CONQUÊTE DES GAULES

 

LIVRE HUITIÈME. — HUITIÈME ET NEUVIÈME CAMPAGNES.

 

 

ÉCRIT PAR HIRTIUS[1].

 

PRÉFACE DE L'AUTEUR. — NOUVELLE RÉVOLTE DE LA GAULE. — GUERRE CONTRE LES BITURIGES, LES CARNUTES ET LES BELLOVACES. — EXPLOITS DE FABIUS ET DE CANINIUS. — SIÉGE D'UXELLODUNUM. — PASSAGE DE CÉSAR CHEZ LES CARNUTES ET SON ARRIVÉE EN AQUITAINE. — DES CAUSES DE LA GUERRE CIVILE.

(Avant J.-C. 51-50. — An de Rome 603-604)

 

La Gaule est soumise, avons-nous dit, c'est l'opinion des Romains, c'est l'opinion de Hirtius qui continue les Commentaires et commence son livre en ces termes : Omni Gallia devicta, bien qu'il ait à raconter des événements d'autant plus dignes d'être connus qu'ils prouvent combien les aspirations nationales et démocratiques des Gaulois avaient peine à se plier aux exigences du joug étranger.

César apprit à Bibracte, où il passait l'hiver, que les Gaulois, désespérant de le vaincre en bataille rangée, songeaient à se soulever partiellement. Afin de couper le mal dans sa racine, il laissa le commandement de son camp d'hiver à Antoine : Antonium quœstorem suis prœfecit hibernis, preuve qu'il avait conservé une légion près de Bibracte. Il partit avec sa cavalerie rappelée de chez les Séquanes, pour aller rejoindre la douzième légion hivernant (à Sancoins), sous les ordres de Sextius, sur les terres des Bituriges voisines de la frontière éduenne : quam non longe a finibus Æduorum collocaverat, in finibus Biturigum.

Ne pouvant opérer avec ce seul corps dans un pays si étendu, il appela près de lui la onzième légion, voisine de la douzième. Or, la plus rapprochée campait avec Réginus, chez les Ambivarètes (à Bou). Nous avons donc eu raison d'établir ce peuple, que d'Anville et Walckenaër ont passé sous silence, dans le canton de Nevers, touchant au pays de Bourges.

César ne fut pas plus tôt entré en campagne qu'il s'empara d'un grand nombre de Bituriges et obtint la soumission complète du pays, qui lui fournit des otages.

Pour récompenser ses troupes qui avaient parcouru de très-mauvais chemins pendant l'hiver, car on était alors à la fin de décembre, il donna deux cents sesterces à chaque soldat, deux mille aux centurions, et les renvoya dans leurs quartiers. Lui-même rentra à Bibracte après une absence de quarante jours, n'ayant eu que de la mutinerie à réprimer. Les Bituriges, ayant assez souffert l'année précédente pour être effrayés de la conséquence d'une reprise d'armes, vinrent, au contraire, prier César de les défendre contre les Carnutes qui commençaient à les attaquer.

César manda immédiatement la quatorzième et la sixième légions cantonnées sur la Saône et partit, n'ayant passé que dix-huit jours à Bibracte, pour aller rétablir l'ordre parmi ces peuples.

Nous lui ferons prendre la route directe d'Autun à Chartres, traversant la Loire à Saint-Satur, et dirons, à ce sujet, que si la légion de Sextius eût hiverné dans ce dernier oppidum elle aurait naturellement fait partie de l'expédition. Le contraire prouve donc qu'elle était à Sancoins. César dut suivre l'antique voie de Saint-Satur à Chartres et s'établir chemin faisant sur la montagne située à 2 lieues à l'est de Noviodunum (Nouan-le-Fuzelier), au pied de laquelle se voit l'étang des Césars.

Les Carnutes, sachant que deux légions marchaient contre eux, quittent leurs bourgades et leurs oppida, où ils s'étaient construit des cabanes pour l'hiver, et se répandent de tous côtés : constitutis repente exiguis ad necessitatem œdificiis incolebant, nuper enim devicti complura oppida demiserant. Évidemment, les mots exiguis œdificiis ne doivent pas ici plus qu'ailleurs signifier des granges.

Pour faire éviter à ses soldats les injures de la mauvaise saison, César alla camper à Génabum, brûlée l'année précédente, et les logea partie dans les maisons des habitants restées debout, partie dans des masures presque détruites qu'il fit couvrir de paille. Sa cavalerie et son infanterie légère, envoyées dans les lieux où l'on disait que l'ennemi s'était retiré, en revinrent chargées de butin. Les Carnutes, ne trouvant aucun abri dans les bois, se sauvèrent de tous côtés et jusque dans les États voisins.

Rien de considérable ne pouvant être fait dans cette campagne, César laissa Trébonius, avec ses deux légions, dans Génabum et se disposa à marcher au secours de ceux de Soissons. Il en exprime ainsi les motifs :

Des députés que les Rhèmes venaient de lui envoyer lui apprirent que les Bellovaces et leurs voisins levaient des troupes dont Corréus, de Beauvais, et Comius, d'Arras, avaient le commandement ; qu'elles se réunissaient dans un seul lieu : in unum locum cogere, pour attaquer ceux de Soissons annexés aux Rhèmes : qui Rhemis erant attributi. Il crut qu'il était de la dignité de l'empire et même de son propre intérêt de ne pas souffrir que des alliés qui avaient rendu les plus grands services à la république fussent maltraités en aucune manière : nullam calamitatem socios optime de republica meritos accipere. L'aveu de ces services confirme pleinement ce que nous avons dit touchant les secours que l'armée romaine reçut des Rhèmes avant son départ pour Alésia.

II est à remarquer que les Belges s'assemblent dans un seul lieu que César ne nomme pas, mais, du moment où ils s'étaient confédérés, ils pouvaient aussi bien se réunir dans l'Amiénais que dans le Beauvoisis.

Voulant remédier à cet état de choses, César laisse à Génabum les deux corps qui l'avaient accompagné et reconstitue une armée nouvelle. Il mande la onzième légion, que commandait Réginus chez les Ambivarètes (à Bou), appelle Fabius sur le territoire des Suessions, avec les deux placées sous ses ordres, dans les camps de Fontaver et de Saint-Thomas, pour couvrir les terres des Rhèmes, puis il fait venir une des légions que commandait Labienus chez les Séquanes.

Nous ne croyons pas que ces quatre légions se soient réunies à Noviodunum, capitale des Suessions. Il est plus probable que César, partant d'Orléans avec la onzième et passant par Melun et Meaux, alla les attendre sur le plateau de Champlieu, où se voit un camp dit de César et dont l'appellation actuelle doit dériver de Castrilocus, nom que portait anciennement la ville de Mons, parce qu'il avait existé un retranchement romain sur son territoire.

Le massif de Champlieu, qui pourrait avoir été un des douze oppida des Suessions, présente des traces de remparts antiques, et l'on vient d'y découvrir des médailles gauloises des familles Cornelia-Silanus et Porcia, preuve que l'établissement romain remonte au temps de la conquête ; car on ne trouve guère de médailles consulaires dans les camps postérieurs à cette époque[2].

Les données que César avait recueillies sur le lieu de rassemblement des Belges étaient peu précises ; toujours est-il qu'ils ne se réunissaient pas à Bratuspantium (Beauvais), car cette ville aurait été nommée par ceux qui lui avaient donné cet avis. Il dut donc aller les atteindre du côté de la Somme. La suite prouvera qu'il en fut ainsi.

Quand toutes les légions furent réunies, il partit pour le pays des Bellovaces et campa sur leurs terres : ad Bellovacos proficiscitur ; castrisque in eorum finibus positis... S'il campe immédiatement après avoir passé l'Oise, on doit donc chercher son retranchement près de la rivière. Or, comme il n'existe dans ces parages que celui de Clairoux établi sur une montagne touchant à ce cours d'eau, à 3 kilomètres au nord-est de Compiègne, nous devrons le faire camper sur ce point après avoir traversé d'abord la forêt, ensuite la ville de Compiègne elle-même, où il existait un pont sur la rivière.

La position de Clairoux était une excellente base d'opérations, soit que César se portât en avant, soit qu'il fût obligé de battre en retraite et de repasser l'Oise sous la protection de son retranchement.

Il envoya aussitôt des escadrons de cavalerie de tous côtés pour faire des prisonniers qui pussent l'instruire des desseins de l'ennemi : equitum turmas demittit in omnes partes ad aliquos excipiendos, ex quibus hostium consilia cognosceret.

