EXAMEN DES HISTORIENS D’AUGUSTE

 

APPENDICE I — DES HARANGUES DANS LES HISTORIENS GRECS ET LATINS[1]

 

 

Dans le cours de ce volume, nous avons souvent parlé des harangues historiques. Il nous a paru bon de réunir ici, sur cette question littéraire déjà bien souvent discutée, quelques réflexions et quelques faits, dont l’ensemble du moins aura peut-être une certaine nouveauté[2].

Les discours et la conversation sont une partie essentielle du drame de la vie humaine ; aussi les premiers monuments historiques offrent en général ce mélange du discours avec le récit.

Homère, le plus ancien historien de la Grèce dont les ouvrages nous soient parvenus, Homère est plein de ces dialogues qui peignent, dans toute leur vérité, les mœurs et les passions de ses héros. Il en était de même des autres poètes cycliques. Or, le premier travail de l’histoire, quand elle quitta la forme poétique, fuit, on le sait, de transcrire en prose les vieilles épopées[3].

Les premiers prosateurs ou logographes allèrent peut-être jusqu’à supprimer ces harangues qui faisaient un des principaux charmes de leurs modèles ; on a du moins quelques raisons de le supposer[4]. Mais l’autorité d’Homère, et l’influence toujours croissante de l’éloquence politique dans la vie des Grecs, ne tardèrent pas à prévaloir, et les discours eurent bientôt une place obligée dans le récit des historiens.

Dans les écoles grecques, Homère était la base de tout enseignement. Les enfants apprenaient à lire dans l’Iliade ; c’étaient des vers de l’Iliade qu’ils écrivaient sous la dictée de leurs maîtres[5]. L’Iliade servait aussi de texte pour les leçons de morale. Dans la querelle d’Achille et d’Agamemnon, on montrait les dangers de l’injustice et la juste vengeance du courage méprisé. La quatrième rapsodie apprenait la religion des serments, et la punition que les dieux réservent au violateur de la foi jurée[6]. L’Iliade enfin fournissait aux rhéteurs le modèle de toutes les formes oratoires, et Homère est resté longtemps pour eux le premier des maîtres de rhétorique ; au point qu’un savant de Pergame, nommé Télèphe, avait composé un livre spécial sur la Rhétorique d’Homère[7]. A cette école se sont donc formés les orateurs comme les historiens du siècle de Périclès ; et ces derniers, si l’exemple de leurs prédécesseurs ne leur avait pas appris à considérer les harangues comme une partie intégrante de la narration historique, apprirent au moins du rhéteur[8] à les comprendre dans l’économie de leurs grandes compositions. En Grèce d’ailleurs, ainsi qu’à Rome, le véritable historien était un homme mêlé à la vie politique ; il appréciait par expérience le rôle important de la parole chez un peuple où tant d’affaires se traitaient sur la place publique, par les suffrages de la foule assemblée : et un récit qui n’eût pas reproduit le détail de ces luttes animées n’était pour lui que le procès-verbal de l’histoire, le sec résumé des séances de l’aréopage ou de l’agora, bon tout au plus à figurer parmi les pièces officielles dans les archives de la république, mais certainement indigne de la postérité. Ainsi, l’usage des harangues devint bientôt une loi de l’art historique. Soit que l’on possédât ou non des documents authentiques pour retrouver le fond et jusqu’à un certain point le style des discours politiques, on’ les refit, et on les encadra dans la narration. Souvent même l’original s’était conservé ; mais on n’en tenait aucun compte, lorsque, par son étendue ou sa forme, il eût altéré les proportions du récit ou l’unité du style. De cette façon la vérité était souvent sacrifiée aux convenances de l’art. Mais l’art parut si admirable dans Hérodote, Xénophon, Thucydide, qu’on ne songea plus qu’à les imiter. Une fois à peine la critique s’éleva contre cet abus des formes du drame dans l’histoire. Cratippus, contemporain et continuateur de Thucydide, osa blâmer les harangues de l’illustre historien : il ne fut pas écouté[9]. L’histoire était un art, en Grèce, plutôt qu’une science ; et elle se plaisait à le dire. Éphore de Cumes, le disciple d’Isocrate, et dont les harangues militaires sont justement critiquées par Plutarque[10], comparait sérieusement, dans l’une de ses préfaces, l’historien et le rhéteur. Un siècle plus tard, Timée renouvelait la même comparaison[11]. En vain le défaut originel de cette méthode historique se trahit par les excès ridicules de quelques sots écrivains, on n’accusa que leur génie. Polybe fit une amère critique des harangues de Timée, et y releva de grossières erreurs ; puis il posa comme premier devoir de l’historien, la vérité en toutes choses ; et surtout dans les discours[12]. Mais il ne profita guère lui-même de l’avis qu’il donnait aux autres. Comme Timée, il mêla dans son récit des harangues de sa façon, c’est-à-dire longues et froides[13]. Le bon sens dont on lui fait honneur ne triompha dans la théorie que pour échouer dans la pratique.

