CONQUÊTE DES GAULES

 

LIVRE QUATRIÈME. — QUATRIÈME CAMPAGNE.

 

 

DÉFAITE DES TENCHTÈRES ET DES USIPÈTES. - MŒURS DES SUÈVES. - PASSAGE DU RHIN. - EXPÉDITION DANS L'ÎLE DES BRETONS.

(Avant J.-C. 55. — An de Rome 699)

 

Pendant que César était en Italie, les Tenchtères et les Usipètes, peuples germains, avaient passé le Rhin au commencement de l'hiver, non loin du lieu où il se jette dans la mer : flumen Rhenum transierunt non longe a mari quo Rhenus influit, c'est-à-dire sur un point qui ne peut être que dans le voisinage d'Emmerich. Ils s'étaient établis chez les Ménapiens, qui habitaient les deux rives du fleuve : quas regiones Menapii incolebant, et ad utramque ripam fluminis agros, œdificia vicosque habebant.

Le territoire des Ménapiens faisait suite à celui des Morins à la hauteur de la ville actuelle de Calais, et regardait le nord en côtoyant la mer jusqu'à l'embouchure du Rhin, et ensuite ce fleuve jusqu'aux environs de Düsseldorf.

Il était borné au midi par une ligne qui, partant de cette dernière ville, passait par Ruremonde et se prolongeait presque directement jusqu'au delà de Cassel (Castellum Morinorum), situé, d'après la carte de Peutinger, sur la grande voie de Trèves au pays des Morins.

Les Ménapiens étaient, en outre, établis sur la rive droite du Rhin, en face de leurs terres de la rive gauche, depuis Emmerich jusqu'aux environs de Duitsburg. Strabon dit qu'ils confinaient aux Sicambres.

Les Tenchtères et les Usipètes avaient été chassés de leurs possessions d'outre-Rhin par les Suèves, peuples agriculteurs et guerriers, vêtus de peaux, vivant avec sobriété, habitant cent cinquante lieues de terres entourées de forêts, et montant des chevaux propres à la fatigue, moins beaux que ceux des Gaulois qui mettaient un prix excessif à ceux qu'ils faisaient venir de l'étranger : Quin etiam jumentis, quibus maxime Gallia delectatur, quœque impenso parai prœtio, Germani importatis non utuntur. Le territoire des Suèves était borné, du côté du Rhin, par celui des Ubiens ; à l'ouest, par l'immense forêt Noire, qui les séparait comme un mur naturel des Chérusques et les défendait des incursions les uns des autres : et pro nativo muro objectam [silvam], Cheruscos a Suevis, Suevosque a Cheruscis injuriis incursionibusque prohibere (lib. VI). Il faut donc placer les Suèves dans la Westphalie et le comté de Hesse-Cassel, où était leur plus forte agglomération, entre les Ubiens et la forêt Noire.

Les Ubiens doivent être cherchés sur la rive droite du Rhin, depuis Bingen jusqu'à Lintz, contrée que leur assigne Strabon. Ils étaient, d'après César, plus civilisés que les autres Germains, vu leur voisinage de la Gaule et leurs fréquents rapports avec des marchands étrangers : etiam ceteris humaniores, propterea quod Rhenum attingunt, multique ad eos mercatores ventilant. Ils avaient sur le fleuve un grand nombre de navires qu'ils offriront à César pour effectuer son premier passage en Germanie, et beaucoup de radeaux avec lesquels ils formaient des ponts pour entrer dans la Gaule.

Leur principal oppidum devait être vers Engers, où fut jeté le premier pont en pierre qui exista sur le Rhin. Or, un pareil travail dénote évidemment deux centres de populations qu'on voulut mettre en rapport, aussi César put-il aisément conférer avec les principaux Ubiens dès son arrivée sur les bords du fleuve.

Autrefois fort puissants, les Ubiens étaient devenus tributaires des Suèves, qui n'avaient pu néanmoins réussir à les chasser au delà du Rhin. Ce fut Agrippa, dit Strabon, qui leur donna des terres sur la rive gauche : Ος μετγαγεν γρππας κντας ες τν ντς το Ῥήνου. Ils y élevèrent un temple à Auguste, nommé l'Autel des Ubiens, dans un lieu voisin de Bonn et de la célèbre colonie d'Agrippine (Colonia Agrippinensis), devenue Cologne.

Nous avons besoin, pour l'intelligence des campagnes qui vont suivre, de fixer l'emplacement de quelques autres peuples du nord de la Gaule dont le nom sera plusieurs fois cité par César.

Près des Ménapiens, dit Strabon, se voyait la nation germanique des Sicambres, placée entre les Suèves et le Rhin : Tελευταοι δ Μενπιοι πλησον τν κβολν... Κατ τοτους δ' δρυνται Σογαμβροι Γερμανο. Elle occupait l'ancien duché de Berg, depuis Duitsburg jusqu'à Lintz, et son territoire fuyait au midi, derrière celui des Ubiens, d'où il atteignait les sources de la Weed, près de Hastembac. Certains textes des Commentaires en font explicitement foi. Nous prions de ne pas oublier leur position.

Les Éburons étaient établis sur les deux rives de la Meuse, au - dessous des Ménapiens. La majeure partie de leurs terres existait entre cette rivière et le Rhin : Eburones quorum pars maxima est inter Mosam et Rhenum (lib. V), c'est-à-dire qu'à l'orient ils bornaient les Sicambres, au nord les Ménapiens, à l'ouest les Atuates, et au midi les Trévires.

Quant à ces derniers, ils habitaient l'ancien électorat de Trèves et de Luxembourg, étant limités au midi par les Médiomatrices (de Metz), à l'est par le Rhin, à l'ouest par la Meuse et la partie du territoire des Atuates située sur la droite de cette rivière depuis Dinant jusqu'à Anden ; au nord, enfin, par le coude de la Meuse et la frontière méridionale des Éburons, frontière partant de Liège, passant par Vervins, Reiferscheld et se prolongeant presque en ligne droite jusqu'à la rivière d'Aar (Obringa), qui se jette dans le Rhin en face de Lintz.

Cette dernière limite n'a pas changé dans le remaniement des provinces de la Gaule qui eut lieu sous Auguste ; car la notice de l'empire dit que l'Obringa séparait la première Germanie de la seconde. Le pays des Trévires conserva donc ses anciennes frontières septentrionales lorsqu'on opéra cette division. Ajoutons que la vaste forêt des Ardennes en couvrait le territoire depuis le Rhin jusqu'aux limites des Rhèmes : quœ [silva] ingenti magnitudine per medios fines Trevirorum a flumine Rheno ad initium Rhemorum pertinet (lib. V).

Tel était le grand pagus des Trévires ; mais il contenait des pagi minores formés de petits peuples germains admis sur quelques points de son territoire. César cite les Ségni, les Condrusi, les Pémaniens et les Cérésiens.

On place les Ségni aux environs de Spa, où l'on trouve, sur la Vèze, le village de Sougnez qui semble rappeler leur nom. Cette rivière les séparait des Condrusi.