Ses cavaliers, ayant rempli leur devoir, lui rapportèrent que toutes les maisons étaient désertes, que ceux du pays qu'ils avaient trouvés et ramenés avec eux étaient des espions qui n'étaient point restés pour labourer la terre. Ayant demandé à ces captifs où les ennemis s'étaient rassemblés et quel était leur dessein, il apprit que tous les Bellovaces capables de porter les armes, réunis aux Ambiani, aux Aulerces[3], aux Calètes, aux Vélocasses et aux Atrébates, s'étaient retranchés sur une montagne environnée de marais, après avoir renfermé leurs bagages dans une forêt située derrière eux ; qu'ils étaient commandés par Corréus, Bellovace connu par la haine qu'il portait au nom romain ; que l'Atrébate Comius les avait quittés depuis plusieurs jours pour aller chercher de la cavalerie germaine, qui n'était pas éloignée de leur camp : ex his castris discessisse... ad auxilia Germanorum adducenda quorum vicinitas propinqua ; enfin, que tous les chefs avaient résolu de le combattre s'il ne se présentait qu'avec trois légions, autrement de se tenir enfermés dans leur camp pour lui couper les vivres et les fourrages, excessivement rares en cette saison.

Les forces des coalisés devaient se monter à cent cinquante mille hommes au moins, puisque tous les Bellovaces étaient sous les armes et que leurs alliés avaient fourni de forts contingents.

César jugea que, loin de se conduire en imprudents et en téméraires, selon la coutume des barbares, leurs desseins étaient pleins de sens et de sagesse. Il résolut de mettre tout en œuvre pour leur faire mépriser ses forces, afin de les attirer plus vite au combat. Trois légions seules furent désignées pour les attaquer : la septième, la huitième et la neuvième, composées de vieux soldats. Le bagage devait les suivre sous l'escorte de la onzième légion, formée seulement depuis huit ans, mais composée de jeunes gens choisis et de grande espérance.

Le lieu ou s'étaient concentrés les Belges restera toujours inconnu si l'on ne s'aide de la découverte et de l'étude des camps romains qui existent dans la contrée, car on sait que César, étant en présence de l'ennemi, en fit élever un très-vaste qu'il importe de découvrir.

Deux enceintes militaires ont particulièrement attiré l'attention des érudits : celle de Bresle, située sur la rivière de Thérain, à 2 lieues ½ à l'est de Beauvais, et celle de Liercourt, sur la Somme, à 6 lieues à l'ouest d'Amiens. Les uns adoptent le camp de Bresle, parce qu'il est assez rapproché de l'oppidum des Bellovaces. Leurs contradicteurs répondent qu'il n'a jamais pu contenir qu'une seule légion, probablement celle de Plancus qui le fit élever à la fin de la cinquième campagne. Ils proposent celui de Liercourt, ayant trente-deux hectares de superficie, pouvant contenir quatre légions, des auxiliaires et une nombreuse cavalerie. Il est probable qu'ils ont raison.

En effet, à Liercourt, les Belges, placés au centre de leurs auxiliaires, pouvaient recevoir la cavalerie germaine que leur amenait Comius d'un lieu qui n'était pas éloigné : quorum vicinitas propinqua, c'est-à-dire du pays des Ménapiens. Ajoutons que le pont de Remi, situé dans le voisinage, leur permettait de communiquer facilement d'une rive à l'autre de la Somme.

Ce camp était, il est vrai, chez les Ambiani et non chez les Bellovaces ; mais Hirtius, après avoir dit que César entra chez ces derniers, ne mentionne pas que ce fut sur leur territoire que le conquérant rencontra l'armée des Belges. Elle pouvait être aussi bien partout ailleurs que chez les Bellovaces.

En effet, lorsque César, après avoir passé l'Oise, envoya sa cavalerie sur divers points pour s'enquérir du lieu où étaient les confédérés, il dut l'expédier à 7 ou 8 lieues de ses quartiers, sur des chemins divergents, même du côté de Bratuspantium. Or, si l'armée belge dit été campée à Bresle ou dans un pareil rayon, les éclaireurs romains l'auraient reconnue eux-mêmes et signalée à leur général en rentrant au camp, tandis que ce furent les prisonniers seuls qui purent indiquer le lieu où elle se trouvait. Donc, elle était à plus de 7 ou 8 lieues du camp romain.

Enfin César se présenta devant les Belges avec ses troupes disposées presque en carré, afin qu'il ne parût pas avoir plus de monde qu'ils n'en désiraient : Hac ratione pene quadrato agmine instructo, in conspectum hostium celerius opinione eorum exercitum adducit. Une seule légion marchait donc en bataille sur le devant, deux autres en file sur les ailes, tandis que la quatrième, placée derrière le bagage, fermait le carré.

En approchant de l'ennemi, les trois premières légions se mirent subitement en ligne et marchèrent d'un pas ferme vers les Gaulois : Quum legiones repente instructas velus in acie certo grade accedere Galli viderent. Ceux-ci, étonnés de l'arrivée si prompte des troupes romaines, montrent moins de confiance et se rangent en bataille devant leur camp, sans quitter les hauteurs : sive certaminis periculo, sive subito adventu... copias instruunt pro castris, nec loco superiore decedunt. César, les voyant si fortement établis, ne se soucia pas de les combattre. Comme il en était séparé par un vallon plus profond que large, il campa vis-à-vis d'eux et fit élever un rempart de douze pieds, muni d'un double fossé de quinze pieds et  à fond de cuve : fossam duplicem, pedum quinum denum lateribus directis — nécessairement de quinze pieds de profondeur et peut-être d'autant de largeur —. Ce retranchement, flanqué de tours à trois étages, jointes par des ponts et des galeries, pouvait être défendu par deux rangs de soldats placés, l'un sur la galerie, l'autre sur le rempart. Ces ouvrages en bois n'ont pu résister à l'action du temps ; mais les remparts de douze pieds de haut ont laissé des traces qui forment le camp actuel de Liercourt, le seul du Beauvoisis et de l'Amiénais présentant assez d'étendue pour avoir pu contenir une pareille armée.

Il y avait souvent des escarmouches entre les deux camps. Quelquefois, les Gaulois auxiliaires et les Germains franchissaient le marais pour charger vivement les Belges ; ceux-ci le passaient à leur tour pour exécuter la même entreprise. Les soldats romains allant au fourrage étaient fréquemment attaqués dans des chemins étroits, lorsqu'ils s'éloignaient pour aller visiter quelques rares maisons de cultivateurs éloignées et éparses çà et là dans la plaine : Cum raris disjectisque ex œdificiis pabulum conquireretur. Le mot œdificiis se rapporte assurément à des métairies avec leurs dépendances, et non aux granges seules qui en faisaient partie.

Quelques légers succès obtenus par les Belges augmentèrent leur assurance. Elle n'eut plus de bornes lorsque Comius fut rentré au camp avec cinq cents cavaliers germains. César, voyant que l'ennemi se tenait toujours renfermé, que lui-même n'avait pas assez de troupes pour le forcer, manda Trébonius avec les deux légions laissées à Genabum (Orléans), et Sextius avec celle qui campait sur les frontières des Bituriges (à Sancoins).

Le temps qu'il fallait pour aller prévenir ces deux généraux et leur permettre d'arriver avec leurs troupes dut employer au moins quinze jours, pendant lesquels César continuait d'envoyer sa cavalerie au fourrage. L'ennemi, ayant remarqué de quel côté elle allait ordinairement, lui dressa une embuscade dans les bois. Celle des Rhèmes y tomba et perdit son général. Quelques-uns pensent que le nom du pont de Remi pourrait bien rappeler le souvenir de cette défaite. Quoi qu'il en soit, cet échec fut cause qu'on agit avec plus de prudence dans le camp romain, et que tous les jours se passèrent à escarmoucher du côté des marais.

Les Gaulois y furent un jour battus, ce qui les consterna. La nouvelle de l'arrivée prochaine de Trébonius vint encore ajouter à leur confusion. Ne voulant pas être assiégés ni éprouver le sort de ceux d'Alésia, ils firent sortir de leur camp, pendant la nuit, leurs vieillards, leurs infirmes et leurs bagages.

César s'avança pour les harceler durant leur retraite pet, comme le marais pouvait retarder sa poursuite, il y jeta des ponts et alla s'établir sur une hauteur voisine du camp ennemi et qui n'en était séparée que par un petit vallon. Il y rangea ses légions en bataille, à portée de trait des forces gauloises.

Celles-ci, n'osant défiler devant les légions, se tinrent en bataille, semblant accepter le combat. César laissa vingt cohortes sous les armes, et, après avoir tracé un nouveau camp, le fit munir de remparts et de fossés : castrisque eo loco metatis muniri jubet castra. Cet ouvrage terminé, il ordonna de ranger ses légions sur le devant, de brider les chevaux de la cavalerie et de les disposer sur plusieurs points.

Les Gaulois n'osant passer, de crainte d'être surpris, et ne pouvant rester toute une nuit privés de vivres dans leur position, usèrent de stratagème pour en sortir. Ils transportèrent à la tête de leur camp toutes les bottes de paille et les fascines sur lesquelles ils avaient coutume de s'asseoir quand ils étaient en bataille : fasces ubi consederant, et, sur le soir, ils y mirent le feu, de sorte que leurs troupes, dérobées à la vue des Romains, s'enfuirent avec la plus grande précipitation.

César fit avancer contre eux sa cavalerie et marcha lentement derrière elle. Les chevaux ne purent pénétrer dans ces tourbillons de flammes et de fumée, ce qui permit aux Belges de se retirer, sans aucune perte, à 3 lieues ½ plus loin, où ils campèrent dans un lieu avantageux : Millia non amplius dena munitissimo loco castra posuerunt.

