EXAMEN DES HISTORIENS D’AUGUSTE

 

CHAPITRE VII — HISTORIENS DU SIÈCLE DE TRAJAN ET DES ANTONINS.

 

 

SECTION PREMIÈRE — PLUTARQUE.

Les recherches qui précèdent nous ont préparés à mieux juger les historiens du siècle de Trajan et des Antonins. Nous savons ce que la science et le talent trouvent de secours dans les documents historiques, à cette heureuse époque où il est enfin permis de penser ce que l’on veut et de dire ce que l’on pense[1], où la protection de quelques bons empereurs s’étend généreusement sur tous les arts de l’esprit, donne aux lettres latines une dignité qu’elles avaient perdue, et seconde dans les lettres grecques une véritable régénération. Il est temps d’arriver aux écrivains qui font l’objet même de ces études.

La philosophie, les sciences naturelles, la grammaire, la rhétorique et l’histoire prennent chez les Grecs un singulier essor sous le règne des Antonins. Mais, dans cette restauration de l’ancienne gloire d’Athènes et d’Alexandrie, ce qui prédomine surtout, c’est l’esprit sophistique ; l’histoire en fut infectée plus que tout autre genre. Qu’on ouvre l’admirable petit livre de Lucien, De la manière d’écrire l’histoire. A voir tout le délire des sots imitateurs de Thucydide, en dirait qu’étrangers aux affaires du monde, sous l’oppression violente que Tacite a si bien dépeinte, et réduits aux plaisirs de la fiction ou d’une vaine scolastique, les esprits n’aient pu jouir du bienfait nouveau de la liberté. Cette nuée d’historiens, suscitée par la guerre des Parthes, offre tous les genres de ridicule, et l’Histoire véritable du même Lucien est une satire à peine exagérée de leurs défauts. Quelle qu’ait été l’action du spirituel critique sur la littérature de son siècle, il semble que le mauvais goût fait bien général, bien invétéré, et qu’il fallut pour s’y soustraire une grande force de bon sens, car on tonnait peu d’écrivains qui aient eu cet honneur.

Plutarque est du petit nombre de ces écrivains. A part cette manie du parallèle ; dont Lucien ne parle pas (peut-être elle le choquait peu au milieu d’énormes folies), la littérature grecque ne compte pas un historien plus naturel et plus vrai que Plutarque, parce qu’elle n’en a pas de plus honnête. Toute histoire se propose d’instruire ; mais chez Plutarque, l’histoire est un vrai cours de morale[2]. Il a commencé à écrire pour ses amis, puis il s’est complu dans son œuvre ; non pas, comme Tite-Live, à cause des grands spectacles qu’elle renouvelle devant lui, non parce qu’elle nourrit son patriotisme, mais parce qu’elle l’instruit par un choix varié d’exemples et de leçons[3]. Cela explique comment, parti des temps historiques ; il était arrivé à écrire la vie de Romulus et de Numa, puis celle de Thésée, enfin celle d’Hercule : sur cette limite de l’histoire et de la fable, la biographie n’était plus pour lui qu’un exercice de morale, une sorte d’étude allégorique de la vie humaine[4]. A ce point de vue, on le conçoit bien, le jeu dramatique des passions[5] le préoccupe plus que les révolutions politiques ; mais s’il n’a pas une faute intelligence de l’histoire, cette philosophie du coeur humain, qui forme le caractère le plus brillant de son génie, recommanderait toujours ses biographies, quand la plupart des écrits originaux où il a puisé ne seraient pas aujourd’hui perdus[6].

Auguste est surtout un de ces personnages qu’on aimerait voir dépeint avec la sagacité d’observation et la vérité de couleur qui font le charme impérissable des Vies parallèles ; malheureusement la vie d’Auguste, mentionnée dans le catalogue de Lamprias, n’a pas survécu, non plus que celle de Tibère, qui s’y rattachait de si près[7]. Quelques traits conservés dans la collection des Apophtegmes sont les seuls fragments que nous ayons de ces deux morceaux[8]. L’auteur, du reste, n’y fait aucune allusion dans ses biographies de César, de Brutus, de Cicéron et d’Antoine ; d’où l’on peut induire qu’il ne rédigea que plus tard la vie d’Auguste.

Maintenant quel personnage avait-il mis en parallèle avec ce prince ? Je crois le conjecturer avec vraisemblance. Photius nous apprend[9] qu’un certain Amyntianus, rhéteur du temps de Marc-Aurèle, avait écrit en deux livres les histoires comparées de Philippe et d’Auguste. Si ce n’était pas un abrégé de Plutarque, on avouera du moins que le rapprochement de deux princes puissants, surtout par la politique, était tout à fait dans l’esprit du biographe moraliste. Aussi ces deux biographies ont été de bonne heure refaites et rapprochées, tant bien que mal, par les anciens traducteurs de Plutarque[10].

Il serait heureux chue l’antiquité nous eût transmis une biographie impartiale de Philippe, prince trop mal connu aujourd’hui par les hyperboles injurieuses de Démosthène, et par les maigres récits de Justin. Cette impartialité est précisément le mérite de la Vie d’Antoine. L’historien grec, qu’un instinct de vérité dirige quelquefois très bien dans le Choix de ses auteurs, a prudemment contrôlé dans cet ouvrage les invectives des ennemis d’Antoine par la réponse contenue dans les Antiphilippiques, par les relations de Dellius et Messala, qui trahirent, il est vrai, leur général, mais lui rendirent justice dans l’histoire. En même temps qu’il relève une exagération des Philippiques[11], il sait aussi convenir des fautes et des égarements du triumvir. Si d’ailleurs il ne comprend pas bien la situation du monde pendant cette période, ni l’ambition des chefs de parti qui le déchiraient[12] ; si quelquefois son récit peut être complété ou redressé par d’autres témoignages[13], on le sait avec confiance dans tout ce qu’il nous raconte sur les guerres d’Antoine, et particulièrement sur la perte de l’armée commandée par son lieutenant Statianus[14] ; sur la bataille d’Actium, sur la cour d’Alexandrie, sur les derniers jours de Cléopâtre et de son amant. Ici seulement son exactitude avait une fois paru en défaut, dans le passage où il dit que Cléopâtre entreprit de faire transporter sa flotte à force de bras ; par l’isthme de Suez, dans la mer Rouge : en effet, le canal des deux mers était alors en pleine circulation. Mais M. Letronne a démontré que l’entreprise de Cléopâtre coïncide avec l’étiage du canal, et par là le témoignage en question a repris toute sa valeur historique[15].

L’entrevue d’Octave et de la reine, après la mort d’Antoine, a bien moins de vraisemblance dans le récit de Dion Cassius que dans celui de Plutarque[16] ; on reconnaît chez celui-ci la relation d’Olympus, médecin de Cléopâtre, qu’il cite parmi ses autorités.

Au reste, Plutarque ne puise pas seulement dans les livres, il a des traditions de famille[17], auxquelles nous devons aussi d’intéressants détails sur les folles prodigalités d’Antoine à Alexandrie, et sur ses cruautés envers les Grecs avant la bataille d’Actium. On se demande pourtant quelles traditions ou quels livres avaient pu lui apprendre des paroles prononcées sans témoin (c. 86), à peu près comme les célèbres imprécations d’Annibal chez Prusias. La justice même, il faut l’avouer, la justice attentive qu’il montre envers Antoine ne se retrouve pas à un si haut degré dans la vie de Brutus, parce que l’historien, trop entraîné par l’amour du pittoresque et des anecdotes, a souvent transcrit les mémoires du jeune Bibulus, beau-fils de Caton (c. 13, 23). C’est aussi parce qu’il ne veut pas suivre d’assez près les témoins oculaires des événements, qu’il tombe dans quelques fautes d’histoire et de géographie (c. 4, 25, 27, 46)[18]. Il faut reconnaître pourtant que les anciens contiennent peu de discussions critiques comme celle qui concerne les différents récits de la mort de Brutus et le suicide de son épouse Porcia.

On a reproché à Plutarque de confondre souvent les personnes : cela n’est guère vrai que pour les personnages secondaires, qu’il désigne ordinairement par un seul de leurs noms[19] ; négligence assez commune chez les Grecs, et plus excusable chez un auteur qui s’adonna trop tard à l’étude du latin, et ne le parla jamais[20]. Mais on reconnaît aujourd’hui qu’il avait assez bien étudié les généalogies les plus importantes. Sur ce point son autorité vient d’être habilement défendue par M. Weichert, au sujet de deux Octavies, sœurs d’Auguste, et d’un fils aîné d’Antoine et de Fulvie, Antyllus, mis à mort en Égypte par ordre du vainqueur[21].

Il résulte de ces recherches :

1° Que la mère du jeune et infortuné Marcellus, la veuve d’Antoine, est bien réellement la sœur germaine d’Octave, fille d’Octavius et d’Ancharia, et non pas sa sœur utérine, fille d’Octavius et d’Attia. L’erreur, qui paraît remonter très haut dans l’antiquité, est venue de ce que les deux Octavies avaient épousé deux C. Claudius Marcellus, qu’on a confondus en un seul[22] ;

2° Que le jeune Antyllus, ou Antonius, comme il est appelé ailleurs, est bien le fils aîné d’Antoine et de Fulvie, à qui Octave avait fiancé sa fille Julie. Il est confondu avec son frère Julus (et non Julius) Antonius, par Peschwitz[23].

Ces deux témoignages, justifiés enfin avec une parfaite évidence, s’accordent très bien avec le dernier chapitre de la vie d’Antoine, qui contient plusieurs faits utiles à l’histoire de la famille d’Octave.

Les nombreuses anecdotes éparses dans les Œuvres diverses doivent être plus suspectes, parce que les anecdotes sont de leur nature plus faciles à altérer. Séparées de tonte narration suivie, un simple changement de prénom ou de date suffit pour leur enlever une partie de leur utilité. Ainsi M. Weichert fait d’ingénieux efforts pour concilier, avec les témoignages de saint Jérôme et de Tacite, un mot attribué par Plutarque à Cassius Sévérus[24]. Mais si l’on compare avec les conjectures de M. Weichert celles que nous avons exposées à la fin de notre second chapitre, on soupçonnera peut-être quelque erreur dans l’anecdote de Plutarque. Toutefois, le recueil des Apophtegmes a une certaine valeur historique : en effet, ce sont de véritables cahiers où l’auteur déposait les souvenirs de ses lectures, ce qu’il appelle quelque part les petits faits, négligés par Thucydide ou Philistus, mais qui montrent souvent mieux que les actions solennelles le caractère des hommes[25]. Il y a là pour nous une double et curieuse révélation. On voit que Plutarque, fort sobre de critiques littéraires dans ses nombreux écrits, n’était pas entièrement satisfait de la méthode historique suivie par ses devanciers. Sans doute aussi il aimait peules harangues, dont quelques-uns ont voulu faire le principal moyen de peindre les mœurs et les passions des personnages célèbres ; car il y recourt à peine deux ou trois fois dans ce qui nous reste de ses biographies ; et il ne les emploie qu’avec une réserve intelligente, analysant, selon toute apparence, comme dans la vie de Paul-Émile et dans celle de Tiberius Gracchus, des documents authentiques qu’il pouvait avoir sous les yeux[26].

On a donc trop médit de Plutarque en général, de sa critique et de son érudition[27]. Tite-Live et Tacite sont de meilleurs guides en chronologie[28], mais ils comparent et discutent moins que lui les autorités diverses ; ils n’ont pas, comme lui, la manie des comparaisons, des tableaux de la vie intime et des indiscrétions anecdotiques ; ils ont les préjugés et quelquefois l’aveuglement d’un patriotisme étroit. Plutarque, né Grec, citoyen d’une petite ville qu’il habita le plus qu’il put, de peur, nous a-t-il dit lui-même avec une naïveté charmante, qu’elle ne devînt plus petite encore[29] ; Plutarque, sachant mal le latin, avait pourtant si bien profité de ses lectures variées, de son séjour en Italie, que ses ouvrages sont encore pour nous un des plus riches répertoires d’histoire romaine, et qu’ils offrent souvent les plus fidèles peintures de l’antique Rome, de ses grandeurs, de ses vices et de ses vertus.

Une tradition qui avait cours dans le moyen âge[30] fait de Plutarque le précepteur de Trajan, et lui attribue un livre sur l’éducation de ce prince (περί άγωγής Τραιανοΰ), analogue à la Cyropédie de Xénophon. La critique moderne a rejeté cette tradition comme une fable ; on peut y voir du moins un de ces justes hommages que la fable même rend quelquefois aux grands hommes ; en dépit de l’histoire : Plutarque était digne d’élever celui que Tacite devait bénir.

 

SECTION II — L. ANNÆUS FLORUS.

L’Epitome reruna romanarum d’Annæus Florus ouvre pour nous la série des abrégés dont le principal mérite est d’avoir échappé aux ravages du temps, et d’avoir préservé de l’oubli quelques faits intéressants. En écartant l’hypothèse trop commode de l’interpolation, à l’aide de laquelle M. Titze[31] efface du texte de Florus plusieurs passages, et rapproche ainsi l’auteur du siècle d’Auguste, il faut avouer que ce livre offre un mélange singulier de divers styles, d’aperçus ingénieux, profonds même, et de fades déclamations, de comparaisons vraies et d’antithèses sophistiques ; il faut se résigner à placer Florus sous le règne d’Adrien, à ignorer les détails de sa vie, à reconnaître dans son esquisse historique une certaine unité de plan, avec quelques beautés et de grands défauts.

La préface de Florus, évidemment imitée d’un morceau de Sénèque le père, dont nous avons longuement parlé, et son chapitre sur les révolutions politiques de Rome (III, 12), peuvent faire attendre un peintre judicieux de l’époque d’Auguste. Aussi est-on fort étonné de trouver ensuite, dans son quatrième livre, tant de lacunes et d’erreurs sur les guerres du triumvirat. On ne doit peut-être attribuer qu’à des copistes ignorants l’insertion de la guerre de Pérouse avant celle de Philippes ; mais ce ne sont pas des copistes qui ont pu faire de Fulvie la femme de Lucius Antoine, en confondant ce dernier avec son frère le triumvir ; ce ne sont pas des copistes qui ont pu placer en Thessalie Pharsale et Philippes, par une licence que la poésie excuserait à peine[32] ; brouiller toute l’histoire de la mort de Brutus et de Cassius ; supprimer, dans le récit des guerres de Sextus Pompée, les faits les plus essentiels ; oublier complètement Mécène ; altérer, en les résumant, les détails les mieux connus de la mort de Cléopâtre ; confondre plusieurs guerres des Alpes ; en négliger une avec les Dalmates, que termina Tibère[33]. C’est bien l’auteur lui-même qui copie sans y changer un seul mot, sur la défaite de Varus, quelques lignes d’un contemporain, qui n’étaient plus vraies au siècle de Trajan[34] ; c’est lui qui déplace de plusieurs années la date du désastre de Varus, transposition adoptée plus tard imprudemment par Paul Orose ; lui qui brouille en général toute la chronologie des événements militaires depuis la bataille d’Actium, et qui veut que le temple de Janus n’ait été fermé qu’une seule fois sous Auguste[35] ; enfin, c’est lui qui fait décerner à ce prince la dictature perpétuelle, qu’il refusa toujours avec une sage obstination. Malgré tant de négligence, Florus ayant eu sous les yeux des ouvrages aujourd’hui perdus, nous fournit sur quelques points des documents utiles, et dont certaines coïncidences nous garantissent l’exactitude. Dans le récit de la bataille de Philippes, il est d’accord avec les auteurs[36], qui prétendaient qu’Antoine n’avait pas pris part à l’action. Dans celui de la bataille d’Actium, il indique seul une manœuvre de César autour de Leucade, qu’il a raison d’appeler une île, car Leucade, péninsule en 197 avant notre ère, quand les Romains l’assiégeaient, avait été séparée du continent par les Corinthiens, entre cette époque et celle de Strabon. Ovide aussi l’appelle une île ; elle était redevenue péninsule au temps de Pline l’Ancien, qui, du reste, ne s’accorde pas bien avec lui-même dans les deux passages où il en parle[37]. Quelques détails sur les guerres de Mysie, sur celles des Daces et des Sarmates, dirigées par Lentulus ; sur celles des Cantabres, dirigées par Auguste et ses lieutenants ; sur les campagnes de Drusus en Germanie et du jeune C. César en Orient, comblent à propos des lacunes de l’histoire d’Auguste dans Dion ou Velleius. Mais tout cela chez Florus se succède sans critique et sans ordre, sans indication de dates et souvent de noms propres, sans descriptions suffisantes des choses ni des lieux.

Quant à l’histoire intérieure, Florus en dit à peine quelques mots à la fin de ce douzième chapitre, qu’il n’a pas même conduit jusqu’à la mort d’Auguste, soit insouciance, soit faute de -temps pour achever son livre.

Quelques lignes cependant montrent l’écrivain préoccupé des intérêts généraux de l’empire. Ainsi, à l’occasion de la défaite de Varus : Difficilius est provinciam obtinere quam facere. L’auteur se souvient peut-être ici d’une célèbre parole d’Auguste : on sait que ce prince s’étonnait qu’Alexandre ne trouvât pas plus difficile la tâche d’organiser le monde que celle de le conquérir[38]. Le tableau de la république après la mort de César est tracé, au point de vue de la politique romaine, avec une remarquable vigueur de style et de pensée, qui nous frappe d’autant plus par le contraste des ornements puérils prodigués ailleurs sans raison et sans goût.

En résumé, on se demande à quelle classe de lecteurs pouvait s’adresser un tel livre. A des élèves ? Mais la langue de Florus est savante et difficile, pleine d’effets recherchés, d’intentions qui visent à la profondeur, et souvent ne produisent que l’obscurité. A des hommes ? Mais comment, sous le règne de Trajan et d’Antonin, des esprits sérieux pouvaient-ils pardonner à un historien les anachronismes, les confusions de personnes dont Florus est convaincu ? Reste donc la foule des oisifs élégants et des beaux parleurs, qui ne cherchaient dans l’histoire qu’une distraction. C’est pour eux sans doute que Florus écrivait son infidèle et pompeux abrégé. De nos jours, on l’aurait illustré par le dessin[39]. A Rome, où cet usage n’était pas connu[40], Florus eut sans doute auprès de certains lecteurs un succès de mode, qui s’est perpétué jusqu’à nous, grâce à la précision des récits, et aux agréments d’un style chargé plutôt que nourri de bonne latinité[41]. il est triste de songer que de pareils ouvrages, comme celui de Justin, comme celui d’Eutrope, ont fait tort, dans le moyen âge, aux grandes compositions historiques de l’antiquité. Combien on les regretterait peu, si on lisait encore les huit décades perdues de Tite-Live, et les quarante-sept livres de Trogue Pompée !

Quelques modernes attribuent aussi à Florus les sommaires qui nous restent des décades de Tite-Live, et qui ne sont pas inutiles aujourd’hui pour la connaissance de l’histoire romaine[42]. Nous ne ferons qu’une observation sur cette conjecture, difficile à justifier par aucune preuve solide : si Florus avait lu Tite-Live avant de mettre la main au petit livre que nous venons de juger, on avouera qu’il l’avait bien oublié quand il écrivit cet ouvrage ; et s’il lut plus tard Tite-Live pour composer les sommaires en question, il dut souvent rougir d’être si peu d’accord avec le plus grave des annalistes de la république.

 

SECTION III — APPIEN.

Florus écrivait à l’époque où l’empire, affaibli par un siècle et demi de discordes et d’oppression, commençait à renaître sous la bienfaisante et active administration de Trajan. C’est précisément quelques années plus tard, quand la politique de ce prince avait déjà produit sous ses successeurs les plus heureux fruits pour la prospérité du monde[43], qu’un Grec d’Alexandrie entreprenait d’écrire l’histoire universelle sous une forme dont la conquête romaine avait seule pu donner l’idée.

Après avoir exercé les premières charges dans sa patrie, et à Rome les fonctions d’avocat près du tribunal des Césars, Appien avait obtenu une procuration, on ne sait pas bien dans quel pays, lorsqu’il mit la main à son grand ouvrage. C’est ce qu’il nous apprend à la fin de sa préface, où il nous renvoie, pour plus de détails, à des mémoires sur sa vie, rédigés par lui-même, comme ceux de Nicolas de Damas et tant d’autres, et qui sont aujourd’hui perdus. Photius et Suidas n’ajoutent rien à ces renseignements, que les éditeurs et traducteurs ont commentés longtemps, le mieux qu’ils ont pu, à l’aide de quelques allusions éparses dans les fragments d’Appien[44]. On n’osait même affirmer[45], d’après des témoignages si peu explicites, que l’auteur eût survécu à Hadrien. La publication récente des oeuvres de Fronton, par M. Mai, a permis enfin de lever tous ces doutes, et nous a révélé quelques détails entièrement inconnus. Ces nouveaux textes nous apprennent[46] : 1° qu’Appien était l’ami d’enfance et le compagnon d’études de Fronton[47] ; 2° que Fronton demanda deux ans pour son ami, resté sans famille, une charge honoraire de procurateur ; 3° que par conséquent Appien possédait alors dans un âge avancé, sous le règne d’Antonin le Pieux, une fortune au moins suffisante pour ses besoins.

Rapprochés des derniers mots de la préface déjà citée, ces témoignages réfutent la conjecture admise par Schweighæuser, que notre historien ait exercé la préfecture d’Égypte. Est-il possible, en effet, qu’une des plus importantes charges de l’empire ait été accordée comme retraite à un vieil avocat, causidicus ; car c’est le mot de Fronton parlant des ambitieux que l’exemple d’Appien pourrait encourager à la même demande auprès de l’empereur. La charge obtenue par Appien était donc une procuration et non une préfecture. Maintenant dans quelle province fût envoyé le protégé de Fronton ? On l’ignore. Quoi qu’il en soit, voilà un rhéteur, un magistrat d’Alexandrie, un avocat de Rome, un procurateur de César, un vieillard riche et sans héritier, qui entreprend, sous le règne d’un prince humain et libéral, d’écrire l’histoire intérieure et extérieure de Rome. Expérience des hommes et des choses, indépendance, hautes protections, rien ne lui manque pour tout savoir, sinon pour tout dire. Cherchons quel profit il a su tirer de tant de précieux avantages.

Le plan d’Appien est bien connu. Jusqu’à lui l’histoire romaine avait toujours pris Rome pour point de départ et pour but. Les nations étrangères étaient sacrifiées à cette unité factice de la puissance victorieuse : on ne s’occupait de Carthage, de la Grèce, que lorsqu’une guerre ou un traité renouait leurs rapports avec la grande cité. Frappé de cette sorte d’injustice, Appien croit y remédier en racontant : 1° l’histoire de Rome sous les rois ; 2° l’histoire de l’Italie et des provinces à mesure que chacune d’elles apparaît sur la scène pour défendre sa liberté ; 3° l’histoire des guerres civiles, pendant lesquelles le progrès de la conquête fut un instant suspendu ; 4° celle des cent premières années qui s’écoulent depuis la fondation définitive de la monarchie ; 5° les guerres de Parthie et d’Arabie, qui sont à peu près le dernier effort de l’ambition romaine ; le tout en vingt-quatre livres, suivant Photius ; en vingt-deux livres, suivant un anonyme dont la notice se trouve en tête de plusieurs manuscrits : mais le chiffre importe peu, car les témoignages sont assez d’accord sur le contenu de l’ouvrage[48]. Au premier abord, ce plan à quelque grandeur et une certaine nouveauté qui séduit. C’est la géographie dans l’histoire, l’histoire dans la géographie ; une vue d’ensemble qui devait être fort bien couronnée par la statistique de l’empire, que l’auteur promet à la fin de sa préface. Mais quand on vient à l’étudier de près, on trouve bien des redites, bien des confusions, et, en somme, plus d’obscurités encore que de lumières nouvelles dans cette disposition des faits. Appien s’embarrasse lui-même, et dans l’exposé de sa méthode, et dans l’application. Il ne peut, il ne veut pas écrire un livre sur chaque province ; mais quand les limites sont incertaines, quand les noms se confondent, comme pour la Dalmatie, la Pannonie et l’Illyrie, sous quel nom réunir ces histoires diverses[49] ? D’un autre côté, comment déterminer l’époque où chaque partie du monde entre en relation avec Rome ? Choisira-t-on celle d’un premier engagement, ou celle d’un engagement définitif ? Est-ce Popilius Lénas ou César qui a déclaré la guerre à l’Égypte ? ou Gabinius même, quand il lui imposait malgré Rome, au nom de Rome, un roi dont elle ne voulait plus ? Ces trois dates seraient toutes aussi légitimes que celle de la prise d’Alexandrie après la bataille d’Actium. Même difficulté pour l’histoire des Parthes. Commencera-t-elle au désastre de Crassus, ou aux guerres de Ventidius et d’Antoine ? Quelques allusions d’Appien à ces deux livres, aujourd’hui perdus[50], ne nous apprennent pas d’une manière certaine comment il avait pu trancher le nœud. La division qu’il indique pour les guerres civiles n’est guère plus commode : il rapporte chaque période principale au nom du personnage le plus important qui y a figuré ; et alors il est réduit à compter comme des incidents secondaires le tribunat des Gracques et la conjuration de Catilina. Cette méthode s’applique mieux, il est vrai, 1° à la rivalité de Marius et de Sylla ; 2° au premier triumvirat ; 3° aux guerres du second triumvirat contre les meurtriers du dictateur ; 4° à la guerre contre Sextus Pompée ; 5° aux guerres d’Actium et d’Alexandrie. C’est du moins ainsi que l’auteur paraît l’entendre ; mais ses anciens éditeurs et ses copistes l’ont quelquefois compris autrement ; ils ont reconnu tour à tour cinq,. ou quatre, ou neuf livres de guerres civiles, si toutefois ce dernier chiffre ne vient pas de la réunion des deux premiers, qu’on aura cru désigner deux portions différentes du même ouvrage.

Ainsi, malgré de séduisantes apparences, cette conception de l’histoire universelle a peut-être plus d’inconvénients encore que la simple méthode des annales ; sous prétexte de concentrer l’intérêt et l’attention, elle les divise au contraire, en voulant les plier à tous les accidents de la géographie, à tous les morcellements naturels et politiques du sol. C’est qu’elle veut concilier deux choses qui, après tout, doivent avoir une place distincte dans l’histoire, Rome et les nations conquises. Les anciens annalistes n’avaient donné qu’une histoire de Rome ; Appien ne donne que des chroniques de provinces pendant la durée de la conquête. Des deux côtés il y a une vue incomplète et fausse, à juger d’après les idées modernes ; plus incomplète et plus fausse du côté d’Appien, car il n’est pas même l’historien de chaque nation dont il raconte les luttes contre Rome ; il ne cherche pas dans leurs antiquités, ou dans leurs révolutions récentes, le secret de leur force ou de leur faiblesse au moment de la résistance ; et quant à la nationalité romaine, elle disparaît au milieu de ces flottantes divisions du récit.

Appien reconnaît quelque part, dans les événements de la guerre civile, la volonté d’un dieu qui travaille à la grandeur de Rome[51] ; mais il aurait fallu une autre philosophie pour trouver le secret de l’immense désordre où son œil s’égare ; et, à vrai dire, le temps n’avait pas encore mûri les âmes pour cette haute intelligence des destinées de l’humanité : le christianisme était trop jeune. Un écrivain du quatrième siècle, qu’on pourrait presque appeler le premier des historiens modernes, l’Espagnol Paul Orose, malgré de grossières erreurs, a seul, dans toute l’antiquité, saisi et montré le fil secret des révolutions de ce aronde ; seul, par conséquent, il a pu fondre ensemble les annales de l’Orient et de l’Occident, leur donner un sens, une fin commune, dans la grande vérité de sa religion.

A défaut d’unité philosophique, le livre d’Appien pourrait du moins offrir une coordination de faits, un ensemble de dates et de synchronismes bien disposés pour aider l’esprit et la mémoire. Au contraire, l’auteur (qui avait pourtant sous les yeux le recueil d’un certain Paulus Clodius, consulté aussi par Plutarque[52]), nous prévient lui-même, dans sa préface, qu’il se bornera à noter les dates les plus importantes ; et sa réserve sur ce point est plus que de l’avarice.

Mais, à part ces critiques méritées, si nous le suivons dans les détails de son ouvrage, nous trouverons souvent à louer l’écrivain savant et sincère.

Ici nous devons nous borner aux livres qui intéressent l’histoire d’Auguste. Ce sont : 1° les derniers livres aujourd’hui conservés de ses Guerres civiles, depuis la mort de César jusqu’à celle de Sextus Pompée ; 2° les Illyrica, dont nous avons déjà plusieurs fois parlé. Quant aux Parthica, qui longtemps ont valu à Appien une réputation de plagiaire, depuis la discussion de Schweighæuser, il n’est plus permis d’y voir autre chose qu’un centon composé avec des fragments de Plutarque[53]. Ce n’est pas la seule fois que l’ignorance ait suppléé par un mensonge à une perte trop bien constatée[54]. La véritable Histoire Parthique d’Appien faisait probablement suite (nous l’avons indiqué plus haut) au récit abrégé de l’histoire des empereurs, entre la bataille d’Actium et le règne de Trajan[55]. L’examen des autres parties nous fera vivement regretter la perte de ces deux livres, qui complétaient le tableau du principat. Observons toutefois que le témoignage de Photius semble présenter l’Histoire des cent années comme un travail inégal, rédigé à la hâte[56] ; et qu’en effet ce dernier morceau, qui appartient certainement à la vieillesse d’Appien, pouvait fort bien être resté à l’état d’ébauche. L’auteur y renvoie, il est vrai[57], au sujet des conquêtes accomplies sous le gouvernement impérial ; mais là, comme ailleurs, on ne voit pas nettement s’il parle d’un livre déjà rédigé au moment où il écrit. A la fin des Ibériques, il rappelle, en deux lignes, la guerre des Cantabres, sans avertir qu’il l’ait développée dans une autre partie de son ouvrage. Peut -être alors ne songeait-il pas encore à le faire. Il n’est pas même sûr qu’il en eût le projet quand il écrivait sa grande préface, où il promet, dans le dernier chapitre, de terminer le récit de tant de guerres par une statistique générale des forces et des besoins de l’empire. J’avoue qu’à relire ce chapitre, on est tenté d’y soupçonner une lacune ; mais, faute de preuve, venons, sans plus long retard, à l’objet de notre examen.

Le principal caractère qui recommande Appien à notre estime, c’est une parfaite candeur. Il a traversé la plus heureuse période de l’empire[58], comme Virginius Rufus avait traversé la plus sombre et la plus orageuse ; et, comme Tacite, il écrit sans crainte et sans faveur, avec un sentiment équitable des bienfaits de l’administration impériale ; qu’il se représente comme le but auquel tendait la Providence pour le salut de Rome (B. civ. II, 7). Avec cela, pas la moindre illusion sur le gouvernement des Césars, qui n’est à ses yeux qu’une véritable royauté[59] ; pas la moindre flatterie envers les puissances du jour, ni dans le présent, ni dans le passé ; peu de prétentions philosophiques[60] ; quelques naïvetés de païen qui nous font sourire[61] ; une critique plutôt heureuse à choisir ses auteurs qu’habile à discuter leurs témoignages, mais qui sait bien s’arrêter au doute quand la vérité positive lui échappe[62]. Ceci nous amène à une question qui demande quelques détails.

Dans le cours de ce long travail dont une moitié environ nous est parvenue, Appien cite rarement les écrivains où il a puisé. César, Tite-Live, Paulus Clodius, Cicéron (Philippiques), Varron, Octave (Mémoires), Asinius Pollion, sont à peu près les seuls qu’il soit permis de nommer avec certitude parmi ses autorités. Nul doute cependant qu’il n’en eût consulté beaucoup d’autres ; on le voit par quelques-unes des discussions indiquées tout à l’heure. Sa curiosité même va jusqu’à rechercher bien des documents lapidaires et des textes officiels, dont les annalistes grecs et romains sont en général peu soucieux. Par exemple, dans les Guerres Civiles

I, 97. Le sénatus-consulte sur Cornélius Sylla.

II, 86. Le tombeau de Pompée restauré par Hadrien.

II, 102. Le temple de Vénus Genitrix.

III, 41. L’inscription tumulaire du fils d’un proscrit. Appien ne paraît pas l’avoir vue lui-même ; mais une lettre de Pline le Jeune (VIII, 6. Cf. VII, 29), un passage du scoliaste d’Horace (Ad Ep. I, 3, 9), enfin le fragment d’oraison funèbre du siècle d’Auguste, dont nous avons parlé plus haut, montrent suffisamment quelle importance avaient déjà les monuments épigraphiques pour un historien consciencieux[63].

IV, 19. La maison près de laquelle Cicéron fut tué. Appien alla la visiter lui-même, pour contrôler le témoignage des historiens sur ce sujet[64].

IV, 67. Les traités entre Rhodes et les Romains, invoqués par l’ambassadeur Archélaüs dans un discours à Cassius[65].

IV, 8-11. Le préambule des tables de proscription, dont nous avons assez parlé (c. I) pour n’avoir plus besoin d’y revenir.

V, 130. La statue élevée à Octave, après sa victoire sur Sextus Pompée[66].

Malgré tous ces secours, Appien hésite encore sur des difficultés qu’il avoue ne pouvoir résoudre (B. civ. V, 21). Il a cherché inutilement ce que M. Antoine avait répondu aux lettres de L. Antoine et de Fulvie, sur les craintes que leur inspiraient l’ambition de César et les projets de Lepidus.

V, 132. (Cf. V, 1 7, 34, 67, 92 (U. c. 713)). Après avoir raconté la répression du brigandage en Sicile[67] et dans Rome même ; par Sabinius, qu’Octave avait chargé de ce soin pendant la courte période de repos qui suivit la guerre de Sextus Pompée, il ajoute : On dit que ce fut l’origine de la milice des nyctophylaques (Cohortes vigilum, chez les auteurs latins), qui subsiste encore aujourd’hui. On a quelque peine à concevoir qu’il n’ait pu recueillir sur ce sujet des renseignements plus précis ; mais il faut lui savoir gré de sa réserve. En effet, le témoignage de Dion (55, 26) reporte à une époque beaucoup plus avancée du règne d’Auguste l’organisation définitive de ces cohortes du guet, qui servaient également contre les incendies. Mais ceux de Suétone et de Velleius Paterculus[68] autorisent à faire remonter plus haut la première idée de cette innovation. Au reste, tous les textes des écrivains anciens nous apprendraient bien peu sur ce sujet, si nous n’avions, pour les compléter, les détails fournis par les inscriptions[69], surtout par les deux précieux documents que vient de publier un jeune philologue danois, trop tôt enlevé au monde savant[70].

Ailleurs (III, 84) Appien se félicite de ne pas trouver tous les historiens d’accord sur la lâcheté de Lepidus en présence d’Antoine, après la guerre de Modène ; mais il ne nomme aucun auteur. Dion Cassius annonce, en deux mots, le résultat de la conférence (46, 42). Plutarque met tout l’avantage du côté d’Antoine, sans exprimer particulièrement l’humiliation de Lepidus. Ainsi, la comparaison de ces trois témoignages, et la remarque d’Appien, nous laissent encore incertains sur les véritables détails de cette entrevue. La citation d’une seule autorité eût peut-être levé tous les doutes. Mais Appien nous dérobe ordinairement le travail de sa critique, et pour la contrôler ici on n’a plus aujourd’hui d’autre monument contemporain que les Lettres et les Philippiques de Cicéron. De ces deux collections, l’une ne paraît pas lui avoir servi pour les événements de 710 à 711[71] ; l’autre lui était certainement connue (IV, 20) ; mais on verra qu’il en a peu profité. Ainsi (III, 51 sqq.), il divise mal l’action des Philippiques pour amener son tournoi oratoire entre L Pison et Cicéron. Sur la mort de Pansa, il diffère un peu de Cicéron (XIV, 7), qui parle ici d’après une dépêche officielle. Sur la mauvaise volonté d’Octave pour D. Brutus, il est contredit par une lettre de ce général (Ad Div. XI, 13), que d’ailleurs il confond deux fois (II, 143, 146. Cf. 122, 124) avec M. Brutus ; genre d’erreur assez commun chez les historiens grecs, qui suppriment trop souvent les prénoms, si importants en latin pour distinguer les membres de la même famille[72]. Il est moins excusable de confondre Démocharès et Papias dans le récit de la guerre de Sextus Pompée (V, 106, 107. Cf. 83) ; la Macédoine et la Sicile, en parlant des provinces assignées à Brutus et à Cassius[73]. Cependant il ne faut pas le condamner trop vite, sur le simple rapprochement de deux textes difficiles à concilier. Par exemple, quand il raconte (II, 88) comment un certain L. Cassius, après la victoire de Pharsale, manqua l’occasion de faire César prisonnier auprès de l’Hellespont, on est tenté, au premier abord, de substituer le prénom de Caïus à celui de Lucius, et l’embouchure du Cydnus à l’Hellespont, sur l’autorité des Philippiques (II, 11). Mais, en y regardant de plus près, on trouve que C. Cassius, qui brûlait une flotte de César dans les parages de la Sicile pendant que se livra la bataille de Pharsale[74], ne pouvait se trouver dans l’Hellespont cinq ou six jours après la défaite de Pompée ; au lieu que sa présence dans les parages de la Cilicie peut fort bien coïncider avec le passage de César aux environs du Cydnus. D’ailleurs, le prénom Lucius est confirmé par Suétone (César, 63) et Dion Cassius (42, 5) ; d’où l’on est conduit à reconnaître deux anecdotes avec deux héros différents : l’une, la surprise de L. Cassius, qui n’est certainement pas le frère du meurtrier de César[75], mais qui est peut-être le tribun militaire désigné pour l’an 684 (In Verr. Act. 1, 10, 31) ; l’autre, l’entreprise manquée par C. Cassius (depuis meurtrier de César), à l’embouchure du Cydnus, et dont Cicéron nous a seul conservé le souvenir.

Les textes de Cicéron lui-même pouvaient quelquefois égarer Appien, s’il n’avait soin de les contrôler l’un par l’autre, ou par le témoignage d’autres historiens. Ainsi, malgré les sénatus-consultes proposés dans les Philippiques X et XI, il paraît que Brutus et Cassius n’avaient pas été mis en possession de leurs provinces par le sénat (Ad Div. XII, 14), comme Appien l’affirme (III, 63). Mieux instruit de la délibération où Cicéron prononça la XIVe Philippique et proposa le sénatus-consulte qui la termine, il nous apprend (III, 74) quel compte le sénat crut devoir tenir des imprudentes avances que conseillait Cicéron. Sur un fait aussi grave, l’assassinat de Trebonius par Dolabella (III, 26. Cf. 71), il a su se prémunir contre les exagérations oratoires accumulées dans la XIe Philippique ; il juge aussi avec plus de modération la conduite d’Antoine envers les légions de Brindes (III, 43. Cf. Philipp. III, 2 ; V, 8). D’accord avec la XIVe Philippique sur les cinquante jours de supplications demandés pour les vainqueurs de Modène, Appien diffère un peu sur les honneurs réclamés par César après ses différentes victoires dans les guerres civiles, et nous aide ainsi, avec Dion Cassius, à réparer une réticence volontaire de l’orateur[76]. Mais en ce qui concerne les derniers moments de Pansa (III, 75-76), il parait inconciliable avec une lettre écrite peu de jours après l’événement (Ad Div. XI, 13) : on est même tenté de croire qu’il s’est laissé égarer par le plaisir d’ajouter à son récit l’ornement d’une harangue, comme un peu plus haut (III, 51) on pourrait presque le soupçonner d’introduire dans les discussions sur Antoine un tribun Salvius[77], au lieu de P. Servilius, qui, selon la XIVe Philippique, soutint vivement dans le sénat l’honneur et les intérêts d’Antoine.

Au contraire, Appien avait puisé à de bonnes sources l’histoire de cette échauffourée de Ventidius, brièvement indiquée dans une lettre[78] à Atticus, et quelques détails sur les décemvirs nommés pour examiner la conduite d’Antoine[79]. Mais il a complètement négligé les détails sur le sac de Parme par L. Antoine, après la retraite de Modène, épisode qui n’est plus connu que par un chapitre des Philippiques (XIV, 3), et les premières lignes d’une lettre de Brutus aujourd’hui perdue[80].

Plus nous avançons dans l’histoire des guerres civiles, plus l’importance du récit d’Appien se fait sentir. Mais en même temps il devient quelquefois impossible d’en contrôler l’exactitude par la comparaison de récits contemporains. Appien a des renseignements uniques sur les premières conjurations contre la vie d’Octave (III, 95. Cf. IV, 50), sur la proscription du premier triumvirat, qu’il résume, il est vrai, sous une forme un peu sophistiquée, mais en y insérant çà et là quelques épisodes et quelques textes précieux, comme le fameux préambule des triumvirs, et ce singulier édit qui commandait aux habitants de Rome de se réjouir, sous peine de proscription, pendant le triomphe de Lepidus. Il n’est pas moins intéressant par les détails qu’il nous a conservés sur la campagne de Brutus et de Cassius, sur la topographie du champ de bataille de Philippes, sur les vicissitudes du succès, et sur le sort des généraux dans ces deux fatales journées ; seulement, on est étonné de ne trouver que dans Pline (H. nat. VII, 46) la mention d’une circonstance particulière de la fuite d’Octave, attestée par Agrippa et Mécène, qu’Appien aurait pu consulter. Remarquons, au reste, que, soit indifférence pour les personnes, soit préoccupation exclusive de l’intérêt dramatique, Appien néglige beaucoup ce qui concerne la vie privée de ses personnages, et l’administration intérieure de la république. Cela nous explique pourquoi il ne dit rien des premiers mariages d’Octave, ni de la fuite de Drusus, dont la femme Livie devait bientôt après devenir l’épouse du triumvir (Dion, 48, 15) ; ni des grands travaux du lac Lucrin ; pourquoi il se trompe :

V, 133 (cf. V, 69). Sur l’âge de Sextus Pompée lors de son séjour à Mitylène[81], et sur le nom de sa mère. Il est vrai que cette dernière faute peut disparaître du texte, si on admet la correction μητρυίας pour μητρυός, que les derniers interprètes ne paraissent pas avoir connue.

V, 13, 15, 95. Sur la durée des deux triumvirats d’Antoine, Octave et Lepidus[82].

V, 132. Sur l’époque où fut conféré à Octave le tribunat perpétuel : anachronisme bien constaté par le témoignage des monuments et des médailles.

On excusera plus facilement la transposition maladroite de l’épisode où figurent les deux Metellus père et fils, l’un partisan d’Antoine, l’autre partisan de César (V, 42). Appien se corrige en avouant sa faute. Mais il est inexcusable d’attribuer à Jules César (II, 25) les mots fameux : Hic faciet, si vos non feceritis, que Suétone met dans la bouche du centurion Cornélius, chef de l’ambassade envoyée au sénat par l’armée d’Octave (cf. III, 88).

Sans entrer dans la comparaison des récits de Dion Cassius et d’Appien sur les guerres d’Illyrie en 719, dont nous avons déjà parlé au sujet des Mémoires d’Auguste, on pourrait multiplier les critiques de ce genre sur la partie des Guerres civiles qui comprend les actions de S. Pompée, où le récit de Dion Cassius est quelquefois plus complet ou plus exact[83]. Je dois observer cependant qu’à cet égard il faut suivre avec défiance les indications du dernier traducteur et commentateur d’Appien, Combes-Dounous ; par exemple :

IV, 129. Ce n’est pas le texte, mais la traduction, qui nomme le prince thrace Rhascupolis, au lieu de Rhascus (cf. 136), son frère.

V, 46. Appien ne donne pas par inadvertance le nom de roi au triumvir ; c’est aux empereurs de son temps (cf. la Préface, § 6-7).

V, 62. Le traducteur n’a pas compris les mots μετέχειν τής βουλής, prendre part aux séances du sénat. Schweighæuser ne s’y était pas trompé.

V, 83. Toute difficulté disparaît en substituant dans le texte εύθύ à εύθύς, ou, ce qui est plus simple, en traduisant le second mot comme le premier. Ici encore il suffisait de suivre Schweighæuser. Mais, sans nous arrêter davantage à ces critiques accessoires, nous aimons mieux finir en appréciant les harangues dont notre auteur a semé ses compositions historiques, et que nous avons à peine indiquées jusqu’ici.

