LE CARDINAL DE RICHELIEU - ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE VI. — CARACTÈRE ET VIE PRIVÉE DU CARDINAL.

 

 

I. Portrait du Cardinal.

 

Ce chapitre, presque tout entier, est emprunté à l'Histoire du cardinal de Richelieu par Aubery[1], qui l'a rédigée d'après les renseignements et les documents authentiques que lui avait communiqués la duchesse d'Aiguillon. Cet ouvrage n'était pas pour satisfaire la haine des ennemis du Cardinal, qui n'ont pas manqué de lancer contre l'auteur et son livre les critiques les plus acerbes et les jugements les plus injustes. Pour eux, ce n'est qu'une apologie faite pour gagner l'argent que lui donnait madame d'Aiguillon ; en réalité, c'est un livre bien fait et plein de renseignements précieux. Nous n'avons plus aujourd'hui à tenir compte des rancunes et des préjugés d'autrefois ; et l'histoire d'Aubery, surtout dans la partie relative à la personne de Richelieu, à ses habitudes et à sa manière de vivre, est pour nous la source d'informations la plus sûre, car elle provient de la nièce même du Cardinal, de ses souvenirs et des documents qu'elle remettait à l'historien.

Nous sommes certains que tous ceux qui liront ce curieux chapitre partageront notre avis et seront bien aises de pénétrer aussi avant que possible dans la vie privée et l'intérieur du grand ministre.

Nous avons cru cependant devoir faire précéder le récit d'Aubery d'une étude rapide sur le caractère, les qualités et les défauts de Richelieu, étude rédigée d'après les données les plus exactes.

Le ministre de Louis XIII a été sévère, inflexible, impitoyable, dur. A-t-il eu raison ? Je n'hésite pas à répondre affirmativement. En effet, comment trouva-t-il la France à son arrivée au pouvoir ? La France était vassale de l'Espagne ; Marie de Médicis, toute puissante, était soumise, depuis la mort de Henri IV, à la volonté du cabinet de l'Escurial ; l'ambassadeur d'Espagne exerçait sur le gouvernement une influence omnipotente. La France était sans autorité en Europe ; le pouvoir royal était sans force, sans prestige ; les droits de l'État, l'intérêt général étaient méconnus ; l'intérêt des particuliers, celui des partis, seuls étaient pris en considération. Quand les gouvernements sont sans autorité et sans force, les partis deviennent les maîtres de l'État ou se disputent à qui en sera le maître : c'est alors l'anarchie, la licence. Quand le gouvernement est le plus fort, c'est le despotisme. Ce n'est pas Richelieu qui est l'auteur de ces théories, ce sont les faits, et, s'il n'a pas résolu le problème, la juste conciliation des intérêts publics et particuliers, de l'ordre et de la liberté, sommes -nous bien en droit de lui en faire le reproche ? Avons-nous résolu le problème ? Les uns aiment la liberté jusqu'à la licence, veulent sauvegarder l'intérêt particulier au risque de faire périr l'État, c'est-à-dire la Patrie, notre patrimoine à tous ; les autres mettent l'ordre, la sécurité, l'intérêt de l'État au-dessus de tout. Richelieu était de cet avis. Il fut impitoyable envers les factieux et les traîtres, et il ne pensait pas qu'on dût accorder les plus grandes libertés à ceux qui voulaient changer le gouvernement. Pour lui, la faiblesse, l'indulgence envers les ennemis de la monarchie et de l'État, étaient des crimes. Il n'a fait du reste que se conformer aux vœux des États de 1614 : le clergé et le tiers-état demandaient alors instamment que le gouvernement mit fin aux rébellions de la noblesse protestante ou catholique, aux ligues qu'elle formait, aux alliances qu'elle contractait avec l'étranger. En un mot, le pays, la haute noblesse exceptée, voulait l'ordre public, la sécurité, le repos : Richelieu mit ce vœu à exécution, et obligea la haute noblesse à obéir.

Il eut à créer ou à réorganiser l'administration intérieure, les finances, l'armée, la marine, les colonies, qui étaient en pleine désorganisation ou qui n'existaient pas. Partout il eut mille résistances à vaincre ; la routine, la mauvaise volonté, l'incapacité, l'improbité à faire disparaître. Pour le service de l'État (de la France) aux armées et ailleurs, il est sévère : il faut servir exactement, activement et bien. Mais, s'il ne ménage pas le blâme ou les peines, il est prodigue de louanges ou de récompenses. Après lui, il y a une marine ; il y a une armée qui est victorieuse à Rocroi ; il y a une France qui compte en Europe et qui, aux traités de Westphalie, se met à la tête des puissances européennes. Que Dieu veuille nous donner encore quelques Richelieu !