Ces derniers doivent être placés entre les rivières de l'Homme, de la Vèze et de la Meuse, dans le canton de Condroz, renfermant les villes de Huy, de Dinant et de Ciney.

En effet, une charte de Louis le Débonnaire, de l'an 879, appelle ce pays : pagus Condrusii[1], et le nom de Condroz est donné à la même contrée dans le partage du royaume de Lothaire fait en 870. Ce canton convient d'ailleurs au texte de César disant que les Ségni et les Condrusi sont entre les Éburons et les Trévires : qui sunt inter Eburones Trevirosque. En plaçant, avec Walckenaer, les Ségni à Ciney, ils se seraient, contrairement à ce texte, trouvés entre les Trévires et les Atuates.

Il est plus difficile d'assigner la véritable position des Pémaniens et des Cérésiens ; cependant on ne peut les chercher qu'à l'ouest, à la suite des Ségni et des Condrusi. Nous placerons donc, avec Wastelain[2], les Pémaniens dans la Famène : pagus Falminiensis, contrée du Luxembourg dont Marche était le chef-lieu, et les Cérésiens dans le pagus Caros, qui s'étendait entre Bouillon et Kerpen.

II nous reste à parler des Ambivarites, l'écueil de tous les géographes de l'ancienne Gaule, à tel point que d'Anville a pris le parti prudent de n'en pas parler.

César seul les cite une fois, en disant que la cavalerie germaine passa la Meuse pour aller chez les Ambivarites.

On les place néanmoins sur la rive gauche de cette rivière, les uns du côté d'Anvers, à une distance qui nous paraît bien difficile à concilier avec les faits généraux de la campagne qui va s'ouvrir ; les autres chez ceux de Namur, prétendant qu'il y a une faute dans les manuscrits et qu'on doit y lire Atuates au lieu d'Ambivarites.

Enfin, quelques géographes croient les découvrir sur le territoire de Givet, où existe, à ¾ de lieue au sud-ouest de cette ville, une petite localité qui porte le nom d'Auberive, présentant, selon eux, une certaine analogie avec celui d'Ambivarites.

M. Walckenaer seul les établit sur la rive droite de la Meuse, à la frontière septentrionale du Luxembourg, où existe le village d'Amblet (Amblava). Malheureusement, il faudrait leur donner la place des Condrusii, qui ont de fort bonnes raisons pour la conserver. Forcé que nous sommes de faire un choix, nous optons pour l'Auberive de Givet, ayant ainsi l'avantage de marcher d'accord avec deux opinions : celle qui les voit chez ceux de Namur et celle des partisans d'Auberive, puisque cette localité se trouve précisément sur le territoire des Atuates.

Si nous revenons maintenant au récit de l'historien, nous dirons que les Tenchtères et les Usipètes, chassés depuis trois ans par les Suèves, étaient d'abord arrivés, au nombre de quatre cent trente mille, sur les bords du Rhin, probablement entre Schenek et Emmerich ; que, pressés par cette multitude, les Ménapiens quittèrent leurs maisons et s'enfuirent chez leurs compatriotes de la rive gauche, et y établirent des postes pour s'opposer au passage de l'ennemi : et cis Rhenum dispositis prœsidiis, Germanos transire prohibebant, moyens de défense assez remarquables de la part de ces peuples.

Les Tenchtères et leurs alliés, désespérant de pouvoir passer le fleuve, vu que les Ménapiens, après avoir enlevé leurs bateaux, faisaient bonne garde sur l'autre rive : propter custodias Menapiorum, jugent à propos d'agir de ruse, contrairement à leurs habitudes ; car les barbares n'attribuaient généralement le succès des Romains qu'à ce moyen, pour lequel ils avaient un souverain mépris.

Ils font alors semblant de retourner chez eux, et reviennent, pendant la nuit, assaillir les Ménapiens qui, les croyant partis, étaient rentrés dans leurs habitations. Ils en tuent un grand nombre, s'emparent de leurs bateaux, et arrivent inopinément sur l'autre rive où on ne les attendait pas, s'installent dans les maisons des habitants et se font nourrir par eux tout le reste de l'hiver.

César, instruit de ce qui se passait et craignant que la présence des Germains n'excitât les Gaulois à prendre les armes, résolut de quitter l'Italie et de venir rejoindre son armée plus tôt que de coutume : ne graviori bello occurreret, maturius quam consueverat ad exercitum pro ficiscitur. Il savait que plusieurs nations avaient déjà envoyé des messagers aux Germains pour les attirer, promettant de leur fournir tout ce dont ils auraient besoin : missas legationes a nonnullis civitatibus ad Germanos, invitatosque eos, uti ab Rheno discederent ; omniaque, quœ postulassent, ab se fore parata.

Ces assurances les avaient déjà portés à divaguer au loin, et ils étaient arrivés sur les terres des Éburons et des Condrusi, clients des Trévires : qua spe adducti, Germani latius jam vagabantur, et in fines Eburonum et Condrusorum, qui sunt Trevirorum clientes, pervenerant.

César, après avoir quitté l'Italie, dut arriver par Bibracte et Lutèce à Mediolanum Eburovicum, où se trouvait la première légion campée sur sa route. Ce serait un fait remarquable pour Évreux d'avoir reçu dans ses murs le conquérant et les principaux de la Gaule qu'il avait convoqués : principibus Gallice evocatis. Cet oppidum, en effet, convenait mieux pour une pareille réunion que celui de Noviomagus Lexoviorum (Lisieux), beaucoup plus éloigné et près duquel campait une autre légion.

Il tut aux chefs gaulois les nouvelles qu'il avait reçues, tâcha de les faire persister dans son alliance, et leur demanda de la cavalerie pour entrer en campagne contre les Germains.

Après avoir donné ordre aux vivres et fait un choix de cavaliers, probablement parmi les escadrons servant d'escorte aux chefs gaulois, il s'achemina sur les lieux où il avait entendu dire qu'étaient les Germains : iter in ea loca facere cœpit, quibus in locis Germanos esse audiebat.

Ils faisaient déjà des courses, a-t-il dit, dans les campagnes des Éburons et des Condrusi. Certes, une population de quatre cent trente mille âmes, qu'il va bientôt trouver agglomérée, ne pouvait être en même temps chez ces deux peuples, c'est-à-dire du côté de Juliers et sur les confins du Luxembourg. Des partis de cavalerie seuls avaient pu s'aventurer jusque chez les Condrusi, et c'est à eux que l'on doit appliquer l'expression vagabantur, car le gros de l'armée devait toujours être chez les Éburons.

Deux routes s'offraient à César pour aller les joindre sur la rive droite de la Meuse : l'une traversait les Ardennes par le pays des Trévires, l'autre, plus courte, passait par Samarobrive (Amiens), Camaracum (Cambray), Bagacum (Bavay), Geminiacum (Gembloux), Pons Mosœ (Maëstricht). Nous croyons qu'après avoir donné rendez-vous à Rotomacos aux différents corps venant d'Évreux, de Lisieux et de chez les Unelles, il prit cette dernière voie déjà suivie par les légions, et d'autant plus sûre qu'il avait exterminé les Nerviens, les Atuates, et délivré les Éburons du joug de ces dernidrs, service qui lui méritait la reconnaissance d'Ambiorix, leur roi.

