RÉCIT DE LA
PREMIÈRE CROISADE
Jusqu’au point de notre histoire où nous touchons
maintenant, nous avons employé les matériaux rassemblés par nous avec beaucoup
de fatigues et d’efforts pour une période de cent ans, matériaux que nous
avons recueilli et dont nous avons examiné la valeur par des travaux
prolongés. Nous les avons empruntés à des gens qui avaient été les témoins oculaires
des faits consignés dans ce livre, ou qui les avaient entendu raconter dans
les anciens temps, et à ceux aussi qui avaient lu les histoires
contemporaines de ces événements, et des malheurs que notre nation a
soufferts en punition de ses péchés. Bien des fois nous avons réfléchi à la
tâche pénible de retracer les catastrophes des Ages postérieurs, et les
châtiments terribles qu’a éprouvés l’Arménie de la part de la nation chevelue
et abominable des Elyméens (Egh’imnatsik’), de la part des Turcs et de leurs
frères les Romains.
Ces motifs m’ont engagé à méditer sans cesse mon dessein
comme une œuvre grande, et à rechercher comment s’accomplit la destruction de
notre royaume. Après avoir réuni tous les documents, je les ai coordonnés en
conduisant ma narration jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés ici. J’ai
raconté ce que mes recherches m’ont appris sur les trois nations précitées,
sur les patriarches, sur les autres peuples et sur les rois. Les récits que
je vais entreprendre marquent le commencement de notre chute, et embrassent
la suite des événements arrivés du temps de nos pères, dont ils furent bien
des fois les témoins, et qui ont été l’objet de mes continuelles
préoccupations. Je me suis livré pendant huit années à d’incessantes
investigations, et je me suis fait un devoir de les mettre en lumière et de
les consigner par écrit, afin que la mémoire ne s’en efface pas au milieu du
malheur des temps, et subsiste à jamais. C’est pourquoi, moi, Matthieu d’Édesse,
né dans cette ville, e : moine, je n’ai tenu aucun compte de mes peines, et
je n’ai eu d’autre but que de laisser après moi ce livre, comme un monument
pour ceux qui aiment à étudier l’histoire, afin que lorsqu’ils se livreront à
des recherches sur les siècles passés, ils puissent facilement trouver l’indication
des époques, des temps et des catastrophes qui en ont signalé le cours, et
afin que, réfléchissant à ces malheurs, ils se rappellent les fléaux dont
Dieu nous a frappés dans colère, et que nous avons subis à cause de nos
péchée, comme une rétribution infligée par la justice de ses jugements. Les
cala mités que nos fautes ont attirées sur les contrées chrétiennes, les
sévères avertissements que Dieu notre Seigneur nous a donnés en se servant du
bras des infidèles, et les punitions célestes qui nous ont atteints, nous n’avons
pas voulu que le souvenir en fût perdu. Aussi est-il convenable sans cesse et
toujours de prêter l’oreille à ces admonition suprêmes. Le même châtiment s’est
de nouveau appesanti sur nous et se prolonge encore, châtiment que nous avons
subi comme une expiation bien méritée.
Nous avons encore à vous raconter l’histoire de
quatre-vingts années, et à vous faire connaître le résultat des travaux
exécutés par nous, Matthieu d’Édesse, supérieur de couvent.
LXXVII. En l’année 502 (8 mars 1053 - 7 mars 1054), un signe
extraordinaire et effroyable, présage d’extermination apparut, manifesté par
la colère céleste, dans la grande ville d’Antioche. Ce phénomène se montra
dans l’intérieur du soleil, et excita partout la frayeur et l’étonnement il
consterna l’âme des fidèles, car il annonçait le terrible jugement que Dieu
allait faire éclater. Voici ce qui provoqua sa colère. Les Syriens, qui
étaient nombreux à Antioche, possédaient de grandes richesses et vivaient
dans l’opulence et le faste. Leurs jeunes garçons, lors qu’ils se rendaient à
l’église qui appartenait à leur nation, y allaient au nombre de 600, montés
sur des mulets. Les Romains, très jaloux des Syriens, leur avaient voué une
haine implacable. Un des principaux Syriens avait un grand nombre de captifs
: cela occasionna un procès considérable qui fut soumis au patriarche des
Romains. Le Syrien, craignant les chances du jugement, céda aux instances
pressantes qui lui furent faites d’abandonner es foi ; et les Romains ayant
obtenu son assentiment, le rebaptisèrent.
Après avoir ainsi renié sa croyance, il devint l’ennemi
des nobles ses compatriotes. Il en résulta de grands désagréments pour les
Syriens : car ayant entrepris de soutenir chaque jour des controversés contre
les Romains, ceux-ci en vinrent à un tel degré d’impudence, qu’ils perdirent
même la conscience de leurs actions, et que leur patriarche donna l’ordre de
brûler le livre des Evangiles des Syriens. Mais lorsqu’ils l’eurent mis dans
le brasier, une voix sortit du volume divin, qui de lui-même s’échappa des
flammes. Alors ils l’y jetèrent de nouveau, et il s’en échappa également.
Dans leur rage sacrilège, ils l’y précipitèrent une troisième fois, et il en
sortit encore intact. Etant revenus à la charge pour la quatrième fois, le
livre saint prit feu et fut consumé. Ce fut ainsi que le saint Evangile du
Christ notre Dieu fut brûlé à Antioche par les Romains. Le patriarche et tout
son peuple, après avoir quitté le lieu où cette scène s’était passée, retournèrent
à l’église de Saint-Pierre, pleins d’allégresse, comme après une victoire
remportée sur un ennemi redoutable. Lorsqu’ils y furent rentrés, un fracas
horrible retentit dans tout l’édifice, et un violent tremblement de terre
agita la ville entière. Un autre jour le feu du ciel tomba sur Saint-Pierre,
et pareille à une lampe, cette église s’enflamma depuis les fondements jusqu’au
faite ; les pierres mêmes s’embrasèrent comme un monceau de bois ; la fumée s’élevait
jusqu’aux nues. Le sol du sanctuaire s’entrouvrit, et l’autel du saint Sacrifice
fut englouti dans les profondeurs de la terre. La pierre lumineuse que le grand
Constantin avait déposée là avec un présent de 200.000 pesant d’or, et qui
était placée au-dessus de l’autel pour éclairer pendant la nuit, tomba à
terre, et il fut impossible de la retrouver. Quarante
autres églises appartenant aux Romains furent consumées par la foudre avec
Saint-Pierre, tandis que celles des Arméniens et des Syriens n’éprouvèrent
aucun dommage. Frappés de stupeur, tremblante et plongés dans la consternation,
les habitants se mirent en prières, et adressèrent à Dieu des supplications
accompagnées de larmes et de soupirs abondants. Le patriarche sortit suivi
des prêtres, des diacres, des clercs et d’une foule pressée d’hommes, de
femmes, de vieillards et d’enfants. Ils parcoururent la ville revêtus de
leurs ornements sacerdotaux, et tenant à la main les objets les piu vénérés
du culte. Lorsqu’ils furent parvenus à Hor’om-Meïdan (la place des Romains),
à l’endroit où s’élève le petit pont, bâti sur les torrents de la montagne,
le sol retentit tout à coup avec un fracas horrible, et un tremblement de
terre se fit sentir. C’était au milieu du jour, vers la sixième heure. Au
même instant, la terre s’entrouvrit, et découvrant ses abîmes, engloutit le
patriarche, les prêtres et toute la foule, ail nombre de plus de dix mille
personnes. Pendant quinze jours des cris plaintifs sortirent des profondeurs
de ce gouffre ; ensuite tous ces malheureux furent étouffés, car la terre se
referma sur eux, et ils y sont restés ensevelis. Ces châtiments furent
infligés aux habitants d’Antioche par la justice divine. Il serait ici
déplacé de mentionner les abominations qu’ils avaient commises, et auxquelles
s’associaient même les ecclésiastiques et les chrétiens grecs de tous les rangs.
Car la fumée de ces œuvres d’iniquité s’est élevée plus haut que celle de
Sodome et de Gomorrhe. Leur sort prouve qu’ils méritaient bien cette
punition. Car, si à Sodome et à Gomorrhe le feu du ciel tomba sur des
pécheurs endurcis pour les anéantir, là, des coupables non moins criminels
furent condamnés à périr tous à la fois par le feu, et à être précipités dans
les abîmes de la terre, au sein de cette ville perverse ; et cependant ses
habitants persistent encore avec opiniâtreté dans leur croyance impie. Tout
en professant le culte de Dieu, ils pratiquaient les œuvres des incrédules et
des infidèles, et s’abandonnaient avec entrainement aux passions les plus
dissolues, à des excès dont le récit serait odieux à entendre et honteux à
raconter. Que dire donc de ceux qui s’en rendaient coupables, lorsque le
Sauveur nous a même interdit, sous peine de faute grave, d’arrêter le regard
sur une femme ! Parlerai-je de la sodomie dont ils se souillaient, crime que
le Seigneur fit expier à cette ville corrompue ?
LXXVIII. En l’année 503 (8 mars 1054 - 7 mars 1055), un
vent au souffle empoisonné et mortel souffla sur notre pays. Le roi des
Perses, Thogrul Sultan, descendant de son trône, vint, avec une armée aussi
nombreuse que le sable de la mer, fondre sur l’Arménie.[1] Et.ant arrivé à
Pergri, il prit cette ville d’assaut, et ayant chargé de chaines les
principaux habitants, les trama en esclavage. Il s’empara d’autres places, le
fer à la main, et en extermina les populations. Pareil à un nuage noir, d’où
l’éclair jaillit, il lançait dans sa course une grêle meurtrière. Ayant mis
le siège devant Ardjèsch, et ayant continué ses attaques pendant huit jours,
les habitants, accablés par la multitude des ennemis qui leur faisaient une
guerre acharnée, s’empressèrent de venir, en suppliante, faire leur
soumission. A force de prières, et grâce aux présents qu’ils lui offrirent en
quantité, or, argent, chevaux et mulets, ils obtinrent de conclure des
préliminaires de paix : « O sultan, seigneur du monde, dirent-ils à
Thogrul, va prendre la ville de Mandzguerd,[2] et alors nous et
toute l’Arménie nous t’appartiendrons. » Cette proposition causa un vif
plaisir à Thogrul, et étant parti avec son armée, il arriva devant
Mandzguerd, comme un serpent rempli d’une malice consommée. Aussitôt il
établit son camp sous les murs de cette ville et l’investit. S’étant arrêté
dans un lieu nommé K’arakloukh (Tête de pierre), il y fixa ses quartiers. Dès
que l’aurore commença à éclairer l’horizon, il ordonna de sonner les
trompettes. C’était un spectacle affreux que celui qui s’offrit aux yeux des
chrétiens le jour où les infidèles entourèrent leurs murs. Car dès que le
fracas des trompettes eut retenti, les clameurs poussées par toute l’armée à
la fois ébranlèrent les remparts. Et maintenant que dirai-je des chrétiens de
cette cité, qui tous, combattant héroïquement, résistèrent à des assauts
incessants ? Le général qui en avait le commandement était un Romain nommé
Vasil, fils d’Aboukab,[3] homme excellent
et pieux. Il fortifia la ville par tous les moyens possibles il avait enrôlé
tous les habitants qui avaient du cœur, hommes et femmes. Il promettait à
chacun, au nom de l’empereur, des honneurs et des dignités, et nuit et jour
il ne cessait de les encourager et de les animer. Cependant les infidèles ne
discontinuèrent pas pendant plusieurs jours leurs attaques. Comme ils avaient
entrepris de creuser sous les remparts aile de pénétrer dans la ville par
cette ouverture, les assiégés s’en étant aperçus, pratiquèrent une
contre-mine et firent prisonniers les mineurs ennemis. Parmi eux était le
beau-père du sultan, nommé Osguedzam.[4] Les ayant amenés
sur le rempart, ils les massacrèrent tous. Ce spectacle affligea profondément
le sultan, qui envoya chercher à Pagh’êsch la baliste que l’empereur Basile avait
fait construire afin de battre les murs de Her, machine étonnante et
terrible. Lorsqu’elle eut été dressée, toute la ville fut épouvantée. Les
premiers qu’elle atteignit furent trois sentinelles ; du même coup elle
rejeta dans l’intérieur un homme qui occupait un poste avancé. Alors un
prêtre, sortant des rangs des assiégés, éleva à la hâte une machine pour l’opposer
à celle des infidèles, et avec la première pierre qu’il lança, il atteignit
la baliste ennemie, et fracassa la tête du bélier. A cette vue le courage
revint aux habitants terrifiés. Mais au bout de quelques jours les infidèles
fortifièrent leur machine, la rendirent inaccessible de tous côtés, et
recommencèrent à battre le rempart avec d’énormes pierres. Les assiégés
furent plongés de nouveau dans une profonde consternation. Vasil fit proclamer
ces paroles dans les différents quartiers de la ville : « Celui qui aura
le courage de sortir des murs, et d’aller incendier cette baliste, recevra de
moi avec libéralité de l’or, de l’argent, des chevaux et des mulets, et de l’empereur
des honneurs et des dignités. S’il vient à périr, et qu’il ait une famille,
cette récompense deviendra son héritage. » Un Franc[5] se présenta et
dit : « C’est moi qui irai remplir cette mission ; c’est moi qui aujourd’hui
verserai mon sang pour les chrétiens ; car je suis seul, et je n’ai ni femme,
ni enfants pour pleurer ma perte. » Il demanda un vigoureux et rapide
coursier, endossa une cuirasse, couvrit sa tête d’un casque, et prit une
lettre qu’il attacha à la pointe de sa lance. Dans son sein étaient cachés
trois pots en verre remplis de naphte. Ainsi équipé, il se mit en route,
ayant l’apparence d’un homme chargé d’un message. Après s’être recommandé aux
prières des chrétiens, et plein de confiance en Dieu, il se dirigea droit
vers le camp des infidèles. Ceux-ci, apercevant la lettre, crurent voir
arriver un messager, et se tinrent tranquilles. C’était vers midi ; et comme
la chaleur était extrême, chaque soldat dormait dans sa tente. Le Franc s’étant
avancé en face de la baliste, s’arrêta : les ennemis crurent qu’il était
occupé à contempler et à admirer cette formidable machine. En même temps,
ayant saisi un des pots de naphte, il le lança contre la baliste ; puis, en
faisant le tour avec la rapidité de l’aigle, il jeta un second pot ; enfin,
tournant une troisième fois, il lança le dernier. Aussitôt la baliste s’enflamma,
tandis que le Franc fuyait rapidement. A cette vue, les infidèles s’élancèrent
à sa poursuite ; mais il regagna la ville sans avoir été atteint, et sans
accident. La machine fut entièrement consumée ; et les habitants, ravis de
joie, comblèrent de présents le Franc. Mandé par Monomaque à sa cour, il
reçut de lui des dignités. Le sultan lui-même ne put refuser son admiration à
l’auteur d’une telle prouesse, et témoigna à Vasil le désir de le voir et de
le récompenser. Mais le Franc déclina cette invitation, au grand regret de
Thogrul.
Cependant le sultan ordonna de recommencer à miner les
remparts ; mais les assiégés, redoublant d’efforts, bravèrent toutes les
machines auxquelles il eut recours. Ils avaient fabriqué des crampons en fer,
à l’aide desquels ils enlevaient les mineurs, qu’ils massacraient à l’instant.
Se voyant aussi vigoureusement repoussé, Thogrul fut forcé d’arrêter les travaux,
et en ressentit un dépit mortel. Pour le braver, les habitants prirent un
porc, et le plaçant dans une baliste, le lancèrent dans le camp ennemi, en
criant tous à la fois : « O Sultan, prends ce porc pour femme, et nous te
donnerons Mandzguerd en dot. »
En entendant ces paroles, ce prince entra en fureur, et
fit couper la tête à ceux qui lui apportèrent le porc, et étaler leurs
cadavres devant Mandzguerd. Puis il s’en revint en Perse, honteux de cet
échec. C’est ainsi que, par la miséricorde de Dieu, cette ville fut sauvée
des mains des Turcs.
LXXIX. En l’année 504, (8 mars 1055 - 6 mars 1056) mourut
Monomaque, après un règne de quatorze ans.[6] La couronne passa
à la sœur de sa femme [Zoé], la princesse Théodora (Tôdôr), celle qui fut
nommée Elector (Elekhdôr).
C’était une sainte femme, vivant dans la virginité, et d’une vertu
exemplaire. Elle ordonna de traiter tous ses sujets avec bonté,
principalement les veuves et les captifs, et voulut que ceux qui avaient
souffert un dommage quelconque fussent indemnisés, et recouvrassent leurs
droits ; tous les prisonniers furent relâchés, Elle délivra de leurs fers les
princes arméniens, fils d’Abel et frères de Harbig, et les rappelant de l’île
où ils avaient été exilés, les renvoya chez eux comblés d’honneurs ; elle
leur rendit la forteresse d’Argni, héritage de leurs pères, après leur avoir
recommandé de ne jamais s’écarter de leur devoir envers elle. Cette année Ber’os
fut remplacé dans sa charge de gouverneur par Mélissène (Méliçanos), homme de
bien, et d’une haute réputation, compatissant aux veuves et aux captifs,
bienfaiteur des populations et recommandable par les plus belles et les plus
nobles qualités. Théodora, après avoir occupé le trône deux ans et trois
mois, alla rejoindre le Christ, et mourut dans les sentiments d’une piété
parfaite.[7] Elle eut pour
successeur Michel l’Ancien, qui régna sept mois.[8]
Ce fut à cette époque qu’un des grands de l’empire, nommé
[Isaac] Comnène (Goman), s’avança à la tête d’une armée formidable contre
Constantinople. Il établit son camp sur les bords de la mer océane, du côté
de l’Asie, et réclama impérieusement la couronne. Ceci se
passa en l’année 505 de notre ère (7 mars 1056 - 6 mars 1057). Michel, avec
toutes les forces de l’Occident, traversa la mer à Chrysopolis (Kraubolis),
pour s’opposer à Comnène (Gomanos). Cette journée vit une terrible bataille s’engager
entre les chrétiens, qui s’égorgèrent avec rage ; et la terre fut inondée de
leur sang. Dans la mêlée, Comnène, ardent comme un lion, et poussant un cri
terrible, se précipita sur les impériaux, les tailla en pièces et les unit en
fuite ; tous furent passés au fil de l’épée. Acculés sur les bords de la
grande mer océane, et pareils à des sauterelles engourdies par le vent, ils
étaient paralysés dans leurs mouvements, et impuissante résister à d’aussi
rudes attaques. Les uns périrent engloutis dans la mer, les autres sous le
tranchant d’un glaive inexorable. Les Romains perdirent 150.000 hommes, l’élite
de leur armée ; les principaux officiers furent faits prisonniers. Les grands
qui étaient restés dans le palais impérial, voyant ce désastre, se
concertèrent pour donner la couronne à Comnène, quoiqu’il eût plongé dans le
deuil toute la nation grecque.[9] Le patriarche et
les grands se rendirent en corps auprès de lui, et après lui avoir prêté
serment et avoir reçu le sien, l’introduisirent dans la ville et le firent
asseoir sur le trône : dès lors la tranquillité fut assurée.[10] Cependant la
ruine et la dévastation désolèrent encore l’empire pendant tout le cours de
cette année ; car Comnène et Michel saccageaient, chacun de son côté, les
contrées qui s’étaient déclarées contre eux.[11] Ces désordres ne
firent même que s’accroître et continuer, jusqu’à ce que Comnène, devenu seul
maître du pouvoir suprême, eût publié un édit qui y mit un terme. Il combla d’honneurs
ceux qui étaient restés fidèles à Michel, beaucoup plus que ses propres partisans.
Avant que la cause de Comnène ne triomphât, plusieurs grands étaient accourus
au secours de Michel, entre autres, Bizônid[12] et Libarid. Mais
lorsqu’ils furent arrivés à Djerdjéri et qu’ils apprirent le triomphe
définitif de Comnène, ils se sauvèrent pendant la nuit, en se disant les uns
aux autres : .L’erreur retourne de Djerdjéri.[13] » Au bout de
quelques jours ils vinrent se présenter à l’empereur, qui les traita avec les
plus grands honneurs, Comnène donna l’ordre de frapper des monnaies en son
nom, et où il était représenté avec un glaive sur l’épaule, « car, disait.il,
c’est avec mon épée que j’ai conquis la couronne.[14] Il offensa Dieu
par ces paroles orgueilleuses, et commit bien d’autres actions qui le rendirent
coupable envers les chrétiens. Quelque temps après, ayant rassemblé des
forces considérables, afin de porter la guerre contre les Patzinaces,[15] il traversa le
Danube (Donavis), et s’avança, semant partout en Occident la ruine sur son
passage. Dans tous les lieux où il arrivait, rugissant comme une bête
sauvage, il donnait cours à la férocité de ses instincts, et versait des
torrents de sang. Des lamentations s’élevèrent en tous lieux dans l’Occident,
et surtout dans le pays des Bulgares. On était alors dans l’été. Cependant un
châtiment du ciel irrité tomba sur l’armée de Comnène, châtiment dont aucune
bouche humaine ne saurait raconter la rigueur, que la plume ne pourrait
retracer, et qui fut une juste punition de ses crimes. Un nuage monta de l’occident,
nuage à l’aspect sombre et sinistre, et que personne n’osait contempler et s’abattit
sur le camp des Romains : de ses flancs sortaient des bruits de tonnerre, et
il en jaillissait des éclairs vomissant le feu. Ce nuage commença à lancer
une grêle d’une grosseur énorme, et dont les coupe redoublés et écrasants
atteignirent les soldats. Effrayés, ils se débandèrent de tous côtés, no
sachant comment se dérober ce fléau. L’empereur, furieux, fut obligé de se
sauver comme un fuyard. Ses troupes s’étaient dispersées sur les collines et
dans les plaines. Quel spectacle que celui de la déroute qui suivit cet
épouvantable orage et où tant de personnes trouvèrent la mort ! Le père
tombait écrasé par son fils, le fils par ion père, et les frères l’un par l’autre.
L’empereur resta perdu, n’ayant que trois hommes avec lui, jusqu’au Danube,
et ce ne fut que plus tard qu’on le retrouva. Lorsqu’il fit le dénombrement
des soldats qui lui restaient, il vit que la plus grande partie avait été
détruite. Quant aux chevaux, aux mulets, à l’or, à l’argent et aux bagages,
il est inutile d’en parler : tout cela eut le même sort que le gros de l’armée.
Comnène, comprenant que ce désastre était un effet du courroux divin, et l’avait
frappé à cause de ses iniquités, se prosterna, en arrivant à Constantinople,
devant le Seigneur, implorant son pardon, et ne songea plus qu’à déposer le
sceptre, et à se consacrer à la pénitence, au jeûne et aux larmes.
LXXX. En l’année 507 (7 mars 1068 - 1069), il abdiqua en
faveur de [Constantin] Ducas (Douguidz), parce que les événements que nous
venons de rapporter lui avaient prouvé que son règne n’était pas agréable à
Dieu, irrité de ce qu’il avait répandu le sang innocent de tant de fidèles.
Un des côtés de son corps ayant été frappé de paralysie, il fut convaincu que
la vengeance céleste le poursuivait jusque dans sa personne, et il se décida
à prendre l’habit monastique et à se retirer dans un convent. Il envoya donc
dans le pays des musulmans, à Édesse, et manda le gouverneur de cette ville,
nommé Ducas, qui appartenait à l’une des plus illustres familles de l’empire.
Ayant pris la couronne entre ses mains, il la lui posa sur la tête, se
prosterna devant lui et le fit asseoir sur le trône. Puis, se retirant au
désert, il fit profession dans un monastère.[16] Ducas, investi
de la puissance souveraine, fit rentrer dans l’orthodoxie tous ceux qui s’en
étaient écartés.[17] Son élévation
causa une vive allégresse parmi les Grecs.
LXXXI. Cette même année mourut un homme digne de toutes
sortes d’éloges, le seigneur Pierre, catholicos, la tête du corps de notre
nation, le rempart de la sainte Église. Après avoir exercé ses fonctions
pendant quarante-deux ans, il alla rejoindre ses pères. Il avait auparavant
consacré, pour son successeur, le bienheureux seigneur Khatchig, son neveu
(fils de sa sœur), dont la piété éminente s’était révélée dès l’enfance ; il
avait acquis une brillante réputation, et était orné des grâces apostoliques
et prophétiques. Pierre fut enterré à Sébaste, dans le couvent de la
Sainte-Croix,[18]
au milieu d’un concours immense.
A cette même date, les infidèles tentèrent une seconde
invasion. Il arriva de la Perse un émir d’un haut rang, vaillant guerrier,
nommé Dinar (Tinar). Il vint avec des troupes nombreuses, sans avoir éveillé
de soupçons, niais rempli de projets de violence, et cachant sa malice au fond
du cœur. Il traversa nombre de pays sans y faire aucun muai ; puis il se dirigea
vers la célèbre ville de Mélitène. Les Perses depuis longtemps avaient
entendu dire que cette magnifique cité regorgeait d’or, d’argent, de pierres
précieuses et d’étoffes de brocart ; et qu’eu outre, elle n’était pas
protégée par des remparts. Sur sa route, l’émir s’empara du territoire au sud
de Mélitène, et en extermina la population. De là il arriva devant cette cité,
célèbre dans tout l’empire de. Perses par sa splendeur, et, comme un nuage
noir, l’enveloppa de tous côtés. Témoins de cet effrayant déploiement de
forces, les habitants, hommes et femmes, essayèrent de prendre la fuite. Mais aucun
lieu de refuge ne s’offrait à eux. Dans ce moment critique, les liens de l’affection
se rompirent, tout espoir de salut s’évanouit ; le père oublia son fils, et
le fils ne se souvint plus de son père ; la mère pleurait sur sa fille, la
fille sur sa mère, le frère sur son frère, l’ami sur son ami. Alors, se
dispersant sur toute l’étendue de la vaste plaine qui entoure Mélitène, la
multitude vint se jeter au milieu des ennemis. Ceux-ci s’arrêtèrent étonnés
en contemplant cette population aussi nombreuse que le sable de la mer. Ils n’osèrent rien
entreprendre contre elle jusqu’à l’instant où elle tenta de fuir. En ce
moment, se précipitant dans la ville, l’épée nue, ils firent un carnage
épouvantable. En quelques instants elle regorgea du sang de ses habitants,
qui reflua d’une extrémité à l’autre. Ni les vieillards, ni les enfants ne
furent épargnés ; on voyait les cadavres des plus nobles, des plus illustres
personnages gisants sur le sol ; les enfants étaient immolés sur le sein de
leurs mères, et le sang se mêla avec le lait. O qui pourrait peindre l’effroyable
désastre dont Dieu frappa en ce jour cette malheureuse cité ! Au lieu d’une
douce rosée, toutes les tiges de l’herbe dans la campagne dégouttèrent de sang.
Après que le massacre et le pillage eurent cessé, le vainqueur fit marcher
devant lui, pour les mener en esclavage, des dames d’une haute naissance, et
d’une beauté merveilleuse, de jeunes garçons, de jeunes filles, d’une figure
ravissante, en nombre immense ; il emporta des trésors incalculables. Après
cette expédition, les infidèles, pleins d’allégresse, préparèrent leur départ
pour la Perse. Ayant
traversé l’Euphrate, ils établirent leurs quartiers d’hiver à Hantzith.
Cependant les Romains s’élancèrent sur leur trace ; mais, arrivés en leur
présence, ils n’osèrent pas en venir aux mains, et s’en retournèrent sur leur
territoire.
Au printemps, les Turcs envahirent le district de Darôn,
au pied du mont Taurus, non loin de Saçoun. A la nouvelle de cette agression,
le brave prince arménien Thornig, fils de Mouschegh’,[19] leva des troupes
dans tout le district de Saçoun, et marcha contre eux. Les infidèles firent
aussitôt retentir la trompette guerrière, et s’avancèrent en masse au combat.
Ce fut une terrible journée ; les deux armées, animées comme des troupes de
lions, se jetèrent avec fureur l’une sur l’autre. Thornig, excitant de la
voix ses soldats de l’aile droite, attaqua l’aile gauche des infidèles, et la
mit complètement en déroute. Puis, revenant sur ses pas et tournant ses
regards vers le couvent du saint Précurseur,[20] il s’écria avec
force : « O couvent de Klag, ô Précurseur, viens à mon secours, et rends ce
jour solennel et heureux pour les chrétiens. » Les siens, s’animant
mutuellement, tombèrent sur les infidèles, leur enlevèrent les dépouilles et
le butin qu’ils avaient conquis, et leur reprirent tous les captifs. Les
débris de l’armée ennemie, se sauvant péniblement, regagnèrent la Perse,
tandis que Thornig rentrait tout joyeux à Saçoun, bénissant Dieu de ce qu’il
avait arraché les habitants de Mélitène à la servitude de la race impie des
Perses. Ce fut là un miracle opéré en faveur de l’Arménie.
LXXXII. Cette même année et pendant l’hiver, il arriva un
phénomène terrible et bien étonnant, signe de la colère céleste contre les
chrétiens, et avant-coureur de leur perte. Car, de même que dans un cadavre
la corruption se trahit par une odeur fétide, ainsi l’accomplissement de
notre ruine fut précédé de prodiges sinistres et menaçants. Un vent violent
du sud s’éleva, et un jour, lorsque l’aurore commençait à. répandre ses
clartés, et que chacun sortait de sa maison, on vit, par une atmosphère
sereine, le sol couvert d’une neige rouge, qui s’étendait sur tout notre
pays, à l’est, à l’ouest, au nord et au sud. Ce phénomène commença un lundi
et se prolongea pendant soixante jours sans interruption. La neige tombait
pendant la nuit, et au matin la surface de la terre avait disparu sous ses
couches épaisses ; elle ne durait qu’un jour. Cette année, la mortalité sévit
sur les bestiaux et les bêtes fauves, et sur les oiseaux. Les campagnes
désolées ne leur fournissant plus de nourriture, ils couraient de tous côtés,
et ceux des habitants qui avaient une antipathie naturelle contre eux, les
tuaient sans pitié. Car les quadrupèdes erraient par bandes, et les oiseaux s’abattaient
en troupes dans les rues et les maisons. Triste spectacle que celui des
souffrances de ces pauvres animaux, qui expiaient les péchés des hommes ! Les
gens doués d’une âme compatissante les nourrirent chez eux tant que dura l’hiver
; puis ils leur rendirent la liberté ; chacun se sentait touché du sort de
ces malheureuses créatures. Le grand émir Nacer eddaula, qui résidait dans la
ville de Meïafarékïn, ordonna de répandre quarante k’our[21] de froment, d’orge,
de millet et de toutes sortes de graines, par les plaines et les montagnes,
pour nourrir les oiseaux, ainsi que du foin et de la paille à profusion pour
les bestiaux. De cette manière un grand nombre trouvèrent de quoi manger et
conservèrent la vie.
LXXXIII. Cette même année, une cruelle famine sévit
partout. Une multitude de personnes succombèrent dans les angoisses de la faim. Car l’abondance
des neiges empêcha les pluies de féconder les campagnes, et la récolte manqua
; quantité d’arbres fruitiers se desséchèrent. Mais l’année suivante, la
fertilité de la terre et la richesse de ses produits fut telle, qu’un
boisseau rendit cent pour un.
