EXAMEN DES HISTORIENS D’AUGUSTE

 

CHAPITRE V

 

 

SECTION PREMIÈRE — SÉNÈQUE LE PHILOSOPHE.

Sous Tibère, il n’y eut place que pour la flatterie et le silence : encore fallait-il savoir se taire ou flatter à propos. Le même Caligula, qui réhabilita Labienus, Sévérus et Cordus, essaye de détruire les ouvrages de Tite-Live (Suet., Calig. 34). En général, durant ces deux règnes, l’esprit littéraire né se manifeste que par de timides et fades poésies, par de bizarres jeux d’esprit, dont l’empereur donnait l’exemple, et quelquefois l’ordre ; ou par des éloges menteurs adressés aux morts et aux vivants. L’éloquence du barreau devait être bien pâle, quand toute noble pensée était prise pour une de rébellion, quand la philosophie se réduisait, en théorie, à de subtiles discussions ; en pratique, à l’art de bien mourir[1]. C’est à travers ces dures épreuves, supportées avec une incroyable patience par la société romaine, que Sénèque le philosophe, né à Rome l’an 2 ou 3 de notre ère, arriva, sous Claude, à l’âge des honneurs[2]. Il avait vu, comme voit un enfant, les dernières années du règne d’Auguste ; mais il avait vécu dans la maison paternelle, dans les écoles des philosophes, avec ce qui restait de la génération du grand siècle. Il avait pu connaître Tite-Live, Fénestella, Velleius Paterculus, Verrius Flaccus, Rutilius Lupus, Crémutius Cordus, et tant d’autres témoins du règne qui venait de finir. Enfin, son père lui en légua des mémoires ; véridiques sans doute, puisqu’ils restèrent secrets en attendant le retour de la liberté. Lorsqu’il publia ces mémoires, Sénèque voulut sans doute les compléter par une biographie de son père ; c’est cet ouvrage dont Niebuhr a retrouvé quelques lignes, et qui suppléait naturellement à l’extrême sobriété des détails que le vieux rhéteur nous fournit sur lui-même dans les préfaces de ses Déclamations.

Ainsi, la comparaison de deux fragments de Sénèque avec les nouveaux textes du Vatican démontre : 1° que Sénèque le philosophe avait écrit une biographie de son père, mais que lui-même il ne fut jamais historien, et M. Ten Brink a eu raison de n’admettre dans sa liste aucun titre d’ouvrage historique ; 2° que Sénèque le père avait écrit une histoire de son temps, dont il reste deux fragments au moins.

Cette histoire, que Tacite n’avait point lue peut-être quand il condamnait si sévèrement les annalistes contemporains d’Auguste, ne fut publiée que sous le règne de Claude, et ne méritait pas de compter parmi les ouvrages ou, suivant l’heureuse expression de son biographe, la Vérité faisait retraite, veritas retro abiit. On pourrait aller plus loin, et, en supposant que notre philosophe garda longtemps manuscrits ces mémoires historiques, admettre qu’il y ait fait quelques emprunts dans ses divers ouvrages philosophiques. En effet, le chapitre du traité de la Colère, où nous lisons la modération d’Auguste envers l’historien Timagène (De Ira, III, 23), complète le témoignage du livre des Controverses, sur la persécution dirigée contre Cassius et Labienus. Cette phrase déjà citée plus haut du traité des Bienfaits : Sub divo Augusto nondum hominibus verba sua periculosa erant, jam molesta (De Benef. III, 27), qui amené l’anecdote sur le sénateur Rufus, est confirmée par plusieurs autres anecdotes éparses dans le recueil des Controverses. C’est un chapitre de la Consolation à Marcia qui nous fournit les plus curieux renseignements sur les livres de Crémutius Çordus, dont la sixième Suasoria nous a conservé deux fragments. Crispus Passiénus, qui joue un si grand rôle dans les Controverses, reparaît également dans un passage du traité des Bienfaits (I, 15).    

Mais, sans accorder à ces rapprochements plus de valeur qu’ils n’en ont réellement, nous observerons que presque tous les renseignements fournis par Sénèque le philosophe sur la cour d’Auguste ont cette forme anecdotique, ce caractère descriptif qui appartient surtout aux révélations d’un contemporain ; il y a tel personnage de ce temps qu’il semble avoir étudié d’après nature, Mécène par exemple[3]. Comme il nous peint jusqu’aux plus secrètes habitudes de ce favori de la fortune, tour à tour si actif et si indolent, si courageux et si lâche, si triste au milieu des insomnies de la fièvre et des chagrins domestiques, si insouciant de sa sépulture et si effrayé de la mort ! Comme il montre bien ce contraste d’une vie partagée entre les plus futiles occupations de l’oisiveté et le soin des affaires publiques ; puis la ressemblance du style de Mécène avec l’insolent négligé de son allure et de sa toilette ! et, après cette description, comme il nous donne le secret de tant d’inconstances et de bizarreries : Motum illi felicitate nimia caput, quod vitium hominis interdum esse, interdum temporis solet ! Et en effet, si Octave, dans l’ivresse d’un triomphe sanguinaire, s’oubliait sur son tribunal à signer des arrêts de mort, Mécène, dépositaire du cachet de César pendant son absence, quand il voyait l’Italie trembler devant le Sphinx du triumvir[4], pouvait bien d’oublier lui-même, et se jouer à plaisir de la patience des Romains.

En général, Sénèque connaît fort bien l’intérieur de la cour d’Auguste ; c’est lui qui nous apprend le désespoir du vieux prince après la condamnation de sa fille Julie, et cette plainte échappée au sentiment d’une vieillesse désolée : Ah ! si Mécène et Agrippa vivaient encore, ils m’eussent épargné une pareille faute (De Benef. VI, 32). Regret doublement vain, dit Sénèque ; car Agrippa et Mécène ne dirent pas toujours la vérité à leur ami ; et s’ils eussent vécu alors, ils eussent peut-être augmenté le nombre de ses flatteurs : il est dans l’esprit de la royauté de louer le passé pour faire honte au présent, et d’attribuer la franchise à ceux dont elle ne redoute plus d’entendre les sévères conseils.

Regalis ingenii mos est. Notons ce mot, pour apprécier l’opinion qui régnait déjà sur le principat d’Auguste. On abuse, en effet, des textes anciens, qui semblent présenter le pouvoir des premiers empereurs comme un simple protectorat, moins qu’une dictature. Quelle que soit sur ce point l’autorité d’un célèbre témoignage de Suétone, dans la vie de Caligula[5], le gouvernement impérial n’en est pas moins, depuis Tibère surtout, une véritable monarchie, qui seulement flatte encore par de vains mots certaines habitudes démocratiques. Les contemporains de Claude et de Néron savaient trop bien comment les Césars entendaient continuer la république.

Toutefois Sénèque n’est pas un détracteur d’Auguste. Au contraire, il sait apprécier sa prudente neutralité dans l’affaire d’Hostius Quadra[6], infâme débauché, mis à mort par ses propres esclaves ; et il le loue à propos d’intervenir dans celle d’un chevalier romain, meurtrier de son fils, et dont le peuple avait voulu faire justice à coups de stylet dans le forum (De Clem. I, 14). Il montre avec complaisance les précautions de sa politique dans une affaire encore plus difficile[7]. Nous avons plusieurs fois rappelé l’histoire de Timagène ; quant à celle de Védius Pollion, Sénèque a tort peut-être de la donner pour un grand exemple de clémence[8]. Auguste n’était déjà plus le triumvir proscripteur, quand il humilia l’orgueilleuse cruauté de ce riche parvenu qui jetait, pour la moindre faute, ses esclaves aux murènes. Le rôle du réformateur avait commencé bien avant l’an 738, époque de la mort de Védius Pollion[9]. Du reste, ce trait d’histoire a une autre valeur non moisis grave à nos yeux ; il prouve combien le prince avait su conquérir de puissance réelle. Durant les dernières années de la république, que d’autres Védius s’étaient joués impunément de la vie des hommes ! Déjà, au temps des Gracques, un noble Romain n’avait-il pas fait périr soirs les coups le pauvre paysan qui demandait à ses lecticaires s’ils portaient un mort dans cette boîte[10] ? C’est là pour le dire en passant, un des avantages populaires du gouvernement impérial ; bonne ou mauvaise, la justice était plus expéditive. Auguste, qui avait multiplié les tribunaux, savait aussi, à l’occasion, prévenir les procès. Nous venons d’en voir quelques exemples ; il punissait d’un mot et sans réplique ; ou bien il laissait punir, là où les anciennes formalités eussent exigé peut-être plusieurs mots ; et amené en définitive l’absolution du coupable.

Ce fut ainsi que l’empereur évita un long et scandaleux débat dans l’affaire de Cinna, dernier épisode qu’il faut examiner ici avec quelque détail.

Dion Cassius nous a conservé, sous la date de 756 ; le récit fort court et fort incomplet de la conspiration tramée contre Auguste par ce petit-fils de Sylla (55, 14-22), mais, selon son usage, il en fait le texte d’une longue conversation, où le seul discours de Livie occupe six chapitres. Le récit de Sénèque paraît puisé à de meilleures sources, malgré une erreur sur la date, erreur plus excusable chez un philosophe que chez un historien[11]. Le dialogue de Livie et d’Auguste offre chez lui un plus grand caractère de vraisemblance. Quant à celui d’Auguste et de Cinna, Dion Cassius n’en dit pas un mot ; il n’a pas senti de quel intérêt dramatique un tel morceau était susceptible ; et, de plus, il avait oublié sans doute ce que Suétone nous apprend ; qu’Auguste écrivait d’avance jusqu’à de simples conversations[12] ; il a prêté à Livie une ennuyeuse diatribe de son invention, au lieu de chercher dans quelque vieil auteur ce discours débité par l’empereur à son assassin, et dont Sénèque paraît attester l’existence quand il ajoute : Ne totam ejus orationem repetendo magnam partem voluminis occupem ; diutius enim quam duabus horis locutum esse constat. Une improvisation de plus de deux heures eût été chose impossible pour Auguste, surtout dans une circonstance aussi grave, et lorsqu’il fallait développer devant le coupable tous les replis d’une trame obscure et compliquée. Labricius a donc eu raison de compter ces pages de Sénèque comme un fragment des écrits d’Auguste ; on peut même conjecturer d’où elles furent transcrites par Sénèque : il lui était facile de puiser dans les mémoires inédits de son père. ‘Niais il vaut mieux s’arrêter, car il y a peu de fragments d’histoire romaine, dans Sénèque, qui ne prêtent â de pareilles conjectures. Nous nous contenterons donc de signaler, en terminant, le passage de la consolation à Marcia sur la douleur d’Octavie après la mort de son fils Marcellus, et sur les regrets de Livie après la mort de Drusus. La première partie de ce morceau contredit presque sans réplique une tradition devenue populaire sur l’autorité de Servius, la lecture du sixième livre de l’Énéide devant la mère du jeune Marcellus ; à ce titre, elle mérite l’attention de l’historien[13].

 

SECTION II — CN. LENTULUS GÆTULICUS.

Je place après Sénèque un écrivain que celui-ci a dû connaître, mais dont il n’a pas parlé. Mort sous le règne de Caligula, Cn. Lentulus Gætulicus, fils d’un père honoré par des talents modestes et par un triomphe sur les Gétules, n’a pas aujourd’hui une grande importance dans l’histoire de la littérature latine ; cependant il n’est pas inutile, comme on le verra, de lui donner ici sa place dans la série des historiens dont les ouvrages sont perdus[14].