Il n'était qu'à peu de jours des Germains lorsqu'il reçut leurs députés : a quibus quum paucorum dierum iter abesset, legati ab iis venerunt. Ils lui exposèrent qu'ils n'avaient pas l'intention de faire la guerre au peuple romain, car ils n'étaient pas sortis volontairement de leur pays, et que, s'il voulait se servir d'eux, ils pourraient lui être de quelque utilité. lis lui demandèrent enfin de leur assigner des terres, s'il ne voulait pas les laisser jouir de celles qu'ils avaient conquises : vel patiantur eos tenere quos armis possederint, c'est-à-dire des terres des Ménapiens, situées dans la Gueldre actuelle, et de celles des Éburons, dont ils s'étaient emparés.

Il leur répondit qu'aucun traité ne pourrait être fait avec eux tant qu'ils seraient dans la Gaule ; qu'il n'y avait pas de terres vacantes, et que, s'ils le voulaient, il les placerait sur celles des Ubiens dont les députés, maintenant près de lui, lui demandaient du secours contre les Suèves : quorum sint legati apud se, et de Suevorum injuriis querantur, et a se auxilium petant. Ils dirent qu'ils allaient faire part de sa réponse aux leurs, qu'ils reviendraient le quatrième jour, et le prièrent, en attendant, de ne pas s'avancer plus près d'eux : post diem tertium ad Cœsarem reversuros, interea ne propius se castra moveret, petierunt.

Il ne voulut pas leur promettre de s'arrêter ; car il savait qu'ils lui demandaient ce délai afin d'avoir le temps de faire rentrer leur cavalerie, envoyée depuis plusieurs jours au delà de la Meuse, pour butiner et fourrager chez les Ambivarites, que nous avons placés à l'ouest de Givet : prœdandi frumentandique causa ad Ambivaritos trans Mosam missam.

Après avoir parlé du passage de cette rivière par les escadrons germains, l'historien ajoute qu'elle prend sa source dans les Vosges, sur le territoire des Lingons, et que, après avoir reçu un bras du Rhin nommé Wahal, elle forme l'île des Bataves et va se jeter dans la mer à 30 lieues plus loin : et parte quadam Rheni recepta, quœ appellatur Walis, insulam efficit Batavorum, neque longius ab eo millibus passuum LXXX in Oceanum transit. On voit qu'il connaissait assez bien le cours de ces deux rivières pour ne pas commettre de méprise en parlant bientôt de leur confluent.

Il n'était plus qu'à 4 lieues ½ des Germains : non amplius passuum XII millibus abesset, lorsqu'il rencontra les mêmes députés venus à l'époque qu'ils avaient fixée, c'est-à-dire le quatrième jour : ut erat constitutum, ad eum legati revertuntur.

Puisqu'il se dirigeait par Maëstricht sur le pays des Éburons, où était le gros de l'armée germaine, il suivait donc le chemin gaulois, devenu voie romaine, allant de Bavay à Cologne par Juliers.

De leur côté, les Germains, dont la foule était considérable, n'avaient pu s'engager sur toute autre route que celle de Vetera, près Clèves, et de Tentunum (Tudder), pour se rendre soit à Juliers, soit à Maëstricht. Comme elle suffisait à peine à leurs nombreux chariots, ils durent se jeter dans les plaines de Holtorp, de Kurenzie et de Luzerad, situées à 3 lieues au nord de Juliers, s'y arrêter et prendre des dispositions de combat, lorsqu'ils surent que César allait leur barrer le chemin en se portant au point d'intersection des deux routes.

Ceci admis, la seconde entrevue des députés germains fait comprendre à quelle distance ils se trouvaient de leur camp lorsque la première conférence eut lieu. En effet, si César a fait trois étapes, soit 18 lieues, depuis qu'ils eurent pris congé de lui, si, le quatrième jour, il se trouve encore à 4 lieues ½ de leurs quartiers, il les avait donc rencontrés d'abord à plus de 22 lieues de ces mêmes quartiers, vers Perniciacum (Prenson), au-dessus de Huy, sur la Méhaigne.

Ils ne paraissent pas s'être trop pressés pour venir rendre réponse à César, puisqu'ils n'ont fait que 26 lieues en quatre jours. Ils auront donc hésité, espérant toujours voir rentrer leur cavalerie, et ne se seront décidés à partir qu'en voyant qu'elle n'arrivait pas et que César approchait.

Que dire aussi des députés des Ubiens qui se trouvaient dans le camp romain, à plus de 30 lieues de leur pays ? N'est-ce pas la preuve que tous les peuples de la Gaule avaient l'œil ouvert sur les mouvements des légions, et qu'ils en étaient promptement informés ?

Enfin, les députés germains conjurèrent César de faire arrêter sa cavalerie et de leur permettre de dépêcher vers les Ubiens, promettant que, si les chefs et le sénat de ce pays voulaient les recevoir, ils en passeraient par tout ce qu'il leur ordonnerait. Ils demandèrent trois jours pour aller traiter de cette affaire avec eux : ad has res conficiendas sibi tridui spatium daret.

On ne lit pas : post diem tertium dans ce texte comme dans le précédent ; on doit néanmoins croire qu'il s'agissait de trois jours pleins, puisque du lieu où se tenait cette conférence il y avait au moins 20 lieues pour aller chez les Ubiens. La suite prouvera, du reste, que ce voyage n'eut pas lieu.

Les plaines situées au nord de Juliers conviennent donc parfaitement aux quartiers de l'armée germaine, et l'opinion qui la fait camper aux confins du Luxembourg ne nous paraît pas heureuse, puisque la forêt des Ardennes couvrait le pays des Trévires depuis le Rhin jusqu'à la frontière des Rhèmes, et que deux armées, dont l'une forte de quatre cent trente mille âmes et l'autre de cinquante mille combattants, ne choisissent pas un pareil terrain pour en venir aux mains.

César, pensant encore une fois que les députés germains ne cherchaient qu'à gagner du temps pour voir arriver leur cavalerie, leur dit néanmoins qu'il ne s'avancerait pas à plus de 4 milles (6 kilomètres), où il serait à portée d'avoir de l'eau : aquationis causa. Il était, croyons-nous, vers Aldenhoven, désirant entrer dans l'île formée par les deux branches de la Roer, et camper sur l'emplacement qni depuis a porté le nom de Juliacum (Juliers).

Il leur ordonna de venir le retrouver le lendemain en grand nombre, afin qu'il examinât leurs demandes, et envoya l'ordre à sa cavalerie, qui avait pris les devants, de ne point commencer l'attaque, de soutenir seulement le choc jusqu'à ce qu'il fût arrivé dans le cas où elle serait elle-même attaquée. Il s'avança de 6 kilomètres, comme il l'avait dit, et ne se trouvait plus qu'à la distance de 3 lieues ½ de l'armée germaine.