Hirtius ne dit pas que César les ait suivis. Tout fait présumer, au contraire, qu'il retourna dans son premier camp pour attendre Trébonius venant avec ses trois légions. Ce camp était, en effet, plus fort que le second seulement muni d'un simple vallum fait à la hâte en présence de l'armée ennemie ; aussi n'en signale-t-on pas de traces aujourd'hui.

On demandera peut-être où s'étaient retirés les Belges ? Nous ne pensons pas que plus de cent mille hommes en fuite, et se croyant bientôt atteints, se soient engagés sur le pont de Remi pour aller s'établir de l'autre côté de la rivière. 11 est plus supposable qu'ils gagnèrent le territoire de Mareuil, voisin d'Abbeville, où devaient exister un pont et des gués permettant de communiquer avec les Ambiani.

Bien qu'étant éloignés de 4 lieues de l'armée romaine, ils n'en continuèrent pas moins de tendre des embuscades aux légionnaires qui s'aventuraient à quelque distance de leur propre camp. Un jour César apprit d'un prisonnier que Corréus s'était caché avec six mille fantassins et six mille chevaux dans un lieu abondamment fourni de foins et de blés, où il soupçonnait que viendraient les fourrageurs romains : quem in locum, propter copiam frumenti ac pabuli, Romanos pabulatum missuros suspicaretur. César envoya de ce côté plus de forces que de coutume, précédées de la cavalerie qui escortait ordinairement ces sortes d'expéditions. Lui-même marcha en arrière, le plus près que possible, avec le reste des légions.

Les ennemis étaient embusqués dans une plaine de mille pas d'étendue en tous sens, environnée de bois épais et d'une rivière très-profonde : altissimo flumine.

La cavalerie romaine d'avant-garde, qui connaissait l'embûche, marchait en bon ordre. Corréus ne l'eut pas plus tôt aperçue qu'il en chargea les premiers escadrons. Ils tinrent bon sans se débander. Le reste de la cavalerie gauloise vint les attaquer à son tour. L'infanterie légère romaine appuya ses escadrons qui firent un grand carnage. Les Belges faiblissaient, Corréus, leur général, était tué, lorsqu'ils apprirent que César approchait. Alors, consternés de la perte des leurs, ils se disséminent de tous côtés : Hostes concidunt animis, atque itineribus diversis fugam quœrunt. Les uns cherchent à gagner les bois, d'autres, la rivière, où la cavalerie romaine, qui les suit l'épée dans les reins, les atteint et les achève : partim silvis petitis, partim flumine ; qui tamen in flet a nostris acriter insequentibus conficiuntur.

César arriva au moment où l'affaire se terminait. Pensant que l'ennemi, campé à 3 lieues de là, quitterait sa position aussitôt qu'il serait informé de la perte des siens, le général romain résolut de l'atteindre de suite, bien que lui-même fût arrêté par la rivière : tametsi flumine impeditum transitum videbat. Il la franchit, néanmoins, et se dirigea du côté des Belges.

Ceux-ci, ayant connu tous ces détails par les fuyards et les blessés, s'attendent à voir bientôt arriver l'armée romaine. Ils assemblent un conseil au son des trompettes : concilio repente cantu tubarum convocato, et arrêtent d'envoyer des messagers à César. Ces messagers le prient de se tenir pour satisfait du châtiment que les Belges ont reçu, rejetant la cause des maux actuels sur Corréus, qui avait payé de la vie la faute d'avoir pris plus d'autorité sur la foule ignorante que le sénat et les gens sensés du pays.

Il leur pardonna et reçut des otages. Comius seul n'accepta aucun traité, n'ayant pas confiance aux Romains qui avaient tenté de s'en défaire. En effet, Labienus, ayant su qu'il cherchait à remuer la Gaule pendant que César était en Italie, avait chargé Volusiénus de le faire assassiner. Volusiénus lui donna rendez-vous, sous prétexte de conférence. Comius s'y rendit et ne fut pas plus tôt arrivé qu'un centurion lui asséna sur la tête un violent coup d'épée. L'escorte de Comius empêcha le centurion de redoubler. On prit les armes de part et d'autre. Les Romains se retirèrent, croyant avoir réussi ; les Gaulois en firent de même, craignant de tomber dans une nouvelle embuscade. Ce guet-apens rendit Comius plus soupçonneux que les autres chefs, qui n'avaient pas les mêmes raisons de se défier des Romains.

La conclusion de cette guerre atteste encore le bonheur du conquérant : l'indiscrétion d'un captif cause la défaite de six mille hommes et de nombreux escadrons gaulois, pris dans le piège qu'ils avaient voulu tendre à leurs adversaires ; elle amène la soumission immédiate de plusieurs peuples que César n'osait attaquer avant l'arrivée de ses renforts, désirant plutôt voir se renouveler l'affaire d'Alésia que la leçon qu'il avait reçue devant Gergovie.

Le fameux plateau de mille pas en tous sens où se donna la bataille mériterait d'être recherché. La découverte qui en serait faite importe à la mémoire de Corréus, peut-être trop oubliée dans son propre pays ; car ce chef, dont le patriotisme était connu, sut rallier plusieurs peuples à sa voix pour défendre l'indépendance nationale et mourir sur le champ de bataille, exemple que Vercingétorix ne lui avait pas donné.

Nous croyons que ce plateau devrait se retrouver dans une des sinuosités de la rive droite de la Somme, seul cours d'eau qui dans ces parages puisse être qualifié de fleuve profond : flumen altissimum. Nous le placerons donc à 1 lieue ½ à l'ouest du camp de Liercourt, vers le pont de Remi, que durent traverser les Romains pour aller fourrager dans la vallée. Ce plateau d'ailleurs n'était, venons-nous de voir, qu'à trois lieues des Belges ; donc César était retourné dans son premier camp, car, s'il fût resté dans le second, il ne se serait pas trouvé à pareille distance de leurs quartiers, après avoir fait peut-être plus de 1 lieue ½ pour gagner leur embuscade.

Comme il n'est pas question de l'arrivée de Trébonius avec ses trois légions, il est supposable qu'il reçut contre-ordre en chemin et qu'il opéra sa jonction avec César du côté de Bratuspantium.

La Gaule n'avait plus alors aucun peuple sous les armes. On y voyait seulement une foule d'hommes de cœur et d'indépendance qui abandonnaient leurs oppida et leurs campagnes pour se soustraire à l'autorité des conquérants : sed nonnullos ex oppidis demigrare, ex agris effugere, ad prœsens imperium evitandum. Chose curieuse à noter que cette émigration générale des patriotes de la Gaule, que l'on n'a peut-être pas assez remarquée.

Alors César utilisa ses troupes en les plaçant sur divers points, d'où elles pouvaient maintenir la tranquillité du pays. Il rappela Labienus de la Séquanie avec la douzième légion qu'il envoya dans la Cisalpine, pour empêcher les colonies romaines d'être attaquées par les barbares comme celle de Trieste l'avait été l'année précédente : ne quod simile incommodum accideret decursione barbarorum, ac superiore cestate Tergestinis accidisset. Les Romains s'étaient donc avancés jusqu'au delà de la Vénétie et y avaient placé des garnisons. Il était assez naturel que les Noriques et les autres peuples auxquels ces contrées appartenaient cherchassent à les en chasser, velléité patriotique que Rome ne pouvait pardonner à des barbares.

César expédia Fabius avec vingt-cinq cohortes vers le midi de la Gaule, dont les peuples, toujours remuants, ne pouvaient être contenus par Caninius Rébilus qui ne s'y trouvait qu'avec deux légions : neque Caninium Rebilum... satis firmas II legionibus habere existimabat. Fabius dut, en conséquence, se porter du côté de Rodez.

On doit remarquer que Caninius n'avait été envoyé chez les Rutènes, après le siège d'Alésia, qu'avec une seule légion : Sextius in Bituriges, Caninium Rebilum in Rutenos cum singulis legionibus mittit (lib. VII). Cependant Hirtius lui en attribue maintenant deux ; il faut donc qu'il ait reçu une de celles que commandait Lucius dans la Province, laquelle aura passé l'hiver, soit dans le camp de Monbat, soit près de l'Aveyron, dans celui d'Abos, où se voit maintenant le hameau de Césors, dont le nom rappelle assez bien celui du conquérant.

Deux légions furent confiées à Labienus pour aller chez les Trévires, que leurs querelles constantes avec les Germains rendaient plus difficiles à contenir que les autres peuples. Elles durent occuper les camps d'Antier et de Dalheim.

César, resté chez les Bellovaces, comme la suite le prouvera, fut alors repris de la haine qu'il portait à Ambiorix. Ne pouvant s'en emparer, car il fuyait toujours, il parcourut son pays, y mit tout à feu et à sang pour le faire abhorrer de ses sujets. C'est la dernière fois que nous entendrons parler de ce chef, remarquable par sa noble persistance et son adresse à se dérober à toutes les poursuites, de sorte que nous ignorons ce qu'il devint, quelles furent sa fortune et sa fin.

