NAPOLÉON III

Enfance - Jeunesse

 

LIVRE TROISIÈME. — LA RÉVOLUTION ITALIENNE.

 

 

Le prince Louis était à Thun lorsque éclata la Révolution de 1830.

 

Au début de l'année 1830, comme il était question de refuser le budget, les feuilles de l'opposition disaient : La crise actuelle est sans contredit la plus décisive qui se soit encore présentée pour la maison de Bourbon. La question de dynastie se trouve posée pour la quatrième fois depuis que les baïonnettes étrangères nous ont imposé cette famille. Les bonapartistes y virent une allusion. A la date du 23 juin, les choix faits par les collèges d'arrondissement ne laissaient aucun doute à Charles X et à ses ministres sur le résultat général des opérations électorales ; les bonapartistes en conçurent un espoir. La liberté de la presse détruite et la publication des journaux mise à la merci du gouvernement, les bonapartistes en nourrirent une espérance. Le peuple criant : A bas les ordonnances ! les bonapartistes s'en réjouirent. Les premiers coups de feu des trois journées venant d'être tirés, les bonapartistes ne doutèrent plus du succès de leur parti. Le drapeau tricolore promené dans les rues, les bonapartistes jugèrent leur triomphe plus prochain qu'ils n'avaient osé l'espérer. Lorsque Louis-Philippe d'Orléans fut nommé lieutenant-général du royaume, tout espoir était perdu pour eux. Le général La Fayette avait mis Louis-Philippe à même de gagner de vitesse.

Durant l'émeute, le prince Louis avait, de Thun, écrit à sa mère :

Ma chère maman,

Les nouvelles se succèdent ici avec rapidité, et ce qu'il y a d'extraordinaire tout le monde s'en réjouit. Nous sommes très tranquilles dans notre petit coin, tandis que plus loin on se bat pour les intérêts les plus chers. J'espère recevoir aujourd'hui une lettre de vous. Adieu, ma chère maman. Le drapeau tricolore flotte actuellement en France. Heureux ceux qui ont pu les premiers lui rendre son ancien éclat[1].

Mon fils Louis, écrivait presque à la même date, la reine Hortense, avait absolument les mêmes sentiments et le même caractère que son frère. La Révolution de Juillet les trouve, l'aîné au milieu de ses inventions pour l'industrie, qui, faute de mieux, l'occupaient depuis son mariage ; et le plus jeune à l'école militaire de Thun, où il suivait les cours d'artillerie et du génie. Tous deux semblaient renaître au bruit des événements de Paris. Quoique séparés, leurs impressions furent les mêmes — vifs regrets de n'avoir pas combattu avec les Parisiens, enthousiasme pour leur héroïque conduite et légitime espoir de servir cette France qu'ils chérissaient tant.

 

On nous permettra de ne pas supposer tant de philosophie et d'abnégation dans la famille Bonaparte. Aussi bien les faits nous donneraient tort. Il suffira, pour en convaincre le lecteur, de rappeler la stupeur avec laquelle l'ex-reine et ses fils lurent la décision de la Chambre des Députés, en date du 2 septembre, qui, à la majorité de 106 voix sur 327 votants, maintenait contre les Bonaparte l'article 4 de la loi du 12 janvier 1816.

Il suffira de rappeler la lettre de protestation adressée par le chef de la famille, Joseph Bonaparte — le duc de Reichstadt demeurait étouffé par l'Autriche — à la Chambre des Députés :

La famille Bonaparte, y disait-il, a été appelée par 3.500.000 votes. Si la nation croit dans son intérêt de faire un autre choix, elle en a le pouvoir et le droit, mais elle seule. Napoléon II a été proclamé par la Chambre des Députés de 1815, qui a reconnu en lui un droit conféré par la nation. J'accepte pour lui toutes les modifications faites par la Chambre de 1815, qui fut dissoute par les baïonnettes étrangères ; j'ai des données positives pour savoir que Napoléon II est digne de la France. C'est comme Français surtout que je désire que l'on reconnaisse les titres incontestables qu'il a au trône, tant que la nation n'aura pas adopté une autre forme de gouvernement. Seul, pour être légitime, dans la véritable acception du mot, c'est-à-dire légalement et volontairement élu par le peuple, il n'a pas besoin d'une nouvelle élection. Toutefois, la nation est maîtresse de confirmer ou de rejeter des titres qu'elle a donnés, si telle est sa volonté.

