LE CARDINAL DE RICHELIEU - ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE VII. — RÉSIDENCES DU CARDINAL. - COLLECTIONS ET BEAUX-ARTS.

 

 

I. Premières résidences à Paris. — Le Petit-Luxembourg.

 

Nous trouvons, en 1625, Richelieu logé à la Place-Royale ; l'hôtel qu'il occupait est situé rue des Vosges, n° 16 et 18.

Le salon du Cardinal, présidé par sa nièce, madame de Combalet, était fréquenté par les courtisans et les beaux esprits.

Richelieu demeura ensuite à l'Arsenal et vint habiter, vers 1626, le Petit-Luxembourg. Sauval dit qu'il fit construire cet hôtel ; d'autres assurent que ce fut Marie de Médicis qui le lui donna, voulant avoir près d'elle[1] le surintendant de sa maison. Le Petit-Luxembourg est situé à côté et à l'ouest du palais, sur la rue de Vaugirard[2]. Richelieu y demeura jusqu'à l'achèvement du Palais-Cardinal. Il donna le Petit-Luxembourg, en 1638, à madame de Combalet quand elle fut faite duchesse d'Aiguillon. Somptueusement meublé, décoré de précieux tableaux et d'objets d'art de toutes sortes, le Petit-Luxembourg était une des plus belles résidences de Paris, où la princesse-nièce recevait dans ses salons la fleur de la société de l'hôtel de Rambouillet et de la Cour.

 

II. Le Palais-Cardinal.

 

Richelieu, ne trouvant pas que le Petit-Luxembourg fût une habitation digne de lui, fit commencer, en 1629, près du Louvre, la construction d'un palais, qu'on appela d'abord le Palais-Cardinal et plus tard le Palais-Royal. Lemercier, l'un des plus grands architectes du XVIIe siècle, donna les dessins de la nouvelle résidence, qui fut bâtie sur l'emplacement des hôtels de Luxembourg et de Rambouillet, de beaucoup de maisons voisines et sur une partie des remparts et fossés de la ville, que le Cardinal fit rebâtir au bout des jardins.

L'entrée principale était rue Saint-Honoré, vis-à-vis de la rue Saint-Thomas, qui conduisait au Louvre. On acheta aussi l'hôtel de Sillery, bâti en face du Palais-Cardinal, pour le démolir et en faire une place destinée à dégager les approches du Palais.

Le Palais-Cardinal fut complètement terminé en 1636, et aussitôt Richelieu le donna au Roi par acte notarié du 6 juin 1636, à la charge que les ducs de Richelieu ses successeurs seraient à perpétuité les capitaines et concierges du Palais et qu'ils y auraient un logement. Cependant le Cardinal avait fait bâtir à gauche du Palais, à l'angle des rues Saint-Honoré et Richelieu[3], un hôtel pour les futurs ducs de Richelieu[4].

Il est impossible aujourd'hui de se rendre un compte exact de l'ancien Palais-Cardinal en examinant le Palais-Royal actuel. Les incendies de 1763 et 1781, ainsi que les constructions et transformations dues aux princes d'Orléans, ont fait entièrement disparaître l'ancien Palais.

La façade actuelle, en arcades, date de 1763, et a remplacé un élégant corps de bâtiments à fenêtres. — Les bâtiments et les galeries qui entourent le jardin datent de 1786 et remplacent les allées d'arbres et les pavillons d'égale grandeur qui encadraient le jardin. — La galerie vitrée construite par Louis-Philippe remplace les galeries de bois que l'on avait élevées provisoirement en 1786, faute d'argent pour construire là, comme sur les trois autres côtés du jardin, un bâtiment à galerie. Mais on avait d'abord démoli, en 1786, l'admirable terrasse du Cardinal, dont une estampe d'Israël Silvestre nous permet encore d'admirer la légèreté et l'élégance. Le balcon de cette terrasse, chef-d'œuvre de serrurerie, avait été exécuté par Etienne Doyart, appelé aussi Maître Étienne de Nevers, serrurier ordinaire des bâtiments du Roi : C'était, dit Sauval, le fer le mieux coupé, le mieux fouillé, le mieux ciselé qu'on ait jamais vu.

C'est au Cabinet des estampes qu'il faut aller visiter le Palais-Cardinal, ses jardins avec leurs parterres en broderies, bordés de buis et entourés de plates-bandes remplies d'arbrisseaux. Quant aux appartements, tous complètement détruits ou transformés, ils étaient d'une splendeur royale. Les croisées avaient pour vitres de grands carreaux de cristal montés dans de l'argent. Toutes les chambres et galeries, les cabinets, l'oratoire étaient décorés de riches lambris, de tableaux des plus grands maîtres, d'objets d'art précieux et de beaux plafonds. La galerie des hommes illustres renfermait les portraits et les bustes de tous les grands hommes de notre histoire. Philippe de Champagne, le peintre favori de Richelieu, et Vouet, le chef de l'école française de ce temps, avaient peint quelques-uns de ces portraits. La belle galerie de l'avant-cour avait une voûte à fond d'or, où l'on avait peint en mosaïque une grande composition de Philippe de Champagne, à la gloire du Cardinal. La galerie était décorée de paysages italiens, de bustes et de splendides lambris.

Le Cardinal commença à habiter cette royale demeure du 15 au 25 janvier 1634. Louis XIII vint l'y visiter le 19 de ce mois : il y tint conseil le 21 février 1635, et souvent depuis lors. Le duc d'Enghien y venait saluer Son Éminence le 14 janvier 1637. Le 4 mars, Monsieur, frère unique du Roi, le prince de Condé, le duc d'Angoulême, le maréchal de la Force, les deux frères du landgrave de Hesse-Cassel vinrent aussi visiter le tout-puissant ministre du roi de France. Le 11 février 1641, l'archevêque de Paris fit, dans la chapelle, les cérémonies des épousailles du duc d'Enghien avec mademoiselle de Brézé, nièce du Cardinal. Mademoiselle de Brézé, fort petite, était jolie et spirituelle, et apportait en dot à son mari quatre terres et 600.000 livres. Par ce mariage la famille de Richelieu s'alliait à la maison de Bourbon.

Le 28 mars de la même année, le Cardinal recevait les ambassadeurs du nouveau roi de Portugal, qui venait d'affranchir son pays de la domination espagnole. Le 14 avril, il traitait somptueusement le duc de Lorraine, avant son départ pour Nancy[5].

Il nous paraît inutile de multiplier ces citations de la Gazette, et nous terminerons en disant que Louis XIV et la régente Anne d'Autriche prirent possession du Palais-Cardinal le 7 octobre 1643 et qu'ils y résidèrent pendant la Régence[6]. Dès 1661, le duc d'Orléans, frère de Louis XIV, habita le Palais-Royal, et le Roi lui en fit don en 1692. Dès lors il a appartenu aux princes d'Orléans.

 

III. Salle de spectacle du Palais-Cardinal.

 

Ce qu'il y a de plus intéressant dans l'histoire du Palais-Cardinal est évidemment ce qui s'est passé sur son théâtre. Cette salle était bâtie à droite en entrant dans la cour du Palais, c'est-à-dire à l'angle des rues de Valois et Saint-Honoré.

Les gravures du temps ne donnent que l'emplacement de cette belle salle, indiqué par la hauteur de sa toiture qui domine celle des autres constructions[7].

La salle de spectacle fut construite par Le Mercier, en 1627. Sauval[8] en donne la description suivante :

Chacun sait la passion que le cardinal de Richelieu avait pour la comédie[9], qui, non content d'engager les plus beaux esprits à cultiver la poésie dramatique, est accusé encore d'avoir donné quelques-unes de ses heures de relâche à la composition de ces sortes de poèmes ; et on veut, de plus, qu'il n'ait fait bâtir la salle de la comédie que pour la représentation des pièces de sa façon, et qu'enfin Mirame et Europe sont toutes deux de lui. Certainement, cette passion, s'il faut ainsi dire, le tyrannisait si fort que, la troupe des comédiens du Roi ne lui suffisant pas, il en voulut aussi avoir une[10] qui le suivît en campagne, et lui pût donner, chez lui à Paris, le plaisir de la comédie, dans le temps que le Roi jouissait au Louvre du même divertissement. Bien davantage, comme si ce n'eût pas été assez d'un théâtre dans son palais, il lui en fallut deux, un petit et un grand ; l'un capable de contenir 600 personnes, et l'autre plus de 3.000. Dans le petit, il assistait aux pièces de théâtre que les comédiens représentaient ordinairement au Marais du Temple ; le grand était réservé pour les comédies de pompe et de parade, quand la profondeur des perspectives, la variété des décorations, la magnificence des machines y attiraient Leurs Majestés et la Cour.

Ce lieu est une longue salle parallélogramme, large de 9 toises[11] en dedans œuvre, que le Cardinal et Le Mercier s'efforcèrent de rendre la plus admirable de l'Europe ; mais la petitesse du lieu s'y opposa ; car, comme ce ministre avait résolu de faire au Roi un présent de sa maison, il était bien aise qu'il s'y trouvât quelque grande partie et quelque chose qui fût digne d'un grand monarque ; et pour cela il fit faire, par plusieurs, divers dessins et élévations pour ce théâtre, mais qui ne furent pas reçus, pour être trop enjoués ; de sorte qu'il se tint à celui de Le Mercier, comme plus solide, plus commode et plus majestueux tout ensemble.

La manière de ce théâtre est moderne, et occupe, ainsi que je l'ai dit, une longue salle couverte et carrée longue. La scène est élevée à un des bouts, et le reste occupé par 27 degrés de pierre qui montent mollement et insensiblement, et qui sont terminés par une espèce de portique, ou trois grandes arcades. Mais cette salle est un peu défigurée par deux balcons dorés, posés l'un sur l'autre, de chaque côté, et qui, commençant au portique, viennent finir assez près du théâtre. Le tout ensemble est couronné d'un plafond ou perspective, où Le Maire[12] a fait une longue ordonnance de colonnes corinthiennes, qui portent une voûte fort haute, enrichie de rozons ; et cela avec tant d'art que non seulement cette voûte et le plafond semblent véritables, mais rehaussent de beaucoup le couvert de la salle et lui donnent toute l'élévation qui lui manque.

Sur les degrés de ce théâtre, il n'y a ni procinctions, ni vomitoires, ni balustres à la façon des Grecs et des Romains ; on n'y voit point, comme chez eux, ce grand nombre d'entrées et de sorties si commodément distribuées ; ces portiques distribués avec tant d'esprit et de majesté ne s'y rencontrent point, non plus que tous ces escaliers, grands, petits, dérobés, ni tous ces autres membres et commodités des cirques et des amphithéâtres. Tels enrichissements, outre l'embarras, eussent occupé trop de place dans un lieu où il y en avait si peu, et qui y était si nécessaire. Les degrés même ne sont pas arrondis en circonférence, ils règnent en droite ligne sur la largeur entière de ce parallélogramme ; et, de plus, Le Mercier leur a donné moins de hauteur et de largeur que les anciens ne faisaient. Au lieu d'un pied et demi de haut (0m, 48) sur trois ou deux et demi de large (0m, 97 ou 0 m, 81) que portaient ceux des Romains, chacun n'a de hauteur que cinq pouces et demi (0m, 14) et vingt-trois (0m, 62) de largeur, si commodes pourtant que jamais ceux des Anciens ne les ont égalés en ce point ; et de fait, par ce même moyen on y monte et descend avec toute une autre facilité.

Là s'assemble à la comédie, dans cet espace, trois fois plus de monde qu'il n'y en aurait eu, si ce théâtre était conduit sur le dessin de quelque architecte de Rome ou de Grèce. Les spectateurs même n'y sont point assis, ainsi qu'à Rome, sur la pierre toute nue, incommode en certaines saisons pour la froideur, et ils s'y trouvent bien plus à leur aise : un même degré à même temps n'y sert point de siège et de marchepied à deux files d'auditeurs, qui pourraient gâter leurs habits et s'entrecrotter. Notre architecte ingénieux, afin de pourvoir à cette incommodité, s'y est pris assez joliment ; car, peut-être, est-il le premier qui s'en soit avisé.

Pour mieux comprendre ceci, il faut savoir que, comme il est impossible de s'asseoir sur des degrés qui ne portent que cinq pouces et demi (0m, 14) de haut ; aussi ces degrés si bas, dans cette salle, ne servent que de marchepied, et ne sont faits ainsi que pour porter chacun une longue suite de formes[13] de bois, qu'on y place aux jours de comédie, mais qui n'en couvrent guère que les deux tiers ; ainsi les spectateurs rangés le long du vingt-septième degré, par exemple, qui est le dernier, ne sont élevés que de cinq pouces et demi (0m, 14) par-dessus ceux qui occupent le vingt-sixième, et de même en est-il des autres ; si bien que, quand la salle est pleine de monde, on n'y voit que des têtes rangées par étage les unes au-dessus des autres et qui rampent (s'élèvent imperceptiblement)...

Il est constant que Le Mercier, dans la distribution des parties de ce théâtre, a passé l'espérance de tout le monde et fait beaucoup plus qu'on n'attendait, n'y ayant point d'apparence qu'un carré long, renfermé entre une rue et une cour, dût être si accompli ; car enfin, malgré les petits défauts qu'on y remarque, il n'y a personne qui n'avoue que c'est le théâtre de France le plus commode et le plus royal.

J'aurais tort de ne pas décrire la couverture de ce vaste vide, qui a mérité l'admiration, non seulement du charpentier, mais encore de tous les curieux : c'est une mansarde couverte de plomb, posée sur une fort légère charpente, et particulièrement sur huit poutres de chêne, chacune de 2 pieds (0m, 649) en carré sur 10 toises (19m, 49) de long.... Jamais on n'avait vu, ni lu, ni oυï parler de poutres de chêne d'une longueur si extraordinaire et si prodigieuse.... Aussi, entendant parler qu'on fouillait dans toutes les forêts royales pour découvrir huit chênes de 20 toises de haut chacun, pour lors ils se prirent à rire et dirent que c'était chercher ce qu'on ne trouverait jamais. Mais ils furent bien étonnés quand ils les virent et qu'ils surent qu'elles avaient été taillées dans les forêts royales de Moulins, et que pour les amener on avait déboursé près de 8.000 livres[14].

Nous verrions encore aujourd'hui ces poutres aussi saines que jamais, si l'on ne s'était point avisé depuis la mort du Cardinal de les charger de planchers et d'appartements, qui en ont rompu quelques-unes. Tous les curieux ont été touchés de cette ruine. En effet, elle est si considérable, qu'il n'y a point de charpentier qui veuille entreprendre de la rétablir à moins de 4.000 livres[15] pour chaque poutre, si bien que je m'imagine qu'on se contentera des étages qui y sont[16].

Le goût du théâtre était alors fort répandu, et le Cardinal n'était pas seul à avoir cette passion : Louis XIII la partageait. En 1635, le 15 mars, il dansa à Chantilly le ballet de la Merlaison ou de la chasse du merle, chasse que S. M. aimait particulièrement. Tout était de l'invention du Roi, le nom du ballet, les airs, les pas, les costumes. S. M. figura dans la troisième entrée comme marchand de sonnettes.

Richelieu fit représenter sur son théâtre un assez bon nombre de pièces et de ballets. Quelques-unes de ces pièces étaient l'œuvre des Cinq-Auteurs. On donnait ce nom à Boisrobert, Corneille, Rotrou, Colletet et Lestoile, collaborateurs du Cardinal. Il leur donnait un sujet ; quand ils étaient convenus de l'arrangement, chacun se chargeait d'un acte, et la pièce était faite en peu de temps ; elle était représentée sur le théâtre de son palais, et paraissait, à l'impression, sous le nom de Baudouin[17].

La première représentation que je trouve indiquée est celle du 14 décembre 1634. La Gazette[18] nous apprend simplement que Gaston ouït la comédie en l'hôtel de Richelieu avec le Cardinal. — La seconde représentation eut lieu le 16 avril 1635, le jour même de la déclaration de guerre à l'Espagne. On joua la comédie des Tuileries, œuvre des Cinq-Auteurs. La magnificence des décorations était extrême et la pièce fut dignement représentée[19], mais elle était sans valeur. On en jugera par l'analyse qu'en donnent les frères Parfait[20]. Aglante est promis en mariage à Cléonice, et il vient à Paris pour terminer cette affaire : en y arrivant, il entre dans une église où il aperçoit une belle personne dont il devient tout d'un coup amoureux. Il ordonne à quelqu'un de s'informer du nom de cette demoiselle. La personne chargée de cette commission lui dit qu'elle se nomme Mégate. La même curiosité prend à la demoiselle inconnue, et Aglante, déguisant aussi son nom, fait dire qu'il s'appelle Philène. Toute l'intrigue de la pièce roule sur cette supposition de noms, et quand, après quelques aventures invraisemblables, tout se découvre, Aglante et Cléonice se marient.

Voltaire[21] raconte, à propos de cette comédie, que le Cardinal avait arrangé lui-même toutes les scènes de la comédie des Tuileries. Corneille, plus docile à son génie que souple aux volontés d'un premier ministre, crut devoir changer quelque chose dans le troisième acte qui lui fut confié. Cette liberté estimable fut envenimée par deux de ses confrères, et déplut beaucoup au Cardinal, qui lui dit qu'il fallait avoir un esprit de suite. Il entendait par esprit de suite la soumission qui suit aveuglément les ordres de ses supérieurs. C'est peut-être l'origine du mauvais vouloir de Richelieu envers Corneille.

L'année suivante, 1636, le 27 janvier, Richelieu donna à la Reine, à Gaston, à Mademoiselle, au prince et à la princesse de Condé, à la comtesse de Soissons, à la duchesse de Lorraine et à toute la Cour, la représentation de la Cléoriste, comédie de Baro, jouée parla troupe de Bellerose. Après la comédie, il y eut ballet entrelacé d'une double collation : l'une, des plus rares fruits ; l'autre, de confitures, que dix-huit pages dansant présentèrent, en de petits paniers, tous chargés de rubans d'Angleterre tissus d'or et d'argent, aux seigneurs qui les distribuèrent aux dames[22].

Le 5 février suivant, on joua une seconde fois la Cléoriste, devant le Roi, la Reine et toute la Cour. Les deux troupes de Bellerose et de Mondory rivalisèrent entre elles. L'ornement du théâtre, dit la Gazette[23]. La gentillesse de l'invention et la beauté des vers, ouvrage du sieur Baro, le concert ravissant des luths, clavecins et autres instruments, le geste et l'habit des acteurs mirent l'honneur de la scène en compromis entre tous les siècles passés et le nôtre.

Renaudot allait peut-être un peu loin dans son admiration.

Le 19 février, Son Éminence reçut en son palais le duc de Parme et lui donna une fort belle comédie[24], avec changement de théâtre et d'excellents concerts de luths, épinettes, violes et violons entre les actes. Cette comédie fut suivie d'un ballet composé de douze entrées de fort bons danseurs richement vêtus. L'assemblée était fort belle ; Monsieur en faisait partie. Le divertissement dura trois heures ; puis on monta à l'étage supérieur pour souper, et on alla ensuite dans la chambre de S. Ém., où l'excellente musique du Roi[25] se trouvait par l'ordre exprès de Sa Majesté.

Le 22 février 1637, les deux troupes de comédiens jouèrent la tragi-comédie de l'Aveugle de Smyrne, des Cinq-Auteurs, en présence du Roi, de la Reine, de Monsieur, de Mademoiselle, du prince de Condé, du duc d'Enghien, du duc Bernard de Weimar, du maréchal de la Force et des seigneurs et dames de la Cour[26]. Cette pièce est aussi faible que la comédie des Tuileries. Philarque, fils d'Atlante, prince du sénat de Smyrne, aime Aristée et en est aimé. Cependant il la soupçonne d'infidélité et la quitte. Aristée se retire alors dans le temple de Diane pour y devenir prêtresse. Philarque reconnaît son injustice et va demander pardon à Aristée, et tâche de la faire sortir de sa retraite en offrant de l'épouser. Atlante, pour empêcher ce mariage, fait venir un mage qui, avec une poudre, rend Philarque aveugle. Désespoir du père qui, avec une autre poudre, veut rendre la vue à son fils, mais inutilement. Cependant on fait sortir Aristée du temple de Diane, et Atlante consent que Philarque épouse sa maîtresse ; les amants s'embrassent à plusieurs reprises, en se disant force fadeurs. Les pleurs d'Aristée rendent la vue à Philarque et tout finit joyeusement.

En février 1638, la Gazette[27] nous dit simplement qu'on dansa le ballet de Monsieur en l'hôtel de Richelieu.

En février 1639, Richelieu, voulant donner, comme faisaient les jésuites dans leur collège, une représentation théâtrale exécutée par des enfants, fit jouer l'Amour tyrannique, tragi-comédie de Scudéry. Parmi les jeunes acteurs se trouvait Jacqueline Pascal, alors âgée de treize ans, dont le père était exilé de Paris. La duchesse d'Aiguillon, qui s'intéressait à cette famille, confia à Jacqueline, déjà célèbre par son talent précoce pour la poésie, le rôle principal, espérant que le talent et l'esprit de l'actrice parviendraient à obtenir du Cardinal la grâce de l'exilé. Laissons maintenant Jacqueline nous raconter ce qui se passa.

Quant à la représentation, écrivait-elle le lendemain à son père, M. le Cardinal parut y prendre grand plaisir, surtout quand je parlais. Il se mettait à rire, comme tout le monde dans la salle.

Dès que la comédie fut jouée, je descendis du théâtre avec le dessein de parler à Madame d'Aiguillon ; mais M. le Cardinal s'en allait, ce qui fut cause que je m'avançai tout droit à lui, de peur de perdre cette occasion-là, et outre cela M. de Mondory[28] me pressait extrêmement d'aller parler à M. le Cardinal. J'y allai donc et lui récitai les vers que je vous envoie[29], qu'il reçut avec une extrême affection et des caresses si extraordinaires que cela n'était pas imaginable ; car, premièrement, dès qu'il me vit venir à lui, il s'écria : Voilà la petite Pascal ; puis il m'embrassait et me baisait, et pendant que je disais mes vers, il me tenait dans ses bras, et me baisait à tout moment avec une grande satisfaction ; puis, quand je les eus dits, il me dit : Allez, je vous accorde tout ce que vous me demandez ; écrivez à votre père qu'il revienne en toute sûreté. Là-dessus, Madame d'Aiguillon s'approcha, qui dit à M. le Cardinal : Vraiment, Monseigneur, il faut que vous fassiez quelque chose pour cet homme-là ; j'en ai ouï parler, c'est un fort honnête homme et fort savant : c'est dommage qu'il demeure inutile. Il a un fils qui est très savant en mathématiques et qui n'a pourtant que quinze ans.

Là-dessus M. le Cardinal dit encore une fois que je vous mandasse de revenir en toute sûreté. Comme je le vis en si bonne humeur, je lui demandai s'il trouvait bon que vous lui fissiez la révérence. Il me dit que vous seriez le bienvenu ; puis parmi d'autres discours : Dites à votre père, quand il sera revenu, qu'il vienne me voir, et me répéta cela trois ou quatre fois. Après cela, comme Madame d'Aiguillon s'en allait, ma sœur l'alla saluer et elle lui fit beaucoup de caresses et lui demanda où était mon frère, et dit qu'elle eût bien voulu le voir. Cela fut cause que ma sœur le lui mena ; elle lui fit de grands compliments et lui donna beaucoup de louanges sur sa science.

On nous mena ensuite dans une salle où il y eut une collation magnifique de confitures sèches, de fruits, limonades et choses semblables. En cet endroit elle me fit beaucoup de caresses. Enfin je ne puis pas dire combien j'ai reçu d'honneur, car je vous écris le plus succinctement qu'il m'est possible[30].

Le 8 mars 1639 on dansa au Palais-Cardinal le ballet de la Félicité, sur le sujet de la naissance du Dauphin[31]. Ce ballet fut très goûté ; on l'avait dansé à Saint-Germain (6 mars), et quelques jours après on le donna encore à l'Hôtel de Ville. De nombreux personnages, des pas variés, de riches costumes faisaient d'un pareil ballet un régal pour tout le monde, car la danse était alors le plaisir le plus aimé.

A la fin de février 1640, Mademoiselle[32], assistée de Mesdemoiselles de Bourbon, de Longueville, de Rohan, etc., dansa au Palais-Cardinal un ballet appelé le Triomphe de la Beauté[33]. On dansa aussi ce ballet à l'Arsenal, chez Madame de la Meilleraye. C'est là que l'abbé de Marolles y assista[34]. Mademoiselle, dit-il, représentait la Perfection, Mademoiselle de Bourbon, l'Admiration, et Mademoiselle de Vendôme, la Victoire, chacune de ces trois accompagnées de leurs troupes, composées des plus belles personnes de la Cour, outre les entrées, qui furent faites par des seigneurs et quelques-uns des meilleurs danseurs. Le sujet en avait été inventé par M. Hedelin[35], l'un des plus beaux esprits de notre temps.

Avec l'année 1641 nous arrivons enfin à Mirame, l'œuvre favorite de Richelieu, pour la mise en scène de laquelle il fit des frais énormes. Mirame servit à l'inauguration de la grande salle de spectacle du Palais-Cardinal, car jusqu'alors on ne s'était servi que de la petite salle.

La Gazette[36] a donné de cette célèbre représentation un compte rendu, qui est peut-être le premier de ce genre. Nous le reproduisons en entier.

Le soir du 14 janvier fut représentée dans l'hôtel de Richelieu une pièce de théâtre composée par le sieur Desmarets, esprit poli et fertile tout ensemble, laquelle n'a pas eu sa pareille de notre âge si vous la considérez dans toute son étendue.

Le sujet en était excellent, qui fut traité avec une telle abondance de pensées délicates, fortes et sublimes, qu'il serait malaisé de trouver dans tout l'amas des plus belles tragédies de l'Antiquité les raisonnements qui sont dans cette seule pièce, ornée des plus nobles sentiments et des tendresses les plus grandes de l'amour. La France, ni possible les pays étrangers, n'ont jamais vu un si magnifique théâtre et dont la perspective apportât plus de ravissement aux yeux des spectateurs. La beauté de la grande salle où se passait l'action s'accordait merveilleusement bien avec les majestueux ornements de ce superbe théâtre, sur lequel, avec un transport difficile à exprimer et qui fut suivi d'une acclamation universelle d'étonnement, paraissaient de fort délicieux jardins, ornés de grottes, de statues, de fontaines et de grands parterres en terrasse sur la mer, avec des agitations qui semblaient naturelles aux vagues de ce vaste élément, et deux grandes flottes, dont l'une paraissait éloignée de deux lieues, qui passèrent toutes deux à la vue des spectateurs.

La nuit sembla arriver ensuite par l'obscurcissement imperceptible tant du jardin que de la mer et du ciel, qui se trouva éclairé de la lune. A cette nuit succéda le jour qui vint aussi insensiblement avec l'aurore et le soleil, qui fit son tour d'une si agréable tromperie qu'elle durait trop peu aux yeux et au jugement d'un chacun.

Après la comédie, circonscrite par les lois de la poésie dans les bornes de ce jour naturel, les nuages d'une toile abaissée cachèrent entièrement le théâtre. Alors trente-deux pages vinrent apporter une collation magnifique à la Reine et à toutes les dames, et, peu après, sortit de dessous cette toile un pont doré conduit par deux grands paons, qui fut roulé depuis le théâtre jusque sur le bord de l'échafaud de la Reine, et aussitôt la toile se leva, et, au lieu de tout ce qui avait été vu sur le théâtre, y parut une grande salle en perspective, dorée et enrichie des plus magnifiques ornements, éclairée de seize chandeliers de cristal. Au fond de laquelle était un trône pour la Reine, des sièges pour les princesses, et aux deux côtés de la salle des formes (banquettes) pour les dames : tout ce meuble de gris de lin et d'argent.

La Reine passa sur ce pont pour s'aller asseoir sur son trône, conduite par Monsieur : comme les princesses, les dames et damoiselles de la Cour, par les princes et seigneurs, lesquelles ne furent pas plus tôt placées, que la Reine dansa, dans cette belle salle, un grand branle avec les princes, les princesses, les seigneurs et les dames : tout le reste de l'assemblée regardant à son aise ce bal si bien ordonné, où toutes les beautés de la Cour ne brillaient pas moins de leur propre éclat que de celui des riches pierreries dont elles étaient ornées, et faisaient admirer leur adresse et leur grâce. Après le grand branle, la Reine se mit en son trône et vit danser longtemps d'autres dames des plus belles et des plus adroites de la Cour.

Enfin, si j'ai de la peine à me retirer de cette narration, jugez combien il fut difficile aux spectateurs d'une si belle action de sortir d'un lieu où ils se croyaient avoir été enchantés par les yeux et par les oreilles : lequel ravissement ne fut pas pour les seuls Français. Les généraux Jean de Vert, Enkenfort et don Pedro de Léon, prisonniers de guerre, en eurent leur part, y ayant été conduits du bois de Vincennes[37].

L'abbé de Marolles ne fut guère enthousiasmé de Mirame. On lit dans ses Mémoires[38] :

Mirame fut représentée devant le Roi et la Reine, avec des machines qui faisaient lever le soleil et la lune, et paraître la mer, dans l'éloignement, chargée de vaisseaux.

On n'y entrait que par billets, et ces billets n'étaient donnés qu'à ceux qui se trouvèrent marqués sur le mémoire de S. Ém., chacun selon sa condition, car il y en avait pour les dames, pour les seigneurs, pour les ambassadeurs, pour les étrangers, pour les prélats, pour les officiers de la justice et pour les gens de guerre. Je me trouvai du nombre entre les ecclésiastiques, et je la vis commodément ; mais, pour en dire la vérité, je n'en trouvai pas l'action beaucoup meilleure pour toutes ces belles machines et grandes perspectives. Les yeux se lassent bientôt de cela, et l'esprit de ceux qui s'y connaissent n'en est guère plus satisfait. Le principal des comédies, à mon avis, est le récit des bons acteurs, l'invention du poète et les beaux vers. Le reste n'est qu'un embarras inutile..... Au reste, si je ne me trompe, cette pièce ne réussit pas si bien que quelques autres de celui qui l'avait composée, auxquelles on n'avait pas apporté tant d'appareils.

M. de Valençay, lors évêque de Chartres, et qui fut bientôt après archevêque de Reims, aidant à faire les honneurs de la maison, parut en habit court sur la fin de l'action, et descendit de dessus le théâtre pour présenter la collation à la Reine, ayant à sa suite plusieurs officiers qui portaient vingt bassins de vermeil doré, chargés de citrons doux et de confitures[39]. En suite de quoi, les toiles du théâtre s'ouvrirent pour faire paraître une grande salle, où se tint le bal, quand la Reine y eut pris place sur le haut dais. Son Éminence, un pas derrière elle, avait un manteau long, de tafetas couleur de feu, sur une simarre de petite étoffe noire, ayant le collet et le rebord d'en bas fourré d'hermine. Le Roi se retira aussitôt que la comédie fut finie.

Un autre témoin, l'abbé Arnauld, dit dans ses Mémoires : Il est facile de juger si l'ouvrage d'un premier ministre, représenté dans son palais, sous ses yeux, au milieu de tous les courtisans, dut avoir du succès. Au bruit des applaudissements qui retentissaient dans la salle, Richelieu, plein de joie, s'agitait, se levait, s'avançait en dehors de sa loge pour se montrer à l'assemblée.

Richelieu, dit aussi Pellisson, témoigna des tendresses de père pour cette pièce.... J'ai ouï dire que les applaudissements que l'on donnait à Mirame, ou plutôt à celui que l'on savait qui y prenait beaucoup d'intérêt, transportaient le Cardinal hors de lui-même : que tantôt il se levait et se tirait à moitié le corps hors de sa loge pour se montrer à l'assemblée, tantôt il imposait silence pour faire entendre des endroits encore plus beaux.

Mirame, selon les frères Parfait, n'est plus des Cinq-Auteurs, mais de Desmarets[40]. On prétend que le Cardinal prit une part importante à la composition de cette pièce, qui est médiocre, bien qu'on y trouve çà et là quelques beaux vers.

Mirame, fille du roi de Bithynie, aime Arimant. Ce dernier, qui commande la flotte du roi de Colchos, forme l'audacieux dessein d'obtenir la princesse par la voie des armes. Il succombe et est fait prisonnier. Réduit au désespoir, il ordonne à un esclave de lui passer son épée au travers du corps. Mirame, apprenant cet accident, se résout à suivre son amant au tombeau : elle feint cependant de consentir à l'hymen d'Azamor, roi de Phrygie, à qui son père la destine, et engage secrètement Almire, sa confidente, à lui trouver du poison qu'elle prend. Le roi, qui ignore ce malheur, félicite Azamor sur l'heureux changement de Mirame. On vient annoncer que cette princesse n'est plus. Almire ne laisse pas le temps à ces deux princes d'étaler leurs regrets, elle leur apprend que Mirame n'est qu'endormie. Pour surcroît de bonheur, Arimant, qui n'a reçu de l'esclave qu'une légère blessure, est reconnu frère du roi de Phrygie et déclaré héritier de celui de Colchos. Azamor et le roi de Bithynie achèvent son bonheur en consentant à son mariage avec Mirame.

Quelques-uns ont cru que Richelieu faisait allusion, à l'aide de Mirame, à l'amour de la Reine pour Buckingham.

Je me sens criminelle, aimant un étranger

Qui met, pour mon amour, cet État en danger.

Arimant, dans cette hypothèse, représenterait Buckingham, et Mirame, Anne d'Autriche. Mais la ressemblance n'existe que dans ce simple fait, et qui peut croire un instant que Richelieu aurait pu avoir la pensée d'insulter la Reine en public, et devant le Roi ?

Un des premiers qui ait jeté cette accusation contre le Cardinal est l'archevêque de Toulouse, M. de Montchal, adversaire déclaré de Richelieu. Il n'hésite pas à dire dans ses Mémoires[41] :

Peu de jours auparavant, on avait joué la grande comédie de l'Histoire de Buckingham, et dansé le célèbre ballet au Palais-Cardinal, auxquels les prélats[42] furent invités, et quelques-uns s'y trouvèrent. L'appareil en fut si magnifique qu'on l'estima des sommes immenses, et il fut dit que le Cardinal, ayant voulu que les prélats y fussent invités par les agents, entendait qu'elle fût jouée aux dépens du clergé.

M. de Montchal n'y va pas de main morte : l'histoire de Buckingham ! Il faut convenir que, sous prétexte d'accuser Richelieu de manquer de respect à la Reine, on se montrait fort irrespectueux envers Anne d'Autriche, et que M. de Montchal était bien maladroit de réveiller de vieux souvenirs, alors oubliés, et surtout de les faire revivre d'une façon aussi brutale.

Le 7 février 1641, à propos du mariage de mademoiselle de Brézé, nièce du Cardinal, avec le duc d'Enghien, on dansa le ballet de la Prospérité des armes de la France, le plus magnifique ballet dont on ait mémoire, dit la Gazette[43].

Leurs Majestés, le nonce et les ambassadeurs, toute la Cour, après avoir assisté, au Louvre, au contrat de mariage, se rendirent au Palais-Cardinal et assistèrent au ballet, après lequel il y eut un grand bal dont la magnificence et les présents faits à la Reine, aux princesses et aux dames, répondirent à tout le reste. On lit dans les Mémoires de l'abbé de Marolles[44], qui assista à cette brillante soirée :

Quelque temps après (Mirame), on dansa le ballet de la Prospérité des armes de la France, où les mêmes machines de la comédie furent employées, avec de nouvelles inventions, pour faire paraître, tantôt les campagnes d'Arras et la plaine de Casai, et tantôt les Alpes couvertes de neiges, puis la mer agitée, le goufre des enfers, et enfin le ciel ouvert, d'où Jupiter, ayant paru dans son trône, descendit sur la terre... Ce ballet, avec toutes ses machines et toute sa magnificence, ne fut pourtant pas une chose si ravissante qu'on se le pourrait imaginer, parce que l'invention n'en fut pas exactement suivie et que les habits et les actions de plusieurs danseurs ne se trouvèrent pas assez convenables au sujet, outre que les chars de triomphe qui s'y présentèrent n'étaient traînés de rien, contre la vraisemblance, bien que cela se pût faire fort aisément. Les récits de l'Harmonie, de l'Italie, d'Apollon et des Muses furent assez agréables ; mais ce qu'il y eut de plus exquis furent les sauts périlleux d'un certain Italien, appelé Cardelin, qui représentait la Victoire en dansant sur une corde cachée d'un nuage, et parut s'envoler au ciel.

Le 14 février, le ballet fut dansé, pour la seconde fois, en l'honneur du duc de Lorraine, qui était venu à Paris faire hommage à Louis XIII pour son duché de Bar.

Le 7 mars suivant, le Cardinal fit représenter devant lui une tragédie latine parles écoliers des Pères Jésuites de Paris. La scène fut ouverte par le prince de Conty et fermée par le jeune duc de Nemours, l'un et l'autre, par les preuves de la bonté de leur esprit et grande espérance qu'ils font concevoir d'eux, répondant à l'élégance et beauté du sujet, qui fut une histoire des deux enfants des rois de Danemark et d'Holsace[45].

La dernière pièce qui fut jouée au Palais-Cardinal est une comédie héroïque appelée Europe. La représentation eut lieu le 15 novembre 1642, peu de temps avant la mort du Cardinal. La pièce eut un grand succès. Elle était l'œuvre de Desmarets ; mais le Cardinal, suivant l'abbé de Joly, y avait travaillé.

Europe est une allégorie politique sur les affaires du temps. L'histoire est mise fidèlement sur la scène, au moment où le Cardinal commençait avec l'Allemagne les négociations qui devaient aboutir six ans plus tard à la paix de Westphalie.

 

Au prologue, la Paix, descendant du ciel, annonce le retour des arts, du commerce, des plaisirs et de l'abondance.

L'Espagne, représentée par Ibère, ouvre le premier acte et prie Germanique, son parent et son confident, de l'aider dans le dessein qu'il a d'assujettir la reine Europe, malgré les efforts de Francion, qui a entrepris de maintenir sa liberté.

 

Je brûle pour Europe, et ma fortune est telle,

Que sans faire le vain, je suis seul digne d'elle.

Tant de rois asservis, tant de puissants États

M'ont mis au plus haut rang entre les potentats !

Je suis si cher aux dieux, que, du milieu de l'onde,

Ils ont fait pour moi seul sortir un autre monde,

Et pour me combler d'heur, ils ont fait naître encor

Des rivières d'argent et des montagnes d'or.

 

Comme ses soins et ses empressements ne font qu'irriter cette superbe Reine, Ibère a recours à la ruse et à la violence, et tâche à gagner la nymphe Ausonie (l'Italie), confidente et favorite d'Europe. Pour faciliter cette conquête, Germanique emploie son autorité et fait agir Parthénope et Mélanie (Naples et Milan), suivantes de la Nymphe. Ausonie, prête à succomber, est secourue fort à propos par Francion. Ibère, au désespoir, fait tomber toute sa fureur sur son rival et soulève contre lui la nymphe Austrasie (la Lorraine). Francion, qui a de violents soupçons sur la fidélité de cette dernière, en exige des assurances, et découvrant ensuite ses intelligences secrètes avec Ibère, il dépouille cette perfide, sans s'embarrasser des menaces de son ennemi.

Ibère, privé de cet appui, continue toujours ses poursuites auprès d'Europe, et pour la tromper lui fait proposer la paix par Germanique. Quoique Europe doute de la sincérité de cette offre, elle veut bien y consentir et exhorte Austrasie à aller se jeter aux pieds de son vainqueur. Germanique séduit une seconde fois cette nymphe en faveur d'Ibère : à peine Austrasie a quitté la scène, que Germanique, ouvrant enfin les yeux, fait de longues réflexions sur le procédé ambitieux d'Ibère dont il est la première victime. On vient avertir Francion des nouveaux attentats de la rebelle Austrasie ; il sort pour les prévenir. Pendant ce temps, Ibère apprend sans s'émouvoir plusieurs pertes qu'on vient lui annoncer. Il ne perd point l'espérance de réussir jusqu'au retour de Francion.

 

FRANCION

J'ai dissipé des miens les entreprises noires[46]

Qu'Ibère nourrissait pour borner mes victoires ;

Et pour comble d'honneur, la place (Sedan) est en mes mains

Par où pouvaient un jour s'éclore leurs desseins.

IBÈRE

Ah ! c'est là mon malheur ! nul espoir ne me reste ;

Voilà, voilà le coup à ma grandeur funeste.

J'attendais en suspens, par ce complot puissant,

De revoir tout à coup mon pouvoir renaissant[47].

Soutiens-moi, Germanique, en ce malheur extrême.

(Il tombe évanoui.)

GERMANIQUE

Hélas ! je ne puis pas me soutenir moi-même.

EUROPE à Germanique et à Francion.

Tous deux étant d'accord,

Vous me donnez la paix, je ne crains nul effort.

Que le ciel, Francion, toujours vous favorise,

Et vos chers alliés, auteurs de ma franchise (liberté) :

Germanique en mon cœur tiendra ce même rang ;

Je vous aimerai tous ; vous êtes tous mon sang.

Ibère l'est aussi ; s'il étouffe sa flamme,

Je lui réserve encore une place en mon âme.

Après la mort du Cardinal, la salle de spectacle du Palais-Cardinal fut abandonnée ; mais bientôt Molière allait y jouer ses chefs-d'œuvre.

 

IV. Châteaux de Limours, de Fleury et de Bois-le-Vicomte.

 

Avant d'établir sa résidence définitive à Ruel, pour être au plus près du Roi quand S. M. résidait à Saint-Germain, Richelieu avait acheté successivement les châteaux de Limours, de Fleury et de Bois-le-Vicomte. A Saint-Germain, il habitait un hôtel qu'il louait 200 livres[48]. A Paris, il résidait au Petit-Luxembourg et ensuite au Palais-Cardinal. Plus tard il fit construire le château de Richelieu. Evidemment le Cardinal aimait à changer de demeure et se plaisait à en avoir de nombreuses. Il ne pouvait d'ailleurs rester en place. Ce mouvement perpétuel n'avait pas échappé aux contemporains : Gui-Patin[49] dit : Il avait cela de commun avec les grands princes, il ne faisait qu'aller et venir : stare loco nesciebat.

Les voyages du Cardinal sont continuels : dans l'été de 1625 nous le trouvons à Maison-Rouge[50], à Courances près de Fontainebleau, à Limours, à Dampierre, à la Saussaye.

En 1631, il habite, à Chaillot, la maison du maréchal de Bassompierre, que celui-ci a prêtée au Cardinal pendant qu'il est à la Bastille, où le Cardinal l'a fait enfermer[51].

En 1634, il va à Royaumont, où le Roi, qui est aussi constamment sur les chemins, va visiter son ministre, à Chantilly, à Versailles, à Fontainebleau, à Monceaux. En juillet 1636, Richelieu est à Charonne, maison de M. de Barentin, où la bonté de l'air, la beauté du lieu et le bon esprit de l'hôte plaisent fort à S. Ém.[52]. De Charonne le Cardinal revient à Chaillot.

En 1637, nous le retrouvons à Charonne, puis à Chaillot, où, le 6 août, le Roi va tenir le conseil[53]. La même année, dans les voyages de Fontainebleau, le Cardinal couche à Frémont, maison de M. de Nouveau[54]. En 1638, en revenant de Fontainebleau, il séjourne à Grosbois. — Richelieu va quelquefois à l'abbaye de la Victoire, près de Senlis ; à Rochefort[55], château du duc de Montbazon, etc.

 

Château de Limours.

Le château de Limours[56] fut bâti par la duchesse d'Étampes, favorite de François Ier. Henri II le donna ensuite à Diane de Poitiers, aux héritiers de laquelle il passa. En 1623, Richelieu l'acheta au chancelier Hurault. J'ai fait la folie, dit-il[57], d'acheter Limours en vendant Anssac et ma charge de grand-aumônier à l'évêque d'Alet 30.000 livres. Richelieu dépensa beaucoup d'argent à l'embellissement de sa nouvelle acquisition. Il fit faire des statues[58], des peintures[59], des fontaines, qui furent exécutées par Salomon de Caux[60].

Le Cardinal écrivait au mois d'août 1623[61] au prieur des Roches, son secrétaire particulier[62] : Faisant faire quelques fontaine et ornement en une maison que j'accommode près Paris, le sieur Franchine[63] m'a donné avis de vous écrire pour voir si vous ne pouvez faire venir quelques statues de marbre et un bassin de marbre ; d'autant qu'il dit que telles pièces n'étant pas vraies antiques, on les a à fort bon marché. Il demande donc une statue de trois pieds de haut, et un bassin (vasque) de belle façon, d'un pied et demi de diamètre pour lui mettre sur la tête.

En mai 1626, le prince de Condé avait, à Limours, une entrevue fort importante avec le Cardinal, dans laquelle celui-ci s'attacha pour toujours le prince de Condé. On était alors au commencement de l'affaire de Chalais[64]. Quelques années après, Richelieu vendit Limours à Gaston pour la somme de 375.000 livres.

 

Château de Fleury.

Ce château, situé à 12 kilomètres de Fontainebleau et bâti sous Henri II, appartenait en septembre 1625 à Richelieu[65].

On a vu précédemment que c'est à Fleury que Chalais et ses complices devaient surprendre et assassiner le Cardinal.

 

Château de Bois-le-Vicomte.

Richelieu possédait aussi en 1630 Bois-le-Vicomte[66].

 

V. Ruel.

Un certain Jean de Moisset avait construit, à Ruel, un petit château que Richelieu acheta, en 1623, des héritiers de Moisset pour la somme de 147.000 livres, qui ne furent payées qu'en 1633 et années suivantes[67]. Ce petit château ne pouvait suffire au Cardinal, qui le fit rebâtir, augmenta la propriété, y fit de nombreux embellissements, de splendides jardins, et finit par y dépenser 772.000 livres, auxquelles il faut encore ajouter les 250.000 livres que la duchesse d'Aiguillon, devenue propriétaire de Ruel, y dépensa à son tour.

Tout étant complètement détruit aujourd'hui, à Ruel, ce sont les Estampes de Perrelle, d'Israël Sylvestre et d'Aveline, qui seules peuvent nous permettre de revoir la résidence favorite du Cardinal. C'est encore au Cabinet des estampes qu'il faut aller pour retrouver Ruel ainsi que tant d'autres merveilles de l'ancienne France, puisque, dans ce singulier pays, héritiers, architectes, ingénieurs, révolutions, détruisent tout sans pitié.

Le château, construit par Le Mercier, était entouré de larges fossés. Il se composait d'un étage avec attique et mansardes. Du côté du jardin, entre les deux ailes en avant-corps, et à hauteur du premier étage, il y avait une terrasse avec balcon. Quant aux appartements et à leur ameublement, nous ne savons rien, sinon que Vouet y avait fait des peintures[68].

Les auteurs anciens qui ont parlé de Ruel n'ont laissé de détails que sur les jardins, dont la beauté était renommée. Les eaux, dit d'Expilly, en étaient fort belles. Le premier qui ait célébré les jardins de Ruel est le père Rapin[69] : Voyez, dit-il, le parc de Ruel, ce monument de la munificence du grand ministre ; il s'occupait à l'embellir, pendant que, chargé du poids des affaires, il tenait dans ses mains les rênes de l'État.

Le jardin, selon Piganiol de la Force, était dans le goût italien et des plus magnifiques. Au bout des parterres de broderies et de leurs ronds d'eau ou bassins, se trouvaient la cascade, le canal et enfin le parc. Partout les plus beaux arbres, des statues, des bassins avec jets d'eau, et çà et là l'orangerie, la vieille grotte, la grotte de rocaille, la grande grotte, l'arc de triomphe, la perspective, la grande cascade et de nombreuses pièces d'eau entourées de hautes charmilles ou de beaux treillages.

L'orangerie était très belle ; c'était un grand corps de bâtiment, où l'on entrait par un pavillon carré, le tout décoré d'un grand ordre dorique[70].

Les grottes étaient alors fort à la mode. Ruel en avait trois. La vieille grotte, d'un bel effet, représentait un rocher, au milieu duquel était une caverne. On trouve, dit Piganiol, dans ce petit antre de quoi s'amuser. Lorsqu'on veut mouiller quelqu'un, il sort de terre une infinité de petits jets d'eau ; des figures de bêtes de toutes les espèces soufflent l'eau de tous les côtés ; et quand on veut sortir pour éviter toutes ces eaux, les portes se trouvent fermées par de grosses gerbes d'eau ; et après être sorti de cette grotte, on trouve encore d'autres figures qui achèvent de mouiller ceux qui ont passé au milieu de tous ces effets d'eau. — La grotte de rocaille, d'ordre toscan, se composait d'un enfoncement fait en niche, accompagné de chaque côté de deux colonnes et d'une niche. — La grande grotte, située à l'un des bouts du canal, se composait d'un corps d'architecture consistant en un avant-corps et deux arrière-corps, décorés de niches, de fontaines, de statues et de bas-reliefs, le tout terminé par un entablement toscan.

L'arc de triomphe, dont l'arc du Carrousel semble être la reproduction, était situé près de l'orangerie. Il se composait de trois portes, celle du milieu étant fort exhaussée. Il était décoré de quatre colonnes d'ordre corinthien, de bas-reliefs, de sphinx, de médaillons, de niches, de statues et de trophées.

La perspective, due au pinceau du célèbre Jean Le Maire, était des plus belles : le ciel y était peint avec des couleurs si naturelles, qu'on assure, dit Piganiol, qu'il y a eu plusieurs oiseaux qui s'y sont trompés, et qui croyant voler en plein air s'y sont tués ou tout au moins cassé le bec. La perspective était à droite et à gauche de l'arc de triomphe.

Comme l'indique son nom, la grande cascade était fort considérable : elle se composait de marches, au haut desquelles il y avait trois fontaines ; le bas était terminé par une balustrade d'un très bel effet. Le tout orné de statues.

De toutes les pièces d'eau, celle du Dragon avait le plus de renommée. Au milieu d'un bassin dont les eaux formaient cascade, un dragon sur son piédestal lançait, à l'occasion, un jet d'eau horizontal qui mouillait les visiteurs auxquels on voulait faire une surprise.

Toutes les eaux de Ruel étaient d'une grande pureté. Le Cardinal avait fait capter les sources des plateaux de Buzenval et de Garches ; on avait amené leurs eaux à Ruel à l'aide de galeries souterraines, qui conduisent encore aujourd'hui les eaux aux fontaines de Ruel[71].

Dès 1624, le château de Ruel était le théâtre d'un événement digne d'être rapporté. La disgrâce de M. de la Vieuville y fut résolue entre Louis XIII et sa mère[72]. — En 1632, le maréchal de Marillac fut jugé au château de Ruel. La terreur des juges était grande, Marie de Médicis et Gaston pouvant reprendre un jour le pouvoir et se venger. Richelieu prit sur lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait forcés. Il fit faire le procès chez lui-même, à Ruel[73]. Le maréchal fut condamné comme prévaricateur : il était coupable en effet d'avoir pris pour lui l'argent destiné aux vivres de l'armée. De Ruel le condamné fut conduit à Paris, où il fut décapité en Grève, le 10 mai 1632, devant plus de cent mille Parisiens.

Quand le Roi et la Cour étaient à Saint-Germain, le Cardinal, pour se rapprocher du Roi, venait à Ruel. Presque toujours souffrant ou malade, Richelieu ne pouvait pas faire le voyage de Ruel à Saint-Germain ; aussi le Roi, fort dévoué à son ministre, venait-il travailler avec lui dans son château. Le Conseil s'y tenait assez souvent. Souvent aussi Louis XIII allait visiter le Cardinal malade ou convalescent ; et quelquefois les conversations duraient deux heures[74].

En 1634, avant le mariage de Puylaurens avec l'une des cousines du Cardinal (fin d'octobre), Richelieu donna à Gaston une grande fête à Ruel, avec comédie[75], collation et ballet. C'était Madame de Combalet qui, en pareil cas, faisait les honneurs de la maison.

Parmi les visiteurs illustres qui vinrent à Ruel, nous citerons : Mazarin, nonce du pape (17 janvier 1635), qui, au mois d'août, resta à Ruel, malade de la fièvre, pendant dix-huit jours ; — Gaston et son favori Puylaurens (21 janvier 1635). La conversation que le Cardinal eut avec Gaston[76] prouve que ce prince était un personnage fort grossier et de mœurs fort peu dignes de son rang. — Ce fut aussi en 1635 que les statuts de l'Académie française furent signés au château de Ruel.

En 1636, viennent à Ruel : le 15 mars, le duc de Parme ; le 18 mars, Bernard de Weimar, qui y dîne le 26 mars.

Le Cardinal, en 1636, vint à Ruel se reposer, se purger et prendre force pour supporter les tintamarres de Paris et les tracas[77]. Nous n'avons pas le détail des parties fournies, en 1636, au Cardinal par son apothicaire, le sieur Perdreau ; mais la Revue nobiliaire[78] nous a fait connaître celles de l'année précédente. En 1635, le sieur Perdreau fournit à Monseigneur l'Éminentissime Cardinal-duc de Richelieu 75 clystères et 127 bols de casse, sans compter les médecines laxatives et les bouteilles de tisane, le tout s'élevant à la somme de 1.401 livres 14 sols, le clystère payé 4 sols, le bol de casse 4 livres.

En 1638, le 13 janvier, Louis XIII vint à Ruel danser le ballet des Nations[79]. — La même année, le 22 avril, meurt de pleurésie, au château, Zaga Christos, prince d'Éthiopie, âgé de 22 ans ; il était en France depuis trois ans[80]. — Le 18 décembre de la même année, le père Joseph meurt, d'une attaque d'apoplexie, au château où il avait un logement.

En 1640, parmi les visiteurs, nous retrouvons Mazarin (5 janvier), nommé plénipotentiaire pour la paix générale qui se doit traiter à Cologne[81] ; — le prince Casimir, frère du roi de Pologne, auquel Richelieu fit voir les raretés de son parc (20 mars) ; — le comte palatin Gustave de Suède et le prince palatin (3 avril).

En 1642, de retour de Tarascon, où il avait été si gravement malade, le Cardinal quitta Paris et vint se reposer à Ruel (26 octobre). Le 30, Anne d'Autriche venait le visiter, et Richelieu lui fit servir une splendide collation[82]. Le 4 novembre, il retourna à Paris, où il mourut en décembre de la même année.

Pendant la Régence, Anne d'Autriche, qui aimait beaucoup madame d'Aiguillon, vint plusieurs fois à Ruel[83]. Le 15 juin 1645, la célèbre Julie, mademoiselle de Rambouillet, épousait, à Ruel, M. de Montausier, qui lui faisait la cour depuis quatorze ans ; elle avait alors 38 ans.

Le 11 mars 1649, Anne d'Autriche signait, à Ruel, la paix avec Messieurs du Parlement, et terminait ainsi la première Fronde. Plus tard, Louis XIV eut l'idée d'acheter le château de Ruel, dont les admirables jardins avaient attiré son attention ; mais il abandonna ce projet et bâtit Versailles.

Je ne puis pas passer au château de Richelieu sans dire un mot de la fin du château de Ruel. A la Révolution, il fut confisqué comme bien d'émigré, et fut vendu mais non détruit. On trouve aux Archives de Seine-et-Oise quelques renseignements sur cette vente. Les trois quarts du domaine de Ruel, appartenant au duc de Richelieu d'Aiguillon[84] et comprenant le château, les jardins, les potagers, la glacière, le parc de 164 arpents clos de murs, la ferme et dépendances, furent vendus 102.612 fr. 37 c. à Isaac-Philibert Ardant, habitant de Ruel, le 12 thermidor an V (30 juillet 1797). — Le quatrième quart, appartenant à Guigue-Moreton et Chabrillant, fils et petit-fils dudit Armand-Emmanuel du Plessis Richelieu d'Aiguillon, aussi émigrés, fut vendu à J.-B.-Antoine-Marie Malibran 34.204 fr. 13 c., le 28 pluviôse an VII (16 février 1799).

Ruel devint, sous l'Empire, la propriété de Masséna. A la mort de la Maréchale, sous la Restauration, le château fut acheté par la Bande-Noire, qui le fit démolir pièce à pièce, et les terrains furent vendus par lots[85].

Enfin, disons que de toutes les merveilles de la résidence du Cardinal il ne reste plus aujourd'hui qu'un bassin et quelques parties du mur d'enceinte du parc, sur la rue du Château.

 

VI. Château de Richelieu.

 

Le Cardinal tenait de son père un château à Richelieu. C'était un petit castel avec tours, chapelle, bâtiments de service, cours et jardin, le tout entouré de murs et de fossés remplis d'eau courante[86]. En 1625, le Cardinal et sa nièce, madame de Combalet, vinrent à Richelieu, et le Cardinal se décida à transformer la demeure de ses pères devenue insuffisante pour lui[87]. Jacques Le Mercier, architecte du Roi, fut chargé des nouvelles constructions, et nul n'était plus digne que lui d'en donner le dessin.

Dès 1626 on travaillait au nouveau château, et déjà les sculpteurs étaient à l'œuvre. Brard faisait un buste du Roi ; Berthelot exécutait le buste de la Reine-Mère et la statue de Louis XIII en dieu Mars[88]. C'était M. de Sourdis, archevêque de Bordeaux, qui était chargé de la direction des travaux du château et de la construction de la ville que le Cardinal faisait bâtir à côté de sa résidence 4. En 1632, les travaux n'avancent pas au gré du Cardinal, qui désire que les bâtiments soient achevés cette année. En même temps que les maçons bâtissent, Vouet travaille déjà aux peintures[89].

En revenant de Bordeaux (1632), où il avait été si malade, Richelieu voulait aller visiter son nouveau château ; mais la mort du roi de Suède, Gustave-Adolphe le força de revenir sans tarder à Paris. L'occasion de visiter le château ne se représenta plus, et le Cardinal mourut sans avoir vu le splendide palais qu'il s'était fait construire.

En 1633, la ville était presque achevée. La grande rue était bordée à droite et à gauche d'hôtels uniformes bâtis par les architectes Barbet et Thiriot. Chaque hôtel a un étage avec trois fenêtres, au-dessus duquel est un étage mansardé. Les halles et l'église sont à l'une des extrémités de la rue. De chaque côté il y a douze hôtels[90]. C'est toujours M. de Sourdis qui dirige les travaux[91].

En 1633, Le Mercier, Vouet et Ferrier font les dessins des plafonds de la galerie et des chambres. On plante les allées du parc. Le verger est planté par le curé d'Hénouville, amateur d'horticulture distingué. Le Cardinal espère qu'en 1634 le château sera complètement terminé et qu'il pourra y recevoir le Roi[92].

En 1635, Gaston vient à Richelieu[93], et M. de Chavigny, rendant compte de cette visite, le 28 mai, au Cardinal, lui dit que, d'après les paroles de Monsieur, il pourra se vanter d'avoir la plus belle grande maison qui soit dans l'Europe, à l'exception de Fontainebleau. Le prince avait déclaré qu'il n'avait rien vu de plus beau que les statues de Richelieu, et que les siennes après celles-là lui faisaient mal aux yeux. Mais les travaux n'étaient pas encore achevés cette année, et la guerre avec l'Espagne les arrêta pendant quelque temps.

Un peintre ordinaire du Roi, Nicolas Prévost, avait fait cependant, en 1635, diverses peintures à la galerie[94].

En 1637, Mademoiselle de Montpensier, en allant voir son père qui était à Blois, passa par Richelieu et visita le château. Elle fut reçue par Madame de Combalet et ses amies Mademoiselle de Rambouillet et Madame du Vigean. On lit dans ses Mémoires le récit de cette visite.

J'arrivai ce soir-là à Richelieu. Il y avait à toutes les fenêtres de la ville et du château des lanternes de papier de toutes couleurs, dont toutes les lumières faisaient le plus agréable effet du monde. Je passai dans une fort belle rue dont toutes les maisons sont des mieux bâties et pareilles les unes aux autres, et faites depuis peu, ce qui ne doit pas étonner. MM. de Richelieu, quoique gentilshommes de bon lieu, n'avaient jamais fait bâtir de ville ; ils s'étaient contentés de leur village et d'une médiocre maison. C'est aujourd'hui le plus beau et le plus magnifique château que l'on puisse voir : la cour est d'une extraordinaire grandeur, où l'on voit en face un grand corps de logis, au milieu duquel est un dôme ; aux deux bouts, deux pavillons d'où sortent deux autres corps de logis qui règnent le long de la cour à droite et à gauche, et qui aboutissent à deux autres pavillons qui ont communication l'un à l'autre par le moyen d'une terrasse qui est sur la porte par où l'on entre : le tout de la plus superbe manière qu'on puisse s'imaginer ; et ce qui donne une très grande beauté à la cour de cette maison, ce sont des figures de bronze[95] et toutes sortes de pièces de représentation les plus curieuses et les plus enrichies de l'Europe, qui sont autour dans des niches faites exprès dans les murailles.

Tout ce que l'on peut donner d'ornement à une maison se voit à Richelieu : ce qui ne sera pas difficile à croire, si on se représente que c'est l'ouvrage du plus ambitieux et du plus glorieux homme du monde, d'ailleurs premier ministre d'État, qui a longtemps possédé une autorité absolue dans les affaires. Il y a au haut du degré un balcon qui donne sur la cour, où sont deux esclaves en figure de bronze pris à Écouen, qui était à M. de Montmorency, que l'on tient les deux plus rares pièces de cette nature qu'on ait vues de notre siècle. L'escalier est encore fort beau ; pour le reste, c'est une chose inconcevable que les appartements répondent si mal pour leur grandeur à la beauté du dehors.

J'appris que cela venait de ce que le Cardinal avait voulu que l'on conservât la chambre où il était né. Pour ajuster la maison d'un gentilhomme au grand dessein d'un favori le plus puissant qui eût jamais été en France, vous trouverez que l'architecte devait être empêché : aussi n'a-t-il su faire que de très petits logements, auxquels, en récompense, soit pour la dorure, soit pour la peinture, il ne manque rien pour l'embellissement du dedans. Le Cardinal y a fait travailler les plus célèbres peintres qui fussent alors à Rome et dans toute l'Italie. Les meubles y sont beaux et riches au delà de tout ce que l'on peut dire. Rien n'est égal à l'immense profusion de toutes les belles choses qui sont dans cette maison.

Parmi tout ce que l'invention moderne a employé pour l'embellir, l'on voit sur la cheminée d'une salle les armes du cardinal de Richelieu, telles qu'elles y ont été mises du vivant de son père, et que le Cardinal a voulu qu'on y laissât, à cause qu'il y a un collier du Saint-Esprit ; afin de prouver à ceux qui sont accoutumés à médire de la naissance des favoris, qu'il était né gentilhomme de bonne maison. En cet article, il n'a imposé à personne.

Les promenoirs de Richelieu, dit encore Mademoiselle de Montpensier, ne sont pas si beaux que les bâtiments, parce que la nature a refusé à ce lieu autant de grâce que l'art lui en a donné.

Malgré la volonté du Cardinal, le château n'était pas encore terminé en janvier 1638. A cette époque, c'était l'évêque de Chartres, M. de Valençay, qui dirigeait les travaux. Richelieu lui écrivait qu'il fallait que tout fût fait et parfait à Pâques au plus tard[96]. En même temps le Cardinal s'occupait de faire venir de Rome les statues et bustes antiques, dont il avait besoin pour décorer le château. Déjà en 1635 Mazarin lui annonçait l'envoi de plusieurs antiques, et, en 1639, M. de Chavigny parle de cinquante ou soixante statues que le Cardinal a dans Rome et qu'il voudrait faire venir à Richelieu[97].

En 1642, le Cardinal charge le maréchal de la Meilleraye de traiter magnifiquement, à Richelieu, le maréchal suédois Horn, et d'y faire venir la vaisselle d'argent faite pour ce lieu[98].

La même année, le Cardinal écrit que le peintre Prévost n'ayant plus rien à faire que les tableaux de la chapelle d'en bas, il désire qu'il y mette la vie de la sainte Vierge[99].

La résidence princière que le Cardinal s'était fait bâtir à Richelieu était située au sud de la ville, qu'il fit construire, et à l'ouest d'un grand parc de 2.800 mètres de long sur 2.500 mètres de largeur[100], qui existe encore avec ses futaies. Le Versailles de Louis XIV est à peine plus grand que le palais du Cardinal.

On arrivait au château par une longue avenue, large de 40 mètres, plantée de quatre rangs d'arbres et bordée de fossés. Une grande demi-lune terminait l'avenue et précédait l'entrée du Palais. On traversait une première cour, la basse-cour (120 mètres), puis une seconde, l'anti-cour (100 mètres), qui était bordée à droite et à gauche par les écuries, les manèges et les communs. Au bout de l'anti-cour un pont permettait de traverser les larges fossés (26 mètres) qui entouraient le château, et conduisait à l'entrée principale.

La façade du château avait 8 4 mètres. Deux grands corps de bâtiments, presque aussi grands, formaient les ailes entre lesquelles était une troisième cour. Les deux ailes étaient reliées par un portique formant terrasse, à hauteur du premier étage. Au fond de la cour était le grand degré ou escalier qui conduisait aux appartements, et au pied duquel étaient les deux Captifs en bronze de Michel-Ange.

Pour aller du château au parterre, il fallait traverser un second pont sur le fossé. Le parterre était carré (108 mètres), formé de broderies et couvert de fleurs. On arrivait enfin au grand canal, parallèle à la façade du château et long de 350 mètres[101]. Après avoir franchi un troisième pont, on entrait dans une vaste demi-lune, avec rond-d'eau et grottes, à droite de laquelle était une chapelle. Tout cet ensemble était entouré de bois ; au delà de la demi-lune on entrait dans le grand parc.

Les bâtiments ont un étage avec mansardes. Les pavillons[102] ont deux étages avec mansardes. Partout les murs, entre les fenêtres ou entre les arcades, sont décorés de statues et de bustes placés dans des niches. L'aspect de ces bâtiments est d'une distinction et d'une grandeur remarquables[103].

Il serait bien long de vouloir, d'après Vignier[104] et Desmarets[105], décrire en détail les bâtiments, leur décoration, leur ameublement, d'autant qu'il faut avoir sous les yeux les plans et les estampes pour s'y reconnaître. Nous abrégerons autant que possible, renvoyant le lecteur curieux de ces détails aux ouvrages que nous venons de citer et à la lettre que La Fontaine écrivit à sa femme après une visite qu'il fit à Richelieu.

Au premier étage se trouvaient les appartements destinés au Roi et à la Reine, et ceux du Cardinal, la galerie terminée par un grand salon à deux étages, et la bibliothèque. Au rez-de-chaussée, on trouvait la chapelle, aussi à deux étages, de nombreuses chambres et les cuisines du Roi et de la Reine, et celles de Son Éminence. Partout on avait accumulé les statues et les bustes antiques, les peintures des plus grands maîtres italiens, flamands et français, et les objets d'art les plus précieux. Les tableaux étaient du Poussin, de Lorenzo Costa, d'André Mantègne, du Pérugin, du Titien, de Van Dyck, du Bassan, de Rubens, de Gaudenzio Ferrari, de Sébastien del Piombo, du Caravage et du Josépin. On remarquait un Triptyque d'Albert Durer, les Quatre Éléments de Deruet, où les paysages avaient été peints par Claude Lorrain, un Combat de lions et de cavaliers, dont les personnages étaient de Rubens, les animaux de Sneyders et le paysage de Fouquières.

Parmi les artistes employés à la décoration du château, il faut citer Vouet, Stella, Fréminet, Nicolas Prévost, parmi les peintres, et les sculpteurs Berthelot[106] et Bréard.

Desmarets, en 1653, nous fait pénétrer dans ces riches appartements et ses descriptions donnent assez l'aspect et la couleur des pièces. Ici, l'ameublement est vert avec franges d'or ; — le lit de la Reine est recouvert d'une étoffe violette avec fleurs d'or, d'argent et de couleurs ; — ailleurs, le lit et les sièges sont à fond incarnat avec épaisses broderies d'or et d'argent.

Les lambris sont hauts ; quelques-uns sont peints d'azur, et sur ce fond rampe un feuillage d'or ; — autre part, ils sont vermeils et dorés, avec sièges et lit rouge et or ; — ici ils sont sculptés. Les tentures sont de soie rehaussée d'or. Partout l'or bruni répand de brillantes clartés et se mêle à l'or mat.

Tous les plafonds sont peints et dorés. Ceux de l'appartement du Roi ont sur leur fond d'azur des fleurs de lys d'or, des couronnes d'or. Prévost y a peint l'histoire d'Achille. Le plafond de la chambre de la Reine, dit Vignier, est un compartiment au milieu duquel est une ovale enfoncée, accolée de festons, et aux côtés de cette ovale des cornes d'abondance, d'où sortent des sceptres, des couronnes et toutes sortes de bijoux, qui marquent l'abondance et les richesses, taillés en bas-relief. Aux quatre coins du plafond, on voit des culs-de-lampe d'où sortent des Amours, qui répandent pareillement des pierreries, des fleurs et toutes sortes de bijoux. Le reste de la sculpture est taillé fort délicatement : le tout doré d'or bruni sur des fonds d'azur, parsemé de fleurs de lys sans nombre ; de sorte que l'or et l'azur font un mélange le plus riche et le plus agréable du monde.

Les corniches, supportées par des termes, sont partout ornées de vases antiques de porphyre, ou de bustes.

L'appartement de Son Éminence n'est pas moins somptueux que celui des souverains. Sa chambre est peinte de vermeil et d'or ; le tapis est incarnat ; les ornements sculptés et dorés représentent des ancres, des grappins et autres attributs qui rappellent sa fonction de surintendant de la marine. Son cabinet renferme la célèbre table de porphyre et de mosaïque en pierres dures qui se trouve aujourd'hui au Louvre[107].

Partout de beaux marbres formaient les cheminées, les balustrades, les colonnes. Les cheminées étaient décorées d'élégantes sculptures et de tableaux. Toutes les ferrures des fenêtres, des portes, des armoires, étaient en fer argenté ou doré au feu, ciselé et orné des armes et du chiffre du Cardinal. Les planchers sont toujours couverts de beaux tapis, souvent de tapis de Perse.

La galerie renfermait les portraits équestres de Louis XIII et de son ministre, vingt tableaux représentant les victoires du Roi, vingt autres tableaux, dont les sujets, tirés de l'histoire ancienne, pouvaient être comparés aux victoires de Louis XIII[108], et des bustes antiques. Au plafond, les Travaux d'Ulysse. Les vingt tableaux des victoires de Louis XIII, peints probablement par un artiste de l'école de Callot, étaient : le Siège de la Rochelle[109], la Défaite des Anglais dans l'île de Ré, le Premier siège de Casal, le Passage du pas de Suze, la Prise de Privas, la Réduction d'Alais, la Réduction de Mautauban, la Réduction de Nîmes, la Prise de Pignerol, le Passage du pont d'Alpignan, le Passage du mont Saint-Bernard, la Prise de Chambéry, le Combat de Carignan, le Combat de Veillane, la Prise de Vic, Moyenvic et Marsal, le Secours de Casal, la Prise de Nancy, le Combat de Castelnaudary, la Prise de Corbie, la Bataille d'Avein.

Le grand salon, à deux étages, communiquait avec la galerie par trois arcades ; il était, comme la galerie, orné de tableaux et de bustes antiques. — Tous les livres de la bibliothèque étaient reliés en veau noir avec filets d'or.

Desmarets, dans sa comédie des Visionnaires[110], donne quelques intéressants détails sur les jardins. Il nous apprend que les fleurs abondent partout, et que même les tapis de verdure en sont parés ; que des pigeons et des paons superbes marchent d'un pas grave sur la pointe des herbes ; que les principales fontaines étaient celles du Triton, d'Aréthuse et de Neptune ; que les ronds-d'eau étaient décorés de sirènes ; que le lac des Danaïdes, entouré de pilastres, avait de nombreux bateaux peints de blanc et d'azur ; qu'il y avait, dans les palissades, des niches remplies de statues ; qu'à l'orangerie, chacun des orangers était accompagné d'un myrte ou d'un jasmin d'Espagne ; que les fossés étaient profonds et poissonneux. Quant au verger, de 10 hectares, on y avait établi partout des espaliers et des contre-espaliers, et planté de nombreux arbres en plein vent.

Le parc était peuplé de cerfs et de biches.

Voilà ce qu'était devenu le petit château gothique des ancêtres du Cardinal ; il l'avait refait ; il avait fait bâtir une merveille, et, chose bien extraordinaire, il ne la vit jamais[111].

A la mort du Cardinal, le château n'était pas complètement terminé : son successeur, Jean-Armand, duc de Richelieu, acheva l'œuvre en 1660[112]. La même année, Louis XIV et Marie-Thérèse, en revenant de Saint-Jean de Luz, où leur mariage avait été célébré, s'arrêtèrent à Richelieu. Le 5 juillet, dit la Gazette[113], Leurs Majestés arrivèrent en ce lieu, et y ayant passé le lendemain à voir les jardins et les parcs, où elles prirent le divertissement de la chasse, en partirent le 7 fort satisfaites de la beauté de cette maison.

Déjà, sous le maréchal de Richelieu, qui ne s'en souciait guère, les belles collections du Cardinal et de son premier successeur avaient commencé à se disperser. Le maréchal avait vendu de nombreux objets d'art pour payer des créanciers ; il en avait fait enlever d'autres autres pour orner ses maisons de Paris. La Révolution venue, le château est confisqué ; on brise ce qui rappelle la tyrannie ; on vend bon nombre d'objets d'art. En 1800, le gouvernement s'empare de 20 statues, de 23 bustes, de divers tableaux et de la table de mosaïque. En 1801, le duc de Richelieu, rentré en France et en possession de son domaine, le vend à la Bande noire, à la condition de le démolir. Napoléon intervient en 1807, essaye de sauver le château et n'y réussit pas. La dévastation commence et dure plus de quarante ans. Richelieu est devenu une carrière, où l'on vend pavés, pierre à bâtir, marbre, etc., pour toutes les constructions des environs : en 1844, on y vendait encore du pavé et de la pierre !

En 1824, un des propriétaires de Richelieu donna 28 tableaux au musée d'Orléans. En 1835, il y avait plus de 200 tableaux ou portraits entassés par terre dans un bâtiment : on ne trouvait pas à s'en défaire !

De toutes les richesses amoncelées à Richelieu, quelques-unes sont au Louvre, d'autres aux musées d'Orléans, de Tours, de Poitiers et de Versailles. Le reste a été détruit ou vendu à l'étranger. Dès 1835, le château était rasé ; les vandales qui l'avaient détruit habitaient les communs. Les propriétaires actuels cherchent à reconstituer l'ancien domaine, mais le parc seul existe encore : tout le reste a disparu comme à Ruel[114]. Vanité des vanités, tout est vanité.

 

VII. Collections du Cardinal, son goût pour les arts[115].

 

Le cardinal de Richelieu fut l'un des grands collectionneurs de son temps : possesseur d'un revenu considérable, il n'avait qu'à vouloir pour se procurer les objets d'art les plus précieux. Il en acheta en grand nombre : statues et bustes antiques, tableaux des maîtres les plus renommés de l'Italie et des Flandres, petits bronzes (ceux de Jean de Bologne surtout), médailles, livres et manuscrits, orfèvrerie gemmée, objets en cristal, pierres précieuses, parmi lesquelles on cite un gros diamant taillé en cœur et valant 300.000 livres[116], tapisseries, meubles incrustés, tables de mosaïque, porcelaines de Chine, cabinets en laque de Chine.

Il fit faire aux meilleurs peintres français de l'époque de nombreux tableaux, des portraits surtout pour ses galeries, et des peintures décoratives. Son peintre préféré fut Philippe de Champagne, qui fit plusieurs portraits du Cardinal, dont l'un est au salon carré du Louvre[117]. Vouet fut employé au Palais-Royal, à Ruel et à Richelieu. Avec ces maîtres, nous trouvons Juste d'Egmont, Poerson, les sculpteurs Berthelot et Biard. Callot grava, de 1629 à 1631, le siège de la Rochelle et la défaite des Anglais dans l'île de Ré. Louis XIII avait fait venir de Rome Le Poussin pour peindre la grande galerie du Louvre ; le grand artiste arriva à Paris le 17 décembre 1640, et fut admirablement reçu par le Cardinal, qui lui commanda divers tableaux dont il fut très satisfait[118].

Le Cardinal acheta des réductions du Moïse et de la Nuit de Michel-Ange ; il fit faire aussi quelques moulages d'antiques célèbres, la Vénus de Médicis, l'Hercule Farnèse.

Ces nombreux objets d'art étaient employés à la décoration des appartements et galeries des diverses résidences du Cardinal, et transformaient ces palais en musées d'une incomparable richesse.

Les grandes bibliothèques du Cardinal étaient au Palais-Cardinal et à Richelieu. Le premier fonds de la bibliothèque du Palais-Cardinal avait été formé avec la bibliothèque de la ville de la Rochelle, que Richelieu prit pour lui après la victoire. Les manuscrits étaient reliés en maroquin rouge[119].

Richelieu commença à acheter des objets d'art dès 1623. Il a eu de nombreux acheteurs : le prieur des Roches paraît avoir été le premier. Mazarin vint ensuite et fut chargé principalement de l'achat des antiques à Rome, et d'obtenir du pape la permission de les envoyer en France. Lopez était l'un des grands fournisseurs de Richelieu. C'était un Morisque espagnol, venu en France pendant le règne de Henri IV, amateur intelligent et en même temps prêteur d'argent, espion[120], ambassadeur, acheteur habile. En 1628, le Cardinal l'employait à acheter en Hollande tout ce dont il avait besoin pour créer la flotte destinée à combattre les Rochellois[121] ; mais il l'occupa aussi aux acquisitions d'objets d'art, notamment, en 1641, à l'achat du cabinet de tableaux de Vanufle[122]. Lopez était aussi un collectionneur. En décembre 1641[123], on fit chez lui une vente publique des meubles les plus rares et des plus excellentes pièces de cabinet qui fussent en Europe[124]. En 1642, M. de la Thuillerie, ambassadeur à la Haye, était chargé d'acheter des porcelaines de Chine et du Japon[125]. En 1642, Richelieu déclare qu'il achètera les belles tapisseries de Marie de Médicis, qui vient de mourir à Cologne ; il ne veut pas laisser passer l'occasion d'acquérir ces merveilles[126].

Nous avons parlé du château de Richelieu avec assez de détails pour n'y pas revenir ici ; mais il nous reste à donner quelques indications sur les collections de la principale résidence du Cardinal, son palais de Paris. On y comptait 300 tableaux, 50 statues.100 bustes et un grand nombre de bronzes modernes, de vases de cristal, de pièces d'orfèvrerie gemmée, etc. Les tableaux étaient de Léonard de Vinci, d'André del Sarte, du Spada, de Gaudenzio Ferrari, du Guide, de Paul Véronèse, de Raphaël, de Jules Romain, du Titien, du Solario, de Luini, de Jean Bellin, de Nicolo dell' Abbate, du Corrège, de l'Albane, de Rubens, de Porbus le Jeune, du Poussin, de Claude Lorrain, de Philippe de Champagne et de Lebrun, qui commençait à se faire connaître.

Que sont devenues toutes ces richesses, dispersées par l'indifférence des héritiers du Grand Cardinal, par la brutalité des révolutions et surtout par la détestable influence de l'école de David, qui a si longtemps méprisé, proscrit et ravagé toutes les productions de l'ancienne école française, livrées finalement à la pioche de la Bande noire, vendues aux marchands de ferraille ou achetées par l'étranger mieux avisé.

Une grande partie des œuvres d'art rassemblées par le Cardinal a été détruite, le reste est à l'état d'épaves : il y en a au Louvre[127], à Versailles[128], à la bibliothèque Mazarine[129], aux musées d'Orléans, de Tours, de Poitiers, en Angleterre, à Berlin, à Munich, peut-être ailleurs ; le reste a été détruit, cassé, brûlé.

 

 

 



[1] La Reine-Mère avait fait construire le Luxembourg, en 1615, par Jacques de Brosse.

[2] Les communs du Petit-Luxembourg étaient en face de l'hôtel, de l'autre côté de la rue.

