VII. Vers la fin du règne de François Ier, et sous celui de son fils Henri II, la Réformation prit en France un tel accroissement, qu'il nous est impossible de le suivre dans tous ses détails. Gens de lettres, de robe, d'épée, d'église même, accouraient à l'envi sous sa bannière. Plusieurs grandes provinces, le Languedoc, le Dauphiné, le Lyonnais, la Guyenne, la Saintonge, le Poitou, l'Orléanais, la Normandie, la Picardie, la Flandre ; les villes les plus considérables du royaume : Bourges, Orléans, Rouen, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, La Rochelle, se peuplèrent de réformés. On a calculé qu'ils formèrent en peu d'années près du sixième de la population, et c'en était l'élite. Ils auraient pu répéter le mot de Tertullien : Nous ne datons que d'hier, et nous sommes partout. Si la persécution en éloignait quelques-uns, elle en amenait un plus grand nombre par cet instinct qui soulève la conscience humaine contre l'injustice, et la fait pencher du côté des victimes. D'ailleurs, au-dessus de la férocité des bourreaux, planaient la foi, la constance et la sérénité des martyrs. Le mouvement une fois donné, tout s'ébranla. Il y avait dans les intelligences, dans les cœurs, et pour ainsi dire jusque dans l'air qu'on respirait, un immense besoin de réformes religieuses. On se mit à réfléchir que la religion ne doit pas se transmettre comme un nom ou une terre dont on hérite, mais qu'il faut, avant de la recevoir, l'examiner par soi et pour soi. On se mit aussi à considérer de plus près les énormes abus de l'Église romaine et l'on se détacha en foule de cette communion dégénérée. Les bénéfices ecclésiastiques étaient distribués, surtout depuis le concordat qui avait aboli les formes électives, à des favoris de cour, des hommes d'armes, des gens d'intrigue, et même à des enfants : tous incapables de remplir les devoirs de leurs charges. Il y avait des prélats surnuméraires qu'on appelait par dérision évêques volants ou portatifs. Les cardinaux donnaient l'exemple du désordre. Les prélats vivaient à Paris dans le scandale. Les membres du clergé inférieur étaient, en général, immoraux et cupides, les moines ignares et déhontés. On comparait leur conduite à celle des prédicateurs de la Réforme, hommes simples, pauvres et graves pour la plupart, et le contraste était si frappant que les cœurs honnêtes n'y résistaient point. Sans quelques grands seigneurs d'un côté, et le bas peuple de l'autre, l'Église de Rome était perdue en France. Les nobles de province, qui ne s'étaient pas dépravés dans l'atmosphère de la domesticité royale, inclinaient presque tous vers les idées nouvelles. Ils nourrissaient contre les privilèges des prêtres et contre leurs envahissements territoriaux une hostilité sourde mais ancienne, qui n'attendait que l'occasion d'éclater. Ils avaient aussi de grands loisirs au fond de leurs châteaux, depuis que les guerres de seigneur à seigneur étaient sévèrement interdites ; et en lisant les Écritures, le soir, autour du foyer féodal, ils étaient entraînés, presque à leur insu, vers les enseignements de Luther et de Calvin. Les gens du tiers-état, qui avaient reçu une éducation lettrée, avocats, légistes, professeurs, notables bourgeois, étaient comme gagnés d'avance, par leurs études même, à ces opinions. Surtout, dit naïvement un historien très dévoué au catholicisme, les peintres, horlogers, imagiers, orfèvres, libraires, imprimeurs, et autres qui, en leurs métiers ont quelque noblesse d'esprit, furent des premiers aisés à surprendre[1]. Les marchands qui voyageaient dans les pays étrangers en rapportaient des impressions favorables à la Réforme. Ils avaient pu reconnaître que cette religion, en corrigeant les mœurs des peuples, développait du même coup leur commerce, et contribuait aux progrès de leur industrie. Beaucoup d'ecclésiastiques séculiers et réguliers furent aussi ébranlés dans les provinces. Ayant reçu les ordres sans avoir appris autre chose que la barbare théologie de l'école, ils avaient enseigné leur dogme avec bonne foi. Mais placés en face du dogme nouveau, ils y voyaient le sceau de la vérité. Ils prenaient alors quelque métier pour vivre, et tout en travaillant de leurs mains, prêchaient en secret les doctrines de la Réforme. Ils étaient encouragés par la pensée que Rome s'entendrait tôt ou tard avec les réformateurs dans un concile général. De là, chez quelques-uns, des contradictions qui n'ont pas été suffisamment comprises par nos anciens historiens. Les colporteurs de Bibles et d'écrits religieux aidèrent puissamment à ces conquêtes