Cependant, grâce à l’enseignement de plus en plus puéril des rhéteurs, en en était venu à ce point que, chez plusieurs historiens, les harangues envahissaient, débordaient le récit. Le lecteur homme de goût n’avait rien de mieux à faire que de négliger ces ennuyeuses diatribes. C’est le témoignage d’un historien plein de zèle et de bonne foi, de Diodore de Sicile, qui, dans le préambule de son livre, a écrit de très sages observations sur ce sujet ; toujours, il est vrai, au point de vue de l’intérêt dramatique. Lui-même, plus fidèle à ses principes que ne l’était Polybe, il a su intéresser sans recourir au moyen qu’il condamnait : car les deux discours de Nicolaüs et de Gylippos, qu’on lit aujourd’hui dans son treizième livre, viennent sans cloute de quelque rhéteur plus moderne[14]. Au reste, l’exemple et les préceptes de Diodore -ne convertirent personne. Relisez, après Diodore, l’examen que Denys d’Halicarnasse nous a laissé de Thucydide. Il est curieux de voir le futur annaliste de la république romaine peser dans sa balance de grammairien les mérites et les défauts de son maître, réduire toutes les questions à des calculs de syllabes et à des combinaisons de figures. Thucydide nous apprend dans sa préface qu’il s’efforçait de retrouver et de reproduire la vérité des faits, des mœurs et des discours : le critique ne tient nul compte de ces efforts. Il lui reproche d’être trop bref sur les batailles clé Salamine et de Marathon, qui n’étaient pas de son sujet, et de s’arrêter trop longtemps sur les batailles navales des Athéniens et des Lacédémoniens, qui en sont précisément un des plus beaux épisodes[15]. C’est au même point de vue qu’il juge les harangues de Thucydide. L’oraison funèbre du second livre lui déplaît, non pas à titre d’ornement artificiel (il ne discute même pas si le discours original de Périclès, que citait peut-être Aristote, fut jamais écrits[16]), mais comme trop pompeuse pour le petit nombre de guerriers qu’elle célèbre[17] ; il voudrait que l’auteur l’eût transportée dans son quatrième livre, et ne s’avise pas de supposer que le contemporain de la guerre du Péloponnèse fût meilleur juge sur ce point qu’un rhéteur du siècle d’Auguste.

Voilà sur quelles traditions et sur quels modèles reformèrent les premiers historiens de Rome.

Quels que fussent les monuments de l’histoire romaine avant l’époque où l’éducation grecque prévalut à Rome, on ne peut nier que la véritable éloquence historique des Latins, comme leur poésie savante, ne soit une imitation des chefs-d’œuvre de la Grèce. Un des premiers annalistes romains, le vieux Caton, essaya d’appliquer à l’histoire une méthode plus sévère. Il inséra dans ses Origines quelques-uns de ses propres discours[18] ; et sans doute pour les époques où de semblables documents lui manquaient, il se dispensait de faire parler ses personnages, ou il se contentait de résumer brièvement leurs opinions connues. Mais Caton n’était pas un élève des Grecs ; il apprit leur langue assez tard, et il ne chercha dans leurs livres que des matériaux. Celui qui faisait chasser de Rome les sophistes d’Athènes ne serait pas venu amuser son lecteur par des jeux d’éloquence consacrés dans leurs écoles.

A l’exemple de Caton, C. Fannius, orateur et historien, faisait entrer dans ses Annales, non seulement ses propres discours, mais encore ceux des autres personnages contemporains[19]. Toutefois la réforme n’alla pas plus loin, et, dès les derniers siècles de la république, l’histoire romaine rentra sous le joug de l’imitation.