Photius, qui n’est pas difficile sur ce point, comme sur bien d’autres, admire en termes vagues, mais fort louangeurs, les harangues d’Appien. S’il s’agit de leur mérite littéraire, nous ne souscrivons pas sans réserve à l’estime du savant patriarche pour la plupart de ces morceaux assez bien encadrés dans le récit, mais en général assez dignes, pour la forme et le fond, de l’oubli où ils sont tombés. Quant à leur caractère historique, nous avouerons qu’Appien est, avec Tite-Live, celui des annalistes de l’antiquité qui semble avoir suivi de plus près, dans ses harangues, les textes authentiques. De même que dans le discours de Caton pour la loi Oppia, Tite-Live reproduit évidemment quelques formes des vieux originaux, ainsi que dans celui de Paul Émile après son triomphe sur Persée ; on ne peut méconnaître, sous le grec d’Appien, quelques traits naïfs de l’éloquence romaine. Certainement il n’a pas inventé l’atroce réponse de Sylla aux Romains qui murmuraient de la mort de Q. Lucrétius Ofella[84] ; ni les deux discours de Tiberius Gracchus dont il donne l’analyse[85]. L’allocution de Q. Hortensia aux triumvirs[86] imite assez bien le ton de la nature polir qu’on croie y retrouver au moins un abrégé de ce curieux monument oratoire cité par Valère Maxime (VIII, 33), et que lisait encore Quintilien (Inst. Orat. I, 1, 6). Ailleurs même (V, 42-45), racontant une conférence entre Octave et Lucius Antoine, Appien a soin d’avertir que les paroles des deux généraux sont traduites de leurs Mémoires[87] ; et l’on pourrait étendre, par conjecture, cet aveu au discours (V, 47) où Octave se plaint devant ses soldats de ne pas être le maître ; à une nouvelle conférence entre Octave et Lucius, avant le départ de celui-ci pour l’Espagne (V, 54) ; enfin, aux pourparlers avec Coccéius (V, 61-63). Mais, après ces fragments plus ou moins altérés des mémoires contemporains, aurait-on encore à citer dans les Guerres civiles un seul discours qui présente un vrai caractère d’authenticité ? Quoique l’auteur analyse assez habilement une séance du sénat (II, 128), et qu’il semble reproduire (II, 137 sq.) un discours de Brutus aux Romains dont parle Cicéron[88] ; en voyant les quatorze Philippiques de Cicéron complètement sacrifiées à deux harangues contradictoires de Lucius Pison et de Cicéron, qui brouillent toute l’histoire des délibérations du sénat et du peuple pendant la fin de 709 et le commencement de 710, on entre un peu en méfiance sur l’oraison funèbre de César par Antoine ; sur sa première et longue conversation avec le jeune héritier du dictateur ; sur la froide harangue de Cassius à l’armée républicaine avant la bataille de Philippes ; sur celle de Brutus aux mêmes soldats avant la mort de son collègue, et sur tant d’autres qu’il serait long d’énumérer ; et l’on n’a plus besoin du témoignage de Cicéron (Ad Div. Ep. XI, 13) pour suspecter aussi le prétendu discours d’Hirtius Pansa au jeune César, après la bataille de Modène.

Ainsi, sauf de rares exceptions, il faut ranger les harangues d’Appien dans la classe des mensonges autorisés par les lois du genre historique chez les anciens, et, que le talent seul a pu se faire pardonner. La sophistique altère çà et là cet esprit de bonne foi et d’exactitude qui honore surtout Appien[89] ; et, sous les habitudes graves et sérieuses de l’historien qui parle à la postérité, percent encore chez lui l’ambition du rhéteur qui flatte le faux goût de ses contemporains.

 

SECTION IV — SUÉTONE.

J’ai peu de chose à dire sur la biographie de Suétone, après les histoires générales ou particulières de la littérature latine, et les deux articles de Bayle et de M. Daunou[90].

Né vers le commencement du règne de Vespasien, d’une famille honorable, mais qui n’est pas cependant celle du grand général Suétonius Paullinus, C. Suétonius Tranquillus paraît avoir d’abord exercé à Rome la profession de grammairien, d’où il s’éleva bientôt jusqu’à celle d’avocat (Pline, Ep. I, 18). Son érudition, sa probité, plus encore que les services militaires de son père (Othon, 10), lui valurent l’estime de Pline le Jeune, qui obtint même pour lui, de Nératius Marcellus, un titre de tribun. Mais Suétone sollicita la faveur de faire passer ce titre à Césennius Silvanus, un de ses parents (Pline, Ep. III, 8) ; et quoique les dates manquent à ces divers événements, on peut sans invraisemblance expliquer cette démarche par le désir de se consacrer sans réserve à l’étude. En effet, la vie des camps devait fort mal convenir à un érudit laborieux. Nous ne savons pas précisément si Nératius Marcellus put faire droit à la nouvelle requête que Pline se chargeait de lui transmettre. Seulement comme, l’an 103 ou 104 de notre ère, Pline, proconsul en Bithynie, demandait et obtenait de l’empereur, pour son ancien ami[91], le jus trium liberorum, auquel celui-ci n’avait d’autre droit que sa science et son noble caractère[92], on voit bien qu’alors au moins, Suétone n’avait pas servi dans les armées romaines, si même il y servit jamais. Malheureusement, l’absence de toute chronologie dans le recueil de Pline rend presque impossible la disposition de ces divers détails. Cependant, de la onzième lettre du livre V, il semble résulter avec certitude que notre historien commença assez tard à livrer quelques ouvrages au publie. Pline, qui les avait annoncés sans doute avec sa complaisance habituelle, réclame vivement l’effet d’une promesse déjà ancienne : Libera tandem hendecasyllaborum meorum fidem. A juger par la liste de ses nombreux écrits, Suétone aura bien réparé ce retard. Une autre lettre (I, 24) laisse voir les habitudes studieuses et sédentaires de Suétone ; c’est à peu près tout ce qu’on sait de lui jusqu’à la mort de Trajan, à laquelle aucune lettre de Pline ne paraît être postérieure. Mais nous voyons, dans Spartien, que Suétone survécut à Trajan ; et même sa fortune, commencée parce prince, fut achevée par Hadrien, qui le prit pour secrétaire. C’était à peu près le plus haut emploi auquel pût prétendre un homme de lettres qui n’atteignit peut-être jamais à la grande éloquence du barreau (Scholasticus. Pline, ibid.).

Quoi qu’il en soit, comme Septicius Clarus, autre ami de Pline, préfet du prétoire sous Hadrien, Suétone ne jouit pas longtemps de cette nouvelle faveur ; il fut congédié quelques années après, pour avoir négligé auprès de l’impératrice certaines formes d’étiquette, auxquelles sans doute Hadrien attachait une grande importance. Tel est du moins le sens le plus probable des paroles de Spartien (Hadrian, 11) sur cet événement[93], depuis lequel l’histoire ne parle plus de Suétone.

Dans cette biographie incomplète, deux faits surtout nous semblent dignes de remarque.

D’abord Suétone n’a pas échappé à l’heureuse influence d’un pouvoir libéral et protecteur des lettres ; sa disgrâce sous Hadrien, quelque graves qu’en fussent les motifs, n’entraîna ‘pas de persécution contre sa personne ou ses livres ; ce fut une simple retraite. Mais, malgré tout son talent et sa réputation, le protégé de Pline le Jeune et de deux empereurs n’est jamais placé sur la même ligne que les grands écrivains de son temps. Nulle part Pline ne le traite avec cette admiration respectueuse qu’il professait pour Tacite : c’est un honnête homme, un érudit ; mais toujours un homme d’école, un pédant. Qu’il ait, ou non, exercé le modeste tribunat militaire dont nous avons parlé ; qu’il ait obtenu le jus trium liberorurn, utile compensation à la modicité de sa fortune ; qu’il ait suivi Septicius Clarus à la cour de l’empereur, et qu’il y ait obtenu la plus intime des charges du palais, partout néanmoins son rôle est secondaire. Ce n’est plus le citoyen actif, le Romain qui a servi, puis commandé sous le drapeau, puis gouverné une province, manié les affaires de l’État, avant d’écrire ; rien du personnage de Tacite. Nous sommes bien loin du siècle où c’était une révolution, qu’un livre historique écrit par un homme étranger aux affaires[94]. Il y a maintenant deux écoles. A l’une appartient le consul orateur, le continuateur de Tite-Live ; à l’autre, le professeur de grammaire et de rhétorique, jadis employé, dans le cabinet de Salluste ou d’Asinius Pollion, à recueillir les matériaux du récit que leur art doit embellir[95], aujourd’hui recueillant, rédigeant pour son propre compte, sûr même d’un auditoire attentif quand il voudra lire, et de nobles prôneurs quand il voudra publier. Tel est Suétone, tel est sur lui le jugement de toute l’antiquité, depuis Pline le Jeune jusqu’à Suidas, qui l’appelle aussi un grammairien. Vopiscus l’oppose, avec Marius Maximus, Gargilius Martialis, Jules Capitolin et Ælius Lampride[96], à l’école des Salluste, des Tite-Live, des Tacite et des Trogue-Pompée. Suétone n’est donc point, à nos yeux, un historien ordinaire : livré par profession à l’étude et à l’explication des grands modèles, il n’a pas servilement suivi leurs traces ; il a son genre à part, comme Plutarque et Appien, auteurs du même temps, qu’il ne parait pas avoir connus, et qui ne paraissent pas l’avoir connu davantage. Si sa méthode n’est pas meilleure, elle est différente de celle que consacre- une tradition classique ; elle est originale. Voilà ce qu’on peut savoir et penser de lui avant de le lire, et ses ouvrages confirment ce premier jugement.

Suétone avait écrit (Éd. Wolf. t. III, p. 64-76) :

Sur les jeux et sur les spectacles, en particulier chez les Grecs.

Sur les vices corporels.

Sur les noms des vêtements, des chaussures, etc. Sur les mots de mauvais augure.

Des Mélanges probablement analogues aux Pandectes de Tullius Tiron, aux Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, et à tant d’autres livres du même genre qu’Aulu-Gelle énumère dans sa préface, ou que Photius analyse dans sa Bibliothèque.

De institutione officiorum, livre dont je n’oserais traduire le titre, d’après la citation unique de Priscien.

Prœtorum libri, autre titre assez obscur, malgré trois citations de Priscien, dont l’une se rapporte au livre VIII.

Περί τών έν τοϊς Βιβλίοις σημείων, probablement sur les signes ou les abréviations en usage dans les manuscrits, ou bien, ce qui est plus probable, sur les signes (comme l’obèle et autres) employés par les critiques[97].

Sur l’année, romaine.

Sur Rome, ses institutions et ses mœurs.

Sur les rois, trois livres dont le sujet n’est pas facile à déterminer d’après la citation unique d’Ausone.

Sur la République de Cicéron, en réponse aux attaques du grammairien Didyme[98]. Il est singulier que Macrobe n’ait trouvé l’occasion de citer, dans son Commentaire sur le songe de Scipion, ni Didyme, qu’il invoque ailleurs, ni Suétone, qu’il ne paraît pas même connaître.

Généalogie des Romains illustres, ouvragé auquel il faut peut-être rapporter le fragment relatif à Ventidius (A. Gell. XV, 4), qu’on range ordinairement parmi les incertains. On trouve déjà un ouvrage du même genre dans la liste des livres perdus de Julius Hyginus[99].

Sur quelques parties de la cosmographie, s’il faut en croire un fragment conservé dans le livre de Natura rerum, qu’on attribue à Isidore de Séville[100].

Vies des douze Césars, depuis Jules César jusqu’à Domitien ; ouvrage dont les divisions ont probablement varié dans l’antiquité, mais qui paraît nous être parvenu intact, sauf les premières lignes de la vie de César et une dédicace à Septimius, préfet du prétoire[101].

Notices sur les grammairiens, les rhéteurs et les poètes célèbres.