de la foi nouvelle. On les appelait porte-balles, porte-paniers ou libraires. Ils appartenaient à différentes classes de la société ; plusieurs étaient étudiants en théologie, ou même ministres de l'Évangile. Les imprimeries de Genève, de Lausanne, de Neuchâtel, spécialement fondées pour couvrir la France d'écrits de religion, leur fournissaient des livres. Et puis, le béton à la main, le panier sur le des, par le chaud et le froid, dans des chemins écartés, à travers les ravins et les fondrières des campagnes, ils s'en allaient frapper de porte en porte, mal reçus souvent, toujours menacés de mort, et ne sachant le matin où leur tête reposerait le soir. C'est par eux surtout que la Bible pénétra dans le manoir du noble et sous le chaume du villageois. Exposés comme les anciens Vaudois du Piémont à de cruelles
poursuites, les nouveaux colporteurs imitèrent leur adresse, en plaçant au
haut de leurs paniers des pièces d'étoffe ou autres objets non suspects,
tandis qu'ils enfermaient au fond la marchandise prohibée. Pour avoir plus facile accès dans les villes, aux champs,
dans les maisons de la noblesse, dit encore Florimond de Rémond, aucuns d'entre eux se faisaient colporteurs de petits
affiquets pour les dames, cachant au fond de leurs balles ces petits livrets
dont ils faisaient présent aux filles ; mais c'était à la dérobée, comme
d'une chose qu'ils tenaient bien rare pour en donner le goût meilleur (l. VII, p. 874). La quantité de victimes qu'ils fournirent aux échafauds et aux bûchers fait supposer que ces humbles porte-paniers étaient en grand nombre. Nous ne pouvons nous y arrêter ; mais l'histoire doit à leur héroïque dévouement de raconter au moins le martyre de l'un d'entre eux. Un Dauphinois, nommé Pierre Chapot, après avoir fait quelque séjour à Genève, fut employé comme correcteur d'imprimerie à Paris, et dans ses moments de loisir il allait vendant des livres de religion. Un espion de la Sorbonne le surprit en 1546, et Chapot fut cité devant la Chambre ardente du Parlement. Son air doux, sa tenue modeste, ses appels à la justice des conseillers, la Bible qu'il invoquait avec assurance, attendrirent les juges, et il obtint permission d'entrer en dispute avec trois docteurs de théologie. Ceux-ci vinrent à contrecœur, disant que c'était une chose de mauvaise conséquence de disputer avec des hérétiques. Chapot s'appuya sur des textes de l'Écriture, et les
autres lui répondirent par les conciles et les traditions. Alors, se tournant
vers les conseillers, l'accusé les supplia de ne s'en rapporter qu'aux déclarations
de l'Évangile. Piqués au vif, les Sorbonistes dirent aux juges : Pourquoi vous êtes-vous laissé mener à la fantaisie d'un
méchant et rusé hérétique ? Pourquoi nous avez-vous fait venir pour disputer
sur des articles déjà censurés et condamnés par la Faculté de théologie ?
nous en ferons plainte à qui il appartiendra. Et ils s'en allèrent
tout irrités. Eux sortis, le colporteur dit d'une voix calme : Vous voyez, Messieurs, que ces gens-ci ne donnent pour
toutes raisons que des cris et des menaces ; il n'est donc pas besoin que je
vous fasse connaître plus longuement la justice de ma cause. Et
tombant à deux genoux, les mains jointes, il supplia Dieu d'inspirer à la
compagnie un jugement droit pour l'honneur et la gloire de son nom. Quelques
juges, émus de compassion, étaient d'avis de le relâcher. Mais l'opinion contraire
prévalut, et il n'obtint d'autre faveur que de n'avoir pas la langue coupée
avant d'être brûlé vif. On le conduisit à la place Maubert. Il fut soutenu par deux hommes pour monter sur la charrette ; car la torture lui avait brisé les membres. Du haut de cette nouvelle chaire : Peuple chrétien ! s'écria-t-il, quoique vous me voyez ici amené à la mort comme un malfaiteur, et que je me sente coupable de tous mes péchés, je prie chacun d'entendre que j'ai à mourir maintenant comme un vrai chrétien, et non pour aucune hérésie, ou parce que je suis sans Dieu. Je crois en Dieu le Père tout puissant, et en Jésus-Christ qui, par sa mort, nous a délivrés de la mort éternelle. Je crois qu'il a été conçu du Saint-Esprit, qu'il est né de la vierge Marie... Il fut interrompu par le docteur Maillard, l'un de ceux avec lesquels il avait disputé devant le Parlement. Monsieur Pierre, lui dit-il, c'est ici que vous devez requérir pardon à la vierge Marie que vous avez si grièvement offensée. — Monsieur, je vous prie, répliqua le patient, laissez-moi parler ; je ne dirai rien qui soit indigne d'un bon chrétien. Pour la vierge Marie, je ne l'ai nullement