[3] Où se trouve aujourd'hui le Théâtre-Français.

[4] Le seul corps de logis de cet hôtel qui ait été achevé par Richelieu fut occupé par la bibliothèque du Cardinal.

[5] Gazette de France.

[6] Cabinet des estampes (topographie). Estampe avec légende.

[7] Gravure de Boisseau, au Cabinet des estampes.

[8] T. II, p. 161.

[9] Non-seulement le Cardinal créa chez lui une et même deux salles de spectacle ; mais il établit, en 1633, un théâtre à Forges, pendant que la Cour y prenait les eaux. (Gazette, 1633, p. 260. — Lettres et papiers d'État, IV, 470, note.)

[10] Il y avait alors à Paris deux troupes de comédiens : celle de l'hôtel de Bourgogne, dirigée par Bellerose, qui jouait la farce ; celle du Marais, dirigée par Mondory, qui représentait les comédies et les tragédies. Le Cardinal créa une troisième troupe, celle du Palais-Cardinal.

[11] 17m, 54.

[12] Jean le Maire, mort en 1655. Il excellait à peindre l'architecture et les perspectives.

[13] Banquettes rembourrées et garnies de velours ou d'autre étoffe.

[14] Environ 40.000 francs de nos jours.

[15] 20.000 francs d'aujourd'hui.

[16] Cette salle servit à la troupe de Molière, à qui Louis XIV la donna en 1660. Après la mort de Molière, l'opéra y fut établi jusqu'en 1763, époque où elle fut incendiée. Rebâtie en 1764-1770 par Moreau, elle fut encore brûlée en 1781 et remplacée par les bâtiments actuels.

[17] Membre de l'Académie française, mort en 1650.

[18] 1634, p. 572.

[19] Gazette, 1635, p. 208.

[20] Histoire du Théâtre français.

[21] Préface sur le Cid.

[22] Gazette, 1636, p. 76.

[23] Page 88.

[24] C'était l'Aspasie de Desmarets.

[25] Louis XIII était bon musicien et compositeur.

[26] Gazette, p. 138.

[27] Page 88.

[28] Qui lui avait donné quelques leçons.

[29] Voici ces vers :

Ne vous étonnez pas, incomparable Armand,

Si j'ai mal contenté vos yeux et vos oreilles ;

Mon esprit, agité de frayeurs sans pareilles,

Interdit à mon corps et voix et mouvement.

Mais, pour me rendre ici capable de vous plaire,

Rappelez de l'exil mon misérable père.

C'est le bien que j'attends d'une insigne bonté ;

Sauvez cet innocent d'un péril manifeste.

Ainsi vous me rendrez l'entière liberté

De l'esprit et du corps, de la voix et du geste.

[30] Victor COUSIN, Jacqueline Pascal. — Étienne Pascal, à son retour, alla voir, à Ruel, le Cardinal, et lui présenta ses trois enfants.

[31] Louis XIV.

[32] Mademoiselle de Montpensier, fille de Gaston, la Grande Mademoiselle.

[33] Gazette, p. 120 et 128.

[34] Mémoires, I, 239.

[35] Depuis connu sous le nom d'abbé d'Aubignac.

[36] Gazette, p. 35.

[37] Nom ordinaire du château de Vincennes.

[38] Edition de 1755, t. I, p. 235.

[39] M. de Montchal dit, dans ses Mémoires : L’évêque de Chartres y avait paru rangeant les chaises, donnant les places aux dames, et s’était enfin présenté sur le théâtre à la tête de vingt-quatre pages qui portaient la collation, lui étant vêtu de velours, en habit court, disant à ses amis qui trouvaient à redire à cette action, qu'il faisait toutes sortes de métiers pour vivre.

[40] Desmarets, seigneur de Saint-Sorlin, mort en 1676, membre de l'Académie, contrôleur général de l'extraordinaire des guerres, secrétaire général de la marine du Levant, auteur de nombreux ouvrages (Voir KERVILER, brochure sur Desmarets, 1879, chez Dumoulin).

[41] Edition de 1728, I, 107.

[42] De l’assemblée du Clergé.

[43] Page 68. — Ce ballet était composé de 36 entrées.

[44] Page 237.

[45] Gazette de 1641, p. 128.

[46] La conjuration de Saint-Mars, du duc de Bouillon et de Gaston.

[47] L'Espagne attendra encore six ans pour voir son espoir se réaliser : la Fronde lui donnera l'appui qu'elle attendait.

[48] Revue nobiliaire, t. VIII, article de M. Brièle.

[49] Edition Réveillé-Parise, I, 308.

[50] Château près de Franconville.

[51] Lettres et papiers d'État, IV, 230.

[52] Gazette, 1636, p. 424.

[53] Gazette, 1637, p. 516.

[54] Gazette, p. 68.

[55] A 40 kilomètres de Paris.

[56] Une gravure de Chastillon (Cabinet des estampes) représente ce château ; il est carré, avec deux tours carrées et deux tours rondes.

[57] Lettres et papiers d'État, VII, 525, 530 (14 avril).

[58] Statues du Roi et de la Reine (Lettres et papiers d'État, II, 261).

[59] Quelques-unes de ces peintures se composaient des portraits du Roi et de la Reine, de princes et seigneurs (Revue nobiliaire, t. VIII).

[60] Revue nobiliaire, t. VIII.

[61] Lettres et papiers d'État, I, 775.

[62] Michel le Masle, prieur des Roches, chantre et chanoine de N.-D. de Paris, secrétaire des commandements du Cardinal et son secrétaire pour ses affaires particulières. Le prieur était alors en Italie.

[63] Ingénieur hydraulicien.

[64] Lettres et papiers d'État, VII, 583.

[65] Lettres et papiers d'État, II, 141.

[66] Lettres et papiers d'État, III, 745.

[67] JAL, Dict. de biographie et d'histoire.

[68] Lettres et papiers d'État, IV, 305, note.

[69] Hortorum libri quatuor, Cramoisy, 1666, in-12.

[70] PIGANIOL DE LA FORCE.

[71] Ces galeries sont soigneusement entretenues par la municipalité.

[72] Le P. GRIFFET, Histoire de Louis XIII, I, 426.

[73] MICHELET.

[74] Gazette.

[75] La comédie des Tuileries.

[76] Et qui est reproduite tout entière dans les Lettres et papiers d'État (IV, 655).

[77] Lettres et papiers d'État, V, 694.

[78] T. VIII.

[79] Gazette.

[80] Gazette.

[81] Gazette.

[82] Gazette du 8 novembre.

[83] Madame de MOTTEVILLE.

[84] C'est le ministre de Louis XVIII.

[85] GUÉGAN, Quelques Souvenirs historiques sur Ruel et la Malmaison, 1853, brochure in-8° (bibliothèque des Archives de Seine-et-Oise). — M. Alfred Cramail a présenté à la Société de l'histoire de Paris un mémoire sur le château de Ruel, qui n'est pas encore publié (Bulletin de cette société, 1884).

[86] Comte de BONNEAU-AVENANT, la Duchesse d'Aiguillon, p. 32, d'après un manuscrit de dom Mazet. — Une gravure du Cabinet des estampes (topographie) nous montre l'ancien manoir des seigneurs du Plessis-Richelieu.

[87] La Duchesse d'Aiguillon, p. 123.

[88] Lettres et papiers d'État, II, 261.

[89] Lettres et papiers d'État, IV, 304, 327.

[90] Voir, au Cabinet des estampes, un dessin de la ville de Richelieu par Barbet, l'architecte ci-dessus nommé. — Ces hôtels existent encore et ont fort bon air, quoique plusieurs aient des boutiques, ce qui change le caractère primitif. — Le nombre des hôtels fut ensuite porté à vingt-huit.

[91] Lettres et papiers d'État, IV, 475.

[92] Lettres et papiers d'État, IV, 477.

[93] Lettres et papiers d'État, V, 14, 15.

[94] Revue nobiliaire.

[95] Erreur. Les statues étaient de marbre, sauf les captifs de Michel-Ange.

[96] Lettres et papiers d'État, VI, 6.

[97] Lettres et papiers d'État, VII, 6.

[98] Lettres et papiers d'État, VI, 914.

[99] Carte de l'État-Major (Loches).

[100] Lettres et papiers d'État, VII, 149.

[101] Montconis, Voyages, t. II, p. 11 (éd. 1695) dit que le canal avait 700 toises (1.400 m.) de long sur 12 (24 m.) de large.

[102] Situés aux deux extrémités et au milieu de chaque aile et du corps principal.

[103] Voir MAROT, le Magnifique Château de Richelieu, etc., — les estampes de Pérelle, Israël Silvestre, Jérémias Wolf.

[104] Le Château de Richelieu ou l'histoire des dieux et des héros de l'antiquité, 1676, in-12.

[105] Les Promenades de Richelieu ou les vertus chrétiennes, 1653, in-12.

[106] Berthelot était l'auteur de la Renommée en bronze placée sur le dôme de la porte d'entrée du château, et du Louis XIII en marbre placé vis-à-vis de ce dôme.

[107] A la galerie d'Apollon.

[108] Ainsi la Prise de Tyr par Alexandre était mise à côté de la Prise de la Rochelle.

[109] Les tableaux soulignés sont au musée de Versailles.

[110] Acte III, scène 5.

[111] DESMARETS.

[112] MAROT, le Magnifique Château de Richelieu, etc.

[113] Gazette, 1660, p. 650.

[114] Mém de la soc. des Antiquaires de l'Ouest, t. II (1837), Notice sur le château de Richelieu, par Ch. DE CHERGÉ. — E. BONNAFFÉ, Recherches sur les collections des Richelieu, 1883, in-8°.

[115] BONNAFFÉ, Collections des Richelieu. — DE BOISLISLE, Les Collections de sculpture du cardinal de Richelieu (t. XLII des Mémoires de la Société nationale des Antiquaires).

[116] 1.500.000 francs.

[117] Il a été gravé par Nanteuil.

[118] Poussin, fatigué de la jalousie de Vouet, repartit pour Rome à la fin de septembre 1642.

[119] Le Cardinal faisait acheter des livres ou des bibliothèques en pays étrangers ou en France. En 1642, il voulait avoir la bibliothèque rare et curieuse de M. de Cordes. Elle est complète, dit-il, pour l'histoire ; les livres en sont curieux et bien choisis, mais fort mal reliés. Il consentait à la payer 22.000 livres. (Lettres et papiers d'État, VII, 57, 91.) — Il faisait aussi acheter par les ambassadeurs, en Italie, en Angleterre, étoffes de soie, objets de toilette, gants, parfums, qu'il aimait beaucoup. — Voir, pour les bibliothèques, le testament du Cardinal.

[120] Lettres et papiers d'État, IV, 90.

[121] Vaisseaux, canons, câbles, mâts, ancres, poudre et mèche (Lettres et papiers d'État, III, 5). — En 1636, nous trouvons encore Lopez achetant des armes et des munitions en Hollande.

[122] Lettres et papiers d'État, VIII, 375.

[123] Gazette, p. 954.

[124] La vente fut très suivie.

[125] Lettres et papiers d'État, VIII, 379.

[126] Lettres et papiers d'État, VII, 124.

[127] Tableaux de grands maîtres italiens, plusieurs tableaux du Poussin, l'admirable portrait du Cardinal par Ph. de Champagne, Captifs de Michel-Ange, statues et bustes antiques, surtout le buste, en porphyre, d'Alexandre le Grand, table de mosaïque, pièces de cristal et d'orfèvrerie.

[128] Tableaux des victoires de Louis XIII et une admirable Vénus antique (au Tapis-Vert).

[129] Buste du Cardinal par Varin.