VII. Le parti calviniste avait définitivement donné sa démission après la prise de La Rochelle, et l'histoire des réformés ne sera plus mêlée aux grandes affaires du royaume jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes. C'est en vain que des personnages de la plus haute naissance, qui appartenaient à la communion catholique, les provoquèrent à reprendre les armes : il ne se trouva plus de huguenots dans les rangs des adversaires de la royauté. En 1632, le duc Henri de Montmorency, appuyé par Gaston d'Orléans, frère de Louis XI II, essaya de réveiller les passions religieuses dans le Languedoc dont il était le gouverneur. Il s'adressa aux gentilshommes de la religion, aux pasteurs, aux consistoires, aux synodes, et ne recueillit partout que des refus. Il eut dans son Parti cinq ou six évêques, mais pas un seul réformé. Le second consul de Nîmes conserva la ville au roi, en chassant l'évêque et le premier consul, qui était catholique. Les habitants de Montauban offrirent de marcher contre les troupes de Montmorency, et, chose mémorable ! les malheureux restes des habitants de Privas défendirent leur place pour le service du roi. Le cardinal de Richelieu disait alors des réformés : « Ils ont fait plus que tous les autres. Environ vingt ans après, pendant les troubles de la Fronde, le grand Condé, faisant valoir les vieux souvenirs de sa maison, voulut les attirer sous son drapeau, et y employa des émissaires qui semaient des bruits sinistres. Ils allaient disant d'église en église que la régente Anne d'Autriche avait promis au clergé de révoquer les édits de pacification, que son premier ministre Mazarin était un cardinal italien sans bonne foi, qu'il n'y avait que la force qui pût préserver les réformés d'une ruine complète, et que le prince de Condé leur garantirait une pleine liberté de conscience et de culte. Ces appels restèrent comme sans effet. Les Rochelais soutinrent le parti de la régente contre leur propre gouverneur. Les Montalbanais s'épuisèrent d'hommes et d'argent pour la même cause. La ville de Saint-Jean-d'Angély, qui n'avait que des murailles démantelées, se défendit contre les troupes rebelles. Le Vivarais et les Cévennes fournirent des soldats dévoués, et presque toute la noblesse réformée des provinces méridionales, s'étant levée contre le prince de Condé, garda pour le roi le Languedoc, la Saintonge et une partie de la Guyenne. Ces services étaient grands. Le cardinal Mazarin disait : Je n'ai point à me plaindre du petit troupeau ; s'il broute de mauvaises herbes, du moins il ne s'écarte pas. Il ne parlait des pasteurs de Montauban qu'en les appelant ses bons amis, et le comte d'Harcourt dit aux députés de la même ville : La couronne chancelait sur la tête du roi, mais vous l'avez affermie. Louis XIV en témoigna plus d'une fois sa reconnaissance,
en particulier dans sa déclaration du 21 mai 1652. On y lisait : D'autant que nos sujets de la religion prétendue réformée
nous ont donné des preuves de leur affection et fidélité, notamment dans les
circonstances présentes, dont nous demeurons très satisfaits ; savoir faisons
que pour ces causes ils soient maintenus et gardés, comme de fait nous les
maintenons et gardons dans la pleine et entière jouissance de l'édit de