On ne peut guère indiquer le contenu de son livre, d’après l’unique témoignage de Suétone (Caligula, 8) ; toutefois nous hasarderons à cet égard une simple conjecture. Consul l’an de Rome 778 qui suivit la mort de son père, Lentulus Gætulicus fut, envoyé, neuf ans après, pour commander des légions en Germanie. Élevé peut-être à ce poste important et difficile par l’influence de Séjan, il fut presque le seul de ses amis qui survécut à sa ruine. Trois ans avant la mort de Tibère, nous le trouvons en butte aux attaques des délateurs ; enfin, la dixième année de son commandement, il fut victime d’un sanglant caprice de Caligula[15]. Ainsi, l’un des successeurs de Germanicus sur cette frontière si turbulente de l’empire romain, Lentulus, a bien pu étudier à loisir le théâtre de tant d’événements tour à tour glorieux et funestes ; et le souvenir de Drusus trouvait naturellement sa place dans les mémoires d’un lieutenant impérial sur la géographie et les guerres de la Germanie. Ce nous serait une raison de regretter la perte de cet ouvrage ; nais il est vrai que l’amitié de Séjan pour Lentulus doit déjà diminuer nos regrets. Velleius Paterculus nous a appris ce que devenait la vérité sous la plume des courtisans de Tibère ou de son ministre[16]. Suétone n’a cité qu’une fois Lentulus, en lui reprochent ses flatteries envers les Césars ; et si Quintilien ne l’a pas loué parmi les historiens classiques ale Rome, dont il conseillait la lecture à ses élèves, c’est apparemment qu’il avait aussi jeu d’estime pour son talent que Suétone pour son caractère. Ainsi, cette fois au moins, le temps a fait justice.

 

SECTION III — AUFIDIUS BASSUS.

Voici certainement un historien des guerres de Germanie, ou au moins d’une guerre de Germanie. C’est, dans l’ordre chronologique, le premier que Quintilien nomme après Tite-Live. Comme on a déjà beaucoup discuté sur les Aufidius et les Bassus en général, et sur cet Aufidius Bassus en particulier, je m’abstiendrai d’examiner séparément les opinions et les systèmes ; et je me contenterai d’exposer les faits, tels qu’ils me semblent ressortir dès témoignages anciens[17]. On admet ordinairement, sur d’assez bonnes preuves, que les lettres de Sénèque à Lucilius ont été écrites entre l’an 811 et l’an 818 de Rome. La trentième de ces lettres raconte les derniers moments d’un Aufidius Bassus, vieux, infirme, et qui avait soutenu pénible ment et à force de courage une santé de tout temps débile et presque désespérée. Or, Quintilien place l’historien Aufidius Bassus un peu avant Servilius Nonianus (paulum œtate prœcedens eum), qui mourut l’an 814[18]. Si donc l’Aufidius Bassus de Sénèque est l’historien, il faudra supposer que la lettre 30e a été écrite vers 813, Sénèque ayant ajouté que, depuis quelque temps déjà, son vieil ami se survivait à lui-même.

Maintenant, Pline l’Ancien avait écrit une histoire de son temps a fine Aufidii Bassi ; or, pour que Pline eût l’idée de continuer le travail d’Aufidius, il fallait que cet ouvrage jouît d’une certaine autorité à Rome, et, de plus, qu’il formât un corps d’annales[19]. Il devient probable alors qu’Aufidius avait rattaché sa narration à celle d’un de ses prédécesseurs. Il ne reste de son livre qu’on fragment d’une authenticité incontestable, celui que transcrit Sénèque dans la sixième Suasoria, et ce fragment apportent à l’an 711 de Rome. Une citation douteuse de Pline l’Ancien pourrait être rapportée au récit de la guerre d’Arménie, dans laquelle fut blessé le jeune Caïus César[20]. D’un autre côté, l’histoire contemporaine de Pline comprenait le règne de Néron, sicut in rebus ejus exposuimus — sicul in rebus ejus retulimus, dit-il lui-même à l’occasion de deux prodiges arrivés dans les dernières années de ce règne[21]. Enfin, des trois citations que fait Tacite de cet ouvrage, l’une se rapporte à l’an 821, l’autre à l’an 818, la troisième à l’an 808, qui est la seconde année du principat de Néron ; d’où il résulte, avec assez d’évidence, que l’ouvrage d’Aufidius Bassus remontait au moins, sous forme d’abrégé, aux guerres civiles du second triumvirat ; qu’elle atteignait, sans la dépasser, la fin du règne de Claude.

Ainsi tout s’accorde avec le témoignage de Sénèque. Dès 58, la quatrième année du règne de Néron, Aufidius Bassus, affaibli par l’âge et le redoublement de ses infirmités, avait cessé d’écrire. Eût-il gardé d’ailleurs plus de force et de santé, on sait que déjà la tyrannie de Néron commençait à rendre le rôle d’historien très difficile : le temps approchait où Pline serait réduit à occuper ses doctes loisirs à la rédaction d’un recueil de difficultés grammaticales[22]. C’est précisément après ce recueil que Pline le Jeune a mentionné l’histoire commencée par son oncle au point où finissait Aufidius Basses, et probablement écrite après la tyrannie de Néron.

J’oserai encore étendre ces conjectures. Dans la préface de son Histoire naturelle, Pline s’excuse d’offrir au fils de l’empereur un ouvrage de médiocre importance, qui n’admet ni les digressions, ni les discours, ni les dialogues, ni les péripéties et les événements extraordinaires, etc., source d’intérêt et de plaisir pour le lecteur ; puis il promet en récompense cette histoire de son temps, rédigée opere justo, dans des proportions convenables, sous la forme consacrée, c’est-à-dire, sans doute, avec des digressions, des discours, etc., avec tout, ce que l’auteur regrettait de ne pouvoir faire entrer dans une encyclopédie scientifique ; et cette observation s’applique naturellement au travail d’Aufidius Bassus, comme à celui de son continuateur. Elle est de plus confirmée par le court fragment où Aufidius prête à Cicéron quelques paroles évidemment supposées, et d’ailleurs peu d’accord avec le caractère de grand homme. C’est donc toujours, le même système historique que nous retrouvons à un siècle de distance ; dans les successeurs de Salluste et de Tite-Live, et que nous retrouverons bientôt dans Tacite[23].

Il serait moins facile d’apprécier le talent d’Aufidius. Quintilien lui accorde une correction sans éclat, et Sénèque n’accompagne d’aucun jugement ses deux citations. Quoique Aufidius ne figure pas dans la liste des déclamateurs (ce qui, du reste, s’explique fort bien d’un homme aussi maladif), des traces de déclamation se montrent dans le peu qui nous reste de lui. On lui assignerait donc volontiers une place après Crémutius Cordus, et avant Brutidius Niger, mais plus près du second que du premier ; car ce qui nous reste à dire d’un autre de ses ouvrages, peut inspirer de sérieux doutes sur l’esprit dans lequel était rédigée sa grande composition historique.

Aufidius Bassus, dit Quintilien, a heureusement retrouvé le vrai style de l’histoire, surtout dans ses livres sur la guerre de Germanie[24]. Cet éloge est en même temps un témoignage unique ; mais ce qui le rend précieux, c’est le silence de Quintilien sur un ouvrage de Pline l’Ancien, dont son neveu nous parlé en ces termes : Mémoires militaires sur la Germanie, en vingt livres, comprenant toutes les guerres que nous avons faites avec les Germains. Il en commença la rédaction pendant sa campagne dans ce pays, sur l’avertissement d’un songe : l’ombre de Drusus Néron, conquérant et vainqueur de la Germanie, lui était apparue pendant son sommeil.

Or, suivant nos calculs, en 810, époque de cette campagne de Pline, Aufidius avait déjà écrit ses livres belli Germanici. D’où vient donc, d’un côté, le silence de Pline le Jeune sur cet ouvrage d’Aufidius, de l’autre, celui de Quintilien sur l’ouvrage de Pline l’Ancien ? Je crois l’apercevoir. Si Drusus apparaît en songé au lieutenant de Néron pour lui recommander sa mémoire, c’est que l’histoire des guerres de Germanie était à recommencer après le livre d’Aufidius ; c’est que ce livre valait plus par là forme que par le fond. Cette réparation presque solennelle envers un grand nom insulté, ne convient pas mal aux commencements du règne de Néron. L’éloge d’un ouvrage menteur, mais élégant, s’explique facilement de la part d’un flatteur de Domitien.

Ainsi on voit qu’il est inutile de supposer, comme l’ont fait quelques historiens de la littérature, deux personnages du nom d’Aufidius Bassus : le premier, historien contemporain d’Ovide, et mort à une époque inconnue ; le second, fils du premier, mort entre 58 et 61 de notre ère. Aucun témoignage positif n’autorise cette division ; et l’on a fort abusé de ce moyen de résoudre les difficultés chronologiques.

Quant à la famille et à la naissance d’Aufidius, nous n’en pouvons rien dire de certain. Le prénom de Titus, que lui donnent quelques éditions du dialogue de Claris oratoribus, est très incertain ; celui de Cnœus aurait peut-être plus d’autorité, si l’on pouvait prouver que notre historien descendît de Cnœus Aufidius, contemporain de Cicéron, et dont le fils adoptif, Cn. Aurelius Orestes, fut consul en 682[25].

 

SECTION IV — M. SERVILIUS BUFUS NONIANUS.

On sait peu de chose de cet historien, mais du moins ce qu’on en sait n’est pas sujet à controverse, et mérite d’être résumé ici, d’abord parce qu’il nous importe de ne pas rompre le fil qui nous dirige à travers tant de monuments perdus ; ensuite, parce qu’un heureux hasard nous permet de remonter dans la généalogie de Servilius, jusqu’à l’époque même qui fait le sujet de notre travail ?[26]

La célébrité de sa famille commence au sénateur Nonius ; fils d’un certain Nonius Struma, proscrit par Antoine l’an 711 de Rome, pour une émeraude unique dont il était possesseur. Ce Nonius prit la fuite avec son précieux trésor, et les paroles de Pline à ce sujet nous laissent supposer qu’il échappa au fer des triumvirs. Quoi qu’il en soit, Nonia sa fille épousa un M. Servilius, consul l’an de Rome 755 ; par un de ces retours de fortune si fréquents dans un siècle de révolution, le gendre d’un proscrit était devenu le favori d’Octave. Au reste, ce consulat, qui dura seulement jusqu’aux kalendes de juillet, est signalé dans l’histoire par un incendie du temple de Cybèle, dont Valère Maxime nous a conservé la date et le souvenir (I, 8, 11). Trente-deux ans plus tard, nous trouvons sur les fastes consulaires M. Servilius Rufus Nonianus, fils du précédent et de sa femme Nonia. C’est à ce consulat que se rapporte la merveilleuse histoire d’un corbeau solennellement pleuré et enterré par le peuple romain, selon le récit de Pline, qui paraît avoir puisé ici dans le journal de la ville (X, 60). L’an 798, nous retrouvons Servilius Nonianus à Rome, parmi les protecteurs de Perse, qui l’honorait et le respectait comme un père[27]. Probablement il n’était pas encore connu comme historien ; car Tacite nous apprend (Ann. XIV, 19) qu’il brilla longtemps au barreau avant d’écrire l’histoire. Servilius, comme tant d’autres, se sera, par prudence, abstenu d’écrire sous les règnes de Tibère et de Caligula ; et c’est seulement sous un empereur historien[28] qu’il entreprit de raconter l’histoire de son temps. Au moins voit-on, par une anecdote que Pline le Jeune a citée (Ép. I, 13), que Claude, empereur, honora un jour de sa présence une lecture de Servilius Nonianus. Arrivé au plus haut degré de considération, princeps civitatis, comme l’appelle Pline l’Ancien, Servilius Nonianus mourut en 61, au rapport de Tacite. On ignore quelle époque comprenait l’ouvrage historique qui lui a valu une place auprès de Tite-Live et d’Aufidius Bassus. Quant au mérite et à la forme de ce livre, Quintilien et Tacite[29] nous fournissent deux indications précieuses, l’un en plaçant Servilius Nonianus après Aufidius Bassus parmi les auteurs dignes d’être imités, l’autre en opposant ces deux noms à ceux des annalistes Varron et Sisenna. Mais, en tout cas, il nous importe de faire remarquer ici que Servilius Nonianus doit compter parmi les auteurs les mieux placés pour connaître et le gouvernement triumviral et les origines du principat. Fils d’un consul sous Auguste, petit-fils d’un sénateur proscrit par Antoine, ses traditions de famille étaient elles-mêmes des faits historiques qui devaient trouver place dans son livre. Seulement, il faut l’avouer ; le consulat exercé sous Tibère sera toujours, pour un historien, une mauvaise recommandation auprès de la postérité.