Déjà deux de ces vieux écrivains dédaigneusement loués par Cicéron, Cœlius Antipater et Licinius Macer, avaient mêlé à leur narration des harangues qu’il faut distinguer de leurs discours judiciaires ou politiques, et qui attestent l’influence nouvelle de l’éducation grecque[20]. Bientôt tous les historiens classiques seront en même temps des orateurs : Salluste, Luccéius, Tite-Live, Asinius Pollion, et plus tard Aufidius Bassus, Servilius Nonianus, Tacite, traverseront tous la pratique de l’éloquence avant de rédiger les annales de Rome, et ils apporteront à cette oeuvre les habitudes de l’école et du barreau. Leur langue sans doute a gagné en souplesse à ce double exercice, mais leur raison y a subi le charme de ces beautés factices dont les Grecs aiment à orner leurs histoires.

Salluste, qui suit de si près Thucydide, et dont les ouvrages forment la transition entre la vieille littérature et celle du siècle d’Auguste ; Salluste, qui fut vraiment le premier des historiens latins (romana primus in historia) avant Tite-Live, avait du recevoir cette mâle éducation qui forma les grands hommes de son siècle. Il n’avait pas traversé les désordres du second triumvirat, il n’avait pas vu l’éloquence pacifiée par Auguste, les rhéteurs laborieusement occupés à préparer de pauvres avocats ; il n’avait pas vécu au milieu de ce monde spirituel et corrompu, dont toute l’activité se tournait de plus en plus vers les jeux d’esprit et les controverses puériles. Et pourtant la véritable éloquence étudiée dans la curie, au forum, et dans les conciliabules de ces factions qu’il connut de trop près, ne lui paraît pas digne de l’histoire : l’écrivain cède au besoin de briller par son propre, talent. Quand le journal de Rome lui donnait l’analyse des harangues d’un tribun, quand les actes du sénat lui offraient au mollis en substance des plaidoyers facilement recueillis par les tachygraphes, surtout dans l’affaire de Catilina[21], il recompose néanmoins ces discours de tout ou en partie[22]. Il faut qu’il embellisse d’une période de sa façon une lettre de Lentulus à Catilina, citée par Cicéron avec tout le respect dû à un document officiel[23]. On admire quelquefois la simplicité apparente avec laquelle il produit ses heureuses falsifications : Comme à cette époque, écrit-il, dans la guerre de Jugurtha (c. 30), l’éloquence du tribun Meminius était célèbre et puissante, j’ai cru devoir transcrire ici une de ses nombreuses harangues. Transcrire (perscribere), c’était le mot consacré pour les actes publics : on s’attend donc à trouver dans Salluste un extrait ou une copie conforme de ce discours, sans doute conservé alors dans quelque dépôt national ou particulier. Mais il suffit d’en lire les premières lignes, et l’on reconnaît aussitôt la main de l’annaliste.

Élève des rhéteurs dont Sénèque nous a, si bien décrit la vie et les études, Tite-Live devait obéir à l’autorité de leur enseignement, et la gloire de Salluste le dispensait de discuter leurs préceptes[24]. Que dans ses harangues contredise quelquefois sa propre narration, qu’il prête à ses orateurs des exagérations, des anachronismes, des invraisemblances, la faute ne lui en revient pas tout entière. Mais il a tout l’honneur d’avoir habilement combiné dans son drame le jeu des paroles et des actions, et d’avoir su passer rapidement sur les époques dont l’histoire offrait tant d’incertitude, pour développer à propos les tableaux les plus intéressants des annales romaines, la tragédie décemvirale, les guerres des Samnites et les invasions d’Annibal. Pour bien sentir le grand mérite de Tite-Live sous ce rapport, on peut le comparer à Polybe, dans les parties qui leur sont communes, et surtout à Denys d’Halicarnasse. Certes, si l’auteur des Antiquités romaines n’était pas admis à étudier les Annales des pontifes, et certains documents officiels que d’autres vieux annalistes avaient pu consulter[25], où donc trouvait-il la matière de ces longues harangues dont il a rempli les premiers livres de son ouvrage ? Là est le contre-sens que le génie de Tite-Live a évité. Sans cloute, à partir de l’époque où commence la littérature latine, il eût mieux valu puiser dans les livres originaux des fragments empreints du style et de l’esprit de chaque époque ; il eût mieux valu transcrire ce qui s’était conservé des premiers orateurs de Rome. Celui qui réfutait Valérius d’Antium par le témoignage d’un discours de Caton ou de Scipion l’Africain[26], aurait dû profiter lui-même de la leçon, recueillir et analyser les plus importants de ces discours, les encadrer habilement dans son récit, en leur conservant cette fleur d’archaïsme qui en fait le charme et la vérité. Il fallait conserver la latinité du vieux Caton parlant contre le luxe clés femmes dans l’affaire de la loi Oppia[27]. Il fallait surtout copier dans l’original., ou supprimer, si l’original n’existait pas, la réponse du tribun Valérius, et ne pas lui faire citer un livre de Caton vingt ans au moins avant que ce livre fût écrit[28]. Mais l’histoire ne réclamait pas alors cette scrupuleuse exactitude. Elle devait plaire surtout, et, comme pièces d’ornement, les vieux textes étaient souvent d’un usage difficile et incommode. La petite allocution de Scipion l’Africain au peuple romain, en réponse aux attaques inconsidérées du tribun Nœvius, est bien plus naïve et plus vraie dans l’ancienne rédaction transcrite par Aulu-Gelle[29], que dans celle de Tite-Live ; mais, au milieu des belles pages de Tite-Live, n’eût-elle pas un peu choqué ces oreilles devenues fières et jalouses des beautés de la langue latine ? En général, les Romains ont toujours respecté leurs anciens monuments, mais à. condition de les restaurer suivant le goût de chaque siècle. Les premières inscriptions latines n’ont pas échappé à ce genre d’altérations : le chant des Arvales n’a certainement pas, sur la pierre qui nous l’a conservé, sa forme originale. Il en est de même de l’inscription de Duilius sur la colonne rostrale[30] ; et quand Auguste lisait au peuple le discours du vieux Metellus de Prole augenda, il est bien probable qu’il le traduisait en latin plus moderne.