La cavalerie des barbares, composée seulement de cinq mille chevaux, car le reste ne l'avait pas encore rejointe, s'avisa de charger huit cents cavaliers romains qui marchaient en avant et ne s'attendaient pas à être attaqués. Il y en eut soixante-quatorze de tués, au nombre desquels se trouva Pison, un des grands de l'Aquitaine, qui tomba percé de coups au moment où il dégageait son frère dont le cheval blessé s'était abattu sur lui. Le reste revint de suite au camp.

César, irrité de la perfidie des ennemis, résolut de les attaquer sans délai. Le lendemain, de grand matin, une foule de chefs germains vinrent le trouver, s'excusant du combat de la veille et demandant à prolonger la trêve. Il les fit tous arrêter et retenir dans son camp : quos sibi Cœsar oblatos gavisus retineri jussit. Il range ses troupes en bataille, place sa cavalerie, si maltraitée la veille, en arrière, et, après 3 lieues de marche, il arrive devant les Germains avant qu'ils sussent ce dont il s'agissait.

Étonnés et manquant de chefs, ils ignorent s'ils doivent fuir ou combattre : les uns courent çà et là, d'autres se défendent parmi les chariots et les bagages ; le reste prend la fuite avec les femmes et les enfants. — César lance sa cavalerie à leur poursuite : ad quos consectandos Cœsar equitatum misit.

Ceux qui combattaient, entendant derrière eux les cris de ceux qu'on égorgeait, décampent après avoir abandonné leurs armes et leurs drapeaux ; mais, arrivés au confluent de la Meuse et du Rhin qui arrête leur fuite, ils perdent tout espoir d'aller plus loin. Le plus grand nombre fut tué, le reste, qui s'était précipité dans le fleuve, y trouva la mort : et quum ad confluentem Mosœ et Rheni pervenissent, reliqua fuga desperata, magno numero inter fecto, reliqui se in flumen prœcipitaverunt, atque ibi, timore, lassitudine et vi fluminis oppressi, perierunt.

Les Romains, ajoute César, sortis avantageusement d'une guerre si redoutable (car on comptait quatre cent trente mille âmes parmi les barbares), rentrèrent dans leur camp sans aucune perte et avec fort peu de blessés : Nostri ad unum omnes incolumes, perpaucis vulneratis, ex tanti belli timore, quum hostium numerus capitum CDXXX millium fuisset, se in castra receperunt.

Ces deux textes ont besoin d'être développés, car ils relatent trop succinctement une opération qui n'a peut-être pas duré moins de douze jours. En effet, nous croyons que César dut laisser dans son camp une légion pour le garder ainsi que les chefs germains retenus prisonniers, et qu'il envoya les autres à la poursuite de l'ennemi, car il eût été imprudent de laisser la cavalerie se porter seule si loin.

Les Germains arrivent au confluent de la Meuse et du Rhin, c'est-à-dire qu'ils font une fugue de plus de 30 lieues. Beaucoup de commentateurs l'ont trouvée excessive, disant que César avait seulement voulu exprimer qu'ils tentèrent de passer le Rhin du côté de son confluent avec la Meuse, trouvant peu utile de dire que ce fût un peu plus haut ou un peu plus bas. D'autres ont prétendu qu'il y a une erreur dans le texte et qu'il faut lire, avec Dion Cassius, Mosella au lieu de Mosa, et placer le champ de bataille dans le Luxembourg, pour le rapprocher du confluent de la Moselle et du Rhin. Ils ne songent pas que la bataille n'a pu être livrée dans les Ardennes, que la cavalerie n'aurait pu s'y déployer pour aller à la poursuite des fuyards, et que César aurait fait mention de ces difficultés.

Nous croyons donc que ces objections sont autant d'erreurs, que l'historien n'a pu commettre une méprise géographique aussi grave, lui qui a si bien dit que la Meuse reçoit une partie des eaux du Rhin par un des bras de ce fleuve qui porte le nom de Wahal : et parte quadam Rheni recepta quœ appellatur Walis.

Les Germains se seront donc retirés du côté de la Gueldre, d'où ils étaient venus ; mais cette longue file de quatre cent trente mille âmes : agmine perpetuo, dit Celse, fuyant sans direction, sans chefs, et ne présentant aucune résistance aux Romains, dut faire des pertes immenses, durant sept à huit jours de marche, avant la grande catastrophe qui la menaçait.

Ces malheureux, épouvantés, allèrent toujours en avant tant qu'ils eurent de l'espace devant eux ; mais, arrivés dans l'angle formé par la Meuse et le Rhin, ils désespèrent d'aller plus loin : reliqua fuga desperata, et furent écrasés ou précipités dans le fleuve. Une destruction si complète n'aurait pu avoir lieu, sur les bords du Rhin, partout ailleurs qu'à l'angle formé par le confluent de ces deux grands cours d'eau.

On sera surpris de voir que César se soit montré si sévère envers des populations qui ne demandaient plus qu'à quitter la Gaule, et ne leur ait pas offert les moyens de capituler ni de repasser en Germanie, comme il avait fait avec les Helvétiens. Il voulait, à la vérité, se venger de leur perfidie ; ils manquaient de chefs pour prendre leurs intérêts ; mais ce n'était pas une raison pour qu'il se montrât si cruel et n'exprimât même pas dans sa froide narration aucune parole de pitié sur cet immense massacre de deux peuples désarmés.

On se rend compte par cette grande émigration et par celle des Helvétiens combien il dut y en avoir d'autres avant cette époque, et l'on ne doit pas être surpris de rencontrer tant de peuples divers et tant d'idiomes différents dans la Gaule.

Cette expédition terminée, les Romains s'empressèrent de regagner leur camp : Nostri... se in castra receperunt. César ne cite réellement que sa cavalerie lancée à la poursuite des premiers fuyards qu'elle taille en pièces, mais le mot nostri, et non equites, doit faire comprendre, comme nous Pavons déjà dit, que toutes les légions, sauf celle restée à la garde du retranchement, faisaient partie de l'expédition et qu'il les commandait lui - même en personne. C'est ainsi que l'a entendu Celse, en disant : sua in castra reversus Cœsar.

Il est positif que le camp dans lequel il rentre est celui qu'il avait quitté le matin du jour où il avait engagé la bataille. Nous l'avons placé à Juliacum, dont le nom doit provenir de ce campement de César. C'est, du reste, l'opinion de Witekind de Corbie et de l'auteur des Merveilles opérées par saint Bernard, cité par Valois, opinion confirmée par la constante tradition du pays. Ajoutons que le mot acum qui termine le nom de cette localité signifie habitation, forteresse ou camp dans la langue des anciens Celtes.

César retrouva, à son retour, les chefs germains qu'il avait retenus. Il voulut les rendre à la liberté : Cœsar iis qubs in castris retinuerat discedendi potestatem fecit. Tous lui demandèrent à servir dans l'armée romaine, craignant de tomber dans les mains des Gaulois qu'ils avaient pillés.

Pendant que ces choses se passaient, la cavalerie germaine, envoyée de l'autre côté de la Meuse, franchissait le Rhin et se retirait chez les Sicambres : post fugam suorum, se trans Rhenum in fines Sigambrorum receperat. Il est probable qu'elle avait été rappelée, et que, ayant appris chemin faisant, chez les Condrusi, la déroute des siens, elle se jeta dans les Ardennes, passa par Ferrière, les marais des Hautes-Vagnes et gagna le Rhin par Blankelheim, sur un point où elle savait pouvoir le traverser.

César, ayant appris sa fuite, se porta à l'endroit du fleuve où elle avait exécuté son passage, et demanda aux Sicambres de la lui renvoyer. Ceux-ci répondirent que les Romains n'avaient pas le droit d'étendre leur domination jusqu'en Germanie, puisque leur empire finissait au Rhin.

Les Ubiens, plus soumis, et les seuls qui eussent envoyé des députés et des otages à César, le prièrent avec instance de les secourir contre les Suèves dont ils étaient fort maltraités, ou, au moins, de faire passer le fleuve aux légions, car la réputation des Romains était telle en Germanie, depuis la défaite d'Arioviste, que leur seule alliance suffirait pour les protéger. En même temps, ils lui offrirent un grand nombre de navires pour transporter son armée au delà du Rhin. Il refusa, ne croyant pas qu'il fût sir ni de la dignité de l'empire de faire ce trajet sur des bateaux. Il préféra jeter un pont sur le fleuve.

Il fit à cet effet descendre dans l'eau, avec des machines, un grand nombre de pilotis, retenus par des poutres, immense travail dont on peut voir le détail dans les Commentaires. Ce pont fut confectionné en dix jours, à partir de celui où les bois eurent été coupés et apportés sur les bords du fleuve : diebus X quibus materia cœpta erat comportari. Il plaça une forte garnison à chacune de ses extrémités et marcha vers le territoire des Sicambres : Cœsar, ad utramque partem pontis firmo prœsidio relicto, in fines Sigambrorum contendit.

Nous dirons, pour expliquer ces passages :

1° Que le Rhin n'est accessible que depuis Coblentz jusqu'à Andernach, car depuis cette dernière ville jusqu'à Bonn il est bordé de hautes montagnes sur ses deux rives ;

2° Qu'Andernach présentait un lieu de passage recherché, étant située en face de larges gorges qui conduisaient dans l'intérieur de la Germanie ;

3° Que cette place paraît avoir remplacé la tête de pont construite par César, que les Romains de l'Empire la fortifièrent pour arrêter les barbares et y établirent un poste considérable, placé sous les ordres du commandant de la Germanie supérieure, qui résidait à Mayence ;

4° Que ce lieu était connu de la cavalerie des Germains ; qu'elle dut nécessairement s'y rendre, d'autant mieux qu'elle voulait passer chez les Sicambres, dont il était plus rapproché que tous les autres points abordables de la rive du Rhin jusqu'à Coblentz ;

5° Que César, voulant se porter à l'endroit même où cette cavalerie avait exécuté le passage du fleuve, dut aller de Juliacum à Andernach, par la voie gauloise de Hambach, de Leguetuch, de Hermenstein, de Bonn et de Rimagen (Rigomagus).

Quelques-uns font venir César devant Engers, parce qu'on y a découvert des restes d'un pont en pierre décrits par le jésuite Reimbert et par M. de Hontheim[3]. Cette opinion se détruit d'elle-même, puisque le pont de César était tout en bois.

Un antiquaire allemand, M. de Geler, vient de le placer à Urmitz, par la raison que devant cette localité se trouve une île, au milieu du fleuve. Le texte des Commentaires, lu attentivement, ne permet pas de croire que César en ait eu besoin.

On désirera peut-être savoir où existait le deuxième pont que, dans sa sixième campagne, César fit jeter un peu au-dessus du premier : paulum supra. Nous répondrons : à Andernach. En effet, quand l'historien a souvent précisé des distances d'un seul mille romain, que doit-on entendre par l'expression un peu au-dessus ? C'est qu'évidemment il y avait moins d'un mille entre les deux ponts, de sorte que les ouvrages militaires élevés sur le territoire d'Andernach ont fort bien pu les garder l'un après l'autre.

Nous demanderons maintenant à ceux qui placent la dernière catastrophe des Germains au confluent du Rhin et de la Moselle, puis le champ de bataille dans le Luxembourg, pourquoi César, étant à Coblentz, serait-il retourné à son camp où il apprit la fugue de la cavalerie germaine, c'est-à-dire aurait fait une marche rétrograde de plus de 20 lieues pour revenir ensuite sur les bords du fleuve, tandis qu'il n'en aurait eu que 5 à parcourir pour aller de Coblentz à Andernach. On voit que cette opinion n'est pas soutenable, et qu'elle est en contradiction flagrante avec le texte que nous avons voulu respecter.

Le pont achevé, César marcha vers le territoire des Sicambres : in fines Sigambrorum contendit. Il est évident que le mot contendit ne signifie pas qu'il entra de suite sur ce territoire après avoir passé le fleuve, mais qu'il fit quelques lieues d'abord chez les Ubiens, devant les terres desquels il venait d'arriver, lorsqu'ils lui offrirent des navires et lui envoyèrent leurs députés.

Il n'eut pas plutôt touché la rive droite du fleuve qu'il reçut les députations de plusieurs cités qui demandèrent la paix et offrirent des otages. Quant aux Sicambres, ils s'enfuirent aussitôt qu'ils surent par leurs éclaireurs que le pont était commencé, emportant avec eux tout ce qu'ils possédaient, d'après le conseil de la cavalerie germaine qui les accompagna dans leurs déserts. César dut faire environ 2 lieues sur le territoire des Ubiens avant d'entrer sur celui des Sicambres, vers Nuremburg. Il y marcha plusieurs jours, et, après avoir incendié leurs bourgades et leurs maisons, ravagé leurs champs de blé, il rentra chez les Ubiens : Omnibus vicis tedi ficiisque incensis, frumentisque succisis, se in fines Ubiorum recepit. On remarquera que les Sicambres n'étaient pas nomades, comme on l'a prétendu, puisqu'ils avaient des maisons et s'adonnaient à la culture de leurs terres.

Quant aux Suèves, César apprit des Ubiens que ces peuples, ayant vu qu'il allait passer le fleuve, avaient envoyé partout exhorter leurs compatriotes à quitter leurs oppida et à conduire dans les bois leurs femmes, leurs enfants et leurs biens ; que ceux qui étaient en état de porter les armes s'étaient rassemblés au centre du pays à dessein de lui livrer bataille.

Croyant sa tâche accomplie après avoir jeté la terreur parmi les Germains, ravagé le pays des Sicambres et délivré les Ubiens de la pression des Suèves, il se décida à rentrer dans la Gaule et à faire détruire le pont qu'il avait jeté sur le fleuve : se in Galliam recepit pontemque rescidit. Il avait seulement passé dix-huit jours au delà du Rhin.

La vérité est qu'il se montra prudent, n'osa s'enfoncer dans la Germanie, et que le pont fut tellement détruit qu'il n'en put rien utiliser lorsqu'il fit faire le second, deux ans plus tard.

Cette expédition terminée, il résolut de passer dans l'île des Bretons, pour châtier ces peuples qui avaient toujours prêté du secours aux Gaulois : quod omnibus fere gallicis bellis, hostibus nostris inde subministrata auxilia intelligebat. C'était la répétition de sa tentative chez les Germains. Bien que l'été tirât à sa fin, il crut néanmoins avoir encore assez de temps pour reconnaître les ports de cette île et se renseigner sur le compte des nations qui l'habitaient.

Puisqu'il va marcher sur le port des Morins, nous le ferons passer, après avoir quitté les bords du fleuve, par Andetanna (Echternach), Aurelonum (Arlon) et Mosomagus (Monzon), où il prendra la voie de Durocortorum (Reims), de Soissons et de Samarobrive.

Il convoqua de toutes parts des marchands près de lui : itaque convocatis ad se undique mercatoribus, afin d'avoir des renseignements sur l'île des Bretons ; car ils étaient les seuls de la Gaule qui en eussent fréquenté les côtes. Ils ne purent lui apprendre de quelle manière ces peuples faisaient la guerre, ni quels étaient les ports capables de contenir de grands navires. Il est surprenant que Comius, roi des Atrébates, qui prendra part à l'expédition et jouissait d'un grand crédit parmi les insulaires, n'ait pu donner lui-même ces renseignements.

Avant de s'engager dans une entreprise qui n'était pas sans danger, et pour être informé de ce qu'il désirait savoir, il jugea à propos d'envoyer d'avance Volusénus avec un long navire : cum navi longa prœmittit, le chargeant de tout explorer et de venir lui rendre compte du résultat de ses observations ; il partit aussitôt lui-même pour le pays des Morins, d'où il avait moins loin que de toute autre contrée pour passer dans l'île des Bretons : Ipse, cum omnibus copiis, in Morinos proficiscitur, quod inde erat brevissimus in Britanniam transjectus.

S'il ne part pour le pays des Morins qu'après avoir consulté les marchands qui trafiquaient avec les insulaires et envoyé Volusénus pour explorer les côtes opposées à celles de la Gaule, il s'était donc arrêté en chemin, nécessairement à Samarobrive, où il dut faire cette enquête et d'où il expédia son lieutenant pour prendre un navire à l'entrée de la Somme.

Enfin, il arriva dans un port qu'il ne nomme pas. C'était celui d'Itius, placé au fond d'une baie entre deux caps. Le cap du nord, qui porte maintenant le nom de Blanc-Nez, se prolongeait assez avant dans la mer. Celui du midi, appelé Gris-Nez, était loin d'avoir le même développement que son voisin.

On ne peut douter de l'identité de ce port avec celui actuel de Wissant, d'abord parce qu'il est plus rapproché des côtes d'Angleterre que toutes les rades de ces quartiers, condition exigée par le texte de César, ensuite parce que les Flamands, dit Walckenaer, le connaissent encore sous le nom d'Isten et les marins français sous celui d'Essen. Que l'on retranche, d'ailleurs, la première lettre du mot Wissant, le reste ne manquera pas d'une certaine analogie avec le nom latinisé d'Itius. Mais ce qui portera la conviction dans tous les esprits, sont les travaux militaires romains qui existent autour de l'anse célèbre qui reçut la flotte du conquérant.

On voit d'abord, à 500 mètres à l'ouest de Wissant, le camp dit de César où furent placées les légions qui gardaient le port, puis des forts s'étendant circulairement depuis ce camp jusqu'à l'extrême gauche de la baie, pour défendre et protéger l'embarquement des troupes et du matériel de l'expédition. Ces forts portent aujourd'hui les noms de Motte-du-Vent, de Motte-du-Bourg et de Chatèles[4].

Mais ces retranchements, qui gardaient seulement le port, ne suffirent pas à César : il crut devoir établir quelques légions en arrière pour surveiller tout mouvement venant du dehors ; aussi trouve-t-on leur camp sur le territoire de Sombre-Haute, à plus de 2 kilomètres au nord de Wissant.

Boulogne a voulu revendiquer l'honneur d'avoir été le port Itius, prétention insoutenable, car cette ville est de quelques lieues plus éloignée des côtes d'Angleterre que Wissant, parce qu'elle s'appelait alors Gessoriacum, nom gaulois que César n'eût pas changé pour lui en donner un que personne n'aurait connu, parce que, enfin, la rade de Boulogne n'offre pas de travaux romains comme on en remarque à Wissant.

Au revers du long promontoire des Morins, c'est-à-dire à 12 kilomètres au nord, d'après l'historien, était le port ultérieur : portus ulterior. Nous le placerons au-dessus et en arrière de Sangatte, et non à Calais, avec d'Anville, car la distance de Calais à Itius serait trop longue. Celle de Sangatte au même port est trop courte, il est vrai, mais cela tient, comme nous l'expliquerons dans le livre suivant, aux transformations de cette côte, survenues par suite d'alluvions successives sur lesquelles s'est implanté plus tard le village de Sangatte, dont le nom signifie rade dans les sables.

Le port citérieur : portus citerior, placé à 8 milles ou 12 kilomètres au sud de Wissant, ne pouvait être que le port actuel d'Ambleteuse.

Le premier soin de César, après être arrivé à Itius, fut d'appeler près de lui tous les navires des pays limitrophes et ceux qu'il avait employés l'été précédent contre les Vénètes : Huc naves undique ex finitimis regionibus, et quam superiore œstate ad veneticum bellum fecerat classeur, jubet convenire. Il n'y avait donc aucun navire de la flotte romaine dans ce port avant l'arrivée des légions. Où s'étaient-ils tenus pendant l'hiver ? Dans la Seine, croyons-nous, où César, d'après Strabon, en fit construire et réparer lorsqu'il passa dans l'île des Bretons : ν ταθα δ κα τ ναυπγιον συνεστσατο Κασαρ θες πλων ες τν Βρεττανικν (lib. IV).

Strabon ne distingue pas, il est vrai, la première expédition de la seconde ; mais, comme il ne pouvait ignorer qu'il y en avait eu deux, son silence à cet égard prouve que César établit deux fois ses arsenaux maritimes dans le même fleuve.

Il est toutefois probable que, avant l'arrivée des légions chez les Morins, la flotte militaire s'était déjà avancée jusqu'à la Somme, puisque Volusénus, envoyé de Samarobrive pour battre la mer, revint dès le cinquième jour à Itius, espace de temps un peu court s'il dit été obligé d'aller prendre son navire dans la Seine. Il rapporta, à son retour, qu'il s'était approché des côtes des Bretons et ne les avait cependant étudiées qu'en mer, n'ayant osé se confier à la foi des barbares : Volusenus, perspectis regionibus, quantum ei facultatis dari potuit, qui navi egredi ac se barbaris committere non auderet, V die ad Cœsarem revertitur.

Cependant, les marchands de la Gaule qui avaient été consultés ne tardèrent pas à instruire les Bretons des projets de César. Ceux-ci lui envoyèrent des députés pour lui proposer des otages et de se soumettre à son autorité. Il les exhorta à persister dans leurs sentiments et les fit accompagner par Comius, créé roi des Atrébates, qu'il chargea de visiter le plus grand nombre possible de nations, de leur offrir l'alliance des Romains, et de revenir promptement lui rendre compte de sa mission : seque celeriter eo venturum nuntiet. César n'était donc pas alors prêt à prendre la mer ; il resta, en effet, encore quelques jours dans le port pour y attendre ses navires et présider à l'embarquement des légions.

Pendant que ces choses se passaient, la majeure partie des Morins lui envoyèrent des députés pour s'excuser de leur hostilité de l'année précédente : qui se de superioris temporibus consilio excusarent, lui représentant qu'ils étaient des barbares peu instruits des coutumes romaines, et l'assurant qu'ils feraient tout ce qu'il leur ordonnerait. Cette ambassade ne pouvait venir plus à propos ; César en fut très-satisfait, car il ne voulait pas laisser d'ennemis derrière lui, préférant s'occuper de son expédition que de faire la guerre à ces peuples. Il leur demanda un grand nombre d'otages, qu'ils fournirent, et leur accorda sa protection. Ces Morins devaient être ceux de Térouanne, lesquels, ligués l'année précédente avec les Ménapiens, s'étaient fait poursuivre avec eux dans leurs forêts, du côté de Cassel.

Tout étant prêt pour l'embarquement des légions, César en plaça deux sur quatre-vingts navires de charge. Nous verrons, au retour de l'expédition, qu'ils contenaient chacun cent cinquante soldats, formant, par conséquent, un effectif de douze mille hommes pour les deux légions. Il distribua ensuite ce qu'il avait de longs navires à son questeur, aux légats et aux préfets : quidquid prœterea navium longarum habebat, quœstori, legatis prœfectisque distribuit. Il n'emmenait donc avec lui que deux légions : alors pourquoi tant de légats, de préfets et un questeur ? Nous l'avons déjà dit, c'est qu'on tenait un certain nombre de ces officiers en réserve pour les placer au besoin à la tête de chaque corps. On voit aussi que les navires fins étaient distingués des navires de charge par le mot longs. Cette forme convenait, en effet, pour la marche et ne pouvait être donnée à ceux qui devaient transporter des soldats, des chevaux et des bagages.

Il envoya ensuite sa cavalerie à 8 milles de là (12 kilomètres), au port ultérieur, pour s'embarquer sur dix-huit navires de charge qui n'avaient pu venir jusqu'à lui, à cause des vents contraires : Huc accedebant XVIII onerariœ naves, quœ ex loto millibus passuum VIII vento tenebantur, quominus in eumdem portum pervenire possent.

Sulpicius Rufus eut mission de rester dans le port pour le garder avec un nombre de troupes suffisant : Rufum legatum cum eo prœsidio, quod salis esse arbitrabatur, portum tenere jussit.

Le reste de l'armée fut laissé sous le commandement de Taurins Sabinus et de Cotta, pour marcher contre les Ménapiens et certaines contrées de la Morinie qui n'avaient pas encore envoyé de députés. Le premier avait soumis précédemment les Lexoves, les Éburovices et les Unelles. La fortune qui associe Cotta à la gloire de Sabinus les réunira encore l'année suivante dans le même camp, où ils périront ensemble.

Ils recommencèrent l'expédition de l'année précédente sur les territoires de Cassel et d'Ypres. Elle eut la même issue que la première : tout le pays fut saccagé en l'absence des Ménapiens, qui s'étaient retirés dans leurs forêts : quod Menapii omnes in densissimas silvas abdiderant.

Ces dispositions prises et le vent étant devenu favorable, César fit voile vers minuit, après avoir ordonné à sa cavalerie d'aller s'embarquer au port ultérieur, sur les dix-huit navires de charge qui s'y trouvaient, et de le rallier immédiatement en mer : equitesque in ulteriorem portum progredi, et naves conscendere, ac se sequi jussit. Il est clair que ces navires, venant du nord et que nous avons vus s'arrêtant au-dessus du port Itius par suite de vents contraires, ne faisaient pas partie de la flotte romaine de la Seine, mais bien. de ceux des nations maritimes qui avaient été requis. Ils appartenaient sans doute aux Morini septentrionaux, qui touchaient aux Ménapiens.

César arriva, sur les dix heures du matin, avec ses premiers vaisseaux devant les côtes d'Angleterre, qu'il trouva couvertes de troupes ennemies. Au pied se voyait un lieu propre au débarquement, mais trop rapproché des montagnes d'où les Bretons envoyaient leurs traits sur le rivage. Ne pouvant l'utiliser, il se tint à l'ancre jusqu'à trois ou quatre heures du soir, pour attendre le reste de sa flotte.

Pendant ce temps-là il assemble ses lieutenants et les tribuns des soldats, leur apprend que, d'après les renseignements fournis par Volusénus, il y avait à quelques lieues de là une plage très-propice au débarquement, et leur donne des instructions générales, afin qu'ils se conduisent selon les enseignements de l'art militaire, aussitôt que se présenterait la possibilité de débarquer.

Comment se fait-il qu'il ne se soit pas d'abord dirigé sur ce point indiqué par Volusénus ? C'est probablement parce qu'il avait préféré atteindre la rade la plus connue des marchands et des pilotes du continent. La preuve qu'il en doit être ainsi, c'est que, par prévision, les insulaires s'y étaient assemblés pour attendre l'armée romaine.

Après qu'il eut donné le signal de départ et fait lever l'ancre, on alla mouiller à 3 lieues environ plus loin, sur le rivage uni et découvert où, dit-on, s'est élevée plus tard la ville de Hith. Il serait donc parti des environs de Romey.

On touche terre et débarque avec beaucoup de difficultés, ayant à lutter contre l'infanterie et la cavalerie des insulaires. Les légions sautent de leurs vaisseaux, marchent à l'ennemi, le chargent avec impétuosité et le mettent en fuite. Elles ne peuvent cependant le poursuivre bien loin, faute de cavalerie, car elle n'était pas encore arrivée. Ce fut le seul obstacle qui vint s'opposer au bonheur ordinaire de César.

Cependant les Bretons envoyèrent aussitôt demander la paix et offrirent des otages, rejetant leur faute sur les violences de la multitude. Parmi leurs délégués se voyait Comius, qu'ils avaient arrêté et mis aux fers à la descente du vaisseau sur lequel il s'était embarqué pour leur transmettre les ordres de César. Celui-ci leur pardonna, en reçut des otages, et fut bientôt entouré des principaux d'entre eux, qui lui recommandèrent l'intérêt de leurs divers cantons.

La paix semblait assurée, lorsque les dix-huit vaisseaux partis du port ultérieur se présentèrent en mer à la vue du camp et subirent une si furieuse tempête que les uns furent rejetés dans le port d'où ils étaient partis, et les autres emportés vers la partie inférieure de l'île, d'où, après avoir couru de grands dangers, ils purent gagner le continent : continentem petiverunt, c'est-à-dire l'embouchure de la Somme ou de la Seine. On était alors à l'époque de la pleine lune, temps où les marées sont les plus hautes dans l'Océan. Les Romains l'ignoraient, de sorte que les navires mis à sec ou laissés en rade sur leurs ancres furent extrêmement maltraités.

Les principaux de l'île, venus dans le camp pour recevoir les ordres de César, témoins de cette désolation, tiennent alors conseil entre eux. Voyant que les Romains n'avaient ni vivres, ni vaisseaux, ni cavalerie, ils concertent de les attaquer et de les détruire pour leur ôter toute envie de revenir jamais dans leur île. Ils jugeaient, d'ailleurs, de leur petit nombre par le peu d'étendue de leur camp, car ils avaient passé la mer sans bagages : quœ hoc erant etiam angustiora [castra], quod sine impedimentis Cœsar legiones transportaverat.

Ils disparaissent de suite, et, pendant qu'ils rassemblent des troupes, César réunit des provisions, répare ses navires en diligence, de sorte que sa flotte n'en perdit que douze seulement.

Cependant la septième légion, étant allée au fourrage selon la coutume, fut attaquée par les insulaires, qu'on croyait dispersés dans les campagnes. Les sentinelles qui gardaient le camp s'en aperçurent en voyant s'élever une poussière extraordinaire du côté où la légion s'était avancée. César, se doutant de la vérité, s'empare des cohortes qui étaient de garde, marche sur l'endroit d'où venait la poussière et ordonne au reste des troupes de s'armer et de le suivre promptement.

Voici ce qui s'était passé : la moisson étant faite partout, excepté dans un seul canton, les Bretons soupçonnèrent que les Romains y viendraient chercher des blés et se préparèrent à les surprendre. Ils se cachèrent, à cet effet, pendant la nuit dans les bois, tombèrent sur les soldats éparpillés dans les champs, en tuèrent quelques-uns et mirent le reste en désordre, en les enveloppant de leur cavalerie et de leurs chariots.

Leur manière de combattre avec des chariots, se tenant tantôt dessus, tantôt sautant à terre, portait le plus grand désordre parmi les Romains. César arriva fort à propos à leur secours. Sa présence retint l'ennemi ; mais il ne jugea pas à propos d'engager le combat et revint de suite au camp. Alors les insulaires s'assemblent en diligence et marchent droit aux légions, espérant recouvrer pour toujours leur liberté s'ils parvenaient à les battre.

César, jugeant qu'ils prendraient la fuite s'il allait au-devant d'eux, préféra ranger ses troupes en bataille à la tète de son camp et mettre en ligne trente chevaux que Comius avait amenés de Némétocenne avec lui.

On en vint de suite aux mains ; l'ennemi, n'ayant pu soutenir le premier choc, tourna le dos. Les légions le poursuivirent au loin, en tuèrent un grand nombre et mirent toute la contrée à feu et à sang avant de rentrer au camp.

Le lendemain, les insulaires demandèrent à traiter. César en exigea un grand nombre d'otages. Ils en fournirent une partie et s'engagèrent à envoyer le reste sur le continent. Voulant alors éviter les mauvais temps de l'équinoxe, et le vent étant favorable, César mit à la voile vers minuit et arriva heureusement en Gaule, sans avoir perdu aucun de ses navires.

Deux bateaux de charge seulement, n'ayant pu atteindre Itius, furent entraînés un peu au dessous : paulo infra delatœ sunt, c'est-à-dire vers le port citérieur (Ambleteuse).

Trois cents soldats qu'ils portaient, ayant pris terre, essayèrent de se diriger sur le camp, bien entendu sur celui d'Itius : quum essent expositi milites circiter CCC, atque in castra contenderent. Ils marchaient isolés sur l'antique voie d'Ambleteuse à Wissant, qui porte aujourd'hui le nom de Chemin-Vert ou Ver, signifiant rivage ou cours d'eau en langue celtique, lorsqu'ils furent suivis d'une foule de Morins que l'espérance du pillage avait attirés et qui crièrent aux soldats de mettre bas les armes s'ils voulaient avoir la vie sauve. Ceux-ci, loin de les écouter, se forment en rond et se défendent : orbe facto, sese defenderent. Le nombre des assaillants se montait à six mille. César, instruit de la position des siens, envoya de la cavalerie pour les dégager. À l'arrivée de ces escadrons, les Morins abandonnèrent leurs armes et prirent la fuite. Le lendemain, Labienus vint les attaquer avec deux légions et les fit presque tous prisonniers, parce qu'ils avaient trouvés à sec les marais dans lesquels ils s'étaient réfugiés l'année précédente : quo per fugio superiore anno fuerant usi. Nous avons déjà cité ce texte pour indiquer que César s'était approché du port Itius, lorsqu'il marcha l'année précédente contre les Ménapiens.

Pour récompenser Comius de sa fidélité et des services qu'il en avait reçus dans cette campagne, César conserva les lois et les franchises de son pays, auquel il annexa celui des Morins, qui, par conséquent, appartint aux Atrebates : Hujus opera Cornii, ita ut antea demonstravimus, fideli algue utili superioribus annis erat usus in Britannia Cœsar, pro quibus meritis civitatem ejus immunem esse jusserat, jura legesque reddiderat, atque ipsi Morinos attribuerat (lib. VII).

On a prétendu que Comius trahissait César[5], qu'il aurait pu le renseigner sur l'île des Bretons, sur les mœurs des habitants et la topographie du pays, puisqu'il avait de grandes liaisons avec les insulaires. Il est bien difficile, après dix-neuf siècles, d'établir un pareil jugement et surtout de se montrer plus clairvoyant que le général romain. Il est vrai que Comius s'est rattaché au parti national lors du soulèvement général des Gaules ; mais il ne fournit alors qu'un faible contingent, et encore par suite des instances de ses voisins. Ajoutons que sa conduite peu énergique devant Alise pourrait bien plutôt le faire soupçonner de menées contraires. C'était, du reste, un chef indécis dont les dernières et patriotiques résolutions doivent faire oublier les hésitations et les faiblesses.

César plaça toutes les légions en quartiers d'hiver chez les Belges : Cœsar in Belgis omnium legionum hiberna constituit. Il ne dit rien de plus touchant les points qui leur furent assignés. Nous tâcherons d'éclaircir ce fait important dans le livre qui va suivre, où nous lirons qu'il était parti, comme de coutume, pour aller passer l'hiver dans la Cisalpine.

Il n'y eut que deux seuls peuples bretons qui lui envoyèrent des otages.

Le sénat prescrivit vingt jours de prières publiques après avoir reçu la relation de cette campagne.

 

 

 



[1] Histoire de la ville et de la province de Namur, par Guillot, t. V, page 274.

[2] Description de la Gaule Belgique.

[3] Hontheim, in prod. Trev., page 200.

[4] L'Histoire du Boulonnais, par Henry, décrit parfaitement tous ces travaux.

[5] Revue archéologique. Janvier 1860. Article de M. de Saulcy.