Nantes. Et c'est ce même roi qui a fait souffrir les plus longues, les plus odieuses persécutions à ceux qui avaient affermi la couronne sur sa tête ! C'est lui qui a signé en 1685 le fatal édit de révocation ! Quelles furent les causes de tant de violences et de malheurs ? Nous touchons ici à l'un des plus intéressants problèmes de cette histoire. Les réformés avaient d'implacables ennemis dans les hommes du pouvoir spirituel. Au premier rang figuraient les Jésuites, créés tout exprès pour extirper le protestantisme de l'Europe, adversaires-nés des huguenots, moines doublement redoutables, en leur qualité de confesseurs des rois, et parce que leur morale les autorisait à ne reculer devant aucun moyen. Le mensonge, la fourbe, l'iniquité, le trafic des consciences, la force brutale, les spoliations, les bannissements, le meurtre même, tout leur était bon, pourvu qu'ils arrivassent à leurs fins. Après les Jésuites venait le clergé séculier qui, en exceptant quelques hommes politiques plutôt que religieux, comme Richelieu et Mazarin, ne se lassait pas d'inventer de nouvelles mesures de compression et de persécution contre les hérétiques. Il avait sur les pauvres et humbles ministres de la Réforme française l'avantage du nombre, de la naissance, de la position, de l'autorité, de la fortune, des grands emplois, et pouvait tout faire pour les écraser sans avoir de représailles à craindre. De cinq en cinq ans, il tenait des assemblées qui ne se
terminaient jamais, comme nous l'avons déjà remarqué, sans avoir emporté
quelque nouveau lambeau des lois de tolérance. Le
clergé, dit Rulhières, donnait de l'argent au
roi. On négociait avec ce premier corps de l'État pour obtenir en faveur des
besoins du royaume ce qu'on nomme le don gratuit, et les protestants
au contraire avaient besoin de l'argent du roi pour l'entretien de leurs
ministres et la tenue de leurs synodes. Chaque fois qu'ils demandaient à
s'assembler, c'était une grâce pécuniaire qu'ils sollicitaient, et chaque
fois que le clergé s'assemblait, c'était une sorte de grâce qu'il accordait à
l'État. Aussi chaque assemblée du clergé était-elle marquée par quelque
avantage remporté sur eux, et chaque synode, au contraire, recevait de la cour
quelque marque de défaveur... Les demandes du
clergé avaient quelque modération, tant que les calvinistes pouvaient être
redoutés ; mais elles tendirent vers une persécution ouverte, aussitôt qu'ils
devinrent des citoyens paisibles[1]. Enfin, au-dessous des Jésuites et du clergé, pullulaient des légions de Capucins, Récollets, Carmes, Franciscains et autres : milice ignorante et remuante, qui entretenait le fanatisme de la populace, et marchait en toute occasion à l'assaut de l'hérésie. Voilà pour l'autorité spirituelle. Quant aux hommes du pouvoir temporel, les premiers adversaires de la Réforme étaient les rois mêmes, à qui l'on avait donné une éducation incomplète et fausse. Leurs précepteurs les avaient placés autant que possible sous le joug d'une dévotion étroite, intolérante, pleine de petits scrupules sur certains points, et facile à se relâcher sur d'autres. Louis XIII n'avait ni grandeur d'esprit, ni dignité de caractère. Prince faible, d'une humeur triste, mettant son royaume sous la protection de la Vierge après avoir fait assassiner les favoris de sa mère, il n'eut d'autre mérite que celui de se laisser gouverner par Richelieu. Louis XIV, avec un génie fier et des qualités vraiment royales, unissait à la galanterie la bigoterie, et nous aurons lieu de reconnaître que, dans ses étranges compromis de conscience, plus il avait donné à sa cour de scandale par ses désordres, plus il croyait devoir lui donner d'édification par ses rigueurs contre les réformés. Tous deux tenaient pour maxime d'État qu'il fallait affaiblir le calvinisme, comme si les hommes et les choses eussent été les mêmes que sous Charles IX. On avait enseigné à ces princes que la Réforme était l'ennemie des trônes, et ils pensaient n'avoir jamais assez fait contre ce vain fantôme de leur imagination. Il s'ensuivit que les grandes charges de la cour et de
l'armée, de la magistrature et des finances, furent systématiquement refusées
aux calvinistes, sauf dans des cas extraordinaires. Turenne et Duquesne
rompirent la barrière par l'éclat de leurs services ; les autres furent
laissés à l'écart, ou condamnés à vieillir dans des emplois subalternes.