Pour revenir à notre sujet, il serait curieux de savoir si Tite-Live avait employé des harangues jusque dans le récit des faits contemporains. A défaut de meilleures preuves, l’exemple de Thucydide et de Xénophon chez les Grecs autorise bien à le supposer. César, il est vrai, donnait à la même époque l’exemple d’une réserve contraire dans les nombreuses analyses de discours dont il a semé ses Mémoires ; mais César n’était pas un historien de profession, c’était un général d’armée qui rendait compte de ses opérations militaires[31]. Les Commentaires n’étaient guère que la rédaction plus développée de ses Éphémérides[32], c’est-à-dire, de son Journal ; et si le jugement des contemporains les accueillit avec tant de faveur, tout porte à croire qu’on doit attribuer une partie de ce succès à l’immense réputation dit guerrier et de l’homme d’État, et que d’ailleurs on eût exigé davantage d’un rival avoué de Tite-Live et de Salluste. Ce qui est certain, c’est qu’un demi-siècle plus tard, Trogue-Pompée dut se justifier expressément d’avoir suivi dans une grande composition historique la méthode de César. On voit même par ses excuses[33] qu’il se crut presque un réformateur, pour avoir substitué la forme indirecte à la forme directe dans les discours. Et cependant les deux échantillons que Justin nous en a conservés dans son abrégé montrent que Trogue-Pompée amplifiait en rhéteur, sous la forme indirecte, comme Salluste et Tite-Live sous l’autre forme consacrée par leurs maîtres. Au reste, l’innovation, si toutefois elle mérite ce nom, n’eut pas plus de succès que celle de Diodore.

Quoique tous les grands ouvrages historiques écrits en latin entre l’époque de Tite-Live et celle de Tacite soient aujourd’hui perdus, on peut s’assurer qu’ils étaient, sous le rapport des harangues, conformes à l’ancienne méthode. Ainsi Pline, continuant l’histoire d’Aufidius Bassus, qui lui-même commençait aux dernières années racontées par Tite-Live, avait certainement embelli sa narration de harangues, puisqu’il se plaint[34] d’être obligé de s’interdire ces ornements dans son Histoire naturelle. Pline le jeune, quand il loue chez son ami Pompéius Saturninus le double talent d’orateur et d’historien[35], a soin de distinguer entre les discours du barreau et ceux que Saturninus composait pour les prêter à des personnages de son Histoire. Ce qui prouve encore le goût général des contemporains pour les harangues de convention, c’est qu’il se forma dès lors de ces recueils devenus classiques sous le nom de Conciones[36]. Il est permis de supposer que plusieurs discours de Salluste furent réunis pour l’usage des écoles, puisque. six de ces morceaux se sont retrouvés dans un manuscrit qui nous a ainsi conservé[37] les plus longs fragments de ses Histoires.

A l’époque où nous sommes parvenus, une singulière révolution s’est opérée dans l’art historique des Romains. Déjà l’affaiblissement de l’esprit public, le mélange des nationalités, la déchéance de l’aristocratie, laissaient peu à peu pénétrer dans les annales de l’empire certaines vérités jadis prudemment dissimulées. Une sorte d’impartialité commençait à prévaloir, et les ennemis de Rome n’étaient plus les ennemis nécessaires de l’historien latin : on osait faire la part de tous les droits. En même temps l’impulsion donnée aux recherches savantes par Vespasien éveillait le scepticisme sur bien des vieilles traditions nationales. Une vigilance honorable épurait jusqu’aux monuments dé l’histoire contemporaine altérés par la flatterie ; et dès les premiers jours du nouveau règne, des commissaires avaient été nommés par le sénat pour soumettre les Fastes à une révision sévère[38]. L’influence de cette réaction se fait sentir dans la philosophie historique de Tacite ; mais elle n’a pas modifié la forme de ses récits. Comme Tite-Live, comme Salluste, il donne volontiers ses discours pour des résumés ; mais quelquefois aussi il paraît prétendre à une plus rigoureuse exactitude[39] ; et cependant il ne donne peut-être pas une seule harangue qu’il n’ait soigneusement arrangée et comme traduite dans son propre génie, selon l’heureuse expression d’un homme de goût[40]. Nous avons même un curieux exemple de ces sortes de traductions. On connaît les deux tables de Lyon[41], où se lit une moitié du discours de Claude au sénat en faveur des Éduens, échantillon de l’éloquence d’un empereur érudit et pédant, qui certes n’abusait pas des services de son secrétaire. Au lieu de mettre en relief le caractère si original de Claude, Tacite, fidèle à ses habitudes, compose pour la circonstance un discours si différent de l’original, qu’on a pu, sans invraisemblance, supposer que le discours conservé à Lyon n’est pas celui dont les Annales de Tacite nous offrent l’analyse[42]. Il est donc bien difficile de croire, avec un critique moderne[43], que les discours d’Othon, qu’on lit dans Tacite, soient dus à l’orateur Trachalus, parce que Tacite lui-même nous apprend que ce dernier passait à Rome pour l’auteur de toutes les harangues prononcées par l’empereur son ami[44].

Ainsi, au siècle de Trajan, on admettait encore ces ornements factices que le génie pouvait employer avec bonheur, mais dont les écrivains médiocres ont abusé jusqu’au ridicule.

Pour nous, élevés à une école plus sévère, la perfection même de ces petits chefs-d’œuvre dont les maîtres ont orné leurs ouvrages, ne nous fait pas entièrement oublier que nous les devons presque tous à un mensonge. Sous l’art infini qui en a mesuré les périodes, nous cherchons avec une curiosité maligne des erreurs ou des invraisemblances ; nous croyons saisir, jusque dans la finesse de la composition, des souvenirs de l’école, des traces de l’esprit sophistique. Ainsi considérée, la narration des grands historiens a perdu pour nous bien des charmes. Il faudrait savoir s’arrêter sur le penchant d’un excès, et ne pas demander aux anciens plus que cette savante harmonie des beautés littéraires que réalisent Thucydide et Tacite. La vérité, comme nous l’entendons aujourd’hui, ne devait triompher chez eux qu’au moment où s’éteignait l’art d’écrire. Suétone, les rédacteurs de l’Histoire Auguste, quelques annalistes byzantins, sont plus naïvement exacts que Thucydide et Tacite ; mais sont-ce là de véritables historiens ?

 

 

 

 



[1] Ce morceau était depuis longtemps écrit, quand j’ai connu la discussion de M. Daunou sur le même sujet, dans son Cours d’études historiques (tom. VII, leçons XIII et XIV, 1844). Heureux de me rencontrer sur le fond de mon jugement avec le vénérable académicien, j’aurais pu lui emprunter bien des citations piquantes et de graves réflexions. Il m’a semblé plus naturel d’y renvoyer mes lecteurs.

[2] Voyez cependant Henri Griffet, des Preuves de la vérité de l’histoire (Rouen, 1775, in-12°), chapitre XV : De la vérité dans les harangues rapportées par les historiens : On ne peut nier que la plupart des harangues que les historiens de l’ancienne Rome ont insérées dans leurs récits ne soient contraires, en un sens, à la vérité de l’histoire. Il est évident, par exemple, que celles qui sont rapportées dans Tite-Live sont toutes de son invention, puisqu’elles sont toutes du même style, etc. Voy. aussi Marmontel, au mot Harangue, dans l’Encyclopédie et dans les Éléments de littérature. Voltaire est encore plus explicite aux mots Histoire et Éloquence, dans son Dictionnaire philosophique. Cf. Tiraboschi, Storia d. l. Ital., t. II, p. 42.

[3] Voy. Endocie, fonia, dans Villoison, Anecd. gr. I, p. 46. Denys d’Halic, Jug. sur Thuc., c. 5 et 6. Cf. F. Creuzer, Historische Kunst der Griechen, et les fragments des logographes réunis dans l’excellente collection de M. C. Müller (Paris, F. Didot, 1841, in-8°), p. IX sqq., et p. 1 sqq.

[4] Marcellinus, ou l’auteur, quel qu’il soit, dont le témoignage est transcrit au § 38 de la Vie de Thucydide, affirme que les historiens antérieurs à Hérodote n’avaient pas mêlé de discours à leurs récits. Mais s’il est vrai que l’authenticité des ouvrages attribués à ces vieux historiens fût déjà douteuse au temps de Denys d’Halicarnasse (Jug. sur Thucydide, c. 23), peut-on accorder beaucoup d’importance au jugement transcrit par Marcellinus.

[5] Voy. J. Classen, de Grammaticæ grœcœ primordiis, Hambourg, 1829, in-8°. Cf. Lehrs, de Aristarchi studiis Homericis (Koenigsberg, 1835, in-8°), p. 42 sqq.

[6] Voy. Horace, Ép. I, 2, et les interprètes ; Dion Chrysostome, Or. 53, 55 ; Maxim. Tyr., Diss. 32.

[7] Voy. le traité de la Vie et de la poésie d’Homère, attribué à Plutarque.

[8] L’orateur Antoine dit dans Cicéron, de Orat. II, 15 : Ne voyez-vous pas que l'histoire exige tous les talents de l'orateur ? Je ne sais si aucun autre ouvrage a besoin d'un style plus rapide et plus varié. Cependant je ne trouve point dans les rhéteurs de préceptes particuliers sur ce genre.... Ainsi la théorie de l’histoire n’aurait fait qu’un chapitre dans les traités de rhétorique, au siècle de Cicéron. Cependant Denys d’Halicarnasse (Sur Thucydide, c. 50, § 4) paraît avoir en des prédécesseurs, parmi lesquels on peut citer Théophraste (Voy. Diog. Lært., V, 47. Cf. Creuzer, Prœf. ad Ephori fragm., éd. Marx., p. 23) ; Varron, dans son ouvrage intitulé Sisenna (Voy. Aulu-Gelle, XVI, 9) ; Cæcilius Calactinus, dont le livre Sur l’Histoire est cité par Suidas, et peut-être un certain Praxiphane, dont l’époque n’est pas aussi bien déterminée (Marcell. Vita Thucyd. § 29. Cf. Richter, de Æschyli Soph. et Eur. interpr. gr. p. 52). D’anciens rhéteurs, parmi lesquels on a même voulu compter Aristote, ajoutaient aux trois genres, délibératif, démonstratif et judiciaire, un quatrième genre, qu’ils appelaient historique. Voy. Spengel, Συναγωγή τεχνών, p. 185.

[9] Denys d’Halic. Jugem. sur Thucydide, c. 16 (il parle du huitième livre de Thucydide, qui manque, comme l’on sait, de l’ornement des harangues). Cf. Krüger ad h. l., et Prœf. ad Dion. Halic. Historiographica, p. 29 sqq.

[10] Præcepta Politica, c. 6.

[11] Polybe, fragments du livre XII, publiés par M. A. Mai, § 28 de l’édition de M. T. Didot. Cf. Pline, Épist. v, 8. voyez cependant le fragment d’Éphore, conservé par Harpocration, au mot Άρχαίως, sous le nom de Thucydide, par erreur. Cf. Marx, Ephor. Cum. fragm. (Carlsruhe, 1815, in-8°), p. 64 et 91. Denys d’Halicarnasse témoigne de la même préoccupation chez ses prédécesseurs en abordant l’examen des harangues de Thucydide (Jugement sur Thucydide, c. 34).

[12] Polybe, ibid. passim. Surtout § 25, a. b. et n.

