à siéger. Garissoles, (né en 1587, mort en 1650), avait autant de désintéressement que de piété ; et lorsque les professeurs de Montauban quittèrent leurs postes, parce que la suppression de l'octroi des deniers royaux empêchait de les payer, il continua seul l'exercice de sa charge. Son livre sur l'imputation du péché originel obtint un grand succès. Les cantons évangéliques de la Suisse, auxquels Garissoles l'avait dédié, le récompensèrent par l'envoi de quatre coupes de vermeil d'un beau travail, et par une lettre signée des principaux magistrats. Il composa aussi un poème épique latin, l'Adolphide, où il célébrait les services que Gustave-Adolphe a rendus à la Réforme. L'académie de Montauban subsista dans cette ville jusqu'en 1661. Elle fut alors transportée ailleurs et bientôt ruinée, sur des. motifs si puérils qu'ils sont presque indignes de la gravité de l'histoire. Les bâtiments du collège théologique ayant été construits aux frais de la population réformée lui appartenaient au titre le plus légitime. Cependant, après l'édit de grâce, les Jésuites avaient réussi à s'en faire adjuger une partie pour leurs propres leçons, et, peu contents d'en avoir la moitié, ils cherchèrent les moyens d'envahir l'autre, en mettant le vrai propriétaire à la porte. Un jour donc, ils avaient obstrué la cour et les principales avenues de l'édifice, à l'occasion d'une pièce de théâtre qu'ils faisaient jouer par leurs écoliers. Les étudiants de la communion réformée se présentent à l'heure ordinaire : point de passage ; nulle issue pour arriver à leurs auditoires de théologie. Ces jeunes gens s'échauffent, s'emportent, et renversent les échafaudages des Jésuites, non sans quelques voies de fait, on le conçoit, entre les écoliers des deux camps. Aussitôt grandes plaintes à la cour, dénonciations, calomnies. Ce coup de tête est transformé en crime d'État, et une lettre de cachet ordonne bientôt de livrer le collège tout entier aux révérends Pères. Le peuple de Montauban se fâche à son tour, et s'attroupe tumultueusement à la porte d'un de ses temples, où les notables étaient réunis, sur l'invitation des consuls, pour délibérer de cette affaire. Nouvelles dénonciations, et plus exagérées, plus noires encore que les précédentes. C'est un vaste complot, c'est le signal d'une révolte générale des hérétiques, et les Montalbanais en sont l'avant-garde. Mazarin était alors à l'agonie, et Louis XIV occupé de ses fêtes galantes. Les Jésuites dirigèrent tout avec la reine mère, Anne d'Autriche, qui leur était dévouée. Bref, pour quelques planches cassées et quelques clameurs dans un rassemblement populaire, Montauban fut traité comme une ville rebelle. On fit loger dans les maisons plusieurs milliers de garnisaires. On renversa les derniers restés des murailles. Quelques habitants furent condamnés à mie, d'autres bannis, et la plupart ruinés. Il n'y eut plus de consuls de la religion. L'académie fut transférée dans la petite ville de Puylaurens, où elle ne fit que végéter ; et Montauban, soumis à un régime de terreur, se dépeupla. On a supposé que Louis XIV avait laissé faire d'autant plus facilement les Jésuites qu'il était bien aise de venger l'affront que Louis XIII avait subi devant les remparts de Montauban, au siège de 1621 : il punissait sur les enfants l'héroïque résistance des pères. L'académie de Saumur, fondée par Mornay, avait aussi une grande réputation. Elle était plus ouverte que celle de Montauban aux idées nouvelles. Ses professeurs, Caméron, Amyraut, Cappel et la Place, enseignèrent des doctrines qui étaient une sorte de transaction ou de transition entre le calvinisme et l'arminianisme. Jean-Caméron (1579-1625), Écossais de naissance, appartenait à la théologie française par ses études, ses leçons et ses écrits. Après avoir été pasteur à Bordeaux, il remplaça Gomar dans la chaire de théologie de Saumur, et y apporta d'autres opinions. C'était un homme de science, de jugement, connaissant bien la philosophie, mais peu versé dans l'étude des Pères, et attaquant à tout propos les livres de Théodore de Bèze. Il laissait entrevoir qu'il y aurait beaucoup de choses à corriger dans les doctrines reçues ; cependant ses leçons, imprimées en 1626, n'indiquent pas avec netteté sur quoi devaient porter ces changements. Il eut, comme nous l'avons dit ailleurs, des démêlés avec la cour, et se réfugia en Angleterre ; mais on lui permit