Le grammairien et l’antiquaire reparaissent partout dans ces titres si variés, et dans les fragments qui s’y rapportent. Partout ce sont de minutieuses recherches sur les origines des mots, des institutions et des hommes ; les douze vies des Césars ne font pas exception. Pour le plan, elles n’ont rien de commun avec les Histoires et les Annales de Tacite, ni l’ordre chronologique, ni les harangues, ni les digressions ; ni les résumés préliminaires ; et, malgré l’identité des titres, elles ne ressemblent pas davantage aux biographies de Plutarque. L’historien grec a une vive sympathie pour les grandes âmes, qu’il essaye de faire revivre à nos veux ; il comprend en général l’unité de leur rôle, ce qu’on appellerait aujourd’hui leur personnalité historique. Si quelques-unes de ses biographies ressemblent à des romans, du moins le roman a chez lui de justes proportions ; il a sa progression naturelle d’intérêt, ses péripéties vraies, sa conclusion et sa morale. Par là, l’histoire du monde est morcelée, détruite, si l’on veut ; celle des grands hommes subsiste, et elle a toujours son ensemble, sa valeur philosophique. Suétone, au contraire, divise et subdivise, pour ne rien recomposer. Non seulement il isole ses personnages au milieu du théâtre du monde où ils ont agi, mais il brise leur unité vivante, pour en faire entrer les débris dans les cases clé son plan. Il a son chapitre de la naissance et de la généalogie, son chapitre des qualités et des vices corporels, celui des mœurs, celui des récréations, celui des études, et, s’il y a lieu, celui des guerres civiles ou étrangères. Et après cela il faut passer de la fin au milieu, du milieu au commencement, du commencement à la fin, pour réunir les débris d’un tyran ou d’un grand homme. Plutarque l’eût fait naître, marcher et tomber devant vous : Suétone l’analyse, le dissèque, si je puis m’exprimer ainsi, et ne donne pas toujours au lecteur le moyen d’en retrouver les proportions et la figure. Car il est très avare de chronologie ; il date seulement la naissance et la mort de ses héros, et quelques événements choisis presque au hasard parmi les plus importants[102].

De là des lacunes et des répétitions inévitables.

Des lacunes ; car la biographie ainsi conçue néglige tout ce qui n’est pas son héros ; elle connaît à peine Agrippa et Mécène, qui comptent pour une grande part dans la gloire d’Auguste ; elle néglige l’influence des événements sur les hommes qui paraissent le plus les dominer et les diriger.

Des répétitions ; car si deux ou trois personnages de la même famille se suivent sur le trône, elle doit répéter chaque fois les mêmes ou presque les mêmes détails sur ses ancêtres et ses parents. Maintenant, dans les bornes d’un seul livre, comment ne pas empiéter sans cesse d’un chapitre sur un autre ? Après avoir réuni en un seul chapitre toutes les épouses ou toutes les maîtresses de l’empereur, ne faudra-t-il pas en rappeler ensuite quelques-unes à l’occasion d’une intrigue ou de la succession à l’empire ? Combien d’embarras inséparables de la nouvelle méthode ! Aussi, le bon sens force-t-il souvent Suétone à l’abandonner. Mais l’ensemble de son ouvrage y gagne peu ; on le verra surtout en comparant les biographies d’Auguste et de Tibère.

C’est donc avec raison que l’antiquité refuse à Suétone une place à côté des Tite-Live et des Salluste. Ce n’est plus là l’histoire comme la comprenait Cicéron, comme ces grands génies la réalisèrent, avec un certain mépris, je l’avoue, pour les rigoureux procédés de. la critique, mais avec cette force d’imagination savante qui rend la vie aux hommes et aux peuples. Suétone n’a pas une seule de ces hautes qualités. Le sentiment de l’honnête et du vrai, quelquefois le cri de l’indignation contre les infamies du vice, plus souvent une certaine complaisance à retracer des horreurs en termes qu’aucune langue moderne n’osera jamais traduire : voilà pour le cœur ; une minutieuse attention à recueillir dans les meilleures sources les petits détails de la vie publique ou privée, les anecdotes les plus inattendues ; un style pur, ferme et précis, qui rappelle même parfois l’expression de Tacite[103] : voilà pour l’esprit et la science de l’écrivain. Si Appien et Plutarque sont des rhéteurs historiens, Suétone n’est guère plus qu’un grammairien biographe. Dans ce modeste rôle, il y a place encore pour bien des qualités que nous voulons signaler par un examen spécial de la biographie d’Auguste, et par un coup d’oeil rapide sur celle des grammairiens, des rhéteurs et des poètes.

Il était plus difficile, suivant de vieux critiques, d’ôter un vers à Homère qu’à Hercule sa massue : il n’est guère moins difficile de trouver dans Suétone une erreur de fait bien constatée. On n’a jamais réuni et comparé plus de matériaux, ni avec plus d’exactitude. Pendant plus de vingt ans, à notre connaissance, Suétone a vécu au sein de la première société de Rome, au milieu des collections et des bibliothèques qu’enrichissaient à l’envi la munificence du prince et celle des particuliers. Il a mis à profit depuis les plus minces débris jusqu’aux plus complets monuments du passé, depuis une simple figurine d’Auguste (c. 3) jusqu’aux annales de Crémutius Cordus. Il a curieusement consulté les actes du sénat et du peuple, les généalogies, les oraisons funèbres, les mémoires politiques, les éphémérides, les recueils de lettres ou d’anecdotes, les autographes des princes, même les ouvrages les plus étrangers en apparence à son sujet, comme les Θεολογύμενα d’Asclépiade de Mendes. Plusieurs écrivains ne sont connus que pour être cités dans Suétone, par exemple C. Licinius, historien consulaire[104], Q. Vitellius Eulogius, Julius Marathus, affranchi d’Auguste, Junius Saturninus, Aquilius Niger[105]. Tant d’études suffiraient déjà pour recommander son témoignage, si un examen attentif de ses écrits ne nous le montrait toujours supérieur en précision comme en véracité aux autres historiens.

Comparons le d’abord aux textes les plus authentiques, au monument d’Ancyre avant tous. Il semble le copier, c. 52, sur les statues d’argent fondues par Auguste, et dont le prix paya des trépieds d’or[106] consacrés dans le temple d’Apollon Palatin. Même conformité, c. 30, sur les dona de manubiis ; c. 35, sur les diverses épurations du sénat ; c. 27, sur les trois cens des XXXV tribus ; c. 22, sur les trois fermetures du temple de Janus[107]. Seulement Suétone est encore plus bref que l’Index même d’Auguste, et cette excessive brièveté peut quelquefois passer pour négligence. Ainsi, c. 42, sur les congiaria, le monument d’Ancyre fournit des chiffres importants. Suétone se contente de dire frequenter. Le c. 29 contiendrait même une erreur véritable si le nom des porticus Octaviœ a réellement l’origine indiquée par le marbre d’Ancyre, tel qu’on le lit aujourd’hui[108] dans un passage que nous avons déjà remarqué plus haut. Alors, il est vrai, ce ne serait pas l’erreur de Suétone, mais celle de toute l’antiquité, qui aurait pris la forme Octaviœ, se rapportant au pluriel féminin porticus, pour le nom de la sœur d’Auguste ; et il faudrait lire dans Pline et ailleurs, opera Octavia et non pas Octaviœ.

Suétone semble également contredit par les fastes Capitolins, au sujet de la première ovation décernée à Octave, quod pacem cura Antonio fecit. En effet, quand il écrit, c. 22 : Bis ovans ingressus est in Urbem, post Philippense et rursus post Siculurn bellum (Il entra deux fois à Rome avec les honneurs de l'ovation, d'abord après la bataille de Philippes, et ensuite après la guerre de Sicile), il semble méconnaître l’objet du premier triomphe, et, à défaut d’autre témoignage, il nous exposerait à une méprise.

C. 21, le trophée des Alpes (Pline, III, 24) peut nous faire apprécier l’étendue des lacunes que laissent dans cette partie de l’histoire militaire du règne d’Octave les textes réunis de Velleius, de Strabon, de Florus, de Suétone, de Dion Cassius et de quelques autres. C. 27, les mots tribunitiam potestatem perpetuum recepit ([il] fut revêtu à perpétuité de la puissance tribunitienne) cachent deux dates, que d’autres textes, comparés surtout aux médailles, ont seuls pu nous apprendre. C. 17, les diverses réconciliations d’Octave avec Antoine en cachent quatre ou cinq, qu’on retrouve dans Appien. Toutes les guerres citées, c. 7-22, sont loin d’expliquer ce calcul du c. 38 : super XXX ducibus justos triumphos, aliquanto pluribus triumphalia ornamenta decernenda curavit (Il fit accorder le triomphe à plus de trente généraux, et les ornements du triomphe à un plus grand nombre encore). Les fastes et les médailles, qui pourtant ajoutent quelques lignes à la liste des guerres indiquées par les historiens, ne permettent pas, à beaucoup près, de compléter ce nombre[109].

C. 30, la division de la ville in regiones vicosque, même si on ajoute à ces derniers mots le nombre supra mille, que Nardini lisait dans le texte d’après lequel il a cité ce chapitre (Roma antica, II, 4), sera encore bien mal décrite, comme on le verra plus bas dans notre deuxième Appendice.

Si du contrôle des monuments lapidaires nous passons à celui des livres contemporains, dont les débris sont aujourd’hui bien rares, nous trouvons encore le récit de Suétone obscur, et même faux par excès de concision, au sujet dé la guerre des Dalmates, où Octave fut blessé (c. 20). Nous avons heureusement sur ce point un extrait assez long des Mémoires du triumvir dans les Illyriques d’Appien (c. 19-20). Mais au c. 10, on s’est trop empressé de croire Suétone en défaut sur la célébration des jeux de César. Octave, suivant notre historien, non audentibus facere quibus obtigerat id munus, ipse edidit (parce que ceux qui en étaient chargés n'osaient pas s'en acquitter) ; et l’on voit, par une lettre de la collection ad Diversos (XI, 28), que ce fut Matius qui dirigea les jeux en question ; or, tout s’explique en songeant que le jeune Octave, pour être ainsi aidé dans ce pieux devoir par un ancien ami du dictateur, ne restait pas moins l’editor officiel : en effet, Matius n’indique nullement qu’il accomplisse là un devoir imposé par le sénat ; c’est un simple service rendu au neveu de César, en mémoire de ce dernier. Les exemples de ces sortes de substitutions officieuses abondent dans l’histoire romaine. Auguste lui-même nous en fournit plusieurs dans le monument d’Ancyre.

C. 10. Il n’y a pas d’anachronisme dans cette phrase : Hortantibus itaque nonnullis percussores ei subornavit (Antonio) (d'après le conseil de quelques-uns, Auguste lui suscita des assassins) ; il y a seulement construction vicieuse, et suppression d’une circonstance importante ; le voyage d’Antoine à Brindes, qui précéda son départ pour la Gaule cisalpine, décida Octave à soulever les vétérans de la Campanie, et ouvrit la lutte entre les deux partis[110].

Il n’y en a pas davantage, c. 17, à placer en 723 un sénatus-consulte qui déclare Antoine ennemi de la patrie. Seulement, Suétone aurait dû mentionner le premier sénatus-consulte qui, dès 710, avait flétri Antoine de ce même nom[111], au moment où il envahissait la Gaule cisalpine. C’est toujours la manie d’abréger, qui vaut tous ces reproches à Suétone. De même ; lorsqu’il résume, c. 12, en un seul mot, la singulière entrevue d’Antoine et de Lépide après la bataille de Modène[112] ; lorsqu’il supprime, c. 43, les dates des diverses célébrations du ludus Trojœ, dont un savant de nos jours a restauré l’histoire avec une sagacité curieuse[113] ; lorsqu’il nous apprend, sans ajouter un seul nom propre, qu’Auguste fit élever à sa cour, avec ses propres enfants, les fils de quelques souverains étrangers[114] ; lorsqu’il rappelle en passant (c. 16) un épisode de la proscription du triumvirat, où la généalogie des Æmilius Paulus reste encore assez obscure, même après les efforts de Périzonius[115].