[13] Voy. le jugement que Denys d’Halicarnasse a porté de son style, c. 4.

[14] Voy. l’article Diodore de Sicile, par M. Daunou, dans l’Encyclopédie des gens du monde, t. VIII, p. 245 ; et comparez, avec les chapitres indiqués de Diodore, le Préambule des Annales de Zonaras.

[15] Sur Thucydide, c. 13, où les mêmes critiques sont reproduites.

[16] Ibid. c. 18. Cf. Aristote, Rhét. I, 7, et III, 10.

[17] Voy. la réfutation de ces critiques, par Lévesque, dans son Thucydide, t. IV, p. 231, éd. 1795. Madame de Staël nous fournit une plus juste et plus éloquente réponse : La Grèce, et, dans la Grèce, l’Attique, était un petit pays civilisé au milieu du monde encore barbare. Les Grecs étaient peu nombreux, mais l’univers les regardait. Ils réunissaient le double avantage des petits États et des grands théâtres... Ce qu’ils disaient entre eux retentissait dans le monde. De la Littérature, 1ère partie, ch. 1.

[18] Par exemple, le discours contre Sergius Galba, pro Lusitanis (Livii Épitomé, lib. 49 ), et le discours pour les Rhodiens, dont Aulu-Gelle nous a conservé l’analyse avec de longs fragments.

[19] Voy. Meyer, Orat. roman. fragm., p. 199, éd. 1842.. Krause, Hist. roman. fragm., p. 170 sqq.

[20] Pour Cœlius, voyez le fragment cité par Priscien, VI, p. 678 (221 Krehl) ; et pour Licinius, Cicéron, de Leq. I, 2. M. Krause pense, mais il ne prouve pas, que les testes appartiennent à des discours composés par ces deux historiens en leur propre nom (l. c., p. 194, 235, 265). Cf. F. Lachmann, de Font. hist. Livii, Comment. II, p. 21.

[21] Voy. P. Mérimée, Conjuration de Catilina, p. 208, 325.

[22] In Catilina, III, 5 : Qui sim, ex eo quem ad te misi, cognosces. Cura ut vir sis et cogita quem in locum sis progressus ; et vide quid jam tibi sit necesse. Cura ut omnium tibi auxilia adjungas, etiam infimorum. Salluste, Catilina, c. 44 : Qui suis-je ? celui que je t'envoie te le dira. Réfléchis bien à ta misère et souviens-toi que tu es un homme ; examine ce que réclame ton intérêt ; demande leur aide à tous, même aux gens de la plus basse condition. C’est là ce que Batteux appelle copier la lettre de Catilina à Manlius (Éléments de litt., II, partie, chap. 5).

[23] M. Mérimée, l. c. p. 240 et suiv., admet sans invraisemblance l’authenticité du discours de César dans la délibération sur les complices de Catilina ; mais il ne trouve pas les mêmes garanties pour la réponse de Caton, ni pour le discours de Catilina à ses soldats avant la bataille de Fésules.

[24] Voy. F. Lachmann, de Fontibus T. L. Comment. I, § 55 ; Comment. II, § 33 et passim.

[25] J. V. Le Clerc, des Journaux chez les Rom., etc., p. 109 et suiv.

[26] XXXIX, 43 : Valérius Antias, qui n'avait point lu le discours de Caton, et qui a simplement ajouté foi à un récit peu authentique, présente le fait d'une autre manière; mais on y retrouve le même raffinement de débauche et de cruauté, etc... » Et plus bas, c. 52 : Quant à Valérius Antias, son opinion est réfutée par le titre même d'une harangue que prononça l'Africain, contre le tribun du peuple M. Naevius. Cf. XXXVIII, 50 ; et XXXIII, 30, où il oppose à Valérius l’autorité d’un traité de paix dont le texte apparemment subsistait encore.

[27] XXXIV, 2 sqq. Cf. Meyer, Orat. Rom. fr. p. 16 (119, éd. Paris) ; F. Lachmann, de Fontibus historiarum T. Livii Comment. I, p. 119 ; II, p. 18.

[28] XXXIV, 5 : J'en appelle contre vous, Caton, à vos Origines. L’année 559 de Rome, où ce discours fut prononcé, était la 44e de Caton, suivant le calcul de Tite-Live (la 39e, suivant celui de Cicéron). Or, Caton n’écrivit ses histoires que dans un âge avancé : Senex scribere historias instituit, dit Cornélius Népos (Porc. Cat. c. 3).

