ÉTUDE BIOGRAPHIQUE SUR SULLY

 

CHAPITRE VIII. — DEPUIS L'ÉRECTION DE LA TERRE DE SULLY EN DUCHÉ-PAIRIE JUSQU'À LA MORT DE HENRI IV.

 

 

1607-1610

 

La paix qui existait entre la France et l'Espagne depuis le traité de Vervins était plus apparente que réelle ; l'Espagne, jalouse des succès, des alliances et de la puissance du roi de France, ne cessait d'intriguer contre lui et de chercher les moyens de faire renaître les désordres auxquels il avait su mettre fin. L'alliance de la France avec les pays protestants de l'Europe[1], la direction des affaires de la France confiée à un huguenot, inquiétaient à ce point le cabinet de Madrid, que l'ambassadeur d'Espagne conspirait avec bon nombre de Français contre Henri IV, si puissant et si redouté. Averti par diverses personnes, le cardinal du Perron entre autres, de ce qui se tramait, Henri IV dit un jour à Sully :

Eh bien, dites la vérité : vous n'êtes pas marri de voir, par tout ce que je vous ai dit, confirmée l'opinion que vous avez toujours eue qu'il fallait que les grands rois se résolussent à être marteaux ou enclumes, quand ils avaient des émulateurs puissants ; et partant ne devaient-ils jamais faire état d'un bien profond repos, laquelle je ne nie point que je vous aie quelquefois contestée ; mais puisque nous en voyons maintenant la vérification, au moins donnons ordre de les réduire[2] en tel état, qu'ils ne soient plus en puissance de mettre en exécution leurs malicieux desseins après moi ; car peut-être n'y trouveraient-ils pas tant de difficultés qu'ils feront, moi vivant, qui connais leurs astuces, et qui ne suis pas si fol que de vouloir venger à mes dépens des petites frasques que me font quelquefois vos Huguenots, lesquels s'abusent s'ils pensent que je ne connaisse pas bien mes forces en comparaison des leurs, et que je ne sache bien qu'il est en ma puissance de les ruiner quand il me plaira ; mais je ne veux pas, par un badin dépit, ni pour plaire à autrui, affaiblir si fort mon Etat, en les voulant détruire, que je puisse devenir la proie de mes ennemis, auxquels j'aime mieux donner deux coups que d'en recevoir un de leur main ; et par ainsi, puisque la malice de ces marauds est telle, il faut essayer de la prévenir. Et par Dieu, j'en jure, car ils m'ont mis en colère, s'ils me pressent davantage, par pratiques, dans mon royaume, contre ma personne et mon Etat, car j'ai été averti encore hier qu'en leurs menées il y a de l'un et de l'autre[3], et me font une fois mettre les armes à la main, ce sera si puissamment, que je leur ferai maudire l'heure d'avoir voulu troubler mon repos. Et partant, préparez-y toutes choses le plus que vous pourrez, et surtout abondance d'armes, artilleries, munitions et argent, qui est celui qui donne vigueur aux autres, d'autant que pour le surplus je m'en charge. Et voyez si, pour cette prochaine année 1607, vous me pourriez point trouver une devise qui exprimât quelque chose de ce que nous avons discouru ; car au lieu qu'ils nous font la guerre en renards nous la leur ferons en lions.

Sully n'y manqua pas, et le jour de l'an 1607 étant venu, il apporta au Roi, à l'accoutumée, ses bourses de jetons d'or, sur lesquels on voyait un Temple de Janus, avec sa porte fermée par un lis, et pour devise : Clausi cavete recludam, indiquant que si le Roi avait fermé ce temple, il fallait que l'on prît garde à ce qu'il le rouvrît.

Mais la Cour et les peuples ignoraient ces secrets et ces dangers, et ne songeaient qu'à jouir des douceurs de la paix que le Roi leur avait donnée ; partout on s'amusait, et ne voyait-on parmi ceux des villes et de la campagne, et en la Cour, que chants de réjouissances, ressentiments des louanges du Roi, plaisirs, passe-temps, honnêtes exercices et douces récréations.

Le Roi lui-même, à ces premiers jours de l'année, dut être heureux de voir que les dettes de l'Etat payées par Sully, depuis quelques années, s'élevaient à la somme de 98 millions de livres[4].

Sur ces entrefaites, le fils de Sully s'étant blessé en montant à cheval, Henri IV écrivit à son ministre :

Mon ami, je viens tout présentement d'apprendre, par quelques-uns qui sont arrivés de Paris, que le marquis de Rosny, votre fils, s'est blessé en montant à cheval. Et, pour ce que, comme père, je sais quelle douleur l'on souffre par tels accidents, et comme bon maître j'y participe, je vous fais ce mot et vous dépêche ce courrier exprès pour vous prier de m'en mander par lui des nouvelles, et vous témoigner par lui le déplaisir que j'aurais qu'il eût mal. Je partirai demain, Dieu aidant, pour aller coucher à Corbeil, et jeudi dîner à Paris. A Dieu, mon ami.

Ce 15 février, à Fontainebleau, à deux heures après midi.

HENRY.

Les princes de la maison de Lorraine donnaient aussi quelques inquiétudes au Roi, car, disait-il à Sully, toutes les croix de Lorraine sont dissimulées, et il engageait son ministre, qui était assez lié avec le duc de Guise, à ne se fier à nul de la maison, écouter tout et ne leur dire guères. Sully répondit à cette recommandation de Henri IV par la lettre suivante :

Sire, il n'y a point de doute que c'est prudemment fait que de prévoir et prévenir les périls, car ils s'évitent par ce moyen, ou pour le moins se diminuent infiniment ; il est certain aussi qu'il ne faut rien mépriser ni négliger en matière d'affaires d'Etat. Mais, comme d'une part la multitude des mauvaises volontés et intentions est considérable, de l'autre aussi faut-il les mesurer par la puissance dont elles sont appuyées, afin de ne s'alarmer pas légèrement, et pour chose où il n'y a rien à craindre.

Je supplie donc V. M. de croire que je n'aurai point plus de confiance qu'il faut en ceux dont vous faites mention par votre lettre ; mais aussi ne saurais-je appréhender ce qui n'a nul pouvoir de nuire. Votre seule personne en vaut mille des plus estimés d'entre eux tous, et la mémoire de votre courage invincible et du nombre de vos victoires leur ferait en un instant tomber les armes des mains ; et puis vous avez tant obligé de bons, vaillants et loyaux serviteurs, et votre vertu est si recommandable en l'esprit de ceux qui en ont tant soit peu en l'âme, que vous n'avez qu'à frapper du pied — comme l'on disait d'un grand capitaine, mais non à si bonnes enseignes ni si certainement que vous — pour faire trembler tous vos ennemis ; et qui plus est, quand est-ce que jamais roi de France eut en mains les moyens d'attaquer et défendre dont vous êtes maintenant pourvu ? Tellement que tout cela bien considéré et balancé avec ces faibles rumeurs dont l'on bruit aux oreilles de V. M., lesquelles en effet ne sont que du vent, vous doit mettre l'esprit en repos.

Vivez donc seulement, Sire ; vivez, ô mon grand et invincible Roi et très cher maître, et rien ne saurait nuire à la France, ni à vous, ni à vos serviteurs, desquels, encore que je sois le moindre, si[5] ai-je assez de confiance en Dieu, en votre prudence et valeur, en mon courage et en ma fidèle affection, pour entreprendre de vous faire obéir où il vous plaira, et comme il vous plaira.

Que si cette lettre ne vous satisfait suffisamment, et désiriez encore ma présence pour un plus grand éclaircissement, non seulement j'abandonnerai mon voyage et mes maisons, mais aussi ma propre vie, quand il sera question de témoigner le ressentiment que j'ai de la démonstration que V. M. a fait de m'aimer vraiment et de se confier entièrement en moi. Il peut bien être que celui qui m'a donné tant d'assurance, et pour V. M. et pour moi, ne m'a pas dit tout ce qu'il a sur le cœur ; mais si[6] ne laissé-je pas de penser que si cela est bien manié et ménagé comme il faut, qu'il en arrivera du bien. Au nom de Dieu, donc, Sire, vivez et usez de silence et de patience, quand ce ne serait que pour faire une épreuve de ces esprits-là tout à fait. Et attendant ce qu'il vous plaira me commander pour aller à Fontainebleau si vous avez à faire de moi, ou n'y aller point si vous vous en pouvez passer, je prierai Dieu, Sire, qu'il augmente V. M. en toute royale grandeur, félicité et santé.

Votre très humble, très obéissant et très fidèle sujet et serviteur.

De Paris, ce 29 mars 1607.

MAXIMILIAN DE BÉTHUNE.

Au mois de juin, Henri IV accorda une gratification à son ministre et lui écrivit à ce propos :

Mon ami, je n'attends jamais que ceux qui me servent bien me demandent ; vous m'aidez si bien à faire mes affaires, que je vous veux aider à faire les vôtres. Je vous donne 20.000 écus (360.000 fr.) sur mes deniers extraordinaires ; faites-en faire les dépêches nécessaires...

A la fin de juillet, Sully eut un démêlé avec Claude Mangot, procureur général près la Chambre de justice[7].

Aussitôt Sully écrivit à Henri IV pour l'en prévenir.

Sire, dit-il, l'on m'a donné avis comme ceux de la Chambre de justice ont envoyé vers V. M. pour lui faire plaintes de quelques paroles que le sieur Mangot leur a dit que je lui avais tenues sur des conclusions qu'il a prises directement contraires aux commandements particuliers que vous lui aviez donnés sur ce sujet.

L'on m'a, par même moyen, averti comme V. M. n'a pas ajouté foi à tous leurs discours, ains a trouvé bon d'en différer la créance jusques à ce qu'elle s'en fût informée et m'eût entendu là-dessus, suivant la promesse qu'il lui plut me faire de ne croire aucun rapport de moi[8] sans m'avoir ouï : de quoi j'ai estimé devoir rendre grâces très humbles à V. M. et la supplier, au nom de Dieu, den user toujours ainsi, puisque c'est le seul moyen de me tenir l'esprit en repos, et par conséquent plus libre et plus capable de vous rendre toutes sortes de très humbles services comme j'y suis étroitement obligé par naissance, par inclination et par bienfaits, desquels vous ne gratifierez jamais personne qui en ait plus de ressentiment ni qui emploie plus librement et fidèlement des jours et sa vie à l'exécution entière de toutes vos volontés, sans égard de quoi que ce soit après les avoir reçues absolues.

Or, si jamais en aucune occasion V. M. a eu sujet d'entendre les raisons de l'accusé, elle l'a eu en celle qui se présente ; car je n'y ai jamais parlé de mon intérêt, sinon comme conjoint au vôtre ; je n'y ai débattu que votre propre cause et ne me suis formalisé que du peu de respect qui était rendu à vos volontés, me fâchant de voir mépriser vos commandements par telles gens, lesquels, à les ouïr parler, voudraient persuader que depuis qu'ils ont une commission de V. M., qu'elle s'est dépouillée de tout pouvoir et autorité, et leur a déposé son sceptre et sa couronne entre les mains.

Or, j'ai trouvé la tête de celui qui me le disait si mal bâtie pour en porter une, qu'il n'a jamais été en ma puissance d'en rien croire ; et partant lui ai dit que je ne permettrais nullement que rien fût exécuté contre ce que V. M. avait ordonné ; mais que s'il venait le moindre commandement, je serais le premier à l'exécuter.

Lorsque j'aurai l'honneur d'être près de V. M., je lui en ferai le discours entier, et m'assure qu'elle y trouvera plus de sujet de s'en rire que de me blâmer. Toutefois, s'il y a eu quelque chose que puissiez trouver mauvaise, dès cette heure je vous en demande pardon, et vous prie croire que je n'ai eu autre dessein que le bien de votre service et la conservation du respect qui est justement dû à vos commandements, auxquels j'ai voué perpétuelle obéissance, attendant lesquels je prierai le Créateur, etc.

De Paris, ce 28 juillet 1607.

Henri IV répondit aussitôt :

Mon ami, j'ai été bien étonné quand j'ai vu votre lettre, car ç'a été la première nouvelle que j'aie eue de ce que m'écrivez, la Chambre de justice ne m'en ayant rien mandé, ni ne s'en parlant ici[9] en aucune façon du monde S'ils l'eussent fait, et tous autres, j'eusse répondu en maître qui aime son serviteur ; mais ceux qui vous l'ont rapporté ne vous aiment guère, ni moi aussi, et leur dessein n'a été que de bâtir quelque brouillerie à votre préjudice et au mien, tâchant d'échauffer votre colère pour vous faire parler, et puis tâcher par autre voie de me le faire trouver mauvais ; car je vous jure encore un coup[10] qu'il ne s'en est ouï parler ici. Vous êtes prompt, et vois par votre lettre que vous croyez déjà ce que l'on vous avait dit. Cependant le rapport est tout entièrement menteur. Modérez votre colère, et croyez moins tout ce que l'on vous dit, et vous ferez enrager ceux qui vous portent envie du bien que je vous veux. Je n'ai mis la main a la plume depuis ma goutte que cette fois ; la colère que j'ai contre ces rapporteurs a surmonté ma douleur, bien qu'elle est encore, en vous écrivant, plus forte qu'à Fontainebleau. Il est besoin que vous veniez ici, M. le garde des sceaux et vous ; car jamais serviteur ne fut plus aimé de maître que vous l'êtes de

HENRY.

Malgré la faveur dont Sully jouissait auprès du Roi, les intrigants cherchaient toujours à les brouiller. Quelques-uns des ennemis du ministre étaient irrités de voir combien il augmentait, chaque année, les forces militaires de Henri IV et la puissance de l'Etat, lesquels suscitaient des gens pour aigrir l'esprit de S. M. contre lui, lorsqu'ils le verraient en colère de quelqu'une de ses procédures, lui faire former des soupçons et défiances d'icelles, et bailler des mémoires à son désavantage. Une fois, à propos de conseils excellents que Sully donnait au Roi, S. M. se mit en une merveilleuse colère, et sortit de son cabinet en grondant et disant devant plusieurs : Voilà un homme que je ne saurais plus souffrir ; il ne fait jamais que me contredire, et trouver mauvais tout ce que je veux ; mais, par Dieu, je m'en ferai croire, et ne le verrai de quinze jours.

Plusieurs qui l'ouïrent grommeler ces paroles, présumèrent bien qu'à cette fois j'étais défavorisé ; mais ils furent tous ébahis que, dès les sept heures du lendemain matin, il s'en alla, avec cinq ou six, dans son carrosse, à l'Arsenal, et, montant en haut sans qu'il voulût que l'on m'avertît, il frappa lui-même à la porte de mon cabinet ; et moi, demandant qui c'était, il répondit : C'est le Roi. Je vins ouvrir ; et en entrant il vit une grande table toute couverte de papiers et lettres écrites de ma main : lors il appela quatre ou cinq de ceux qui étaient avec lui, à savoir : MM de Roquelaure, de Vie, gouverneur de Calais, Zamet, La Varenne et Erard, l'ingénieur — car il venait me parler des fortifications de Calais —, et me demanda : Eh bien, que faisiez-vous ?Sire, répondis-je, j'écrivais des lettres, et faisais des états et mémoires pour vos affaires, avec un agenda de tout ce qu'il faut que je fasse aujourd'hui, qu'il se fasse en votre conseil, et que fassent mes secrétaires et commis. — Et depuis quand êtes-vous là, me dit-il ? — Dès les trois heures du matin, lui répondis-je. — Eh bien, Roquelaure, pour combien voudriez-vous faire cette vie-là ? dit le Roi. — Par Dieu ! pour tous vos trésors, Sire, répondit-il.

Là-dessus les ayant fait sortir, il me communiqua quelques affaires ; mais il se doutait bien qu'il y en avait qui n'étaient pas selon mon goût, et m'en demandant avis, je lui répondis fort froidement : Sire, j'estime que V. M. a bien examiné toutes les circonstances requises et déjà pris sa résolution dessus ; à quoi je ne saurais rien ajouter, la vivacité de votre esprit et la grandeur de votre jugement excellant par-dessus toute la suffisance de vos serviteurs ; et partant je n'ai rien à faire qu'à obéir et trouver bon ce qu'il vous plaira, sans réplique ni contestation puisqu'elles vous déplaisent. Lors il me bailla de la main sur la joue, en riant, et me dit : Oh, oh ! vous faites le discret, et êtes encore en colère d'hier ; or, je n'y suis plus, moi. Là, là, embrassez-moi, et y vivez avec la même liberté que vous aviez accoutumé, car je vous connais bien. Si vous faisiez autrement, ce serait signe que vous ne vous soucieriez plus de mes affaires ; et encore que je me fâche quelquefois, je veux que vous l'enduriez, car je ne vous en aime pas moins. Au contraire, dès l'heure que vous ne me contredirez plus aux choses que je sais bien qui ne sont pas de votre humeur, je croirai que vous ne m'aimerez plus. Et là-dessus, après d'autres discours, m'embrassa et dit adieu.

Et en sortant il dit à M. de Vic : J'ai pourvu pour Calais ; et il y en a de si sots, qui croient que quand je me mets en colère contre M. de Sully, que c'est tout à bon escient et pour longtemps ; mais c'est tout au contraire ; car quand je viens à considérer que tout ce qu'il me remontre ou contredit n'est que pour mon honneur, grandeur et le bien de mes affaires, et non jamais pour les siennes, je l'en aime mieux, et suis en impatience de le lui dire.

En réalité Sully restait tout-puissant, et ce qui le prouve, c'est la platitude de Villeroy à son égard. Ce ministre qui n'aimait pas Sully, et dont Sully se méfiait avec raison, terminait ainsi ses lettres : A quoi j'ajouterai, avec votre permission, les offres de la continuation de mon service bien humble, et mon ordinaire prière. Adieu, monsieur, pour votre prospérité et santé, vous baisant les mains bien humblement.

En novembre, une maladie grave du fils de Sully donna au Roi une nouvelle occasion de lui témoigner son amitié ; il lui envoya, de Fontainebleau ces bonnes paroles :

Mon ami, je suis bien marri de votre affliction, laquelle je viens d'apprendre par celle[11] de M. du Laurens[12], auquel j'ai commandé de vous aller trouver en diligence et apporter tout ce qu'il sait et est de son art pour la conservation et santé de votre fils, ne vous aimant pas si peu, que si je pensais que ma présence y fût nécessaire, que je ne vous allasse rendre ce témoignage de mon affection[13].

Au commencement de l'année 1608, la Cour se livra à mille réjouissances : assemblées, festins, banquets, courses de bagues, danses, ballets, mascarades, desquels l'Arsenal avait toujours la meilleure part.

D'autant que le Roi, la Reine, la Cour, voire la ville et les particuliers disaient ne trouver point de lieu où toutes ces galantises et passe-temps se fissent et vissent avec un si grand plaisir, aisance et commodité, tant à cause du respect que chacun me rendait, du bon ordre que je tenais à faire entrer et placer un chacun, que de la belle et grande salle que j'avais fait construire pour cet effet, par l'exprès commandement du Roi, en laquelle il y avait quantité de galeries servant d'échafauds, de degrés spacieux en forme de théâtre et de portes, et de montées pour y aller, et surtout deux, lesquelles étaient destinées pour les femmes, sans y laisser passer un seul homme, sur laquelle remarque je finirai ce propos de babioles et plaisanteries par un petit conte pour rire, dont l'occasion fut telle.

Se devant danser, une certaine nuit, un fort beau ballet à l'Arsenal, et m'étant rencontré en une des portes par laquelle entraient les femmes, j'aperçus un homme entre icelles qui s'avançait pour entrer, en tenant une sous les bras, auquel je criai aussitôt : Monsieur, ne laissez pas d'aller chercher une autre porte ; car, selon que je puis juger de votre teint, difficilement passerez-vous pour belle dame. A quoi il me repartit en riant, mais avec un fort mauvais français : Monseigneur, quand vous saurez qui je suis, vous ne me refuserez point, je m'assure, la courtoisie de pouvoir entrer avec ces belles et blanches dames, quelque basané que je puisse être ; car je m'appelle Pimentel, qui ai l'honneur d'être bien vu du Roi et de jouer fort souvent avec S. M. — Comment, vertu de ma vie ! lui répondis-je soudain, voire avec un ton de voix comme si j'eusse été en colère, vous êtes donc, à ce que je vois, ce gros piffre[14] de Portugais[15], qui gagnez tous les jours l'argent du Roi ? Par Dieu ! vous êtes mal arrivé, car je n'aime ni veux de telles gens céans ; et partant, ne laissez pas d'aller chercher, comme je vous l'ai déjà dit, une autre entrée, car votre baragouin de langage n'est pas suffisant pour me persuader.

Ce qu'ayant été contraint de faire, comme le Roi lui demanda, le lendemain, s'il n'avait pas vu le ballet, et n'avait pas été beau et bien dansé, il lui répondit qu'il en avait eu envie, mais qu'il avait trouvé à une porte son grand financier avec son front négatif, lequel l'avait bien renvoyé. Et là-dessus lui conta tous les propos que nous avions eus ensemble : de quoi S. M. fit de grands éclats de rire, et depuis le conta à plusieurs.

En 1605, il avait été question du mariage de Maximilien de Béthune, fils aîné de Sully et de sa première femme, Anne de Courtenay. Henri IV n'avait pas été content d'apprendre qu'il était question d'une alliance de la maison de Béthune avec les maisons de Lorraine, de Bourbon, de Bouillon, de Montmorency, ou avec des filles de très riches financiers ; il dit à Sully qu'il voulait se charger de marier son fils. Les choses en restèrent là pendant environ deux ans, et Sully reprit, en 1608, les négociations avec M. de Créqui[16] pour marier la fille de celui-ci avec son fils.

Un matin, en 1608, Henri IV fit venir Sully au Louvre, s'y enferma avec lui dans le cabinet des livres et lui dit :

Eh bien, mon ami, vous avez eu bien hâte de marier votre fils, et ne sais pas pourquoi ; car, ni pour l'alliance, ni pour les biens, ni pour la personne, je n'y vois pas grand avantage pour vous. Or, faisant résolution de me servir de votre personne plus que jamais, et d'élever vous et les vôtres à toutes sortes de biens, honneurs et grandeurs, il faut que vous m'y aidiez aussi ; car si vous n'y contribuez ce que je désire, il me sera difficile d'y parvenir, sans préjudicier au bien de mes affaires, et recevoir beaucoup de blâme, chose, je m'assure, que vous ne voudriez pas.

Ce que je désire donc faire est de vous allier avec moi, baillant ma fille de Vendôme à votre fils, avec 200.000 écus comptant (3.600.000 fr.) et 10.000 écus de pension (180.000 fr.), le gouvernement de Berry, où je joindrai le Bourbonnais, après la mort de madame d'Angoulême, et le domaine qu'elle y tient, en la remboursant de ce qu'elle a baillé. Je veux aussi bailler la charge de grand-maître à survivance entre vous et votre fils, à votre gendre le gouvernement de Poitou, en vous baillant celui de Normandie que je vous destine, car je vois bien que le pauvre M. de Montpensier ne la fera pas longue, non plus que M. le Connétable, la charge duquel je vous destine aussi ; et dès à présent vous en baillerai la réserve. Mais, pour faciliter tout cela, il faut, comme je vous l'ai déjà dit, que vous et votre fils soyez catholiques, et vous prie de ne me refuser pas cela, puisque c'est le bien de mon service et l'entier et assuré établissement de votre maison.

A quoi je lui répondis qu'il me faisait beaucoup plus d'honneur que je n'avais mérité, ni même que je n'avais espéré ni désiré ; que, quant au mariage de mon fils, je le remettais à ce qu'il lui plairait d'en ordonner, et que je lui donnais pour en disposer tout ainsi qu'il lui plairait ; qu'il était déjà assez grand pour faire choix de religion, et que je ne le contraindrais jamais en pas une ; que pour mon regard c'était une autre chose, parce qu'en premier lieu je ne désirais d'augmenter ni en honneur, ni en biens, ni en dignités, aux dépens de ma conscience ; que quand j'aurais à changer de religion, je le ferais par science et par connaissance de cause, et non par ambition, avarice, ni vanité ; et que si j'en usais autrement, il aurait, tout le premier, sujet de ne se fier jamais en moi. — Pourquoi, dit-il, ne me fierais-je pas ? car vous ne feriez rien que je n'aie fait, et que, lorsque je le vous proposai, vous ne m'avez pas donné conseil au contraire. Partant je vous prie me contenter en cela ; pensez-y bien ; je vous donne un mois pour y aviser, et n'ayez appréhension que je ne vous tienne tout ce que je vous promets. — Sire, répondis-je, je ne doute nullement que votre foi ni votre parole ne soient inviolables, et ne désire rien tant que de vous complaire, à quoi je ne manquerai s'il est en ma puissance ; je vous promets de penser à bon escient à tout ce qu'il vous a plu de me proposer et de vous y donner contentement d'une façon ou d'autre.

A quelque temps de là, le Roi pressa Sully, par l'intermédiaire de M. de Villeroy, de lui donner réponse sur ses propositions. Sully répondit qu'il remerciait S. M. de l'honneur qu'elle lui faisait ; que pour sa religion, il lui en rendrait réponse par le cardinal du Perron ; que pour son fils, il le laissait libre d'agir à sa volonté ; que pour les deux charges de connétable et de gouverneur de Normandie, il ne prendrait jamais celles des hommes vivants, mais que, quand bien même elles viendraient à vaquer, il ne méritait ni l'une ni l'autre, et qu'il se contentait de celles qu'il avait, étant déjà assez occupé à les bien remplir.

Le cardinal du Perron étant, à son tour, venu voir Sully, celui-ci déclara au cardinal qu'il était résolu à ne changer pas de religion. Enfin, le Roi averti exprima à Sully ses regrets, et le pria de commander à son fils de se faire catholique, à quoi Sully déclara qu'il ne pouvait pas lui donner un pareil ordre, et qu'il le laisserait en sa propre liberté.

La vie du Roi était sans cesse troublée par les querelles domestiques, auxquelles Sully était toujours prié d'apporter remède. Concini et sa femme étaient devenus si hautains et si audacieux, disait Henri IV à son ministre, qu'ils n'hésitaient plus à user de menaces contre sa personne s'il faisait quelque violence aux leurs, desquels néanmoins je me déferais bien facilement si je croyais le conseil de certaines gens, qui peut-être n'ont pas trop de tort, car il peut de toutes ces brouilleries arriver de grands accidents ; mais vous savez que mon esprit est tellement aliéné du sang et de toute cruauté, que je ne saurais me porter à telles résolutions.

L'année 1608 fut appelée l'année du grand hiver ; les fleuves gelèrent, beaucoup de gens périrent de froid, et le dégel amena d'autres désastres. Les rivières débordèrent ; entre toutes, l'inondation de la Loire fut terrible ; les ponts furent emportés, les habitations détruites, les terres ravagées, les riverains ruinés. Sully écrivit au Roi :

J'ai reçu lettres de tous côtés des villes et bourgs étant sur la rivière de Loire, où les ravages sont si étranges et les ruines si grandes, que c'est chose effroyable de les ouïr conter ; et les peuples qui y ont intérêt sont devenus si appauvris par cet accident, que s'il ne plaît à V. M. les secourir en les déchargeant des tailles, et les assistant d'une bonne et grande somme pour les réparations plus pressées et nécessaires, il faudra qu'ils abandonnent tout et laissent leurs maisons désertes et leurs terres en friche. Partant, je supplie V. M. mander sa volonté, afin que je leur puisse faire savoir pour les consoler en une si extrême désolation et les remettre en courage pour continuer leurs labours et semailles. Sur toutes lesquelles choses attendant l'honneur de vos commandements, je prie le Créateur, Sire, qu'il augmente V. M. en toute royale grandeur, félicité et santé.

De Paris, ce 25 octobre 1608.

Henri IV répondit :

.... Pour ce qui touche la ruine des eaux, Dieu m'a baillé mes sujets pour les conserver comme mes enfants ; que mon Conseil les traite avec charité ; les aumônes sont très agréables devant Dieu, particulièrement en cet accident. J'en sentirais ma conscience chargée ; que l'on les secoure de tout ce que l'on jugera que je le pourrai faire.

Le 18 janvier 1609, Sully reçut du Roi une lettre qu'il a insérée dans ses Mémoires, dit-il, afin de montrer quelles dépenses excessives Henri IV faisait au jeu, dépenses pour lesquelles il lui fallait, sans répliquer, trouver le fond.

Mon ami, j'ai perdu au jeu 22.000 pistoles (1.320.000 fr.) ; je vous prie de les faire incontinent mettre ès mains de Feideau, qui vous rendra cette-ci, afin qu'il les distribue aux particuliers auxquels je les dois, ainsi que je lui ai commandé. A Dieu, mon ami.

Je veux que cette somme soit employée dans un comptant.

Quelques jours après, le Roi vint à l'Arsenal protester au Surintendant qu'il ne jouerait plus si gros jeu.

Il ne paraît pas que le mécontentement de Sully ait duré bien longtemps, car Henri IV lui écrivit, le 25 mars 1609, de Chantilly :

Mon ami, je monte à cheval après dîner pour aller coucher à Luzarches et me rendre demain de bonne heure à Paris, faisant état d'aller dîner chez vous ; de quoi je vous ai bien voulu avertir par ce laquais que je vous dépêche exprès, et vous prie m'en faire apprêter pour une douzaine, et du poisson. HENRY.

Ayant fait apprêter à dîner au Roi, suivant ce qu'il m'avait mandé par cette lettre, et avec force ragoûts, tels que je savais qu'il les aimait, il se trouva si bien traité — outre qu'au sortir de table je fis apporter cartes et dés sur icelle, et une bourse de 4.000 pistoles (240.000 francs) et une autre de 4.000 pistoles pour prêter à ceux qui étaient avec lui —, et reçut une telle joie, qu'il me dit : Grand-Maître, venez m'embrasser, car je vous aime comme je dois, et me trouve si bien céans, que j'y veux encore souper et coucher ; car je n'irai point d'aujourd'hui au Louvre, pour des raisons que je vous dirai au sortir du jeu. Ce pendant faites-moi préparer trois carrosses pour m'aller promener après vous avoir un peu entretenu, et qu'il ne vienne personne céans tant que j'y serai, sinon ceux que je manderai, et à mon retour que je n'y trouve personne.

Aussi tout cela fut ainsi exécuté, de sorte qu'il en demeura content ; et fallut que je lui donnasse encore à dîner le lendemain, et en dînant me commanda de lui faire accommoder une salle, une chambre, une garde-robe et un cabinet pour lui dans l'Arsenal, sans toucher à ce qui était de mon logement, d'autant que dorénavant il y voulait venir loger deux ou trois jours par chacun mois, et que je le traitasse comme j'avais fait, sans faire apporter de sa viande ni faire venir de ses officiers, se fiant bien en mon affection et en mon soin de toutes choses ; et, afin que cela ne se fît à mes dépens, qu'il me donnait tous les ans, 6.000 écus (108.000 francs) pour y satisfaire.

Pendant son séjour à l'Arsenal, le Roi demanda au Grand-Maître auquel de tous les grands rois il désirait le plus qu'il ressemblât. Une vingtaine de courtisans qui se trouvaient là s'étant approchés, Sully commença ainsi sa réponse :

Sire, V. M. me fait une question qui aurait besoin d'être adressée à un homme moins occupé en diversité d'affaires que je ne le suis nuit et jour ; qui eût l'esprit plus vif, le jugement mieux timbré, la mémoire plus heureuse ; qui fût plus versé en l'histoire, et qu'elle (la question) lui fût faite par un prince moins habile et moins judicieux, afin de remarquer aussi moins ses erreurs et manquements. — A ce que je puis conjecturer, dit le Roi, par les préparatifs de tant de belles paroles à votre réponse, vous ne serez pas homme à un mot ; mais il n'y a remède, ne laissez pas pour cela de dire ce que vous pouvez avoir en fantaisie, car je suis résolu à vous écouter tout du long : en quoi, à mon avis, je recevrai bien autant de plaisir, mais beaucoup plus de profit que je n'eusse su faire à voir jouer au paillemail, où j'avais fait dessein de m'aller promener, en attendant que votre dîner fût prêt.

Obéissant à son maître, et désireux peut-être de montrer ce qu'il savait, Sully commença en déclarant qu'il ne parlera pas des héros de la Grèce, de la guerre de Thèbes, de la guerre de Troie, de Sésostris, d'Hérodote et de Bérose, et qu'il se contentera de raconter les hauts faits de Ninus, Nabuchodonosor, Cyrus, Alexandre, César, Auguste, Trajan, Constantin, Théodose, Clovis, Charlemagne, Hugues Capet, Philippe Auguste, saint Louis, Edouard III, Charles le Sage, Charles VII, Louis XII, Charles Quint. Sully exposa judicieusement et exactement les principaux faits de leur histoire et termina en disant :

Or, est-ce maintenant à vous, Sire, de choisir auquel de ces grands rois vous désireriez plutôt ressembler en tout, sans rien excepter, que non pas à vous-même, qui les avez excellés en plusieurs choses. Et sur cela, le Roi voyant que l'on servait la viande, il me dit : Pour bien résoudre tout, il faudrait mieux et plus attentivement considérer ce que vous en avez dit, et du bien et du mal : c'est pourquoi la viande qui est servie ne nous en donnant pas le loisir, il faut remettre à une autre fois, vous priant de le faire rédiger par écrit, et puis je vous dirai ce que j'en pense, et aussi de vos dernières paroles que vous y avez ajoutées pour un plus doux assaisonnement à vos viandes.

Durant le dîner, quelques-uns voulurent parler du récit que j'avais fait de la vie de ces grands rois ; mais la plupart entremêlaient tellement ce qui était des uns avec ce qui était des autres, que cela ne servit qu'à faire rire le Roi, et à le faire émerveiller de ma mémoire ; jusques au sortir de table, que je lui confessai que j'avais de longtemps fait des extraits de la vie des plus grands hommes, entre lesquels ceux-là étaient, et qu'il n'y avait pas trois jours que je les avais lus, et même fait le récit de la plupart devant mes amis.

Et puis, ayant fait apporter cartes, dés et pistoles, il fallut changer de propos ; ce qui fut cause que je m'en allai dans la salle basse donner audience à plusieurs particuliers qui voulaient parler à moi, et aucuns d'iceux au Roi, que j'en déchargeai. Il fallut encore faire apprêter des carrosses à S. M. pour s'en aller promener par la ville, après le jeu, duquel il sortit fort gaillard, ayant gagné 2500 pistoles (150.000 fr.).

Dans une nouvelle visite, Henri IV racontait ses peines à Sully : chagrins domestiques, querelles de femmes, mais cette fois avec complications politiques. Le Roi venait d'apprendre que Marie de Médicis contrecarrait formellement sa politique, qu'elle était en relations directes avec l'Espagne, qu'elle voulait établir une amitié entre les deux couronnes de France et d'Espagne, par un double mariage entre le Dauphin et l'infante Anne d'Autriche, et entre le prince des Asturies et une fille de Henri IV, enfin qu'elle était entièrement opposée aux alliances anti-espagnoles que le Roi avait conclues avec les souverains protestants. Henri était inquiet de l'avenir, et avec raison ; car, à peine régente, Marie de Médicis se hâta de renoncer à la politique et aux alliances du grand Roi pour adopter celles du signor Concini.

En même temps les partisans de l'Espagne, les mauvais Français, ceux qui appréhendaient la grandeur suprême du Roi et de l'Etat, dit Sully, travaillaient sans cesse pour jeter le Roi dans les plaisirs, l'oisiveté, la nonchalance et les délices :

Ils essayaient de lui donner des ombrages de moi et des Huguenots, et qu'il y avait de grands partis à se former dans l'Etat, afin de le divertir (détourner) de rien entreprendre. D'autre côté, le duc de Savoie, le prince Maurice, les Vénitiens, les princes d'Allemagne, moi et tous ceux qui étaient de mon humeur en France, l'excitions à embrasser les occasions qui se présentaient pour acquérir plus de gloire et d'honneur que jamais fit roi de France ; tellement qu'il vacillait et balançait tantôt en un conseil, tantôt en l'autre. Enfin un jour, après que les ambassadeurs de tous les susnommés lui eurent offert toutes leurs puissances pour exalter la sienne et rabaisser celle d'Espagne, il me vint voir à l'Arsenal et me conta tout ce qu'ils lui avaient dit, me commandant d'y penser, qu'il s'en allait dîner chez Zamet[17] et viendrait voir au retour mon jardin, et que je m'y trouvasse. Je ne faillis à cela ni l'un ni l'autre.

A son arrivée, il me prit par la main, et ayant fait demeurer tout le monde, il me mena au bout de la longue allée qui regarde en terrasse sur la rivière et voit tout Paris ; lors il me dit :

Eh bien, que vous semble de nos affaires ? car les uns me disent d'un, les autres d'autres. — Sire, lui répliquai-je, il ne faut croire les fantaisies ni des uns ni des autres ; vous avez l'esprit vif, le jugement acéré, le courage et l'expérience tels qu'il est requis. Jugez par la vérité et la raison, dont la première doit commencer par vous-même ; car si votre inclination est vers le repos et les délices[18], quelques autres fondements qui se puissent poser, ce ne serait que bâtir en ruine. Que si aussi vous vous êtes porté à la gloire, à l'honneur et aux triomphes, il faudrait voir si les choses nécessaires pour y parvenir concourent, lesquelles encore commencent par l'état et disposition des affaires au dedans de votre royaume, sans le bon et sûr établissement desquelles toutes les alliances et assistances du dehors seraient ou peuvent devenir inutiles. Et si aussi tout le dehors vous manquait, ce serait entrer dans de trop grands travaux, difficultés et hasards, que d'entreprendre seul la ruine d'un si puissant ennemi ; et n'y a homme bien sensé et loyal qui le vous voulût conseiller ; et quand on le vous conseillerait, V. M. a trop de prudence, de jugement et d'expérience pour y ajouter foi.

Or, puisqu'il vous plaît que je vous en die mon avis, je vous représenterai premièrement votre personne, à laquelle rien ne défaut (manque), ni par l'effet, ni par la réputation, et vous seul valez tous les plus grands capitaines et les plus grands hommes d'Etat de notre siècle ; et quand pas un de nous tous ne saurait rien ni en un métier ni en l'autre, ayant quelque esprit et quelque courage, votre école nous apprendra assez pour bien servir, puisque nous n'aurons à faire, comme les soldats de César, qu'à regarder votre visage et écouter votre voix. Je ne parlerai donc point du reste de vos capitaines ni de vos soldats, car vous les connaissez beaucoup mieux que moi.

Quant à vos peuples, toutes les provinces, villes et communautés[19] vous sont tellement dévotieuses, qu'il n'y faut appréhender aucune mutation, les ennemis du dehors étant assez empêchés à se défendre ; et pour ceux du dedans qui se fâchent de vos prospérités, ils sont si faibles, que rien plus. Tous les princes de votre sang n'ont pas une province ni une place à leur dévotion ; les autres en sont quasi de même, et sont si nouveaux venus des brouilleries, et y ont trouvé si peu de profit, qu'ils n'ont pas sujet de les désirer. Il n'y a ni union ni parti formé entre les plus grands, et n'y a nul corps que celui des Huguenots, qui n'a garde de traverser vos desseins, pour lesquels au contraire ils exposeront tous et les biens et la vie. Davantage, il y aura tant d'emploi pour tous ceux qui pourront avoir le plus d'ambition et de vanité, qu'ils ne sauraient penser à autre chose qu'à servir. Et puis c'est une maxime, que l'on n'entreprend guère contre un prince puissamment armé et que les fréquentes victoires accompagnent.

Reste à savoir si vous pourrez soudoyer tant de gens et pour autant de temps qu'il sera nécessaire, et si les armes, artilleries, vivres, munitions et outils de guerre, parmi tant d'exploits divers, ne viendront point à manquer. Sur quoi je vous dirai, pour le principal qui est l'argent, que pourvu que votre guerre ne dure que trois ans, et qu'il ne vous faille soudoyer plus de 40.000 hommes, je vous en ferai fournir suffisamment, sans rien imposer de nouveau sur vos peuples. Quant aux autres choses, je vous en montrerai tant, que vous direz c'est assez.....