LXXXIV. Au commencement de l’année 508 (6 mars 1059 - 4
mars 1060), une terrible calamité fut le partage des fidèles du Christ. Il
nous serait impossible de dire les tribulations qu’ils eurent à souffrir ;
car la nation des Perses tout entière, nombreuse comme le sable de la mer, se
leva contre les chrétiens d’Arménie. Une foule de provinces furent dévastées
par le glaive et livrées à l’esclavage par trois bêtes féroces qui sortirent
du divan de Thogrul Sultan, savoir les émirs Samoukhd, Amer-Kaph’er et
Kidjajidji,[22]
hommes plus cruels que les animaux sauvages. A la tête de troupes noires, et
portant des étendards, signes de mort, ils s’avancèrent contre Sébaste, cette
populeuse et noble cité. Leurs rugissements éclataient comme le tonnerre, et
annonçaient le désir d’assouvir leur rage. Ils voulaient surtout s’emparer
des fils de Sénékhérim, Adom et Abouçahl. Les princes, ayant appris leur
arrivée, s’enfuirent à Kavadanêk,[23] avec une foule
de grands de leur suite. Le dimanche qui précéda le jeûne de la fête de la
Transfiguration,[24] le siège de
Sébaste commença ainsi que le carnage ; des milliers de cadavres gisaient sur
le sol. Quel affreux tableau ! Les corps des plus illustres personnages
étaient amoncelés comme un abattis de forêt ; et la terre était trempée du
sang qui en découlait. Quoique Sébaste n’eût pas de remparts ; les infidèles
n’avaient pas osé d’abord y pénétrer, parce qu’apercevant les églises qui
élevaient à l’horizon leurs dômes blanchissants, ils s’imaginaient que c’étaient
les tentes de l’ennemi. Mais dès qu’ils eurent reconnu leur erreur, ils
donnèrent cours à leur rage, devenant ainsi les ministres de la colère de
Dieu contre les chrétiens. Ils massacrèrent impitoyablement une multitude
immense, enlevèrent un butin considérable, et firent d’innombrables captifs,
hommes et femmes, jeunes garçons et jeunes filles, qu’ils vouèrent à la servitude. La
quantité d’or, d’argent, de pierres précieuses, de perles et d’étoffes de
brocart qu’ils prirent, est au-dessus de tout calcul ; car cette ville était
la résidence des souverains d’Arménie.[25] Journée fatale !
En un instant Sébaste et la plaine au milieu de laquelle elle s’élève furent
inondées de sang. Le fleuve qui traverse ses murs cessa de rouler une eau
limpide et prit une teinte rouge. Beaucoup de personnes périrent par le feu.
Une foule d’hommes marquants et de nobles, frappés mortellement, gisaient au
milieu des plus saintes, des plus précieuses victimes ; la blancheur de leurs
corps les faisait briller comme des astres. Mentionnerai-je les prêtres et
les diacres immolés, les mille églises, ornements de cette cité, dévorées par
les flammes, les vierges, les épouses et les dames de qualité traînées
esclaves en Perse. En quelques instants Sébaste devint comme une chaumière
que l’incendie a consumée. Les infidèles, après y être restés huit jours, s’en
retournèrent chez eux.
Qui pourrait retracer en détail les malheurs de la nation
arménienne, ses douleurs et ses larmes, tout ce qu’elle eut à souffrir des
Turcs, ces animaux féroces, buveurs de sang, dans le temps où notre royaume
avait perdu ses maîtres légitimes, que lui avaient enlevés ses faux défenseurs,
l’impuissante, l’efféminée, l’ignoble nation des Grecs ! Ils avaient dispersé
les plus courageux d’entre les enfants de l’Arménie, après les avoir arrachés
de leurs foyers, de leur patrie. Ils avaient détruit notre trône national,
abattu ce mur protecteur que formaient notre brave milice et nos intrépides
guerriers, ces Grecs, qui ont fait de leur promptitude à prendre la fuite
leur titre de renommée et de gloire, semblables au pusillanime pasteur qui se
sauve en apercevant le loup. Ils n’eurent point de repos qu’ils n’eussent
renversé le rempart de l’Arménie, la poitrine héroïque de ses fils. Les
Perses fondirent sur nous et les Romains s’attribuèrent, avec l’impudence la
plus effrontée, l’honneur des victoires gagnées sur les infidèles. Ils ne
cessèrent de placer, comme gardiens de notre pays, des généraux et des
soldats eunuques, jusqu’à ce que vint le moment où les Perses virent tout l’Orient,
sans maître. Alors, forts de leurs troupes innombrables, et ne rencontrant
aucun obstacle, ils accoururent, et dans l’espace d’un an parvinrent jusqu’aux
portes de Constantinople, s’emparèrent de toutes les provinces, des villes du
littoral et des îles qui appartenaient aux Romains, et les renfermèrent,
comme des prisonniers, dans l’enceinte de leur capitale. Lorsqu’ils eurent
subjugué l’Arménie, elle cessa d’être victime des effets de la perversité des
Grecs, mais ceux-ci imaginèrent de renouveler la guerre contre elle sous une
autre forme ils entreprirent de lui opposer la controverse religieuse. Pleins
de répugnance et de mépris pour les luttes guerrières et la valeur militaire,
ils renoncèrent pour chercher à introduire dans l’Église les disputes et les
troubles, et abandonner avec empressement toute résistance contre les Perses.
Leurs efforts se bornèrent à détourner de la vraie foi les fidèles croyants
et à les anéantir. Lorsqu’il se trouvait un illustre guerrier, ils le
privaient de la vue ou le noyaient dans la mer. Leurs soins les
plus constants furent d’écarter sans cesse de l’Orient tout ce qu’il y avait
d’hommes de cœur et de vaillants généraux, d’origine arménienne, et de les
éloigner en les forçant de demeurer parmi eux. Ils transformèrent les jeunes
garçons en eunuques, et à la place de fortes cuirasses, parure des braves,
ils leurs donnèrent des vêtements aux plis larges et flottants ; au lieu de
casques d’acier, ils couvrirent leurs têtes de bonnets, et substituèrent aux
cottes de mailles enserrant les épaules, d’amples fichus. Comme les femmes,
ils chuchotent et parlent en cachette ; sans cesse ils méditent la perte des
guerriers courageux, et c’est grâce à eux que les fidèles ont été conduits en
servitude parmi les Perses.
LXXXV. A cette époque, l’empereur [Constantin Ducas]
conçut l’idée criminelle de renverser le trône de saint Grégoire l’Illuminateur.
Comme nous l’avons dit précédemment, il suscita des persécutions, et
entreprit d’examiner les divers points de la croyance des Arméniens. Il s’y
appliqua surtout vers le temps de la mort du catholicos Pierre. Les Romains s’élevèrent
contre notre saint siège et voulurent le détruire et ramener toute l’Arménie
à la croyance de l’impie concile de Chalcédoine.[26] S’étant avisés
de chercher les riches trésors de Pierre, ils soumirent une foule de
personnes à la torture ; ils emmenèrent à Constantinople le patriarche qui
avait été déjà sacré, et qui devait monter sur le trône pontifical, le
seigneur Khatchig, ainsi que plusieurs évêques, entre autres l’éminent
seigneur Elisée, et les tinrent trois ans dans l’exil. Pendant ce temps,
notre foi eut bien des assauts à subir. Enfin, les princes arméniens, Kakig d’Ani,
Adom et Abouçahl, fils de Sénékhérim, parvinrent, en se donnant toutes les
peines imaginables pour ces saints évêques et à force d’instances, à obtenir
leur rappel. Le siège patriarcal fut transféré à Thavplour,[27] où Khatchig l’occupa
trois ans, ce qui porte à six années en tout l’espace pendant lequel il
exerça ses fonctions.
LXXXVI. Dans le courant de l’année 511 (6 mars 1062 - 5
mars 1063), un fléau cruel, accompagné d’un air pestilentiel, se répandit sur
les fidèles du Christ. Une nouvelle calamité nous arriva de la Porte (cour)
de Perse, Trois chefs d’un haut rang, Salar (Slar) Khoraçan,[28] Djemdjem,[29] et Içoulv,
sortis du divan de Thogrul, marchèrent contre les chrétiens en versant le
sang à torrents. Dans le district de Bagh’io, ils firent, dans leur rage, d’immenses
massacres parmi les fidèles, et mirent toute cette contrée à sac. De là ils
passèrent, pareils à des serpents venimeux, dans le district de Thelkhoum et
d’Argni, et y surprirent les populations. Lorsqu’ils virent que tout ce pays
était fortifié, ils se félicitèrent d’avoir réussi dans ce coup de main.
Aussitôt, comme des loups altérés de sang ou des chiens enragés, ils se
précipitèrent sur les habitants pour les exterminer jusqu’au dernier.
Partout, dans ces districts, s’élevaient des maisons ; ils étaient riches en
bestiaux et remplis d’une florissante population. Le 4 du mois d’arek (5
octobre), un samedi, à la troisième heure du jour, toute l’étendue de cette
vaste plaine fut couverte de cadavres et encombrée de captifs ; elle devint
le théâtre de massacres qu’il nous serait impossible de décrire. Beaucoup
périrent par le feu ; parmi les autres aucun n’échappa au tranchant du glaive
; ils reçurent en ce jour la palme du martyre. Après avoir rappelé ces scènes
de meurtre et de dévastation, je mentionnerai les saints prêtres Christophe
(Krisdaph’or) et ses fils Thoros et Etienne (Sdéph’anos), qui furent réunis à
cette cohorte de martyrs. Christophe ayant vu cette multitude d’infidèles, rassembla
les habitants de son village dans l’église, hommes, femmes et enfants ; puis
il commença la célébration du saint Sacrifice et leur distribua la communion. Cependant,
les infidèles cernèrent l’édifice, et les chrétiens, après avoir pris part au
banquet sacré, sortaient l’un après l’autre pour s’offrir au trépas. Lorsque
Christophe survécut seul avec ses fils, tous trois fléchirent le genou devant
Dieu, et en le bénissant ils se donnèrent mutuellement le baiser d’adieu ;
puis, s’avançant sur le seuil de la porte, ils reçurent la mort des martyrs,
en confessant le nom de Jésus-Christ. Lorsque l’émir d’Amid[30] eut connu ces
scènes de désolation, il écrivit à Salar Khoraçan et fit alliance avec lui.
Il ordonna de vendre les captifs dans la province même qu’il habitait ; car c’était
un homme bon et miséricordieux envers les chrétiens. Il fit publier partout
un édit portant que les prisonniers seraient vendus tous sans exception ;
ordre qui fut exécuté. Lorsqu’on les conduisit à Muid pour se conformer à sa
volonté, il y en eut un grand nombre qui périrent martyrs à la porte de cette
ville. On aperçut alors une clarté qui descendit du ciel sur eux, sous la
forme d’un feu. Qui donc aurait la force de raconter les malheurs de notre
Arménie ? Partout le sang ruissela, et les pieds des chevaux des infidèles
foulèrent, en les abîmant, les montagnes et les collines. L’odeur qui s’exhalait
des corps morts répandit l’infection au loin. La Perse regorgea de captifs ;
les animaux carnassiers se rassasièrent de cadavres. Plongés dans le deuil et
la tristesse, les enfants des hommes fondaient en larmes, parce que le
Créateur avait détourné loin d’eux ses regards. Ces calamités furent la
punition de nos crimes. Dieu nous abandonna à l’impie et cruelle nation des
Turcs, suivant la parole du prophète, qui a dit, en s’adressant au Seigneur :
« Tu nous as rejetés, tu nous a précipités dans la ruine. O Dieu, tu
n’as pas marché avec nos armées, tu nous a mis au-dessous de nos ennemis ;
ceux qui nous haïssent nous ont dépouillés ; tu nous as livrés comme des
brebis pour être égorgés, et tu nous as dispersés parmi nos ennemis. »
(Psaume XLIII, 11-13). Après s’être repus de sang et de butin, les infidèles
conduisirent en Perse cette foule de captifs, agglomérés par bandes comme des
troupes d’oiseaux. En les contemplant, ils étaient dans l’étonnement, et leur
disaient : « Pourquoi vous êtes-vous laissé surprendre au milieu d’une
sécurité complète ? Comment n’avez-vous pas prévu ce qui allait vous arriver,
et pris la fuite, en apprenant notre approche ou en voyant les signes qui
vous l’annonçaient ? » Les captifs répondaient : « Nous n’avons pu en aucune
manière en être instruits. » Les femmes des infidèles leur disaient à leur
tour : « Il y avait un présage de votre perte ; lorsque le soir votre coq
chantait, et que vos bestiaux ou vos brebis s’accroupissaient pour faire leur
fumier, c’était là un indice des malheurs qui vous étaient réservés. » Les
captifs répondaient : Cela s’est reproduit bien souvent chez nous, et nous
ignorions que ce fût un signe funeste. »
Cette invasion était déjà finie, lorsque la douloureuse
nouvelle en parvint à l’empereur Ducas. Il se hâta de rassembler des troupes
nombreuses dont il confia le commandement à un des grands de son empire nommé
Francopoule (Francabol).[31] Il l’envoya dans
le district de Thelkhoum, où celui-ci arriva immédiatement ; de son côté, le
duc d’Édesse, nommé Tavadanos, homme d’une grande bravoure et d’une haute
réputation, se mit en campagne. Ayant rassemblé les milices d’Édesse, de
Gargar’,[32]
de Hisn-Mansour (Haçan-Meçour),[33] il marcha contre
les musulmans et tira vengeance du meurtre des chrétiens. A la tête d’une
armée considérable, il vint camper dans la plaine de Thelkhoum. Le spectacle
que présentait sur divers points ce district saccagé, arracha des larmes des
yeux de ses soldats. Les Turcs, apprenant l’arrivée des Romains, se sauvèrent
en Perse. Tavadanos ayant poussé un cri de lion contre les musulmans, alla
attaquer Amid. Il voulait profiter de ce que les habitants s’étaient défaits
par le poison du grand émir Saïd, fils de Nacer eddaula. Ceux-ci, instruits
de l’approche des Grecs, firent tenir sous main dix mille tahégans à
Francopoule, qui se mit secrètement d’intelligence avec eux. Tavadanos ayant
eu connaissance de cette trahison, accabla d’injures Francopoule. Lorsque les
Grecs furent arrivés sous les murs d’Amid, au lieu nommé la Porte des
Romains, les infidèles sortirent à leur rencontre. Francopoule laissa
traîtreusement Tavadanos soutenir leur choc, tandis que lui avec ses troupes
restait à l’arrière, sans s’inquiéter de ce qui se passait ailleurs ; il
avait avec lui soixante mille hommes. Lorsque les deux armées en furent
venues aux mains, un des infidèles, vaillant guerrier, nommé Hedjen Beschara,[34] fit beaucoup de
mal aux Romains, Pareil à un lion, il força leurs rangs, et les parcourait
dans tous les sens. A cette vue, Tavadanos demanda un cheval : A moi, s’écria-t-il,
un sabre à double tranchant[35] ! » Et comme
Beschara s’avançait en ce moment, Tavadanos se précipita sur lui avec impétuosité,
et lui portant un coup de lance au cœur, fendit le fer de sa cuirasse, et lui
traversa le corps de part en part. Ce coup fit tomber de cheval à la fois les
deux adversaires. La mêlée étant devenue générale, Tavadanos fut tué sur le
lieu même où il venait de s’illustrer par ce haut fait, et Beschara resta là,
gisant et transpercé. Les habitants ayant appris la mort de ce dernier, et la
manière dont il avait péri, firent une sortie tous à la fois. Un des hommes de
Tavadanos, nommé Davar,[36] étant venu
trouver Francopoule, l’accusa d’être la cause de la mort de ce guerrier.
Piqué de ce reproche, Francopoule se jeta sur les infidèles et en fit un
affreux carnage aux portes mêmes d’Amid ; 15.000 restèrent sur la place. Après
quoi il retourna dans le pays des Romains.
LXXXVII. Cette même année, un certain Ehnoug, ayant réuni
un corps de 5000 hommes, vint attaquer les Kurdes sur le territoire d’Amid,
auprès d’un lieu nommé Djêbou Schahar. Il s’empara d’un butin considérable,
consistant en troupeaux de brebis, gros bétail, chevaux, esclaves et autres
choses. De là il se dirigea vers la forteresse de Sévavérag, lorsque l’ancien
(le scheik) des Kurdes, nommé Khaled (Khalet), s’étant mis à sa poursuite
avec ses fils, l’atteignit. Aussitôt Ehnoug et les siens prirent la fuite, et
la colère de Dieu les frappa, car les troupes d’Amid étant survenues lui tuèrent
beaucoup de inonde, et reprirent le butin et les captifs qu’il avait enlevés.
Cette même année, Francopoule, en se rendant en la ville
de Garin,[37]
rencontra le détachement de Turcs qui avait saccagé précédemment le district
de Thelkhoum. Le combat s’engagea entre lui et les infidèles ; il les extermina
entièrement, tua leur émir, qui se nommait Youçouf, fit un riche butin et
délivra de leurs mains une multitude de captifs.
Lorsque Ducas eut appris la mort de Tavadanos, occasionnée
par la perfidie de Francopoule, il manda celui-ci à Constantinople et le fit
mourir ; on lui attacha une pierre au cou et on le précipita dans l’Océan.
LXXXVIII. En l’année 513 (6 mars 1064 - 4 mars 1065), le souverain
de la Perse, Alp Arslan Sultan, frère de Thogrul[38] et son
successeur, ayant levé des troupes parmi les Perses et les Turcs, ainsi que
dans tout le Khoujasdan[39] et jusque dans
le Sakasdan,[40]
se mit en marche avec fureur. C’était une mer ondoyante qui soulève ses
vagues irritées, ou bien un fleuve qui roule des flots tempétueux et débordés
; c’était une bête féroce qui, exaspérée, donne cours à ses instincts cruels.
Il se dirigea vers l’Arménie et entra dans le pays des Agh’ouans ;[41] les habitants
furent passés au fil de l’épée et réduits en esclavage. Il causa aux
chrétiens des maux infinis, dont il serait au-dessus de nos forces d’esquisser
le tableau ; car ils goûtèrent à la coupe amère de la mort, que leur présenta
la race enragée et odieuse des Turcs. Les infidèles étaient si nombreux, qu’ils
couvraient au loin la surface des plaines, et que toute issue de salut fut
fermée. C’est alors que s’accomplit cette parole du Sauveur : «Malheur aux
femmes qui seront enceintes ou nourrices dans ce temps-là. (Saint Luc, XXI,
23). Une foule de prêtres, de religieux, de patriarches et de gens de
distinction périrent, et leurs cadavres devinrent la pâture des animaux et
des oiseaux de proie. Ensuite le sultan envoya au roi des Agh’ouans, Goriguê,
fils de David Anhogh’ïn, lui demander sa fille en mariage. Ce prince,
redoutant le sultan, la lui accorda, et Alp Arslan contracta avec lui paix et
amitié pour toujours ; après l’avoir comblé d’honneurs et de présents, il le
congédia, et Goriguê regagna Lor’ê sa capitale.[42] De là le sultan
pénétra dans la Géorgie, et y promena partout la mort et l’esclavage. Etant
venu camper dans le district nommé Dchavalkhs.[43] Il attaqua la
ville d’Akhal et l’emporta d’assaut.
Les Turcs exterminèrent tous les habitants, hommes,
femmes, prêtres, moines et nobles ; les jeunes garçons et les jeunes filles
furent emmenés captifs en Perse. Des amas incalculables d’or, d’argent, de
pierres précieuses et de perles tombèrent entre les mains des vainqueurs.
Fier de ce succès, le sultan, ce dragon de la Perse, fondit cette année même
sur l’Arménie. Instrument des vengeances divines, sa colère se répandit sur
la nation orientale à laquelle il fit boire le fiel de sa malice. Le feu de
la mort enveloppa de ses flammes les fidèles du Christ ; le pays fut inondé
de sang, et le glaive et l’esclavage y étendirent leurs ravages. Le sultan
marchait, menaçant comme un nuage noir. Parvenu sous les murs de la ville
royale d’Ani, il l’entoura de toutes parts comme un serpent dans ses replis.
A sa vue, les habitants tremblèrent ; néanmoins ils se préparèrent à lui
opposer une vigoureuse résistance Cependant les infidèles commencèrent l’attaque
avec un élan impétueux et terrible, et rejetèrent en masse les troupes
arméniennes dans l’intérieur des murs.
Par leurs assauts incessants, ils réduisirent les assiégés
à l’extrémité. Ceux-ci, épouvantés, se mirent à répandre des larmes : le père
pleurait sur son fils, le fils sur son père, la mère sur sa fille, la fille
sur sa mère, le frère sur son frère, l’ami sur son ami. Ils étaient dans la
situation la plus difficile, tandis que de leur côté les ennemis redoublaient
d’efforts. En présence de ces assauts prolongés, les habitants recoururent au
jeûne et à la prière ; ils élevaient de concert vers Dieu leurs voix suppliantes,
qu’entrecoupaient les larmes et les soupirs, lui demandant de les délivrer de
ces hordes farouches. Ani, à cette époque, renfermait des milliers d’hommes,
de femmes, de vieillards et d’enfants, et présentait un spectacle admirable.
Cette population était telle, que les infidèles crurent que dans ses murs
était réunie la majeure partie de la nation arménienne. Il y avait mille et
une églises où l’on célébrait la
messe. La ville s’élevait, dans presque toute l’étendue de
son contour, sur des pentes abruptes, et le fleuve Akhourian l’entourait de
son cours sinueux. Un seul côté s’inclinait comme une plaine, sur une
distance d’une portée de flèche environ. Sur ce point les Turcs avaient fait
crouler le rempart à l’aide d’une baliste. Le siège durait depuis longtemps
sans qu’ils eussent pu se faire jour dans la ville. Découragés,
ils ralentirent leurs opérations. Alors les infâmes chefs romains que l’empereur
avaient établis préfets de l’Arménie, Pakrad, père de Sempad, Grégoire, fils
de Pagouran,[44]
Géorgien de nation, résolurent de se retrancher dans le corps intérieur et le
plus élevé de la
forteresse. Ce jour-là même, le sultan, ses troupes de
siège et toute son armée, furent repoussés et se disposaient à partir pour la Perse. Les habitants,
voyant que ces renégats de préfets s’étaient mis en sûreté, s’enfuirent
chacun de son côté sans savoir pourquoi, et toute l’atmosphère fut obscurcie
de la poussière [soulevée par les pieds des fuyards]. Les principaux
coururent se prosterner en pleurs sur les tombeaux des anciens rois d’Arménie,
et là, se livrant à leur douleur, ils faisaient entendre ces plaintes :
« Levez-vous et contemplez maintenant cette cité, qui fut jadis votre
patrimoine. » Témoins de ce qui se passait, les infidèles vinrent en
avertir le sultan, qui d’abord refusa de les croire. S’apercevant que la
garnison avait abandonné les remparts, ils pénétrèrent en masse dans la ville
; ils enlevèrent un jeune enfant à sa mère, et l’apportèrent au sultan en
disant : « Voilà un enfant qui provient d’Ani, et qui te servira de
témoignage que cette ville est à nous. » Cette nouvelle étonna beaucoup Alp
Arslan : « C’est leur Dieu, s’écria-t-il, qui a livre aujourd’hui entre
mes mains cette cité inexpugnable. » Aussitôt, accourant avec le gros de son
armée, il y fit son entrée. Les Turcs tenaient deux couteaux effilés, un de
chaque main, et un troisième entre les dents. Aussitôt ils commencèrent le
carnage avec une cruauté inouïe. La population d’Ani fut moissonnée comme l’herbe
verte des champs. On aurait dit des monceaux de pierres qui tombaient entassés
les uns sur les autres. En un instant les rues regorgèrent de sang. Les plus
illustres Arméniens et les nobles furent traînés, chargés de chaines, en
présence du sultan. Des dames belles et respectables, et d’une haute naissance,
furent conduites, comme esclaves en Perse. De jeunes garçons au teint
éclatant de blancheur, de jeunes filles à la figure ravissante, furent
emmenés à la suite de leurs mères. Une foule de saints prêtres périrent par
le feu ; il y en eut qui furent écorchés des pieds à la tête avec d’horribles
souffrances. Scène déchirante ! L’un des infidèles étant monté sur le faîte
de la cathédrale, arracha l’énorme croix qui s’élevait sur la coupole, et la
jeta en bas. Puis, ayant pénétré par la porte qui donnait accès dans l’intérieur
de la coupole, il précipita dans l’église la lampe de cristal que le puissant
roi Sempad avait rapportée de l’Inde,[45] et qui se brisa
en mille pièces. Il l’avait donnée, avec je ne sais combien d’autres trésors,
cette église. Elle pesait douze livres et pouvait contenir un poids égal [d’huile].
Au moment de la chute de la croix, de violents coups de tonnerre se firent
entendre, et il tomba une pluie abondante qui entraîna dans l’Akhourian des
torrents de sang, et les fit jaillir dans toute la ville. Le sultan ayant
appris que cette lampe qui était sans pareille avait été cassée, en fut
désolé. Quant à la croix d’argent que les infidèles avaient précipitée, et
qui était de hauteur d’homme, ils l’emportèrent pour la faire servir de seuil
à la porte de la mosquée de Nakhdjavan,[46] et elle y est
demeurée jusqu’à présent.
A cette époque, Kakig, fils d’Apas Schahenschah, qui
régnait à Gars, fut invité par un message d’Alp Arslan à venir lui rendre
hommage. Comme Kakig était un homme avisé et prudent, il imagina un moyen de
se sortir d’embarras. Il se revêtit d’habits noirs comme un homme en deuil,
et s’assit sur un coussin de la même couleur. Lorsque l’envoyé du sultan l’eut
vu dans ce costume, il lui en demanda la raison. Car,
ajouta-t-il, tu es roi. » Kakig lui répondit : « Lorsque mourut mon ami
Thogrul Sultan, frère d’Alp Arslan, je pris le deuil ». Cette réponse
surprit beaucoup l’envoyé, qui, à son retour, raconta ce qu’il avait vu au sultan.
Celui-ci fut enchanté de la conduite de Kakig, et, à la tête de son armée, il
vint lui rendre visite à Cars ; il lui témoigna une vive amitié et une grande
joie de le voir, et le revêtit d’un costume royal. Kakig offrit un banquet au
sultan ; nous avons entendu dire que pour un agneau qui fut rôti, il dépensa
mille tahégans. Il fit don en même temps à ce prince d’une table qui en
valait cent mille, et mit toutes ses troupes à sa disposition. C’est ainsi
que Kakig échappa aux dangers d’une invasion. Quelque temps après, il quitta
Cars et le royaume de ses pères, et passa chez les Romains. Ducas lui accorda
Dzamentav, où Kakig fixa sa résidence avec sa noblesse.
Ce fut de cette manière que la nation arménienne fut
réduite en servitude. Tout notre pays fut inondé de sang, qui, comme une mer,
débordait d’une extrémité à l’autre. Notre maison paternelle fut ruinée et
détruite ; elle fut démantelée et croula jusqu’aux fondements. Tout espoir de
salut s’évanouit, notre front fut courbé sous le joug des infidèles et des
hordes venues des contrées étrangères. Alors fut accomplie contre nous cette
parole du prophète David : « Tu as vendu ton peuple pour rien ; nos cris
n’ont pas cessé. Tu nous a rendus la fable des nations, un objet de dérision
et de mépris pour ceux qui nous environnent. Aussi crions-nous vers toi en
disant : « O Dieu, notre sauveur, reviens à nous et détourne de notre
tête ta colère. » (Psaume XLIII, 13-14). Telle fut la chute de l’Arménie.
LXXXIX. En l’année 514 (5 mars 1065 - 4 mars 1066), sous te règne
de Ducas, une guerre terrible éclata dans l’Occident, suscitée par la nation
des Ouzes. L’empereur ayant levé des troupes dans tous ses états, et réuni
les milices de l’Arménie, en confia le commandement à Vasil, fils d’Aboukab,
un de ses généraux les plus distingués. Vasil marcha vers le Danube. Une
lutte très vive s’engagea entre les Romains et les Ouzes sur les bords de ce
grand fleuve ; des deux côtés il y eut de grandes pertes. Ce fut une
boucherie, car la bataille dura une grande partie de la journée, et les deux
armées se heurtaient comme des troupeaux de moutons. Cependant les Ouzes
ayant fait de nouveaux efforts, les Romains plièrent et tournèrent le dos.
Ils les poursuivirent l’épée à la main, les taillèrent en pièces, et ayant
fait prisonnier Vasil, l’emmenèrent chez eux. Le camp des Romains regorgeait
d’or, d’argent et autres richesses qui devinrent la proie des Ouzes. Ils
tramèrent aussi en esclavage les principaux officiers grecs. Vasil resta
longtemps chez les Ouzes, sans qu’il fût possible de le racheter, car ils
exigeaient une rançon énorme. Dans la suite, un des soldats de cette nation s’engagea
sous main à le délivrer, gagné par la promesse que Vasil le récompenserait
magnifiquement et obtiendrait pour lui de l’empereur des honneurs et des dignités.
En effet, quelque temps après, cet homme, avec l’aide de plusieurs de ses
compagnons, enleva le général grec, et se hâta de le ramener à Constantinople
auprès de Ducas. L’arrivée de Vasil fut le signal d’une grande allégresse, et
l’empereur récompensa avec générosité son libérateur. Vasil retourna auprès
de son père Aboukab à Édesse, et celui-ci, ainsi que toute notre nation,
furent au comble de la joie.[47]
Cette même année mourut l’éminent catholicos Khatchig,
après avoir siégé six ans en pays étranger.[48] Fixé parmi les
Grecs, loin de sa patrie, il avait vu sa vie s’écouler dans l’amertume et la tristesse. Bien
des fois il eut à souffrir, à Constantinople, leurs injustices, et il éprouva
toutes sortes de tribulations suscitées en haine de sa foi. Nous avons
entendu dire en effet, que les Romains le soumirent à l’épreuve du feu, et qu’il
traversa les flammes sain et sauf. Ils racontaient eux-mêmes ce fait sans
pouvoir cacher leur dépit et les soupirs qu’il leur arrachait. La position
pénible de Khatchig entretenait un profond chagrin dans son âme. Il se
représentait sans cesse le trône patriarcal de l’Arménie renversé, la
couronne arrachée à la dynastie des Bagratides, le royaume assujetti aux
Grecs perfides, le suprême pontificat, héritage de saint Grégoire l’Illuminateur,
dégradé par la
pauvreté. Car, lorsque le seigneur Pierre exerçait ces
hautes fonctions, il avait à sa disposition le riche patrimoine donné par nos
souverains aux catholicos, et possédait cinq cents villages considérables
avec de riches revenus. Sa juridiction s’étendait sur 500 évêques ou
chorévèques administrant 500 diocèses. Il avait à demeure dans son palais 12
évêques et 4 docteurs, 60 prêtres et 500 religieux ou laïques. Le trône
patriarcal ne le cédait qu’au trône royal ; les objets précieux que
renfermaient l’église Patriarcale et le palais des catholicos étaient d’une
valeur immense ; là brillait une magnificence admirable. Cette splendeur,
transmise jusqu’à Pierre, s’était éclipsée du temps du seigneur Khatchig Ces
souvenirs occupaient sans cesse sa pensée, et lui rendaient plus sensible le
contraste de son abaissement actuel. Lorsqu’il eut quitté ce monde, les
princes, débris de la famille royale, et ce qui restait de la noblesse
arménienne, cherchèrent à lui donner un successeur digne de s’asseoir sur le
siège de saint Grégoire. Ils jetèrent les yeux sur un jeune homme issu de la
race des Bahlavounis, nommé Vahram,[49] fils de Grégoire
Magistros, l’un des grands du royaume, et orné de toutes les vertus. D’après
l’usage de notre pays, il s’était engagé dans les liens du mariage ; mais il
vivait saintement en se conservant toujours chaste. Dans ce moment il se
trouvait éloigné de sa femme, et avait embrassé le cours des études
monastiques ; il s’appliquait tout entier à s’initier aux grâces célestes. Il
avait acquis une profonde connaissance de l’ancien et du nouveau Testament,
par suite du goût vif et spontané qui l’entraînait à ces études.
XC. A cette date de notre ère, le trône patriarcal fut
donc dévolu à Grégoire, autrement dit Vahram, fils de Grégoire Magistros,
fils de Vaçag, de Pedchni. Il y fut appelé par l’ordre de Kakig Schah, fils d’Apas
de Gars, parce qu’après la mort de Khatchig il en avait été jugé le plus
digne. Il l’emportait en effet sur tous par l’illustration de sa naissance,
par la sainteté de sa vie et sa droiture, par l’éclat de ses vertus, par son
vaste savoir dans les belles-lettres, par sa connaissance approfondie de l’Écriture.
Dans toutes les occasions, uni n’était mieux préparé que lui à venir en aide
au troupeau du Christ. C’est lui que le Saint-Esprit révéla, comme celui à
qui appartenait la succession de saint Grégoire l’Illuminateur son ancêtre,
dont il se montra l’émule pour la mansuétude et la justice. Ayant
renoncé au monde et s’étant attaché uniquement à la pensée de la vie
éternelle, il éclaira l’Arménie de la lumière de ses commentaires, qui furent
nombreux et variés ; il nous enrichit de traductions empruntées à tontes les
langues, et fit retentir fréquemment l’Église de la prédication de la parole
divine. Par lui, les institutions monastiques reprirent parmi nous une
nouvelle vigueur, et le trône de notre saint Illuminateur recouvra son
ancienne splendeur ; car le nouveau patriarche brillait par sa sainteté, par
sa modestie, et se vouait constamment au jeûne et à la prière.
XCI. Cette même année, le grand émir des Perses, le
scélérat Salar (Slar) Khoraçan, fit une nouvelle levée de troupes, et vint
attaquer la forteresse de Thelkhoum. Il la pressa vivement pendant longtemps
et la réduisit à l’extrémité ; mais n’ayant pu s’en emparer, il entra avec
des forces considérables sur le territoire d’Édesse, pour attaquer la
forteresse de Sévavérag. Là se trouvait un poste d’observation gardé par un
corps de 200 cavaliers Francs. Ceux-ci taillèrent les Turcs en pièces et les
mirent en fuite. Mais les infidèles ayant reçu du renfort, culbutèrent à leur
tour les Francs, et leur tuèrent quinze hommes. Ils envahirent la contrée de
Sévavérag et de Nisibe, qui était remplie de population et de troupeaux, au
point que sa surface présentait l’aspect d’une nier aux flots agités. Les
infidèles s’y précipitèrent avec rage, le fer à la main, et en massacrèrent
impitoyablement les habitants. Ils emmenèrent avec eux les femmes et les
enfants, et emportèrent un immense butin. Au bout de quelques jours, ils
revinrent sur le territoire d’Édesse et établirent leur camp sous les murs de
la célèbre forteresse de Thoridj. Tandis qu’ils se livraient à toutes sortes
d’excès, un de leurs détachements se porta contre Neschénig,[50] forteresse d’une
médiocre importance, et s’en empara malgré une vive résistance. Un Arménien
des plus braves de son temps, nommé Bekhd,[51] qui était duc d’Antioche,
se trouvait en ce moment à Édesse. A la tête de ses soldats, il marcha
rapidement à la rencontre des Turcs. Cependant le gouverneur d’Édesse, Bigh’ônid,[52] ayant confié les
troupes de cette ville à son Proximos (lieutenant),[53] lui donna l’ordre
de tâcher de faire périr Bekhd, afin que celui-ci ne pût pas se signaler par
ses exploits, et augmenter sa réputation militaire. Bekhd arriva à Neschénig
pendant la nuit, tandis que les Turcs, dans une sécurité complète, avaient
allumé leurs feux, et commençaient à préparer leur repas. Mais le perfide
Proximos, qui avait dans l’esprit le projet de se défaire traîtreusement de
Bekhd, fit sonner de loin les trompettes, et donna l’alarme aux Turcs ; en
même temps. il s’éloigna dans une autre direction. Le chef arménien, se
voyant trahi par les Romains, éleva la voix pour donner à ses nobles le
signal du combat, et s’élança sur les Turcs. Du premier choc, il fit mordre
la poussière à un grand nombre et mit le reste en fuite. Il appela pour le
soutenir la garnison de la forteresse ; mais comme il vit que les rangs des
infidèles grossissaient autour de lui, il se réfugia, sans éprouver aucun
accident, à Dzoulman, château fort du voisinage. Comme il demandait où
étaient les troupes franques d’Édesse, on lui répondit que le Proximos s’était
rendu avec tout son détachement auprès du seigneur Guzman (Gouzman) :[54] «O Romains
parjures, s’écria-t-il, voilà encore une de vos trahisons habituelles ! »
Après quoi il s’en retourna à Édesse, et au bout de quelques jours à
Antioche. Ayant écrit à l’empereur pour l’instruire de ces faits, Ducas manda
le Proximos, et le condamna à être écorché ; il fit remplir sa peau de foin,
et l’envoya à Édesse. Quant à Bigh’ônid, il le destitua de fonctions.
XCII. Cette même année, Salar Khoraçan, cette bête féroce,
fit une autre invasion dans la province d’Édesse. Il marcha sur Schalab et y
répandit des flots de sang, exterminant en une foule de lieux les
populations. Puis il s’avança, en semant l’esclavage sur ses pas, contre la
forteresse de Dêb ; il la prit après une attaque très vive, et en massacra la garnison. Delà il vint camper dans un lieu
nommé Ksaus. Cependant les Romains qui stationnaient à Édesse, infanterie et
cavalerie, sortant au nombre de 4.000 contre les Turcs, arrivèrent à Thlag,
non loin de Ksaus. Dès que Salar Khoraçan les aperçut, il commanda aux siens
de les charger. Mais avant même que l’action fût engagée, les Romains s’enfuirent.
Parmi les Arméniens, deux frères, qui faisaient partie de l’infanterie, s’emparèrent
du pont et arrêtèrent un instant l’ennemi, jusqu’à ce qu’ils succombèrent
dans cette lutte inégale, si héroïquement soutenue par eux. Les Romains ayant
tourné le dos, furent poursuivis l’épée dans les reins. Dans ce danger, un
Franc, faisant volte face, fit mordre la poussière à un grand nombre de
Turcs, les arrêta, et donna le temps aux fuyards de se sauver. Mais son
cheval ayant été criblé de blessures, il périt en brave dans ce lieu même.
Les infidèles, acharnés contre les Romains, continuèrent à les poursuivre
jusqu’aux fossés de la ville en les taillant en pièces. La plaine fut
couverte de cadavres, et une foule de hauts officiers perdirent la vie.
Cette même année, Salar Khoraçan revint à la charge pour
la troisième fois contre la province d’Édesse, et fit halte dans un lieu
nommé Goubïn. Il y séjourna assez longtemps, saccageant la contrée et livrant
les habitants à l’esclavage. Après quoi, chargé de butin et tramant à sa
suite une multitude de captifs, il rentra en Perse, où il mourut.
XCIII. A cette époque, Ducas, le patriarche [Jean
Xiphilin], tout le clergé et la corporation des eunuques, se réunirent dans
une satanique pensée, conçue par l’empereur. Les principaux de sa cour
secondèrent ses ténébreuses machinations. Il voulait, de concert avec ses
impies adhérents, détruire la croyance des Arméniens, corrompre et anéantir
la foi de notre saint illuminateur. Il résolut de substituer dans notre
royaume sa croyance confuse et imparfaite, suggérée par le Démon, à celle qui
y était établie depuis les âges anciens avec tant de solidité ; car les
fondements en avaient, été posés sur des pierres de diamant, par les travaux
et la mort des saints apôtres Thaddée et Barthélemy, et par les tourments multipliés
qu’endura notre saint Grégoire, croyance qui est et qui sera inébranlable à
jamais. Ce prince, poussé par Satan, aspirait à ressembler à l’ennemi qui
sema l’ivraie au milieu du bon grain, comme il est dit dans l’Evangile ; il
voulut, à son exemple, répandre les ténèbres sur notre foi lumineuse, faire
triompher le mensonge sur la vérité, d’après l’habitude des Grecs ; et minant
cet antique édifice, essayer, par ses efforts ardents, de le faire écrouler.
Mais il échoua dans ses desseins criminels. Dans ce but, il envoya à Sébaste
dire aux princes de la famille royale d’Arménie, Adom et Abouçahl, de se
rendre à Constantinople. Ceux-ci pressentirent de suite les mauvaises
intentions de l’empereur. Ayant pris avec eux le docteur Jacques, surnommé K’araph’netsi,
homme versé dans la science de la Sainte-Écriture, ils partirent pour la
ville impériale. Ducas les reçut d’abord fort bien, mais au bout de quelques
jours il commença à se dévoiler et leur dit : « Notre Royauté a ordonné que
vous et tous les grands d’Arménie receviez le baptême d’après notre rite. »
Dès lors ces princes furent en butte à de cruelles persécutions de la part
des Romains. Cependant ils répondirent à Ducas : « Nous ne pouvons rien
sans Kakig, fils d’Aschod, car c’est un homme savant, et de plus il est notre
souverain et notre beau-fils ;[55] envoie-le
chercher, parce que si nous faisions quelque chose sans lui, il nous ferait
brûler à notre retour citez nous. » Mais l’empereur repoussa cette
proposition. Kakig était, en effet, un rude champion dans les joutes
philosophiques, et de plus, un héros invincible sur les champs de bataille.
Il s’asseyait dans la chaire de Sainte-Sophie, au milieu des docteurs
romains. Tandis qu’Adom et Abouçahl avaient envoyé secrètement à Galonbegh’ad
pour le prier d’arriver, Ducas fit commencer la controverse en sa présence.
Le docteur Jacques, de Sanahïn, souleva maintes objections contre la doctrine
des Romains sur tous les points. Mais sur la question des deux natures en
Jésus-Christ, il inclina un peu de leur côté. L’empereur agréa toutes les
solutions de Jacques, et aussitôt il lui ordonna de rédiger un écrit
contenant la réunion des Arméniens et des Romains. Le docteur arménien se mit
à l’œuvre, et Ducas ayant approuvé son travail, ordonna de le déposer
Sainte-Sophie, afin que désormais les Romains et les Arméniens professassent
une commune croyance. Sur ces entrefaites, Kakig, rapide comme l’aigle, vola
à Constantinople. Son arrivée fit grand plaisir à l’empereur. Lorsqu’il eut
été introduit dans le palais, il commanda que l’on apportât le formulaire d’union
entre les deux Églises qui avait été rédigé. Après l’avoir lu et en avoir
pris connaissance, il le déchira, en face de Ducas, en deux morceaux qu’il
jeta à terre. A cette vue, celui-ci fut tout honteux, et Kakig lui dit : « Le
docteur Jacques n’est qu’un moine, et il y en a une foule en Arménie qui
refuseraient d’accepter une pareille déclaration et de s’y conformer ; quant
à nous, nous la repoussons avec les docteurs arméniens qui font autorité. »
Et se tournant vers Jacques : « Comment as-tu osé, lui dit-il, faire une
pareille chose, et tomber dans un tel bavardage, toi qui es engagé dans les
ordres sacrés ? Puis s’adressant à Ducas : « Je suis souverain moi-même,
dit-il, et fils des souverains d’Arménie, et tout ce royaume est sous mes
ordres. Je suis versé tians la connaissance de l’ancien et du nouveau
Testament, et tout mon pays rendra témoignage de la vérité de ce que j’affirme,
et proclamera que je suis regardé comme l’égal des docteurs. Aujourd’hui j’adresserai
aux Romains un exposé des principes qui constituent notre croyance nationale.
» En effet, il écrivit de sa propre main cet exposé, et le présenta à l’empereur
et au patriarche de Constantinople.
Il était conçu en ces termes :
« C’est un devoir pour nous d’examiner ce qui a rapport à
la croyance arménienne, conformément à ta demande, seigneur Empereur ; et
maintenant, ce que je vais dire, écoute-le avec attention et un sens droit,
et comprends-le bien. Voici la véritable profession de foi de notre nation.
Elle croit à un Dieu unique, Père. Fils et Saint-Esprit. En premier lieu, il
faut connaître la nature de l’homme et la cause de sa création ; c’est le
moyen de connaître Dieu qui a créé l’homme dans la plénitude de l’être.
Ainsi, il faut admettre que le plus ou le moins que l’on pourrait dire à ce
sujet, proviendrait de l’Esprit du mal.[56] Et d’abord, nous
savons que Dieu est sans commencement et infini, ainsi que nous l’apprennent
les six ailes des Séraphins (Isaïe, VI, 1). L’ouverture de leurs ailes
indique les attributs divins, symbolisés par les quatre dont ils se couvrent.
C’est là un point hors de doute, et ce que nous venons de dire suffit pour le
démontrer.
« Maintenant nous traiterons de la création de l’homme.
Pourquoi Dieu produit-il d’abord les créatures, prépare-t-il l’habitation de
l’homme, et le fait-il sortir de ses mains en dernier lieu ? C’est parce qu’il
n’a pas jugé convenable de jouir seul de ses richesses. Aussi, de l’abondante
source de son excellence, il fait découler le bien, et passe de la production
des anges et des autres créatures à celle de l’homme, suivant cette parole du
Prophète : La terre a été pleine de la miséricorde du Seigneur ; à sa voix,
les cieux se sont affermis ; du souffle de sa bouche émanent toutes leurs
vertus. » (Psaume XXXII). O Monarque triomphateur, telle est notre profession
de foi, et nous la soumettons de nouveau à Ta Majesté. Or donc, c’est Lui qui
est l’être que nous devons servir et adorer, de la même manière et avec le
même respect que l’ont lait les hommes que l’Esprit-Saint a inspirés. Nous
proclamons que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit
est Dieu, formant trois hypostases, dans une seule volonté, un seul accord,
un seul empire. Il n’y a entre eux ni antériorité, ni postériorité de
naissance ; que personne ne soutienne un sentiment opposé. L’un n’est pas
moins digne de nos adorations que l’autre, ni moins sublime, comme si l’on
comprenait que l’un donne son assentiment, que l’autre coopère, et que le
troisième fournit le souffle. Chacune des personnes divines est splendeur,
séparée dans l’imité et réunie dans la séparation. Le contraire serait un paradoxe.
« Maintenant je vais développer notre doctrine sur l’Esprit-Saint.
Ce que nous avons à en dire ne peut être conçu qu’intellectuellement ainsi
que le déclare le contemplateur des grâces divines saint Jean l’Evangéliste,
lequel s’exprime ainsi : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme
venant en ce monde. » Le Paraclet était, il est et il sera : il est un, sa
lumière est lumière, et aucune autre lumière n’est lumière ; il est Dieu
unique. C’est lui que David entrevit dans l’avenir, suivant les paroles de
Jean le théologien (St Jean Chrysostome) qui a dit : « Le Saint-Esprit est
Dieu, lui que quelques-uns regardent comme inférieur aux deux autres
personnes, et qu’ils ne proclament pas Dieu comme le Père et le Fils. »
Tel est le dogme que nous professons sur la Trinité et le Saint-Esprit.
« Dieu étant venu au monde, ô descendant d’une race
illustre, il nous reste à faire connaître à Ta Grandeur ce que nous
confessons au sujet de la naissance du Fils sorti du sein du Père. Nous
croyons qu’il est l’égal de l’être existant par lui-même, quant à la
paternité et à la filiation ; la seconde personne venue pour notre salut,
substantiellement, réellement et sans figure, et non comme goûtant en
étranger le veau dans la tente de celui qui fut appelé le Père de la justice
;[57] nous le
regardons comme étant sans commencement et incréé, comme celui qui a été
annoncé au monde depuis Moïse jusqu’aux Prophètes, et depuis les Prophètes
jusqu’à l’accomplissement des promesses relatives à celui qui devait venir.
Il est en effet venu parmi nous afin d’accomplir l’économie de la Rédemption,
ainsi que le Sauveur lui-même l’a affirmé aux apôtres. Nous avons reçu l’Évangile
par écrit, et depuis l’Évangile jusqu’au second avènement de Dieu et au jour
où le juste et le méchant recevront chacun leur récompense, il y a les canons
des Apôtres et des saints Pères.
« Maintenant écoute, ô Empereur, comment nous condamnons
les hérétiques et les ennemis de l’Église. Ceux qui ont émis des doctrines
erronées, et dont les noms nous sont parvenus consignés par écrit, tous nous
les anathématisons ; —en premier lieu, Valentin (Vagh’endianos), qui admet
deux Fils, le premier par nature, le second par la grâce, et qui prétend que
l’ancien Testament est mauvais et que le nouveau seul est bon. C’est pour
cela que nous l’anathématisons ; qu’il soit donc anathème. —Marcion, qui
soutient que les éléments existent par eux-mêmes, et que le monde a été formé
par les nombres, que le corps de notre Seigneur fut apparent et non
véritable, nous l’anathématisons. — Montanus, qui doit être compté parmi les
insensés les plus pervers, et qui disait de lui-même : « C’est moi qui suis
le Saint-Esprit, » et qui marchait escorté de femmes avec lesquelles il
vivait scandaleusement, l’Esprit-Saint l’anathématise ; qu’il soit donc
anathème. —Manès (Mani), qui proclamait deux principes égaux coexistants par
eux-mêmes, la lumière et les ténèbres, l’un bon, l’autre mauvais, nous l’anathématisons.
—Novatien (Novadios), qui rejetait le dogme de la pénitence, en sorte que
celui qui avait une fois péché ne devait plus espérer de pardon, nous l’anathématisons
avec les autres ; qu’il soit donc anathème. — L’infâme Sabellius, qui des
trois personnes de la Trinité n’en formait qu’une seule, en soutenant qu’elles
ne diffèrent que de nom, nous l’anathématisons avec les précédents ; qu’il
soit donc anathème. — Arius, qui admettait trois personnes, mais qui les
faisait inférieures l’une à l’autre, la sainte Église catholique l’anathématise
de concert avec nous. —Photinus, qui prétendait que Jésus avait pris son
origine de Marie et non du Père avant toute éternité, nous l’anathématisons.
Nous prononçons aussi anathème contre Nestorius, Eutychès et Sarkis (Serge),
qui a un nom arménien, et qui allait accompagné d’un chien et d’un âne ; qu’il
partage le sort de ces animaux au dernier jour ; la sainte Église catholique
les anathématise ; qu’ils soient donc anathèmes. Nous condamnons pareillement
Paul de Samosate, ainsi que Pierre Knaphée et Dioscore ;[58] si toutefois ce
dernier a conçu quelque proposition hérétique comme les autres, qu’il soit
anathème, dans le cas où il faudrait s’en rapporter à vos propos hasardés.
« Maintenant nous parlerons de Jésus crucifié, que
nous invoquons et que nous adorons. Que ceux qui pensent ou qui disent que la
Trinité fut attachée à une croix, ou que la divinité a souffert dans la
Passion,[59]
soient anathématisé, au nom de la Trinité, de notre Église et de l’Église de
Dieu. Sache, ô vaillant Monarque, en ce qui touche l’union de Dieu avec l’homme,
que les deux natures sont associées et honorées par nous. Représente-toi Dieu
et l’homme réunis par un mystère impénétrable même aux saints. Telle est la
croyance à laquelle nous adhérons fermement.
« En effet, saint Grégoire le Thaumaturge a dit : « Si de
principes divers (la divinité et la nature humaine) les deux natures se sont
transformées en une unité, il faut, en conséquence, qu’il n’y ait qu’un seul
Jésus-Christ, qu’une seule personne, après l’union qui a rendu son corps
terrestre participant à son essence divine, qui les a associés en une seule
puissance, les a fondus en une seule divinité. » Mais, quel est le mode d’union
des deux natures ensemble, quel est leur rapport mutuel ? Ce sont là des
questions que les saints Pères se sont abstenus d’examiner : car ce que le
Saint-Esprit a révélé par la bouche des Prophètes, savoir : la production de
Dieu par lui-même, pourquoi les Thaumaturges ne se sont-ils pas attachés à le
scruter ? pourquoi en ont-ils abandonné la connaissance à Dieu seul, comme d’une
chose qui lui est propre ? En outre, le bienheureux Grégoire de Nysse, frère
du saint patriarche Basile, a dit, dans son livre sur la Nature de l’homme,[60] au sixième
discours, qui traite de l’union de l’âme et du corps : « Il convenait
certainement au pur Verbe qu’il en fût ainsi, par la raison surtout que Dieu,
voulant revêtir notre humanité, habité dans le corps avec lequel il est resté
uni sans mélange, d’une manière ineffable, et non comme l’âme avec notre
corps : car notre âme parait formée d’un grand nombre d’éléments, et sujette
aux passions, qui ont leurs sources dans la substance même de notre corps. »
« Or, Dieu le Verbe n’a rien de commun avec l’union de l’âme
et du corps, parce que l’âme est sujette à des altérations. Il est tout à
fait exempt de la faiblesse de l’une et de la débilité de l’autre. Mais il
les associe à sa divinité ; et en prenant une âme et un corps, il reste un,
comme il l’était avant que cette union ne fut consommée. Cette union s’opère
d’après un mode particulier ; il se mêle, et cependant demeure entièrement
distinct, inconfus, incorruptible, immuable, inaccessible aux passions, et
seulement coagissant, ne participant pas à la corruption et à la mutabilité ;
ajoutant à la fois au corps et à l’âme, et non diminué par cette accession
qui le laisse immuable et inconfus ; en effet, il reste pur de toute espèce
de changements. A l’appui de cette doctrine, on peut citer le témoignage de
Porphyre, dans le second discours de ses Mélanges, où il s’exprime en ces
termes : — Il ne faut pas prétendre qu’il est impossible à une substance de
devenir, par accroissement, le complément d’une autre substance, et d’en
faire partie, tout en conservant sa grandeur, et qu’elle ne puisse, avec une
autre, se transformer en une nouvelle substance, en maintenant toujours sa
pleine entité, inaltérée mais changeant seulement celle des substances
auxquelles elle s’unit, dans l’acte de la conjonction. — Voilà ce que dit
[Porphyre] au sujet de l’union de l’âme et du corps. Si relativement à l’Ame
ce raisonnement est vrai, en ce qui touche à son immatérialité, combien plus
l’est-il par rapport à Dieu le Verbe, dans son essence immatérielle et réellement
incorporelle ? »
« Cette doctrine fermera la bouche aux hérétiques qui,
dans leurs discours corrompent le dogme de l’union du Verbe divin avec notre
humanité, répétant une opinion propre aux païens, qui avancent des choses
souverainement absurdes. Ceux donc d’entre les chrétiens qui comprennent ou
professent ce dogme dans un autre sens, et qui admettent l’altération ou la
confusion des deux natures, qu’ils soient anathèmes. Si quelqu’un pense aussi
que Marie, la mère de Dieu, la sainte Vierge, est éloignée de la divinité, qu’il
soit anathème. Si quelqu’un prétend que le Christ a traversé la Vierge comme
par un canal, ou bien s’il dit qu’il a été créé en elle, soutenant qu’il l’a
été à la fois divinement et humainement ; — divinement, parce qu’il a été
conçu sans aucune coopération charnelle ; — humainement, parce qu’il est né
suivant les lois ordinaires de la génération, celui-là est pareillement
athée. Si quelqu’un affirme que l’homme a d’abord été créé, et qu’ensuite
Dieu est entré en lui pour y habiter, celui-là est digne de condamnation,
puisqu’il nie la naissance de Dieu, et écarte l’idée qu’il a été engendré. Si
quelqu’un admet deux fils, l’un sorti de Dieu le père, l’autre né d’une mère,
et non un seul et le nième, qu’il soit exclus de l’adoption promise aux orthodoxes.
Il y a deux natures, car il y a en Jésus-Christ un Dieu et un homme, une âme
et un corps, et non deux fils et deux Dieux, mais un seul, et il n’y a pas en
lui deux hommes, quoique Paul de Samosate ait admis deux hommes, l’un
intérieur et l’autre extérieur. Mais pour m’exprimer ici péremptoirement, je
dirai que bien différents sont les éléments dont le Sauveur est formé, et le
même ne peut être à la fois invisible et visible, en dehors des limites du
temps, et circonscrit dans le temps. Il n’est pas un autre différent de
lui-même, mais bien un seul : car ils sont deux dans la même maison
qui s’unissent ensemble, Dieu se faisant homme et l’homme se faisant Dieu ;
et cet acte est indépendant de toute expression que l’on puisse employer.
Affirmons-nous que la Trinité unique est composée de différentes hypostases,
sans relation de l’une à l’autre ? Non, et afin d’éviter de les confondre,
nous ne disons pas qu’elles sont différentes. Ainsi, les deux ne font qu’un
en Jésus-Christ, et ne constituent qu’une même divinité. Si quelqu’un
soutient que, comme prophète, il est né à la grâce et qu’il n’y a pas eu
union des deux natures dans sa génération, que celui-là soit renvoyé dans la
compagnie des autres qui sont soumis aux plus terribles anathèmes ; surtout s’il
persiste avec opiniâtreté dans son erreur. Si quelqu’un n’adore pas la grâce
de Jésus crucifié, qu’il soit anathème et rangé parmi les déicides. Si quelqu’un
prétend que seulement après son baptême ou sa résurrection d’entre les morts,
il est devenu digne d’adoption comme Fils de Dieu, ainsi que l’affirment les
païens dans leurs livres futiles, qu’il soit anathème. Car l’être qui aurait
eu un commencement, qui aurait progressé, et qui serait arrivé à son
complément, ne serait pas Dieu, bien que l’on ait émis cette proposition, à
cause du changement qui s’opéra peu à peu en lui. Si quelqu’un avance qu’il a
maintenant abandonné son corps, et qu’il a conservé sa seule divinité, abstraction
faite du corps, et en dépouillant le vêtement qu’il avait pris, que dès à
présent, et lorsque Jésus-Christ reviendra, il ne voie pas la gloire de son
avènement. Car, où est son corps à présent, sinon avec celui qui en a été revêtu
? Repoussons la folie des Manichéens, qui pensent que son corps est placé
dans le soleil, et évitons d’honorer ce qui ne mérite pas nos hommages ; ne
croyons pas avec eux que ce corps s’est fondu et a été dispersé dans les
airs, comme les esprits qui s’exhalent dans l’atmosphère ou les éclairs qui s’y
résolvent ; qu’il n’était pas là où il pouvait être réellement touché avec la
main, ou qu’il fut une essence qui se montra à ceux qui le firent souffrir,
parce que la divinité est par soi invisible. Non, car il viendra avec son
corps, comme en un tout, ainsi qu’il apparut à ses disciples sur le Thabor,
dans cette manifestation où sa divinité triompha de son humanité. Voilà le
sentiment que nous avons à te dévoiler, ô Prince. Si quelqu’un prétend que
son corps est descendu du ciel, qu’il soit anathème, car un corps céleste
vient du ciel, et un corps terrestre de la terre ; et personne n’est monté
aux cieux que celui qui en est descendu, c’est-à-dire le Fils de l’Homme. S’il
y a quelque chose qui puisse être ajouté ici, il faut l’entendre de l’union
céleste ; comme par exemple, que toutes choses existent par le Christ, et qu’il
habite dans notre cœur pour éclairer notre intelligence.
Nous voulons expliquer à Ta Majesté victorieuse ce qui a
rapport à Jésus crucifié et au crucifiement, dans cette invocation « O
toi qui as été crucifié pour nous, invocation que nous répétons dans nos
offices, lorsque nous rendons par trois fois grâces à Dieu pour [son] Fils
crucifié, en ces termes « Dieu saint, Dieu fort, immortel, ô toi qui as été
crucifié pour nous. » Si quelqu’un s’imagine qu’il s’agit du Père ou du
Saint-Esprit, ou prétend que tous les trois ont également souffert dans la
Passion, que tous les trois ont été crucifiés, qu’il soit convaincu d’admettre
trois Dieux. Si nous proclamons la miséricorde du Fils, c’est pour éviter l’application
de cette menace de l’Évangile : « Quiconque rougira de moi et de mes paroles,
le Fils de l’Homme rougira de lui, lors de son avènement. » (Saint Luc, IX,
26). Ceci regarde ceux qui, en confessant Jésus-Christ, dissimulent les
actions de grâces dues à Dieu. Si quelqu’un rougit du crucifiement, le
Sauveur rougira de lui au dernier jour. Comment donc, par exemple, saint
Grégoire. le père des théologiens, dit-il : « Dieu crucifié, le soleil obscurci
» Oserait-on désavouer le crucifiement ? Mais si quelqu’un y comprend le Père
et l’Esprit-Saint, qu’il soit anathème.
« Maintenant, passant à un autre sujet, nous expliquerons
notre croyance sur l’accomplissement du Mystère du pain et du vin. Pourquoi
le Sauveur prit-il le calice immaculé et le pain azyme, pour nous les transmettre,
dans cette huit où il fut trahi, et où il nous invita à consacrer son corps
et son sang en mémoire de lui ? Le bienheureux Jean Chrysostome, dont nous
citons ici le témoignage, nous l’apprend dans son commentaire sur l’Évangile,
au livre des Pharisiens, où il dit : « Il extirpera d’autres criminelles
hérésies ; c’est pourquoi, après sa résurrection, il prit seulement le calice
et le pain azyme. Car il y en a, ajoute-t-il, qui, dans le saint Mystère,
emploient l’eau. Or, la vigne ne produit que du vin et pas d’eau. C’est
pourquoi nous observons ce précepte qui nous a été donné. Comme deux jets
coulèrent de la blessure faite à son côté, d’autres y ont mêlé de l’eau, parce
que l’eau s’échappa avec le sang, et ils ont adopté le pain azyme, parce que
la divinité était unie avec son corps, mais ils ont fourni de cet usage une
fausse interprétation. Touchant le sang, le bienheureux Jean dit que l’eau
indique la mortalité parfaite, et le sang la vitalité, puisque Jésus-Christ
était vivant et mort parfait. Il est donc évident que l’homme n’est pas
séparé de la divinité, mais constitue avec elle un seul tout, ainsi que nous
l’avons prouvé précédemment. Ce n’est point un homme, mais un Dieu et un
homme à la fois, non associé au corps seulement, et existant, comme Dieu,
avant toute éternité. Dans le temps, il revêtit notre humanité pour opérer
notre salut ; il souffrit la Passion dans son corps, en restant impassible
dans sa divinité ; circonscrit dans son corps, sans bornes dans sa divinité ;
céleste à la fois et terrestre, visible et invisible, limité et sans limites,
en sorte que celui qui est fini et infini, est en même temps homme et Dieu.
Quant à nous, c’est Dieu que nous adorons et que nous confessons. Nous
croyons à une indivisible union de la divinité et de l’humanité, de peur qu’en
adorant le corps, nous n’introduisions une quaternité à la place de la
Trinité, ou l’opinion que le salut a été accompli par la mort et l’effusion
du sang d’un homme et non d’un Dieu.