[29] IV, 18. Cf. Tite-Live, XXXVIII, 51. Meyer, Orat. rom. fragm. p. 5, 6 (109, éd. Paris).

[31] Anon. præf. lib. VIII, de Bello Gallico : Qui (libri) suint editi, ne scientia tantaram rerum scriptoribus deesset, adeoque probantur omnium judicio, etc.

[32] L’existence de ce Journal, distinct des Commentaires, paraît attestée par une citation de Servius, ad Æn. XI, 743, malgré les doutes de quelques critiques à cet égard. Voy. Bæhr, Gesch. der rom. Lit. § 181, n. 4.

[33] Justin, Hist. Philipp. XXXVII, 3 (il parle du discours de Mithridate aux habitants de l’Asie). Cette harangue m'a paru digne de trouver place dans mon abrégé ; Trogue Pompée l'écrivit en style indirect ; il blâmait Tite-Live et Salluste d'avoir, pour faire briller leur talent, inséré dans leurs oeuvres des discours directs, et violé par là les règles de l'histoire.

[34] Voy. Prœf. Hist. natur. $ 12.

[35] Épist. I, 16. Toutes ces beautés ont un charme merveilleux, quand elles coulent dans un débit impétueux comme un torrent, et le conservent, quand on les relit à loisir. Vous aurez la même impression que moi, quand vous aurez entre les mains ses discours; vous ne craindrez pas de les comparer aux plus beaux des anciens, avec lesquels il rivalise. Il est aussi historien et là il vous plaira encore mieux par la brièveté, la clarté, le charme, souvent même par l'éclat et l'élévation de ses récits. En effet il garde dans les harangues de ses personnages les mêmes qualités que dans ses plaidoyers, mais avec quelque chose de plus sobre, de plus concis, de plus ramassé.

[36] Domitien fit périr un certain Mélius Pomposianus, qu'il colportait ... les harangues des rois et des généraux extraites de Tite-Live. Cf. Dion Cassius, 57, 12.

[37] Au reste, ces discours n’étaient pas les seuls que contint le grand ouvrage de Salluste : plusieurs fragments le démontrent avec évidence, I, n. 80 ; III, n. 88, 89, éd. Dübner, dans le Salluste latin de Panckoucke. Notre Conciones poeticœ n’est guère moins ancien, s’il est vrai que saint Augustin apprit chez le rhéteur, dans un recueil particulier, les discours de l’Énéide (Confess. I, 17. Cf. Serv. ad Æn. X, 7). On pourrait aussi retrouver l’origine du Conciones grœcœ dans les écoles anciennes : on en a certainement un exemple dans un titre de la grande compilation de Constantin Porphyrogénète ( voy. A. Mai, Scripiorum veterum nova collectio, t. II, p. 86, 141, 159, 173 sq., 188) : Περί Δημηγοριών. Peut-être aussi lorsque Suidas cite parmi les ouvrages de l’historien Philistus des Δημηγορίαι, il prend un recueil du même genre pour un ouvrage distinct et original.

[38] Voy. Le Clerc, des Journaux chez les Romains, etc., p. 112-116 et passim.

[39] Annal. IV, 34, 39, etc. VI, 6 ; XV, 67, citations presque textuelles. Cf. Krause, de Font. Suet. p. 5.

[40] Barthélemy, dans les Mémoires de l’Académ. des inscr., t. XXVIII, p. 579.

[41] Elles ont été récemment publiées et commentées avec beaucoup de soin par M. C. Zell, dans un programme de l’Université de Fribourg en Brisgau, 1833, in-4°.

[42] Le P. Ménestrier, Hist. consulaire de Lyon.

[43] Mémoires de l’Académie des inscr. et belles-lettres, t. VII, nouv. série. on peut comparer le mémoire de Mongez, au t. V de la même série, et celui de l’abbé Vertot, au t. III de l’ancienne.

[44] Tacite, Hist. I, 90 : il passait aussi pour emprunter les talents de Galérius Trachalus dans les affaires civiles. On crut même reconnaître sa manière pompeuse, retentissante, faite pour emplir l'oreille, qu'un fréquent exercice du barreau avait rendue célèbre. Les acclamations du peuple, inspirées par la flatterie, en eurent l'exagération et la fausseté. Cf. Meyer, Orat. Rom. fragm. p. 592, éd. 1842.