 

Il suffira de reproduire les deux lettres qui suivent, adressées par la reine Hortense à des amis :

Arenenberg, 2 septembre 1830.

Vous désirez de mes nouvelles ; je me réjouis, comme vous, du bonheur de la France. Vous avez dû voir que l'enthousiasme de mes enfants n'a pu être contenu, malgré mon désir qu'ils ne parussent en rien ; mais ils sont élevés à apprécier ce qui est noble et grand ; ils sont fiers de leur patrie, qu'ils auraient été heureux de servir, et ils ont de vingt à vingt-cinq ans !... Vous savez aussi combien de fois ils ont entendu répéter que les places les plus élevées ne faisaient pas le bonheur ; mais que l'air de la patrie, des amis et une distinction toute personnelle devaient être le but de leur ambition. Je pense donc, comme vous, qu'ils pouvaient la servir, cette France devenue libre, sans offenser aucun de leurs souvenirs. Ce n'était pas à nous à ne pas reconnaître les droits d'un peuple à se choisir un souverain, mais je viens de lire une loi qui m'étonne autant qu'elle m'afflige. Gomment ! dans ce moment d'enthousiasme et de liberté, la France ne devait-elle pas ouvrir les bras à tous ses enfants ? à ceux qui depuis quinze ans partageaient avec elle tant d'abaissement et de souffrances ? Au lieu de cela, on renouvelle, pour une seule famille, un acte de proscription. Quels sont ses crimes ? N'est-ce pas l'étranger qui l'avait chassée ? N'est-ce pas la France qu'elle avait servie ? Craindre cette famille, c'est lui faire un honneur qu'elle repousse. Son chef n'existe plus ! S'il a donné une grandeur et une gloire qu'on accepte enfin, faut-il repousser tout ce qui lui a appartenu, au lieu d'acquitter une dette sacrée, en exécutant le traité fait avec lui pour sa famille ? Aucun des membres de cette famille ne pensait encore à revenir en France. Il y a des convenances que les positions forcent à garder, et sans une invitation du pays, ils ne pouvaient s'y présenter. Mais les voilà encore avec leurs malheurs, sans protection et en butte à toutes les vexations dont les gouvernements se plaisaient à les accabler ! Que puis-je dire à mes enfants, moi qui ne cherche qu'à modérer leur jeunesse et à entretenir, en eux, l'amour de la patrie et de la justice ? Je ne puis plus que leur apprendre que les hommes sont ingrats et égoïstes ; mais qu'il faut encore les aimer et qu'il est toujours plus doux d'avoir à leur pardonner qu'à les faire souffrir.

Adieu, vous avez désiré de mes nouvelles, vous voyez que l'impression du moment est pénible. Je ne comptais pas aller à Paris ; loin de là, je m'arrangeais pour mon voyage d'Italie ; mais la vue de cette loi qui nous expulse à jamais de cette France qu'on aime tant, où l'on espérait encore aller mourir, est venue renouveler toutes mes douleurs. Cette proscription, prononcée dans des temps malheureux, était triste, sans doute, mais c'était par des ennemis. Renouvelée par ceux qu'on croyait des amis, cela frappe droit au cœur.

HORTENSE.

 

Arenenberg, 2 octobre 1830.

Je reçois votre lettre, monsieur. Je suis on ne peut plus touchée du sentiment qui vous inspire un ouvrage en faveur de la famille Bonaparte, encore exilée de France. Plus que personne, j'ai été vivement affligée de cette loi sévère ; mais j'ai dû me résigner parce que, Française avant tout, et ne pouvant supposer à mes chers compatriotes, libres enfin, une ingratitude qui est loin de leur caractère, j'ai appris qu'il avait fallu de fortes raisons pour nous éloigner encore. Notre exil, dit-on, paraît nécessaire au bonheur de la patrie, à sa tranquillité présente ; il ne doit être que momentané ; comment ne pas y souscrire, quand sa gloire et sa prospérité furent toujours notre premier intérêt ? Je vous conseille donc, monsieur, de la peindre, dans vos chants, heureuse et libre, cette France régénérée ; mais de ne pas y ajouter une plainte sur ce qui nous regarde. Vous l'attristeriez, et vos vers, à en juger par ceux que je reçois, sont trop bien pour ne pas faire un effet qui ne serait pas en harmonie avec notre résignation. Je recevrai pourtant avec reconnaissance l'ouvrage que vous m'annoncez, mais je serai fâchée, je vous l'avoue, qu'il fût imprimé. Croyez, monsieur, que je saurai toujours apprécier vos nobles sentiments et trouver du plaisir à vous assurer de ma haute considération.