L'édit de Nantes avait, sans doute, rendu les réformés admissibles aux
charges, mais il ne leur avait pas garanti les faveurs de la cour, et la royauté,
pour nous servir des propres expressions de Louis XIV, les renfermait dans les plus étroites bornes que la
justice et la bienséance pouvaient permettre. Ces conditions mêmes ne
furent pas longtemps respectées. Louis XIV dit ailleurs dans les mémoires qu'il a dictés pour
l'instruction du dauphin : Quant aux grâces qui
dépendaient de moi seul, je résolus, et j'ai assez ponctuellement observé depuis,
de n'en faire aucune à ceux de cette religion, et cela par bonté, non
par aigreur, pour les obliger par là à considérer de temps en temps par
eux-mêmes, et sans violence, si c'était pour de bonnes raisons qu'ils
se privaient volontairement des avantages qui pouvaient leur être communs,
avec mes autres sujets. Rien de plus naïf et de plus instructif tout
ensemble que ces aveux. Les ministres d'État suivaient naturellement l'impulsion du prince. Nulle faveur aux hérétiques ; du mauvais vouloir, quand on le pouvait sans blesser trop ouvertement les droits acquis, et une constante inégalité de traitement qui poussait les tièdes et les ambitieux à changer de religion. Les intendants de province, nouvelle création d'un gouvernement qui aspirait à constituer une plus forte unité nationale, voulant se rendre agréables au conseil et à la cour, ne manquaient pas de se prononcer polir les Jésuites contre les pasteurs, pour les évêques contre les synodes provinciaux ou les consistoires, chaque fois qu'il y avait un prétexte tant soit peu plausible à invoquer, Les parlements agissaient presque tous dans le même sens, non par fanatisme religieux, mais par cet esprit qui de tout temps, chez les païens comme dans la chrétienté, a fait des corps de magistrature les gardiens des anciennes lois et des coutumes traditionnelles. L'avocat général Omer Talon disait, aux grands jours de Poitiers, en 1634, que les prétendus réformés n'étant supportés que par tolérance, les affaires qui les regardaient ne devaient pas être comptées entre les choses favorables, et qu'il fallait leur appliquer, au contraire, la plus rigoureuse interprétation. Ainsi, dans les questions qui ressortissaient aux tribunaux, ils ne pouvaient compter que sur le droit strict, ou plutôt sur ce qu'il n'était pas possible de leur refuser sans injustice flagrante. Tout arrêt sévère faisait immédiatement jurisprudence contre eux, et de restrictions en restrictions ils perdirent successivement ce que l'édit de Nantes leur avait concédé. Les universités et les collèges, où dominaient les influences cléricales, soulevèrent difficultés sur difficultés pour la collation des grades académiques aux religionnaires, et enfin ces grades ne furent donnés que sur des certificats d'assistance à la messe. Quant aux rapports entre les simples individus des deux
religions, il y a une distinction à faire. Les hommes de lettres, ceux qui
appartenaient à la haute bourgeoisie, les honnêtes
gens dans le langage du siècle, vivaient généralement en bon
accord. On sait que l'Académie française a été fondée par des membres de
l'une et de l'autre communions. Telle fut aussi l'origine de beaucoup de sociétés
savantes, à Nîmes et ailleurs. Il y avait longtemps
avant la révocation de l'édit de Nantes, dit Segrais, que les catholiques et les huguenots vivaient ici (à Caen) dans une
grande intelligence, qu'ils mangeaient, buvaient, jouaient, se divertissaient
ensemble, et se quittaient librement, les uns pour aller à la messe, les
autres pour aller au prêche, sans aucun scandale, ni d'une part, ni de l'autre. Mais dans les masses populaires, plus soumises à l'enseignement du prêtre, les préjugés et les haines subsistaient. De là des vexations dans les maîtrises, les jurandes, les corps de métier, et dans les petits offices qui dépendaient des conseils municipaux. De là aussi des voies de fait sous les moindres prétextes, des violences contre les temples, contre les propriétés, contre les personnes, et, quand on l'osait, des attaques plus régulières, plus générales, auxquelles présidait habituellement quelque ignare vicaire de paroisse, ou quelque moine abject. On pourra juger, par ce qui précède, de l'état des réformés après l'édit de grâce. Ils eurent par intervalles des jours de repos qui leur permirent de s'appliquer aux sciences théologiques, de développer leur instruction commune et de cultiver les arts industriels. Mais ce repos était incertain, ce calme inquiet, pour ainsi parler, et la persécution alla bientôt s'aggravant jusqu'à ce que le moment parût favorable pour anéantir la Réforme française. Nous ne raconterons que ce qu'il y eut de plus important[2]. |
[1] Éclaircissements historiques, t. I, p. 46, 47.
[2] Si l'on veut connaître en détail la situation des réformés à cette époque, il faut lire l'Histoire de l'édit de Nantes, par Elie Benoît. L'auteur a rempli cinq volumes in-4° du récit des vexations, injustices, violences, persécutions, etc., qui ont frappé ses coreligionnaires, depuis le règne de Henri IV jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes.