CONQUÊTE DES GAULES

 

LIVRE SIXIÈME. — SIXIÈME CAMPAGNE.

 

 

GUERRE CONTRE LES SÉNONS ET LES CARNUTES. — LABIENUS DÉFAIT LES TRÉVIRES. — PASSAGE DU RHIN. — DESCRIPTION DES MŒURS DES GAULOIS ET DES GERMAINS. — CÉSAR MARCHE CONTRE AMBIORIX. — LES SICAMBRES ASSIÈGENT LE CAMP DE CICÉRON.

(Avant J.-C. 53. — An de Rome 601)

 

César passait l'hiver à Samarobrive avec ses trois lieutenants Trébonius, Cicéron, Crassus et une foule d'hommes venus d'Italie pour exploiter sa fortune et la Gaule.

Parmi ces derniers se trouvaient des légistes, race nombreuse, inoccupée à Rome, venue tout exprès d'Italie pour partager, à sa manière, les dépouilles opimes des vaincus.

La conquête des Gaules leur permettait de mettre leur talent en pratique, car les cités n'étaient pas plus tôt soumises qu'on leur imposait les lois romaines. Quelques États seuls, alliés à la république, pouvaient se gouverner d'après leurs anciennes coutumes. C'était l'exception. Les Atrébates durent cette faveur à l'affection que le conquérant portait à Comius, leur roi : pro quibus mentis [Comit] civitatem ejus immunem esse jusserat, jura legesque reddiderat (lib. VII). Or, si César rend aux Atrébates leurs lois et leurs immunités, c'est qu'il les en avait antérieurement privés.

Il fallait donc aux cités conquises et non alliées des légistes pour répandre et appliquer les lois nouvelles, car celles de l'antique et vénérable code druidique avaient fait leur temps. Au nombre de ces légistes nous placerons Trébatius, ami de l'orateur Cicéron et probablement de son frère lieutenant de César. Trébatius s'était introduit dans les fonctions judiciaires à Samarobrive et correspondait avec l'orateur romain. Ses lettres n'existent malheureusement plus, car elles auraient probablement fourni quelques curieux détails sur la cité des Ambiani et la manière dont on y rendait la justice ; mais on en trouve la substance dans celles que lui renvoya Cicéron : Je me console de ton départ, dit-il, pensant que tu es heureux à Samarobrive. S'il en est autrement, reviens près de nous, où il y aura toujours pour toi quelque avantage, car un seul de nos entretiens sera préférable à tous ceux que tu peux avoir à Samarobrive. Trébatius ne se montrait, voyons-nous, que très-médiocrement satisfait ; mais bientôt sa position change, puisque Cicéron lui écrit : J'ai appris par Pansa que tu étais devenu épicurien. Ô séjour heureux ! Qu'aurais-tu donc fait si je t'eusse envoyé dans la voluptueuse Tarente ?

Peut-être aussi faut-il un peu pardonner à Trébatius le dégoût qu'il éprouvait pour sa position, puisque l'orateur romain lui dit : Je crains que tes talents ne te profitent pas à Samarobrive, où c'est plutôt par le fer que par les formes de la justice que l'on soutient ses droits. Il lui reproche ensuite de ne pas répondre à ceux qui le consultent, ajoutant plaisamment : Cependant tout le monde convient que tu es le seul jurisconsulte habile qu'il y ait à Samarobrive[1].

Mais bientôt la fortune sourit à Trébatius, puisqu'il put faire construire une belle cilla dans son pays natal, après avoir quitté la Gaule.

César, craignant un soulèvement général au printemps, manda trois autres légions, qui lui arrivèrent d'Italie avant la in de l'hiver, sous le commandement de Silanus, de Sextius et de Réginus : ante exactam hiemem. Il doubla ainsi le nombre des cohortes qu'il avait perdues avec Sabinus ; ce nombre montait à quinze, il en recevait trente nouvelles. On sait que chaque légion au complet en possédait dix, formées chacune de six cents hommes. Une légion représentait alors deux de nos régiments actuels.

Ces trois nouveaux corps, venus au cœur de l'hiver, durent prendre leurs quartiers sur le bord de la Somme, à l'ouest de Samarobrive, où ils fondèrent le camp de Pecquigny et celui de l'Étoile, nommé le Catelet. Les opérations qui vont suivre prouvent qu'ils s'établirent réellement près de César.

Alors les chefs trévires qui dirigeaient le parti national, après la mort d'Induciomare, conférèrent le commandement à plusieurs membres de sa famille. Ceux-ci firent alliance avec les Nerviens, les Éburons, les Ménapiens et même avec les Germains qui habitaient en deçà du Rhin, c'est-à-dire les Cérési, les Pémani, les Ségni et les Condrusi, placés entre ce fleuve et la Meuse. Tous se préparèrent à résister aux Romains.

César, voyant cette ligue, n'attendit pas la fin de l'année pour entrer en campagne. Il réunit les quatre légions les plus proches : proximis legionibus IV coactis, probablement celles campées sur la Somme, qui étaient les plus voisines de Samarobrive. Il marche sur le territoire des Nerviens (par Cambray, Bavay et Mons), le ravage et force les habitants à lui livrer des otages.

Cette expédition terminée, il ramène ses troupes dans leurs quartiers : rursus legiones in hiberna reduxit, et ordonne la réunion des états de la Gaule (à Samarobrive) pour les premiers jours du printemps. Tous les peuples y déléguèrent, à l'exception des Sénons, des Carnutes et des Trévires.

Regardant cette défection comme un commencement de révolte, et pour faire voir qu'il tenait à s'occuper de cette affaire avant toute autre : ut omnia postponere videretur ; il transfère les états à Lutèce, ville des Parie, anciens alliés des Sénons, leurs voisins, mais n'ayant pris aucune part au complot : confines erant hi Senonibus, civitatemque patrum memoria conjunxerant : sed ab hoc consilio ab fuisse existimabantur. Après avoir prononcé cette translation du haut de son tribunal, il part aussitôt avec ses légions et se porte à grandes journées sur Agendicum (Sens) : eodem die cum legionibus in Senones proficiscitur, magnisque itineribus eo pervenit. Il est clair que toutes ces légions étaient réunies d'avance au nombre de six, savoir : les trois anciennes et les trois venues d'Italie, puisqu'elles partent ensemble dès le jour même où l'on a prononcé la translation des états. Samarobrive est évacuée. Le bagage de l'armée en est enlevé. La légion de Fabius, campée à Montreuil, paraît être restée seule dans le Belgium.

On ne peut admettre que, voyageant à grandes journées : magnis itineribus, César n'ait pas pris la voie la plus courte, évité Lutèce, pour se rendre chez les Sénons ; aussi le ferons-nous passer par Bratuspantium (Beauvais), l'oppidum des Silvanectes (Senlis), Iatinum Meldœ (Meaux) et Riobe (Orbi).

Acco, sachant que les légions approchaient, fait soulever le peuple et ordonne à ceux des campagnes de se retirer dans leurs oppida : jubet in oppida multitudinem convenire ; renseignement utile prouvant que ceux de Sens possédaient d'autres lieux susceptibles d'être défendus que leur place principale. N'ayant pas eu le temps de s'y jeter avant l'arrivée des Romains, ils renoncent à se défendre et envoient des députés à César pour implorer sa clémence. César leur pardonne, à la prière des Éduens, leurs alliés, ne voulant pas employer en longues contestations le temps qu'il destinait à de nouvelles entreprises. 11 en exige cent otages, qu'il donne en garde aux Éduens. La suite prouvera que le chef Acco fut arrêté et confié aux Rhèmes. A sa place, on nomma Cavarinus prince des Sénons, qui détestaient pourtant son autorité.

Les Rhèmes, alors tout-puissants, firent recevoir en grâce les Carnutes, leurs clients, aux mêmes conditions que ceux de Sens : usi deprecatoribus Rhemis quorum erant in clientela : eadem ferunt responsa.

Ces affaires terminées, César partit pour Lutèce, où il conduisit les états jusqu'à la fin : peragit concilium. On peut les appeler les premiers états de Paris, par analogie avec le combat que Labienus livrera l'année suivante aux Parisii, et que M. de Saulcy vient de nommer la première bataille de Paris. Il dut rester un certain temps à Lutèce, même après la clôture de l'assemblée, puisqu'il y attendit la cavalerie demandée à plusieurs cités pour entrer en campagne : equitesque imperat civitatibus. Il n'indique pas les nations qui lui en fournirent ; on voit seulement qu'il avait enlevé celle des Sénons, commandée par Cavarinus, afin que le ressentiment de ce chef contre ses concitoyens et la haine qu'ils lui portaient n'excitassent point quelque sédition dans le pays.

Ici naît la question de savoir où étaient campées les légions devant Lutèce. On les a toujours placées sur la montagne Sainte-Geneviève et sur une partie des terrains du Luxembourg. Nous ne sommes pas de cet avis ; car si l'on y a trouvé des vestiges d'occupation militaire, ils sont évidemment de l'époque où les prétoriens eurent à garder le palais impérial des Césars.

Le conquérant tenait toujours ses légions à une certaine distance de la ville principale des peuples qu'il visitait ; cette remarque nous a fait chercher son campement sur les hauteurs de Belleville, et nous ne l'avons pas fait sans fruit. En effet, tout près du fort de Romainville, nous avons trouvé un tronçon de boulevard antique qui borde le sommet de la côte, devant la plaine des Vertus, et se voit encore sur une longueur de près de 200 mètres. Il disparaît ensuite par l'effet des éboulements et des travaux nécessités pour la construction du fort actuel.

A l'est, les maisons tendant des glacis du fort à la grande route semblent avoir été construites sur une rampe qui n'était autre chose que l'ancien boulevard.

Le vallum qui fermait le camp au midi a dû traverser une longue sablonnière exploitée depuis plus de trente ans. On y a trouvé, à huit pieds de profondeur, une vingtaine de bêches en fer, qui paraissent avoir été oubliées dans le fossé par les travailleurs romains. De ces vingt bêches dix-neuf ont disparu. Nous avons été assez heureux pour recueillir la dernière, qui est très-oxydée, bien qu'ayant été trouvée dans un sable très-sec, et qui aurait été réduite en poudre ferrugineuse si elle eût séjourné dans tout autre terrain.

S'il est enfin difficile de reconnaître, par suite des travaux modernes, les contours exacts de ce retranchement, il en reste néanmoins assez de traces pour indiquer l'existence d'un véritable camp romain[2]. Nous l'attribuons aux légions de César et croyons même que le nom de Romainville : Romana Villa, consigné dans une charte de l'année 1219 citée par l'abbé Lebeuf, pourrait venir de ce camp et du séjour des légionnaires sur ce curieux plateau.

Cette partie de la Gaule pacifiée, César ne pensa plus qu'à faire la guerre à Ambiorix et à ceux de Trèves. Il n'ignorait pas que le chef éburon avait traité avec les Germains par l'entremise des Trévires, et qu'au lieu d'en venir à une bataille rangée il avait résolu de se retirer chez les Ménapiens, peuples limitrophes dont le pays était couvert de bois et de marais. Il fallait donc, avant de l'attaquer directement, lui ôter la possibilité d'être reçu chez ces derniers ou chez les nations d'outre-Rhin.

Ce parti bien arrêté, César envoya, sous l'escorte de deux légions, tout le bagage de l'armée à Labienus, campé dans le pays de Trèves : Hoc inito consilio, totius exercitus impedimenta ad Labienum in Treviros mittit, duasque legiones ad eum proficisci jubet.

Nous avons vu, à la fin de la campagne précédente, que César avait envoyé Labienus sur le territoire des Rhèmes, près de la frontière des Trévires : in Rhemis... in confinio Trevirorum ; nous l'avons même placé dans le camp de Maquenoise, et voici maintenant qu'il se trouve dans le pays des Trévires sans qu'on sache comment et pourquoi. Il faut donc qu'après la défaite d'Induciomare il se soit porté chez ces derniers pour les surveiller et les tenir en respect pendant l'hiver. Ceci admis, il aura passé la Meuse et se sera établi sur la montagne de Tiételberg, située à 2 lieues de Longwy, où existe un vaste camp romain.

Après le départ de ces deux légions, César marcha avec cinq autres, sans bagages, sur le pays des Ménapiens : ipse cum legionibus expeditis V in Menapios proficiscitur.

Il n'aurait dû lui rester que quatre légions après le départ des deux envoyées à Labienus, puisqu'il n'en avait eu que six à Agendicum. S'il en a sept à Lutèce, c'est évidemment qu'il y aura été rejoint par Plancus, venu du pays des Carnutes, lequel va prendre part à la nouvelle expédition.

César savait qu'Ambiorix trouverait un refuge chez les Ménapiens, vu leur proximité des Éburons : cum iis [Menapiis] esse hospitium Ambiorigi sciebat... et erant Menapii propinqui Eburonum finibus. Il devait donc se porter sur la frontière commune à ces deux peuples, et quitter Lutèce pour se rendre à Mons par Iatinum (Meaux), Durocortorum (Reims) et Bagacum (Bavay).

Au-dessus de Mons, il entrait chez les Levaci (de Louvain), alliés et clients des Nerviens, et rencontrait bientôt la Dyle, au delà de laquelle étaient les Ménapiens.

Il fit jeter des ponts sur la rivière, car ils étaient rares dans ces contrées, et divisa son armée en trois corps, composés chacun de deux légions. Il est encore à remarquer qu'il n'est parti de Lutèce qu'avec cinq légions : cum legionibus expeditis V, et qu'il se trouve maintenant à la tête de six ; donc il avait été rejoint, vers le Quesnoy, par Fabius venu de Montreuil pour opérer avec lui.

L'un de ces trois corps était commandé par César en personne, l'autre par Fabius, et le troisième par Crassus. Ils s'avancent dans le pays sur trois lignes, nécessairement du côté d'Anvers, de Bréda et d'Eindoven. Bien que les habitants se fussent retirés dans leurs bois et leurs marais, César, après avoir fait un grand butin d'hommes et de bestiaux, les contraignit à demander la paix. Ils l'obtinrent en fournissant des otages et promettant de ne pas recevoir Ambiorix. Il laissa l'Atrébate Comius avec la cavalerie de son pays chez ce peuple pour le tenir en respect, et marcha avec ses légions contre les Trévires : ipse in Treviros proficiscitur.

Il dut, pour s'approcher de Trèves, suivre la voie gauloise passant par Bagacum (Bavay), Quartensis Locus (Pont-sur-Sambre), Avesnes, où se trouve un camp romain indiquant le séjour des légions, Rocroy, Mézières, Mosomagus (Monzon), Arelonum (Arlon) et Andetanna (Echternach). Nous n'avons pas dû le faire passer par Maëstricht, puisqu'il ne se proposait de châtier les Éburons qu'après sa campagne en Germanie.

Avant qu'il eût quitté le pays des Ménapiens, les Trévires avaient amassé des forces considérables pour attaquer Labié-nus, qui avait passé l'hiver sur leurs terres avec une seule légion : cum una legione, quce in eorum finibus hiemaverat. Ce texte est précis et confirme ce que nous avons dit touchant la nouvelle position prise par ce général chez les Trévires. Il n'y a donc pas lieu de confondre le camp de Maquenoise avec celui de Tiételberg, comme on l'a fait jusqu'ici.

Ceux de Trèves ayant appris, chemin faisant, que César, avant de quitter Lutèce, avait envoyé deux légions de renfort à Labienus, s'arrêtèrent à 5 lieues ½ de ses quartiers : millium passuum XV, en attendant un secours qui leur arrivait de la Germanie. Labienus, connaissant leur projet, laisse cinq cohortes à la garde de son camp, puis, avec vingt-cinq autres, marche à leur rencontre et s'établit à ¼ de lieue de leurs avant-postes.

Une rivière, difficile à franchir et à bords escarpés, coulait entre les deux camps : Erat inter Labienum atque hostem transitu flumen ripisque prœruptis. Il est aisé de voir qu'il est ici question de la Mamers, l'une des nombreuses branches de la Moselle, traversée, vers Scheinfelz, à 5 lieues ½ du camp romain, par l'antique voie d'Echternach à Arlon que suivaient les Trévires.

Le général romain, ne se souciant pas de franchir la rivière pour les attaquer, feint la crainte et décampe avec beaucoup de bruit. L'ennemi prend le change, n'hésite pas à la traverser lui-même et engage la bataille dans un lieu désavantageux. Il ne peut seulement pas soutenir le premier choc et s'enfuit dans les forêts voisines, c'est-à-dire dans les Ardennes : ac primo concursu in fugam conjecti, proximas silvas petiverunt.

Sur cette nouvelle, les Germains qui avaient été mandés se retirent chez eux. La famille d'Induciomare les suit ; tout le pays se rend à Labienus. Il en donne la principauté à Cingétorix, qui reçoit enfin le prix de son alliance avec les Romains. Tout porte à croire que Labienus s'était rapproché de Trèves par Arelonum (Arlon) pour organiser le pouvoir dans ces contrées, et qu'il y occupait l'ancien camp de César, situé dans le village d'Altrier, près d'Echternach, ayant avec lui quatre légions. On doit en effet supposer que celle de Roscius, placée chez les Essui, était venue le rejoindre, puisque nous allons bientôt les voir toutes réunies sur les bords du Rhin.

Le but de César, en s'y rendant, était, après avoir rallié Labienus, de passer le fleuve pour punir les Germains d'avoir donné des secours aux Trévires, et pour ôter cette retraite à Ambiorix : Cœsar, postquam ex Menapiis in Treviros vent, duabus de causis Rhenum transire constituit, quarum erat altera, quod auxilia contra se Treviris miserant ; altera, ne Ambiorix receptum ad eos haberet.

Il ne fut pas plus tôt arrivé sur le bord du Rhin qu'il y fit jeter un pont contigu au territoire des Ubiens : que ripas Ubiorum contingebat, un peu au-dessus de l'endroit où il avait précédemment fait passer ses troupes : paulum supra eum locum quo antea exercitum transduxerat.

Nous avons placé ce lieu sur le territoire d'Andernach (lib. IV). On y doit également voir le deuxième pont, puisqu'ils étaient à une distance inappréciable l'un de l'autre : paulum supra.

Il fut construit en peu de jours, car les légionnaires se rappelaient la manière dont ils avaient précédemment opéré. Ils entreprirent absolument les mêmes travaux. César y laissa une forte garnison du côté des Trévires pour les empêcher de remuer : firmo in Treviris prœsidio ad pontem relicto, ne quis ab fis subito motus oriretur.

Les Ubiens, dont il avait déjà reçu les otages et qui s'étaient soumis, lui envoient des députés pour se justifier, l'assurant qu'ils n'ont pas secouru les Trévires ni les autres Germains, et que, s'il veut de nouveaux otages, ils sont prêts à les lui envoyer. Ils avaient déjà réclamé sa protection contre les Suèves, lors de son premier passage en Germanie. Leur nouvelle requête prouve qu'ils étaient demeurés fidèles aux Romains. César, en effet, reconnut que les Suèves seuls étaient coupables et s'informa des chemins qui menaient sur leurs terres.

Peu de jours après, il sut des Ubiens, chez lesquels il était entré, que les Suèves assemblaient leurs troupes dans un seul endroit, et qu'ils avaient donné l'ordre aux nations de leur clientèle de leur envoyer un secours d'infanterie et de cavalerie. Sur cet avis, César se pourvoit de vivres, se poste dans un lieu favorable, ordonne aux Ubiens de quitter la campagne et de se retirer dans leurs oppida avec leurs bestiaux et tout ce qu'ils possédaient, espérant ainsi.que la famine et l'incapacité des Suèves les pousseraient à la dure nécessité du combat. Si les Ubiens sont obligés de se retirer dans leurs places, c'est évidemment parce que les Suèves menaçaient leur territoire. On le croyait ; mais on envoya des éclaireurs pour s'informer de ce qui se passait chez ces derniers. Ils rapportèrent qu'à l'arrivée de l'armée romaine les Suèves s'étaient retirés jusqu'à l'extrémité de leur pays, dans la forêt Noire, qui les séparait des Chérusques et les défendait des incursions les uns des autres ; qu'ils avaient résolu d'attendre les légions à l'entrée de cette immense forêt.

Ici l'historien interrompt son récit pour nous entretenir des mœurs des Gaulois et des Germains. Nous le suivrons et dirons très-succinctement, d'après lui, que tous les peuples, les villes et les familles mêmes de la Gaule se divisaient en plusieurs factions, à la tète desquelles se voyaient les personnages qui avaient le plus de crédit ; que ceux-ci exerçaient un pouvoir arbitraire dans les conseils et faisaient tout résoudre suivant leur volonté. Cette constitution politique, qui remontait très-haut, garantissait les petits de l'oppression des grands ; car chacun avait soin de protéger ceux de son parti. Il en était de même du gouvernement général de la Gaule, dont tous les peuples étaient divisés en deux factions.

Lorsque César y arriva, les Éduens étaient à la tête de l'une et les Séquanes de l'autre. Ces derniers, se trouvant être les plus faibles, recherchèrent l'amitié des Germains et d'Arioviste, qu'ils mirent dans leurs intérêts par des présents et de grandes promesses. Cette union les rendit si puissants qu'ils battirent leurs rivaux, détruisirent la noblesse des Éduens, enlevèrent leurs alliés et se rendirent souverains de toute la Gaule. L'Éduen Divitiacus était allé à Rome pour se plaindre du mauvais état de sa nation, et en était revenu sans rien obtenir. L'arrivée de César changea tout. Elle augmenta le crédit des Éduens, qui recouvrèrent leurs alliés, tandis que ceux des Séquanes passèrent aux Rhèmes. Ceux-ci devinrent un État de premier ordre, grâce aux bienfaits de César, et lui restèrent toujours attachés, tenant la première place dans sa faveur après les Éduens.

Il n'y avait dans toute la Gaule que deux conditions qui jouissaient de quelque considération, car le peuple n'y était compté pour rien. En effet, le peuple, pour être protégé, se plaçait sous la servitude des nobles, qui avaient sur lui autant d'autorité que les maîtres sur leurs esclaves : Sese in servitutem dicant nobilibus ; in hos eadem omnia sunt jura quce dominis in servos.

Cette servitude des Gaulois nous paraît cependant n'avoir été que relative et assez ressemblante à la constitution féodale des âges suivants ; car les nobles devaient avoir des esclaves attachés à leurs domaines autres que leurs propres concitoyens. Nous l'avons déjà vu (lib. I) lorsque ceux des Éduens quittèrent les terres de leurs maîtres pour aller se fondre dans les rangs de l'armée helvétienne.

Le premier ordre était celui des druides. Il avait l'intendance du culte des dieux, de l'instruction de la jeunesse et la direction des affaires tant publiques que particulières : nam fere de omnibus controversiis publicis privatisque constituunt. L'autorité que César attribue à ces prêtres est d'autant plus surprenante que, pendant ses neuf campagnes dans la Gaule, on ne les voit intervenir qu'une seule fois, pour approuver une élection populaire qui avait eu lieu chez les Éduens.

César semble plutôt parler de leur pouvoir en historien des temps passés que de son propre temps. En effet, à son arrivée dans ce pays, les chefs des nations se faisaient entre eux la guerre tous les ans : quod ante Cœsaris adventum fere quotannis [bellum] accidere solebat, état de choses qui dut fortifier l'aristocratie militaire au détriment du pouvoir religieux, qui avait perdu de son prestige et de son autorité.

Les druides avaient un souverain pontife, et leur congrégation jouissait d'un tel crédit que dans chaque famille on cherchait à y introduire soit un fils, soit un parent. Ils croyaient à l'immortalité de l'âme et à la métempsycose. Leur enseignement religieux se faisait de mémoire, mais ils se servaient de caractères grecs pour la rédaction de tous leurs actes, tant publics que privés : quum in reliquis fere rebus, publicis privatisque rationibus, grœcis litteris utantur.

Leurs réunions avaient lieu tous les ans dans le pays chartrain, où il y avait un lieu consacré pour ces assemblées : Ii, certo anni tempore, in finibus Carnutum... considunt in loto consecrato. Des recherches nous ont fait connaître que ce sanctuaire doit être fixé sur le Loir, vers Alluyes, canton de Bonneval, où se voient de nombreux monuments gaulois et druidiques et les restes d'un camp romain, probablement établi pour surveiller leurs actes ou pour empêcher leurs assemblées.

Les Gaulois, lors des grands dangers occasionnés par leurs guerres ou de graves maladies, sacrifiaient des hommes par l'entremise des druides : administrisque ad ea sacrificia druidibus utuntur. Qu'on ne soit donc pas surpris de trouver tant de dolmen ou autels druidiques sur lesquels ils égorgeaient des victimes humaines. On en a détruit un grand nombre, et ce qu'il en reste dans certaines localités prouve que ces autels étaient peut-être alors plus tassés sur le sol que n'y sont aujourd'hui nos églises.

Nous croyons que ces monuments appartiennent au druidisme primitif, lorsque son culte s'exerçait encore en plein air et dans les forêts, mais qu'il en fut élevé d'autres moins barbares à mesure que les peuples s'avancèrent dans la civilisation. En effet, les Gaulois, dit César, offraient aux dieux les dépouilles des vaincus ; leur sacrifiaient le bétail, et entassaient le reste dans un seul lieu. Beaucoup de cités, ajoute-t-il, montrent ces objets réunis dans des endroits consacrés : Multis in civitatibus harum rerum exstructos tumulos lods consecratis conspicari licet. Or, ces dépouilles ne pouvaient être placées que dans des enceintes couvertes, et comme ces enceintes étaient consacrées, on pourrait donc les considérer comme des temples dédiés à Mars, auquel on offrait ce précieux butin : habent opinionem ; Martem bella regere. Huic, quum prælio dimicare constituerunt, ea, quce bello ceperunt plerumque devovent. On voit que nous sommes déjà loin des simples pierres druidiques, des cercles et des grottes naturelles que l'on remarque sur les pentes mystérieuses des vallées et dans les bois.

Mercure était le dieu principal des Gaulois. Ils le représentaient avec différents attributs : hujus sunt plurima simulacra, le considérant comme inventeur des arts, patron des voyageurs et des marchands. Il existe dans nos collections une infinité de statuettes en bronze de ce dieu, appartenant à l'époque purement gauloise. Nous devons au même âge des images de chevaux et d'animaux fantastiques d'une exécution très-barbare.

Le nombre des figurines de Mercure devait être très-considérable, puisqu'elles se trouvaient avec divers attributs dans les mains des artisans, des marchands et des voyageurs, naturellement placés sous son patronage.

Après lui, ceux que les Celtes révéraient le plus étaient Apollon ou Bel, d'origine orientale, Mars, qu'ils nommaient Esus, et Jupiter, Taranès ; puis Minerve, dont le nom gaulois n'est pas connu. Ils avaient touchant ces dieux les mêmes idées que les autres peuples, et croyaient qu'Apollon avait la vertu de guérir : Apollinem morbos depellere. Les noms d'Apollon et de Bel devraient donc se retrouver souvent près des fontaines dédiées aux divinités topiques : comme il n'en est rien, il y a tout lieu de croire que ce dieu y présidait sous d'autres dénominations : nous citerons, par exemple, celle de Grannus, que portèrent les eaux d'Aix-la-Chapelle (Aquœ Grannenses). Alors le nom Gran ou Gan des Gaulois, resté à certaines roches druidiques, comme Pierre-Gan, à Tancarville, indiquerait peut-être qu'elles auraient été consacrées à Apollon.

Les druides enseignaient aux Celtes qu'ils descendaient de Pluton : Dite patre prognatos prœdicant ; aussi mesuraient-ils le temps par le nombre des nuits. Cette divinité, chez eux, n'était autre que Theut ou Theutatès, auquel ils immolaient des victimes humaines.

Les funérailles des Gaulois étaient magnifiques pour le pays. On brûlait avec le corps du défunt tout ce qui lui avait été cher pendant la vie, et jusqu'aux animaux eux-mêmes : omnia quœ vivis cordi fuisse arbitrantur in ignem in feront, etiam animalia. Ceci ne doit s'entendre que des funérailles des grands, car, généralement, on trouve peu de squelettes de chevaux dans les tumuli gaulois. On vient cependant d'en rencontrer quelques-uns dans certaines tombelles du plateau d'Amancey, près Salins, avec des corps humains qui n'avaient pas subi l'action du feu.

Quant aux Germains, César dit que leur vie était plus nomade que celle des Gaulois, que la guerre et la chasse employaient tout leur temps ; qu'ils n'avaient ni prêtres ni sacrifices, et ne connaissaient d'autres divinités que les choses qui frappaient leur imagination dans la nature, comme le soleil, la lune et le feu. On reconnaît la trace des religions de l'Orient dans ces croyances.

César, instruit par les espions des Ubiens que les Suèves s'étaient retirés dans leurs forêts, résolut de ne pas avancer plus loin de peur de manquer de vivres ; car les Germains cultivaient peu leurs terres. Il se rapprocha des bords du Rhin et conserva le pont qu'il y avait jeté. On en rompit cependant deux cents pieds romains (environ cent quatre-vingt des nôtres), du côté des Ubiens : partem ultimam pontis, que ripas Ubiorum contingebat, in longitudinem pedum CC rescindit. Au bout opposé, qui touchait à la Gaule, il fit élever une tour en bois à quatre étages, y laissa douze cohortes en garnison, fortifia ce poste et en donna le commandement au jeune Tullus : atque in extremo ponte turrim tabulatorum Iv constituit, prœsidiumque cohortium XII pontis tuendi causa ponit.

Il est évident qu'il faut y mettre un peu de bonne volonté, comme l'a fait l'auteur allemand, M. de Goëler, pour découvrir, vers le milieu de ce pont, une fie dans laquelle César aurait élevé sa tour et se serait fortifié. Cette tour fut placée au bout du pont, du côté de la Gaule, et se trouva renfermée dans le camp, que gardèrent les douze cohortes. Des vestiges de ces travaux se seraient probablement retrouvés, s'ils n'avaient été détruits par d'autres plus considérables dont les Romains de l'Empire couvrirent eux-mêmes la colline et le plateau d'Andernach.

César se voyait alors à la tête de dix légions, preuve que toutes étaient avec lui. Voulant entrer en campagne et trouvant que les blés commençaient à mûrir (on était donc vers le milieu de juillet), il s'occupa de l'expédition qu'il méditait contre Ambiorix. Il avait dompté les Ménapiens, les Trévires, et intimidé les Germains ; il procéda incontinent au massacre des malheureux Éburons. Minutius Basilus, envoyé d'avance avec toute la cavalerie, marcha rapidement à travers la forêt des Ardennes, la plus grande de toute la Gaule, s'étendant depuis les rives du Rhin et les terres des Trévires jusque chez les Nerviens, c'est-à-dire jusqu'à Bavay et aux bouches de l'Escaut : per Arduennam silvam, quœ est totius Galliæ maxima, atque ab tipis Rheni finibusque Trevirorum ad Nervios pertinet.

Il est évident que Basilus partit d'Andernach, puisqu'il fut obligé de traverser les Ardennes, qui couvraient presque entièrement les terres des Trévires, et qu'il dut se diriger sur Maëstricht, par les contrées où se voient maintenant les villes d'Ariviller, Munster-Eyffel, Herimboc, Cornelis-Munster et Aix-la-Chapelle.

Il avait ordre de faire diligence et de ne pas allumer de feux dans ses campements afin que l'ennemi ignorât complètement son arrivée. C'était un coup de main que César avait ordonné contre Ambiorix. Basilus était naturellement instruit de la contrée où résidait le chef éburon ; il s'y porta, mais, pour arriver à sa maison même, il avait besoin de guides. Quelques prisonniers qu'il ramassa dans les champs lui en servirent, et l'informèrent qu'Ambiorix n'avait près de lui qu'une simple escorte de cavalerie : multos in agris inopinantes deprehendit. Eorum indicio ad ipsum Ambiorigem contendit, quo in loco cum paucis equitibus esse dicebatur.

Basilus approchait de la maison de ce chef ; mais comme elle était située au milieu d'un bois, selon l'usage des Celtes qui, pour éviter les ardeurs de l'été, les plaçaient toujours ainsi, et près des rivières, quelques cavaliers de la suite d'Ambiorix arrêtèrent un moment les escadrons romains au passage d'un défilé : Sed hoc eo factum est, quod, cedi ficio circumdato Silva (ut sunt fere domicilia Gallorum qui, vitandi cestus causa, plerumque silvarum ac fluminum petunt propinquitates), comices familiaresque ejus angusto in loco equitum nostrorum vim paulisper sustinuerunt.

Ambriorix, prévenu à temps par ses cavaliers, monte à cheval et s'enfuit dans les forêts. Ses chariots et ses chevaux devinrent la proie des Romains : rhedis equisque comprehensis.

Il est difficile d'indiquer d'une manière précise où se trouvait cette habitation. Elle était nécessairement sur la gauche de la Meuse, puisqu'Ambiorix n'était pas sans inquiétude, et faisait garder les chemins étroits qui s'y rendaient. Sur la rive droite, elle eût été trop exposée aux surprises de la cavalerie romaine. Elle devait être même à quelque distance de Maëstricht, puisque Basilus ne fut instruit du lieu où elle se trouvait que par des prisonniers ramassés dans les champs : in agris. Or, des champs n'ont pu exister que de l'autre côté de la Meuse, puisque les Ardennes étaient en deçà. Nous la placerons donc sur la Demer, au nord de Bilsen, et au centre du pays des Éburons.

Cette tentative ayant échoué, Basilus dut gagner Atuatuca (Tongres), où il attendit César qui lui avait promis de le suivre de près.

Ambiorix, ne voulant pas assembler de troupes, envoya des messagers dans les campagnes pour les prévenir de la venue des Romains. Les uns, d'après son ordre, se retirèrent dans les Ardennes, les autres dans les marais.

Ceux qui étaient près de l'Océan allèrent se cacher, comme César l'avait prévu, dans les Îles formées pendant l'été entre les bouches de l'Escaut et celles de la Meuse, c'est-à-dire chez les Ménapiens, car les Éburons ne possédaient pas les îles situées à l'embouchure de ces deux fleuves.

Cativule, roi de la moitié du pays des Éburons, qui s'était uni aux projets de son collègue, se sentant accablé de vieillesse et hors d'état de supporter les fatigues de la guerre on de la fuite, maudit mille fois Ambiorix qui l'avait embarqué dans cette entreprise et s'empoisonna avec de l'if, arbre très-commun en Gaule et en Germanie.

Avant de quitter les bords du Rhin pour aller rejoindre son lieutenant, César reçut les députations de deux peuples germains, les Ségni et les Condrusi, placés entre les Trévires et les Éburons : inter Eburones Trevirosque. Ignorant probablement le départ de Basilus et la route que tiendrait l'armée romaine, ils le prièrent de ne pas les traiter en ennemis, n'ayant jamais fourni d'auxiliaires à Ambiorix comme les autres Germains établis en deçà du Rhin : nulla Ambiorigi auxilia misisse.

Ces derniers étaient les Cérésiens et les Pémaniens, qui habitaient les territoires de Bouillon, de Marche, et avaient sans doute concouru à l'attaque des camps de Sabinus et de Cicéron. Ils se gardèrent bien d'envoyer des messagers à César, se trouvant éloignés des légions et n'ayant aucune excuse à faire valoir.

Le général romain, ayant appris des captifs que ces députés disaient vrai, leur ordonna de lui renvoyer les Éburons qui s'enfuiraient sur leurs terres : Cœsar, explorata re quœstione captivorum, si qui ad eos Eburones ex fuga convenissent, ad se ut reducerentur imperavit. Il est évident qu'il n'est question ici que des Éburons qui traverseraient la Meuse entre Liége et Namur, et non du côté de Maëstricht, où allait passer l'armée romaine. Les Condrusi et les Ségni occupaient donc définitivement les terres situées sur la rive droite de cette rivière, au sud de Liège et de Namur.

César ajouta que s'ils se conformaient à cette prescription il ne violerait pas leurs terres, c'est-à-dire qu'il n'entrerait pas chez eux : Si ita fecissent, fines eorum se violaturum negavit. Cette réponse était toute de circonstance, puisque, ayant le projet de s'engager sur la route suivie par Basilus, il laissait sur sa gauche les territoires de Spa et de Condroz.

Alors il divisa son armée en trois parties et porta tous ses bagages à Atuatuca : Tum copiis in tres partes distributis impedimenta omnium legionum Atuatucam contulit. Tel était le nom de ce fort, situé presque au milieu du pays des Éburons : id castelli nomen est. Hoc fere est in mediis Eburonum finibus. Sabinus et Cotta y avaient campé l'hiver précédent, et son parfait état de conservation devait épargner beaucoup de travail aux soldats.

La position d'Atuatuca n'a pas manqué d'être contestée à cause de diverses leçons qui existent dans certains manuscrits des Commentaires. Les éditions de Robert Estienne portent : ad Varutam, maintenant Varroux, situé à une lieue de Liège. Dans d'autres textes on lit Vatuca, ce qui a fait jeter les yeux sur Wittem, bourgade existant entre Maëstricht et Aix-la-Chapelle, à 2 lieues ½ de cette dernière ville.

Nous croyons qu'il faut lire Atuatuca, nom changé dans la carte de Peutinger en celui d'Atuca, et dans l'itinéraire d'Antonin en ceux d'Atuatuca Tungrorum, qui indiquent précisément qu'Atuatuca était Tongres.

On s'est demandé comment un fort situé au centre du pays des Éburons pouvait porter le nom des Atuates ? Quelques-uns ont prétendu qu'il lui avait été donné en souvenir de la victoire remportée par les légions sur ces derniers, opinion qui n'est pas discutable. On doit plutôt croire que les Atuates, après avoir rendu les Éburons tributaires, élevèrent ce fort dans le cœur de leur pays et y placèrent un poste pour les maintenir dans la soumission.

Si ce château n'eût été que le retranchement de Sabinus et de Colla, César l'aurait appelé castra et non castellum. C'était donc réellement un ancien fort que ces deux généraux englobèrent dans leur camp.

Arrivé à Atuatuca, César prit les dispositions suivantes : il laissa la quatorzième légion récemment levée en Italie à la garde de ce retranchement et de tous les bagages de l'armée : Prœsidio impedimentis legionem decimam quartam reliquit. Ce mot reliquit indique à coup sûr qu'il y était lui-même, à la tête de ses troupes, autrement il aurait dit mittit.

Il ordonna à Labienus de se porter avec trois antres légions vers la partie de l'Océan qui touchait aux Ménapiens : ad Oceanum versus, in eas partes quœ Menapios attingunt, proficisci jubet. On ne peut guère l'envoyer

SIXIÈME CAMPAGNE 205

ailleurs qu'entre Bréda et Berg-op-Zoom, vers les fies et les bas-fonds de l'Océan, qui appartenaient aux Ménapiens. Les environs de Gand ne peuvent convenir, étant trop éloignés du pays des Éburons ; puis il aurait fallu traverser, pour s'y rendre, celui des Nerviens, qui sera visité par un autre corps.