 

SECTION V — ASCONIUS PEDIANUS.

Il serait facile de multiplier ici, par des conjectures plus ou moins sérieuses, la liste des auteurs qui pouvaient fournir des documents indirects à l’histoire d’Auguste. A juger par l’exemple de tous les historiens qui nous restent de l’époque impériale, il est peu d’ouvrages en ce genre qui n’aient pu avoir pour nous quelque utilité. Ainsi les mémoires de Corbulon, les ouvrages de Cluvius Rufus, de Fabius Rusticus, nous offriraient aujourd’hui, peut-être, des renseignements curieux, quoiqu’on ne les trouve pas cités pour des dates antérieures aux règnes des derniers Césars.

Mais, sans nous arrêter à des inductions fugitives, il est un auteur contemporain de tous ceux qui précèdent, connu par des travaux d’une spécialité fort étroite en apparence, et qui cependant doit trouver place dans notre revue : c’est Asconius Pédianus, le commentateur de Cicéron[30].

Né comme Sénèque au commencement de l’ère chrétienne, probablement dans la patrie de Tite-Live, il écrivait, sous-le règne de Claude, quelques-uns de ses précieux commentaires, dont malheureusement il ne reste aujourd’hui que des lambeaux. Outre l’avantage d’être le compatriote, l’élève peut-être, du grand historien dont il invoque plusieurs fois l’autorité, Asconius est surtout recommandable par une profonde connaissance de l’histoire romaine d’après les sources les plus pures ou du moins les plus riches, d’après le Journal de home, les ouvrages de Salluste, de Tite-Live et de Fenestella. Comme Sénèque, il avait vu disparaître peu à peu, sous le règne de Tibère et de ses successeurs, les formes, si respectées par Auguste, de l’ancien gouvernement. Quelques faits, épars çà et là dans ce qui nous reste de ses commentaires, montrent suffisamment combien d’occasions se présentaient à lui de comparer la république à l’empire, et d’éclairer l’histoire d’une époque par celle de l’autre.

Asconius est encore un guide sûr et bien instruit pour la topographie de l’ancienne Rome, et, sous ce rapport, ses livres combleraient sans doute bien des lacunes, que l’insouciance presque systématique des historiens a laissées dans le tableau de la vie des Romains. Mais sur ce point, comme sur tant, d’autres, ce que les débris de ses commentaires nous apprennent le mieux, c’est l’étendue de nos pertes[31].

 

SECTION VI — C. LICINIUS MUCIANUS.

Malgré bien des fautes, le règne de Vespasien est encore un des plus honorables que présentent les annales de l’empire romain. Il est surtout signalé par de grands efforts pour rendre à l’histoire son ancienne dignité. Nous avons essayé plus haut d’apprécier l’influence d’Auguste sur les lettres en général et sur l’histoire en particulier. Depuis cette époque, la corruption avait été croissant ; l’adulation n’était pas seulement dans les livres, elle envahissait les monuments publics, les inscriptions ; les fastes, les dépôts les plus sacrés de la vérité historique. Une des premières occupations du sénat sous Vespasien fut de nommer des commissaires pour mettre fin à ce désordre[32]. Vespasien lui-même devait bientôt restaurer le Capitole, incendié pour la seconde fois pendant les guerres civiles, et y replacer les exemplaires de plus de trois mille actes officiels, relatifs à la politique, à la religion et à la vie civile des Romains. Cet immense travail, si brièvement indiqué par Suétone (Vespasien, 8), a trouvé récemment un appréciateur trop habile pour qu’il soit nécessaire de nous y arrêter longtemps[33]. Mais nous devons une attention particulière à deux auteurs qui ont écrit : sous l’influence de la dynastie flavienne, et qui représentent assez bien cette nouvelle tendance de l’histoire vers une étude plus curieuse des documents originaux : je veux parler de Mucien et de Pline.

Lors de l’avènement de Vespasien, le Journal de Rome comptait environ deux cents ans d’existence. Il devait former déjà un recueil considérable, fort difficile à compléter pour les bibliothèques particulières, et, de plus, chargé d’inutilités de tout genre. Tandis que Vespasien faisait restaurer les tables de marbre et d’airain, Licinius Mucianus, bien connu d’ailleurs par son active intervention dans les affaires politiques de ce temps, rédigea ou fit rédiger une collection d’extraits empruntés aux journaux, aux registres des tribunaux, aux recueils de lettres, aux commentarii causarum des orateurs les plus célèbres[34]. Il remontait jusqu’aux plus brillantes époques de la république, et probablement il embrassait toute la période du principat. Mucien avait, pour réussir dans ce travail, toutes les ressources possibles : bibliothèques, monuments, archives, tout lui était ouvert. Aussi avait-il déjà rempli huit livres d’Acta et trois de lettres, l’an 75 de notre ère, époque de la conversation que Tacite raconte dans le dialogue sur les Orateurs célèbres. On ignore quelle suite eut cette entreprise, dont ou trouverait difficilement un second exemple dans toute l’histoire ancienne.

Il est du moins vraisemblable que Pline l’Ancien s’en servit pour la rédaction de son Histoire naturelle. Il nomme parmi ses autorités, il cite souvent, et même avec une sorte de complaisance, dans le courant de son livre, Mucien trois fois consul[35], addition que le rapprochement de quelques dates explique facilement : car le troisième consulat de Mucien est précisément de l’année qui précède la dédicace et la publication de l’Histoire naturelle ; et Pline, qui ne ménage pas les flatteries envers ses protecteurs, comprenait certainement, dans son respect pour la famille impériale, l’Homme auquel cette famille devait presque l’empire. Quoi qu’il en soit, parmi bien des citations relatives à des curiosités de la nature, et à des faits que Mucien avait pu observer pendant son séjour ; en Orient, on aperçoit dans Pline quelques traces d’emprunts faits à la collection dont nous venons de parler. Ainsi, une lettre de Cassius de Parme à Antoine (XXXI, 8) se classe naturellement au nombre des curiosités indiquées par Tacite. Il en est de même de l’anecdote que Pline paraît puiser dans quelques lettres ou discours adressés par un certain Tergilla au fils de Cicéron (XIV, 28).

On pourrait étendre ces conjectures à certains fragmentas cités par d’autres auteurs que Pline. Quand Aulu-Gelle transcrit la réponse de Scipion l’africain aux insolentes accusations du tribun Nævius (IV, 18. Cf. XXXVIII, 51), bien que le fait soit d’une date antérieure à la fondation du Journal de Rome, la naïveté archaïque de l’expression est si parfaitement conservée dans ce texte, qu’il est difficile de ne pas le croire emprunté à quelque ouvrage contemporain, ou, ce qui revient au même, à un recueil comme celui de Mucien. Quand un grammairien du quatrième siècle rapporte textuellement une ligne du testament d’Auguste[36], admettra-t-on qu’il en eut sous les yeux quelque copie séparée ? N’est-il pas plus simple de supposer qu’une pièce qui intéressait si vivement le peuple romain fut insérée dans les Acta, et que de là elle put passer dans le recueil de Mucien ? J’assignerais volontiers la même origine à la citation que fait Quintilien de plaidoyers prononcés devant C. César et les triumvirs, pour des citoyens du parti opposé[37]. Mais il faut s’arrêter.

 

SECTION VII — C. PLINIUS SECUNDUS.

Je n’ai pas à répéter ici tout ce que l’on sait sur la vie politique et littéraire de Pline l’Ancien ; il faut toutefois remarquer le bonheur qu’a eu cet écrivain de passer ses plus laborieuses années sous le règne d’un empereur ami des lettres, protecteur judicieux des recherches historiques, historien lui-même ; car Vespasien avait écrit des mémoires que Josèphe cite plusieurs fois, et dont une grande partie doit se retrouver dans le récit de cet auteur sur les guerres de Judée[38]. En outre, à cette époque, la famille des Césars venait de s’éteindre, et ainsi étaient rompues pour l’histoire toutes les traditions de la flatterie. Pline a donc pu lire et apprendre beaucoup ; et, comme historien, il a pu traiter avec liberté au moins toute la dynastie des Jules. C’est un avantage que Sénèque n’a pas toujours, bien qu’on s’aperçoive peu de la gêne imposée à sa franchise de philosophe.

Tous deux également instruits sur le siècle d’Auguste, Pline et Sénèque diffèrent d’ailleurs beaucoup par la nature de leurs souvenirs. La raison en est simple. Pline n’a point à courir après l’anecdote pour justifier quelque thèse de morale. Il fait tout simplement l’inventaire de la civilisation contemporaine, tantôt marquant d’un trait de scepticisme les vains efforts de l’homme contre la toute puissance de la nature, tantôt s’arrêtant avec- admiration devant les progrès de l’industrie et de l’art ; tour à tour censeur ou panégyriste éclairé des hommes et des grands exemples.

Voilà pourquoi son livre, si étranger en apparence à l’histoire d’un temps déjà éloigné, mérite cependant une place dans notre Examen. L’Histoire naturelle, en effet, donne beaucoup plus que ne promet son titre ; surtout dans le sens que lui prêtent vulgairement les lecteurs français ; elle embrasse le résumé de toutes les sciences, de tous les arts, avec une foule de digressions instructives sur les personnes et les institutions. Ainsi, à l’occasion des métaux et de leurs usages, elle nous apprend plusieurs faits du plus haut intérêt pour la numismatique ; ailleurs ce sont, au sujet des différentes espèces d’anneaux, de longs détails sur l’ordre des chevaliers[39] ; ailleurs, la mention des cachets nous vaut quelques renseignements précieux sur l’administration de l’Italie par Mécène, en l’absence d’Octave. Souvent même les renseignements épars dans ces diverses digressions forment sur quelques parties de l’histoire un ensemble assez complet. Ainsi Pline est, après Strabon, le premier écrivain ancien où l’on puisse étudier dans toute sa grandeur l’aspect extérieur, les divisions, les ornements de cette Rome jadis si modeste, devenue si opulente sous Auguste, si cruellement ravagée sous Néron, et qui sortait enfin de ses ruines, grâce à l’activité de Vespasien ; en particulier le forum d’Auguste ; les aqueducs, les portiques octaviens avec leur bibliothèque publique, les colonnes et les curiosités de tout genre dont les avait enrichis la munificence de l’empereur. Pline seul nous a donné, sur la superficie de Rome et de ses faubourgs, les mesures vérifiées et commentées avec une sagacité admirable par Fabretti[40] ; seul il nous a donné le nombre des quartiers dans la division établie par Auguste[41]. Les immenses travaux de l’édilité d’Agrippa, les progrès du luxe dans les matières de construction ; tant de traits qui font connaître les mœurs, les arts et le commerce, trouvent une place dans l’encyclopédie de Pline, et n’en auraient pas eu dans les ouvrages d’un annaliste. Tacite eût-il jamais raconté que, sur la frontière de Germanie, les chefs d’auxiliaires à la solde de Rome faisaient avec leurs soldats la chasse à une espèce d’oies sauvages dont la plume servait à remplir des oreillers pour l’usage du soldat romain (X, 27) ? Tacite fût-il descendu jusqu’à nous apprendre que la peau du hérisson était dans l’empire romain l’objet d’un commerce immense ; que les désordres introduits par le monopole dans ce commerce avaient de tout temps éveillé la sollicitude du gouvernement, et que sur aucune matière il n’existait plus de sénatus-consultes[42] ? A juger par ce dernier trait, on doit craindre que la collection de Vespasien dans le Capitole ne fût bien incomplète ; car trois mille tables ne peuvent représenter qu’une faible partie des lois, des traités, des décrets que la république et l’empire avaient tant multipliés.

Voilà deux exemples frappants de ces révélations qu’il ne faut guère demander à la gravité des historiens. Au contraire, Pline, par nécessité autant que par goût, ne connaît point de petit détail, point de monument qui ne mérite d’être cité, quand il est véridique. Outre les Actes du peuple, on voit qu’il avait lu beaucoup de mémoires historiques, depuis ceux d’Auguste jusqu’à ceux d’Agrippine et de Corbulon ; les lettres, les édits d’Auguste empereur, les mémoires géographiques d’Agrippa, au moins un discours du même (et c’est le seul dont le souvenir se soit conservé), sur la manière d’utiliser les objets d’art ; le compte rendu de son édilité, où Frontin puisait peut-être quelques années plus tard. Malgré l’immense quantité de faits recueillis dans l’Histoire naturelle, Pline n’est pas toujours un simple compilateur ; il sait juger aussi quelquefois : par exemple, dans les résumés de quelques biographies importantes, comme celles de Cicéron, d’Agrippa, d’Auguste, dans la dernière surtout[43], qui contient plusieurs traits inconnus d’ailleurs ; et qu’on peut encore compléter par une foule d’anecdotes sur le ménage ; les maladies[44], les petites superstitions de l’empereur ; sur sa table, sur sa toilette, sur son luxe public et sa simplicité privée ; enfin, sur quelques personnages de sa famille ou de sa cour, comme Livie, la première Agrippine, la première Julie, M. Lollius, le gouverneur du jeune C. César ; Tarius Rufus, soldat de fortune, enrichi par son maître, et même élevé jusqu’au consulat, mais qui se ruina bientôt dans des entreprises agricoles.

En résumé, après les historiens proprement dits, Pline est l’auteur qu’il importe le plus de consulter, non seulement sur les personnages politiques de ce temps, mais encore sur des personnages secondaires quelquefois inconnus d’ailleurs, et sur une foule de faits généraux qui servent à composer le tableau du grand siècle. Ainsi qu’on l’a déjà observé, l’aspect le plus intéressant du règne d’Auguste n’est pas l’aspect dramatique. L’organisation pacifique de la conquête fut l’œuvre principale d’Auguste, comme l’abaissement de l’aristocratie et le triomphe du peuple avaient été l’œuvre de César. Or, c’est Pline surtout qui nous montre et la grandeur de l’empire, et la complication des ressorts qui le faisaient mouvoir, tous les principes de corruption qui le travaillaient à l’intérieur, et toutes les ressources dont l’administration impériale disposait contre les dangers du dehors et ceux du dedans. C’est chez lui qu’on peut le mieux suivre dans les différentes branches de la vie publique les progrès ou la décadence de Rome. Mais pour cela il ne faut se borner ni aux anecdotes, ni aux portraits, ni aux résumés biographiques ; il faut savoir apprécier certains faits qui ne portent ni date ni nom. Je n’en citerai qu’un exemple pour finir, l’histoire de la propriété territoriale en Italie et dans les provinces, esquissée avec une énergique précision au commencement du dix-huitième livre, et terminée par ce trait expressif : Verum confitentibus latifundia perdidere Italiam, jam vero et provincias. Le mal s’était consommé sous les yeux de Pline ; mais la transformation de la république en monarchie avait surtout contribué à le rendre incurable : sous Auguste, Horace en signalait déjà les symptômes. Remarquons d’ailleurs que, sur de tels sujets, Pline prononce avec toute connaissance de cause. Si dans l’histoire des arts[45] il se trompe souvent, faute de goût et d’études spéciales, en fait de statistique le savant qui fut consul, général d’armée, commandant d’une flotte, garde une incontestable autorité, et l’on ne s’étonne pas de voir son témoignage confirmé par les plus authentiques monuments de l’Italie ancienne[46].

 

SECTION VIII — FLAVIUS JOSÈPHE.

Quelques villes de l’Italie, quelques provinces de l’empire ont eu leurs annales ou leurs historiens indigènes[47]. Mais la littérature latine n’offre peut-être pas un seul auteur qui ait consacré sa plume à l’histoire des vaincus.

Malgré son mépris pour les barbares, la Grèce était plus généreuse ; non seulement elle souffrait volontiers qu’Hérodote écrivît les antiquités de la Perse ou de l’Égypte, quand ces deux pays jouaient un si grand rôle dans les affaires politiques du monde, mais encore elle semblait aller au-devant des peuples les moins connus, pour donner à leurs actions la publicité de sa langue immortelle. Tel est, pour ne citer qu’un exemple, l’esprit du grand ouvrage d’Aristote sur les Républiques, où pas un État du monde ancien ne fut volontairement oublié. Cela nous explique aussi comment les Grecs furent les premiers, ou du moins parmi les premiers historiens de Rome. Rome au contraire, dans l’ivresse de ses succès, oublie trop souvent de rendre justice aux peuples dont elle triomphe ; et à l’ambition de tout vaincre elle ne joint pas le respect pour des défaites souvent glorieuses. Cicéron avait eu le projet de mêler l’histoire de la Grèce à celle de sa patrie ; mais ce projet était resté sans exécution[48]. Avant le règne d’Auguste, un Romain ne pouvait lire en latin les annales de Carthage, de l’Égypte, de l’Asie, antérieurement à la conquête. Trogue Pompée essaya le premier de réparer cette grande injustice ; mais il laissa bien des lacunes dans le plan qu’il s’était tracé, et d’ailleurs l’informe abrégé de Justin nous a dérobé la plus précieuse partie de ses recherches. Depuis Trogue Pompée (car on ne peut compter Claude[49]), il ne parait pas que l’histoire ait de nouveau essayé d’étendre son domaine. Ce n’est que par accident qu’on trouve çà et là dans les auteurs latins de ce siècle quelques aperçus intéressants sur les antiquités des nations étrangères. Ainsi Tacite, dans la vie d’Agricola, comme jadis César dans les mémoires de sa campagne des Gaules, a jeté un coup d’oeil rapide sur la Bretagne et ses habitants avant et depuis la domination romaine. Mais combien ces pages sont insuffisantes, même avec les autres fragments de récits épars dans les Annales, dans les Histoires ! Cependant les peuples du Nord ne sont pas les plus dédaignés par ceux qui distribuent la gloire. Un livre de Strabon, quelques chapitres de Pline et de Pomponius Méla, des inscriptions nombreuses, mais suspectes, contiennent à peu près tout ce qu’on peut savoir de l’Espagne sous Auguste. Il y a dans l’Italie même tel peuple qui n’est cité qu’une fois sur les fastes triomphaux de Rome, et qui pourtant a fleuri deux siècles par les beaux-arts et nous a rendu, après de longues années d’oubli, d’admirables monuments de sa civilisation[50].

Ces réflexions nous sont naturellement suggérées par les ouvrages de Flavius Josèphe.

De toutes les nations asiatiques soumises à l’empire de Rome, les Juifs étaient les plus haïs et les plus mal connus.

Les Romains comprenaient peu cet esprit de nationalité intraitable, qui faisait le principal caractère du peuple juif ; comme jadis, au temps du vieux Caton, ils ne pouvaient supporter qu’on prétendît être plus fier qu’eux[51], et regardaient avec étonnement la fureur de ces hommes qui référaient la mort à l’esclavage, parce que l’esclavage entraînait l’apostasie, ou du moins entravait la pratique du vrai culte[52]. Aussi doit-on s’attendre à trouver pour lui peu d’indulgence chez les historiens latins. Suétone et Tacite, quand ils daignent en parler, ne les nomment qu’avec mépris ou colère.

Cela seul suffirait pour nous intéresser d’avance aux récits d’un Juif qui, né quelque temps avant la mort de Tibère, mêlé depuis aux sanglantes discordes de la patrie, pouvait mieux qu’aucun autre réhabiliter dans l’histoire ses malheureux concitoyens. Cet homme d’ailleurs appartient à une nouvelle école historique, dont nous avons déjà signalé les tendances. Le besoin de tout prouver à des lecteurs incrédules le force de transcrire souvent des pièces justificatives, que Tacite, à sa place, eût à peine indiquées. Or le prisonnier de Vespasien, depuis ami de la famille Flavia, dont il avait même pris le nom, le savant dont les ouvrages étaient placés dans les bibliothèques publiques[53] ; par ordre même et avec le cachet de l’empereur, avait toutes les ressources possibles pour bien connaître et pour raconter les relations politiques de Rome et de la Judée. Comme Pline et Mucien, il puisa librement sans doute dans les archives restaurées du Capitole les décrets et les lettres officielles qu’il intercale en tout ou en partie dans sa narration[54].

Malheureusement, il faut l’avouer, la lecture des livres de Josèphe dissipe ces préjugés favorables. L’historien des Juifs est trop Romain par ses affections politiques, trop Grec par l’habileté mensongère de son talent oratoire, pour mériter longtemps la confiance qu’il inspire dès le premier abord, et l’intérêt particulier qui s’attache â son rôle d’écrivain national. Dans la première partie de ses Antiquités judaïques, il est convaincu par la Bible même d’avoir altéré les faits en rhéteur ; et, dans la seconde, pour laquelle ce contrôle nous manque, il demeure suspect des mêmes contrefaçons. L’analyse ou même l’insertion des pièces officielles, que souvent il prodigue, ne suffit pas toujours pour nous rassurer sur sa bonne foi. Par une singulière fatalité, soit négligence de l’auteur lui-même, ou de ses copistes et de ses secrétaires (car il en avait[55]), presque tous ces documents offrent des indices de falsification. Un savant a entrepris de commenter, entre autres, les plus anciens décrets des Romains en faveur des Juifs[56], avec une confiance presque sans réserve dans le témoignage de l’historien. Rien de plus fâcheux pour l’honneur de Josèphe que ce commentaire apologétique. Krebs est obligé de convenir que Josèphe se trompe et se contredit grossièrement sur le pontificat de Judas Macchabée[57] ; qu’il transpose au règne d’Hyrcan II un décret qui se rapporte au règne d’Hyrcan Ier[58] ; qu’il place sous la date du Ve consulat de César un autre décret antérieur de deux années à cette date[59], ou que d’un seul décret il en fait deux[60] ; enfin, qu’il altère et mutile, en les abrégeant, ces pièces authentiques, de manière à les rendre souvent méconnaissables. Krebs n’a pas poussé son examen jusqu’aux documents du règne d’Auguste ; il n’a pas même épuisé ceux que renferme le dixième chapitre du XIVe livre des Antiquités judaïques, où l’auteur en a transcrit plus de vingt, soit traduits du latin, soit originairement écrits en grec. Ces pages lui eussent offert des difficultés inextricables, et des désordres de rédaction qui bravent tous les efforts de la critique. Pour citer quelques exemples, les paragraphes 13, 16 et 19 de ce chapitre contiennent évidemment, 1° les fragments d’un sénatus-consulte porté sous les consuls Lucius Lentulus et Caïus Marcellus, l’an de Rome 704, en faveur des Juifs d’Asie ; 2° des fragments de lettres ou décrets, par lesquels des gouverneurs romains en Asie font part à leurs administrés du décret rendu en leur faveur. Mais tout est déplorablement, brouillé dans le texte, tel que nous le lisons aujourd’hui. Josèphe vient de transcrire, § 10, un sénatus-consulte porté après la mort de César, sur la proposition de Publius Dolabella et de Marc-Antoine, consuls (an de Rome 709), en réponse à une ambassade du grand prêtre Hyrcan ; puis, § 12, une lettre de Dolabella, devenu proconsul d’Asie, en réponse à une ambassade du même Hyrcan, et par laquelle il exempte les Juifs du service militaire (apparemment dans les armées romaines), et leur confirme le droit de vivre selon leurs lois et usages nationaux. On lit ensuite : Voilà ce qui fut accordé par Dolabella à nos concitoyens, sur la demande des ambassadeurs d’Hyrcan. Mais[61] Lucius Lentulus, consul, a dit : Du haut de mon tribunal j’ai délivré du service militaire les Juifs citoyens romains (mot à mot, concitoyens des Romains, πολίτας Ρωμαίων), par respect pour leur religion, le 12e jour avant les calendes d’octobre, sous le consulat de Lucius Lentulus et de Caïus Marcellus. Présents (à la rédaction), T. Appius, etc. Suivent plusieurs noms propres répétés au § 19 avec des variantes considérables, puis une lettre de T. Attius Balbus, lieutenant, aux Éphésiens sur le même sujet. Les contradictions et les invraisemblances abondent dans ces vingt lignes : 1° la formule Lentulus a dit, usitée dans les actes grecs[62], mais inconnue aux Romains, et qu’on ne retrouve nulle part dans les traductions grecques de sénatus-consultes qui nous sont parvenus ; 2° Dolabella faisant exécuter comme proconsul, par conséquent l’an 710, puisqu’il était consul l’an 709, un sénatus-consulte de l’an 704, et datant sa dépêche de cette même année 704 ; 3° les Juifs appelés citoyens romains ou concitoyens des Romains, ou, ce qui n’est guère plus naturel, désignés par ces mots πολίτας Ρωμαίων, comme formant dans certaines villes d’Asie un conventus analogue à celui des citoyens romains[63] ; 4° les noms des sénateurs qui assistaient à la rédaction du sénatus-consulte, transcrits d’abord entre une lettre de Lentulus et une autre d’Attius Balbus, puis au § 19, entre deux fragments mutilés de dépêches semblables ; 5° dans cette liste même l’addition du titre de tribun (χιλίαρχος), après deux de ces noms propres, contre l’usage attesté par un assez grand nombre de monuments. L’addition du titre de legatus (πρεσβευτής) au nom d’Attius dans la même liste, s’explique plus facilement par une transposition dans les manuscrits, puisqu’une lettre du même Attius Balbus aux Éphésiens termine ce paragraphe. Il en est de même de plusieurs autres lacunes et d’autres altérations qu’il serait impossible de relever ici, et qui réclament la diligence d’un éditeur. Mais ce qu’il faut nécessairement attribuer à Josèphe ou à des secrétaires inhabiles et négligents, dont il ne surveillait pas assez le travail, c’est le dernier trait que nous allons signaler. Au § 10, le texte du sénatus-consulte rédigé, d’après les intentions de César mort, sur la proposition d’Antoine et de Dolabella consul, se termine par le nom des députés juifs du grand prêtre Hyrcan. L’auteur ajoute immédiatement après : Hyrcan envoya aussi (έπεμψε δέ xαί) un de ces députés vers Dolabella, alors gouverneur d’Asie, pour le prier d’exempter les Juifs du service militaire, et de leur permettre de vivre selon les usages de leurs ancêtres ; et Dolabella ayant reçu la lettre[64], sans même prendre avis de son conseil, ordonna, par une lettre, à tous les Asiatiques, et particulièrement à ceux d’Éphèse, etc. Par où il est clair que l’auteur voit dans la première ambassade et dans la seconde deux faits consécutifs, et ne se doute pas que le Dolabella, consul à Rome en 709, est précisément le proconsul d’Asie (en 710), auquel Hyrcan envoyait un de ses ambassadeurs. Il est douteux que les manuscrits puissent jamais donner raison de pareils désordres.

Josèphe termine ainsi cette série d’extraits confus et mutilés[65] : Il existe beaucoup d’autres décrets analogues du sénat et des généraux romains en faveur de notre peuple, beaucoup de décrets des villes, de réclamations contre les lettres des généraux en faveur de nos droits. Les pièces que nous avons transcrites suffiront au lecteur équitable pour juger notre bonne foi. Dans l’état où elles nous sont parvenues, ces pièces ne suffisent pas sans doute ; on aimerait, dans de pareilles citations, moins de faste, moins d’abondance, et plus d’exactitude. Il nous semble toutefois impossible d’y voir partout un grossier artifice pour surprendre la créance du lecteur. Au chapitre XII du même livre, les lettres d’Antoine aux Juifs et aux Tyriens, à part quelques détails dont la faute peut à bon droit retomber sur les copistes, n’offrent rien qui ne s’accorde avec les événements contemporains, rien qui ne convienne au caractère du triumvir, et même à ces formes de style si cruellement critiquées dans les Philippiques de Cicéron[66]. Le second chapitre du livre XVI nous a conservé un décret et une lettre d’Auguste, qui ne méritaient pas d’être omis sans discussion par Fabricius[67] ; deux lettres d’Agrippa aux Éphésiens et aux Cyrénéens, une de Norbanus Flaccus aux Sardiens ; une de Julus Antonius aux Éphésiens, qui n’a pas échappé à l’attention de M. Weichert, et dont l’authenticité ne semble inspirer aucun doute à cet habile critique[68]. Ces divers textes sont encore incomplets et mal rangés ; mais il serait bien téméraire de les déclarer apocryphes, le premier surtout, dont un exemplaire devait être déposé à Ancyre, dans le temple élevé à Auguste par la communauté des villes d’Asie[69]. Il est vrai, à comprendre d’une seule vue toutes les pièces justificatives répandues par Josèphe dans son ouvrage, on s’étonne un peu de cette sollicitudes des Romains pour un peuple que les écrivains latins nous montrent en général honteux et méprisé ; et c’est là peut-être, sur ce point, la plus grave objection contre l’autorité de Josèphe. Mais on remarque bientôt que l’unité politique de l’empire supposait tolérance et protection de tous les cultes, et que les Juifs n’en pouvaient guère être exceptés. Les guerres de Pompée, et, plus tard, celles de Titus, sans parler des événements secondaires, prouvent que Rome n’avait pas tort de compter sérieusement avec un pareil peuple. On voit d’ailleurs, par quelques décrets d’une authenticité incontestable, tels que les décrets sur les Termesses majores de Pisidie, et sur les habitants d’Astypalée[70], à quels minutieux détails s’avait descendre au besoin la politique du sénat, quand il s’agissait de garantir des intérêts respectables, quoique modestes, et d’assurer à la république d’utiles amitiés. Suétone, auteur grave et impartial s’il en fut ; comme nous le démontrerons plus bas, Suétone, qui nous a parlé de la répugnance d’Auguste pour les rites hébraïques[71], des persécutions de Tibère et de Claude contre les Juifs[72], témoigne qu’à la mort de César les Juifs se distinguaient, parmi tous les étrangers domiciliés à Rome, par l’obstination de leur deuil et de leurs regrets[73]. César avait donc fait beaucoup pour ce peuple, et Auguste n’avait pu en cela oublier complètement la politique de son père adoptif. D’où il résulte avec beaucoup de vraisemblance que les décrets de César et d’Auguste ont, dans Josèphe, un grand fond de vérité historique.

Que si maintenant on prétextait le silence des écrivains contemporains sur ces témoignages de la bienveillance clés Romains pour les Hébreux ; si on ne croyais : point à l’affirmation positive de Josèphe sur l’existence des textes originaux déposés au Capitole, Suétone encore nous aiderait à lé défendre contre ces doutes. On lit dans cet historien que Claude accorda l’exemption des tributs aux habitants d’Ilion, sur une lettre écrite en grec par le sénat et le peuple romain au roi Séleucus, pour réclamer ce privilège en faveur des ancêtres de la nation romaine, recitata vetere epistola grœca (Claude, 25). On voit, en effet, que Claude, l’élève de Tite-Live, l’historien érudit, ne s’était pas montré sévère pour un instrument dont l’original n’existait plus, selon toute apparence, ni au Capitole, ni dans les actes du sénat. A la rigueur, Josèphe pouvait, sans encourir de reproche, ne pas être plus exigeant.

Quant au récit des événements, Josèphe ne cite guère que trois autorités : la première, appréciée plus haut, celle de Nicolas Damascène, courtisan et flatteur d’Hérode (A. j. XVI, 7, 1) ; l’autre, celle d’un certain Strabon de Cappadoce, qui paraît distinct du célèbre géographe[74] ; la troisième enfin, celle des Mémoires d’Hérode. Cela nous explique deux défauts de son histoire : ignorance en ce qui touche les intérêts et la politique des Romains ; exagération vraiment orientale en ce qui intéresse la vanité juive : C’est alors, dit-il quelque part[75], que commence entre les Romains la grande guerre civile après l’assassinat de César par Cassius et Brutus. César avait régné trois ans et sept mois. Sa mort ayant soulevé un grand tumulte, les principaux citoyens prirent chacun le parti qui leur sembla le plus avantageux. Croira-t-on qu’il ait jamais lu Tite-Live[76] ? C’est ainsi, du reste, que Josèphe raconte ou juge la plupart des faits étrangers à l’histoire juive, au moins dans les livres que nous examinons. Une seule chose paraît l’avoir vivement frappé dans la conduite du peuple roi, je veux dire la discipline des camps. Il y a sur ce sujet, dans la Guerre judaïque (III, 5), quelques pages d’un beau caractère, qu’on a souvent citées, et avec raison, mais qu’on aurait dû aussi, pour être juste, rapprocher du VIe livre de Polybe. Josèphe, sans doute, avait pu voir ce qu’il résume avec une précision souvent énergique ; mais Polybe l’a évidemment précédé dans cette profonde théorie de la conquête romaine, et Polybe a sur l’historien juif J’avantage d’un patriotisme plus éclairé. Trop indifférent peut-être pour le sort de la Grèce esclave, il ne se plaît pas cependant à rappeler comme Josèphe l’humiliation de sa patrie ; il subit, il accepte le triomphe des Romains, il ne le bénit pas.

Josèphe, il est vrai, prend sa revanche, mais d’une façon singulière, en exaltant par des hyperboles de rhétorique la gloire des rois, des généraux et des prêtres juifs. Une seule fois il lui arrive d’opposer, au témoignage des Mémoires du roi Hérode l’explication moins favorable que lui fournissaient d’autres récits de la mort d’Hyrcan (A. j. XV, 6, 3). Mais la vanité d’Hérode gagne un peu l’historien, quand il nous dit gravement qu’après Actium, l’allié fidèle d’Antoine inspira plus de crainte qu’il n’en ressentit lui-même[77], et que César crut la victoire mal assurée, tant que son rival garderait un pareil ami. L’entrevue de César et du prince juif est racontée sur le même ton d’emphase. Après cette réconciliation solennelle, les progrès du crédit d’Hérode auprès de son nouveau maître sont un peu trop rapides pour être vraisemblables ; et Suétone, chroniqueur si exact du palais impérial, aurait souri peut-être, s’il eût jamais lu dans Josèphe qu’Hérode était, après Agrippa, le meilleur ami de César, et, après César, le meilleur ami d’Agrippa[78]. L’emphase augmente encore, et va jusqu’à la naïveté, dans la description des magnificences royales d’Hérode. Josèphe s’en est peut-être aperçu lui-même ; car, dans ses Antiquités judaïques, il a supprimé quelque chose de ce luxe d’hyperboles maladroitement prodiguées dans la Guerre judaïque[79].

Mais ceci nous conduit à une observation plus générale, et non moins importante. Les ouvrages de Josèphe contiennent deux rédactions souvent diverses, quelquefois semblables, des événements du règne d’Auguste ; la plus ancienne, dans la Guerre judaïque, est ordinairement plus sommaire en ce qui concerne l’histoire intérieure de la Judée ; elle rappelle en quelques mots la mort d’Aristobule et celle d’Hyrcan, exposées avec de longs détails dans les Antiquités judaïques ; mais elle offre un tableau développé des déchirements domestiques de la famille d’Hérode, et surtout de la tragique aventure de Mariamne. Il semble que l’auteur ait eu l’intention de compléter, dans le second ouvrage, les lacunes qu’il avait laissées dans le premier. Est-ce là un bon procédé de composition historique ? Les livres sur la Guerre judaïque ont pour objet de rétablir la vérité, trop souvent altérée par les historiens antérieurs dans le récit des événements militaires dont la Judée, depuis un siècle, était le théâtre[80]. A quoi bon alors de si longues digressions sur les dissensions intérieures de ce pays et de la famille d’Hérode ? A quoi bon ce long récit de la conjuration qui mit fin aux jours de Caligula ? Rédigées dans une autre intention, les Antiquités judaïques admettaient au contraire tous les développements qui pouvaient servir à mieux réhabiliter le peuple juif, ses mœurs et ses institutions, méconnues ou calomniées

c’était là que trouvaient bien leur place tous ces détails de biographie, ces études de caractères auxquelles Josèphe sait quelquefois donner le relief de l’éloquence. Dans ces deux compositions, l’histoire générale de la Judée et l’histoire particulière de ses luttes avec les Romains se confondent sans cesse ; et à tout ce désordre de la narration, l’esprit sophistique ajoute des ornements ou inutiles ou mensongers. Dans la Guerre judaïque, à l’occasion d’une invasion des Arabes, l’auteur met dans la bouche d’Hérode une assez froide allocution aux Juifs. Mécontent de ce premier essai, il l’a remanié dans les Antiquités[81] ; toutefois cette seconde édition n’est guère moins déplacée que la première. Ces sortes de discours d’ailleurs sont rares dans Josèphe ; mais, soit qu’il les emprunte à quelque historien antérieur, comme Nicolas de Damas, soit qu’il les compose lui-même, on s’en passerait volontiers on aimerait mieux qu’il eût employé sa peine à concilier les détails divergents de ses deux récits sur le même épisode. Par exemple, il n’est pas indifférent de savoir si le tremblement de terre qui donna aux Arabes la confiance d’attaquer les Juifs fit périr dix mille personnes, comme il est dit dans les Antiquités, ou trente mille, comme il est dit dans la Guerre judaïque. Sans passer même d’un livre à l’autre, on est étonné de lire, à quelques pages de distance clans le même ouvrage, deux versions assez différentes sur la mort du dernier prince Asmonéen, Antigone, après la prise de Jérusalem[82]. Heureusement il arrive quelquefois que ces incertitudes se corrigent l’une par l’autre, et que la vérité sort de la contradiction. Ainsi Josèphe a beau redire dans ses Antiquités ce qu’il a dit dans la Guerre judaïque sur la tendresse d’Auguste et d’Agrippa pour Hérode[83] ; quand il nous raconte ensuite les longs et pénibles voyages du tyran juif au-devant et presque à la poursuite de son puissant ami, on voit bien que cette prétendue amitié n’était, de la part d’Agrippa, qu’une protection dédaigneuse[84]. En général, c’est dans les derniers livres des Antiquités judaïques qu’on peut juger de l’abaissement où Rome avait réduit toutes ces petites royautés orientales. Il faut lire les voyages d’Hérode et de ses fils en Italie ; ces séances dut conseil privé de l’empereur, où les intérêts de deux rois étaient débattus à huis clos parleurs avocats, quelquefois en leur présence, et se décidaient sans appel par un décret de l’empereur ; ces dispendieuses flatteries prodiguées à César, à ses parents, à ses favoris, par un roi qui épuise ses propres sujets pour répandre l’or sur les avenues du palais impérial, ou seulement dans les villes protégées du maître. Il faut suivre Josèphe dans la description de la nouvelle Césarée, des temples et des jeux consacrés à Auguste[85]. Après la mort d’Hérode (qui pourtant s’était fait autoriser à disposer librement de son empire), il faut voir avec quelle timidité les héritiers de l’usurpateur vont soumettre à la sanction d’Auguste le testament de leur père ; comment Archélaüs reçoit, à titre provisoire, la moitié du royaume, sauf à recueillir un jour une plus large part de l’héritage, s’il la mérite ; comment, sur un simple mot de l’empereur, il revient à Rome pour y subir, sans être entendu, une condamnation qui le relègue dans une ville des Gaules. Alors on comprend de quelle puissance terrible le peuplé romain avait revêtu son souverain représentant, et ce que signifiaient les formes républicaines encore respectées dans la capitale de l’empire. Au temps d’Hérode le Grand, César est bien réellement le maître dit monde. Il a un conseil d’amis, il a des lieutenants et des procurateurs ; un sénat pour consacrer les actes de sa royauté[86] ; mais des collègues, il n’en a pas. Depuis la mort d’Antoine, le sénat. et les consuls ne sont plus en réalité des pouvoirs de l’État. Josèphe, je le sais, écrit lorsque déjà le despotisme militaire a remplacé le règne plus doux et plus légal du principat ; il a pu retoucher ses livres, pendant ces funestes années où Domitien tenait Rome haletante sous de continuelles proscriptions ; et quelque chose de cet esprit monarchique, qui était devenu l’esprit romain, peut se refléter malgré lui dans son récit des dernières dissensions de la république mourante[87]. Mais les faits surtout parlent dans ce récit ; et lors même que l’historien se laisse entraîner par ses habitudes de rhéteur, ou pervertir par des sentiments moins nobles encore, la vérité apparaît toujours derrière ses réticences ou ses hyperboles trompeuses.

Alors sans doute il n’en a point l’honneur, mais le lecteur n’en a pas moins le profit.

Saint Jérôme[88] a comparé Josèphe à Tite-Live ; c’est faire tort au grand annaliste de Rome. Certes, je ne retrancherais pas Josèphe de la liste des historiens grecs, ainsi que l’a fait un critique de nos jours[89] ; ni comme savant, ni comme écrivain, il n’a mérité cette exclusion ; mais je le laisse bien au-dessous des maîtres de l’école classique. Incertain entre le dieu de ses pères et les dieux de Rome, protestant de sa pitié pour les Juifs lorsqu’il flatte leurs bourreaux, Josèphe n’a point cette haute moralité, cette religion du patriotisme, qui nous font, dans Tite-Live, excuser bien des erreurs ou des actes d’injustice. Entouré comme il l’était de précieux secours historiques, et prétendant surtout à l’exactitude contre des adversaires qu’il accuse d’imposture, il n’a pas toujours évité lui-même le soupçon des fautes qu’il leur reproche. Aidé par des rhéteurs et des grammairiens grecs dans là rédaction de ses livres, il y a partout laissé la trace de ces travaux divers et incohérents. Sa narration est tantôt vive et animée, tantôt sèche et froide ; tour à tour minutieuse et prolixe, ou sommaire jusqu’à l’obscurité, elle montre à chaque page l’effort d’un talent vrai, mais incomplet, et gêné dans ses allures. Ce n’est point l’art profond, le ton majestueux de Thucydide ; ce n’est point la noble sérénité de Tite-Live : c’est quelque chose d’inégal et d’inachevé, où se montre à la fois l’embarras de l’homme sans conscience, et de l’écrivain dictant dans une langue qui lui est étrangère. De telles disparates ont donné prise, chez les modernes, aux jugements les plus contradictoires : Josèphe a trouvé des panégyristes et d’ardents détracteurs. Sur ce point, pour parler avec le Vayer[90], je ne voudrais cautionner aucun avis extrême. Je voudrais faire la part des temps, des circonstances, et de l’historien lui-même. Au temps et aux circonstances j’attribuerais de précieux renseignements qu’un Juif, ami de Vespasien, pouvait seul nous fournir ; à l’écrivain, l’élégance et quelquefois la pureté d’un style qui le place au-dessus de Polybe, entre le pur atticisme et l’incorrection du dialecte alexandrin[91] ; au critique, quelques bonnes intentions ; à l’historien prévenu, des erreurs qui sont peut-être des mensonges. Mais sur tout cela je voudrais aussi tenir compte d’un fait trop peu observé : c’est que Josèphe demeura presque inconnu de ses contemporains ; parmi les Grecs, saint Justin et Eusèbe sont les plus anciens garants de sa bonne foi ; et Photius arrive un peu tard pour en juger, bien qu’il pût lire du moins les écrits de son célèbre antagoniste, Justus de Tibériade[92]. Parmi les Latins, Suétone semblé seulement le connaître de nom (Vespas. 3) ; et, avant saint Jérôme, pas un historien romain ne le cite pour le louer ou pour le contredire. Encore est-ce un simple hasard qui subitement, au IVe siècle, attire l’attention des chrétiens sur un auteur peu lu, malgré son importance : quelques lignes sur Jésus-Christ[93], interpolées dans ses Antiquités judaïques ; un témoignage moins suspect sur le recensement de la Judée au temps d’Hérode[94], avaient pris un intérêt particulier au milieu des controverses du christianisme triomphant, mais toujours attaqué.

Ainsi Josèphe, écrivain unique en son genre, et isolé dans son siècle, nous est parvenu seul des historiens contemporains qu’il fait connaître et qu’il prétend réfuter. Il se présente seul, et presque toujours sans contrôle, devant la critique moderne. Quelque jugement qu’on en porte, ses ouvrages resteront donc comme un des plus curieux monuments de l’histoire ancienne. On peut jusqu’à un certain point imaginer ce que devait être un livre perdu de Salluste ou de Tacite : quelle idée aurions-nous aujourd’hui de Josèphe, si nous ne le connaissions que par les informes extraits de Photius ?

 

 

 

 



[1] Il est douteux que Fabianus le Philosophe, l’un des maîtres de Sénèque, ait publié avant le règne de Claude le traité de Politique que Sénèque envoyait à son ami Lulius, vers l’an de Rome 815 (Épist. 100).

[2] Je renvoie, pour la plupart de ces détails sur la biographie de Sénèque le philosophe, et sur la chronologie de ses ouvrages, à l’excellente dissertation intitulée Responsio ad quœstionem ab ordine philosophiœ theoreticœ et litterarum humaniorum, in Academia Gandavensi anno 1825 propositam, etc., Gaudavi, 1827, 124 p. in-4°, par M. Bern. Ten Brink.

[3] De Benef. IV, 36 ; de Provid. 3 ; Épist. 19, 92, 101, 114.

[4] Suétone, Aug. 50 : Le cachet qu'il apposait aux actes publics, aux requêtes et aux lettres, fut d'abord un sphinx... Cf. Pline, H. n. XXXVII, 1.

[5] C. 22 : J'ai parlé jusqu'ici d'un prince; je vais parler d'un monstre... Et il s'en fallut de peu qu'il ne prît aussitôt le diadème et ne convertit l'appareil du souverain pouvoir en insignes de la royauté. Cf. Velleius (II, 89), où il décrit complaisamment les illusions de Rome sur le rétablissement de la république, après la bataille d’Actium.

[6] Quæst. nat. I, 16. La ressemblance des noms a fait insérer dans la vie d’Horace, par Suétone, un abrégé de la hideuse peinture de Sénèque ; et cette interpolation a longtemps fait tort au caractère du poète de Vénuse. Mais après la dissertation de Lessing sur ce sujet, il ne peut rester aucun doute sur la fraude (Voy. plus bas chap. VII, sect. IV, fin de l’article Suétone). Cf. Letronne, Appendice aux Lettres d’un antiquaire à un artiste, p. 55, 57.

[7] Ibid. I, 15. Voyez d’autres exemples dans Valère Maxime, VII, 7, § 3 et 4.

[8] De Ira, III, 40. Cf. de Clem. I, 18. Dion Cassius, 54, 23. Winckelmann (Hist. de l’art, XI, 2, 16) croit avoir retrouvé des traces des piscines de Védius Pollion.

[9] Ce sont précisément ces variations dans la politique et le caractère d’Auguste qui lui ont valu la spirituelle et mordante critique de Julien, dans le Banquet des Césars (p. 309, éd. Lips., 1696, in-fol.).

[10] C. Gracchus, de Legibus promulgatis, ap. Gell. X, 3.

[11] Celle qu’indique Dion Cassius est confirmée par un fragment des Fastes consulaires, qui a été placé à son rang par les derniers éditeurs de ces marbres, MM. Laurent et Baiter.

[12] Voyez plus haut. On ne comprend pas comment Voltaire (Commentaire sur Corneille) a pu révoquer en doute l’aventure de Cinna.

[13] Mémoire sur la lecture du VIe livre de l’Énéide par Virgile devant Auguste et Octavie, par Mongez, t. VII de l’Acad. des inscript., nouvelle série.

[14] Voy. les interprètes ad Tac., Ann. IV, 46 ; VI, 30.

[15] Dion Cassius, 59, 22.

[16] On peut ajouter, pour compléter la liste des renseignements qui nous restent sur Gætulicus, qu’il fut poète lyrique, comme l’étaient tous les gens d’esprit à cette époque ; que ses poèmes sont cités par Martial, Sidoine Apollinaire, et que l’Anthologie nous a conservé, sous son nom ; une douzaine de petites pièces assez ingénieuses, mais qui n’ont aucun rapport avec l’histoire contemporaine (voy. Martial, I, Prœf. Pline, Ep. V, 3. Probus, ad Georq. I, 227. Anthol. Palat. V, 17 ; VI, 154, 190, 331 ; VII, 71, 244, 245, 275, 354 ; XI, 409. Sidoine Apollinaire, Carm. IX, 256).

[17] Sénèq. Suas. VI ; Sénèq. Ep. 30 ; Pline, H. nat., VI, 9. Pline, Ep. III, 5 ; Quintilien, X, 1, 103 ; Tacite, Dial. 23.

[18] Tacite, Ann. VI, 31 ; XIV, 19.

[19] M. Bœhr a donc tort (Gesch. der rœm. Liter. § 201) de restreindre ce travail d’Aufidius Bassus à un récit de guerres civiles, et surtout de considérer Pline comme le continuateur, et de ce récit, et du récit des guerres de Germanie, dont nous parlerons bientôt.

[20] VI, 10 : Universæ Armeniœ magnitudinem Aufidius quinquagies centena millia prodidit (M. Krause, Hist. rom. fr. p. 299, attribue ce fragment au vieil historien Cn. Aufidius). Remarquons que notre Aufidius Bassus n’est pas cité une seule fois expressément parmi les sources de Pline.

[21] Hist. n. II, 83, 105. Cf. Tacite, Ann. 1, 69 ; XIII, 20, XV, 53.

[22] Pline, Ep. III, 6 : Dubii sermonis octo (libros) seripsit sub Nerone, novisissimis annis, quum omne studiorum genus paulo liberius et crectius periculosum servitus fecisset.

[23] Voy. notre Appendice, I.

[24] Quam paulum œtate præcedens eum Bassus Aufidius egregie, utique in libris belli Germanici, præstitit, genere ipso probabilis in omnibus, sed in quibusdam suis ipse viribus minor. X, 1, § 103.

[25] Aux textes déjà cités sur les Aufidius Bassus, ajoutez l’inscription grecque n. 2335 (Cf. 2286) du Corpus inscr. gr. de Bœckh.

[26] Voy. surtout Hardouin, ad Pline, Hist. n. XXXVII, 21. Cf. X, 60 ; XVIII, 5 ; XXIV, 28. Quelques auteurs modernes, Vossius entre autres, écrivent Novianus, au lieu de Nonianus, erreur qui vient, comme on le devine, d’une lettre renversée (u=n).

[27] Suétone, Vita Persii : Coluit ut patrem Servilium Nonianum.

[28] Voyez plus bas, section V.

[29] Quintilien, X, 1, 103. Tacite, Dial., 23.

[30] Voyez J. N. Madvig : De Q. Asconii Pediani et aliorum veterum interpretum in Ciceronis orationes commentariis disputatio critica. Havniæ, 1828, in-12, dont nous n’avons pu consulter l’Appendix critica publiée aussi en 1828, et qui doit contenir, entre autres parties intéressantes, une discussion sur le passage d’Asconius relatif au temple d’Apollon Palatin.

[31] Voyez plus bas, chap. VI.

[32] Tacite, Hist., IV, 40 : Tum sorte ducti per quos redderentur bello rapta, quique æra legum vetustale dilapsa noscerent figerentque, et fastos adulatione temporum fœdatos exonerarent. Cf. plus haut.

[33] M. J. V. Le Clerc, des Journaux chez les Romains, etc.

[34] Tacite, Dial. 37. Passage jusqu’ici trop peu remarqué, et dont M. Le Clerc a fait sentir toute l’importance (l. c. p. 193, 202, 205, 209).

[35] H. N. VIII, 3 ; XXXIV, 17

[36] Carisius, I, p. 80.

[37] IV, 13, 4 : Actiones apud C. Cæsarem et triumviros pro divemarum partium hominibus... Cf. Sénèque, Controv. p. 456, Bip. : Varius Geminus apud Cæsarem.

[38] Josèphe, de Vita sua, § 65, éd. Richter. J’ai cherché vainement la mention de cet ouvrage dans plusieurs historiens de la littérature latine ; je n’oserais pourtant affirmer que l’indication de Josèphe n’ait pas encore été relevée.

[39] XXXIII, 7 et 8 (Cf. Suétone, Auguste, 32). Ces derniers mots : Ab illo tempore plane hoc tertium corpus in republica factum est, cœpitque adjici senatui populoque Romano et equester ordo ; qua de causa et nunc post populum scribitur, quia, novissime cœptus est adjici, ne sont qu’en partie confirmés par les médailles (Eckhel, VI, p. 126). Sur la constitution de l’ordre équestre, et sur ses rapports avec la constitution de l’ordre judiciaire, voyez encore Morcelli, I, p. 91 ; Beaufort, Rép. rom. IV, p. 101 sq., éd. in-12°. Sur le sujet des décuries, voyez les passages cités p. 284 des Reliq. lat. sermonis.

[40] De Aquœd. urbis Romœ diss. III, dont il faut rapprocher maintenant les recherches nouvelles de M. Dureau de la Malle, Économie pol. des Rom. liv. I.

[41] III, 5. Voyez notre Appendice II.

[42] VIII, 56. Voyez aussi au chapitre I, à l’article des édits d’Auguste.

[43] VII, 46. Rapprochez-en un morceau analogue dans l’Émile de J. J. Rousseau.

[44] XIX, 38 (de Lactucis) : Est quidem omnibus natura refrigeratrix, et ideo æstate gratte stomacho fastidium auferunt, cibique appetentiam faciunt. Divus certe Augustus lactuca conservatus in ægritudine fertur prudentia Musæ Medici. Je choisis ce passage parmi plusieurs autres, pour montrer l’utilité du témoignage de Pline même sur des faits déjà connus par d’autres relations. Ces lignes en effet nous expliquent fort à propos les expressions un peu vagues de Suétone (Auguste, 81 : Quia calida fomenta non proderant ; frigidis curari coactus, auctore Antonio Musa) et de Dion Cassius (53, 30) sur cette maladie d’Auguste. Cf. Forcellini, au mot Refrigero, et Horace, Ep. I, 15, 2. Une épigramme de Crinagoras (Anthol. Pal. IX, 419) achève d’éclaircir ce point de la biographie d’Auguste, en nous apprenant qu’après la guerre des Cantabres, et sa maladie à Tarragone (Dion, 53, 25), Auguste avait été prendre les bains des Pyrénées. Le mauvais succès de ce remède, suivi d’une rechute quelques mois après, décida sans doute Antonius Musa à changer le système de son prédécesseur.

[45] Voir surtout, à l’égard de ces erreurs de Pline, le jugement sévère, mais trop souvent juste, d’un artiste habile, de Falconet, dans les notes de sa traduction des livres 34, 35 et 36 de l’Histoire naturelle (réimpr. dans les Œuvres diverses du même auteur).

[46] Voyez surtout l’inscription récemment découverte à Viterbe, et publiée dans les Annales de l’Institut archéologique, t. I, p. 175. D’après ce curieux document, un aqueduc d’environ 6000 pas ne traversait dans son parcours que sept propriétés.

[47] M. Le Clerc : Des Journaux chez les Romains, etc., p. 70-76.

[48] Plutarque, Cicéron, c. 37.

[49] Suétone, Claude, 42 : Denique et grœcas scripsit historias, Τυρρηνιxών XX, Καρχηδονιαxών VIII.

[50] Rapporto intorno i vasi Volcenti... da Od. Gerhard. Roma, 1831, in-8°, p. 98 sqq.

[51] Rhodiepses superbos esse aiunt,... idne irascimini, si quis superbior est quam nos ? Apud Aulu-Gelle VII, 3.

[52] Voyez surtout Josèphe, Antiq. jud., XVI, 1, 1. Cf. XIV, 4, 3.

[53] De Vita sua, § 65.

[54] Ant. Jud. XIV, 10. Il répète la même assertion à la fin de ce chapitre. Cf. XIV, 14, § 5. Du reste, on a plusieurs exemples de lettres officielles ainsi conservées. Voyez Bœckh, Corpus inscr. grœcarum, n. 1543, 2254, 2743, 2852, 2943 ; Orelli, Inscr. lat. 3118 (cf. Maffei, Ist. diplom. p. 23 : Morcelli, I, p. 304), 3119, 750. Quant aux décrets, comptes, traités, et autres actes de ce genre, on sait que l’inscription sur marbre ou sur bronze, aux frais de l’État, en était, pour ainsi dire, la consécration officielle. Sur ce point, le témoignage des inscriptions grecques est surtout explicite. Voyez, entre bien des exemples, les n. 2448, 2671, 2715, 2827. Cf. 2950, 1838, 1842, 1845, 2060, 2061, 2271, 2272, etc. Au n. 1543, il, est question d’un incendie des archives de Dyma en Achaïe. Voyez sur cet usage, le scoliaste d’Apollonius de Rhodes (IV, 480). Cf. Maffei, Istoria diplomatica. Mantoue (1727, in-4°). Parmi les Latins, je ne citerai que Pline, Paneg. 26 ; Cassiodore, Varia, IX, 16, et l’inscription 645 du recueil de Masdeu (Publica pecunia in œre inciderunt), que je crois authentique, mais que je signale pourtant, sous ce rapport, à la sévérité des critiques (Cf. Orelli, n. 956, 1079, 4035).

[55] Contra Apion, I, 9 : Ensuite, dans les loisirs que j'eus à Rome, la préparation de mon histoire entièrement terminée, je me fis aider pour le grec par quelques personnes et c'est ainsi que je racontai les événements pour la postérité.

[56] Decreta Romanorum pro Judœis facta, e Josepho collecta et commentario historico grammatico critico illustrata a Jo. Tobia Krebsio ; Lips., 1768, in-8°. Le P. Gillet, dans sa traduction de Josèphe, beaucoup plus savante et plus exacte, sinon plus française, que celle d’Arnauld d’Andilly, a déjà soulevé avec gravité ce problème de critique. Voyez surtout, t. III, p. 101, Remarque VIII et suiv. sur le livre XIV des Antiquités judaïques. Krebs ne paraît pas avoir en connaissance de ce travail.

[57] Id. ibid. p. 7 : Haud dubie Josephus hic hallucinatus est ; et il le démontre sans réplique.

[58] Id. ibid. p. 110-116.

[59] Id. ibid. p. 168 sqq.

[60] Id. ibid. p. 227 sqq.

[61] Le grec dit un peu moins. Δεύxος δέ x. τ. λ. ... Il est clair que les copistes, ne comprenant rien à ce qu’ils transcrivaient, ont ajouté ce δέ pour lier les deux phrases.

[62] Franz, Elem. epigr. gr. p. 326.

[63] Cette invraisemblance n’a pas échappé au P. Gillet, qui, dans sa note sur le § 14, où la même formule se reproduit, propose de supprimer le mot Ρωμαίων.

[64] Le grec dit : Λαβών γάρ δ Δολxβελλας τά γράμματα. Gronovius, qui a publié pour la première fois cette partie du texte grec, d’après un manuscrit de Leyde, remarque bien qu’il y a évidemment lacune avant le mot λαβών, et qu’en effet la vieille traduction latine ajoute : Quod facilius impetravit. On n’a pas encore tiré de cette traduction tout ce qu’elle peut offrir d’utile pour la correction du texte de Josèphe.

[65] Un certain nombre de ces extraits (depuis le § 9 du chap. X) manquent dans quelques manuscrits, et dans les éditions du texte grec antérieures à celle d’Hudson. Arnauld d’Andilly, qui suivait le texte grec et la version latine de Gélénius, ne les a pas traduits. Voyez la traduction de Gillet, Remarque IX, sur le livre XIV des Antiquités judaïques, et les notes des divers interprètes sur ce chapitre, dans l’édition d’Havercamp.

[66] III, 8 et 9. Dans la lettre à Hyrcan et aux Juifs, Antoine parle de ces crimes.

[67] Notation temporum Augusti, p. 168, 199.

[68] Weichert, de Cassio Parmensi, Excursus V (de Julo Antonio triumviri filio), p. 357.

[69] Un juge spirituel parle de falsification audacieuse à propos d’un décret de Claude (rapporté liv. XX, c. 1, § 2), sous prétexte, 1° que Claude, qui ne prit jamais le titre d’empereur, selon Suétone, s’y déclare empereur ; 2° qu’il se dit consul pour la quatrième fois, lorsqu’il ne l’était réellement que pour la troisième. Or, 1° Suétone dit que Claude prœnomine imperatoris abstinuit, et non pas cognomine, ce qui est fort différent ; et, en effet, dans le texte de Josèphe, le mot αύτοxράτωρ n’est pas placé comme prœnomen, mais comme cognomen (Voyez sur ce point Krebs, l. c. p. 188 sqq.) ; 2° Claude, dans la traduction de Josèphe, ne se dit pas consul, mais bien consul désigné pour la quatrième fois, άποδεδειγμένος, ce qui s’accorde parfaitement avec les autres monuments historiques. On voit, par cet exemple, combien de pareilles questions sont délicates. M. Ph. Chasles pouvait facilement choisir des textes qui auraient mieux justifié ses doutes sur l’autorité de notre historien (de l’Autorité hist. de Flavius Josèphe, Paris, 1841, in-8°, p. 41). J’en dirai autant du P. Gillet, dont les critiques, sur ce point, paraissent avoir induit en erreur M. Ph. Chasles (Voyez Remarque I sur le livre XX des Antiquités judaïques).

[70] V. Latini sermonis reliquiæ, p. 278 et 376.

[71] Auguste, c. 93 : il loua son petit-fils Caius de ce qu'en traversant la Judée, il s'était abstenu de tout hommage religieux à Jérusalem.

[72] Tibère, c. 36. Claude, c. 25. Cf. Tacite, Ann. II, 85.

[73] César, c. 84 : Une foule d'étrangers prirent part à ce grand deuil public, manifestèrent à qui mieux mieux leur douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les Juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son tombeau. Le décret d’un certain Julius Caïus (inconnu d’ailleurs), rapporté dans Josèphe, mentionne en effet la permission accordée par César aux Juifs de Rome d’y célébrer leurs assemblées religieuses : Car lorsque Caïus César, notre général en chef, a interdit par ordonnance la formation d'associations à Rome, les Juifs sont les seuls qu'il n'ait pas empêchés de réunir de l'argent ou de faire des repas en commun. De même moi aussi, interdisant toutes les autres associations, j'autorise les Juifs seuls à vivre suivant leurs coutumes et lois nationales, et à se réunir dans des banquets (Antiq. jud., XIV, 10, § 8).

[74] C’est ce qu’a bien démontré M. F. Lewitz dans une discussion courte et substantielle : Quœstionum flavianarum specimen, Komigsberg, 1835, in-4°.

[75] De Bello jud. I, 11, § 1.

[76] Tite-Live est le seul historien latin qu’il semble connaître ; encore ne l’a-t-il cité qu’une fois, et comme en passant, Antiq. jud. XIV, 4, 3. Ailleurs, il semble quelquefois renvoyer aux historiens latins, mais sans les nommer ; par exemple, Antiq. jud. XIV, 12, 2 ; XVIII, 2, 5 ; X1X, 32. Il les copie certainement, ou il les suit de fort près, dans son récit de la mort de Caligula, où quelques traits rappellent vraiment la manière de Tacite.

[77] Παρεϊχε μέντοι δέους πλέον ή έπασχεν. Par un hasard singulier, le pseudo-Hégésippe ou Josèphe, de Excidio Hierosolymitano (1, 33) semble plus fidèle à la vérité historique, quand il s’éloigne ici du texte grec de Josèphe : Sed major victorem (Hérode avait remporté une victoire sur les Arabes) sollicitudo perculit, ut qui sibi alios subjecerat, non jam de finibus sed de toto regno periculum imminens perborresceret, victo Antonio quem fida sibi amicitia copularat. Mais, sans se soucier d’être d’accord avec lui-même, il ajoute : Denique Augustus Cæsar Actiaci triumphator certaminis, necdum superatum Antonium arbitrabatur, cum Herodes superasset victoriæ. Anxius itaque rex, etc.

[78] Voyez tout le chap. 20 du 1er livre de la Guerre judaïque, et comparez les Antiquités judaïques, XV, 10, 3.

[79] De Bello jud. I, 20. Antiq. jud. XV, 8 et suiv.

[80] Voyez la Préface de Josèphe.

[81] De Bello jud. I, 19. Ant. jud. XV, 5.

[82] Ant. jud. XIV, 10, 4 ; XV, f initio. Cf. de Bello jud. I, 18, 3.

[83] Antiquités judaïques, XV, 10, 3 : En un mot, le bonheur d'Hérode en vint à ce point que des deux hommes qui gouvernaient l'empire si considérable des Romains, César, et, après lui, fort de son affection, Agrippa, l'un, César, n'eut pour personne, sauf Agrippa, autant d'attention que pour Hérode, l'autre, Agrippa, donna à Hérode la première place dans son amitié, après César.

[84] Voyez ibid., tout le chap. 2 du liv. XVI.

[85] C’est seulement après tous ces travaux, qu’Hérode songe à reconstruire le temple du Dieu des Juifs à Jérusalem : tant la divinité de César éclipse déjà toute autre divinité ! il est vrai que les Juifs protestent souvent par la révolte contre ce mépris sacrilège de leur antique religion.

[86] Πρός άφοσίωσιν, comme le dit très bien Photius, résumant ainsi, d’après Josèphe, l’influence romaine en Judée, sous le règne d’Hérode.

[87] C’est par un anachronisme beaucoup moins grave qu’il lui arrive d’appeler Julie la femme d’Auguste vivant, bien qu’elle n’ait reçu qu’après la mort de son mari le titre de Julia Augusta (Antiq. jud. XVI, 5, § 1 ; XVII, 8, § 1. Cf. Marini, Atti dei frat. Arvali, I, p. 78. Gori, Inscr. etr. I, 306. Orelli, Inscr. lat. 613 sq., 1520,  …, etc. Lettonne, Recueil des inscriptions de l’Égypte, t. I, p. 83, 231).

[88] Epist. 22, § 15. cf. l’article consacré à Josèphe dans le Catalogue des écrivains ecclésiastiques, par le même.

[89] H. Ulrici, Charakteristik der antiken Historiographie, Berlin, 1833, in-8°. Le silence de la Harpe doit moins nous étonner ; c’est tout simplement oubli ou négligence.

[90] Jugement sur les anciens et principaux historiens, art. Josèphe.

[91] Voyez Krebs dans les dissertations citées plus haut, passim, et surtout dans l’ouvrage intitulé Observationes in novum Testamentum e Flavio Josepho, Lipsiæ, 1755, in-8°. Cf. Benseler, De Hiatu in script. grœcis (Fribourg, 1841, 8°), I, p. 557.

[92] Myriobiblion, Codex, 33.

[93] Antiq. jud. XVIII, 3, § 3. Fabricius, Schœll et le Lexique de Hoffmann indiqueront de nombreuses discussions publiées sur ce sujet ; il y faut ajouter la VIe Remarque du P. Gillet sur le livre XVIII des Antiquités judaïques.

[94] V. surtout, relativement à la valeur de ce témoignage dans la détermination du commencement de l’ère vulgaire, un excellent mémoire de Fréret : Éclaircissements sur l’année et sur le temps précis de la mort, d’Hérode le Grand, roi de Judée (Mém. de l’Académie des Inscript., t. XXI, p. 278) ; t. XIV de la réimpression in-18 de ses Œuvres complètes) ; le P. Gillet, Remarque V sur le livre XVII, et Remarques I et II sur le livre XVIII des Antiquités judaïques ; et comparez la fin de notre chapitre Ier.