de revenir dans sa patrie d'adoption. Le synode national de Castres accorda une pension de 700 livres à ses enfants, en témoignage d'honneur à sa mémoire. Moise Amyraut (1596-1664), le plus illustre des disciples de Caméron, fut accusé devant le synode national d'Alençon d'enseigner des opinions contraires à la confession de foi. De nombreuses lettres étaient venues de Hollande et de Genève, qui le taxaient d'un pélagianisme déguisé. Nous n'avons pas à exposer ces débats théologiques. Il nous suffira de dire que le savant professeur de Saumur avait formulé un système auquel on donna le nom d'universalisme hypothétique, par opposition à la doctrine des particularistes. Amyraut enseignait que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes suffisamment, mais qu'il n'est mort efficacement que pour les élus. Il annonçait aussi une prédestination universelle en un certain sens. Du reste, il se défendit du reproche d'avoir adopté les principes des arminiens, et publia même contre eux une profession de foi. Après avoir entendu son apologie, le modérateur du synode, Benjamin Basnage, lui donna la main d'association, ainsi qu'à Testard, pasteur de Blois, accusé d'avoir adopté les mêmes sentiments. La dispute se renouvela néanmoins au troisième synode national de Charenton ; mais l'assemblée imposa silence aux deux partis, et ordonna de ne plus se diviser sur ces questions qu'elle déclarait inutiles pour l'œuvre du salut. Amyraut fut chargé par le dernier synode national de rédiger le recueil des décisions concernant la discipline ecclésiastique, et reçut de cette assemblée les plus honorables marques de confiance. Il s'était depuis longtemps réconcilié avec la plupart de ses adversaires. On a de lui près de quarante ouvrages sur des matières de théologie et d'édification. Ses paraphrases sur la Bible furent très goûtées. Sa Morale chrétienne, dédiée à M. Villarnoul, de la famille de Duplessis-Mornay ; est l'œuvre d'un homme qui avait approfondi tout ensemble et la Bible, et le cœur humain, et le monde. Je me suis proposé, dit-il, de faire une morale chrétienne dans laquelle j'édifierai sur les fondements de la nature les enseignements qui nous ont été donnés par la révélation. Amyraut ne possédait pas seulement la science du théologien : il avait un esprit cultivé, une conversation vive et attachante, les manières agréables, et un caractère qui le faisait généralement aimer. Les cardinaux Richelieu et Mazarin lui témoignèrent toujours de grands égards. Il était d'une charité peu commune, et pendant les dix dernières années de sa vie, il distribua aux pauvres des deux communions les revenus de sa place de pasteur. Son collègue Louis Cappel (1585-1658) était l'un des premiers hébraïsants du siècle. Il exposa, sur l'usage des points-voyelles dans l'original hébreu, un système qui excita de vives réclamations, et sa Critique sacrée, publiée après sa mort, augmenta encore le nombre de ses adversaires, parce qu'on l'accusait de soulever des doutes sur le texte universellement reçu de l'Ancien Testament. Un autre collègue d'Amyraut, Josué de La Place (1596-1655), rédigea une grande partie des thèses de Saumur, qui eurent beaucoup de retentissement dans les discussions théologiques de l'époque. Il avait sur l'imputation du péché d'Adam des opinions particulières. L'homme, selon ce docteur, tout en portant le poids du péché originel, n'en est pas responsable devant Dieu comme s'il avait commis lui-même la première transgression. Etienne Gaussen, mort en 1675, occupait à Saumur la chaire de philosophie. Un de ses livres traite de l'usage de la philosophie dans la théologie. On a aussi de lui un judicieux traité sur l'art de la chaire, et une intéressante dissertation sur la manière de diriger les études théologiques. Ses ouvrages, écrits en latin, ont été bien accueillis en Allemagne et en Hollande. On en a fait une sixième édition à Halle, en 1727, et ils ont encore été réimprimés depuis. Burmann, Franke, Stæudlin, et d'autres théologiens en parlent avec beaucoup d'éloge. A l'académie de Sedan, Pierre Dumoulin professa jusqu'à ses derniers jours une sévère orthodoxie. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-dix ans (1568-1658). Dumoulin avait été sauvé, à peine âgé de quatre ans, du massacre de la Saint-Barthélemy par le dévouement d'une servante. Nommé pasteur de Charenton, en 1599, il édifia les fidèles de Paris sous le règne de Henri IV. Mais les Jésuites profitèrent d'une lettre qu'il avait écrite au roi d'Angleterre, en 1621, pour demander contre lui un arrêt de prise de corps, et il se réfugia à Sedan, ville indépendante alors de la France. Son caractère universellement vénéré l'y fit accueillir avec joie. Le synode national de Castres sollicita en vain auprès de Louis XIII le rappel de Dumoulin ; les Jésuites s'y opposèrent absolument. Il avait soutenu contre eux une vive controverse, à propos d'un sermon où le père Arnoux prétendait que la confession de foi des réformés n'était sanctionnée en aucune manière par les textes de l'Écriture indiqués à la suite des articles. Cette accusation ayant eu beaucoup d'éclat, Dumoulin publia, de concert avec les pasteurs de Charenton, une Défense des Églises réformées de France. L'épître dédicatoire, adressée à Louis XIII, ménageait peu les disciples de Loyala. Ils ne peuvent souffrir, disait Dumoulin, un roi, quoique catholique-romain, s'il n'est persécuteur de ses sujets, et s'il ne met le feu en son royaume. Les Jésuites firent informer contre le livre, contre l'auteur, contre l'imprimeur, et même contre les lecteurs. La sentence prononça des peines sévères contre ceux qui liraient cet écrit, ou qui le garderaient dans leurs maisons. Pierre Dumoulin a beaucoup travaillé dans sa longue carrière. On ne compte pas moins de soixante et treize ouvrages sortis de sa plume, entre lesquels les plus populaires furent le Bouclier de la foi, l'Anatomie de la messe et les Décades de sermons. Son genre de prédication est tout à la fois grave et familier ; s'il n'a rien de classique, il est empreint d'une originalité forte qui révèle la vie intime de l'orateur. Quand on annonça au vénérable pasteur qu'il allait mourir : Oh ! que vous êtes bon, s'écria-t-il, de me dire une telle nouvelle ! Agréable mort, que tu sois la bienvenue ! Que je serai heureux de voir mon Dieu, et qu'il y a longtemps que j'y aspire ! Un autre professeur de Sedan, Louis Leblanc de Beaulieu (1615-1675), soutint la renommée de cette académie, sans avoir des doctrines aussi strictement calvinistes que celles de Dumoulin. Il avait, pour employer les expressions de son adversaire Nicole, l'esprit extraordinairement net et très propre à démêler les questions embarrassées. Leblanc essaya, non d'unir les deux communions, mais de les rapprocher l'une de l'autre, en montrant que plusieurs de leurs différences ne roulent que sur des disputes de mots. Il tenta aussi d'établir une paix solide entre les calvinistes, les arminiens et les luthériens. Ces efforts le firent accuser de latitudinarisme. Les hommes pieux, néanmoins, rendirent pleine justice à la sincérité de ses convictions, à la droiture de son caractère, et le sévère Jurieu le défendit, après sa mort, contre des attaques inconsidérées. C'était un professeur de grande science et d'une rare modestie. La collection de ses thèses forme un traité presque complet de dogmatique en peu d'années on en publia quatre éditions. Sans avoir autant de célébrité que les autres, l'académie de Nîmes compta quelques professeurs de mérite. Nous avons déjà cité Samuel Petit (1594-1643), qui fut chargé, en 1627, d'occuper à la fois les chaires de théologie, de grec et d'hébreu. Petit connaissait à fond les langues orientales. Étant un jour entré dans la synagogue d'Avignon, il entendit le rabbin prononcer en hébreu des injures contre les chrétiens. Le docte professeur lui répondit immédiatement dans la même langue, et sans exprimer le moindre ressentiment, il exhorta le docteur juif à mieux étudier la foi qu'il attaquait. Le rabbin déconcerté lui fit des excuses. Un cardinal avait conçu tant d'estime pour Samuel Petit qu'il offrit de lui faire ouvrir les portes de la bibliothèque du Vatican, et de le charger d'en revoir les manuscrits. Le professeur refusa. Il aurait trouvé de la science dans les archives de Rome ; il y aurait perdu, la liberté de conscience qui lui était encore plus précieuse. Petit a fait divers ouvrages de chronologie et de philologie. Il a aussi travaillé à éclaircir les antiquités de l'Ancien et du Nouveau Testament. Son caractère était doux, paisible, et il s'attachait plus à faire du bien qu'à soulever des questions de controverse. |
[1] Stæudlin, Geschichte der theol. Wissenschaften, t. II, p. 58, 59. Voir aussi Schrœck, Christi. K. Geschichte, t. V, p. 297-299.