Pendant que cette expédition avait lieu, Duratius, reconnu chef des Pictons par les Romains, mandait à Caninius, qui était encore chez les Butènes, qu'une foule d'Andes ou Andegaves (Angevins) était entrée sur les terres de sa nation, et qu'une partie des siens se montrait même hostile à son pouvoir : pars quœdam civitatis ejus defecisset. Il est visible qu'il y avait chez les Pictons des patriotes qui voyaient de mauvais œil l'alliance de Duratius avec les Romains. Caninius quitte de suite ses quartiers et se dirige sur Limonum (Poitiers), par les voies antiques d'Aurillac, de Tulle (Tutela), de Limoges (Augustoritum), de Dorat et de Montmorillon.

Il sut, chemin faisant, que Limonum était assiégée par les Andes, sous la conduite du chef Dumnacus : Dumnaco duce Andium. On voit d'où provient le titre de duc, qui n'a été longtemps qu'une charge militaire équivalente à celle de général.

Caninius, jugeant qu'il n'avait pas assez de forces pour combattre les Andes, se retrancha dans un poste avantageux : castra munito loco posuit, c'est-à-dire qu'après avoir fait quelques lieues au delà de Montmorillon et passé la Vienne, il campa à gauche de ce cours d'eau, sur les monts de Bonneuil dominant le village de Saint-Martin-la-Rivière. On a trouvé, il y a quelques années, dans ce camp, situé à 20 kilomètres au sud-est de Poitiers, des monnaies consulaires et des monnaies celtiques, qui attestent le séjour des conquérants et l'exploitation du peuple vaincu.

De son côté, l'Andegave Dumnacus, ayant appris que Caninius approchait, abandonna le siège de Limonum pour venir l'attaquer dans son camp, mais jugeant bientôt qu'il ne réussirait pas, il rétrograda pour reprendre ses opérations contre l'oppidum des Pictavi.

Alors Fabius, parti de Bratuspantium (Beauvais), cheminait avec ses vingt-cinq cohortes, pour gagner le pays des Rutènes où César l'avait envoyé. Il suivait, dirons-nous, la voie de Magny (Petromantalum), de Vernon, d'Évreux, de Mortagne, du Mans et de Tours, recevant la soumission et les otages de plusieurs peuples, lorsqu'il sut, par une missive de Caninius, ce qui se passait devant Limonum. Il alla de suite au secours des assiégés. Dumnacus, bientôt informé de la marche de ce général et craignant de se trouver pris entre les légions et les défenseurs de la place, décampa subitement pour aller repasser le pont de la Loire, car le fleuve était trop profond pour qu'il essayât de le franchir à gué.

Nous ne voyons pas que Caninius ait quitté son camp pour aller à la poursuite de Dumnacus. Quant à Fabius, lorsqu'il eut appris la retraite des Andes, il interrogea des gens qui connaissaient le pays : tamen doctus ab iis qui locorum noverant naturam, et, au lieu d'aller faire sa jonction avec Caninius, il se dirigea du côté du pont vers lequel tendait l'armée ennemie : c'est-à-dire que, étant vers Châtellerault, il convergea sur Mirebeau pour intercepter la route aux Gaulois. Sa cavalerie d'avant-garde, les ayant rencontrés, les chargea, fit un grand butin et le rejoignit le même jour.

Il la renvoya pendant la nuit avec ordre de prendre position pour arrêter autant que possible les fuyards, en attendant son arrivée. Ses instructions furent ponctuellement exécutées, et cette cavalerie escarmoucha pour gagner du temps. Alors Dumnacus fit avancer son infanterie contre les escadrons ennemis. On se battait, lorsque Fabius se présenta avec ses légions. Aussitôt l'armée gauloise se débande. La cavalerie romaine, qui s'étend pour l'envelopper, ne cesse de tuer ni de la poursuivre. Douze mille Andegaves restent sur le champ de bataille. Leur bagage devient la proie du vainqueur.

Après cette victoire due à l'intelligence de Fabius, ce lieutenant marcha d'abord contre les Carnutes, ensuite contre les autres peuples voisins des Andes qui leur avaient fourni des troupes : Fabius cum reliquo exercitu in Carnutes reliquasque civitates proficiscitur, quarum eo prœlio quod cum Dumnaco fecerat copias esse accitas sciebat. Les Carnutes se soumettent et livrent des otages. L'auteur de la sédition sera bientôt cruellement puni par César. Les contrées maritimes, qui avaient envoyé leurs contingents à Dumnacus, suivent l'exemple des Carnutes. On voit pour quels motifs nous avons fait passer Fabius, venant de Bratuspantium, chez ceux d'Évreux et du Mans, car, s'il fût d'abord entré dans le pays chartrain ou dans les contrées maritimes, il n'aurait pas été obligé de retourner chez les Carnutes après avoir battu les Andes.

Devant une pareille défection, le malheureux Dumnacus, chassé de son pays, fut contraint de s'enfuir seul et d'errer, de cachette en cachette, jusqu'à l'extrémité des Gaules : Dumnacus suis finibus expulsus, errans latitansgue, solus extremas Gallice regiones petere coactus est. Peut-être se retira-t-il chez les Ménapiens. Puissions-nous faire revivre son nom, maintenant trop peu connu parmi les peuples de l'Anjou !

La Gaule aurait été pacifiée sans une nouvelle et folle entreprise qui en assura définitivement la conquête. Drapès, Sénon d'origine qui, lors de la première révolte des Gaules, avait réuni des troupes composées, dit César, d'un amas d'hommes perdus de débauche, d'esclaves désireux de la liberté, de bannis et de brigands : receptis latronibus, avec lesquels il avait souvent enlevé le bagage et les convois des Romains, recueillit cette fois cinq mille fuyards de l'armée des Andes : V millibus ex fuga collectis, et marcha sur la Province. Quelques manuscrits ne portent ce chiffre qu'à deux mille, nombre insuffisant eu égard à la lutte qui va s'engager. On remarquera, d'un autre côté, que ce n'est pas une invention moderne que d'appeler voleurs et brigands les hommes de cœur et d'indépendance qui s'exposent à mille dangers pour sauver la patrie du joug odieux de l'étranger.

Drapès avait fait alliance avec le Cadurce Lutérius qui s'était, avons-nous vu, jeté sur la Province au commencement de la campagne précédente. Lutérius dut aller au-devant de Drapès avec ses volontaires pour opérer de concert avec lui.

Le légat Caninius, que nous avons laissé dans son camp de Bonneuil, chez les Pictavi, le quitta bientôt avec deux légions pour se mettre à la poursuite des révoltés, voulant empêcher que l'effroi ou le dégât causé par eux ne déshonorât l'armée romaine.

Se voyant chaudement poursuivis et jugeant qu'ils ne pourraient gagner la Province, ils se retirent chez les Cadurces : consistunt in agris Cadurcorum. Lutérius, qui jouissait d'une grande autorité dans ce pays à cause de ses entreprises aventureuses, entra avec ses troupes et celles de Drapès dans Uxellodunum, place très-forte par son assiette naturelle, ayant fait partie de sa clientèle, et s'adjoignit les habitants de l'oppidum : Ibi cum Luterius apud suas cives quondam, integris rebus, multum potuisset, semperque auctor novorum consiliorum magnam apud barbaros auctoritatem haberet, oppidum Uxellodunum, quod in clientela fuerat ejus, ratura loci egregie munitum, occupat suis et Drapetis copiis, oppidanosque sibi conjungit.

On peut déduire de ce texte :

1° Que Lutérius avait réuni un certain nombre de partisans, mais pas très-considérable, car la nation des Cadurces n'était pas engagée dans la lutte ; que cependant les volontaires de ce chef, joints aux oppidani, pouvaient composer une force égale à celle de Drapès : il y aura donc environ dix mille hommes dans la place ;

2° Que le corps de Drapès dut tourner la position de Caninius vers Poitiers pour aller rejoindre Lutérius au nord de Périgueux (Vesunna) et marcher avec lui sur la Province par Agen et Auch ;

3° Que vers Périgueux les deux chefs, se voyant poursuivis, changent de projet, entrent chez les Cadurces et se renferment dans Uxellodunum ;

4° Que cet oppidum était constamment habité, puisqu'il avait fait partie de la clientèle de Lutérius ; qu'il devait se trouver à la frontière septentrionale des Cadurces ; car le chef gaulois entre dans la place : occupat Uxellodunum, en même temps qu'il arrive sur le territoire de ces peuples ; que l'historien se serait servi de l'expression pervenit si Lutérius avait eu besoin d'aller chercher l'oppidum à quelque distance de la frontière ;

5° Que ce chef, enfin, ne fait aucune recrue sur sa route et n'ordonne pas, comme il arrive toujours en pareille circonstance, aux gens des campagnes d'aller se renfermer dans leurs oppida ; preuve qu'il ne pénètre pas dans le cœur du pays.

Ici naît la question, agitée depuis plusieurs siècles, de savoir où était Uxellodunum. Beaucoup de localités ont été proposées. Celles qui ont attiré le plus particulièrement l'attention sont Cahors, Capdenac et Luzech, sur le Lot, et le Puy-d'Issolu, sur la Dordogne, à 5 kilomètres de Martel.