Mais il faut l’excuser d’être en désaccord (c. 8) avec Velleius Paterculus (II, 59) sur le nom du peuple contre lequel César préparait une expédition lors des ides de mars. Les Daces et les Gètes se confondent souvent pour les Grecs et les Romains, qui n’avaient pas, sur cette rive du Danube, d’établissement durable et assuré. A plus forte raison faut-il craindre de mettre dans la balance, après tout ce que nous avons vu, l’autorité de Dion Cassius et celle de Suétone. Quoique celui-ci indique rarement les dates, il ne faut point conclure qu’il les ignore au point de transporter à la guerre de Pérouse un fait qui suit immédiatement celle de Modène. En comparant avec attention le c. 12 de la Vie d’Auguste, et le 13e du livre XLVIII de Dion, on se convainc facilement que l’historien grec a transposé la cruelle persécution contre les habitants de Nursia, probablement à cause du rôle. que cette même ville joue dans le commencement de la guerre de Pérouse. Cette dernière circonstance montre encore, si l’on veut, une omission de Suétone ; mais l’erreur est du côté de l’historien grec. Quant aux différences qu’on observera entre leurs deux narrations sur les prodiges qui annoncent ou suivent la naissance, la mort ou les grands événements de la vie d’Auguste, il serait puéril d’en tirer le moindre argument pour ou contre leur véracité. On sait combien de tels faits s’altèrent et se compliquent facilement, par la variété des traditions[116]. Il n’en est pas de même des détails qui concernent la mort d’Auguste, son testament, ses ouvrages posthumes. Or, ici, Suétone a l’avantage : nous l’avons déjà fait voir. Il dit plus et mieux, sans toutefois être complet, puisqu’il n’indique pas le Volume des Prœcepta et l’Ordinatio comitiorum, mentionnés expressément par Dion et Velleius. Il est aussi sobre de détails sur les ouvrages d’Auguste, en un mot, sur presque toutes les parties de son sujet. Et pourtant que de faits curieux sont réunis dans ces cent chapitres si courts et si substantiels ! Où trouver en moins d’espace plus de citations piquantes, plus de textes authentiques, plus d’anecdotes instructives ? Que d’histoire il y a pour nous dans cette description froidement minutieuse de la personne d’Auguste, de ses infirmités, de ses vices, de ses travers et de ses plus secrètes habitudes ! Sur ce point, je le sais, Suétone accorde évidemment trop aux calomnies du parti pompéien ; il ne songe pas que les infamies qu’il raconte ne sauraient toutes trouver place dans une vie aussi occupée que celle d’Octave. Mais lui reprocherons-nous d’avoir sauvé de l’oubli quelques calomnies qui caractérisent les hommes et les temps ?

Si nous devions apprécier toute l’œuvré de Suétone, il nous faudrait le suivre dans la biographie des derniers Césars ; voir comment sa méthode se modifie à mesure qu’il approche des événements contemporains, comme son récit devient de plus en plus sommaire, ses citations plus rares. Sans nous livrer ici à un examen qui dépasserait les bornes de notre sujet, nous devons quelques mots encore aux biographies littéraires que nous avons tant de fois citées.

Les trois livres sur les Grammairiens, les Rhéteurs et les Poètes célèbres, sont en effet, parmi les nombreux monuments de l’histoire littéraire chez les Romains, les seuls dont il nous reste des fragments assez étendus ; et, dans ces fragments, la manière de Suétone se reconnaît dès l’abord. C’est la même curiosité, la même exactitude minutieuse, la même insouciance sur quelques points, les mêmes inégalités de développements. Aussi, la part faite aux incertitudes d’un texte corrompu, aux interpolations quelquefois imprudentes des copistes[117], ces notices nous semblent d’une haute importance dans l’étude du siècle d’Auguste. Avec la vie de Virgile par le faux Donat, elles forment le recueil le plus complet des documents originaux et authentiques sur une foule de personnages, les uns illustres, les autres fort obscurs, mais qui tous ont joué quelque rôle dans la société politique et littéraire de Rome ; ce sont, par exemple :

C. Mélissus de Spolète, le bibliothécaire des Portiques Octaviens ; Atteius Philologus, le collaborateur de Salluste et d’Asinius Pollion ; Q. Cæcilius Epirota, impliqué dans la scandaleuse affaire de Cornelius Gallus ; C. Julius Hyginus, bibliothécaire du Palatin, et sur lequel nous avons hasardé quelques conjectures à la fin de notre second chapitre ; Remnius Palæmon, qui fut à peu près, parmi les grammairiens, ce qu’était parmi les rhéteurs Cestius Pius, si plaisamment dépeint dans les Controverses de Sénèque ; Verrius Flaccus, le précepteur des petits-fils d’Auguste, le rédacteur des Fastes Prénestins, l’auteur de tant de recherches sur les antiquités romaines, enfin le plus ancien lexicographe dont il soit fait mention dans l’histoire de la langue latine[118] ; Valerius Probus, qui paraît avoir le premier fait de la critique des textes une véritable science ; T. Albutius Silus ou Silo de Novare, sur lequel Sénèque nous a fourni aussi plus haut de précieux détails.

Malheureusement le livre sur les rhéteurs est encore plus mutilé que celui qui traite des grammairiens ; et, sans les Suasoriœ et les Controverses de Sénèque, l’état des écoles d’éloquence au siècle d’Auguste serait à peine soupçonné aujourd’hui.

Au reste, l’exemple d’Albutius prouve que les notices de Suétone offraient encore d’utiles suppléments à ces souvenirs d’un contemporain. On le verrait encore mieux si les sept ou huit articles indiqués par un manuscrit avaient pu échapper à la destruction. Ainsi, le témoignage explicite de notre historien lèverait facilement tous lés doutes sur l’âge de ce mystérieux Q. Curtius Rufus[119], sur lequel on a tant discuté, et qu’il faut peut-être compter, avec Manilius, parmi les illustrations secondaires du siècle d’Auguste.

Du troisième livre sur les poètes, un seul article s’est conservé, qui se rapporte à l’époque que nous examinons. C’est celui d’Horace, plein de citations piquantes, de renseignements uniques, qui doivent nous faire vivement regretter les biographies de Virgile, de Varius, d’Ovide, et de plusieurs autres peut-être inconnus. Mais, à vrai dire, est-il un seul ouvrage de Suétone dont la perte ne mérite nos plus vifs regrets ?

Suétone avait-il eu des modèles dans le genre de biographie anecdotique que nous avons essayé d’apprécier ? Rien n’autorise à le croire. Ni la vie d’Agricola par Tacite, ni les fragments de Cornélius Nepos, ne nous donnent une idée de cette méthode ; et il n’est pas vraisemblable qu’elle remontât jusqu’au recueil de Viris illustribus d’Hygin et de Flavius Alfius Avitus, plusieurs fois rappelés dans ces recherches. Suétone peut donc être considéré comme le premier auteur d’une forme d’histoire jusque-là sans exemple : il devait avoir de nombreux imitateurs, mais on n’en connaît aucun avant l’époque de Dion Cassius.

Parmi les contemporains de ce dernier, on peut citer un biographe d’Auguste, Alexandre Sévère, qui, au témoignage de Lampride (In Alex. Severo, 27), avait écrit en vers l’histoire des bons empereurs. Peut-être faut-il compter aussi, parmi les biographes à la manière de Suétone, quelques écrivains de l’Histoire Auguste[120], dont les recueils nous sont parvenus incomplets. Leur bonne foi les rend dignes encore de nos regrets, malgré les singulières preuves qu’ils nous ont données de leur ignorance[121].

 

 

 

 



[1] Tacite, Hist. I, 1.

[2] C’est un philosophe qui nous apprend la vertu. Montaigne, Essais, II, 32. Voyez aussi quelques réflexions ingénieuses de Saint-Évremond, t. III, p. 29 de ses Œuvres, éd. 1753. Je comprends peu ce jugement de la Harpe : Le plan de ses Vies parallèles, établi sur le rapprochement de deux personnages célèbres chez deux nations qui ont donné le plus de modèles au monde, Rome et la Grèce, est, en morale et en histoire, une idée de génie.

[3] Vie de Paul Émile, ch. 1.

[4] Vie de Thésée, ch. 1.

[5] Vie de Romulus, c. 8, et Vie d’Alexandre, c. 1.

[6] M. Villemain, Mélanges, t. II : de Plutarque et de ses ouvrages. M. J. Michelet : Examen des Vies des hommes illustres de Plutarque. Paris, 1819, in-4° ; thèse pour le doctorat ès lettres. Kremer : Inquisitio in consilium et modum, quo Plutarchus scripsit vitas parallelas, Groningue, 1841, in-8° ; dissertation d’un intérêt médiocre à tous égards.

[7] Photius (Cod. 242, p. 340, Bekker) paraît emprunter à la Vie de Tibère une prédiction relative à l’élévation de ce prince.

[8] Weichert, de Studiis Cæsaris Auqusti, Comment. II, p. 18 sqq.

[9] Myriob. Cod. 131. Cf. Weichert, ibid.

[10] Voyez les éditions d’Amyot de 1586 et 1600. Dans quelques-uns de ces suppléments aux Vies de Plutarque, on a poussé la complaisance jusqu’à insérer une vie de Charlemagne, par Acciaioli, et il s’est trouvé un critique assez ignorant pour attribuer cette biographie à Plutarque. Voyez Leuglet-Dufresnoy, Méthode de l’histoire, I, p. 229.

[11] II, 22. Cf. Plut., Anton. 6.

[12] Voyez le Parallèle d’Antoine et de Démétrius.

[13] Par exemple, c. 36. Cf. Dion, 49, 22 ; c. 72. Cf. Dion, 51, 8 ; c. 69. Cf. Dion, 51, 7.

[14] Cf. Velleius Paterculus, 11, 82, et le monument d’Ancyre, qui mentionne brièvement trois défaites des Romains : Parthos trium exercituum Romanorum spolia et signa remittere.

[15] Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1843 ; Inscriptions de l’Égypte, I, p. 193.

[16] Dion, 51, 121 ; Plutarque, Antoine, 83.

[17] Vie d’Antoine, ch. 29, 76. Comparez la Vie de Lucullus, ch. 2, où ces souvenirs de la patrie ont pris une forme touchante, et un intérêt particulier pour l’appréciation des écrits historiques de Plutarque.

[18] Voyez les notes du dernier éditeur de cette biographie, M. S. Vœgelin, Zurich, 1833.

[19] V. par exemple, la Vie d’Antoine, ch. 78, 79 ; Vie de Brutus, ch. 27 et suiv. Cf. plus bas, sect. III des exemples analogues dans Appien. Dans la vie de Numa, c. 21, il est certain que Plutarque confond les Mamercus avec les Marcius rex.

[20] Vie de Démosthène, c. 1. C’est ce qui fait que, dans la vie d’Antoine, ch. 32, il ne comprend pas une plaisanterie de S. Pompée, Se in suis Carinis cœnam dare. Voyez les interprètes de Velleius, II, 77.

[21] De L. Vario et Cassio Parmens Excursus, V.

[22] Il faut toutefois comparer sur ce point les objections assez graves que M. Drumann a proposées contre l’opinion de M. Weichert, Geschichte Roms, etc., t. IV, p. 235-236.

[23] Dans sa Généalogie de la maison des Césars, § 30.

[24] Dans le Traité sur la Différence du flatteur et de l’ami. Voyez de L. Vario et Cassio Parmensi, p. 201 sqq.

[25] Vie d’Alexandre, ch. 1. Vie de Nicias, ch. 1.

[26] V. le deuxième Appendice.