HORTENSE.

 

Il suffira enfin de reproduire cette lettre du Prince Louis à un député :

Monsieur le Député !

Je viens de lire avec douleur qu'on proposait à la Chambre de mettre ma famille sur la même liste de proscription que celles des Bourbons. Je demande qu'on sépare deux infortunes aussi opposées. Après la Révolution de 1830, je crus que la patrie serait rendue aux parents de l'Empereur Napoléon.

La famille de celui dont on relevait la statue devait-elle être traitée comme celle dont on brisait les emblèmes ?

N'avions-nous pas été exilés en même temps que la gloire française et le drapeau tricolore, et pourtant tous deux, en juillet, revinrent sans nous.

Je me tais sur une loi injuste et cruelle, mais je réclame contre la mesure qui tendrait à confondre la famille de l'homme qui était fier de tout devoir au peuple français avec celle qui, ramenée par l'étranger, revendique sans cesse des droits usés qui n'appartiennent qu'à la nation.

J'intercède donc, au nom de toute ma famille, qui, j'espère, ne me démentira pas, pour qu'on ne nous place pas à côté des vainqueurs, nous, les vaincus de Waterloo.

 

Sur ces entrefaites, éclatèrent des troubles en Italie.

La Révolution de Juillet y avait l'animé les espérances des libéraux. Dans les derniers jours de Février, raconte M. Louis Blanc, un grand nombre de réfugiés Italiens s'étaient réunis à Lyon. Une expédition en Savoie fut concertée entre eux, et activement préparée. Les uns devaient marcher sur Grenoble où les attendaient avec impatience des patriotes français. Les autres devaient se rassembler à Tusy et pénétrer dans la Maurienne. L'accueil qu'ils avaient reçu à Lyon avait singulièrement exalté leurs espérances. De toutes parts leur venaient des marques de sympathies et des excitations puissantes. Des compagnies de volontaires se formaient pour les escorter. Le préfet de Lyon, lui-même, M. Paulze d'Ivoy, leur prêtait une noble assistance, croyant répondre en cela aux vues du gouvernement. Une dépêche ministérielle ne tarda pas à le détromper. Cependant les sympathies de la population lyonnaise pour les exilés devenaient de plus en plus vives dans leurs manifestations. Leurs chefs, qui correspondaient à Paris avec plusieurs personnes considérables, et notamment avec la princesse de Beljioiso, parurent craindre de se hâter et de donner trop d'éclat à leur tentative. Peut-être, avaient-ils peur, en acceptant une coopération trop bruyante, de mécontenter le gouvernement, dont, après tant de promesses indirectes, il leur était malaisé de suspecter la bonne foi. Les réfugiés hésitèrent donc, et ne sortirent enfin de Lyon que par petites bandes. Quelques jours après, MM. Misby et Linati arrivèrent à Marseille, prêts à s'embarquer pour l'Italie. Ils avaient frété un navire, et possédaient douze cents fusils, deux pièces de canon, des munitions. A eux, s'étaient joints plusieurs Italiens qu'appelait à son secours la patrie menacée : le comte Grilenzoni (de Reggio), l'avocat Mantorani (de Pavie), le lieutenant Mori (de Faënza), le docteur Francheschini. Le jour de l'embarquement était arrivé, lorsqu'une dépêche télégraphique vint tout à coup porter au préfet des Bouches-du-Rhône, M. Thomas, l'ordre d'arrêter les proscrits[2].

Tandis que ces événements se passaient en France, la reine Hortense partait pour l'Italie dans le but de s'y retrouver avec son fils aîné qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps, et le prince Louis que son père avait fait mander. Elle prend la route du Tyrol et de Venise. A Bologne, elle se croise avec le prince Bacchiochi, ancien officier attaché autrefois à son frère. — Quelle belle révolution que celle de Paris ! lui dit-il. Vous ne repasserez pas par ici, je l'espère, que vous n'ayez entendu parler de la nôtre. — Qui serait assez fou, répond-elle, pour essayer de soulever l'Italie, quand on voit la marche que suit le gouvernement français. S'il remplit sa mission, il peut, sans rompre avec l'Autriche, exiger d'elle qu'elle vous accorde des institutions ou votre indépendance : si ces deux puissances se brouillent ensemble, nous pouvons encore espérer l'appui de la France ; mais si vous remuez avant qu'une guerre soit déclarée, vous vous perdez indiscutablement. Elle arrive à Florence, dans sa hâte de garantir ses enfants de l'illusion commune. A la nouvelle de son arrivée, le roi Louis est allé à Rome sous prétexte de voir sa mère et a emmené le prince Louis. La reine Hortense ne rencontre que son aîné, qui lui apprend qu'on lui a écrit de Paris pour l'engager à venir aider à reconquérir les droits de son cousin ; qu'on fixait le procès des ministres comme un moment décisif contre un gouvernement imposé et qu'il a répondu : Le peuple est le seul maître, il a reconnu un nouveau souverain. Irai-je porter la guerre civile dans ma patrie, lorsque je voudrais la servir au prix de tout mon sang ? On lui a fait également des propositions de Corse, il a répondu de la même manière.

Mais l'Italie compte peut-être sur son assistance ? Et c'est la véritable crainte de la reine. Je le priai en grâce de se prémunir contre de telles avances. Je lui représentai les malheurs privés et publics qu'amènent les révolutions, et je lui conseillai d'user de son influence pour calmer l'effervescence que je voyais partout. Il approuvait, convenait que le moment n'était pas encore venu, mais qu'il ne pouvait l'empêcher de venir bientôt, et qu'il ne suivrait jamais que la route de l'honneur et du désintéressement.

Elle part pour Rome. Le roi Louis profite de son départ pour aller coucher à Viterbe. Leurs voitures se croisent. Le roi lui rend son fils Louis en lui témoignant sa crainte sur les idées politiques que ses enfants manifestaient et son désir qu'ils restassent étrangers à tout événement. Arrivée à Rome, la reine Hortense reprend sa vie habituelle. Chaque jour, elle va passer deux heures chez sa belle-mère. Tout à coup un bruit vient la surprendre. Ordre a été donné de reconduire le prince Louis à la frontière. Le même ordre a été donné à l'égard du fils du roi Jérôme, alors âgé de quatorze ans. Elle fait partir le prince Louis, tandis que le cardinal Albani rétracte l'ordre concernant le fils du prince de Montfort. Son fils en sûreté, elle apprendra plus tranquillement la nouvelle d'une prochaine insurrection à Bologne. Pourtant elle croit de son devoir d'écrire à ses enfants une lettre en forme de noté sur la situation de l'Italie :

Les Italiens peuvent, sans doute, dans un moment d'élan, secouer un joug qui leur pèse ; mais je ne leur crois pas les moyens de lutter seuls et longtemps contre les efforts dirigés contre eux... Ils n'ont pas compris le bien qu'on leur a fait en les régénérant sous l'Empereur. La classe éclairée le comprend à présent et le regrette ; mais, si la classe éclairée dirige un mouvement, le peuple seul le soutient. En Lombardie, le peuple se sent peut-être humilié, mais il n'est pas malheureux ; à Rome, il est fier et emporté ; mais après un mouvement qui amènerait l'étranger, peut-être livrerait-il ses chefs pour retomber sous l'influence de ses prêtres. Les Autrichiens sont tout prêts à réprimer un mouvement en Italie ; ils ont déjà des forces considérables des deux côtés du Pô. Ferrare a dans ses murs une forte garnison. Le Piémont, qui tient à la France, et qui pourrait, le premier, se soulever, puisqu'il pourrait espérer un appui immédiat et un refuge, le Piémont est divisé : l'armée, conduite par de jeunes nobles, veut la loyauté légitime ou le prince de Carignan. Naples attend quelque chose de son nouveau souverain, l'attente la rendra inhabile à rien entreprendre dans ce moment. Dans l'espoir de la non-intervention, la Romagne seule se dispose à lever l'étendard de la révolte ; mais peut-il entrer dans le bon sens, qu'une si petite partie d'un empire puisse combattre des forces supérieures et leur résister ! Ce serait une chimère. Les jeunes gens qu'on voudrait mettre à la tête d'une telle entreprise, n'ont qu'une chose à faire, c'est de calmer l'effervescence par tous les moyens possibles...

 

Ses enfants lui répondent qu'ils ont lu la lettre avec la plus grande attention, et qu'ils l'approuvent. Sur ces entrefaites des troubles éclatent à Rome, ses fils lui écrivent de quitter la ville et d'accourir les rejoindre. Elle part. La nuit avançait ; même à la porte de Florence j'espérais encore voir venir à cheval, comme à l'ordinaire mes enfants au-devant de moi ; mais c'est en vain. J'arrive à l'auberge, je puis à peine descendre de voiture, mes jambes tremblaient sous moi. Je parle d'eux on ne sait que m'en dire, on les croit chez leur père. Je n'ai pas encore perdu tout espoir. M. de Bressieux court chez mon mari. Ce moment d'incertitude est affreux. Il revient enfin, et c'est pour me porter le coup le plus cruel. Ils sont partis !

Quelques minutes après, on lui remettait une lettre du prince Louis, dont nous détachons ce passage :

Votre affection nous comprendra : nous avons pris des engagements, nous ne pouvons y manquer, et le nom que nous portons nous oblige à secourir les peuples malheureux qui nous appellent. Faites que je passe aux yeux de ma belle-sœur pour avoir entraîné son mari, qui souffre de lui avoir caché une action de sa vie.

Qu'était-il arrivé ? Menotti était venu les trouver à Florence, leur avait exposé l'état de l'Italie, le besoin qu'elle pouvait avoir d'eux. Attaché au duc de Modène, il avait voulu, d'accord avec lui, le faire agréer comme l'appui de l'indépendance ; mais repoussé par la méfiance des Italiens contre un prince Autrichien, il avait dû y renoncer. Il fallait qu'il pût mettre en avant le nom de Napoléon dont le prestige était encore tout-puissant aux yeux des peuples.

Ils avaient accepté, grisés de l'espoir de faire parler d'eux et de se battre[3].

La reine Hortense n'a plus qu'une idée, les tirer de la bagarre. Elle leur écrit, les conjure de revenir. Le roi Louis unit ses supplications à celles de sa femme. Ils demeurent sourds, il est trop tard. Ils organisent la défense depuis Foligno jusqu'à Cinta-Castellano qu'ils se préparent à prendre afin d'y délivrer des prisonniers d'Etat qui gémissent dans les cachots depuis huit ans. Le roi veut absolument que la reine parte et les ramène. S'ils doivent revenir, leur répond-elle, ce ne peut être que de leur plein gré. S'ils ont pris parti, je ne pourrai les détacher, et l'on ne manquera pas de dire que je vais avec des millions pour les aider. Alors, dans ce moment terrible que je prévois, qui pourra leur être utile si je suis compromise avec eux ? Que faire ? Elle s'en ouvre au prince Corsini, frère du ministre de Toscane. Le prince lui dit : Faites-vous passer pour malade, attirez-les à la frontière, une troupe toscane placée là les prendra de force. La reine goûte peu le procédé. Elle aimerait mieux qu'on leur donnât une place dans une des prisons d'Etat, comme on vient dé faire pour un des jeunes fils de la princesse de Canino, femme de Lucien Bonaparte. Le cardinal Fesch, le roi Jérôme s'en mêlent. Ils écrivent au gouvernement provisoire de Bologne qu'ils nuisent à leur cause ; au général Armandi, nommé ministre de la guerre, pour les faire rappeler de l'armée. Dans l'intervalle, M. de Stoelting, officier attaché au roi Jérôme, est envoyé près d'eux afin d'entrer en pourparlers avec l'autorisation du pape.

Sa Sainteté, dit M. de Stoelting à l'aîné, ne sait pas ce que veulent les insurgés : qu'ils s'expliquent. Il serait important de lui faire connaître promptement le véritable état des choses. Si vous voulez présenter un aperçu de leurs réclamations, je me charge de le lui soumettre.

Le prince Napoléon consent à se faire l'interprète des vœux exprimés par toute la jeunesse qui l'entourait. Il fait rédiger par le Comité de Terni les principaux griefs, les désirs comme les besoins du pays, qu'il remet à l'envoyé, lequel écrit aussitôt à la reine Hortense.

Madame,

Des circonstances dont le détail serait inutile et superflu, m'ont chargé d'une mission du roi Jérôme pour les princes ses neveux.

J'ai dû me persuader que les ordres que j'avais reçus étaient inexécutables, que les princes ne pouvaient reculer, et que l'idée même leur répugne, à cause du rôle généreux qu'ils croient devoir remplir. Ce rôle est celui de médiateurs, de conciliateurs, de conservateurs de la religion et du bon ordre. Ils espèrent tout de leur vocation. Votre Majesté sentira que mon ministère a dû finir promptement là où je n'avais que des considérations sérieuses à opposer au sentiment, des doutes à la conviction.

J'étais chargé d'aller plus loin, mais le désir de servir les princes, et la pacification générale qu'ils envisagent, m'ont déterminé à repartir pour Rome après quelques heures de repos, et de porter au Saint-Père les respectueuses représentations qu'ils croient devoir lui soumettre.

Je remplirai en même temps le devoir de tranquilliser autant que possible les membres de la famille qui restent dans la capitale.

Je n'ai pas cru devoir en même temps négliger ce petit compte rendu, en assurant à Votre Majesté, le roi Louis et la princesse Charlotte, que j'ai retrouvé les princes en très bonne santé et dans les dispositions les plus dignes de leur nom.

STOELTING.

Terni, 25 février 1831, à quatre heures du soir.

 

Enfin, il y a des chances pour que les princes finissent par céder. Le général Armandi en informe la reine. Ils partiront pour Bologne, et si cela doit encore donner de l'ombrage, se retireront à Ravenne, chez leur cousine. La Reine brûle les relais. Elle arrive à Pesaco, le prince Louis la reçoit sanglotant, son frère est mort de la rougeole. La reine dispose tout pour les obsèques qui ont lieu[4]. Mais il faut fuir. Les Autrichiens avancent. On aperçoit des voiles dans l'Adriatique qui peuvent débarquer des troupes sur la côte de Sinaglia. La reine et le prince font demander des chevaux, arrivent à Fano, le lendemain à Ancône, le voyage est retardé. Le prince Louis tombe malade. Nouvelles anxiétés. Les semaines passent. Le prince Louis est capable de repartir. Passage à Loreto, Valentino, Perouse, entrée en Toscane. Ils traversent la vallée di Chiana, Sienne ; ils sont à Lucques, entrent dans la principauté de Modène, atteignent Gênes. Ils mettent le pied sur le territoire français, se dirigent sur Paris, et descendent place Vendôme, à l'hôtel de Hollande.

La reine Hortense a publié la plus grande partie de ces détails dans un fragment de ses Mémoires intitulé : La reine Hortense en Italie, en France et en Angleterre. C'est elle qui nous apprend encore comment elle a pu approcher le roi. Elle charge M. d'Houdetot de prévenir Louis-Philippe de son passage à Paris. Le roi envoie Casimir-Perier.

— Me voilà, lui dit-elle. J'ai été obligée de traverser par la France. Je veux que vous ne l'appreniez que par moi. Si par suite ce voyage est su, vous ne me supposerez pas d'autre désir que celui de sauver mon fils. Je sais que j'ai transgressé une loi, j'en ai pesé toutes les chances. Vous avez le droit de me faire arrêter, ce serait juste.

— Juste, non ; légal, oui.

Le roi est plus débonnaire. Il fait venir la reine, se montre à son égard d'une amabilité parfaite. Je connais, lui dit-il, la douleur de l'exil, et il ne tient pas à moi que le vôtre n'ait déjà cessé. Il lui demande une note de tout ce qui lui est dû. Je m'entends en affaires, et je m'offre d'être votre chargé d'affaires. Il s'inquiète de la situation des autres membres de la famille impériale. Les ministres arrêtent qu'elle ira à Londres avec son fils, d'où elle écrira au roi une lettre ostensible pour demander l'autorisation de se rendre à Vichy. Casimir-Perier lui conseille de donner à son fils avis d'écrire de son côté à Sa Majesté, ce à quoi le prince Louis consent.