Ce ne peut être Cahors, car les faits physiques ne se prêtent pas aux descriptions de l'historien. Cette ville, étant d'ailleurs la capitale des Cadurces, appelée Divona, n'aurait pas en même temps porté le nom d'Uxellodunum. Uxellodunum avait fait partie de la clientèle de Lutérius, et la clientèle d'une ville principale n'a jamais appartenu à un simple chef du pays. On ne remarque, d'ailleurs, aucune intervention du sénat pendant le siège, rien qui fasse croire que la nation entière se soit engagée dans cette lutte qui ne dépassera pas ses frontières.

L'opinion de M. Champollion en faveur de Capdenac a été combattue d'une manière si victorieuse que ses partisans mêmes l'ont abandonnée.

Le Puy-d'Issolu réunissait l'assentiment du plus grand nombre et jouissait depuis longtemps de la célébrité qui s'attache au nom d'Uxellodunum, lorsque deux membres de la commission de la carte des Gaules[4] sont venus la lui disputer en faveur de Luzech, petite ville située à 2 lieues ½ à l'ouest de Cahors, se fondant sur ce texte d'Hirtius : Une rivière divisait la vallée profonde qui entourait presque de tous côtés la montagne à bords escarpés sur laquelle Uxellodunum était assiseFlumen infimam vallem dividebat, quœ pene totum montem cingebat, in quo positum erat prœruptum undique oppidum Uxellodunum ; puis sur cet autre trait : l'espace laissé libre par le circuit du fleuve avait à peine trois cents pieds romainsquœ, fere pedum CCC intervallo, fluminis circuitu vacabat.

Ces textes sembleraient convenir à la presqu'île de Luzech entourée d'une sinuosité du Lot et close par un isthme ayant la largeur indiquée par l'historien. Malheureusement, il est impossible d'y reconstituer les opérations du siège, eu égard à la rivière de cent mètres de largeur qui existe autour de la ville : fait beaucoup plus grave que la difficulté topographique que nous allons bientôt aborder.

Que nous arrivions au Puy-d'Issolu, nous nous heurtons d'abord à l'objection qui fait l'unique force de nos adversaires : à l'existence de deux petites rivières coulant de deux côtés du massif, au lieu d'une seule qui, d'après Hirtius, l'aurait presque entièrement entouré. Cet auteur, écrivant à Rome le huitième livre des Commentaires après la mort de César, neuf a dix ans après la guerre des Gaules, ne dit pas qu'il ait assisté au siège d'Uxellodunum. Que nous y admettions néanmoins sa présence, ne pourra-t-il pas avoir cru, après un pareil laps de temps, que l'eau qu'il avait vue devant le massif provenait d'une seule rivière, tandis qu'elle appartenait à deux petites : la Tourmente et la Sourdoire, qui vont tout près de là se jeter séparément dans la Dordogne ? Uxellodunum aurait donc été dans la même position que Alésia entre ses deux cours d'eau.

Hirtius peut avoir failli, faute de mémoire ou faute d'avoir vu. Aussi son texte, arrivé quelques siècles plus tard dans les mains d'Orose, a subi la modification suivante : Le massif d'Uxellodunum était ceint de deux côtés et devant les lieux abruptes d'une rivière de grandeur moyenneduabusque partibus per abruptes latera non parvo flumine cingebatur (lib. VI). Nous demanderons comment un seul cours d'eau qui ferait presque le tour d'un massif ne le ceindrait que de deux côtés ? Orose a donc voulu exprimer que sur deux parties latérales du mont coulait une rivière, ce qui ne veut pas dire que ce soit la même. Ajoutons que les mots non parvo flumine ne signifient pas rivière considérable, comme ils ont été traduits par les auteurs du mémoire cité, mais bien cours d'eau qui n'est ni grand ni petit, expression non applicable au Lot, large de plus de cent mètres autour de la presqu'île de Luzech.

La narration de Celse, scoliaste de César, s'éloigne encore plus que celle d'Orose du texte de Hirtius, puisqu'elle exprime simplement qu'une rivière coule près du mont : ad radicem montis et non ad radices. Il est clair qu'il ne se préoccupe que de la Tourmente, qui seule joue un rôle dans le siège, passe au pied du massif, non de deux côtés ni autour.

Nous arrivons à la partie des faits militaires qui confirmera de point en point l'utilité de la modification que nous proposons.

Caninius arriva bientôt avec ses deux légions et campa devant la place. Il remarqua qu'elle était sur un roc escarpé que des troupes ne pourraient gravir, quand même il ne serait pas défendu. Croirait-on que si l'oppidum eût été entouré du Lot Hirtius n'aurait pas mentionné cette grande rivière comme tenant la meilleure place au nombre des obstacles que les assiégeants devaient surmonter ?

Caninius, ayant appris que ceux de l'oppidum y avaient enfermé beaucoup de bagage qu'ils ne pouvaient faire sortir assez secrètement pour qu'il ne tombât pas entre les mains de sa cavalerie, partagea ses légions en trois corps, qu'il posta sur une haute montagne : trina excelsissimo loco castra fecit. Il fit tirer ensuite petit à petit et d'un camp à l'autre, autant que le nombre de troupes dont il disposait pouvait le lui permettre, une ligne de contrevallation autour de la place : a quibus paulatim, quantum copiœ patiebantur, vallum in oppidi circuitum ducere instituit, de sorte que les assiégés n'auraient pu faire sortir assez secrètement leurs bagages sans en être empêchés par la cavalerie et les légions. Pourquoi faire sortir ces bagages ? Ou les Gaulois craignaient d'être forcés dans la place, ou ils projetaient de l'abandonner. Il est remarquable encore une fois que Hirtius ne parle que du seul obstacle de la contrevallation, sans mentionner celui de la rivière, qui n'eût pas été moins grave devant le Lot pour des chariots qui auraient transporté tous ces bagages.

Les trois corps que Caninius avait disposés sur une haute montagne devaient être placés à certaine distance l'un de l'autre, puisqu'ils avaient mission d'exécuter des travaux

autour de la place. Nous les établirons donc sur les hauteurs de Saint-Denis et sur celles de Veyrac. Ainsi répartis, les travailleurs de chaque quartier évitaient l'encombrement et pouvaient conduire leurs lignes à la rencontre de celles des quartiers voisins.

Tous ces travaux étaient établis, voyons-nous, sur les hauteurs. Ils l'auraient été devant Luzech sur les bords du Lot, contrevallation naturelle dont César aurait usé comme il l'avait fait devant les Helvètes, près du Rhône.

Voyant qu'ils allaient être bientôt enveloppés, les assiégés se rappelèrent avec effroi le triste sort d'Alésia, et Lutérius, qui s'y était trouvé, remontra qu'il fallait principalement songer aux vivres. Il laissa deux mille hommes dans la place et, la nuit suivante, lui et Drapès sortirent avec le reste, c'est-à-dire avec leurs propres troupes ; car les deux mille hommes laissés à la garde de la ville pouvaient représenter le contingent des oppidani.

Ceux-ci ne manquaient pas de vivres pour eux-mêmes, mais il était entré sept à huit mille hommes de supplément dans la place : Uxellodunum était à la frontière des Cadurces, et les populations de l'intérieur ne s'y étaient pas jetées avec leurs bestiaux et leurs blés.

Pour exécuter leur projet, les deux chefs gaulois traversent les lignes des assiégeants, sans difficulté, dirons-nous, puisqu'il n'est question d'aucune rencontre entre eux et les Romains. Ils restent quelques jours sur les terres des Cadurces et ramassent beaucoup de blé que les uns leur donnent volontiers, que les autres leur laissent prendre, voyant qu'ils ne pouvaient s'y opposer : partim prohibere quominus sumerent, non poterant. L'existence de ces récalcitrants prouve que le soulèvement n'avait pas l'approbation unanime du pays.

Leur provision faite, ils viennent plusieurs fois attaquer les castella de la contrevallation, ce qui empêche Caninius de l'achever, de peur de n'avoir pas assez de monde pour la défendre. Ils vont ensuite camper à 3 lieues ½ de l'oppidum pour introduire secrètement leurs charges par petites portions dans la place. L'explication qu'on peut donner de ce passage consiste à dire qu'ils tentèrent d'abord de forcer les lignes romaines, que, n'ayant pu réussir, ils rétrogradèrent pour aller s'établir au bord d'une rivière : castra eorum.... ad ripas fluminis esse demissa, nécessairement de la Dordogne, à l'ouest de Souillac, sur les territoires de Lanzac et de Terre-Joie, qui se trouvent précisément à 3 ou 4 lieues du Puy-d'Issolu.

C'était une entreprise difficile que de vouloir forcer la contrevallation. Elle l'eût encore été davantage si, une fois ce premier obstacle vaincu, ils se fussent trouvés en face d'une rivière, comme celle du Lot, avec leurs chevaux portant des charges de blé.