[27] P. L. Courier, Lettre à M. et Mme Thomassin, 25 août 1809 : Je corrige un Plutarque qu’on imprime à Paris. C’est un plaisant historien, et bien peu connu de ceux qui ne le lisent pas en sa langue ; son mérite est tout dans le style : il se moque des faits, et n’en prend que ce qui lui plait, n’ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu’on appelle histoire ne peuvent valoir quelque chose qu’avec les ornements du goût.

[28] Il est remarquable toutefois que Plutarque a beaucoup mieux observé les dates dans sa biographie de Cicéron que dans celle de Démosthène.

[29] Vie de Démosthène, c. 1.

[30] Vincent de Beauvais, Speculum historiale, X, 47 : De Plutarcho Trajani præceptore ; 48, De libro Plutarchi misso ad Trajanum.

[31] Prolegomena ad Flor., éd. Praga, 1819.

[32] IV, 7. Cf. Virgile, Georg. II, 400 ; Manilius, I, 906.

[33] Velleius, II, 96.

[34] IV, 12, § 38 : Signa et aquilas duas adhuc barbari possident : tertiam signifer prius quam in manus hostium veniret, evulsit mersamque intra baltei sui latebras gerens, in cruenta palude sic latuit. C’est du moins la seule manière de concilier ce témoignage de Florus avec ceux de Tacite (Ann. I, 60) et de Dion Cassius (60, 8), qui montrent que ces deux aigles furent recouvrées par les Romains.

[35] Voyez Masson, Jan. reser. II, 2, p. 49 sqq.

[36] Plutarque en parle, sans les nommer, dans la Vie d’Antoine, c. 28.

[37] Voyez Tite-Live, XXXIII, 17 ; Strabon, I, 3, p. 59 ; Ovide, Métamorphoses, XV, 289 ; Pline, Hist. nat., II, 92, et IV, 2.

[38] Florus, IV, 12, 29. Cf. Suétone, Auguste, 18 et 25, et Weichert, de Cœs. Aug. scriptis, p. 26.

[39] Le président Hénault écrivait-il sérieusement cet éloge de Florus ? La qualité d’abréviateur ne l’a pas privé des honneurs dus aux grands historiens ; il a été imprimé in-quarto et in-folio ; il a eu des commentateurs sans nombre, etc. Voyez Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVIII, p. 614, dissertation où l’ironie semble percer quelquefois sous l’excès des louanges.

[40] Voyez cependant plus haut l’indication d’un recueil de portraits avec légendes en vers ; et comparez sur le même sujet un mémoire du docteur Creuzer (Zeitschrift für die Alterthumswissenschaft, 1843, n. 133-137). On connaît les célèbres manuscrits de Térence et de Virgile dont les dessins ont été depuis longtemps reproduits par l’impression.

[41] Un grand écrivain cependant, Montesquieu, a cité Florus avec quelque complaisance dans un Essai sur le goût ; aussi peut-on dire que là où cet écrivain a péché, c’est précisément par l’affectation qui défigure le latin de Florus. Voir l’ingénieuse Notice de M. Villemain dans l’éd. de Florus par M. Ragon, 1826.

[42] Voyez Bæhr, Gesch. der rœm. Lit. § 219-221.

[43] Appien, Proœm. § 7.

[44] Proœm. § 7 et 15 ; Iber. 38 ; B. civ., I, 38, 102 ; II, 7, 44, 86, 90 ; IV, 16 ; V, 46, etc.

[45] Voyez Combes-Dounous, Préf. de sa trad. des G. civ. n. 8. Comparez Fabric., Bibl. gr. t. V, p. 244, Harles.

[46] T. I, p. 28 sqq., éd. Milan.

[47] Deux lettres grecques, p. 426, 432, en font également foi. Tous ces textes sont maintenant réunis dans l’édition qui fait partie de la Bibliothèque grecque, publiée par M. Didot.

[48] Voyez Schweighæuser, Exercit in Appianum, Opusc. Acad. t. II, et dans le t. III de son édition d’Appien, les notes sur la Préface et les Testimonia veterum.

[49] Voyez la fin des Illyriques.

[50] B. civ. II, 18 ; V, 65, sur les Parthiques ; II, 90, sur les Égyptiaques.

[51] B. civ. II, 71. Cf. 148 ; III, 71.

[52] Schweigh., Exerc. in Ap. p. 65.

[53] Vies de Crassus et d’Antoine. Cf. B. civ. II, 18 ; V, 65.

[54] C’est ainsi que réciproquement, dans un manuscrit des Vies de Plutarque, le Parallèle aujourd’hui perdu de César et d’Alexandre est remplacé par un morceau semblable extrait des Έμφύλια d’Appien (Bibl. roy., Ms. grec, n. 1672).

[55] Έxατονταετίς, Photius et l’Anonyme.

[56] Σποράδην xαί έξ έπιδρομής. Photius.

[57] A la fin des Illyriques.

[58] V. l’Essai d’Hegewisch, trad. par M. Solvet. Paris, 1834, in-8°.

[59] Proœm., 7. Cf. B. civ. V, 46.

[60] B. civ. II, 149, suiv. Comparaison de César et d’Alexandre ; Proœm. 8.

[61] B. civ. II, 39, sur l’origine du nom de la mer Ionienne.

[62] B. civ. II, 70, 142. Cf. III, 15 ; III, 8, 84 ; IV,16 ; V, 21, 144.

[63] Eckhel, D. N. V. t. VI, p. 26, 27, 42, 52, 57.

[64] V. sur ce passade la note de Schweighæuser, qui explique ingénieusement une altération du texte à laquelle on doit peut-être une double date de la mort de Cicéron dans la chronique d’Eusèbe.

[65] Cf. Cicéron, ad Div. XII, 14, 15.

[66] Cf. Lib. II, fr. 8, de Reb. Ital., et Velleius, II, 61.

[67] U. c. 717. Cf. inscr. ap. Grut. p. 119, 3.

[68] II, 9. Cf. Suétone, Auguste, 25, 30.

[69] Voyez Fabretti, P. 259, 266.

[70] O. Kellermann, Vigilum Romanorum latercula duo, etc. Rome, 1834, in-fol.

[71] Pourtant il cite, II, 79, les lettres de César.

[72] Voyez Schweigh. ad V, 21.

[73] III, 63. Cf. IV, 57. Cicéron, ad Att. XV, 9.

[74] 9 août 706. Voyez B. civ. III, 101. Cf. Cicéron, ad Att., XI, 13.

[75] Voyez Orelli, Onomast. Tull., aux mots Quintus et Lucius Cassius.

[76] Phil. XIV, 8. Cf. Dion, 43, 14, et 42. Appien, II, 101, 106.

[77] Il n’est pas nommé ailleurs, pas même dans les Philippiques de Cicéron.

[78] XVI, 1 : De Ventidio Πανιxδν puto. Cf. Appien, III, 66. Orelli, Onom. au mot Ventidius.

[79] III, 82, 90, 96. Cf. Cicéron, ad Div. XI, 20, 21.

[80] Ad Div. XI, 13. Ed. Orelli : Parmenses miserrimos...

[81] V. Bimard de la Bastie, Diss. I, c. 2, dans le premier volume du Thesaurus inscr. de Muratori.

[82] Voyez Eckhel, D. N. V. t. VI, P. 75 sq.

[83] IV, 52, 56. Cf. Dion, 48, 17 sqq. ; V, 58. Cf. Dion, 48, 28.

[84] B. civ. I, 101. M. Mérimée a osé la traduire dans son histoire de la Guerre Sociale (p. 371), heureux essai d’une composition dans le goût de la belle antiquité.

[85] I, 9 et 15. Cf. Meyer, Orat. rom. fragm. p. 111 sq.

[86] II, 32-33. Cf. Meyer, l. l. p. 172.

[87] Έx τών ύπομνηάτων. Cf. Schweigh. Exerc. App. 78, et plus haut, ch. I.

[88] Ad Att. XV, 1. Cf. II, 12.

[89] Voyez IV, 132, 134, 137 ; V, 37, 90.

[90] Dans la Biogr. universelle. Cf. les Testimonia veterum dans les principales éditions complètes ; Poret : Examen critique des Douze Césars de Suétone, Paris, 1819, in-4° ; Charpentier, Hist. de la Renaissance des Lettres, t. II, p. 319-331.

[91] Ep. X, 95 : [Il] partage depuis longtemps ma maison.

[92] Ibid. Le plus intègre, le plus honorable, le plus savant de nos RomainsJ'aimais en lui son caractère, son érudition.

[93] Voyez les articles de Bayle et de M. Daunou.

[94] Suétone, de Clar. rhet. 3.

[95] Voyez Illust. grammat. 10.

[96] Qui... non tam diserte quam vere memoriæ tradiderunt.

[97] Voyez Villoison, Préface des Scholies de Venise sur l’Iliade.

[98] Voyez Ammien Marcellin, XXII, 16, 5 16.

[99] Voyez ch. III, sect. I, n. 53.

[100] Voyez Fabricius, Bibl. lat. II, p. 464, éd. Ernesti.

[101] Laurent Lydus, de Magistr. II, 6. Ce Septimius semble bien être le même que le Septicius Clarus, préfet du prétoire, disgracié avec Suétone, selon Capitolin (Hadrien, c. 11). Dans ce cas, les Vies des douze Césars auraient été écrites par Suétone avant sa disgrâce. On sait, du reste, que les critiques avaient depuis longtemps soupçonné la lacune que nous indique le témoignage précis de Lydus. V. le Vayer, Jugement des historiens, p. 299, éd. 1646.

[102] Voyez sur sa méthode, Auguste, 9, 61. Cf. Velleius Paterculus, I, 14.

[103] Voyez Krause, l. l. p. 4, 51, 61, 65, 69.

[104] Gramm. 20. Cf. Krause, de Fontibus Suetonii, Berol., 1831.

[105] Ce dernier toutefois est peut-être désigné par Plutarque dans la Vie d’Antoine, chap. 53.

[106] Aureas cortinas. Le monument d’Ancyre : Aurea dona.

[107] La leçon tertium au lieu de ter est depuis longtemps réfutée. Voyez surtout Masson, de Jani t. reserato.

[108] T. II, p. 373 du Suétone de Wolf.

[109] Cf. Eckhel, D. N. V. tom. VI, p. 145.

[110] Cf. Cicéron, ad Div. XII, 23, 25.

[111] Voyez Appien, B. Civ., III, 50-63, et les Philippiques de Cicéron.

[112] Lorsqu'il apprit qu'Antoine, après sa défaite, avait été reçu dans le camp de Lépide...

[113] Weichert, de Vario et Çassio, p. 301 sqq.

[114] Voyez, Josèphe, Antiq. jud. XVIII, 8.

[115] Animadv. hist. p. 121, 140.

[116] Voir le Commentaire de Scheffer sur Julius Obsequens ; Amsterdam, 1679.

[117] Voyez surtout la vie d’Horace, et l’ingénieuse dissertation de Lessing : Rettungen des Horaz, t. IV de ses Œuvres complètes, Berlin, 1875, in-18.

[118] Voyez ch. III, sect. I.

[119] Voici, dans leur ordre, les noms conservés par ce manuscrit : L. Cæstius Pius, M. Portius Latro, Q. Curtius Rufus, L. Valerius Primanus, Virgilius Flavus, L. Statius Ursulus, P. Clodius Quirinalis, M. Antonins Liberalis, Sex. Julius Gabinianus, M. Fabius Quintilianus, Julius Tito.

[120] Spartien, in Vero, 1 et 7 ; Capitolin, in Gord. 1 ; Vulcatius Gallic., in Avid. Cassio, 2.

[121] Voyez la dernière note du chap. VI, et la dissertation de Heyne dans ses Opuscula academica, tome VI, p. 52-78.