Mais encore, dit le Roi, sans vous interrompre, combien ai-je d'argent ? car je ne l'ai jamais bien su. — Or, devinez, Sire, lui dis-je ; que pensez-vous bien avoir ?Ai-je bien douze millions comptant ? me dit-il. — Un peu davantage, lui répondis-je. — Combien, quatorze ? Et ainsi de deux millions en deux millions il allait augmentant à mesure que je disais un peu davantage ; et comme je vins à trente, il me vint embrasser, disant : Or, je ne vous en demande plus. — Or, Sire, répondis-je, j'ai dressé un état pour vous faire voir un nouveau fonds assuré de quarante millions d'extraordinaire en trois ans — pourvu que mon ménage ne soit point traversé —, non compris le courant pour les dépenses ordinaires de votre maison et du royaume, à quoi je ne touche point. — Et où est cet état ? me dit le Roi. — Je le vous baillerai, écrit de ma main, quand il vous plaira, lui répondis-je. Voilà pour le dedans.

Quant au dehors, Sully montra au Roi tous les princes qui sollicitaient son appui et offraient leur alliance, tous attirés par l'espoir du partage des dépouilles de l'Espagne, dépouilles dont le Roi ne devait rien garder pour lui. Henri IV protesta contre cette idée, déclarant qu'il n'entendait pas dépenser soixante millions pour conquérir des terres pour les autres, sans rien garder pour lui. Puis il recommanda à Sully de réfléchir encore à cette affaire et qu'ils en reparleraient une autre fois, ainsi que des moyens de faire vivre l'armée près de Clèves et de Juliers, aux environs desquelles villes la guerre devait commencer.

Le duc de Clèves n'avait pas d'héritier, et sa succession allait se trouver disputée. Il avait eu quatre sœurs, qui avaient épousé le marquis de Brandebourg, le duc de Neubourg, le duc de Deux-Ponts et l'archiduc Charles d'Autriche. A sa mort, qui était attendue comme le signal de la guerre avec la maison d'Autriche, Henri IV et Sully eurent une longue conférence à l'Arsenal, à la suite de laquelle les idées de Sully furent mises par écrit et données au Roi.

La succession du duc de Clèves comprenait de grands territoires, riches et bien situés : duchés de Clèves, de Juliers et de Berg, comtés de la Marck, Ravenstein et Ravensberg. Sully, avec une grande netteté de vue, appréciait l'importance de cette succession, et croyait avec raison qu'elle pouvait donner naissance à une guerre très longue, à la fin de laquelle pouvaient se trouver mêlés tous les princes de la chrétienté ; et il ne se trompait pas, la guerre de Trente-Ans étant sortie de là. Il ne faut s'embarquer en cette affaire, disait-il, qu'avec beaucoup de prudence. Cette guerre peut commencer de trois façons : par les princes intéressés seuls, ce qui ne mène à rien ; par les princes intéressés, soutenus sous main par le roi de France et ses alliés, ce qui est aussi grave que si l'on se déclarait ouvertement ; enfin, par le roi de France et ses alliés soutenant ouvertement les princes intéressés contre l'Empereur.

C'est pour cette opinion que Sully se prononçait, ajoutant que, dans ce cas, il fallait que le Roi levât une grosse armée et la commandât en personne, — que l'on munît la Guyenne, le Languedoc, la Provence et le Dauphiné de tout ce qui était nécessaire pour faire la guerre sur les Pyrénées et en Italie, — que l'on fît déclarer la Savoie, Venise, les Provinces-Unies et les princes d'Allemagne, — enfin que le Roi renonçât à toute dépense qui ne fût pas absolument nécessaire.

Henri IV était lié, par le traité de Hall, avec les principaux princes protestants de l'empire d'Allemagne, qui s'étaient engagés à lui donner des troupes de pied et de cheval lorsque la guerre contre l'Autriche commencerait. Deux de ces princes, le marquis de Brandebourg[20] et le duc de Neubourg, se disant les héritiers du duc de Clèves, demandèrent des secours à Henri IV contre l'Autriche, qui avait mis le séquestre sur cette succession disputée, ce que le Roi leur accorda aussitôt. Une armée de 30.000 hommes de pied et de 6.000 chevaux fut rassemblée dans la Champagne, avec 30 pièces de canon et tous les chevaux et mulets nécessaires à l'artillerie et au transport des vivres.

Les alliés du Roi étaient alors : les princes protestants d'Allemagne, la Hollande, le duc de Savoie, qui devait épouser une des filles de Henri IV, les Vénitiens ; les populations protestantes de la Bohême et de la Hongrie étaient prêtes à se soulever contre l'Autriche, à se tumultuer, si les armes du Roi étaient victorieuses. Les rois d'Angleterre, de Danemark et de Suède, les Suisses, n'étaient pas encore entrés dans l'alliance ; mais on croyait qu'ils ne tarderaient pas à se déclarer pour nous à cause des territoires et des avantages qu'on leur offrait. Le Pape, espérait-on, devait entrer dans la coalition : Sully disait au nonce qu'il voulait faire son maître roi, et lui donner le royaume de Naples. L'Espagne devait être attaquée chez elle par le soulèvement général des Morisques, descendants de ces Arabes qui avaient conquis l'Espagne autrefois, et qui, à leur tour, avaient été vaincus par les Espagnols. Depuis cette époque les Morisques étaient soumis à un joug intolérable, dont ils cherchaient à s'affranchir. Après s'être entendus avec les agents de Henri IV, dès 1602, il fut convenu qu'ils se soulèveraient contre Philippe III et recevraient des secours de la France. Mais la conspiration fut découverte, grâce à la trahison de ce secrétaire de M. de Villeroy, l'Hôte, dont il a été parlé précédemment[21].

Comme on le voit, c'est la guerre de Trente-Ans qui va commencer.

En même temps que l'armée de Champagne, on rassembla sur la frontière des Alpes une armée de 12.000 hommes de pied, 2.000 chevaux et 12 pièces d'artillerie, qui devait être commandée par M. de Lesdiguières, pour soutenir le duc de Savoie et les Vénitiens, et s'emparer du Milanais. Le duc de Savoie devait recevoir un subside de 100.000 écus par mois (1.800.000 francs).

En même temps aussi le Roi donnait l'ordre de lever 6.000 Suisses pour l'armée de Champagne, et de préparer 50 canons.

Ce pendant, dit Sully, les factions des Espagnols, et en France et dehors, ne dormaient pas ; mais, voyant ne pouvoir résister à de si puissants ennemis, par le courage, l'industrie[22] et les armes, ils recherchèrent dans les trahisons, perfidies, meurtres, empoisonnements et assassinats, les moyens de se délivrer et de pouvoir garantir la maison d'Autriche de ruine évidente. Les derniers mois de cette année 1609 s'employèrent à tous les préparatifs, menées et pratiques ci-dessus... La faction française bruyait et brillait de toutes parts, et celle d'Espagne tremblait et n'avait aucune espérance qu'en machinant choses horribles.

A la fin de l'année 1609, les soupçons de Henri IV à l'endroit de Sully se réveillèrent encore sur les achats et marchés de vivres à l'étranger. Dans une visite faite au Grand-Maître, à l'Arsenal, le Roi lui dit :

Il nous faut parler de tout ce que nous avons à faire. Quel ordre donnez-vous aux vivres ? car nous irons là[23] en un temps qu'il ne s'en trouvera guère. — Sire, il y a longtemps que j'avais prévu cela, répondis-je ; aussi y avais-je voulu donner ordre, et vous-même l'aviez lors non seulement trouvé bon, mais me l'aviez ainsi ordonné ; et ceux qui vous en divertirent (détournèrent) le firent par malice contre moi, dont j'ai peur que le contre-coup ne retombe sur vous ; car ce qui se fût fait en ce temps-là, qui était peu après la récolte, facilement et à bon marché, se fera maintenant très difficilement et avec grande cherté : et, qui plus est, je ne sais qui sera celui si hardi qui osera entreprendre à fournir de vivres votre armée, où il y aura plus de 150.000 hommes[24] à nourrir et plus de 30.000 chevaux.