Aussitôt établis dans leur camp, Drapès consentit à le garder avec une partie des troupes. Lutérius, ayant mission d'escorter les vivres, mit des postes dans les lieux où il devait passer, et partit vers quatre heures du matin avec son premier convoi en suivant de mauvais sentiers qui existaient dans les bois. Les sentinelles romaines, ayant entendu du bruit, envoyèrent des éclaireurs pour en connaître la cause. Elles en prévinrent Caninius, qui se dirigea promptement de ce côté avec des cohortes prises dans les forts voisins, et tomba avec impétuosité, dès le point du jour, sur le détachement gaulois : Caninius celeriter cum cohortibus armatis ex proximis castellis in frumentarios sub ipsam lucem impetum fecit. Ceux-ci, se voyant attaqués, se replièrent sur leurs postes. Ils s'étaient donc arrêtés à une certaine distance de la ligne de contrevallation pour aviser aux moyens de la franchir, puisque les Romains eurent le temps d'envoyer des éclaireurs à la découverte, de prévenir Caninius, de réunir des cohortes et de marcher contre eux.

Ces cohortes, arrivées dans le poste où les Gaulois s'étaient réfugiés, les attaquent et font main basse sur tout ce qu'elles rencontrent. Les antiquaires du pays prétendent que ceci se passa sur le territoire de Martel, portant un nom qui rappelle le souvenir de ce petit combat.

Lutérius se sauva avec une poignée d'hommes et ne rentra pas dans son camp. Nous verrons qu'il compta peu sur les sympathies de ses concitoyens, puisqu'il se retira sur les terres des Arvernes, qui n'étaient pas à plus de 6 lieues de l'endroit de sa défaite. Ceux qui échappèrent au carnage suivirent son exemple.

Caninius l'apprit avec bonheur et conçut le projet d'aller surprendre Drapès resté à la garde du camp gaulois. Il distribua une légion dans ses trois quartiers, envoya en avant toute sa cavalerie et l'infanterie germaine, qui par sa vitesse pouvait égaler celle de la cavalerie, puis marcha derrière elles avec une légion sans bagages : ipse legionem unam in trina castra distribuit, alteram secum expeditam durit. Les ennemis étaient campés au pied d'une montagne et sur le bord d'une rivière, selon la coutume des barbares : ut barbarorum fert consuetudo. Caninius, les trouvant, dès son arrivée, aux prises avec sa cavalerie, s'empara des hauteurs, fondit sur eux avec impétuosité, de sorte qu'ils furent presque tous tués ou faits prisonniers. Drapès se trouva au nombre de ces derniers. On croit que cette rencontre eut lieu sur l'emplacement de Terre-Joie, village tenant à la Dordogne et dont le nom viendrait du plaisir éprouvé par les Romains d'y avoir battu les Gaulois.

Caninius, ayant à peine un seul homme blessé et ne craignant plus les ennemis du dehors, fit continuer sa contrevallation. Le lendemain, Fabius arriva avec ses troupes et se chargea d'assiéger un côté de l'oppidum : partemque oppidi sumit ad obsidendum.

Que nous voulions maintenant concilier ces opérations avec les faits topographiques des environs de Luzech, nous n'y voyons que des impossibilités. En effet, puisque la contrevallation courait sur les montagnes qui entouraient la place, comment comprendre que Caninius, campé devant l'isthme, ait pu si facilement aller joindre les cohortes qui gardaient les castella des hauteurs et les enlever avec lui, s'il n'avait auparavant établi un pont à chaque extrémité de l'isthme ? N'aurait-il pas été absurde de séparer devant l'ennemi par deux larges cours d'eau trois divisions de la même armée sans leur assurer les moyens de communiquer entre elles ? Pourtant il n'est pas question de ponts dans le récit du siège.

Pendant que ces choses se passaient devant Uxellodunum, César quittait le pays des Bellovaces et laissait quinze cohortes à Antoine ; car il voulait prévenir toute nouvelle entreprise de la part des Belges. Il alla avec deux légions et sa cavalerie visiter les autres nations, dont il exigea un plus grand nombre d'otages : Ipse reliquas civitates adit, obsides plures imperat. Nous ne voyons que les Vélocasses et les Éburovices sur sa route, puisqu'il sera bientôt à Autricum (Chartres). Il passa donc par Rotomacos et Médiolanum, principaux oppida des peuples qu'il dut visiter. Arrivé chez les Carnutes et voyant qu'ils tremblaient tous à son approche, il demanda qu'on lui livrât Guturvacus, chef et principal auteur de la dernière sédition. Quoique ce malheureux se fùt caché, car il se défiait de ses propres concitoyens, on le chercha néanmoins avec tant de soin qu'on l'amena bientôt au camp : tamen celeriter omnium cura quœsitus, in castra perducitur.

Les soldats, accourus en foule au-devant de lui, demandèrent sa mort à grands cris, l'accusant d'être l'auteur de la dernière guerre et des dangers qu'ils avaient courus. Ce martyr de la liberté fut battu de verges et achevé à coups de hache devant ce même oppidum, sur une colline inconnue et restée muette de ce noble et tragique souvenir. Hirtius prétend que César, contre ses inclinations naturelles, se vit contraint de céder au vœu des soldats : Cogitur in ejus supplicium Cœsar contra naturam suam. Il semblerait qu'ils désirassent ce spectacle et que César ne crût pas devoir le leur refuser.

Ce fut dans ce camp sinistre qu'il apprit les événements qui avaient lieu devant Uxellodunum. Craignant que les autres nations n'entreprissent de recouvrer leur indépendance, car elles savaient que son gouvernement n'avait plus qu'un an à durer, il partit de suite avec sa cavalerie, se faisant suivre par Calénus, qui commandait deux légions, et il arriva devant la place assiégée au moment où l'on venait d'en achever la contrevallation.

N'ayant rien à y ajouter et sachant que les assiégés avaient du blé en abondance, ce qui ne paraîtra pas surprenant, puisqu'ils se trouvaient réduits à deux mille hommes, César conçut le projet de leur intercepter l'eau, seule chose dont il pût les priver. Ici se trouve le fameux texte auquel se cramponnent nos adversaires : Une rivière divisait la vallée profonde qui entourait presque de tous côtés le roc sur lequel était assis l'oppidum. On ne pouvait, vu la position du lieu, détourner cette rivière, car le voisinage des monts ne permettait pas de la faire dériver dans des lieux moins élevés que son cours naturel. Nouvelle défaite pour les partisans de Luzech, puisqu'on a pu conduire un canal à travers l'isthme attenant à cette place, afin d'épargner à la navigation de contourner la presqu'île que forme le massif. Croirait-on ensuite que si César fût arrivé devant une ville entourée d'un fleuve : flumen, il n'aurait pas plutôt parlé de ce grand cours d'eau au point de vue de la défense naturelle de l'oppidum que comme pouvant servir à étancher la soif des assiégés ? Il est même difficile d'admettre qu'il eût songé à détourner une rivière aussi considérable que le Lot ; dix attaques auraient coûté moins de fatigues à ses troupes. Nous sommes donc surpris de la réflexion suivante, que nous trouvons dans le mémoire de MM. les membres de la commission de la carte des Gaules : L'officier qui assiégerait Issolu ne se préoccuperait pas de ce cours d'eau (la Sourdoire). Cette réflexion n'est pas fondée, puisque César ne se préoccupe nullement de la rivière comme ajoutant aux difficultés de l'attaque. Il n'en aurait pas été de même devant le Lot.

Ce grand fleuve devenu impossible, nous reviendrons à la Tourmente, petit cours d'eau qui n'avait d'autre importance que de fournir de l'eau aux assiégés du Puy-d'Issolu.

La descente du massif étant escarpée et pénible, les oppidani ne pouvaient se rendre à la rivière sans s'exposer à perdre la vie dès qu'on voudrait y mettre obstacle. César fit placer à cet effet des frondeurs et des archers avec des machines de-guerre devant les lieux où les pentes étaient plus faciles : sagittariis funditoribusque dispositis, tormentis etiam quibusdam lotis contra facillimos descensus collocatis. Nécessairement, d'après ce texte, les traits devaient aller atteindre l'ennemi dans la descente du massif : donc les Romains n'avaient pas devant eux le fleuve qui coule autour de Luzech ; car, de la rive située du côté des camps, leurs projectiles n'auraient pu arriver jusqu'aux gorges de la montagne.

Il est remarquable que le nom de Tourmente, resté à la rivière du Puy-d'Issolu, rappelle celui des machines de jet : tormenta, dont on fit usage pour en éloigner les oppidani.

L'ennemi, privé de cette ressource, n'avait plus que celle d'une grande fontaine qui coulait au pied du mur de la place, dans la partie de trois cents pas de large laissée libre par le cours du fleuve. Si l'isthme de la presqu'île de Luzech a trois cents pieds romains de largeur, le plateau du promontoire d'Issolu a la même mesure ; l'écartement seul de ses contreforts présente plus d'espace pour arriver aux deux cours d'eau.

César, voulant ôter l'usage de cette fontaine aux assiégés et ne pouvant le faire sans courir de grands risques, fit placer dans le même quartier des mantelets pour mettre à couvert ceux qui graviraient la montagne, et construisit une terrasse avec un travail infini, disputant sans cesse le terrain ; car ceux de la ville étaient sur une hauteur d'où ils blessaient beaucoup de soldats romains.