Voici la missive actuellement en possession de l'Impératrice Eugénie :

Sire,

J'ose m'adresser à Votre Majesté comme représentant de la Grande Nation, pour lui demander une grâce, qui est le seul but de mon ambition. Je viens vous prier de m'ouvrir les portes de la France, et de me permettre de la servir comme simple soldat. Je pouvais me consoler de ne pas être dans ma patrie lorsque, dans un pays malheureux, la liberté m'appelait sous les drapeaux, mais à présent que le courage a dû céder au nombre, je me vois obligé de fuir de l'Italie. Puisque tous les États de l'Europe me sont fermés, la France est le seul où l'on ne me ferait pas. un crime d'avoir embrassé la sainte cause de l'indépendance d'un peuple ; mais une loi cruelle m'en bannit. Séparé de ma famille, inconsolable de la perte de mon frère, mort en Romagne, après avoir donné tant de preuves de son amour pour la liberté, la vie me serait insupportable si je n'osais espérer que Votre Majesté me permette de rentrer comme simple citoyen dans les rangs français — heureux si je peux mourir un jour en combattant pour ma patrie. La France et Votre Majesté pourraient compter sur mes serments et sur ma reconnaissance.

 

Casimir-Perier fait part à la reine de la réception de la susdite et il ajoute :

— On s'habituera à vous voir en France, ainsi que votre fils. Mais, si plus tard, il prenait du service, il faudrait qu'il changeât de nom.

 

Nous venons de donner la version de la reine Hortense. M. le duc d'Aumale nous en fournit une autre dans sa Lettre sur l'histoire de France.

D'après lui, le lendemain du jour où Louis-Philippe donnait audience à la reine Hortense, il y avait conseil des ministres.

— Quoi de nouveau, Messieurs, dit le roi en s'asseyant.

— Une nouvelle fort grave, Sire, dit le maréchal Soult. Je sais, à n'en pas douter, par les rapports de la gendarmerie, que la duchesse de Saint-Leu et son fils ont traversé la midi de la France.

Le roi souriait.

— Sire, dit alors Casimir - Perier, je puis compléter les renseignements que le maréchal vient de vous fournir. Non seulement la reine Hortense a traversé le midi de la France, mais elle est à Paris. Votre Majesté l'a reçue hier.

—Vous êtes si bien informé, mon cher ministre, reprit le roi, que vous ne me laissez pas le temps de vous rien apprendre.

— Mais moi, Sire, j'ai quelque chose à vous apprendre. La duchesse de Saint-Leu ne vous a-t-elle pas présenté les excuses de son fils, retenu dans la chambre par une indisposition ?

— En effet.

— Eh bien, rassurez-vous, il n'est pas malade. A l'heure même où Votre Majesté recevait la mère, le fils était en conférence avec les principaux chefs du parti républicain, et cherchait avec eux le moyen de renverser plus sûrement votre trône.

 

Ce qui est commun aux deux narrations, c'est que l'entrevue avec le roi eut lieu. Ce qui est vrai, c'est que le 5 mai, anniversaire de la mort de l'Empereur, la colonne fut visitée par de pieux pèlerins qui apportaient des fleurs, couronnaient les aigles du soubassement, J'avoue, écrit la reine, que je jouissais de ma fenêtre d'être présente à un si touchant souvenir. Le 5, dès le matin, ils étaient en masse et criaient à tue-tête : Vive Napoléon II ! De son hôtel, Louis-Napoléon pouvait les entendre, les compter. Le 9, il y eut un commencement d'émeute ; le 10, des rassemblements hostiles se formèrent sur la place Vendôme. A ce moment, le maréchal Lobeau fit venir une pompe à incendie de la caserne de la rue de la Paix, et les agitateurs, arrosés largement, se dispersèrent en grondant, moins par peur de cette arme insolite, que faute d'un mot d'ordre qu'ils attendaient de l'hôtel de Hollande.

On y négociait en ce moment même. Le ministre de Louis-Philippe était auprès de l'ex-reine, lui rappelant que l'acte de 1816 n'était pas aboli, et que le gouvernement, la soupçonnant à cette heure d'avoir pris part au tumulte, était décidé à faire usage de son moyen légal de défense. Elle avait écrit au roi que son fils continuait à être malade, qu'elle demandait de pouvoir rester encore. La réponse, c'était la visite de Casimir-Perier, et comme elle se récriait contre une mesure qui lui semblait imméritée, on entendit des clameurs confuses de : Vive l'Empereur ! puis un escadron qui commençait de charger la foule.