Qui l'entreprendra ? dit le Roi ; ce sera vous, si ne me voulez fâcher. — Dieu m'en garde, Sire, de vous fâcher, car j'aimerais mieux mourir, dis-je ; mais aussi ne me devez-vous pas commander des choses impossibles, puisque je les ai voulu faire en leur temps. — Or, dit le Roi, ne parlons plus des choses passées, mais pensons à celles de l'avenir. Il faut que vous me serviez à cela, et qu'avec vos autres charges vous preniez encore celle de super-intendant des vivres, et je vous en prie comme mon ami ; car je sais que si vous voulez faire comme vous avez accoutumé, que vous vous en acquitterez bien.

Je le voudrais très bien, dis-je, Sire, si je le pouvais ; mais, au nom de Dieu, considérez que j'entreprends déjà la charge de l'artillerie, qui est seule suffisante pour occuper les quatre plus grands, plus courageux et plus laborieux esprits de France, réservé le vôtre. J'entreprends de fournir d'argent, non seulement pour les dépenses ordinaires de votre maison, femme, enfants et armée, mais aussi pour toutes les troupes et autres dépenses qui restent à faire pour la conservation du royaume, fortifications, bâtiments et ouvrages publics. De toutes lesquelles choses il faut que j'aie un soin général et spécial, pour faire que rien n'y manque, qu'il n'arrive aucun défaut par ma négligence ou imprévoyance, et que vous ne me reprochiez rien qui est un faix (poids) insupportable à mon faible esprit, et duquel, si j'étais sage, je ne me chargerais pas. Néanmoins la passion que j'ai à votre gloire m'emporte, et puisque je m'en suis fait fort, j'espère d'en sortir à votre contentement, utilité et honneur, et au mien aussi. Mais d'entreprendre davantage, ce serait folie à moi. Partant, je supplie V. M., au nom de Dieu, de m'en vouloir dispenser, et me pardonner tous mes défauts, impertinences et promptitudes que j'avoue très grands.

Comment, dit le Roi, vous me voulez refuser de ce dont je vous prie avec tant d'affection, et comme un ami ferait l'autre ? Vraiment, si vous me le refusez, je croirai que vous ne m'aimez plus, et que vous avez des desseins dont il y a longtemps que l'on m'a voulu embarrasser l'esprit. — Hé quoi, Sire, dis-je, je suis donc encore si malheureux, que, me tuant le cœur et le corps pour votre service, et pour exalter votre honneur et gloire, vous retournez toujours, sur les moindres calomnies du monde, à rentrer dans des défiances et ombrages de moi ! Cela me fait perdre courage et me fera mourir à la fin.

Eh bien, dit le Roi, puisque vous le prenez là je remédierai bien à tant de sortes de difficultés, et sans grande peine. C'est qu'il faut rompre notre voyage, passer le temps comme nous pourrons, et vivre en paix avec tout le monde, m'accommodant avec un chacun, et les contentant à force d'argent. Nous en avons assez d'assemblé ; il le faudra employer à cela. — J'estime, Sire, répondis-je, que ce sera bien, et, pour mon particulier cela m'exemptera de beaucoup d'ennuis, veilles, peines, reproches, travaux et périls. Lors il se mit en colère et me dit : A ce que je vois, vous devenez dissimulé ; car je sais que ce que vous me dites est au plus loin de votre désir et de votre pensée, et que vous seriez le plus marri si nous ne faisions point la guerre, dont il y a si longtemps que vous me sollicitez[25].

A la vérité, Sire, répondis-je, je vois les occasions nées pour acquérir beaucoup de gloire et d'honneur, si votre inclination y est portée ; mais de les embrasser, vous contredisant, et votre disposition en étant aliénée, c'est chose que je ne trouverais nullement à propos : car, d'un seul clin d'œil, ou d'une seule parole échappée à contre-temps, vous pouvez ruiner tous les desseins les mieux fondés, et principalement ceux qui se présentent où votre seule personne vaut le tout, et sans elle il ne se peut rien espérer. Mais, pour accommoder les choses en quelque façon à vos désirs, que V. M. commette les sieurs Jeannin et de Caumartin en la charge de surintendants des vivres, et je vous promets de les aider et assister d'avis, de conseils, de travail, de crédit, de gens et d'argent, comme si c'était pour ma vie : car si je l'entreprenais seul, jamais vous ne croiriez que les difficultés vinssent d'ailleurs que de ma négligence ou défaut d'affection. — Or bien, dit le Roi, je verrai ce qui se pourra faire ; mais si les autres ne le veulent entreprendre sans vous, préparez-vous à y travailler conjointement avec eux, sinon je romprai mon voyage.

Quelque temps après cet entretien, Sully remit à S. M. un mémoire par lequel il assurait au Roi l'argent nécessaire à la guerre pendant trois ou quatre ans, c'est-à-dire une somme de plus de 100 millions de livres (600 millions de francs), à l'aide de quelques impôts sur les ports, péages des rivières, boissons, marchandises, sels, postes, avocats, procureurs, greffiers, huissiers, notaires, hôteliers, cabaretiers, et aussi à l'aide de créations d'offices.

Au commencement de l'année 1610, Henri IV, après son dîner, se mit à parler de la guerre devant les cardinaux du Perron et de Joyeuse, M. de Vendôme et Sully.

Il discourut avec tous ces Messieurs des causes de sa guerre, disant vouloir tellement rabaisser la puissance de la Maison d'Autriche et la faction espagnole, qu'elle ne se pût jamais rendre formidable à la (Maison) française, quelque changement de personnes royales et de formes de gouvernement qui arrivassent en l'Etat. Et leur ayant commencé à entamer plusieurs particularités, je le tirai doucement par le manteau, de crainte qu'il ne passât plus avant qu'il n'était à propos, ce qu'il entendit aussitôt, et si bien qu'il rompit soudain son discours. Et, faisant semblant d'avoir oublié plusieurs choses, il me dit : La mémoire me devient la plus mauvaise du monde, et surtout oublié-je presque toujours les noms des personnes, villes et pays. Et partant, vous prié-je de me dresser des mémoires par écrit de tous mes projets et desseins, de l'origine d'iceux, des expédients propres pour les amener à leur perfection, et des divers discours que nous en avons tenus ensemble dès le plus loin qu'il vous en peut souvenir, afin que m'en étant rafraîchi la mémoire, j'en puisse mieux communiquer avec ceux de mes serviteurs auxquels j'ai plus de confiance.

En conséquence de cette demande Sully remit quelques jours après à S. M. les mémoires explicatifs qu'il avait promis de lui donner sur la guerre et le remaniement de l'Europe qui s'ensuivrait. En terminant, il disait au Roi : Voilà, Sire, tout ce dont je me suis pu souvenir, tant de vos projets de longue main faits, de vos desseins nouveaux et de vos moyens et préparatifs présents, que de ce que je me suis pu imaginer qu'il pût être besoin de faire. Il semble que ces derniers mots paraissent indiquer la part considérable qui revient à Sully dans tous ces projets et desseins qu'on attribue trop facilement à Henri IV.

Parmi les états et mémoires remis au Roi par Sully, l'un d'eux est relatif aux armées et aux dépenses qu'elles devaient entraîner. L'armée de Champagne[26], composée de 24.000 hommes de pied français, de 6.000 Suisses, de 3.000 chevaux, de 1.000 chevaux de la Cornette blanche et de 30 canons, devait coûter par an 8.496.000 livres (51 millions de francs). — L'armée de M. de Lesdiguières, composée de 10.000 hommes de pied, de 1.000 chevaux et de 10 canons, devait coûter 3.120.000 livres (18.720.000 francs). — Les armées de Venise et de Savoie devaient compter 24.000 hommes de pied, 3.000 chevaux, 25 canons, et coûter 8.764.000 livres (52.584.000 francs), payées par ces deux Etats, la Savoie recevant cependant un subside de la France. — L'armée hollandaise et l'armée des princes allemands étaient fortes chacune de 15.000 hommes de pied, 2.000 chevaux et 10 canons.

L'entretien des armées du Roi pendant trois ans était assuré par les impôts, les retranchements que le Roi ferait sur ses dépenses, et par l'argent comptant s'élevant à 43.000.000 de livres (258.000.000 de francs), dont 17.000.000 de livres (102.000.000 de francs) déposées à la Bastille, le reste chez divers financiers, ou en divers revenants-bons, etc.