Cependant ces derniers avancèrent à la faveur de leurs mantelets et pratiquèrent un souterrain jusqu'à la source de la fontaine, sans que les Gaulois s'en aperçussent, puis ils élevèrent une terrasse de soixante pieds de haut sur laquelle ils dressèrent une tour à dix étages qui, dépassait la hauteur de la fontaine, sans atteindre cependant celle de la ville. On interdit l'eau aux assiégés en lançant des traits du haut de ces ouvrages, de sorte que les bestiaux, les chevaux et les hommes mêmes périssaient de soif.

Alors ceux de la ville font rouler contre les travaux romains des tonneaux remplis de matières combustibles qui mettent en feu les terrasses et les mantelets, puis ils exécutent de vigoureuses sorties. César, pour faire diversion, ordonne aux cohortes d'escalader de toutes parts la hauteur qui portait l'oppidum, probablement les seules pentes qui en étaient accessibles, et de pousser en même temps de grands cris comme si son dessein eût été de le prendre d'assaut. Rien encore ici qui ait trait à la rivière. Cependant des troupes qui auraient traversé le Lot avant de s'engager dans les gorges abruptes du massif auraient d'abord exécuté une opération difficile, méritant d'être rapportée comme ayant considérablement augmenté les périls de l'entreprise.

Cette fausse attaque réussit, car les assiégés, ne sachant ce qui se passait derrière eux, rappelèrent à la défense de leurs murs ceux qui s'en prenaient aux ouvrages romains.

Peu à peu les mineurs parvinrent à détourner la fontaine qui tarit aussitôt. Les Cadurces, privés d'eau, demandèrent à se rendre. Hirtius ajoute que César, dont la clémence était connue, fit couper les mains à tous ceux qui avaient porté les armes afin de terminer la guerre et d'apprendre aux séditieux ce qu'ils devaient attendre de sa sévérité : Itaque omnibus qui arma tulerant manus prœcidit. Il y avait donc parmi les assiégés une population qui n'avait pas pris part à la lutte : c'étaient évidemment les femmes, les vieillards et les enfants de l'oppidum.

Drapès, prisonnier de Caninius, exaspéré soit par la douleur que ses fers lui faisaient souffrir : dolore vinculorum, soit par la crainte d'un supplice plus rigoureux que sa captivité, se laissa mourir de faim dans son cachot.

Quant à Lutérius, que nous avons vu s'enfuir du combat pour entrer chez les Arvernes, il changeait souvent de résidence ; car il ne pouvait se confier à la foi d'un trop grand nombre de personnes, sachant bien qu'on le cherchait et que César était très-irrité contre lui. Il tomba enfin dans les mains de l'Arverne Épasnactus qui, plein d'affection pour le peuple romain, l'amena chargé de fers au conquérant : hunc Epasnactus Arvernus, amicissimus populi romani, sine dubitatione ulla vinctum ad Cœsarem duxit.

Il est croyable que cet Epasnactus ou Epadnactus, grand ami des Romains, était devenu, grâce à la protection de César, un des principaux chefs de l'Arvernie après la défaite de Vercingétorix. On trouve dans ce pays diverses médailles gauloises sur lesquelles on lit le mot Epadnac. Il est tout naturel de les lui attribuer, et l'on aura ainsi leur âge.

Lutérius dut payer de la vie l'honneur de sa patriotique entreprise, puisque nous venons de voir que César était très-irrité contre lui, et que Drapès se suicida pour éviter le supplice plus cruel dont il était menacé.

La cité de Sens a donné à l'une de ses places publiques le nom de Drapès. C'est la seule ville de France qui ait rendu cet honneur à un patriote gaulois. Pourquoi les grands noms de Vercingétorix, de Lutérius, de Dumnacus, d'Acco, de Guturvacus, de Comius, de Corréus, d'Ambiorix, d'Induciomare, de Dumnorix, de Galba et de tant d'autres illustres chefs qui ont préféré la mort ou l'exil au joug étranger sont-ils restés dans l'oubli ? Les faire revivre serait une réparation digne du temps où nous vivons.

II résulte enfin des opérations de la campagne :

1° Que Uxellodunum était à la frontière des Cadurces et qu'on ne peut la placer ailleurs qu'au Puy-d'Issolu ;

2° Que la reconstruction du siège rend impossible l'existence d'une grande rivière autour de la place ;

3° Que si les volontaires s'étaient jetés dans Luzech ils y auraient été emprisonnés par les accidents topographiques et n'auraient pu en sortir pour aller au loin faire des vivres ni rentrer dans cette place avec leurs provisions de blé ;

4° Que le plateau de Rojoux satisfait aux exigences du texte, puisqu'il possède une langue de terre large de trois cents pas romains, laquelle se prolonge en face de la fontaine jusqu'au pied des murs de l'oppidum.

Ajoutons que l'abbé de Veyrac[5], qui a reconnu l'emplacement de la terrasse devant le promontoire, dit que depuis les murailles de la ville le rocher tombe perpendiculairement et descend ensuite en pente très-rapide jusqu'au lieu où était la tour ; que ce lieu se nomme Bel-Castel ; que l'on trouve à l'entrée de l'oppidum la porte des Romains ; enfin, que le nom d'Exeledunum est donné au Puy-d'Issolu dans des titres très-authentiques et fort anciens. Ces témoignages nous dispenseront d'énumérer les autres lieux dits et les légendes populaires qui se rapportent au siège d'Uxellodunum. On aurait désiré de la part de MM. les membres de la commission de la carte des Gaules l'examen critique de tous ces faits, dont ils ne semblent même pas s'être préoccupés.

Pendant que César assiégeait Uxellodunum, Labienus défaisait ceux de Trèves et leurs auxiliaires germains dans un combat de cavalerie et s'emparait d'un chef éduen nommé Surus, le seul de sa nation qui n'eût pas encore déposé les armes.

La fleur de la Gaule ayant péri dans ces défaites successives, César quitta Uxellodunum pour se rendre en Aquitaine, où il n'était jamais entré. Nous ne voyons pas qu'il ait passé par Divona (Cahors) ; cependant, s'il fût parti de Luzech, Divona se serait trouvée sur sa route ; il y aurait reçu la soumission du sénat et des principaux du pays. II dut donc suivre la voie d'Aginum, passer par Lectoria (Lectoure), où il requit les otages des peuples de ces contrées, c'est-à-dire des Nitiobriges, des Sotiates et des Vasates (d'Agen, d'Aire et de Bazas), puis il se rendit à Narbo-Martius (Narbonne), par la Tolosa des Tectosages.

Après avoir donné ordre à l'administration du pays, il fit conduire par ses légats les légions dans leurs quartiers d'hiver : exercitum per legatos in hiberna deduxit. Quatre furent placées dans le Belgium, sous les ordres d'Antoine, de Trébonius, de Vatinius et de Tullius. Il est clair qu'il n'a d'autre but que d'indiquer ici les différents quartiers dans lesquels elles devront hiverner, car Antoine ne partit pas de Narbonne, puisqu'il avait été laissé avec quinze cohortes dans le Belgium : Cœsar interim M. Antonium quœstorem cum cohortibus XV in Bellovacis reliquit.

Cependant Antoine dut alors quitter le Beauvoisis avec son corps d'armée pour entrer chez les Atrébates, où jamais les légions n'avaient séjourné. Il y fonda le retranchement portant encore le nom de Camp-de-César, situé à 5 kilomètres d'Arras, dans l'angle que forme la Scarpe à son confluent avec le ruisseau de Gy. Les trois autres légions, envoyées dans le Belgium, durent occuper les camps de Samarobrive, de Roye et de Bresle.

Deux autres allèrent chez les Lémovices (de Limoges), près de la frontière des Arvernes : in Lemovicum fines non longe ab Arvernis. On dit que leur camp a donné naissance à la petite ville d'Ussel, qui se serait élevée sous la protection de ses remparts et dans laquelle on a trouvé un aigle colossal en granit et des restes antiques appartenant à la période gallo-romaine.

Deux autres corps furent envoyés chez les Turons, en un lieu très-rapproché de la frontière des Carnutes, pour contenir la région voisine de l'Océan : in Turones ad fines Carnutum posuit, quœ omnem regionem conjunctam Oceano continerent. Ils durent fonder, à 4 lieues à l'ouest de Vendôme, près du Loir, le camp qui existe sur le territoire de la commune de Poncé, d'où ils pouvaient tenir en respect et le pays des Carnutes et la rive maritime depuis la Loire jusqu'à la Seine.

Les deux dernières légions allèrent chez les Éduens. Il s'en trouvait donc encore dix dans la Gaule, même après le départ de celle qui avait été envoyée en Italie après la défaite des Bellovaces. Dans ce nombre doivent être comprises les deux restées chez les Trévires.