— Madame, dit l'envoyé du roi, vous entendez ? Voici notre excuse.

— Monsieur, répondit-elle, la situation de mon fils s'est un peu améliorée depuis hier ; si ce mieux se soutient, nous partirons après-demain.

Six jours plus tard, elle arrivait à Calais, et le lendemain elle était avec son fils en Angleterre.

 

 

 



[1] Lettre en possession de l'Impératrice Eugénie.

[2] Histoire de Dix Ans.

[3] A propos de l'affiliation du Prince Louis avec les carbonari, nous croyons devoir reproduire un passage d'une lettre que le comte Arise, qui fut sénateur, conseiller de Victor-Emmanuel, et demeura l'ami de Napoléon III, écrivait à M. B. Jerrold à la date de 1873 :

J'avais, en effet, l'honneur de me trouver souvent avec lui (l'Empereur) quand, après les affaires de 1831, je fus obligé de quitter ma patrie et de me réfugier en Suisse. Avant cette époque, je sais que le Prince, quand il séjournait dans l'Italie centrale, travaillait avec son frère à la même tâche que je poursuivais de mon côté en Lombardie. Beaucoup de pamphlets ont été publiés depuis sur les insurrections italiennes, qui malheureusement n'ont pas abouti, mais qui ont du moins préparé l'Italie à un sort meilleur. Si Napoléon III n'a pas tout fait pour notre délivrance, des pages de reconnaissance à son égard ne doivent pas moins être inscrites dans nos annales. Je ne peux affirmer qu'à cette époque il fût carbonaro, car il m'apparaissait plutôt comme ennemi de toutes les sectes, même quand le but était généreux. Mais je puis affirmer qu'il le devînt plus tard, car étaient carbonari tous ceux dont le but tendait à, chasser les Autrichiens de l'Italie. Le Prince ne cachait pas ses sympathies à l'égard de cette contrée, qu'il aimait alors, comme il l'aima plus tard, en dépit de toutes les difficultés qui lui furent opposées.

[4] Plus tard, le roi son père, après les avoir fait enlever de cette chapelle, déposa les restes de son fils dans le tombeau qui se trouve dans le cloître de Saint-Esprit à Florence et sur lequel on lit l'épitaphe suivante, qu'il voulût composer lui-même :

A LA MÉMOIRE DE NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE,

NÉ A PARIS LE XI OCTOBRE

MDCCCIV

MORT A FORLI, EN ROMAGNE, LE XXVII MARS MDCCCXXXI

ENTRE LES BRAS DE SON FRÈRE, MAIS LOIN DE SON PÈRE, MALADE

ET SOUFFRANT,

DONT IL ÉTAIT LA CONSOLATION,

LOIN DE SA MÈRE ET DE SA JEUNE ÉPOUSE,

FRANC ET LOYAL.

IL UNISSAIT UNE GRANDE AMÉNITÉ DE CARACTÈRE A UNE FERMETÉ RARE.

IL PRATIQUAIT SA RELIGION AVEC RESPECT ET SINCÉRITÉ.

IL ÉTAIT BON FILS, TENDRE PÈRE ET LE MODÈLE DES ÉPOUX

PAR SON AMOUR ET SA FIDÉLITÉ EXEMPLAIRES.

FRANÇAIS DE CŒUR ET D'AME,

IL NE SE RAPPELAIT L'EXIL ET LE MALHEUR DES SIENS

QUE POUR EN AIMER DAVANTAGE SA PATRIE.

IL AVAIT, POUR LE BIEN, TOUT L'ENTHOUSIASME DE LA JEUNESSE,

ET POUR LA VANITÉ DU MONDE, LE CALME ET LA FROIDEUR DE L'AGE MUR.

BIENFAISANT, GÉNÉREUX, CONFIANT,

SES TRAITS PORTAIENT L'EMPREINTE DE SON AME.

LA RELIGION CHRÉTIENNE ET L'ESPOIR DE LE RETROUVER LA-HAUT

PEUVENT SEULS ASSOUPIR LA DOULEUR INEFFAÇABLE

DE SON PÈRE, SON MEILLEUR AMI,

ET DONNER A CELUI-CI LA FORCE DE SUPPORTER UNE PAREILLE PERTE.

FLORENCE, VI AVRIL MDCCCXXXI