II envoya Trébonius, avec le même nombre de légions, sur les terres qui touchaient à celles des Atuates, c'est-à-dire chez les Nerviens des environs de Mons et de Bavay, et ordonna de les ravager : quœ Atuatucis adjacet depopulandam mittit. S'il ne prescrit rien contre les Atuates, c'est qu'ils avaient été tellement détruits qu'il n'en restait plus à châtier.

Quant à lui, avec les trois autres légions disponibles, il gagna l'Escaut et l'extrémité de la forêt des Ardennes, où il avait entendu dire qu'Ambiorix s'était retiré avec un petit nombre de cavaliers : ipse cum reliquis tribus ad flumen Scaldim, quod influit in Mosam, extremasque Arduennce partes ire constituit, quo cum paucis equitibus profectum Ambiorigem audiebat. Donc, cette grande forêt se prolongeait jusqu'à l'Escaut, du côté d'Anvers. Il dit, en partant, qu'il serait revenu dans sept jours, époque à laquelle il faudrait distribuer du blé à la légion laissée à la garde du camp.

Il recommande à Labienus et à Trébonius de rentrer s'ils le peuvent en même temps que lui, afin de délibérer sur ce qu'il y aurait à faire après avoir reconnu les projets de l'ennemi.

Il est évident que l'armée romaine se composait de dix légions : neuf prennent part à l'expédition et la dixième reste au camp. Quant aux douze cohortes qui gardaient le pont du Rhin, elles durent être fondues peu après dans les anciens corps, car il n'en sera bientôt plus question.

Les légions ainsi disséminées n'allaient pas avoir d'armée à combattre. Les Éburons et leurs alliés ne possédaient aucun fort, aucun oppidum susceptible d'être défendu : non prœsidium, non oppidum quod se armis defesseleret. Ils se dispersèrent dans les bois et les marais. Leurs retraites étaient connues, mais il ne fallait pas moins prendre de précautions en y arrivant. L'avidité des soldats pour le pillage les entraînait au loin, et devenait pour eux d'autant plus dangereuse qu'ils ne pouvaient marcher réunis ; car dans ces forêts les routes étaient peu frayées et fort couvertes : et silve incertis occultisque itineribus confertos adire prohibebant.

On s'est longtemps demandé comment César avait pu faire parcourir en tous sens les Ardennes à ses légions. La solution de ce problème est dans le texte même que nous venons de citer : il y avait dans cette forêt de misérables chemins de communication dans lesquels toute autre armée qu'une armée romaine aurait craint de s'engager.

César dévasta tout sur son passage, et, pour que le désastre fût plus grand, il appela les peuples voisins au pillage des Éburons, préférant plutôt les exposer dans les bois que ses propres soldats : Cœsar ad finitimas civitates nuntios dimittit. Omnes evocat spe prœdœ ad diripiendos Eburones, ut potius, in silvis, Gallorum vita quam legionariorum periclitetur. Ces nations se rendirent à son appel, puis il revint au camp le jour qu'il avait fixé.

Son absence, quoique de courte durée, pensa néanmoins être funeste au camp de Mauvais-Augure, que commandait Cicéron. Le pillage exercé sur les Éburons ayant été connu des peuples d'outre-Rhin, deux mille cavaliers sicambres, voisins du fleuve : qui sunt proximi Rheno, le traversèrent sur des navires et des radeaux, à 30 milles (45 kilomètres) au-dessous du pont que César avait fait couper et laissé à la garde de douze cohortes : XXX millibus passuum infra eum locum ubi pons erat imper fectus prcesidiumque ab Cœsare relictum. Leur passage dut s'opérer vers Bonn, qui se trouve précisément à 11 lieues au-dessous d'Andernach. Ils entrent sur les premières terres des Éburons : primos Eburonum fines adeunt ; donc ces terres touchaient au Rhin jusqu'à l'Aar (Obringa), rivière, avons-nous dit, qui les séparait des Trévires.

Après avoir fait prisonniers quelques gens de la contrée qui s'étaient enfuis à leur approche, ils s'emparent de leurs troupeaux dont ils étaient très-avides, et s'avancent plus loin pour se livrer au pillage, sans être arrêtés ni par les bois ni par les marais. Cette marche enseigne qu'ils traversèrent les territoires de Duren (Marcodurum) et d'Aix-la-Chapelle.

Arrivés aux environs de la Meuse, ils s'informent près de leurs captifs du lieu où est César ; ceux-ci leur apprennent qu'il est allé au loin avec son armée, et l'un d'eux ajoute : A quoi vous sert cette misérable proie que vous traînez après vous, quand vous pouvez devenir tout à fait riches ? Vous n'êtes qu'à trois heures d'Atuatuca qui renferme les trésors de l'armée romaine, et où il ne reste pas seulement assez de soldats pour en garnir le rempart.

Ceci devait se dire vers Maëstricht, qui n'était qu'à 3 lieues ½ du camp romain ; car nous ne supposons pas que cette manière d'apprécier la distance n'ait été applicable qu'à la bande de cavaliers présents dont la marche pouvait être plus ou moins rapide. Comme ils traînaient d'ailleurs après eux des esclaves et des troupeaux, ils ne devaient guère cheminer plus vite que des gens de pied.

Séduits par l'espérance d'un riche butin, ils cachent celui qu'ils possèdent dans un lieu couvert : in occulto relinguunt, et partent pour Atuatuca, ayant pour guide celui qui les avait si bien instruits : usi eodem duce cujus hœc indicio cognoverant.

Cicéron, qui avait observé jusque là l'ordre de César de ne laisser sortir personne du camp, finit par être touché des plaintes des soldats. Le septième jour, il envoya cinq cohortes pour fourrager dans un lieu qui n'était séparé de sa position que par une colline. Il croyait n'avoir rien à craindre, étant couvert par neuf légions, nous dirons même dix, puisque celle restée à la garde du pont du Rhin pouvait le protéger contre les courses des Sicambres.

L'ennemi, arrivant sur ces entrefaites à toute bride, attaque d'abord la porte décumane sans être aperçu. La cohorte qui la gardait peut la défendre à peine. La consternation est générale dans le camp, et l'on se rappelle déjà la défaite de Sabinus et de Cotta. Sextus Baculus, bien que malade, sort de sa tente avec quelques officiers et soutient l'attaque. Les légionnaires qui étaient allés au fourrage rentraient alors et furent enveloppés. Surpris d'une pareille attaque, les uns se forment en triangle : cuneo facto, les autres se portent sur une colline où ils espèrent tenir bon. Les vieux soldats seuls percent les escadrons ennemis et rentrent au camp. Le reste est taillé en pièces.