Les lieux qu'elles occupèrent dans le pays éduen sont difficiles à préciser, car il y existe au moins neuf camps romains. Nous citerons, d'après M. Buillot, ceux :

De Beuvray, dans l'un des oppida de ce peuple ;

De Nyon ;

De Saint-Martin, près d'Autun ;

Du Deffend, entre Autun et Arnay ;

Du Tronchoy ;

De Montelles ;

De Valères, au-dessus de Saulieu ;

De Beaubery, près de Charolles.

Si l'on tient à grouper autour d'Autun les deux dernières légions envoyées chez les Éduens, nous leur ferons occuper le camp des Buttes-Saint-Martin que dut fonder la légion restée à Bibracte l'hiver précédent avec César, et élever ceux de Beuvray, du Deffend et de Nyon, rayonnant autour du même oppidum.

Nous ne partageons donc pas l'opinion de M. Buillot touchant ces enceintes militaires qu'il prétend avoir été exécutées sur la fin du régime impérial contre les invasions germaniques. Nous trouvons qu'il généralise trop son système et ne tient pas assez compte des légions de César, dont huit ou neuf sont pourtant venues hiverner alternativement dans le pays éduen.

Après être resté plusieurs jours dans la Province, César se hâta d'aller assister aux états des différentes nations de la Gaule : quum celeriter omnes conventus percucurrisset. Il s'informa de leurs disputes et récompensa celles qui l'avaient servi pendant la dernière guerre. Le pays était donc réellement pacifié, puisque le conquérant put en visiter tous les peuples sans être accompagné de ses légions.

Ces affaires terminées, il alla passer l'hiver à Némétocenne : hibernavitque Nemetocennœ. Il y apprit que Comius était encore à la tête de la cavalerie atrébate et se tenait sur les routes pour intercepter les convois romains. Antoine envoya contre lui Volusiénus. Le chef atrébate fondit sur ce général, qui avait voulu précédemment l'assassiner, l'atteignit et lui perça la cuisse d'outre en outre avec sa lance : lanceaque infesta femur ejus magnis viribus transjicit. C'est pour la première fois qu'il est question dans les Commentaires de cette arme dans les mains d'un chef gaulois. Comius se sauva ensuite de toute la vitesse de son cheval ; mais, soit que l'événement qui venait d'avoir lieu eût éteint son ressentiment, soit qu'il fût affaibli par la perte de la plus grande partie des siens, il résolut de députer vers Antoine pour lui déclarer qu'il irait où il lui commanderait et qu'il s'obligerait, en donnant des otages, à exécuter tous ses ordres. Il le pria seulement de ne pas lui donner la mortification et la honte de paraître jamais devant aucun Romain. Antoine, sachant que la crainte de ce chef était légitime, lui accorda sa demande et reçut ses otages.

On peut dire que Comius fut le dernier Gaulois qui protesta, les armes à la main, contre la conquête. Ainsi disparut de la scène ce chef qui, d'abord ami de César, en avait obtenu la royauté des Atrébates et des Morins, et qui, bientôt dominé par de patriotiques aspirations, ne cessa d'être contraire aux étrangers et fit paraître contre eux plus de haine qu'il n'avait montré d'habileté devant Alésia.

César, étant toujours à Némétocenne, y reçut les grands de la Gaule, qui se présentèrent pour lui faire la cour et en obtenir des faveurs : principes maximis prœmiis afficiendo. Il accorda des titres honorifiques aux cités : honorifice civitates appellando, ce qui peut s'entendre de leurs villes principales auxquelles il permit de prendre son nom. Il ne chargea la Province d'aucun nouvel impôt, la laissa à peu près revenir de ses pertes et goûter les avantages de l'obéissance et de la paix.

Il partit au printemps pour la Cisalpine, dont il visita les villes et les colonies. Partout on le reçut avec des témoignages évidents d'estime et d'affection. Les femmes et les enfants se portaient au-devant de lui ; des tables étaient dressées dans les temples et sur les places publiques. Tous lui faisaient goûter les prémices de son triomphe.

Il revint peu de temps après rejoindre son armée et arriva à Némétocenne avec une extrême diligence : Summa celeritale ad exercitum Nemetocennam rediit.

Ici commencerait sa neuvième campagne s'il eût trouvé des adversaires à combattre ; mais le calme existait partout ; aussi son continuateur ne fait-il pas un livre à part touchant les simples dispositions militaires qui vont avoir lieu.

Il rappela ses légions de tous leurs quartiers d'hiver, leur donna rendez-vous sur la frontière des Trévires, et partit de Némétocenne pour aller les passer en revue : ex omnibus hibernis ad fines Trevirorum evocatis, eo profectus est, ibique exercitum lustravit. Il voulut, sans doute, imposer à la Gaule et à la Germanie par ce grand déploiement de forces qui dut avoir lieu sur la rive droite de la Meuse.

Il confia le gouvernement de la Lombardie à Labienus, afin d'être à même de le seconder dans la poursuite que ce général voulait faire du consulat. Quant à lui, il ne changea la résidence de ses troupes que pour les mettre dans des quartiers qu'il jugeait les plus favorables à leur santé ; condition qu'il regardait comme le premier élément de ses victoires.

Bien qu'il n'eût aucun projet hostile contre la république, il lui arrivait néanmoins chaque jour des nouvelles qu'on sollicitait Labienus de se séparer de lui, et qu'on travaillait à le dépouiller d'une partie de son armée. Il ne voulut rien croire au désavantage de son lieutenant[6] et pensa que le sénat lui laisserait ses légions.

Cependant Pompée lui redemanda la sienne pour la guerre des Parthes. Il la rendit et envoya la treizième en Lombardie pour la remplacer.

De nouveaux quartiers d'hiver furent assignés à celles qui restaient dans la Gaule. Trébonius en conduisit quatre dans le Belgium, où elles durent occuper les camps de Gy, de Samarobrive, de Roye et de Bresles.

César en expédia un pareil nombre, sous les ordres de Fabius, chez les Éduens, pensant avec raison que sa conquête serait assurée tant que la présence de grandes forces maintiendrait dans le devoir les Belges, qui étaient les plus belliqueux de la Gaule, et les Éduens, les plus influents.

Ces choses terminées, il partit pour l'Italie : ipse in ltaliam profectus est, et ne revit jamais sa conquête.

Ainsi finit, après neuf années de péripéties diverses, la guerre des Gaules, guerre fatale à la république, qui succomba sous la grandeur de César, fatale à la Gaule, qui, en échange de la civilisation romaine, perdit sa nationalité, vécut absorbée sous le joug de l'Empire et ne put, à l'époque des invasions germaniques, retrouver sa virilité, ses confédérations patriotiques et ses grandes armées, qui avaient eu l'honneur de lutter contre le conquérant.

La Gaule a été asservie par quelques légions recrutées dans la Cisalpine, c'est-à-dire dans le Piémont et dans la Lombardie ; et, tant est grand l'oubli des choses de ce monde, les fils de ces mêmes soldats qui ont si brutalement traité nos pères viennent de recouvrer leur indépendance grâce à nos généreux efforts, et de passer à leur tour le Rubicon pour donner l'empire à leur chef. Le temps nous apprendra quels seront les résultats que la Providence réserve à de pareilles entreprises.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Les anciens, chose singulière, n'ont pas su s'ils devaient attribuer ce livre à Hirtius ou à Oppius, qui vivait dans l'intimité du conquérant. Suétone, dans sa Vie de César, fait connaître leur hésitation en ces termes : Reliquit rerum suarum Commentarios, Gallici civilisque belli Pompeiani, nam Alexandrini, Africa, et Hispaniensis incertus auctor est, alii enim Oppium alii Hirtium qui etiam Gallici belli novissimum imperfectumque librum suppleverit. Suétone commet une faute grave en disant que César a laissé son dernier livre de la Guerre des Gaules imparfait, puisque l'auteur incertain de ce livre se l'attribue tout entier : Cœsaris nostri Commentarios rerum gestarum Galliœ non comparandos superioribus atque insequentibus ejus scriptis contexui.

[2] Champlieu dut être une station importante sous l'Empire. On vient d'y mettre au jour les restes d'un théâtre et d'un temple de l'époque gallo-romaine. La grande précinction du théâtre est en pierres de petit appareil allongé, ressemblant à celles des arènes de Bordeaux. Ce monument parait avoir éprouvé la même fortune que celui de Lillebonne : d'abord renversé par les barbares et dépouillé de ses pierres taillées qu'on fît servir à la construction des édifices du nouveau culte, on en couvrit ensuite de terres les restes ainsi que ceux du temple voisin, pour effacer tout souvenir du paganisme et de l'occupation romaine dans la contrée.

[3] On ne peut douter que ces Aulerces, voisins des Belges, ne soient les Éburovices, l'une des trois tribus de la Gaule qui portaient le nom d'Aulerces. Nous avons déjà fait cette remarque au sujet de la campagne de Paris.

[4] Examen historique et topographique des lieux proposés pour représenter Uxellodunum, par le général Creuly et Alfred Jacobs (Paris, Durand, 1860.)

[5] Mercure de France, août 1735, page 1544.

[6] Labienus quitta pourtant le parti de César et combattit du côté de Scipion pendant la guerre d'Afrique.