offensée, ni ne voudrais l'avoir fait. — Eh ! dites seulement un ave Maria. — Non, je ne le dirai point. Et il répétait sans cesse : Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! En ce moment, le docteur ordonna de serrer la corde, et le martyr rendit son âme à Dieu. Après l'exécution, les théologiens de la Sorbonne firent de grandes plaintes à la Chambre ardente, et déclarèrent que si l'on permettait aux hérétiques de parler, tout serait perdu. Le Parlement décida que les condamnés auraient tous la langue coupée, sans exception. Les disciples de la religion nouvelle avaient entre eux des signes de reconnaissance ; et quand ils étaient trop nombreux pour former une selle assemblée, ils se divisaient par petites bandes. Les plus résolus ou les plus lettrés se chargeaient d'expliquer la Bible. C'étaient quelquefois de pauvres artisans qui faisaient les exhortations à tour de rôle. On se réunissait le soir, ou de nuit, ou de grand matin, afin d'échapper à l'œil des adversaires. Tout était bon pour ces assemblées : une grange, une cave, un galetas, le fond d'un bois, une ouverture de rocher sur la montagne. On déguisait, en certains lieux, l'objet des réunions par des moyens qui révèlent à la fois la simplicité et la rigueur des temps. Pour faire des assemblées, dit Florimond de Rémond en parlant de ceux de Paris, on faisait choix de quelque maison qui eût des huis dérobés, afin de pouvoir au besoin se sauver, et aussi entrer par diverses avenues. Et celui qui faisait le prédicant portait des dés et des cartes, afin de pouvoir les jeter sur le tapis au lieu de la Bible, et couvrir leur fait par le jeu... Le ministre de Mantes était plus avisé, quand prêchant en cachettes, à Paris, à la Croix-Verte, près le Louvre, il faisait mettre des jetons sur la table et des contes pour tromper les survenants, s'ils n'étaient de son troupeau (l. VII, p. 910). Lorsqu'un pasteur visitait en passant ces petites assemblées, c'était une grande joie pour tous. On l'écoutait pendant de longues heures ; on recevait de sa main les symboles de la sainte Cène ; on se racontait mutuellement les persécutions qu'on avait endurées, celles qu'on attendait encore, et en se séparant, on se disait adieu pour l'échafaud et pour le ciel. Tant qu'une forme régulière d'Église n'était pas établie, et en l'absence d'un ministre de l'Évangile, on s'abstenait d'administrer les sacrements. Calvin et les pasteurs de la Réforme ne voulaient pas autoriser chaque petite assemblée à se faire donner la communion par un homme sans vocation reconnue. Nous ne sommes nullement d'avis que vous commenciez par ce bout, et même que vous soyez hâtés d'avoir la sainte Cène, jusqu'à ce que vous ayez un ordre établi entre vous, écrivait Calvin, en 1553, aux fidèles dispersés dans la Saintonge. Mais si les sacrements leur manquaient dans les
commencements, ils avaient une grande rigidité de mœurs et de discipline. Les
pécheurs étaient repris, les errants admonestés, et les auteurs de scandales
exclus de la communion. Ils se déclaraient, dit
l'historien que je ne me lasse pas de citer, parce qu'il parait avoir bien
connu les disciples de la Réforme, ils se
déclaraient ennemis du luxe, des débauches publiques, des folâtreries du
monde, trop en vogue parmi les catholiques. En leurs assemblées et festins,
au lieu de danses et haut-bois, c'étaient lectures des Bibles qu'on mettait
sur table, et chants spirituels, surtout des psaumes quand ils furent rimés.
Les femmes, à leur port et habits modestes, paraissaient en public comme des
Éves dolentes ou Madeleines repenties, ainsi que disait Tertullien de celles
de son temps. Les hommes, tous mortifiés,
semblaient être frappés du Saint-Esprit (l.
VII, p. 854). L'opinion populaire ne s'y abusait point, et Catherine de Médicis le disait un jour dans son langage frivole : Je veux me tourner vers la nouvelle religion, afin de passer pour prude et pour pieuse. Ce fut l'époque la plus florissante et la plus pure de la Réforme française. Il y avait bien parmi les fidèles quelques esprits inquiets, remuants, qui n'y apportaient qu'une vaine passion de nouveauté ; il y avait aussi des brouillons qui compromettaient la cause commune, et des tièdes que l'on qualifiait de temporiseurs, moyenneurs ou nicodémites. Mais les rivalités des grandes maisons du royaume et les querelles politiques ne s'étaient pas encore mêlées à la religion. Les réformés souffraient, et ne se vengeaient point ; ils acceptaient la mort sans essayer de la rendre, et se montraient plus sévères pour eux-mêmes que pour leurs ennemis. |