Malgré cet avantage, l'ennemi, désespérant de forcer la position, bat en retraite, repasse le Rhin après avoir enlevé le butin qu'il avait caché dans les forêts : cum ea prœda, quam in silvis deposuerant, trans Rhenum sese receperunt. Ceux qui prétendent qu'Atuatuca était entre Maëstricht et Aix-la-Chapelle se sont emparés de ce texte et ont dit que, César ne parlant pas du passage de la Meuse par les Sicambres allant assiéger Atuatuca, on doit en conclure que cette place était sur la rive droite.

Cette déduction est trop absolue, car il est dans les habitudes de César d'arriver droit au but, sans se préoccuper des rivières qu'il rencontre en chemin. Il fie parle pas de la Meuse quand Basilus et lui-même la passent ; il n'en parle pas davantage dans sa troisième campagne, lorsque les Sicambres, venant de chez les Ambivarites, la traversent pour atteindre le Rhin, parce qu'il n'a voulu exprimer que le fait principal de leur rentrée en Germanie.

César revint à Atuatuca, comme il l'avait promis, le lendemain de cette attaque, ou le septième jour depuis son absence. Ses lieutenants en firent de même. Il blâma Cicéron d'avoir permis à ses soldats de sortir du camp, et fit distribuer du blé à sa légion ; chaque homme le broyait lui-même dans des meules portatives en pierre, transportées soit à dos soit parmi les bagages. On en recueille souvent des débris sur tout sol romain. Il y en avait de pareilles à l'usage des familles, car les moulins hydrauliques n'étaient pas encore inventés. Tourner la meule, dans les grandes villa, était une punition infligée à l'esclave dont on était mécontent.

César retourna aussitôt chez les Éburons et les fit piller par une infinité d'hommes venus des cités voisines. Il y mit tout à feu et à sang et recueillit un grand butin. La cavalerie, courant de tous côtés, n'épargna rien pour rencontrer Ambiorix, mais toujours inutilement, car il ne passait jamais deux nuits dans le même endroit et n'avait plus que quatre cavaliers à sa suite.

César, n'ayant perdu que deux cohortes dans cette campagne, ramena son armée à Reims : Durocortorum Rhemorum reducit. Il se tait, comme à l'ordinaire, sur le chemin qu'il suivit. Deux routes seules pouvaient le conduire dans cette ville : l'une passant par Juliers, Epternach et Mouzon. C'était la plus longue. S'il l'avait prise au commencement de la campagne, c'est qu'il voulait éviter le pays des Éburons, rejoindre Labienus à Trèves, et franchir le Rhin à Andernach. S'il l'eût prise, au retour, elle l'aurait contraint de traverser les Ardennes, et son récit mentionnerait un châtiment quelconque infligé aux Cérésiens et aux Pémaniens, près desquels il aurait passé. Nous lui ferons donc prendre la voie d'Atuatuca à Bagacum, touchant à Geminiacum (Gembloux), et allant de Bavay à Reims par Pont-sur-Sambre et Verbinum (Vervins).

Les états de la Gaule avaient été convoqués dans l'oppidum des Rhèmes. César était victorieux ; il ne sut pas éviter d'être cruel, en faisant examiner la dernière révolte des Sénons et des Carnutes, et condamner à mort Acco, qui subit sa peine selon les anciennes lois romaines : more majorum, c'est-à-dire qu'il fut frappé de verges et décapité. On interdit l'eau et le feu à ses complices. Nous avons vu qu'il avait été enlevé de Sens et confié à la garde des Rhèmes, qui s'étaient faits les geôliers du conquérant.

Ces affaires terminées, les légions furent envoyées en quartiers d'hiver. Deux se rendirent chez les Trévires par Noviomagus (la Neuville), Monzon et Yvoy. Nous croyons qu'elles y occupèrent trois camps ; qu'une entière s'établit dans celui d'Altrier, voisin d'Echternach[3] et de l'oppidum des Trévires, pour le tenir en respect ; que cinq cohortes de la seconde légion fondèrent le camp de Dalheim, situé entre Luxembourg et Rimich, et que les cinq autres s'établirent dans celui de Tiételberg.

Il a été exécuté dans le camp de Dalheim des fouilles intéressantes, il y a peu d'années, par ordre de l'administration des travaux publics du grand-duché de Luxembourg. Ce retranchement, devenu station romaine, a été détruit par Attila.

Deux autres légions gagnèrent le pays des Lingons, où elles établirent deux camps : le premier, celui de Germaine, situé dans le village de même nom qui se trouve près d'Auberive, à l'ouest de Langres, et le second sur le territoire de Flogny, non loin de la levée qui conduit de Tonnerre à Sens.

Les six dernières légions se portèrent sur le territoire des Sénons : VI reliquas in Senonum finibus Agendici. Il est probable qu'elles arrivèrent d'abord à Agendicum et qu'elles se répartirent ensuite sur différents points du pays, où l'on peut se rendre compte de leurs divers campements. Le premier et le plus vaste, qui a pu contenir quatre légions, se voit aux portes de Sens. Nous l'avons attribué à celles qui vinrent chez les Sénons pour y rétablir l'ordre avant la tenue des états de Lutèce ; le second, nommé le Camp-du-Château, existe sur la commune de Villeneuve-le-Roi, à 16 kilomètres de Sens, près de la voie romaine allant de cette ville à Auxerre ; le troisième, enfin, sur le mont Avrolo, commune d'Avrolles, où passait l'antique route de Sens à Alise-Sainte-Reine. Ces dix légions ainsi placées se trouvèrent presque en ligne, depuis Agendicum jusqu'à Echternach.

Après avoir fait approvisionner de blés tous ces camps, César partit, croyons-nous, d'Agendicum pour l'Italie, où il tint les états.

 

 

 



[1] Cicéron, Litt. famil., n° 1, p. 8.

[2] Nous avons été accompagné dans une de nos excursions par M. de Landreville, lieutenant-colonel au 5e de ligne, qui a fait une étude spéciale des camps antiques. Il a dessiné le plan de celui de Romainville, et nous pouvons affirmer qu'il partage entièrement notre opinion.

[3] Echternach porte le nom d'Andethanane vicus dans le testament de saint Willebbrord, écrit au VIIe siècle. L'ouvrage du P. Wiltheim, p. 596, offre le dessin d'un camée trouvé à Echternach, et de deux bas-reliefs, dont l'un, représentant des naïades, est incrusté dans l'une des piles du pont qui traverse la Sure.