« Maintenant, voici ce que nous avons à dire au sujet de
la fête de la Nativité, et sur la question des jeûnes. Pour les fêtes que
vous célébrez, un temps différent de celui que nous avons adopté,[61] vous prenez comme
argument principal l’époque de la naissance du Christ, d’après ce passage de
saint Luc, évangéliste et apôtre : « Il avait commencé sa trentième année ; »
ce qui montre évidemment qu’il naquit et fut baptisé à pareil jour, et qu’il
entra alors dans sa trentième année, qui est l’âge requis pour le doctorat.
Car, quoique l’on comptât 180 jours pour le temps que dura le mutisme de
Zacharie, ce qui fait tomber l’Annonciation au 25 mars, c’est à partir de
cette époque que l’on calcula les 270 jours de la grossesse de la sainte Vierge, en
admettant un espace de dix mois pour la gestation d’un fils aîné,[62] calcul qui fait
coïncider la Nativité avec le 25 décembre. — Mais interrogeons d’abord le
Lévitique et puis l’Évangile. Le Lévitique porte ce qui suit (chap. XXIII, 34
: « Ma fête, qui me sera consacrée, sera appelée sainte pour vous. Vous la
célébrerez trois fois l’an. Tout mâle d’entre vos enfants me sera présenté.
Vous offrirez des présents au Seigneur. » Ensuite le texte ajoute : Le
dernier jour du septième mois sera saint pour vous, et le quinzième sera
appelé la fête des Tabernacles et sera saint pour vous. Vous ne ferez en ce
jour aucune œuvre servile. Le septième jour sera saint aussi pour vous et
nommé sabbat, c’est-à-dire repos. Vous vous abstiendrez en ce jour de toute
œuvre servile. » Voilà les paroles de l’Écriture. Le mutisme de Zacharie
datait du mois de Tischrin, qui est le septième. C’est le jour de l’expiation,
auquel le grand-prêtre entrait dans le Saint des Saints, et cela une seule
fois l’an, comme saint Paul nous l’apprend. Ce jour là, s’approcher de sa
femme était une chose illicite pour Zacharie, parce qu’il était grand-prêtre
pour cette année, que la fête solennelle des Tabernacles était prochaine, que
tout Israël se trouvait là rassemblé, et qu’on devait célébrer cette fête
pendant sept jours. De plus, il n’était pas permis au grand-prêtre de quitter
le peuple et de retourner à sa maison, d’autant plus que l’habitation de
Zacharie était éloignée et non à Jérusalem. Tout ceci est attesté par l’évangéliste
saint Luc, qui dit (chap. I) : « La foule attendait Zacharie et s’étonnait de
ce qu’il se retardait dans le Temple. Lorsque le temps de son ministère sacerdotal
fut expiré, il s’en revint chez lui. » Il ajoute « Après ce temps,
Elisabeth, sa femme, devint enceinte. » Mais quel est l’homme doué d’intelligence
qui ne sait que Dieu avait prescrit au peuple de se purifier et de sacrifier,
non seulement pendant la fête, mais le premier jour du mois et le troisième
jour suivant ? Comment, dans l’intervalle de deux solennités, le grand-prêtre
aurait-il quitté le peuple pour revenir à sa maison et s’approcher de sa
femme ? L’évangéliste raconte en effet clairement que Marie, étant partie, se
rendit vers la montagne, dans une ville de la tribu de Juda, et vint dans la
maison de Zacharie, et il aurait connu sa femme le jour même de la fête !
Comprenons donc que rien n’est plus certain que ce fut dans le mois de
Tischrin qu’eut lieu le mutisme de Zacharie, ce qui correspond au 25
septembre, et qu’au 22 de Tischrin arriva la conception et la grossesse d’Élisabeth.
En comptant six mois, c’est-à-dire 180 jours, on trouve que c’est le 16e
jour du mois qui coïncide avec le 6 avril du calendrier romain, qu’eut lieu l’annonciation
de la sainte
Vierge Marie. En même temps, accordant dix mois pour la
durée de la gestation d’un premier né, les 280 jours de ce calcul se
terminent au 6 janvier du calendrier romain. Telle est la doctrine que nous
avons embrassée avec confiance, et dans laquelle nous resterons inébranlables
jusqu’à l’éternité, en y donnant notre pleine et entière adhésion.
« Maintenant nous traiterons du jeûne de la première
semaine qui suit le dimanche de la Septuagésime,[63] parce que les
Romains sont profondément divisés avec notre nation sur cette question qui a
fait naître des discordes et des contestations fréquentes. Cependant ce jeûne
ne présente aucune différence avec celui du Carême : et les anciens,
considérant la faiblesse de la nature humaine, ne firent autre chose que le
séparer de ce dernier. Ils avaient ordonné d’accomplir saintement le jeûne,
et interdit depuis le produit de la vigne jusqu’au sésame, et bien plus
encore le vin et l’huile. Comme le peuple n’avait pas la force d’observer
cette abstinence dans toute sa rigueur, ou permit un repos dans l’intervalle.
La raison que nous venons de donner de l’institution de ce jeûne est
suffisante. Cependant il a une autre signification qu’on lui attribuait
autrefois, en disant que c’est en expiation de la transgression de l’homme
par les cinq sens dans le paradis terrestre, qu’un jeûne de cinq jours fut
imposé pour la première fois, et qu’il est comme la cause première et fondamentale
des jeûnes pratiqués par les chrétiens, et un degré pour parvenir à une
abstinence supérieure, celle du Carême. C’est ainsi que Moïse, dans le
désert, accordait au peuple un temps de réjouissance, d’après l’ordre du Seigneur.
Les habitants de Ninive se rachetèrent par un jeûne de cinq jours et
sauvèrent leur ville de la destruction.
Pareillement saint Cyrille, patriarche de Jérusalem,
prescrivit de se recueillir par un jeûne de cinq jours avant de recevoir le
baptême. Il y a encore d’autres raisons à alléguer, que je regarde comme superflu
de citer ici, dans la crainte de causer de l’ennui par des longueurs. Le
jeûne ne fait aucun tort à la foi ; au contraire, il sert à en compléter les
préceptes, et personne n’est blâmable pour une abstinence de cinq jours.
Quant à l’usage du laitage [le samedi], il vaudrait beaucoup mieux sans doute
s’en priver entièrement. Mais dans ce jour, qui est solennel pour nous, nous
faisons la commémoration du saint général Serge (Sarkis), martyr immolé par
les descendants d’Agar, enfants de Mahomet, dans le pays de Pakrévant, sous
le règne de Théodose. Ce n’est pas certes celui qui est appelé Serge l’ânier,
ce renégat qui faisait adorer son chien. Pour nous, chrétiens, c’est saint
Serge le véritable martyr, dont nous célébrons la mémoire. De notre côté, il n’y a ni schisme ni
scandale. Que toutes nos paroles soient entendues comme une profession de foi
certaine et décisive, ainsi que ce que nous avons dit ci-dessus au sujet du
jeûne de la première semaine après la Septuagésime, jeûne qui nous est
particulier. Nous sommes restés fermes dans cette croyance jusqu’à ce jour,
et nous y persisterons jusqu’à la fin, maintenant et à jamais. Que notre Seigneur
Jésus-Christ soit avec ses serviteurs ; à lui gloire et adoration de la part
de la sainte Église, à lui qui est et qui sera béni dans les siècles, et dans
les siècles des siècles. Amen. »
Tel est le discours que prononça Kakig, roi d’Arménie, en
présence de Ducas, au milieu des savants et des docteurs grecs réunis à
Constantinople. L’empereur en fut très satisfait, et tous les philosophes qui
siégeaient dans l’Académie admirèrent la solidité des raisonnements de Kakig,
et la plénitude des grâces dont il était orné. La paix et l’amitié furent rétablies
entre l’empereur et les princes arméniens, forcés de renoncer à leurs bavardages,
les brouillons d’Arménie furent couverts de confusion, car aucun des docteurs
romains ne put découvrir une tache ou un soupçon d’hérésie dans notre
profession de foi, telle que l’avait rédigée Kakig, et qu’il l’adressa aux
Romains. Il composa aussi beaucoup d’autres discours fondés sur une logique
invincible, par laquelle il les combattit et les réfuta. Ducas les vit et les
approuva hautement, comme ne contenant que des propositions orthodoxes et la
véritable doctrine chrétienne. Il se montra plein de bienveillance envers nos
princes, les traita fort honorablement, et combla de présents Kakig. Adotu et
Abouçalil, ainsi que les grands d’Annéuic. Le nom de Kakig devint illustre
parmi ceux des docteurs arméniens, contemporains les plus distingués, et dont
voici la liste Diran Gabanetsi,[64] Saïlahan Lasdivertsi, Adom Antzévatsi,[65] Anané et Grégoire Narégatsi,[66] Sarkis Sévanetsi,[67] Joseph Endzaïetsi,[68] Georges Oudzetsi, Dioscore (Téosgoros) Sanalmetsi, Anané de Hagh’pad, Jacques, fils de Karahad, Antoine et Timothée,
Jean dit Gozer’n, Paul, Joseph, Jean, Georges le chancelier dit Thamr’etsi, Bargdjag et autres docteurs consommés en
science, et remplis de l’esprit divin, qui florissaient en Arménie à cette
époque. Le roi Kakig les égalait par l’abondance des dons célestes répandus
sur lui.
XCIV. Le schah Kakig étant parti de la cour de Constantinople,
s’en revint en triomphe avec sa suite dans son pays. Il arriva à Césarée de
Cappadoce (Kamirk’). Déjà irrité contre les Grecs, il fit tomber tout le
poids de sa colère sur le métropolite de cette ville, nommé Marc (Margos),
schismatique[69]
et blasphémateur au plus haut point, impie et pervers hérétique. Cet infâme
poussait l’effronterie si loin, qu’il avait donné à son chien le nom d’Armên
(Arménien). Il y avait longtemps que Kakig était instruit de cette
particularité, et qu’il nourrissait une violente rancune contre Marc. Mais
comme ce prince habitait au milieu des Romains, il n’avait pu rien lui faire
: d’autant plus que ce métropolite était un personnage considérable et en
grande estime parmi les Grecs ; non seulement il avait sans cesse l’injure à
la bouche contre nos compatriotes, mais encore il leur avait suscité bien des
désagréments, lorsqu’il sut que Ducas voulait faire conférer aux princes d’Arménie
le baptême grec. Partout où passa Kakig et où il s’arrêta pour prendre gite,
il ordonnait aux troupes arméniennes de violer les plus illustres dames
romaines, voulant ainsi outrager cette nation, car il avait l’intention de ne
jamais plus revenir à Constantinople, et d’aller trouver Alp Arslan et
reprendre possession du trône d’Arménie. Le sultan avait en effet maintes
fois mandé Kakig, qui avait été retenu par sa religion comme chrétien, de se
rendre à cette invitation. Lorsque Kakig fut près de la résidence du
métropolite, il eut envie d’aller loger chez lui, et lui envoya les chefs de
ses archers. Ceux-ci allèrent dire à l’hérétique que le roi désirait prendre
l’hospitalité chez lui ce jour-là. Ces paroles firent plaisir à Kyr Marc, qui
fit disposer sa maison pour le recevoir ; et, de bon gré ou non, il alla
au-devant de Kakig avec une escorte de prêtres. L’ayant ramené avec de grands
honneurs, il l’installa dans sa maison et lui servit un magnifique festin.
Mais cette réception ne put faire oublier au roi et aux siens l’animosité qu’ils
nourrissaient depuis longtemps au fond du cœur. Lorsqu’il fut un peu excité
par le vin, s’adressant au métropolite : « On m’a rapporté, lui dit-il, que
tu as un très beau chien. Nous voudrions bien le voir. » Le prélat,
comprenant que ces paroles étaient une provocation, les laissa passer sans y
répondre. Kakig ayant réitéré sa demande, on appela le chien ; mais il n’accourut
pas, car ils n’osaient pas prononcer son nom d’Armên. »Eh ! quoi, ajouta
Kakig, appelez-le par le nom auquel il répond.» Marc, dominé par le vin,
appela : Armên. « Armên ! » Aussitôt l’animal fit un bond avec la rapidité d’un
lion ; Kakig en le voyant dit : « Ce chien porte donc le nom d’Armên ? »
Marc, rougissant, reprit : « Il est gentil, c’est pour cela que nous l’appelons
Armên. — Maintenant nous allons voir, dit Kakig, quel est le plus gentil de l’Arménien
ou du Romain. Un grand sac avait été préparé, et Kakig ayant lancé un coup d’œil
à ses fantassins, ils cernèrent l’animal, et avec de grands efforts, le
précipitèrent dans le sac. A cette vue, Marc, persuadé qu’ils voulaient l’emporter,
entra en fureur et apostropha durement les gens de service. Kakig, souriant
avec dédain, fit signe de la main aux siens. Aussitôt, ils entourèrent de
quatre côtés l’infâme métropolite, et l’ayant saisi, le jetèrent violemment
et en le maltraitant dans le sac, en compagnie de son chien Année.
« Voyons, dit Kakig, quel est le plus brave des deux, le chien gentil ou
le métropolite romain. » Et il ordonna de frapper rudement l’animal. Celui-ci
furieux, se jeta sur son maître, et se mit à le déchirer à belles dents. Ils
continuèrent une bonne partie de la journée à battre le chien, qui dans sa
rage, faisait couler le sang du maudit hérétique. Marc ne cessait de pousser
des cris affreux et des lamentations. Il y avait un combat à outrance dans l’intérieur
du sac, du fond duquel sortaient un bruit de grincement de dents, des
gémissements et des plaintes. Ce fut de cette mort horrible que périt ce
blasphémateur, devenu la pâture des chiens. Kakig fit mettre toute sa maison
au pillage, car c’était un homme fort riche et d’un rang très élevé. S’étant
emparé d’immenses trésors d’or et d’argent, ainsi que de ses troupeaux, qui
se composaient de 6.000 brebis, 40 paires de buffles, et 10 paires de bœufs,
il s’en revint chez lui, emmenant en même temps quantité de chevaux et de
mulets. Kakig fit ainsi, au milieu des Romains, ce que jamais personne n’osa
faire avant ni après lui. Depuis lors il ne reparut plus à Constantinople, et
refusa constamment de se rendre à l’appel des Romains.
A cette époque, le roi Kakig, fils d’Apas de Gars,
brillait comme savant et comme possédant à fond les doctrines philosophiques
et littéraires. Il marchait de pair avec les docteurs romains ; et lorsqu’il
venait à Constantinople, il s’asseyait dans la chaire de Sainte-Sophie. Il
savait en entier l’ancien et le nouveau Testament, et étonnait par son éloquence.
Son contemporain Grégoire Magistros le Bahlavouni, fils de
Vaçag, était aussi un logicien invincible, plein des grâces divines, et
admirable dans les réponses qu’il opposait aux Romains ; homme versé dans
toutes les sciences, et dont la voix avait une grande autorité. Il savait d’un
bout à l’autre la Sainte-Écriture. Il avait le privilège, avec
les philosophes, de prendre place dans la chaire de Sainte-Sophie, et
discourait avec les docteurs romains il était compté parmi les plus illustres
docteurs arméniens.
XCV. Nous citerons encore Nersès, de la province de
Pakrévant, l’un des grands [docteurs] d’Arménie, savant profond et ingénieux,
habile littérateur et philosophe. Il avait étudié à Arkina : il était passé
maître dans la connaissance des deux Testaments divins, et capable de
résister à tous les docteurs romains ; par sa solide instruction, et son
talent de parler en public, il rivalisait avec le roi Kakig et les docteurs
arméniens que nous venons de citer.
Sous le règne de Kakig Schahenschah, fils d’Aschod, et
souverain de l’Arménie, il arriva un signe étrange et terrible, auquel le
saint Mystère donna lieu. Dans le convent de Bizou, bâti par ce prince,
pendant que l’on célébrait la messe à l’église, le jour de la Pentecôte, le
prêtre officiant laissa tomber une parcelle de la sainte Hostie. Le
surlendemain, deux vénérables religieux eurent une révélation, et étant venus
dans l’église avant les Pères, l’un d’eux dit à l’autre : « Une vision
que j’ai eue cette nuit m’a montré la lampe qui est suspendue à la coupole,
tombant devant l’autel, sans que la lumière s’éteignit. » L’autre dit :
« Moi aussi j’ai eu une vision ; il m’a semblé qu’un astre d’une grandeur
prodigieuse tombait du haut des cieux devant l’autel, et qu’il était devenu
encore plus radieux après sa chute. » Ces deux récits surprirent tous les
moines ; le Père [supérieur] du couvent éclairé par l’Esprit-Saint, s’écria :
« Cette révélation signifie qu’il est tombé un fragment de la sainte Hostie. »
Aussitôt, ayant allumé des cierges, les moines se rendirent à l’église, l’encensoir
à la main, et la balayèrent pendant plusieurs jours de suite. Lorsqu’ils
furent entrés dans le sanctuaire, ils trouvèrent la parcelle encore intacte,
devant l’autel. L’ayant recueillie, ils rendirent des actions de grâces à
Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce miracle raffermit dans la foi orthodoxe une
foule de gens, qui furent convaincus que ce Mystère est céleste et divin, et
qu’il est le corps véritable de Dieu.
XCVI. Au commencement de l’année 515 (5 mars 1066 - 4 mars 1067),
apparut dans la partie orientale du ciel une comète qui prit la direction de
l’occident. Après s’être montrée pendant un mois, elle cessa d’être visible.
Au bout de quelques jours elle reparut à l’occident à partir du soir.[70] Beaucoup de
personnes qui l’aperçurent affirmaient que c’était le même astre qui avait
été vu à l’orient dans le temps où les infidèles sortant de leur pays,
saccagèrent l’Arménie, exterminèrent les chrétiens et leur imposèrent le joug
de la servitude.
C’est à cette époque que l’émir des Perses, nommé Oschïn,
vint ravager plusieurs contrées, et répandre à torrents le sang des fidèles
du Christ. Il couvrit de deuil et de ténèbres la face de la terre. S’étant mis en
marche avec des forces considérables, il vint établir ses quartiers d’hiver
dans la Montagne
Noire.[71]
Les populations de toute cette province furent massacrées.
Une multitude de moines périrent par le fer ou le feu. Leurs cadavres privés
de sépulture devinrent la pâture des animaux féroces et des oiseaux de proie,
parce qu’il n’y avait personne
pour leur rendre les derniers devoirs. Nombre de couvents
et de villages furent incendiés, et les traces de ces dévastations sont
encore apparentes de nos jours. La Montagne Noire et tout le pays furent inondés d’un
bout à l’autre, du sang des religieux et des prêtres, des hommes et des
femmes, des vieillards et des enfants, suivant cette parole du Prophète :
« Le feu a dévoré leurs jeunes hommes ; nul n’a versé de larmes sur
leurs vierges ; leurs prêtres sont tombés sous le tranchant du glaive ;
personne ne déplorait le sort de leurs veuves ; leur sang a été versé tout
autour de Jérusalem, et nul n’était là pour leur accorder la sépulture ».
(Psaume LXXVII, 63-05, et LXXVIII, 3.) Un si cruel traitement fut infligé aux
fidèles par le scélérat et féroce Oschïn. Jamais on ne pourrait dire tous les
excès qu’il commit.
A cette époque un émit d’un haut rang et des plus
vaillants sortit de la Porte du sultan Alp Arslan, dont il était le
chambellan (hadjeb). Il se nommait Kumusch Tékîn (Komèsch-Diguïn). Il marcha
à la tête de formidables et valeureuses phalanges contre les chrétiens. Dans
sa fureur, il mit à sac le district de Thelkhoum, et extermina
impitoyablement tous ceux qui avaient échappé aux invasions précédentes. Il
emporta par une vigoureuse attaque la forteresse de Thlitouth,[72] et en égorgea la garnison. Après
avoir fait des milliers de captifs, il se dirigea vers la province d’Édesse,
contre la forteresse de Nisibe (Necébin) et l’assiégea pendant quelques
jours, mais sans succès ; de là il traversa l’Euphrate à gué, et vint fondre
sur le district de Hisn-Mansour (Harsen-Meçour). Ministre des vengeances célestes,
il massacra les habitants de ce magnifique pays, et y répandit la bile
empoisonnée de sa malice. Il les frappait, pareil è. une grêle accompagnée d’éclairs
qui dardent le feu. Ses soldats portaient partout le meurtre et l’incendie.
Il fit périr les gens de distinction et emmena en esclavage de nobles dames
avec leurs enfants, jeunes garçons ou jeunes filles d’une rare beauté. On
pouvait voir là les coups dont la main de Dieu châtia les fidèles, qui tous,
sans exception, riches ou pauvres, goûtèrent à la coupe d’amertume que leur
firent boire les Turcs, leurs féroces ennemis. Pendant trois jours le
massacre ne discontinua pas. Pour comble de malheur, le chef qui occupait la
forteresse de Nisibe[73] envoya en toute
hâte prévenir le commandant militaire de cette ville, nommé Arouantanos, que
l’émir Perse était campé sur les bords de l’Euphrate avec cent hommes
seulement :
« Accours, lui disait-il, surprends-le et fais-le
prisonnier. » Arouantanos reçut cet avis avec négligence et se mit lentement
en route à la tête d’un corps considérable, pour aller à la rencontre de l’émir
Kumusch Tékin. Celui-ci ayant appris qu’il approchait, fit venir son armée de
Hisn-Mansour. Arouantanos arriva auprès de la célèbre forteresse d’Oschin
avec 1.500 cavaliers et 10.000 fantassins. Les deux armées en vinrent aux
mains, et Arouantanos, guerrier intrépide, se jeta avec l’impétuosité d’un
aigle sur les Turcs. Le lieu du combat était inégal et escarpé. L’armée
turque commençant à grossir peu à peu, Arouantanos dit aux siens : lâchez
pied un instant, afin que les infidèles courent après nous ; alors nous
ferons volte face, et nous les chargerons sans qu’ils puissent nous échapper.
» Ce mouvement fut exécuté ; mais Arouantanos s’aperçut que les Romains
avaient pris la fuite réellement, et l’avaient abandonné au milieu des Turcs.
Ce fut une journée funeste pour les chrétiens ; toute la plaine regorgea de
sang et fut encombrée de captifs. Arouantanos et ses officiers furent faits
prisonniers. Ceux qui parvinrent à se dérober au carnage se réfugièrent dans
la forteresse d’Oschïn et y trouvèrent leur salut. Il périt dans ce combat
onze mille hommes environ. L’émir ayant imposé à Arouantanos un joug de bœuf
sur les épaules, l’emmena comme esclave, chargé de ce honteux fardeau. L’ayant
conduit à la porte d’Édesse, il le vendit 40.000 tahégans, somme que le
général romain garantit en donnant son fils en étage ; et ce jeune homme est
demeuré en Perse jusqu’à présent. Les autres chefs furent rachetés à prix d’or
et d’argent. Fier de cette victoire signalée, Kumusch-Tékïn s’en retourna en
Perse, traînant après lui une masse de captifs et emportant un butin immense.
Il offrit au sultan de beaux esclaves, garçons et filles, au nombre de deux
mille environ.
XCVII. En l’année 516 (5 mars 1067 - 3 mars 1068) mourut Ducas,
laissant un fils en bas âge, nommé Michel. L’empire resta sans souverain
pendant un an, sous la régence de l’impératrice Eudoxie (Eudougui).[74]
XCVIII. Vers le commencement de l’année 518 (4 mars 1069 - 3 mars 1070),
cette princesse ayant fait venir secrètement un des grands de l’État, appelé
Romain, autrement dit Diogène (Diôjên), lui donna accès dans son appartement
et eut des rapports criminels avec lui. Elle l’y tint enfermé jusqu’à ce qu’ayant
appelé le César, frère de Ducas,[75] elle dit à celui-ci
pour l’éprouver : « Que ferons-nous maintenant, puisque le trône est vacant
et que Michel est encore un enfant ? » Elle voulait le perdre par ces paroles
insidieuses. « Laissons cela de côté, répondit le César, que m’importe ? Mes
fils et moi nous sommes tes serviteurs. Donne le trône à qui tu voudras. » L’impératrice
fut étonnée à la fois et charmée de cette réponse, et se trouva de la sorte
retenue de commettre un crime. Elle ajouta : « Va dans mon appartement, te
prosterner devant l’empereur. » Le César resta tout surpris et remercia Dieu
de ce qu’aucun mot compromettant n’était sorti de sa bouche. Etant entré dans
l’appartement de la princesse, il rendit hommage à l’empereur en se
prosternant devant lui. Le lendemain. Diogène fut conduit à Sainte-Sophie et
sacré. Toute la ville de Constantinople lui cria : Louange ! et la couronne
fut posée sur sa tôle.
XCIX. A cette époque, le saint catholicos Vahram, appelé
aussi Grégoire, fils de Grégoire Magistros, fils de Vaçag, le Bahlavouni, se
sentit épris de l’amour de la vie solitaire, et du désir de se consacrer,
dans la retraite, à la
prière. Il était devenu semblable à Élie et à saint
Jean-Baptiste. Ayant adopté la règle de saint Antoine, il aspirait de toute
son âme à habiter le sommet des montagnes. Il forma le projet d’abandonner le
glorieux et noble trône du patriarcat ; son dessein fut partagé par le
docteur Georges, son chancelier, et ils firent le serinent de marcher
ensemble dans la voie de la solitude. Cette résolution ayant transpiré, fut
découverte à temps ; étant parvenue aux oreilles du roi et des grands d’Arménie,
ils employèrent tous leurs efforts pour retenir le patriarche, mais sans
réussir à le détourner de son projet bien arrêté. Il leur annonça qu’il avait
l’intention d’entreprendre le voyage de Rome, et ensuite de parcourir toit le
désert de l’Egypte. Mais comme on insistait pour l’empêcher de partir,
Grégoire, dans l’ardeur de son désir, dit au roi « Prenez pour patriarche qui
bon vous semblera, et ne me retenez pas davantage, en m’éloignant ainsi du
sentier de la justice. » Voyant qu’il était inébranlable, ils choisirent pour
catholicos le docteur Georges, chancelier de Grégoire, et en cachette de ce
dernier, lui persuadèrent d’accepter ces fonctions. Grégoire ne se cloutait
pas de cette intrigue, et lorsqu’on lui amena Georges pour recevoir l’onction
sainte, il fut au comble de la surprise, et bon gré, mal gré, il le sacra
catholicos, pour occuper le siège pontifical de l’Arménie.[76] Toutefois, il
lui en conserva rancune au fond du cœur, et le compta dès lors parmi ses
ennemis, comme ayant violé le vœu qu’il avait fait, d’être son compagnon dans
la vie spirituelle. Dès ce moment, la désunion régna entre les deux
patriarches. Grégoire, exécutant le pieux projet qu’il avait conçu, alla
résider sur les montagnes,[77] avec les
solitaires, confesseurs du Christ, embrassa leur vie austère, et ne prit plus
pour nourriture que des aliments secs.
C. Cette année, Diogène leva des troupes dans tous ses
Etats, jusqu’aux confins de Rome, ainsi que dans tout l’Orient. A la tête d’une
armée formidable, il entra dans la contrée des musulmans, et vint camper
auprès de la célèbre ville de Menbêdj, non loin d’Alep, cité fameuse qui
appartenait aux infidèles.[78] Il pressa vivement
cette place qu’il fit attaquer par ses troupes barbares, dont le nombre était
immense. Après des assauts réitérés et vigoureux, il ordonna de dresser des
balistes et des machines, pour battre en brèche les formidables remparts de
Menbêdj. Le jeu de ces machines, qui lançaient d’énormes pierres, fit crouler
une partie des murs dans l’intérieur de la place. Les habitants,
consternés, tracèrent des croix sur leurs mains et se rendirent au camp de
Diogène ; les principaux d’entre eux se prosternèrent à ses pieds, lui
offrirent de riches présents et se déclarèrent ses tributaires ; à cette condition
ils eurent la vie sauve. L’empereur traita la ville avec bienveillance, mais
la soumit à ses lois. Sur ces entrefaites, il reçut une lettre de l’impératrice,
qui le pressait de retourner à Constantinople. Aussitôt après l’avoir lue, il
se mit en route.
CI. Cette année, l’émir Guedridj,[79] qui était de la
famille du sultan Alp Arslan, résolut en secret de se révolter contre ce
prince et de se rendre à Constantinople. Il vint à la tête d’une armée
nombreuse, et passa dans le pays des Romains. Jamais chose aussi extraordinaire
ne fut vue et n’a été racontée. C’était celui qu’annonça lé Sauveur lorsqu’il
dit : « Il y aura dans les derniers temps des signes dans le soleil, dans la
lune et les astres ; il y aura des tremblements de terre et des phénomènes épouvantables,
» comme on le lit dans le saint Évangile (S. Luc, XXI, 25). Ce fut là l’occasion
de la ruine que subit de nouveau notre pays de la part de la race perverse
des Turcs.
CII. Cette année fondit sur nous, comme un fleuve débordé,
le sultan Alp Arslan. Il entra en Arménie avec une formidable armée et
commença le massacre. Il investit la ville de Mandzguerd, et comme elle était
sans garnison, il lui suffit d’un seul jour pour s’en emparer. Les troupes
romaines qui la défendaient avaient pris la fuite il en extermina les habitants,
mettant à exécution les menaces proférées contre cette cité par son frère
Thogrul, et le vœu dont il lui avait légué l’accomplissement, à l’heure de sa
mort. De là, il dirigea ses hordes vers Amid et établit son camp tout autour
de cette ville. Néanmoins, il usa de clémence envers les habitants. Ce fut là
que sa femme mit au monde un fils qu’il nomma Tetousch.[80] Ensuite, étant
entré dans le district de Thelkhoum, il investit la forteresse de ce nom, et
tenta tous les efforts imaginables pour la réduire ; mais comme elle lui
opposait une insurmontable résistance, il parla de faire la paix, à condition
qu’un tribut lui serait payé. Cette proposition ralentit l’ardeur des
assiégés, et dans la sécurité qu’elle leur inspira, ils abandonnèrent le
rempart. A cette vue, les ennemis, en masse, sans attendre l’ordre du sultan,
l’attaquèrent avec impétuosité, et, restés maîtres de la place, y firent un
carnage horrible et une multitude de captifs. La nouvelle de ce succès causa
au sultan un étonnement extrême ; il déplora le sang versé, parce qu’il avait
garanti, par serment, aux habitants la vie sauve. Ayant envahi le territoire
d’Édesse, il étendit ses incursions sur tous les points, jusqu’aux portes de la ville. La célèbre
forteresse de Thelthovrav, non loin de Sévavérag, fut emportée d’assaut,
ainsi qu’Arioudzathil,[81] et la population
des environs passée au fil de l’épée. Gorgé de butin, encombré de captifs, il
alla investir Édesse, et développa son camp tout autour des murs. C’était pendant
l’hiver, le 10e jour du mois de mars. Le commandant d’Édesse était
Basile, fils du roi des Bulgares, Alusianus. Les habitants, qui étaient
chrétiens, furent terrifiés en contemplant l’armée des infidèles, qui couvrait
les plaines et les montagnes jusqu’au sommet. Ils redoutaient le sultan, ce
cruel dragon. Alp Arslan était, en effet, un buveur de sang. Il passa huit
jours sans commencer les hostilités ; mais les assiégés étaient tombés dans
un tel découragement, qu’ils ne songeaient pas même à repousser l’ennemi. Sur
ces entrefaites, un des soldats du sultan, témoin de cette inaction, leur
donna sous main cet avis : « Avez-vous, leur dit-il, perdu le sens ?
Fortifiez donc vos murs et sellez vos chevaux. » Excités par ces paroles, ils
se mirent à garnir les remparts de soldats, et disposèrent tous leurs moyens
de défense ; tous s’encourageaient mutuellement. De son côté, le commandant
Basile, qui était un militaire distingué, entreprit de fortifier la ville sur
tous les pointe. Le sultan, voyant la bonne contenance des assiégés, entra en
fureur, et donna l’ordre de faire retentir les trompettes, comme signal de l’assaut.
L’attaque commença avec fureur ; les infidèles s’élancèrent aux murailles en
poussant des clameurs terribles. Édesse fut enveloppée de toutes parts. Ce
fut une solennelle journée, témoin d’une lutte acharnée. Les assiégés
faisaient pleuvoir, du haut des remparts, une grêle de flèches, pendant que
les antres, en prières et les yeux noyés de larmes, levaient leurs voit
gémissantes vers Dieu pour implorer leur salut. Les Perses renouvelèrent
leurs assauts une grande partie de la journée, mais inutilement, car le
Seigneur combattait contre eux, et les couvrit de honte. Alors le sultan
ordonna de dresser des balistes et autres machines de guerre pour battre les
remparts ; il fit détruire les jardins des environs et arracher les vignes,
et du bois qui en provint, combler les fossés. Puis il fit élever une tour de
bois, montée sur dix chars, et sur laquelle il comptait comme moyen
infaillible de succès. Mais lorsque l’on mit les chars en mouvement pour
approcher la tour des remparts, tout à coup elle se renversa et se brisa dans
sa chute. Les assiégés ayant creusé une excavation, pénétrèrent dans le fossé
du côté de l’orient, et accumulant tout le bois qu’ils possédaient,
incendièrent les débris de cette tour. Comme les infidèles avaient entrepris
de creuser sept tranchées dans l’intérieur du fossé, pour faire écrouler le
rempart, les habitants pratiquèrent une contre-mine, et ayant pris les
travailleurs ennemis, les tuèrent. Ce siège dura cinquante jours, pendant
lesquels le sultan déploya les plus grands efforts, mais sans aboutir à rien.
En vain il promettait de magnifiques récompenses à qui détacherait seulement
une pierre des murs, afin de l’emporter en Perse comme un souvenir. Abou’lséwar,
émir de Tévïn, lui dit : « Voilà un autel au milieu de nous et personne ne
songe à l’abattre. » Alors ils essayèrent leurs forces pour le démolir,
mais sans pouvoir en détacher un fragment. Cet autel, qui était celui de
saint Serge (Sarkis), s’élevait à l’est de la ville. A ce spectacle,
la confusion du sultan redoubla. Sur ces entrefaites, Koreïsch, l’un des
principaux émirs des Arabes, ayant emmené Alp Arslan et toute l’armée Perse,
marcha contre Alep. Cette retraite fut un jour de vive allégresse pour Édesse
délivrée.
CIII. Diogène, instruit des désastres récents de l’Arménie,
rugit comme un lion ; il ordonna de rassembler toutes ses troupes, fit
proclamer des édits et envoya des hérauts partout dans les contrées d’Occident.
Il réunit des forces immenses parmi les Goths, les Bulgares, les habitants
des villes éloignées, ceux de la Cappadoce, de la Bithynie, de la Cilicie, d’Antioche,
de Trébizonde (Drabizon), et convoqua dans toute l’Arménie les débris des braves
phalanges de ce royaume ; il fit venir aussi des renforts de chez les
barbares. Il se vit bientôt à la tête d’une armée aussi nombreuse que le
sable de la mer. C’était
en l’année 520 (4 mars 1071 - 2 mars 1072). Il s’avança, terrible, comme un
nuage au sein duquel gronde le tonnerre, et qui est chargé de grêle, et
atteignit Sébaste. A sa rencontre accoururent en grande pompe les princes de
la famille royale d’Arménie, Adom et Abouçahl ; mais les Romains
circonvinrent l’empereur et lui firent entendre des calomnies contre les
habitants de Sébaste et contre la nation arménienne en général. Ils lui
dirent : « Lorsque nous fûmes vaincus par l’émir Guedridj, les Arméniens
étaient plus acharnés contre nous, plus impitoyables que les Turcs eux-mêmes.
» Diogène ajouta foi à ces propos, et jura avec menaces qu’au retour de son
expédition en Perse, il anéantirait la foi arménienne. En même temps il
commanda à ses soldats de mettre à sac Sébaste. Ils exécutèrent cet ordre en
y ajoutant quantité de meurtres, et secondèrent ainsi les iniques
dispositions de ce prince impie. Il chassa de sa présence Adom et Abouçahl,
et plongea Sébaste dans le deuil. Cependant les grands de l’empire, ainsi que
Kakig Schahenschah, fils d’Aschod, et l’émir Guedridj, qui avait pris le Curopalate
(Gourabagh’ad),[82]
dirent à l’empereur : « N’écoute pas les délations de tes sujets, qui
mentent, car ceux des Arméniens qui ont survécu aux guerres des Turcs, se
sont déclarés les auxiliaires [des Romains]. » Ces remontrances ramenèrent l’empereur
à de meilleurs sentiments ; néanmoins il jura qu’à son retour il détruirait
la croyance des Arméniens. Les moines ayant appris ces menaces, proférèrent
contre lui de terribles malédictions, et firent des vœux pour qu’il ne revint
pas de cette guerre, et que le Seigneur le fit périr comme l’impie Julien,
qui fut maudit par saint Basile. Diogène étant parvenu dans l’Orient, au pays
des Arméniens, attaqua Mandzguerd et s’en rendit maître les troupes du sultan
qui étaient cantonnés dans cette ville s’enfuirent. Ceux des infidèles qui
furent pris reçurent la
mort. Alp Arslan, qui était alors devant Alep, en apprenant
le triomphe de Diogène, se hâta de retourner ers l’Orient, afin de défendre
son royaume contre cette formidable agression. Ce même hiver, il avait échoué
devant Alep, protégée par une forte garnison. On était au printemps lorsqu’il
reçut la nouvelle des mouvements des Romains. Aussitôt il quitta le siège d’Alep
et se dirigea rapidement vers Édesse, le commandant militaire de cette ville
lui offrit en présent des chevaux et des mulets, ainsi que des vivres. Aussi
le sultan traversa-t-il toute la contrée sans y faire aucun mal. Continuant
sa route vers l’orient. Il parvint à la montagne de Léçoun. Les fatigues de
cette marche forcée lui tirent perdre quantité de mulets et de chameaux ;
car, semblable à un fugitif, il poussait ses troupes en avant et se hâtait d’accourir
en Perse. Sur ces entrefaites, des lettres écrites par les perfides Romains,
du camp de Diogène, furent remises au sultan. Ils lui disaient : « Ne fuis
pas, car la majeure partie de notre armée est pour toi. » A l’instant Alp
Arslan s’arrêta, et il écrivit à Diogène sur un ton amical, en l’engageant à
faire paix et alliance ensemble, à rester unis et à ne plus se nuire
réciproquement. Il lui témoignait son désir d’être en bons rapports avec les
chrétiens, et de voir s’établir entre les Romains et les Perses une amitié
éternelle. Ces propositions enflèrent d’orgueil Diogène, qui les rejeta ;
elles ne firent même qu’enflammer son ardeur belliqueuse. De perfides
conseillers lui dirent : « Aucune puissance n’est capable de te
résister. Tes soldats sont sortis du camp pour se procurer des ivres ;
ordonne qu’ils se fixent dans des quartiers d’hiver, afin qu’ils ne
ressentent pas la famine avant l’ouverture des hostilités. » L’empereur, cédant
à ces insinuations, renvoya l’émir Guedridj à Constantinople, fit partir
Tarkhaniotes[83]
avec trente mille hommes contre Khélath, et en expédia douze mille vers la
contrée des Aph’khaz. Ces conseillers ayant ainsi réussi à disséminer ses
forces et à les éloigner, prévinrent le sultan du succès de leur trahison. Ce
prince, jugeant le moment opportun, s’élança à la rencontre des Romains ;
ardent comme un lionceau, il entraînait à sa suite toutes les hordes du
Khoraçan. Diogène, apprenant que les Perses approchaient, donna l’ordre de
sonner les trompettes, et rangea les siens en bataille. Il en confia le
commandement à Khadab[84] et à Vasilag
(Basilace), deux nobles Arméniens, qui étaient de vaillants capitaines. On
combattit avec fureur de part et d’autre presque toute la journée. A la
fin les Romains eurent le dessous, et Khadab et Vasilag furent tués. L’armée
romaine, mise en déroute, se sauva jusque dans le camp impérial. A cette vue,
Diogène ordonna de concentrer toutes ses forces ; mais il était trop tard ;
car Tarkhaniotes et les autres officiers romains étaient déjà partis pour
Constantinople avec leurs détachements. Instruit de leur éloignement, Diogène
reconnut qu’il était victime de la fourberie des siens. Le lendemain le
combat se ralluma ; dès l’aurore l’empereur ordonna de faire retentir les
trompettes, et des hérauts proclamèrent en son nom que des dignités, des
gouvernements de villes et de provinces seraient la récompense de ceux qui
feraient bien leur devoir. Tandis que le sultan se portait en avant, Diogène
s’avançait de son côté dans le voisinage de Mandzguerd, vers un lieu nommé
Dogh’odaph’. Il plaça les Ouzes à l’aile droite, les Patzinaces (Badzounag) à
l’aile gauche, et disposa le reste de son armée à l’avant et à l’arrière.
Mais dans le fort de la mêlée, Les Ouzes et les Patzinaces passèrent à l’ennemi,
et les Romains furent vaincus et prirent la fuite. Les Turcs
en firent un carnage horrible, et s’emparèrent d’une multitude de
prisonniers, parmi lesquels était l’empereur lui-même. Ils le conduisirent en
présence du sultan, ainsi qu’une foule d’officiers, chargés de chaînes, et
autres captifs. Au bout de quelques jours, Alp Arslan accorda la paix à
Diogène et fit de lui un frère ; tous les deux scellèrent cette alliance de
leur sang. Le sultan prit Dieu à témoin de sa sincérité, et confirma cet
engagement par un serment solennel et à jamais inviolable. Après quoi il
renvoya Diogène comblé d’honneurs, pour qu’il revint régner à Constantinople.
Arrivé à Sébaste, celui-ci apprit que Michel, fils de
Ducas, s’était emparé de la
couronne. Ses troupes l’ayant abandonné et s’étant
dispersées, il gagna en fugitif la ville d’Adana, Comme celles de Michel
arrivaient pour se saisir de lui, dans ce péril extrême, il revêtit le
costume de moine, et s’étant rendu auprès de leur général, lequel était frère
de Ducas,[85]
il lui dit : « Que je ne vous inspire plus aucune inquiétude : je vais aller
m’ensevelir dans un couvent. Que Michel règne sur vous, et que Dieu soit avec
lui. » Ce jour même, les Romains crucifièrent Dieu une seconde fois, à l’exemple
des Juifs, ils arrachèrent les yeux à Diogène, leur propre souverain, qui
mourut des souffrances que ce supplice lui occasionna, Le sultan pleura sa
perte, et regretta amèrement le sort de ce monarque. .Oui, s’écria-t-il, les
Romains sont des athées ; dès aujourd’hui la paix est rompue avec eux, et le
serment qui rattachait les Perses à eux n’existe plus. Dès à présent, la race
des adorateurs de la Croix sera immolée par le glaive, et tous les pays
chrétiens seront livrés à la servitude. » Le souvenir de Diogène lui
arrachait des soupirs douloureux, et avec tous les siens il déplorait
profondément sa mort. S’adressant aux troupes du Khoraçan : « Désormais, leur
dit-il, soyez des lionceaux, devenez des aiglons, volez par toute la terre. «
nuit et jour ; versez le sang des chrétiens, soyez sans merci pour les
Romains. » Après cette victoire éclatante, il rentra en Perse.
CIV. A cette époque, Alp Arslan rassembla toutes les
troupes de ses Etats, et franchissant le grand fleuve Djihoun (Dchahoun),
nommé aussi Géhon (Kéhon), il pénétra sur le territoire de Samarcande
(Semerkhent), qu’il voulait soumettre. A la tête d’un détachement
considérable, il vint camper auprès de la grande et redoutable forteresse de
Hama,[86] qu’il assiégea.
Cette place appartenait à un chef d’un grand courage, mais au cœur féroce et
cruel.[87]
Le sultan dirigea, pendant plusieurs jours, de rudes
assauts contre cette place et la pressa vivement. Cependant il invitait ce
chef à faire sa soumission, l’assurant qu’il lui laisserait à jamais la
possession des domaines de ses pères. Au bout de quelque temps d’une résistance
très pénible, celui-ci résolut d’aller se prosterner devant Alp Arslan, et de
profiter de cette occasion pour exécuter un affreux projet. Il fit ce jour-là
fête à sa femme et à ses enfants, s’assit avec eux à un banquet qu’égayaient
le jeu des baladins, la voix des chanteuses, et le son des tambours et des
instruments de musique, et but joyeusement. Puis, pendant la nuit, il égorgea
de ses propres mains sa femme et ses trois fils avec une barbarie atroce,
voulant éviter qu’ils ne tombassent entre les mains du sultan et ne
devinssent ses esclaves. Le lendemain, il partit, après avoir caché sur lui
deux couteaux très effilés, avec lesquels il avait consommé son quadruple
meurtre. Arrivé au camp du sultan, il fut introduit par ses ordres. Dès qu’il
fut en sa présence, il se prosterna ; en même temps, s’approchant, il se
précipita sur lui, en tirant ses deux couteaux de ses sandales, tandis que
ceux qui l’avaient amené s’enfuyaient. Il terrassa Alp Arslan, et lui plongea
ses deux couteaux dans le sein. A l’instant même Il fut massacré par les
serviteurs du sultan. Ceux-ci virent que ce prince avait reçu trois blessures.
Son état était très grave, et la douleur qu’elles lui causaient très
cuisante. Alors il donna l’ordre à ses troupes d’évacuer le pays, afin que
cet événement restât ignoré dans son royaume. Au bout de cinq jours, l’intensité
du niai redoublant, il fit appeler les grands de sa cour et le chambellan
(hadjeb),[88]
général de ses armées, et leur présentant son jeune fils Mélik Schah, il leur
dit : « Aujourd’hui sera le jour de ma mort, je succombe à mes blessures ;
que mon fils règne sur vous, et qu’il hérite de ma couronne. » A ces mots, se
dépouillant de son costume royal, il en revêtit Mélik Schah, et s’inclinant,
lui rendit hommage. Il le recommanda, en pleurant, à Dieu, et aux émirs de la Perse. Telle fut la
fin d’Alp Arslan,[89] qui perdit la
vie des mains d’un homme obscur, kurde de nation. Mélik Schah monta immédiatement
sur le trône. Il se montra bon, miséricordieux et plein de bienveillance pour
les fidèles du Christ. Après la mort de son père, il rentra en Perse,
héritage de sa famille, emportant avec lui le corps d’Alp Arslan ; il l’ensevelit
dans le tombeau de ses ancêtres, dans la ville de Marand.[90] Le règne de
Mélik Schah fut favorisé de Dieu ; son empire s’étendit au loin, et il
accorda le repos à l’Arménie.
CV. En l’année 521 (3 mars 1072 - 2 mars 1073) l’inimitié du seigneur
Grégoire et du seigneur Georges se réveilla de nouveau. Le premier envoya des
gens vers Georges, qui le renversèrent du siège patriarcal, et lui
arrachèrent de la tête le voile.[91] Georges, profondément
irrité, se retira à Tarse (Darson), où il mourut ; et Grégoire alla habiter à
Moudar’açoun,[92]
auprès de Kakig, fils de Kourkên.[93]
CVI. Ce fut vers ce temps que commença la tyrannique
domination d’un chef impie et infâme, nommé Philarète (Ph’ilardos),[94] premier-né de
Satan. Lors de la catastrophe de Diogène, il entreprit de donner cours à ses
usurpations. Homme scélérat s’il en fut jamais, précurseur de l’immonde
Antéchrist, possédé par le Démon, et d’une humeur fantasque et perverse, il
se mit à faire la guerre aux fidèles du Christ ; car, quoique chrétien, il
était sans foi. Les Arméniens ne le reconnaissaient pas pour un des leurs, et
les Romains le désavouaient également. Il avait la religion et les habitudes
de ceux-ci, mais par son père et sa mère il était Arménien. Son enfance s’était
écoulée auprès de son oncle, dans le couvent de Zôrvri-Gozer’n, dans le
district de Hisn Mansour (Harsen-Meçour). Lui qui était sorti du désert, il
en devint [abomination. Il s’empara d’un grand nombre de provinces et de
villes, et fit périr impitoyablement une foule de personnes. Étant venu se
fixer à Meschar,[95] il manda le
brave Thornig, seigneur de Saçoun, et le somma de venir lui prêter hommage,
ce message fut accueilli par Thornig avec le dédain et la dérision que
méritait une telle folie. Comment ! dit-il ; mais je ne l’ai même jamais vu !
Les envoyés de Philarète, lui annoncèrent alors qu’il allait marcher contre
lui avec de nombreuses troupes et qu’il saccagerait et ruinerait toutes ses
possessions. « Mais, reprit Thornig, quel est le chiffre de son armée ?
—Elle est de 20.000 hommes environ, répliquèrent les messagers. —Eh ! bien,
dit Thornig, moi j’ai mille cavaliers, qui chaque jour reçoivent le corps et
le sang du Fils de Dieu. Ce que je sais positivement, c’est que Philarète et
tous les siens n’ont aucune croyance et sont poussés par les plus mauvaises
passions. » Les envoyés ayant rapporté à Philarète cette conversation, il
appela le catholicos Grégoire. « Comme Thornig est ton gendre, lui dit-il, va
l’engager à venir se déclarer mon vassal. » Grégoire, connaissant la
scélératesse de Philarète, partit à contre cœur, et ne retourna plus vers
lui. Il raconta à Thornig le motif de sa visite. Celui-ci, étonné, lui dit :
« Eh ! quoi, cet infâme n’a pas rougi, dans l’excès de son impudence, de
te charger d’une pareille mission, qu’il a appuyée d’un faux serment ! » Philarète,
voyant que Thornig refusait de venir, rassembla son armée et marcha contre
lui, à son insu. Dès que Thornig en fut instruit, il convoqua les siens, et
ayant réuni dans le district de Saçoun 50.000 fantassins et 6.000 cavaliers,
se porta vers Djabagh’-Dchour.[96] Comme il ne
pouvait croire à l’arrivée de Philarète, il congédia son infanterie, et à la
tête de mille cavaliers se dirigea vers la ville arménienne d’Aschmouschad.[97] Ce fut dans la
plaine d’Alléluia (Alêloua) qu’il rencontra Philarète, qui avait avec lui un
corps de 8.000 Francs, commandé par Raimbaud.[98] Thornig eut bien
du regret de s’être séparé de son infanterie ; néanmoins il disposa ses
troupes pour le combat, bataillon par bataillon, assignant à chacun son
poste. A l’avant il plaça son garde du corps Gabos,[99] guerrier intrépide,
avec 3.000 hommes ; mais de toutes les troupes de Philarète, celles que
Thornig appréhendait le plus étaient les Francs. Allons, s’écria-t-il, voyons
si les miens auront peur d’eux.[100] Et voilà que
Raimbaud, s’avançant, engagea l’attaque, et enfonçait les rangs de Thornig,
pénétra jusqu’au centre. Aussitôt, au commandement de Thornig, les siens enveloppèrent
les Francs par une manœuvre simultanée, et firent prisonniers leurs
officiers, ainsi que leur comte.[101] Ils mirent en
fuite Philarète et toute son armée, et s’emparèrent des officiers, au nombre
de 1.500. Ce jour vit le massacre des Francs et des autres chrétiens. Thornig
chargé de butin, retourna à Saçoun, tandis que Philarète se sauvait lâchement,
et courait se réfugier à Kharpert.[102] La plaine d’Alléluia,
où cette bataille eut lieu, est dans le district de Hantzith.
CVII. Thornig, n’ayant gardé avec lui qu’un petit nombre d’hommes,
rentra dans sa forteresse d’Aschmouschad, au-dessus d’Ardzen. Tout à coup
survint un émir nommé Amer-Kaph’er, avec des forces considérables. Il avait
su que Thornig avait congédié les siens. C’était à l’instigation de Philarète
qu’il venait le surprendre. Recourant à la ruse et ail parjure, il essaya de
faire la paix avec Thornig ; il alla jusqu’au point de gagner ses serviteurs
à force de cadeaux. Ayant ainsi circonvenu Thornig, il lui persuada, de
concert avec trois autres chefs qui l’accompagnaient, de conclure l’alliance
qu’il lui proposait avec tant de perfidie. Mais tandis qu’ils étaient assis
ensemble à un banquet, l’émir sauta d’un bond sur Thornig et voulut le tuer.
Celui-ci, qui n’avait sur lui aucune arme, saisit un petit couteau, et en
frappant l’émir, lui ouvrit le ventre. Prenant les autres émirs par la tête,
il la leur écrasa l’une contre l’autre : puis, sans avoir eu aucun mal, il
regagna sa forteresse qui n’était pas éloignée. Les Turcs prirent la fuite à
son approche ; mais lorsqu’il fut près d’Aschmouschad, un des infidèles,
embusqué, l’atteignit de son javelot, et donna la mort à ce héros si pieux.
Sa tête fut apportée à Philarète, et ce misérable en ayant retiré la cervelle,
en fit une coupe à boire. Ce qui restait de la tête fut envoyé parmi à [Nacer
eddaula], émir de Meïafarékïn, et son corps fut brûlé. Dans la suite on
recueillit les débris de ses ossements calcinés, et ils furent transportés et
ensevelis près de la porte du Saint-Précurseur.[103] Il laissa deux
fils en bas âge, Tchordouanel et Vaçag.
A la même époque, Philarète invita le saint patriarche
Grégoire à revenir prendre possession de son siège. Mais celui-ci s’y refusa,
par la crainte que lui causait cet homme cruel. Philarète lui adressa de
nouveau une lettre pour lui représenter qu’il n’était pas d’usage que le
siège restât vacant. Mais Grégoire ne put se décider ; il se contenta de
répondre à Philarète qu’il consentait à ce qu’il donnât la dignité de
catholicos au seigneur Sarkis, neveu (fils de la sœur) du seigneur Pierre. En
même temps il envoya à Sarkis le voile, la crosse, et la croix qui avaient
appartenu à Pierre. A la vue de ces insignes, Philarète, comprenant que la
résolution de Grégoire était définitive, ordonna qu’une réunion d’évêques, de
pères de couvent et de moines eût lieu, et le seigneur Sarkis reçut, comme
catholicos, l’onction à Honi, ville du district de Dchahan. C’était un saint
homme, d’un aspect vénérable, renommé pour sa vertu, d’une piété exemplaire
et d’une orthodoxie parfaite, un véritable pasteur du troupeau du Christ.
Grégoire étant venu dans la métropole de l’Arménie, à Ani, y sacra, en
qualité d’évêque, Basile (Parsegh’), fils de sa sœur et de Vaçag, fils d’Abirad,
fils de Haçan.[104] Basile dans la
suite fut élevé à la dignité de catholicos d’Arménie.
CVIII. C’était dans l’année 523 (3 mars 1074 - 2 mars 1075), que
Grégoire partit pour Constantinople, et de là pour Rome. Ensuite il passa en
Egypte, où il visita le désert qu’avaient habité les anciens Pères. Là, il
accomplit le désir de son cœur ; il y établit son trône patriarcal, et remit
en vigueur les institutions de la sainte Église. Il fut traité avec une haute
considération et avec de grands honneurs par le roi des Egyptiens,[105] beaucoup plus
qu’il ne l’avait été par l’empereur. Une foule d’Arméniens vinrent le rejoindre,
car il y avait à cette époque en Egypte environ treille mille personnes de
notre nation.[106]
CIX. Ces événements se passèrent du temps de Michel, fils
de Ducas, qui régna pendant quatre ans sur les Romains.[107] Ce prince était
bon, orné de toutes les vertus chrétiennes et d’une éclatante sainteté. Il
ressemblait en tout à ses anciens et pieux prédécesseurs. Il brillait par l’orthodoxie
de sa foi et fut le père des orphelins et le défenseur des veuves. Par ses
ordres, on émit des tahégans en aussi grande quantité que la poussière de la
terre ou le sable de la
mer. Cette abondance, qui alla jusqu’à la prodigalité, dura
pendant tout son règne. Car c’était au nom de Dieu que cette monnaie était
frappée, et les grâces divines descendaient sur Michel. Le pays ne cessa de
regorger des trésors répandus par ses mains. Continuellement il jeûnait ou
était en oraison ; il vivait dans la plus grande sainteté. Mais l’impératrice
était courroucée contre lui à cause de cette vie ascétique qui l’éloignait de
tous rapporte charnels avec elle. Elle s’éprit d’amour pour un des grands, et
par l’influence que lui donnaient les criminelles relations qu’elle
entretenait avec lui, elle le poussa à se déclarer contre Michel. Il se
nommait Botaniate (Vodôniad).[108] Il souleva
toute la ville de Constantinople et réclama la couronne. Michel,
ce saint monarque, n’opposa aucune résistance. Il maudit publiquement l’épouse
infâme qui l’avait trahi, et descendant du trône, se retira dans un couvent,
où il se fit moine. Avant endossé le cilice, il fit profession de la vie
religieuse, d’après le désir qu’il en avait depuis longtemps, et dit adieu
aux grandeurs terrestres.[109]
CX. En l’année 527 (2 mars 1078 - 1er mars 1079),
Botaniate, monté sur le trône, épousa la femme de Michel, fille de Kourkê,
roi de Géorgie.[110] C’était l’adultère
qui avait préparé cette union coupable.
CXI. A cette époque périt le prince Vaçag,[111] duc d’Antioche,
fils de Grégoire Magistros, et frère du seigneur Grégoire (Vahram). Il fut
tué dans la rue du marché de cette ville, par les perfides Romains. Au moment
où il passait dans cette rue, deux hastaires[112] se présentèrent
comme pour lui rendre hommage ; ils tenaient une lettre supposée, et tandis
qu’il se baissait pour la recevoir de leurs mains, ils le frappèrent d’un
coup de hache sur le front, entre les yeux. Ainsi succomba Vaçag, sous le fer
d’obscurs et exécrables assassins. Ses troupes se réunirent dans la citadelle
d’Antioche ; le corps de la noblesse appela Philarète et lui céda cette
ville. Celui-ci, au bout de quelques jours, convoqua tous les Romains et le
corps des hastaires, sous prétexte d’une expédition qu’il voulait
entreprendre, et les mena à un village nommé Aph’schoun. Là, il commanda à
ses troupes de mettre l’épée à la main, et fit exterminer cette milice. Il
prit possession d’Antioche après avoir tiré ainsi vengeance dit meurtre du
grand Vaçag, le Bahlavouni.
CXII. Dans le même temps périt le prince arménien Ebikhd,[113] guerrier
illustre, originaire du district de Schirag. L’empereur, plein d’estime pour
son courage, l’avait contraint de recevoir le baptême des Romains et d’embrasser
leur croyance. Mais Ebikhd restait, en secret, fidèle à la foi de saint
Grégoire. Il tomba malade dans sa forteresse d’Antrioun.[114] L’empereur lui
avait donné, pour le guider dans la croyance erronée des Grecs, un moine
romain qu’Ebikdh avait pris pour confesseur. Cet homme abominable étant entré
un jour chez le prince, le surprit profondément endormi dans son lit ; il se
précipita sur lui, et ayant saisi le coussin qui soutenait sa tête, le lui
plaça sur la bouche, se jeta dessus de tout son poids et l’étouffa dans des
tourments affreux, Les troupes d’Ebikhd ayant appris ce crime horrible,
livrèrent à toutes sortes de tortures l’hérétique qui en était l’auteur, et
après l’avoir fait souffrir cruellement, le précipitèrent du haut d’une roche
élevée, sur laquelle était assise la forteresse ; ce scélérat expira sur le
coup par un trépas qu’il méritait si bien.[115]
CXIII. Cependant Botaniate ayant occupé le trône pendant
un an,[116]
conçut l’idée d’y renoncer ; car c’était par la violence et par suite d’un
commerce criminel avec la femme de Miche) qu’il l’avait obtenu, et non par la
volonté de Dieu. Comme il était devenu souverain en violation de tous le
droits, de cuisants remords agitaient son âme ; il se disait : « Celui qui
était maître légitime du trône en est descendu et s’est fait moine : pourquoi
me suis-je mis, par ma perversité, en rébellion contre lui ? la suite et la
fin de tout en ce monde, n’est-ce pas la mort ? » Ayant donc déposé le
sceptre, prix de sa trahison, il fit profession de la vie monastique.
CXIV. Il eut pour successeur [Nicéphore] Mélissène
(Mélécianos). C’était en 526 (2 mars 1077- 1er mars 1078).
CXV. Cette même année vit mourir un homme digne de toutes
les louanges, le seigneur Sarkis, catholicos, neveu du seigneur Pierre,
ancien patriarche. D’après sa recommandation, on choisit pour le remplacer l’évêque
Thoros (Théodore) surnommé Alakôcig, son coadjuteur, qui était un habile
musicien. La cérémonie de sa consécration eut lieu à Honi.
CXVI. Vasil, fils d’Aboukab, autrefois garde de la tente
de David le Curopalate, roi de Géorgie, ayant rassemblé un corps de
cavalerie, par ordre de Philarète, marcha sur Édesse. Ses attaques contre
cette ville ne discontinuèrent pas pendant six mois. Cette même année, il
répara les remparts de la place forte appelée Romanopolis (Renabolis), du nom
de l’empereur qui l’avait bâtie. Cet ouvrage terminé, il revint presser le
siège d’Édesse. Alors les habitants se soulevèrent contre leur commandant,
nommé Léon (Lévon), frère de Tavadanos. Léon se déroba par la fuite à leur
fureur, et se retira dans le corps supérieur de la forteresse, tandis que son
Proximos (lieutenant), cherchait un refuge dans l’église de la Sainte Mère
de Dieu, où il s’attacha aux angles de l’autel. Mais les habitants ayant
pénétré dans cet asile, le massacrèrent sur les marches nièmes de l’autel, et
ce jour même, ils remirent Édesse entre les mains de Vasil, fils d’Aboukab. C’était
un homme bon, pieux, miséricordieux pour les veuves, pacifique et bienfaiteur
des populations. Son père, Aboukab, avait jadis résidé dans cette ville, et l’avait
restaurée après avoir trouvé la province dans un état de ruine. Ces événements
arrivèrent en 526 (2
mars 1077 - 4 mars 1078).
CXVII. Il y avait, eu ce temps-là, quatre mois que
Mélissène régnait à Constantinople, lorsque le peuple se souleva et le
renversa. Le trône fut donné à un de grands de l’empire nommé Alexis (Aleks),[117] neveu (fils du
frère) de l’empereur Isaac Comnène (Gomanos), lequel joignait aux qualités de
l’homme de bien et à la piété, une brillante valeur. Son avènement rétablit
la tranquillité.
CXVIII. Vers le commencement de l’année 528 (2 mars 1079 -
29 février 1080) la famine désola de ce côté-ci de la Mer océane les contrées
des adorateurs de la Croix,[118] déjà ravagées
par les hordes sanguinaires et féroces des Turcs. Pas une province n’était
restée à l’abri de leurs dévastations ; partout les chrétiens avaient été
livrés au fer ou à la servitude, au milieu des travaux des champs
interrompus, et le pain manqua ; les agriculteurs et les ouvriers avaient été
massacrés ou emmenés comme esclaves, et la famine étendit ses rigueurs en
tous lieux. Beaucoup de provinces étaient dépeuplées ; la Nation orientale n’existait
plus ; et le pays des Romains (Asie Mineure) ne présentait que des ruines.
Nulle part on ne pouvait se procurer du pain ; nulle part l’homme n’avait la
sécurité et le repos, excepté à Édesse et dans les limites du territoire de
cette ville. En Cilicie, jusqu’à Tarse, à Marasch, à Delouk’,[119] et dans les
environs, partout régnaient l’agitation et le trouble. Car les populations se
précipitaient dans ces contrées par masses, elles accouraient par milliers,
et les encombraient : pareilles à des sauterelles, elles en couvraient la
surface, plus nombreuses, et je puis ajouter, sept fois autant, que le peuple
auquel Moïse fit traverser la
Mer Rouge, plus multipliées que les cailles dans le désert
de Sinaï. La terre était inondée de ces flots de peuple. D’illustres
personnages, des nobles, des chefs, des dames de condition, erraient en
mendiant leur pain ; nos yeux furent témoins de ce douloureux spectacle. La
famine et cette vie vagabonde amenèrent la mortalité. On
ne pouvait suffire à enterrer ceux qui succombaient ; le sol en était jonché,
et les bêtes féroces et les oiseaux de proie se rassasièrent de cette pâture
humaine. Des tas de cadavres, restés sans sépulture, répandaient dans les
airs, les plus fétides émanations. Des prêtres et des moines vénérables
moururent ainsi, loin de leur patrie, tramant leurs pas errants sur la terre
étrangère ; leurs cadavres devenaient la proie des animaux carnassiers. Ce
fut là le commencement de la ruine et de la destruction de la Nation
orientale et des Grecs. Ce châtiment nous fut infligé par Dieu, le juste
juge, comme une expiation de nos péchés, suivant cette parole du Sauveur : «
Tout arbre qui ne porte pas de « bons fruits, sera coupé, jeté dans les flammes,
et brûlé. » (S. Matth. III, 10, et VII, 19.)
CXIX. Voici maintenant quelle fut la fin de Kakig
Schahenschah, fils d’Aschod, fils de Kakig, fils de Sempad, fils d’Ergath, de
la race des Bagratides.[120] Ce prince, à la
tête d’un détachement de ses troupes, se rendit à Tarse auprès d’Abelgh’arib,
prince arménien, fils de Haçan, fils de Khatchig,[121] brave guerrier,
originaire de la province de Vasbouragan. Kakig était venu lui faire une
visite d’amitié, d’après l’invitation que lui avait adressée Abelgh’arib, qui
désirait jouir de sa société. Un motif quelconque détruisit en cette occasion
leur intimité.[122] Kakig s’en
retourna, rugissant comme un lion ; car c’était un homme grand et fort, et d’une
bravoure à toute épreuve. S’étant emparé des principaux de ce pays, il les
emmena, les faisant marcher devant lui chargés de fers. Il arriva, à la tête
de mille hommes, dans la plaine d’Ardzias, auprès d’une forteresse appelée
Guizisdara ;[123]
elle appartenait à trois frères, qui étaient des chefs romains, fils de
Mandalê (Pantaléon). Kakig ayant laissé sa troupe d’un autre côté du chemin,
alla directement vers leur demeure, escorté de trois hommes seulement.[124] Les fils de
Mandalê avaient pris auparavant leurs précautions, et placé cinquante hommes
en embuscade pour surprendre Kakig. Lorsque le roi fut prés du fort, les
trois frères sortirent comme pour lui offrir leurs hommages, et vinrent se
prosterner devant lui la face contre terre. En les apercevant, Kakig les
invita à l’embrasser. Ils s’approchèrent, et lui jetant les bras autour du
cou, le renversèrent de cheval. Les gens de la suite de Kakig s’enfuirent
aussitôt, et ceux de l’embuscade, accourant, se saisirent de lui, et l’entrainèrent
dans la forteresse.
En apprenant qu’il avait été fait prisonnier, ses troupes
se dispersèrent. Huit jours après, les troupes arméniennes se réunirent pour
attaquer cette place, avec Kakig, fils d’Apas de Gars, ainsi que les fils de
Sénékhérim, Adom et Abouçahl, et les autres chefs arméniens. Pendant
plusieurs jours ils en firent le siège, mais inutilement ; car c’était un
château très fort. Les ravisseurs de Kakig n’osaient pas le relâcher, parce
qu’ils le craignaient. Le scélérat Philarète leur fit dire ceci :
« Comment avez-vous osé attenter à la personne d’un souverain ?
Maintenant, que vous lui rendiez la liberté. ou que vous le reteniez, ce sera
votre perte. » Alors ces Romains déicides étranglèrent avec une corde le roi
d’Arménie, et suspendirent soit corps au rempart pendant tout un jour. Puis
ils l’enterrèrent hors de la forteresse. Au bout de six mois, un homme
originaire de la ville de Kakig,[125] nommé Panig,
enleva furtivement ce corps pendant la nuit, et l’emporta dans cette ville.
La famille de Kakig et tous les Arméniens le pleurèrent amèrement, et l’ensevelirent
dans son couvent de Bizou. Son fils aîné, qui lui survécut, s’appelait Jean.[126] C’est ainsi que
finit la royauté arménienne, dans la branche des Bagratides, et que fut
accomplie la prédiction de notre saint patriarche Nersès, qui a dit : « La
royauté s’éteindra dans la nation arménienne. »
CXX. En l’année 530 (4 mars 1081 - 28 février 1082), Basile, archevêque
de Schirag, qui résidait à Ani, se rendit dans la partie de l’Arménie qui
comprend le territoire des Agh’ouans, à la ville de Lor’ê, auprès du roi
Goriguê, fils de David Anhogh’ïn, fils de Kakig,[127] et lui demanda
d’être sacré catholicos d’Arménie. Goriguê rassembla les évêques des Agh’ouans,
et ayant mandé le seigneur Etienne (Sdéphan’os),[128] leur
catholicos, et successeur de l’apôtre saint Thaddée, au couvent de Hagh’path,
fit conférer à Basile l’onction sainte qui lui donna le droit de s’asseoir
sur le siège de saint Grégoire, et d’être le chef spirituel de notre nation.
Le trône de notre saint Illuminateur fut donc relevé dans
la ville d’Ani, après être resté bien longtemps renversé par un effet de la
jalousie et de la perfidie de la perverse et tyrannique nation des Romains.
Basile, revêtu de la dignité de catholicos, revint à Ani. Les habitants de
Schirag accoururent au-devant de lui avec Vaçag soit père et ses frères
Haçan, Grégoire et Abeldchahab, hommes éminents par leur bravoure, accompagnés
d’un cortège d’évêques. Basile fut installé à la place du seigneur Pierre ;[129] ce fut un jour
solennel, dans lequel éclata l’allégresse de toute notre nation, heureuse de
voir le trône pontifical rétabli dans la métropole de l’Arménie.
CXXI. A cette époque, un émir, nommé Khosrov, vint de la
Perse avec une armée nombreuse fondre sur la province d’Édesse, et la
saccagea sur une foule de points. Un combat fut livré sur les bords de l’Euphrate,
dans un lieu appelé Megnig, non loin du château-fort de Ledar. A cette action
prirent part les garnisons des forteresses voisines qui s’étaient ralliées
pour résister à l’émir. Les Turcs furent victorieux et firent subir de
grandes pertes aux chrétiens. Au bout de quelques jours, Kosrov tenta une
incursion dans le pays des musulmans, depuis Khar’an jusqu’à Moudéber.
Pendant deux jours ses soldats restèrent en selle. Chargé de butin, il
parvint aux ports de Khar’an. Cette ville était sous le commandement de l’émir
arabe Schoreïh (Schoureh)-Hedjm, fils de Koreïsch (Gourésch), et surnommé
Schéref eddaula (Schéref-endôr).[130] Schoreïh, qui
était renfermé en ce moment dans Khar’an avec des troupes arabes, fit une
sortie contre les Turcs à la tête de 12.000 cavaliers ceux-ci comptaient
10.000 hommes. Au premier choc, les Arabes les mirent en fuite, les poursuivirent
en les taillant en pièces, et leur enlevèrent le butin et les captifs qu’ils
avaient pris. Toute la province d’Édesse fut encombrée de captifs ; à chaque
arbrisseau, à chaque pavé, on heurtait des Turcs gisants, et qui étaient tombés
partout où ils s’étaient sauvés.
CXX1I. En l’année 532 (1er mars 1083 - 29
février 1084), mourut Vasil, fils d’Aboukab, seigneur d’Édesse. On l’enterra
dans l’église de Saint-Georges-au-Ceinturon.[131] C’était un
homme de bien, pieux, bienveillant pour tous, et miséricordieux envers les
orphelins et les veuves, bienfaiteur et pacificateur des populations. Sa
perte fut un deuil général pour les habitants de toute la contrée, privés d’un
chef si recommandable ; car c’était un parent, un père pour le riche comme
pour le pauvre. Sorti de ce monde en laissant une mémoire vénérée, il alla
dans le sein du Christ. Les habitants s’étant rassemblés dans l’église de
Sainte-Sophie, remirent Édesse à Sempad,[132] illustre
guerrier, qui avait fait ses preuves contre les Perses. Il y avait six mois
qu’il était investi du commandement, lorsqu’un des principaux de la ville
voulut enlever cette dignité à la nation arménienne. Cet homme s’appelait
Ischkhan, et appartenait à la famille des Arschektan. Il se déclara contre
Sempad et alla demander l’appui de Philarète. Il comptait beaucoup d’adhérents
parmi les familles et les gens de la haute classe, à Édesse. Ischkhan ayant
gagné Philarète, le conduisit dans cette ville, qui lui fut livrée. Mais
quelques jours après, Philarète fit arrêter Ischkhan et les partisans de ce
dernier, ainsi que Sempad, et détruisit leurs maisons de fond en comble. Il
exerça sa ‘engeance contre les nobles arméniens de cette ville ; il fit périr
l’un d’eux, Ar’dchoug. dans les tortures, et emmena les autres à Marasch, où
il les retint dans les fers. Il fit crever les yeux au brave Sempad, à
Ischkhan, et à son frère Théodoric (Thôdôrig) ; car c’était un homme au caractère
cruel.[133]
CXXIII. En l’année 533 (29 février 1084 - 28 février 1085),
Antioche fut enlevée aux chrétiens. L’émir Soliman, fils de Koutoulmisch
(Teteschmesch),[134] lequel résidait
à Nicée, en Bithynie, sur les limites de la Mer océane, vint secrètement, par
un chemin détourné, jusque sous les murs d’Antioche, où il arriva sans être
aperçu. Il trouva cette ville sans défense et sans garnison, et la surprit
pendant la nuit, du côté qui fait face à Alep, tandis que Philarète était à Édesse,
et sa cavalerie éloignée. Soliman y pénétra avec 300 hommes. Le lendemain,
les habitants ayant vu les infidèles au milieu d’eux, furent consternés ;
car, outre qu’ils n’avaient point de troupes, ils étaient aussi peureux,
aussi inhabiles à se défendre que des femmes. Aussitôt ils coururent à la forteresse. Cependant
le nombre des Turcs grossissait à flots ; mais ils ne faisaient de mal à
personne. Ils tinrent la citadelle longtemps bloquée, et en interceptèrent
entièrement les vivres et l’eau. A la fin, les assiégés ayant demandé à l’émir
de leur garantir par serment la vie sauve, il y consentit, leur accorda une pleine
sécurité, et chacun rentra tranquillement dans ses foyers. Philarète ayant
appris ce coup de main, ne put rien faire pour secourir Antioche, et se
contenta de soupirer et d’exhaler d’amers regrets en silence. Après cette
conquête, Soliman étendit sa domination sur toute la Cilicie. C’est ainsi
que fut prise cette populeuse cité,[135] grâces à la
lâcheté et à la pusillanimité de cette infâme nation, que l’on nomme Bélédig,[136] et qui s’intitule
romaine par la foi, mais qui, réellement et d’après son langage, doit être
considérée véritablement comme musulmane : gens blasphémateurs de la foi
orthodoxe, ayant en haine la vie de sainteté, ennemis du jeûne, uniquement
occupés au mal, persécuteurs de la croyance arménienne, semblables à des
femmes maladives et faibles, qui assises dans la rue, n’ont d’autre soin que
de jaser et de débiter des futilités.
Je vous raconterai maintenant une chose extraordinaire,
qui se passait autrefois à Antioche, et qui m’a été rapportée dans tous ses
détails par les habitants eux-mêmes. Ils poussaient si loin la méchanceté et
la haine contre les Arméniens, qu’ils saisissaient quelquefois un de nos
compatriotes, lui coupaient la barbe et l’expulsaient de la ville. Un jour, ayant
pris un homme d’Ani, d’un rang distingué, ils le rasèrent, le dépouillèrent
de tout ce qu’il possédait, et le chassèrent. Celui-ci, profondément blessé,
alla trouver les Turcs, en prit cinq cents avec lui, et ravagea tout le pays.
Il incendia douze villages, qui étaient la propriété du duc d’Antioche, et
ayant conduit devant la porte de la ville une multitude de captifs qu’il
avait enlevés, il les massacra, et jeta leurs cadavres dans le fleuve
(Oronte). Puis, élevant la voix, il dit aux habitants : « C’est moi qui
suis Georges (Kork) Schagatsi, à qui vous avez coupé la barbe. Cette barbe
a de la valeur, n’est-ce pas ? » Après quoi il s’en alla, chargé de butin.
Autre fait. Au carnaval[137] de cette même
année, il arriva de l’Orient à Antioche une caravane portant de petits
poissons salés ; ces gens s’établirent au milieu du marché. Les habitants,
entendant la voix de leurs changeurs, fondirent tous à la fois sur eux, les
frappèrent à grands coups de bâton, et les expulsèrent hors des murs. La
caravane était composée de quatre-vingts hommes, armés de bâtons et décidés.
Les principaux d’entre leurs jeunes gens ayant poussé un cri, tous leurs
compagnons, excités par le vin, se retournèrent contre les habitants, les
poursuivirent depuis la porte du Pied jusqu’à l’église de saint Pierre, les
mirent en déroute, et cassèrent à un grand nombre les bras et les pieds.
Alors les Antiochains ayant juré sur la Croix et l’Évangile de ne jamais plus
les tourmenter, le raccommodement se fit, et ceux de la caravane revinrent à
l’endroit qu’ils occupaient auparavant.
CXXIV. En l’année 534 (28 février 1085 - 27 février 1086), le
docteur Jacques K’araph’netsi, surnommé Sanahnetsi (de Sanahïn), termina sa
carrière. C’était un homme instruit et habile, versé dans la connaissance de
l’ancien et du nouveau Testament, dans la science des belles lettres, et
possédant à fond tous les systèmes philosophiques. Il avait été disciple du
grand Dioscore, abbé du couvent de Sanahïn. C’est Jacques qui discuta à
Constantinople contre les savants romains, sous le règne de Ducas, quand il
vint dans cette ville avec les fils de Sénékhérim. Il exposa les principes de
la foi arménienne, et ses discours furent goûtés par les Grecs. Lors de sa
mort, il se trouvait à Édesse. Il s’éteignit de vieillesse : car on le trouva
étendu dans son lit, sans effusion de sang, et sans qu’il parût avoir
souffert. Ses amis et ses proches le pleurèrent, et les habitants se
rassemblèrent pour lui rendre les derniers honneurs. Il fut enterré à la
porte de la sainte Église, au nord de la ville, à un jet de flèche du
rempart.
CXXV. A cette époque, le roi des Arabes Schéref-eddaula
(Schrif-doul), fils de Koreïsch, prince d’une bonté et d’une clémence si
grandes envers les adorateurs de la Croix, que la plume ne pourrait retracer
tous les bienfaits dont ils furent l’objet de sa part, ni les châtiments, les
tourments et les supplices qu’il infligea à ses sujets pour protéger les
chrétiens, Schéref-eddaula réunit une armée de 100.000 Arabes. Il marcha
contre Alep, s’en empara, et épousa la fille du prince de cette ville.[138] De là il se
porta avec fureur contre Antioche. L’émir Soliman alla à sa rencontre, avec
des forces considérables, jusqu’à un lieu nommé Bezah,[139] où se livra une
grande bataille entre les deux armées. Les Arabes trahirent leur roi et
prirent la fuite ; dans cette déroute, Schéref-eddaula, ce digne souverain,
fut tué par les siens.[140] Au bout de
trois jours, on retrouva son Corps, gisant au milieu du chemin, et ou l’y
laissa. Après ce brillant triomphe, Soliman rentra dans Antioche. Ce fut dans
cette conjoncture que lui naquit un fils auquel il donna le nom de Kilidj
Arslan (Khlidj Aslan).[141]
Cette même année, un émir du nom de Boukladji enleva le
district de Dchahan à Philarète, et le catholicos Théodore passa sous son
autorité. Philarète invita ce prélat à se retirer auprès de lui, à Marasch ;
mais Théodore n’accepta pas, parce que les Turcs étaient ses maîtres.
Philarète. irrité contre lui, et poussé par ses mauvais instincts, voulut
créer un autre catholicos ; il appela, en lui prodiguant de hautes marques d’estime,
le seigneur Jean, archevêque [du couvent] de l’image de la sainte Mère
de Dieu ;[142]
mais celui-ci, qui était un homme vénérable, et d’une vertu parfaite, ayant
refusé de se rendre à cet appel, Philarète manda le seigneur Paul (Bôgh’os),
abbé du couvent de la Sainte-Croix de Varak, et réunit des évêques et des
pères : Paul fut consacré par eux catholicos à Marasch, d’après l’ordre de
Philarète, mais contre la volonté de Dieu. Cette élection et les motifs qui l’avaient
déterminée ne furent pas agréables au Seigneur, ni aux fidèles. Voyant cela,
Paul, qui était un saint prêtre, abandonna son siège au bout de quelques
jours. Il avait reconnu qu’il s’était placé du côté des adversaires de la
vérité, et en dehors de l’orthodoxie.[143]
CXXVI. Des troubles et des dissensions s’élevèrent au
sujet du siège de notre Illuminateur saint Grégoire. Ce n’était plus en effet
par la volonté de Dieu, par le choix du plus digne, ou par une libre élection
que s’obtenait la dignité fondée par notre saint Apôtre, mais par la
violence, par des considérations de puissance et de haute position. Elle n’était
pas donnée d’après la révélation de l’Esprit-Saint, mais en vue des circonstances
et des occasions mondaines : et s’achetait par la corruption, à prix d’or et
d’argent. Cependant ceux qui avaient de la piété et de la vertu au fond du
cœur rougirent d’un pareil état de choses et revinrent dans la bonne voie, et
ceux qui étaient déchus de la grâce de Jésus-Christ, Fils de Dieu,
témoignèrent de meilleures intentions. Alors commença à s’accomplir la vision
de saint Sahag le Parthe, où sont consignées ces paroles : Les lignes écrites
en or s’effaceront, et seront remplacées par des lignes tracées à l’encre
noire.[144]
» En effet, le trône de saint Grégoire fut divisé en quatre parts. Le
seigneur Grégoire Vahram siégeait en Egypte, le seigneur Théodore à Honi, le
seigneur Basile dans la ville royale d’Ani, et le seigneur Paul à Marasch.[145] Chacun de ces
patriarches donnait l’imposition des mains et l’onction aux évêques, et
bénissait l’huile sainte ; et les évêques à leur tour consacraient des
prêtres, qui célébraient la messe, conféraient le baptême et posaient la
couronne nuptiale sur le front des vierges. Cette division était pour l’Église
un sujet de deuil, car la même bergerie était partagée entre quatre pasteurs
et les loups étaient devenus les gardiens du troupeau du Christ. Dans ces
temps malheureux, les brebis prenant le caractère du chien, et l’instinct des
animaux féroces, osèrent aboyer à la face des pasteurs et des patriarches.
Les pères conçurent de la haine contre leurs enfants, ceux-ci blasphémèrent
contre leurs parents et les maltraitèrent ; ils devinrent les précurseurs de
l’Antéchrist et les avant-coureurs de la fin du monde, parce qu’ils
détruisaient la piété et la foi, et réalisaient l’accomplissement des
prophéties contenues dans les livres saints, et de celle qu’avaient fait
entendre autrefois saint Nersès et son fils saint Sahag. et dans notre
siècle, le saint docteur Jean Gozer’n. Ce dernier prononça une foule de
paroles, qui étaient comme des prophéties en vite de notre temps, et
relatives à l’anéantissement de la piété dans tous les cœurs, et au
dépérissement de la foi.
Tout ce qui avait été prédit dans les âges anciens, au
sujet de la génération actuelle, des catastrophes et des malheurs qui ont
pesé sur elle, n’atteignit pas le pays des Agh’ouans, que l’on nomme Arménie
antérieure, et où s’élève le trône du bienheureux Thaddée. Le siège de ce
saint apôtre conserva son unité, et s’est maintenu, par l’inébranlable
stabilité du patriarcat, jusqu’à nos jours. Les pontifes qui résidaient dans
la ville arménienne de Bardav, que l’on appelle aussi Ph’aïdagaran,[146] et qui est
située sur les confins de la vaste mer (Caspienne} transportèrent leur siège
à Kantzag,[147]
lorsque la puissance des Perses eut pris le dessus. Les catholicos des Agh’ouans,
dont la mention se rencontre dans notre histoire, savoir les seigneurs Jean,
Georges, Joseph, Marc, Etienne, ainsi que les rois de ce pays. Kakig, David,
Goriguê, nos contemporains, ont habité dans la ville arménienne de Lôr’è. D’autres
rois arméniens étaient établis dans la contrée de Derbend (Tarpant) ou Gaban,[148] sur les limites
des Ouzes. Les souverains des Agh’ouans qui ont vécu dans des habitudes de
vertu et de sainteté, et dont les noms sont proclamés à la Messe avec ceux
des autres pieux monarques, sont les suivants : Vatchakan, Kouschag,[149] son fils, Ph’ilibbê,
fils de Kouschag, Taguïn-Sévata, fils de Ph’ilibbê, Sinakérem, fils de
Sévata, Grégoire, fils de Sinakérem, lequel Grégoire régnait pendant que nous
écrivions notre livre.[150] A cette époque
notre nation comptait à la fois six catholicos, deux en Egypte, et quatre
dans toute l’étendue de notre pays, ainsi que nous l’avons dit précédemment.[151]
Le seigneur Paul siégea à Marasch, d’après l’ordre de
Philarète, et lion d’après la volonté de Dieu.
Maintenant nous reprendrons l’ordre chronologique de notre
narration, dont nous nous sommes écarté pour raconter les perturbations qui
agitèrent l’Arménie.
CXXVII. En l’année 534 (28 février 1085 - 27 février 1086), Tetousch,
sultan de Damas, attaqua avec une armée considérable l’émir d’Antioche,
Soliman. Il y eut entre eux une guerre terrible ; un combat fut livré dans le
territoire qui sépare Alep d’Antioche. De part et d’autre les troupes étaient
commandées par des princes souverains, et s’exterminaient impitoyablement.
Mais au plus fort de la lutte, l’avantage resta au sultan, et Soliman,
vaincu, prit la fuite.
Ayant été tué par les soldats de Tetousch, les siens l’enterrèrent
auprès du tombeau de Schéref-eddaula, fils de Koreïsch. Cette nième année
Antioche fut prise avec toute la contrée qui en dépend, et passa sous la domination
de Tetousch.[152]
Ce prince était fils d’Alp Arslan et frère du sultan Mélik
Schah. Six ans auparavant il s’était emparé de Damas. Il avait tué le grand
émir perse Atsiz (Akhsis),[153] qui s’était
rendu maître de cette ville et de tout le littoral. Cet Atsiz, turc de
nation, était un vaillant guerrier ; il avait triomphé des Égyptiens et battu
leur roi Aziz,[154] et l’avait
chassé de ses États. Il lui avait enlevé la cité sainte de Jérusalem, Damas
et les villes qui bordent la mer. Il tint sous le coup de la terreur qu’il
inspirait toute la nation égyptienne, jusqu’à ce que marcha contre lui un
esclave d’Aziz. Cet esclave était d’origine arménienne ; il avait reçu le
titre d’Emir-eldjoïousch (Amer-djesesch).[155] Ayant armé un
corps d’Arméniens, il fit la guerre à Atsiz ; après quoi l’Égypte recouvra la
tranquillité.
CXXVIII. En l’année 535 (26 février 1086 - 27 février 1087), l’infâme
Philarète alla présenter ses hommages Mélik Schah, le puissant sultan, et
solliciter sa bienveillance et la paix en faveur des fidèles du Christ. Il
laissa dans sa ville d’Édesse, pour le remplacer, un des grands officiers de
l’empire c’était l’Accubiteur, eunuque recommandable par sa bonté et ses
sentiments pieux. Philarète lui ayant remis le commandement d’Édesse, prit
des sommes d’or et d’argent, des chevaux et des mulets de prix, des vêtements
splendides, et se rendit en Perse à la cour du sultan. Après son départ, un
de ses officiers, nommé Barsouma, ourdit un complot auquel il associa les
principaux de la ville, et avec leur concours, accomplit l’œuvre de Caïn et
de Judas le déicide. Accompagné de ses complices, il monta à la grande
citadelle, un dimanche, et entra chez l’Accubiteur à l’heure où celui-ci
avait l’habitude de dire ses prières. Il était en ce moment en oraison dans l’église
où est le tombeau du saint martyr Théodore. Les conjurés l’ayant surpris, se
précipitèrent sur lui comme des bêtes féroces, et le massacrèrent au milieu
de l’église. C’est ainsi qu’ils firent périr cet homme de bien, au cœur miséricordieux.
Les habitants se donnèrent pour chef le meurtrier Barsouma. Ayant appris ces
événements en Perse, le sultan Mélik Schah expulsa de sa présence et traita
avec mépris Philarète ; réduit de tous côtés au désespoir, Philarète se déclara
ennemi de la religion chrétienne, qui était la sienne, et renia la foi, qu’il
professait d’une manière si indigne. Il s’imaginait par cette apostasie s’attirer
la considération des Perses ; mais il se trompa étrangement ; ce renégat n’obtint
d’autre résultat que de devenir un objet d’opprobre et de haine pour Dieu et
pour les hommes.
CXXIX. Cette même année, le maître du monde, le sultan
Mélik Schah, se dirigea, à la tête d’une armée composée de la nation Askanaz[156] et d’innombrables
guerriers, dans le pays des Romains,[157] dont il voulait
s’emparer. Son cœur était rempli de mansuétude et d’affection pour les
chrétiens ; il se montrait comme un père tendre pour les habitants des pays
qu’il traversait. Quantité de villes et de provinces se donnèrent à lui
spontanément. Cette année, l’Arménie entière et tout le pays des Romains
reconnurent ses lois. Arrivé à la grande ville d’Antioche, il se rendit
maître de toute la contrée, ainsi que d’Alep. Son empire s’étendit depuis la
mer des Gasp (Caspienne) jusqu’à l’Océan ; il soumit tous les royaumes qui
sont de ce côté-ci de la Mer océane, et il n’en resta aucun en dehors de sa
domination ; il régna sur douze nations. Après avoir pris possession d’Antioche,
Il alla sur les bords de la mer, dans un lieu nommé Sévodi.[158] Là, promenant
ses regards sur la vaste étendue des flots, il rendit des actions de grâces à
Dieu, et le bénit pour avoir agrandi son empire bien au-delà des limites de
celui de son père. Monté sur son cheval, il entra dans la mer et foula les
vagues sous les pieds de son coursier. En même temps, ayant dégainé son épée,
il la plongea à trois reprises dans les flots, en s’écriant : « Voilà que
Dieu m’a accordé de régner depuis la mer de Perse jusqu’à la Mer océane. »
Ensuite, ayant quitté ses vêtements, ils les étendit sur le sol, et adressa à
Dieu ses prières, en le remerciant de sa bonté et de sa miséricorde. Il
ordonna à ses serviteurs de recueillir du sable sur le rivage, et l’ayant
emporté en Perse, il le répandit sur le tombeau de son père Alp Arslan, en
prononçant ces mots : « O mon père, mon père, bonne nouvelle pour toi !
car ton fils, que tu avais laissé en bas âge, a reculé les bornes de tes
États jusqu’aux extrémités de la
terre. Il plaça à Antioche, pour gouverneur, l’émir Agh’sian,[159] homme pervers,
ennemi de la paix, et au caractère féroce. Il confia le commandement d’Alep à
Ak-Sonkor (Agh’-Senkouir),[160] qui était au
contraire bon, pacifique, clément et bienfaiteur des populations.
CXXX. Cette même année, un émir nommé Bouzân,[161] vint, d’après l’ordre
de Mélik Shah, le maître du monde, attaquer Édesse. Il établit son camp tout
autour et en fit le siège pendant six mois. Sur ces entrefaites arriva le
sultan à la tête d’un faible corps de troupes, et ayant fait le tour de la
ville, Il se retira sans avoir rien entre pris. Quoiqu’il fût venu avec une
armée innombrable dans la plaine de Khar’an, il en partit sans avoir fait
aucun mal, et reprit tranquillement le chemin de la Perse.
Cependant Bouzân continuait ses vigoureuses attaques
contre Édesse, et les habitants, par suite de la prolongation du siège,
étaient en proie aux horreurs de la famine. Ainsi pressés et n’espérant aucun
secours, ils se voyaient réduits à la dernière extrémité. La multitude,
irritée, se souleva contre le duc Barsouma. C’était pour son malheur et dans
son désespoir qu’il avait résisté à Bouzân : car il se précipita du haut du
rempart, et dans sa chute se brisa l’épine dorsale. On accourut à lui, et on
le transporta auprès de Bouzân ; mais, au bout de quelques jours, il mourut.
Les principaux vinrent se présenter à Bouzân et se livrer à lui. C’était le
premier jour de navaçart, ait commencement de l’année 536 (28 février 1087
- 26 février 1088).
La paix fut ainsi rendue à tout le pays et à Édesse, qui fut dans la joie. Bouzân
y plaça pour gouverneur et préfet un salar (slar), nommé Khsouloukh. Il se
trouva des gens qui calomnièrent les principaux d’entre tes habitants
arméniens, et les rendirent victimes de la plus odieuse trahison. C’est un
nommé Askar et d’autres qui en furent les auteurs. Ils firent condamner à
périr par le glaive douze des notables, riches et d’une haute condition.
Bouzân ne tarda pas à regretter leur mort parce qu’il leur avait promis auparavant,
sous la foi d’un serment, la vie sauve ; et cependant il leur fit subir le
dernier supplice, trompé par d’infâmes dénonciateurs. Après quoi il s’en
retourna en Perse.
CXXXI. Cette même année, Bouzân vint établir son camp sous
les murs de Kantzag, en Arménie, et attaqua vivement cette ville. Il avait
réuni pour ce siège toutes les forces de la Perse. Kantzag
fut emportée d’assaut. Quelques habitants seulement furent massacrés ; sur l’ordre
de Bouzân, les glaives rentrèrent dans le fourreau, et la paix fut accordée.
Le seigneur Étienne, catholicos des Agh’ouans, qui était pendant ce siège
dans les murs de Kantzag, fut sauvé et n’éprouva rien de fâcheux, grâces à la
protection divine et à l’intervention des Arméniens, qui servaient dans les
rangs de Bouzân.
CXXXII. Sous le règne de l’empereur Alexis,[162] des troubles
éclatèrent dans l’Occident, au-delà du Danube, ce grand fleuve.[163] Les Patzinaces
(Batzinig), firent une guerre terrible aux Romains et les vainquirent. Ils
les poursuivirent l’épée dans les reins et les exterminèrent sans quartier.
Alexis s’échappa avec une poignée de soldats, et courut se réfugier à
Constantinople. Au bout de quelque temps, il ouvrit son trésor, et fit appel,
par un édit, à tous ses sujets. Il réunit une armée formidable, beaucoup plus
nombreuse que la première.
De son côté, le roi des Patzinaces[164] marcha, à la
tête de sa nation, sur Constantinople, dans l’intention de s’approprier J’Empire
grec. Il avait sous ses ordres 600.000 combattants tout équipés, et amenait
avec lui tous ses peuples, ainsi que ses fils. A leur approche, Alexis et
tous les fidèles du Christ se prosternèrent devant Dieu. On était dans l’année
538 (27 février
1089 - 26
février 1090). Alexis s’élança à la rencontre du roi des
Patzinaces, à la tête de 300.000 hommes, Grecs, Romains, Arméniens et Bulgares.
Lorsque les deux souverains furent en présence l’un de l’autre, ils se
livrèrent, ce jour même, une grande bataille.
Les Patzinaces étaient tous, sans exception, des archers,
et combattaient, montés sur des chars, avec une impétuosité et une valeur
extraordinaires. Sur l’ordre d’Alexis, ses troupes mirent le feu aux chars
des Patzinaces, et par ce moyen s’assurèrent la victoire. Les barbares
furent mis en fuite et perdirent beaucoup de monde. Leur roi périt, leurs
enfants et leurs femmes furent extermines. Après ce succès, Alexis rentra à
Constantinople, chargé de butin, et tramant après lui une multitude de
captifs.[165]
CXXXIII. A cette époque se révéla à Constantinople un
infâme hérétique qui était moine et d’origine romaine.[166] Il invoquait
Satan pour son Dieu, et se faisait suivre d’un chien noir auquel il adressait
des prières. Il avait attiré à son abominable erreur une foule d’hommes et de
femmes dans la pieuse ville de Constantinople. Parmi ses prosélytes était la
mère de l’empereur Alexis.[167] Cette princesse
avait poussé si loin l’audace et la perversité, qu’elle avait pris une partie
de la sainte Croix
du Christ, et l’avait cachée dans une des sandales de son fils, entre les
semelles, afin qu’il la foulât aux pieds en marchant. Dieu fit connaître cet
exécrable hérétique par le moyen de ses complices, qui le dénoncèrent à
Alexis, pieux monarque le condamna à être brûlé vif. et fit précipiter 10.000
de ses adhérents dans l’Océan. Il dépouilla sa mère des honneurs dus à son
rang, et la chassa de sa cour. Ces mesures firent renaître la tranquillité
dans l’empire.
CXXXIV. En l’année 539 (27 février 1090 -26 février 1091), le
patriarche des Arméniens, le seigneur Basile, alla visiter le maître du
monde, le sultan Mélik Schah, pour lui porter ses doléances sur les
persécutions suscitées en une foule de lieux aux fidèles du Christ, sur les
tributs imposés aux églises et au clergé, et les exactions qui pesaient sur
les couvents et les évêques. Témoin des maux dont l’Église était affligée,
Basile avait conçu l’idée d’aller trouver le bon et clément souverain des
Perses et de tous les fidèles du Christ.
Ayant emporté de grosses sommes d’or et d’argent, et des
étoffes de brocart, pour les lui offrir en présent, il se mit en route,
accompagné des nobles de sa maison, d’évêques, de prêtres et de docteurs.
Arrivé en Perse, à la cour du pieux monarque, Basile se présenta devant lui
et fut accueilli avec la plus haute distinction. Il obtint tout ce qu’il
souhaitait ; Mélik Schah exempta les églises, les couvents et les prêtres de
toute redevance, et ayant rendu un édit en conséquence, il congédia le
patriarche muni des diplômes officiels et comblé d’honneurs. Basile s’en
revint au comble de la joie, avec une escorte de grands personnages qui
avaient reçu du sultan la mission de l’accompagner. A son retour, il passa
par le district de Dchahan, et se constitua en hostilité ouverte avec le
seigneur Théodore, qui d’après l’ordre de Philarète avait été installé comme
patriarche à Honi ; il le précipita du siège, lui arracha le voile, la crosse
et la croix qui avaient appartenu au seigneur Pierre, et rétablit en sa
personne l’unité du patriarcat. De là il se rendit à Édesse. Ce n’est pas à
nous à blâmer un prélat de la démarche qu’il fit auprès d’un souverain
infidèle, et d’avoir ainsi remédié aux maux de l’Église. Saint Basile de
Césarée n’alla-t-il pas vers l’empereur Julien ; saint Nersès vers l’empereur
Valens (Vagh’ês), le renégat ;[168] saint Maroutha
vers Yezdedjerd (‘Azguerd), roi des Perses ;[169] le vartabed
Ananie (Nan) vers le roi des Chaldéens (Kagh’têatsik’), et le Christ vers la
nation juive ?
Lorsque Basile arriva à Édesse, on était en 540 (27 février 1091
- 26 février 1092).
De cette ville, il se rendit à la grande Césarée de Cappadoce, et de là à
Antioche : son retour à Édesse causa des transports d’allégresse.
CXXXV. Cette même année, au mois de septembre, il y eut un
tremblement de terre général. L’univers fut ébranlé, et toutes les créatures
qui vivaient sous le ciel s’en ressentirent. Ce désastre frappa surtout
Antioche : nombre de tours furent renversées de fond en comble ; une grande
partie du rempart s’écroula, et une foule d’habitants furent écrasés sous les
ruines de leurs maisons.
CXXXVI. En l’année 541 (27 février 1092 - 25 février 1093). Une
violente mortalité sévit en tous lieux ; elle fut telle, que les prêtres ne
pouvaient suffire à enterrer ceux qu’elle emportait. Dans chaque maison on n’entendait
que plaintes, gémissements et lamentations. La mort frappait des coups si
cruels, qu’une foule de gens, sous l’impression de la terreur, tremblaient
beaucoup plus que ne lavaient fait ceux-là même qui avaient succombé. Le
nombre des victimes de ce fléau est incalculable.
CXXXVII. Cette même année, la sainte Croix de
Varak et l’image de la
sainte Mère de Dieu.[170] furent
transportées à Édesse, et la joie fut au comble parmi la nation d’Abgar (Apkar).[171] Dans leur
bonheur, les habitants sortirent au-devant de ces reliques vénérées, qui
furent introduites dans la ville avec une pompe solennelle. A cette occasion,
les principaux firent un accueil distingué à ceux qui avaient accompagné les
saints Pères ; ils déposèrent la croix dans leur église, en glorifiant le
Seigneur. Mais au bout de quelques années, ces reliques furent soustraites
par une main sacrilège.
CXXXVIII. A cette époque, Bouzân réunit tontes les troupes
et les grands officiers de la Perse, s’adjoignit le seigneur d’Antioche et
celui d’Alep, Agh’sian et Ak Sonkor, et marcha contre les Romains. Il s’arrêta
devant la célèbre ville de Nicée. Une vaine et folle pensée lui avait suggéré
le projet de s’emparer de Constantinople, cette cité gardée par la Protection
céleste.[172]
Un travers de jugement lui avait fait croire qu’il se rendrait maître de ses
imprenables remparts. Après avoir passé quelques jours auprès de Nicée, l’impossibilité
de son entreprise resta bien constatée.
CXXXIX. Cette même année mourut le puissant monarque Mélik
Schah, père de ses sujets, prince bon, miséricordieux et bienveillant pour
tous. Il finit ses jours à Bagdad, victime de la perfidie de la fille du
sultan de Samarcande,[173] sa femme, qui
lui servit un breuvage empoisonné.[174] Sa mort fut un
deuil pour le monde entier. Bouzân en ayant été instruit, s’en revint à
Édesse, Agh’sian à Antioche, et Ak-Sonkor à Alep. Le seigneur Basile, qui se
trouvait alors à Édesse, partit en toute hâte pour Ani, où il revint occuper
son siège.
Cette époque fut signalée par des massacres affreux et une
grande effusion de sang en Arménie. Les Turcs y firent une invasion, tuèrent
une multitude d’habitants, et en réduisirent en esclavage un nombre non moins
considérable.
Mélik-Schah fut enseveli dans la ville de Marand, auprès
de son père Alp Arslan.[175] Il laissa un
fils nommé Barkiarok (Barguiaroukh), qu’il avait eu de la fille d’Argoun
(Agouth), grand émir et parent d’Alp Arslan.[176] Il avait un
autre fils appelé Daph’ar,[177] né de la fille
du sultan de Samarcande ; Daph’ar résidait dans la ville d’Ozkend (Ozgan)[178] et à Ghizna
(Kheznè).[179]
Barkiarok, qui était l’aîné, fut élevé sur le trône et devint sultan de toute
la l’erse, sous la tutelle de l’émir Ismaïl, frère d’Argoun, son oncle
maternel.[180]
Ce dernier était un homme bienveillant par inclination, et le bienfaiteur des
populations. Il avait gouverné en souverain l’Arménie. C’est lui qui commença
à faire refleurir notre pays et qui protégea les couvents contre les
vexations dont les Perses les accablaient.
CXL. En l’année 542 (28 février 1093 - 25 février 1094) mourut le
seigneur Paul, le nième que Philarète avait créé catholicos à Marasch. Il
avait accompagné la Croix du Christ [à Édesse], et il termina sa carrière
dans cette ville. Il fut enterré en grande pompe à la porte de la sainte
église, à côté du Tombeau du Docteur.
CXLI. Cette même année vit mourir aussi le vartabed
arménien Georges, surnommé Our’djetsi. Il fut l’illuminateur de notre nation,
la source éternellement jaillissante des ruisseaux [de la doctrine], la
langue imprégnée de feu. Il illustra l’Orient par l’enseignement des vérités
divines, car il était rempli des grâces d’en haut, et son savoir l’égalait
aux anciens et saints docteurs que Dieu inspirait, je veux dire Grégoire de
Nazianze] le Théologien, Jean Chrysostome, Basile de Césarée et autres
pareils. Il se sanctifia par une vie admirable qu’il termina à l’âge de cent
ans, et fut enterré dans le grand couvent de Garmendchatzor,[181] près du tombeau
du docteur Samuel et de Khatchig, qui avait été un musicien consommé dans l’art
du chant. La mort de Georges fut pleurée par tous les gens pieux, qui
regrettèrent amèrement de se voir privés d’un aussi illustre docteur.
CXLII. Cette même année, le sultan de Damas, Tetousch,
fils d’Alp Arslan, et frère de Mélik Schah, résolut de marcher contre la
Perse, afin de s’emparer du trône de Mélik Schah. Il était arrivé auprès d’Antioche,
lorsque l’émir de cette ville (Agh’sian] vint lui présenter ses hommages. De
là, s’étant dirigé vers Alep, l’émir [Ak-Sonkor] accourut pareillement pour
lui rendre ses devoirs ; après quoi le sultan se mit en route avec des forces
innombrables vers la Perse.
CXLIII. Cette même année, les Arabes se réunirent au
nombre de 40.000 environ, et toute la Babylonie s’avança contre la province
de Mossoul (Mocel). Le chef de ces Arabes était le roi Ibrahim (Aprêhim),
fils de Koreïsch et frère de Schéref eddaula.[182] Le sultan
Tetousch, étant parvenu devant Nisibe, emporta cette ville d’assaut et la
livra au pillage. Elle se nomme aussi Medzpïn, ou bien encore Necébîn. Les
Arméniens qui faisaient partie de l’armée du sultan taillèrent en pièces près
de 10.000 Arabes. Cependant le gros de l’armée d’Ibrahim étant entré sur le
territoire de Medzpïn, fit halte dans un lieu nommé Hermel. Alors le sultan
envoya à Édesse, et à force d’instances appuyées de serments, il attira à son
parti l’émir Bouzân, qui disposait de troupes nombreuses. Fortifié par ce
secours, il alla attaquer le roi des Arabes. Les deux souverains s’étant
rencontrés dans la plaine de Medzpïn, une lutte sanglante s’engagea, dans
laquelle les Arabes furent mis en déroute. Le sultan s’élança contre eux l’épée
à la main, et fit prisonnier leur roi Ibrahim. Celui-ci avait été frappé à la
tête d’une flèche qui avait traversé son casque d’acier, et lui avait fait
mine blessure dont il mourut. Les Turcs enlevèrent aux Arabes leurs femmes,
leurs enfants, leurs troupeaux, ainsi qu’une grande quantité de chevaux.
Après cette victoire signalée, Tetousch continua sa marche. Son armée se
grossissait sur sa route, et déjà elle couvrait les plaines et les collines
de l’Orient. A la nouvelle de cette agression, Barkiarok, neveu de Tetousch,
s’avança pour la repousser à la tête de forces imposantes. Tetousch,
apprenant son approche, se disposa à en venir aux mains. Mais sur ces
entrefaites, Bouzân et Ak-Sonkor, entraînant leurs soldats, abandonnèrent
Tetousch pendant la nuit, et passèrent du côté de Barkiarok. Cette défection
arrêta Tetousch qui, opérant sa retraite, rentra dans sa ville de Damas. De
là il alla soumettre Tripoli (Drabolis) et les villes du littoral. il
séjourna six mois dans cette contrée.
CXLIV. En l’année 543 (26 février 1094 - 25 février 1095), Barkiarok
était au faîte de la
puissance. Il nomma comme généralissime des armées de la
Perse l’émir Ismaïl, fils d’Argoun et frère de sa mère. Ismaïl, qui avait
sous sa domination l’Arménie, était un prince plein de bienveillance,
miséricordieux, bon, bienfaisant, charitable, pacifique et protecteur de
notre nation. Il embellissait les couvents, se montrait l’appui des moines,
et d6fendait les fidèles contre les vexations des Perses. Sous son
administration, chacun possédait en tonte sûreté son héritage paternel et
vivait heureux. Barkiarok le créa maître du pays situé en dehors des
frontières de la Perse, tandis que lui-même siégeait en paix sur son trône.
Cependant le grand émir Ismaïl parcourait la Perse, à la tête d’une armée
considérable, et Bouzân, ainsi qu’Ak-Sonkor, l’accompagnaient. Arrivés dans
un lieu de ce royaume nommé Dchagh’zatzor, ces deux derniers ourdirent un
complot contre lui. Un jour, ils l’emmenèrent hors du camp, à distance de ses
troupes, sous prétexte de faire la conversation. Là,
se jetant sur lui, ils le précipitèrent de cheval, et lui ayant passé une
corde au cou, l’étranglèrent. Après quoi ils s’enfuirent des États de
Barkiarok et regagnèrent leur pays. Bouzân rentra à Édesse, et Ak-Sonkor à
Alep. Le sultan ayant appris la mort d’Ismaïl, le regretta beaucoup.
CXLV. Cette même année, le sultan Tetousch étant venu
attaquer Alep, Ak-Sonkor et Bouzân se réunirent pour le repousser. Lorsque
les deux armées furent face à face, une grande bataille eut lieu, dans
laquelle Ak-Sonkor et Bouzân furent défaits et mis en fuite. Ce jour-là, tous
deux perdirent la vie. La
ville d’Alep fut prise. La tête du grand émir Bouzân, plantée sur une perche,
fut portée à Édesse, qui devint la propriété de Tetousch. Cette victoire fit
passer sous son autorité tout le territoire que possédaient ses deux
adversaires. S’étant rendu à Édesse, il confia le commandement de cette ville
au chef grec Thoros, fils de Héthoum.[183] De là, il se
dirigea vers la Perse, contre Barkiarok. Le général des armées de Tetousch,
Agh’sian, seigneur d’Antioche, vint avec un corps considérable assiéger la
célèbre forteresse de Zôrinag, en Arménie.[184] Il s’en empara
après de rudes assauts, et massacra une multitude de chrétiens. Sur ces
entrefaites, Tetousch reçut une lettre de la femme de son frère,[185] dans laquelle
elle l’invitait à arriver promptement, lui promettant de le prendre pour
mari. La lecture de cette lettre détermina aussitôt son départ. Dès que
Tetousch fut parvenu dans la plaine d’Ispahan (Asbahan), Barkiarok envoya l’implorer
en ces termes : « Accorde-moi cette ville seulement, et que tous mes
peuples soient à toi. » Cette proposition ayant été rejetée, on recourut
aux armes. Chacun des deux rivaux avait sous ses ordres des troupes innombrables.
Mais lorsque l’étendard de Mélik Schah fut déployé et que les Perses l’aperçurent,
ils retournèrent en majorité du côté de Barkiarok, et il s’ensuivit un grand
carnage. Le scélérat Agh’sian, qui se tenait aux aguets avec un fort
détachement, tourna le dos sans combattre, et l’armée de Tetousch, témoin de
cette défection, prit la
fuite. Ce fut une journée terrible pour les Perses, car ils
se dispersèrent en désordre, par milliers, dans toutes les directions.
Cependant Tetousch ayant été cerné, eut son cheval criblé de blessures, et
fut jeté à terre. Il était là, assis au milieu des soldats, sans qu’aucun
osât l’approcher, par respect pour son rang souverain, et parce qu’il était
le frère de Mélik Schah. En ce moment, l’un des émirs de Barkiarok se faisant
jour, lui trancha la tête avec son épée.[186] Son corps fut
emporté et enseveli dans le tombeau de son père. Radhouan,[187] fils de
Tetousch, Agh’sian et les autres fuyards se sauvèrent à Édesse. Thoros, le
Curopalate, homme à la parole éloquente et d’une grande habileté, qui se
trouvait en ce moment, dans cette ville, les accueillit fort bien, tout en
méditant de les faire prisonniers, afin de s’emparer de la citadelle. Mais
les autres chefs ne jugèrent pas ce coup de main convenable, et les fuyards
purent se retirer tranquillement chacun dans la ville qui lui appartenait.
A cette époque, Thoros cherchait, par toutes sortes de
moyens, à se rendre indépendant dans Édesse, et à délivrer les chrétiens du
joug des infidèles. Il entreprit de restaurer le rempart, à partir de la
citadelle (forteresse de Maniacès), et de protéger une partie de la ville par
la construction d’un mur ; car cette citadelle était au pouvoir des Perses,
et elle renfermait une garnison turque avec un corps d’Arméniens, qu’y avait
placé Tetousch. Le général[188] qui l’occupait,
voyant les travaux du curopalate et comment il avait isolé la citadelle, écrivit
à ce sujet aux émirs du voisinage, en les prévenant que depuis la Porte de la
mer jusqu’à l’église de saint Thoros, le Curopalate avait élevé des
fortifications et construit vingt-cinq tours, et que de plus il dominait la
citadelle, et s’était ainsi rendu maître absolu d’Édesse.
CXLVI. En l’année 544 (26 février 1095 - 25 février 1096), Soukman,
fils d’Artoukh (Ortok),[189] et l’émir de
Samosate, Baldoukh, fils d’Amer-Gazi (Kazi),[190] rassemblèrent
un corps de cavalerie, et, à l’époque de la moisson, marchèrent contre Édesse.
Le seigneur de cette ville, Thoros, homme d’une prudence consommée, disposa
sur tous les points des moyens de défense. Ayant ordonné de dresser des
balistes et des machines, il fit battre à coups redoublés les murs de la citadelle. Cependant
les Turcs ne discontinuaient pas leurs assauts. Au bout de soixante cinq
jours, ils pratiquèrent une brèche à deux endroits du rempart, et ayant
pénétré dans l’intérieur au nombre de 40.000, ils continuèrent leurs attaques,
mais inutilement. Sur ces entrefaites arrisèrent le sultan d’Alep, Radhouan,
fils de Tetousch, et Agh’sian, seigneur d’Antioche qui voulaient eux aussi
entreprendre le siège d’Édesse. Soukman et Baldoukh s’enfuirent loin de la
présence du sultan. A la vue de l’armée de Radhouan, les habitants furent
consternés. Cependant Thoros, déployant le courage d’un lion, les animait, et
prodiguait l’or et l’argent pour les exciter. Ses efforts continrent l’ennemi,
car les assiégés avaient pris à la voix de leur chef un cœur intrépide et combattaient
avec courage. Impuissants contre une aussi opiniâtre résistance, les
infidèles se décidèrent à se retirer honteusement. En même temps, un des
hommes de l’armée du sultan, nommé Mékhithar le Patrice (Badrig),[191] forma le projet
avec ses gens de livrer la grande forteresse de Maniacès à Thoros. Ayant pris
ses mesures pendant la nuit, avec trente des siens, il la lui remit entre les
mains, et la ville fut sauvée. Comme Thoros avait envoyé un détachement pour
s’emparer d’une forteresse des environs, nommée Thersidj, et soumettre le
territoire qui en dépend, Bakloukh survint avec les troupes de sa province,
attaqua ceux d’Édesse non loin de Thersidj et les mit en fuite. Ceux-ci, en
traversant le village d’Antranos, massacrèrent cent cinquante hommes et
firent le reste prisonniers.
CXLVII. Cette année, le sultan Alplh’ilag, qui descendait
de Koutoulmisch, se transporta à Édesse, d’après l’invitation de Thoros, qui
lui livra cette ville, afin de se venger de ses ennemis. Mais Alph’ilag
conçut l’idée de le tuer et de livrer Édesse au pillage. Thoros, averti à
temps, lui donna un breuvage empoisonné, et le fit conduire aux bains
publics, où il succomba aussitôt. A la nouvelle de sa mort, ses troupes se
sauvèrent, et Thoros rentra en session d’Édesse. La domination d’Alplh’ilag
dans celle cité avait duré trente-cinq jours.
CXLVIII. Cette même année mourut le grand musicien, la
colonne de la sainte Église, le seigneur Thoros, catholicos d’Arménie.[192] Il fut enseveli
à Honi, auprès du seigneur Sarkis.
CXLIX. En l’année 545 (26 février 1096 - 2 février 1097), le sultan d’Occident
Kilidj Arslan, fils de Soliman, fils de Koutoulmisch, ayant réuni des forces
considérables, marcha contre Mélitène. Son armée couvrait au loin les
plaines. Il attaqua vivement cette ville, et avec ses balistes incommodait
beaucoup les habitants. Cependant le commandant de Mélitène, nommé Khouril,[193] beau-père de
Thoros, Curopalate d’Édesse, résista bravement et se fortifia de tous côtés.
Le siège se prolongea longtemps, mais sans succès pour Kilidj Arslan, qui
retourna tout honteux dans ses États.
CL. Cette même année s’accomplit la prophétie du
patriarche saint Nersès,[194] relative à l’expédition
entreprise par les Occidentaux, et qu’il révéla aux satrapes et aux chefs de
l’Arménie. Ce qu’avait prédit bien des années auparavant, ce qu’avait
annoncé, à l’heure de sa mort, ce grand saint, ce thaumaturge, cet homme de
Dieu, nous lavons vu de nos propres yeux se réaliser dans notre siècle. C’était
la vision qui apparut à Daniel, lorsqu’à Babylone il vit la figure d’un
animal monstrueux ; vision qui se manifesta à lui ouvertement, et qu’il
expliqua en disant que cet animal dévorerait, mettrait en pièces et foulerait
aux pieds les débris échappés à la fureur des bêtes précédentes. (Daniel,
VII, 7).
Au temps précité, eut lieu l’irruption des Francs, et la
porte des Latins s’ouvrit. C’est avec leurs bras que Dieu voulait combattre
les Perses.[195]
Il apaisa sa colère, suivant cette parole du prophète David : « Lève-toi ;
pourquoi dors-tu, Seigneur ? Lève-toi, et ne nous rejette pas à jamais. »
(Psaume XLIII, 23.) « Le Seigneur se réveilla de son sommeil, pareil à
un homme fort, pour enlever son prix ; il a repoussé ses ennemis et les a
rendus un objet d’opprobre éternel.[196] » Cette année,
les populations de l’Italie et de l’Espagne, jusqu’aux confins de l’Afrique,
et les nations des Francs les plus reculées se mirent en mouvement, et
accoururent par masses immenses et formidables, aussi pressées que les
sauterelles, que l’on ne peut compter, ou le sable de la mer dont les grains
sont au-dessus de tout calcul. Dans toute la force et l’éclat de leur
puissance, marchaient les plus grands capitaines du pays des Francs, chacun à
la tête de ses troupes. Ils venaient briser les fers des chrétiens,
affranchir du joug des infidèles la sainte cité de Jérusalem, et arracher des
mains des musulmans le tombeau vénéré qui reçut un Dieu. C’étaient des chefs
illustres, rejetons de familles souveraines, éminents par leur foi et leur
piété, et élevés dans la pratique des bonnes œuvres. Voici leurs noms : le
valeureux Godefroy (Gontoph’ré), issu de la race des rois des Romains,[197] lequel avait en
sa possession la couronne et l’épée de l’empereur Vespasien, cette épée qui
détruisit Jérusalem ; le frère de Godefroy, Baudouin (Bagh’dïn) ;[198] le grand comte
Bohémond (Bêmount) et Tancrède (Dankri), son neveu ; le comte de Saint-Gilles
(Zendjil), homme redoutable et d’une haute illustration ; Robert (Roubêrth),
comte de Normandie, ainsi qu’un autre Baudouin,[199] puis venait le
comte Josselin (Djoslïn), distingué par sa bravoure et sa force. Ces
intrépides guerriers s’avançaient avec des armées innombrables comme les
étoiles du firmament. A leur suite figuraient une foule d’évêques, de prêtres
et de diacres. La route des Francs s’effectua péniblement dans les provinces
les plus reculées de l’Empire romain. Ce fut avec des fatigues inouïes qu’ils
franchirent la contrée des Hongrois (Ounkr), à travers les étroits et
inaccessibles défilés de ses montagnes.[200] De là, ils
arrivèrent chez les Bulgares, qui étaient alors sous la domination de l’empereur
Alexis.[201]
Ce fut en cheminant de la sorte qu’ils parvinrent la grande cité de
Constantinople.
Alexis, ayant eu connaissance de leur marche, avait envoyé
des troupes contre eux. Un combat fut livré, dans lequel il y eut des pertes
considérables des deux côtés ; mais les Francs mirent les Grecs en fuite.
Cette journée fut des plus sanglantes.[202] De même les populations
des pays par où les croisés passaient se montraient partout hostiles et les incommodaient
beaucoup. A la nouvelle de cette défaite, Alexis arrêta son glaive, et cessa
de s’opposer à eux. Lorsqu’ils furent arrivés aux portes de Constantinople,
ils firent halte, et demandèrent à traverser l’Océan. Alexis fit paix et
alliance avec leurs chefs, les conduisit dans l’église de Sainte-Sophie, et
leur donna en présent des sommes considérables d’or et d’argent. Ils
convinrent que toutes les provinces qui avaient appartenu aux Grecs, et dont
les Francs s’empareraient sur les Perses, seraient rendues à Alexis, et que
les conquêtes faites en pays perse ou arabe seraient réservées aux Francs. Ce
pacte fut scellé par un serment prononcé sur la Croix et l’Évangile, et à
jamais inviolable. Après avoir obtenu de l’empereur un renfort de troupes et
des officiers, ils traversèrent l’Océan sur une flotte et arrivèrent en masse
devant Nicée, non loin de la mer.
Les Perses, s’étant réunis, vinrent attaquer les croisés
dans le camp que ceux-ci avaient établi en cet endroit ; mais la victoire
resta aux chrétiens, qui mirent les ennemis en fuite, et, s’élançant à leur
poursuite l’épée à la main, inondèrent de sang toute la contrée.[203] Puis, avant
entrepris le siège de Nicée, ils s’en rendirent maîtres, ils massacrèrent
tous les infidèles.[204] Abattus par cet
échec, les Perses coururent porter leurs doléances au sultan Kilidj Arslan,[205] occupé en ce
moment au siège de Mélitène, et lui racontèrent leur défaite. Ce prince,
ayant rassemblé des troupes innombrables, se porta à la rencontre des Francs,
dans le territoire de Nicée. L’action s’engagea, terrible des deux côtés ;
les deux armées se précipitèrent avec rage l’une contre l’autre, et se heurtaient
comme des bêtes féroces. Au milieu des éclairs que lançaient les casques
reluisants, du craquement des cuirasses brisées et de la vibration des arcs,
les infidèles resserrèrent leurs rangs avec une nouvelle ardeur. Les clameurs
des combattants ébranlaient la terre, et le sifflement des flèches faisait
tressaillir les chevaux. Les plus braves, les héros, se prenaient corps à
corps, et, pareils à de jeunes lions, se frappaient à coups redoublés. Cette
première journée fut grande et solennelle ; car le sultan avait sous ses
ordres 600.000 combattants. Mais les Francs triomphèrent, mirent les Perses
en fuite, et les exterminèrent sans miséricorde sur tous les points. La
plaine fut jonchée de cadavres, le butin immense, et les captifs se
comptaient par milliers. Les dépouilles, en or et en argent, dépassaient
toute évaluation.
Au bout de trois jours, le sultan réunit de nouveau des
forces imposantes et recommença l’attaque. Une seconde bataille fut livrée,
plus terrible que la précédente. Les chrétiens vainquirent encore
les Perses, les taillèrent en pièces, sans faire quartier à aucun, leur enlevèrent
quantité de prisonniers, et les chassèrent du pays.[206] La ville de
Nicée fut remise par eux à l’empereur Alexis.
CLI. En l’année 546 (25 février 1097 - 24 février 1098), au temps
des deux patriarches d’Arménie, le seigneur Vahram et le seigneur Basile,[207] et sous le
règne d’Alexis, l’armée des croisés se mit en marche, forte de 500.000 hommes
environ. Thoros, seigneur d’Édesse,[208] en fut prévenu
par une lettre, ainsi que le grand chef arménien, Constantin, fils de Roupen,[209] lequel occupait
le mont Taurus, dans le pays de Gobidar’,[210] situé dans le
district de Maraba,[211] et s’était
rendu maître d’un grand nombre de provinces. Constantin était sorti des rangs
de la milice de Kakig.[212] Les Francs
traversèrent la Bithynie et la Cappadoce en colonnes serrées, qui s’étendaient
au loin, et parvinrent aux pentes abruptes du Taurus ; ils passèrent par les
défilés étroits de cette chaine de montagnes pour gagner la Cilicie,[213] aboutirent à la
Nouvelle-Troie, c’est-à-dire à Anazarbe,[214] et de là
arrivèrent à Antioche. Leur vaste camp se déploya sous les murs de cette
ville, et leurs bataillons couvrirent l’immense plaine qu’elle domine. Le
général perse Agh’sian[215] et la garnison
qui défendaient Antioche y furent bloqués pendant six mois, et eurent à
soutenir de vigoureux assauts. A la nouvelle de ce siège, les chefs perses du
voisinage accoururent avec des forces considérables pour s’opposer aux Francs
; mais ils furent vigoureusement repoussés. Cependant les infidèles se
réunirent de tous côtés ceux de Damas, les Africains, ceux du littoral, de
Jérusalem ; tous les peuples limitrophes de l’Égypte, ceux d’Alep, d’Emesse,
jusqu’au grand fleuve Euphrate, tous marchèrent contre les Francs.[216] Les croisés,
instruits de leur approche, prirent les armes et coururent à leur rencontre.
Bohémond et Saint-Gilles, ces deux héros, s’élancèrent à la tête de dix mille
hommes contre cent mille, dans la province d’Antioche, les battirent
complètement, et les ayant mis en fuite, en firent un carnage affreux.[217]
Cependant l’intrépide Soukman, fils d’Artoukh,[218] et le seigneur
de Damas,[219]
lesquels étaient deux émirs illustres et du plus haut rang, rassemblèrent les
troupes turques de Mossoul et de toute la Babylonie, au nombre de 30.000
hommes, pour aller se mesurer avec les Francs. Le noble duc Godefroy marcha,
avec 7.000 hommes, contre les infidèles, sur les confins d’Alep, et leur
livra un grand combat. L’émir de Damas, Toghtékïn (Dough’diguïn), s’étant
précipité sur Godefroy, le fit voler de son cheval ; mais la cotte de mailles
du héros chrétien résista au coup que Toghtékïn lui porta et le garantit. Au
même instant, les chrétiens mirent les infidèles en déroute, les
poursuivirent et les taillèrent en pièces. Après ce succès éclatant, ils
rentrèrent au camp.
La multitude des Francs était si considérable, qu’un
nouveau danger vint les atteindre : la famine leur fit sentir ses rigueurs.[220] Les chefs
arméniens qui habitaient le Taurus, Constantin, fils de Roupen, Pazouni, le
second de ces princes, et Oschin le troisième,[221] envoyèrent aux
généraux Francs toutes les provisions dont ceux-ci avaient besoin. Les moines
de la Montagne Noire[222] leur fournirent
aussi des vivres ; tous les fidèles, en cette occasion, rivalisèrent de
dévouement. A la suite de la disette, la maladie s’introduisit parmi les croisés
; sur sept hommes ils en perdirent un.[223] Les survivants
se voyaient dans la plus triste position, loin de leur patrie. Mais la
Providence ne les abandonna pas : elle veillait sur eux avec une sollicitude
paternelle comme autrefois star les enfants d’Israël, dans le désert.
CLII. Cette même année, dans le mois d’arek,[224] une comète se
montra vers l’occident. Sa queue, qui était petite, dessinait dans le ciel
des rayons lumineux. Au bout de quinze jours elle disparut et cessa tout à
fait de briller.
CLIII. Cette même année un signe terrible et étrange se
manifesta dans le ciel, du côté du nord, signe tel, que personne n’en avait
jamais vu d’aussi merveilleux. Dans le mois de maréri[225] la face du ciel
s’enflamma, et, par une atmosphère sereine, se colora d’un rouge ardent. Elle
était contractée, comme seraient des collines entassées : tout embrasée, elle
prit des teintes diversement nuancées. Ces masses s’avancèrent en glissant
droit vers l’orient, et, après s’être accumulées, se séparèrent en plusieurs
parties, et couvrirent presque toute la voûte céleste ; elles étaient
colorées d’un rouge foncé et dont l’aspect était étonnant. Puis, elles s’élevèrent
jusqu’au sommet du ciel.[226] Les savants et
les sages interprétant ce phénomène, dirent qu’il annonçait l’effusion du
sang. En effet, de terribles événements et des catastrophes, dont notre livre
contient le récit, ne tardèrent pas à s’accomplir.
CLIV. En l’année 547 (25 février 1098 - 24 février 1099),
le comte Baudouin, frère de Godefroy, s’étant mis à la tête de cent
cavaliers, vint s’emparer de la ville de Tellbâscher (Thelbaschar).[227] A cette
nouvelle, Thoros, gouverneur romain d’Édesse, fut rempli de joie. Il envoya
vers le comte Franc, à Tellbâscher, pour le prier de venir son secours contre
ses ennemis, les émirs du voisinage, qui l’inquiétaient beaucoup.[228] Baudouin,
répondant aussitôt à cet appel, se rendit à Édesse avec soixante cavaliers.
Les habitants, accourant au-devant de lui, l’introduisirent dans la ville
avec empressement. Sa présence causa une grande joie à tous les fidèles.
Thoros, Curopalate, lui témoigna beaucoup d’amitié, le combla de présents et
fit alliance avec lui.[229] Sur ces
entrefaites le chef arménien Constantin arriva de Gargar’.[230] Au bout de
quelques jours, le Curopalate les envoya assiéger Samosate et faire la guerre
à l’émir Baldoukh.[231] Les troupes de
la ville, ainsi que l’infanterie de toute la province, accompagnaient les
Francs. Ils marchèrent en nombre considérable contre Samosate, et saccagèrent
les maisons situées hors des murs de cette ville. D’abord les Turcs n’osèrent
pas bouger : mais les troupes chrétiennes s’étant mises toutes ensemble à
piller, à cette vue, un détachement de trois cents cavaliers Turcs fit une
sortie. Les infidèles furent vainqueurs et mirent les Francs en déroute,
ainsi que les gens du pays venus avec eux. Depuis Samosate jusqu’à Thil,[232] ce ne fut qu’un
carnage continuel, un millier d’hommes resta sur la place. Constantin
et le comte rentrèrent à Édesse auprès de Thoros. Ce combat eut lieu la
seconde semaine du carême.[233] Lorsque le
comte fut de retour, il se trouva des traîtres, conseillers pervers, qui
complotèrent avec lui de faire périr Thoros. Certes, celui-ci était loin de
mériter un sort pareil, après avoir rendu tant de services à la ville ; car c’était
par sa prudente habileté, par son ingénieuse industrie et sa bravoure, qu’elle
avait été affranchie du vasselage de la féroce et cruelle race des musulmans.
Quarante conjurés, associés pour cette œuvre de Judas, se rendirent, la nuit,
auprès de Baudouin, et, après l’avoir initié à leurs criminels desseins,
promirent de lui livrer Édesse, Baudouin y donna son adhésion. Ils gagnèrent
aussi le chef arménien Constantin. La cinquième semaine du carême,[234] ils soulevèrent
contre Thoros la multitude qui, le dimanche suivant, pilla les maisons des
grands attachés au service du Curopalate, et ils s’emparèrent du corps
supérieur de la citadelle.
Le lendemain, ils se réunirent pour cerner le corps
intérieur de la place où Thoros s’était renfermé et en firent le siège avec
vigueur. Réduit aux abois, il leur dit que s’ils s’engageaient par serment à
l’épargner, il leur abandonnerait la citadelle et la ville, et se retirerait
avec sa femme à Mélitène. Alors il leur présenta la croix de Varak[235] et celle de Mak’énis,[236] et Baudouin
jura sur ces vénérables reliques, au milieu de l’église de Saints-Apôtres, de
ne lui faire aucun mal. Il prit à témoin les Archanges, les Anges, les
Prophètes, les Patriarches, les Apôtres, les saints Pontifes et toute la milice
des Martyrs, qu’il exécuterait ce que Thoros lui avait demandé dans la lettre
qu’il lui avait adressée. Après que le comte eut prêté ce serment, sanctionné
par l’invocation de tous les saints, Thoros lui remit la citadelle, et
Baudouin, ainsi que les principaux de la ville, y firent leur entrée. Le
mardi, jour de la fête des Saints-Quarante,[237] les habitants
se ruèrent en foule sur Thoros, année d’épées et de gros bâtons, et le
précipitèrent dia haut du rempart, au milieu des flots tumultueux d’une populace
déchainée. Ces furieux se jetant Lotis à la fois sur lui, le firent expirer
dans des tourments affreux, et en le criblant de coups d’épée. Ce fut un
forfait épouvantable aux yeux de Dieu. Lui ayant attaché une corde aux pieds,
ils le traînèrent ignominieusement par les places publiques, parjures au
serment qu’ils avaient fait. Baudouin fut mis aussitôt en possession d’Édesse.[238]
CLV. Cette même année, Kerbogâ (Gourabagh’ad),[239] général de la
cavalerie de Barkiarok, sultan de Perse, arriva avec une armée formidable
pour porter la guerre contre les Francs. Il établit son camp aux portes d’Édesse,
et y séjourna avec toutes ses forces jusqu’à l’époque de la moisson,
ravageant les campagnes et dirigeant des assauts contre la ville. Il avait réuni
autour de lui des troupes innombrables. Au bout de quarante jours, le fils d’Agh’sian,
émir d’Antioche,[240] vint trouver
Kerbogâ, et s’étant jeté à ses pieds, implora son assistance, et lui raconta
que l’armée franque était très réduite et souffrait beaucoup de la famine.[241]
Cette même année, tout le Khoraçan[242] se souleva en
armes, et ce mouvement s’étendit de l’orient à l’occident, depuis l’Égypte
jusqu’à Babylone, en y comprenant le paya des Grecs et l’Orient, Damas et les
contrées du littoral, depuis Jérusalem jusqu’au désert. On vit 800.000
cavaliers et 300.000 fantassins[243] s’avancer
fièrement à rangs pressés et couvrant au loin les plaines et les montagnes.
Ils vinrent se présenter devant l’armée franque aux portes d’Antioche, avec
une arrogance capable d’inspirer la crainte. Mais Dieu,
qui ne voulait pas la destruction de la petite armée chrétienne, étendit sur
elle sa protection, comme autrefois sur les enfants d’Israël. Tandis que les
infidèles étaient encore éloignés, un des principaux de la ville[244] députa un
messager vers Bohémond et les autres chefs de la croisade, pour leur dire qu’il
leur remettrait Antioche, à condition que ses biens paternels lui seraient
conservés ; et ayant reçu d’eux cette promesse confirmée par un serment, il livra
en secret pendant la nuit la ville à Bohémond. Il ouvrit la forteresse par la
porte qui donne dans le rempart, et introduisit les Francs dans Antioche. A l’aurore,
ceux-ci ayant fait retentir leurs trompettes, à ce bruit, les infidèles s’attroupèrent
; mais ils ne purent se sauver, parce qu’ils étaient paralysés par la crainte. Aussitôt
les Francs, fondant sur eux, le glaive à la main, en firent un horrible
massacre. L’émir Agh’sian s’échappa de la ville, et fut tué dans sa fuite par
des paysans, qui lui coupèrent la tête avec une faux.[245] Ce fut de cette
manière que fut prise cette cité jadis enlevée aux Arméniens.[246] Les débris de
la garnison restée dans ses murs se retranchèrent dans la citadelle et s’y
défendirent. Trois jours après, l’armée perse approcha. Sept fois plus
considérable que celle des Francs, elle les enveloppa de tous côtés ; et les
tenant étroitement bloqués, les inquiéta beaucoup. Ceux-ci furent en proie à
toutes les souffrances de la faim ; car déjà auparavant les vivres étaient
épuisés dans Antioche, et chaque jour aggravait leur position désespérée. Ils
résolurent de demander à Kerbogâ de leur assurer, sous la foi du serment, la
vie sauve, en promettant de lui abandonner Antioche, et de s’en retourner
dans leur patrie.[247] Dieu ayant
contemplé l’excès de leur misère, eut pitié d’eux et leur fit sentir sa
compassion.
Une vision miraculeuse eut lieu parmi eux pendant la nuit
; l’apôtre saint Pierre apparut à un Franc d’une haute piété, et lui dit : «
Dans l’église, sur la gauche, est déposée la lance avec laquelle le Christ eut
son côté immaculé percé par la nation athée des Juifs. Elle se trouve devant
l’autel ; allez l’en retirer, et, armés de ce signe sacré, marchez au combat.
Par lui vous triompherez des infidèles, comme le Christ de Satan. » Cette
vision se renouvela une seconde et une troisième fois. Elle fut racontée à
Godefroy et à Bohémond, ainsi qu’à tous les chefs. Après s’être mis en
prières, ils pratiquèrent une ouverture dans l’endroit indiqué, et y trouvèrent
la lance du Christ. C’était dans l’église de Saint-Pierre.[248]
Sur ces entrefaites, arriva du camp des infidèles un
messager chargé de provoquer les Francs au combat. Ceux-ci étaient dans les
transports de la
joie. Bohémond et les autres chefs firent répondre à
Kerboga qu’ils acceptaient son défi pour le lendemain.[249] L’armée franque
était bien diminuée ; elle ne comptait plus que 15.000 [cavaliers][250] et 150.000
fantassins. Bohémond les ayant disposés en ordre de bataille, ils s’avancèrent
précédés de la lance du Christ, comme d’an étendard sacré. Les infidèles étaient
déployés sur toute l’étendue de la vaste plaine d’Antioche, sur quinze rangs
de profondeur.
Saint-Gilles, se portant en avant, éleva la lance du
Christ en face des étendards de Kerbogâ. Celui-ci leur opposait des troupes
innombrables, accumulées comme une montagne. Dans l’armée chrétienne, l’aile
gauche était commandée par Tancrède, à l’aspect de lion, et l’aile droite par
Robert, comte de Normandie. Godefroy et Bohémond faisaient face au centre des
Turcs. En ce moment, ayant invoqué à haute voix l’assistance de Dieu, et
pareils à la foudre qui éclate du haut des cieux et brûle le sommet des
montagnes, les croisés fondirent tous à la fois sur les infidèles et les
mirent en fuite. Dans leur fureur, ils les poursuivirent, en les exterminant,
une grande partie de la journée. Leurs glaives dégouttaient de sang, et
la plaine fut couverte de cadavres. Mais c’est surtout sur l’infanterie
ennemie qu’ils firent tomber les rigueurs de la vengeance divine ; car ils
firent périr par le feu 30.000 hommes.[251] De fétides
émanations infectèrent au loin le pays. Après quoi les Francs rentrèrent dans
Antioche, chargés de butin, tramant après eux de nombreux captifs, et au
comble de la joie. Ce
fut une journée grande et mémorable, qui fit éclater l’allégresse parmi les
fidèles.
CLVI. Cette même année, un nouveau signe apparut dans le
ciel, du côté du nord. A la quatrième heure de la nuit,[252] la voûte
céleste se montra plus enflammée encore que la première fois, et d’une
couleur rouge sombre. Ce phénomène dura depuis le soir jusqu’à la quatrième
heure de la nuit.
Jamais on n’en vit de plus sinistre ; il grandit, en s’élevant
successivement, et sous la forme d’un réseau de veines, enveloppa toute la
partie nord du ciel jusqu’à son sommet. Les astres prirent une teinte de feu.
Ce phénomène était un présage de colère et d’extermination.
CLVII. En l’année 548 (25 février 1099 - 24 février 1100) il y eut
une éclipse de lune à la manière accoutumée. Cet astre devint d’abord d’une
teinte de sang foncée, depuis la première veille jusqu’à la quatrième heure ;
puis il prit une couleur sombre, tout en conservant un aspect ensanglanté. L’obscurité
qui le voilait était si intense, que toute la création fut plongée dans les
ténèbres. Les savants prétendirent que cette éclipse annonçait que le sang
humain serait répandu par les Perses, comme la lune l’indiquait évidemment d’après
le livre que possédait cette nation.
Cette môme année, les Francs se dirigèrent vers la sainte
cité de Jérusalem, afin que s’accomplit la prophétie de saint Nersès, patriarche
d’Arménie, qui a dit : « C’est de la race des Francs que viendra le salut de
Jérusalem : mais cette ville, en punition de ses péchés, retombera sous le
joug des infidèles.[253] » Dès que
l’armée chrétienne fut en marche, les Turcs, de leur côté, se mirent en
mouvement, de même que les Amalécites s’avancèrent contre’ les chefs des
enfants d’Israël. Lorsqu’elle fut parvenue devant Arka (Arga),[254] les infidèles l’attaquèrent
vivement ; tuais elle remporta la victoire et put continuer sa route
tranquillement. Arrivée sous les murs de Jérusalem, elle livra de grands
combats. Dans ce moment, le seigneur Vahram, catholicos des Arméniens, se
trouvait dans cette ville. Les infidèles voulurent le tuer, mais Dieu le
sauva de leurs mains. Après des assauts réitérés, les Francs élevèrent des
tours en bois et les approchèrent des remparts, et par des prodiges de
valeur, à la pointe de l’épée et avec une résolution inébranlable, ils se
rendirent maîtres de la cité sainte. Godefroy ayant pris en main le glaive de
Vespasien, se précipita de toute sa force contre les infidèles. Il en immola
65.000 dans le temple, sans compter ceux qui périrent dans les autres parties
de la ville.[255]
C’est ainsi que fut prise Jérusalem, et le tombeau du Christ, notre Dieu,
délivré de la servitude des musulmans. C’est pour la troisième fois que l’épée
de Vespasien sévissait contre Jérusalem depuis que le Seigneur avait été crucifié.
CLVIII. Cette même année, il y eut un rassemblement
immense de troupes en Egypte, jusqu’au pays de Scythie (Sguth)[256] et de Nubie, et
jusqu’aux confins des Indes.[257] Trois cents
mille hommes s’avancèrent, armés de pied en cap, contre Jérusalem. Cette
nouvelle fit trembler les Francs. N’osant pas attendre l’ennemi dans
Jérusalem, ils marchèrent à sa rencontre, dans la pensée que s’il était
impossible de soutenir le choc de cette masse d’infidèles, ils pourraient se
frayer un passage pour regagner leur patrie. Les deux armées se trouvèrent en
présence non loin de l’Océan. Dès que le roi d’Egypte[258] aperçut les
Francs, il donna l’ordre de les attaquer aussitôt les Francs s’élancèrent en
avant, chargèrent les Egyptiens et les mirent en déroute. Ce n’étaient pas
eux qui combattaient, mais Dieu qui soutenait leur cause, comme il fit contre
Pharaon dans la Mer Rouge,
en faveur des enfants d’Israël. Ils repoussèrent si vigoureusement l’ennemi,
qu’ils culbutèrent 100.000 hommes dans la mer, où ils furent engloutis. Les
autres furent exterminés ou mis en déroute. Après cette insigne victoire, les
Francs rentrèrent à Jérusalem, chargés de butin.
CLIX. Cette même année. Grégoire, Curopalate d’Orient,
frère du seigneur Basile, catholicos d’Arménie, réunit des troupes et marcha
contre les Turcs qui stationnaient dans la province d’Aschornêk’.[259] Cet intrépide
guerrier étant arrivé avec les siens dans le village de Gagh’zouan, battit
les infidèles, les mit en fuite et leur tua beaucoup de monde. Après quoi il
reprit le chemin de la ville d’Ani. Sur la mute, un soldat turc, qui s’était
posté en embuscade sous un arbre, l’atteignit avec une flèche à la bouche. Grégoire,
renversé par ce coup terrible, tomba à terre et rendit l’âme. Sa mort fut
pleurée par toute la nation arménienne. Telle fut la fin du brave Grégoire,
de ce chrétien fervent. Il était fils de Vaçag, fils d’Abirad, fils de Haçan,
de la race des héros, et descendait des Bahlavouni.[260]
CLX. Cette même année, le comte de Saint-Gilles s’en
revint chez les Francs,[261] emportant la
lance du Christ, qui avait été trouvée à Antioche. Après en avoir fait
présent à l’empereur Alexis, il se mit en route.[262]
CLXI. Cette même année, mourut le grand prince arménien
Constantin, fils de Roupen, laissant deux fils. Thoros et Léon. Il avait
étendu sa domination sur un grand nombre de villes et de provinces, et s’était
emparé de la majeure partie du Taurus, qu’il avait enlevée aux Perses par la
vigueur de son bras. Il avait été un des chefs de l’armée de Kakig, le Bagratide,
fils d’Aschod.
Un prodige qui eut lieu dans sa maison annonça sa mort. Un
jour, un éclair étincelant de nulle feux fendit la nue, et la foudre éclata
sur la forteresse de Vahga.[263] Elle pénétra
dans la maison des gens de service, frappa un plat d’argent, et en enleva un
fragment du fond. Les sages dirent que c’était un indice que la dernière
année de la vie de Constantin était arrivée, et, en effet, il mourut avant qu’elle
fût écoulée. Il fut enterré au couvent de Gasdagh’ôn.[264]
CLXII. Cette même année, apparut le troisième signe igné,
de couleur rouge foncée. Il se maintint jusqu’à la septième heure de la nuit,
en se dirigeant du nord vers l’est ; ensuite il prit une teinte noire. On
assura que ce phénomène indiquait l’effusion du sang des chrétiens,
prédiction qui, en effet, se réalisa. Depuis le jour où les Francs
entreprirent leur expédition, aucun signe favorable n’apparut ; tous les présages,
au contraire, marquaient l’extermination, la ruine, la mort, les massacres,
la famine et autres catastrophes.
CLXIII. Cette même année, la famine désola toute la
Mésopotamie et principalement la ville d’Édesse. De toute l’année il ne tomba
pas une goutte de pluie dans les campagnes ; le ciel refusa sa rosée
fécondante. Privée d’eau, la terre se dessécha, les arbres et les vignes périrent,
les sources tarirent, et la disette occasionna une grande mortalité à Édesse.
Cette ville vit se reproduire dans ses murs les scènes qui s’étaient passées
à Saznarie, au temps du prophète Isaïe. Une femme, chrétienne et romaine, fit
cuire son jeune enfant et se nourrit de sa chair. Un infidèle, musulman de
nation, pressé par les angoisses de la faim, mangea aussi sa femme. Dieu
avait affaibli la vertu du pain ; il ne rassasiait plus. Quantité de gens
prétendirent que c’était un effet de la colère divine, qui vengeait l’injuste
trépas de Thoros, Curopalate. Les habitants avaient juré sur la Croix et l’Evangile
de respecter sa vie : et ils violèrent ce serment en le faisant périr dans
les plus affreux tourments, en plaçant sa tête au bout d’une perche, pendant
qu’ils vomissaient des imprécations contre lui, et en plantant cette perche
devant l’église du Sauveur, jadis construite par le saint Apôtre Thaddée.[265] C’est en
expiation de ce crime que Dieu envoya ce châtiment au peuple d’Abgar.[266] D’année en
année, il ne cessa d’appesantir son bras sur cette ville coupable.
CLXIV. Au commencement de l’année 549 (24 février 1100 - 22 février 1101),
l’abondance revint partout. Il eut à Édesse du froment et de l’orge avec une
profusion qui fit oublier la disette précédente. Un boisseau produisit au
centuple, les arbres furent chargés de fruits, les sources regorgèrent d’eau,
et les hommes et les animaux eurent de tout à satiété.
CLXV. Cette même année, Godefroy, général des Francs,
étant venu avec ses troupes à Césarée de Philippe, ville qui est sur le bord
de l’Océan,[267]
les chefs musulmans se présentèrent à lui, sous prétexte de faire la paix ils
lui apportèrent des vivres, et les servirent devant lui. Godefroy accepta et
mangea sans défiance ces mets qui étaient empoisonnés. Quelques jours après,
il mourut, et quarante personnes avec lui. Il fut enterré à Jérusalem, devant
le saint Golgotha, parce qu’il se trouvait dans cette ville ait moment où il
expira. En même temps, on envoya chercher son frère Baudouin, qui était à Édesse,
et on lui donna le trône de Jérusalem. Tancrède étant parti, se rendit à
Antioche, auprès du comte Bohémond qui était son oncle maternel.[268]
CLXVI. À cette époque, le général des Romains, Prince des
princes, résidait à Marasch, ville qui appartenait à l’empereur Alexis et qui
lui avait été cédée par les chefs Francs dans la première année de la guerre
sainte. Mais ceux-ci renièrent leurs serments ; ils avaient promis, et ils se
dédirent de leur parole. Le grand comte Bohémond s’étant mis en marche avec
Richard (Ar’adchart), fils de sa sœur,[269] tous les deux
rassemblèrent les Francs et se portèrent contre Marasch. Ils attaquèrent le
Prince des princes, nommé Thathoul,[270] exigeant de lui
qu’il leur remit cette ville, et dirigèrent contre elle des assauts réitérés.
Mais Thathoul, qui était un brave et qui se voyait entouré, à Marasch, de sa
nombreuse noblesse, méprisait leurs efforts. Bohémond, après avoir établi son
camp dans la plaine de Marasch, soumit tout le district qui en dépend.
CLXVII. Cette même année, l’émir perse Danischmend
(Tanischman),[271] lequel était seigneur
de Sébaste et de tout le pays romain, arriva à la tête d’une armée
considérable contre Mélitène, qu’il attaqua vivement. Le commandant de Mélitène,
Khouril, envoya prier Bohémond de venir à son secours, promettant de lui
donner cette ville. Aussitôt Bohémond et Richard s’avancèrent à la tête de
leurs troupes contre Danischmend, tandis que ce dernier faisait partir des
détachements pour soutenir la lutte contre les Francs dans la plaine de Mélitène.
Il plaça des embuscades dans une foule d’endroits, et se mit en marche
lui-même avec des forces imposantes. Cependant Bohémond et Richard, de leur
côté, cheminaient sans précaution et dans une sécurité complète ; leurs
soldats avaient quitté leurs armures et s’étaient parés d’ornements, comme
des femmes qui accompagnent un convoi funèbre ; ils avaient confié le soin de
porter leurs armes à leurs serviteurs. Ces guerriers, s’assimilant à des
captifs, s’étaient dépouillés de leur équipement militaire. Tout à coup les
gens de Danischmend fondirent sur eux, et une lutte acharnée s’engagea. Les
Francs et les Arméniens furent exterminés, et Bohémond et Richard faits
prisonniers. Dans cette journée, deux évêques arméniens, Cyprien, évêque d’Antioche,
et Grégoire, évêque de Marasch, perdirent la vie. Bohémond
les avait auprès de lui par suite de la haute estime qu’il professait pour
eux. Ce désastre jeta la consternation parmi les chrétiens, et répandit l’allégresse
parmi la nation des Perses ; car les infidèles regardaient Bohémond comme le
véritable roi des Francs, et son nom faisait trembler tout le Khoraçan.
Baudouin, comte d’Édesse, ainsi que les Francs d’Antioche, ayant appris ce
fatal événement, se mirent à la poursuite de Danischmend. Celui-ci conduisit
Bohémond et Richard, chargés de chaines, à Néo-Césarée (Niguiçar). Comme ils
étaient déjà partis, Baudouin s’en retourna à Édesse, et remit cette ville à
un autre Baudouin, surnommé du Bourg (Deborg), qui avait été précédemment
page[272]
de Bohémond. Après avoir soumis les habitants d’Édesse à toutes sortes d’exactions
et leur avoir extorqué des sommes énormes, il acheta à Jérusalem la couronne
de son frère Godefroy, et devint roi. Tancrède reprit le chemin d’Antioche,
ainsi que nous l’avons dit plus haut.[273]
Le désastre qui frappa les Francs fut la punition de leurs
œuvres d’iniquité. Ils s’étaient écartés de la droite voie pour suivre le
sentier de perdition, transgressant les commandements divins, pratiquant le
mal, plongés dans la dissolution, et n’ayant aucun souci des préceptes du
Seigneur ; ce qu’il défend, c’est ce qu’ils convoitaient. Aussi Dieu leur
retira son appui et la victoire, comme autrefois aux enfants d’Israël. Ce fut
la première défaite que les Francs essuyèrent. Maintenant prêtez votre
attention et ne vous lassez pas.
CLXVIII. Cette même année, l’émir perse Soukman, fils d’Artoukh,
dont le courage égalait la férocité sanguinaire, ayant rassemblé des forces
considérables, se porta contre la ville de Sëroudj,[274] et fit des
incursions dans toute la contrée voisine. Le comte Baudouin du Bourg et
Foulcher (Ph’outchêr),[275] comte de
Sëroudj, prévenus de cette invasion, marchèrent à la rencontre des Turcs.
Mais leur imprévoyante négligence causa leur défaite. Après une lutte
acharnée, les infidèles vainquirent les Francs et en firent un grand carnage,
ainsi que des Arméniens qui s’étaient joints à ces derniers. Le comte de
Sëroudj, Foulcher, fut tué. C’était un homme d’un courage héroïque et d’une
pureté de mœurs parfaite. Le comte Baudouin se réfugia avec trois des siens
dans la citadelle d’Édesse, réduit à un état pitoyable. Mais les principaux
de la ville l’ayant invité rentrer parmi eux, le replacèrent sur son trône.
Au bout de trois jours, il partit pour Antioche afin d’aller chercher du
renfort. Cependant les infidèles attaquèrent la forteresse de Sëroudj, où
tous les chrétiens de la ville s’étaient retirés, et avec eux l’archevêque
latin Babiôs[276]
d’Édesse. Alors les habitants de Sëroudj traitèrent avec les Turcs. Au bout
de vingt-cinq jours arriva Baudouin avec 600 cavaliers et 700 fantassins. Il
mit en fuite les infidèles ; mais les gens de Sëroudj refusèrent de reconnaître
son autorité. Les Francs aussitôt attaquèrent cette ville, en massacrèrent la
population et saccagèrent toutes les maisons ; ils emmenèrent à Messe une
multitude immense de jeunes garçons, de jeunes filles et de femmes ; Antioche
et tous les pays occupés par les Francs regorgèrent de captifs, et Sëroudj
nagea dans le sang.
CLXIX. Cette même année, pour la quatrième fois, le ciel
se colora en rouge, dans la partie nord, par un phénomène encore plus
effrayant que les précédents ; puis cette teinte se changea en noir. Cette
quatrième apparition fut accompagnée, tout le temps qu’elle dura, d’une
éclipse de lune. Ces signes annonçaient les effets de la colère céleste qui
menaçait les chrétiens, comme l’atteste le prophète Jérémie par ces paroles :
« Du côté du nord s’allumera sa colère. » Et en effet, il survint
des malheurs comme jamais on n’aurait pu en prévoir.
CLXX. En l’année 550 (24 février 1101 - 23 février 1102), un
prodige surprenant et terrible eut lieu dans la sainte cité de Jérusalem. La
lumière du tombeau du Christ, notre Seigneur, cessa de s’enflammer comme d’habitude
; elle ne brilla pas le jour du Samedi saint, et les lampes restèrent
éteintes jusqu’au dimanche ; après quoi elles s’allumèrent à partir de la
neuvième heure, ce phénomène plongea dans la stupeur tous les fidèles, ce qui
l’occasionna, c’est qu’ils avaient dévié vers la gauche de la route et
abandonné la voie légitime, qui est à la droite du chemin des péchés. Ils
goûtèrent au calice rempli d’une lie amère. Les ministres même de la sainte Église
se vautraient dans la fange avec une ardeur qui n’était jamais satisfaite. Au
milieu de pareils désordres, ils avaient cessé de détester le péché, quelque
énorme qu’il fût. Mais, ce qui est pire encore, ils avaient préposé des femmes
au service du saint Sépulcre et de tous les couvents de Jérusalem. Les crimes
les plus abominables s’accumulaient devant Dieu. Ils chassèrent des
monastères les Arméniens, les Romains, les Syriens et les Géorgiens. Lorsque
les Francs eurent vu ce prodige, qui était un indice accusateur contre eux,
ils éloignèrent les femmes du service des couvents et rétablirent chaque
nation dans ceux qui lui appartenaient. En même temps, les cinq nations fidèles[277] se mirent à
adresser leurs prières à Dieu. Le Seigneur les exauça, et la lampe du saint
Sépulcre prit feu le dimanche de Pâques, ce qui ne s’était jamais vu
auparavant ; car cette lumière commençait toujours à briller à point nommé le
samedi, à la onzième heure du jour.[278]
|