Après avoir lu ces deux états ou mémoires, et les avoir serrés, Henri IV embrassa Sully par trois fois en s'en allant, et lui dit :

Voilà deux états qui m'ont grandement soulagé l'esprit, voyant le fond de ma dépense assuré. — Or, ne croyez pas, Sire, lui répondis-je, comme il sortait de mon cabinet, que ce soit là tout le fond de ma science ; car, en cas d'extrême nécessité, je trouverai des expédients pour en avoir encore autant, votre royaume étant si fertile et si opulent, qu'il ne saurait être épuisé, moyennant qu'il soit bien ménagé, et que les deniers ne soient point dispersés, mais seulement employés à la guerre.

Henri IV organisait aussi la régence, afin de donner un gouvernement à la France pendant son absence. Marie de Médicis avait le titre de régente ; mais elle et ses favoris étaient trop espagnols pour lui confier le pouvoir. Elle eut le titre, mais le gouvernement fut donné à un Conseil de quinze membres, la régente n'ayant que sa voix comme les autres membres du Conseil, dont les principaux étaient les cardinaux du Perron et de Joyeuse, le connétable de Montmorency, le duc de Mayenne, les maréchaux de Brissac et de Fervaques, le premier président de Harlay. Pour calmer le mécontentement de la Reine, Henri IV consentit à la faire sacrer et couronner, ce qu'elle désirait vivement, soit pour compléter son autorité de régente si le Roi venait à mourir, soit pour rendre impossible le divorce, dont Concini lui avait fait croire qu'elle était menacée.

A mesure que la guerre s'approchait, les Italiens de l'entourage de la Reine faisaient circuler les bruits les plus coupables. D'après l'avis de leurs astrologues, Henri IV ne dépasserait pas cinquante-huit ans et devait périr dans un carrosse. Des avis venus de divers côtés annonçaient que l'on devait assassiner le Roi. On aurait pu remarquer aussi que l'Espagne ne bougeait pas, ne faisait aucun préparatif pour se défendre, comme si elle savait que la guerre qui la menaçait si évidemment ne devait pas avoir lieu. Le Roi avait les pressentiments les plus sombres ; son esprit était inquiet. Souvent il venait, à l'Arsenal, voir Sully, lui disant :

Hé ! mon ami, que ce sacre me déplaît ; je ne sais que c'est, mais le cœur me dit qu'il m'arrivera quelque malheur. Puis, s'asseyant dans une chaise basse, que j'avais fait faire exprès pour lui, rêvant et battant des doigts sur l'étui de ses lunettes, il se relevait tout à coup, et frappant des deux mains sur ses deux cuisses, disait : Par Dieu, je mourrai en cette ville et n'en sortirai jamais ; ils me tueront, car je vois bien qu'ils n'ont autre remède en leurs dangers que ma mort. Ah ! maudit sacre, tu seras cause de ma mort.

Jésus, Sire, dis-je, quelle fantaisie prenez-vous là ? Si elle continue, je suis d'avis que vous rompiez et sacre et couronnement, et voyage et guerre ; que s'il vous plaît de me le commander, ce sera bientôt fait.

Deux ou trois fois depuis, sur mêmes discours, il me dit enfin : Oui, rompez le sacre et que je n'en entende plus parler ; car, par ce moyen, j'aurai l'esprit en repos de diverses fantaisies que certains avis m'y ont mis, sortirai aussitôt de cette ville et ne craindrai plus rien. Car, pour ne vous en rien celer, l'on m'a dit que je devais être tué à la première grande magnificence que je ferais, et que je mourrais dans un carrosse, et c'est ce qui me rend si peureux. — Vous ne m'aviez, ce me semble, jamais dit cela, Sire, répondis-je ; aussi plusieurs fois me suis-je étonné de vous voir crier dans un carrosse, comme si vous eussiez appréhendé ce petit péril[27], après vous avoir vu tant de fois parmi les coups de canons, les mousquetades, les coups de lances, de piques et d'épées sans rien craindre. Mais puisque vous avez cette opinion, et que votre esprit en est tant travaillé, si j'étais que de vous je partirais dès demain, laisserais faire le sacre sans moi, ou le remettrais à une autre fois, et n'entrerais de longtemps à Paris ni en carrosse. Et, s'il vous plaît, j'enverrai toute à cette heure à Notre-Dame et à Saint-Denis[28] faire tout cesser et retirer les ouvriers. — Je le veux bien, dit-il ; mais que dira ma femme ? car elle a merveilleusement ce sacre en la tête. — Elle en dira ce qu'elle voudra, répondis-je ; mais je ne saurais croire que quand elle saura l'opinion que vous en avez, qu'il doit être cause de tant de mal, qu'elle s'y opiniâtre davantage.

La Reine s'en offensa, et fut très irritée contre Sully ; il y eut de grosses paroles de toutes parts, et les ouvriers furent renvoyés au travail.

Marie de Médicis fut sacrée le 13 mai 1610, à Saint-Denis ; le 14 le Roi était tué. Il devait partir le 17.

Les avertissements n'avaient pas manqué, mais Sully lui-même n'y prit pas garde.

Depuis quelque temps Henri IV allait tous les jours à l'Arsenal parler de sa guerre avec Sully, malade de cette ancienne blessure reçue à Chartres, qui s'était rouverte. Il prenait depuis trois jours un bain artificiel, et n'était pas fâché de cette maladie qui l'avait dispensé d'assister au sacre de Marie de Médicis. Le vendredi 14 mai, le Roi allait donc visiter Sully afin de le décider à prendre la charge des vivres, lorsque son carrosse fut arrêté par un embarras de charrettes, au coin des rues Saint-Honoré et de la Ferronnerie ; à ce moment il n'y avait ni gardes ni valets de pied autour du carrosse ; l'assassin, depuis si longtemps annoncé, put librement mettre un pied sur une borne et l'autre sur une des roues et lui plonger son couteau dans le cœur[29].

 

 

 



[1] Angleterre, Hollande, princes allemands, Suisses.

[2] Les Espagnols.

[3] Le 14 mai 1610 était déjà prévu par le Roi.

[4] 600 millions de francs.

[5] Cependant, toutefois.

[6] Toutefois, pourtant.

[7] Claude Mangot fut ministre pendant la régence de Marie de Médicis.

[8] Sur moi.

[9] A Monceaux, où le Roi écrit le 29 juillet.

[10] Encore une fois.

[11] La lettre.

[12] L'un des médecins du Roi.

[13] Le fils de Sully mourut. Il était né en 1597 et avait eu pour parrain Henri IV, qui l'avait nommé César, comme l'un de ses fils.

[14] Goulu, gourmand.

[15] Pimentel était le plus gros joueur de la Cour. Pendant l'hiver de 1608, il gagna aux uns et aux autres plus de 300.000 écus (5.400.000 fr.), dont 34.000 pistoles (2 millions de fr.) au Roi. Bassompierre, en ce même hiver, gagna 500.000 livres (3 millions de fr.).

[16] Gendre de M. de Lesdiguières.

[17] Le splendide hôtel de Zamet était près de l'Arsenal, rue de la Cerisaie.

[18] Allusion à la folle passion de Henri IV pour la jeune princesse de Condé, passion qui évidemment avait enlevé à la pensée et à la volonté du Roi leur résolution et leur netteté d'autrefois.

[19] Villages, campagnes.

[20] Aujourd'hui roi de Prusse.

[21] Voir sur le soulèvement des Morisques, les Mémoires du duc de LA FORCE et HENRI MARTIN, X, 559. — Sur la trahison de l'Hôte, voir SULLY, Mémoires (éd. Petitot), VIII, 329. Année 1610.

[22] L'intelligence.

[23] Dans les pays de Liège, Aix, Trèves, Cologne, dont les princes étaient nos alliés.

[24] Français, Suisses et alliés.

[25] De cette phrase et de quelques autres des Mémoires de Sully il me paraît résulter que c'est Sully qui pousse à la guerre bien plus que le Roi. Henri IV est peut-être, à ce moment, plus occupé de la princesse de Condé que de la lutte contre l'Autriche.

[26] Sully devait y avoir un commandement important, avec M. de Rohan.

[27] D'un accident quelconque de voiture.

[28] Le sacre devait se faire à Saint-Denis.

[29] Un détail à noter : à la nouvelle de la mort du Roi, le peuple voulut tuer l'ambassadeur d'Espagne. (MALHERBE, édit. LUD. LALANNE, III, 170.)