En résumé, si le ministre est impitoyable envers les rebelles, les factieux, les traîtres, les conspirateurs, les criminels d'Etat, dans sa vie privée, l'homme est bon, aimable, bienveillant, comble ses amis et ses serviteurs de bienfaits et de caresses.

Les mœurs du Cardinal sont pures, et sa conduite est d'une correction absolue. Les pamphlétaires, et plus tard Voltaire, ont débité bien des accusations contre lui ; aucune n'est fondée, et nous répéterons ici que Louis XIII, si religieux et si chaste, n'aurait pas eu pour le Cardinal l'affection qu'il avait pour lui si son ministre eût été un prêtre impudique.

Si Richelieu a un juste orgueil, il est exempt de toute vanité, et il sait entendre la vérité. Il est doué d'une patience prodigieuse, quand elle est nécessaire pour arriver au résultat voulu. Mais d'ordinaire il est impatient de voir ses ordres exécutés et les choses faites. En 1627, à propos du ravitaillement de l'île de Ré, il écrit à M. de Guron : Je meurs tous les jours en attente de savoir qu'il soit entré des vivres dans Ré, et une telle nouvelle me donnera la vie[2]. Sa volonté, sa résolution, sa fermeté sont inflexibles. Il va au but sans se laisser détourner par quoi que ce soit, mais toujours après un examen et une étude approfondis de la question. Une fois son parti pris, il mène l'affaire avec vigueur, tout en sachant attendre, dans certains cas, un moment d'agir plus opportun. Pour lui une difficulté n'est pas une impossibilité. En toute affaire, disait-il[3], il y a des difficultés, mais il faut agir en les surmontant, et il les surmontait. En matière d'État, dit-il encore[4], il faut prévoir et pénétrer de loin les affaires, et ne pas appréhender tout ce qui paraît formidable aux yeux.

Il fait connaître les causes auxquelles il a dû ses succès. Je dois les bons succès que j'ai eus en ma vie, premièrement à la bénédiction de Dieu, et en second lieu au soin que j'ai eu de prévenir les accidents, et à une certaine prudence, peut-être timide, mais utile[5].

L'une des meilleures qualités du Cardinal est le désintéressement. Quand il devint grand maître de la navigation, il renonça, au profit de l'État, à une somme de 100.000 écus qui lui revenait en vertu de sa charge. Plusieurs fois, pour les besoins de l'armée, il envoie de l'argent ; il engage sa vaisselle pour s'en procurer[6]. Sa fortune est énorme ; mais il doit son revenu aux grandes abbayes et aux nombreux bénéfices dont il est pourvu, aux émoluments de ses charges, aux libéralités du Roi. C'est un parfait honnête homme, à l'abri de tout soupçon.

Il aime l'ordre ; il veut l'ordre partout : dans l'État, aux armées, dans sa maison, dans ses papiers d'affaires ou d'histoire. Il veut aussi que les papiers de l'État soient classés et conservés avec soin, et il forme le projet d'un dépôt d'archives, qui, malgré son utilité évidente, ne sera établi qu'après lui[7].

Quoique constamment malade ou souffrant de mille incommodités, Richelieu est infatigable au travail. Les affaires extérieures, celles du dedans, l'armée, la marine, les finances, la préparation de ses Mémoires, la surveillance des complots et des intrigues ourdis contre lui, ses bâtiments, sa bibliothèque, les lettres, les arts, le théâtre, qu'il aime beaucoup, ses offices religieux, les audiences, l'occupent sans relâche. Il travaille le jour et plusieurs heures chaque nuit, et il trouve encore du temps pour la conversation avec Boisrobert et Bautru, dont il aime la gaieté et la verve.

On lit dans le Mercure de Siri : Pour se délasser de ses grandes occupations et pour conserver sa débile santé, le Cardinal prenait tous les jours quelques heures de récréation avec ses plus familiers, bannissant de son esprit, dans ces moments-là, tout ce qui en pouvait troubler l'heureuse tranquillité. C'était alors, comme lui ordonnait M. Citois, son médecin, qu'il prenait une dragme de Boisrobert. C'était un abbé qui portait ce nom, attaché à son service, lequel avait infiniment d'esprit, et qui lui faisait ordinairement mille contes facétieux pour le divertir. Le sieur de Bautru, diseur de bons mois, et dont la conversation était des plus agréables, contribuait encore beaucoup à son divertissement. Il savait toutes les intrigues de la Cour et de la Ville, et les lui racontait d'une manière si bouffonne, que tout son grand sérieux en était déconcerté, et qu'il ne pouvait s'empêcher de rire de tout son cœur. Sortant de ces entretiens, il se sentait une nouvelle vigueur pour reprendre le travail.

Le Cardinal aimait le séjour à la campagne. L'air de Ruel était favorable à sa santé. Il se promenait volontiers aux Tuileries où, à une époque, selon Tallemant, il faisait une partie de ballon avec ses courtisans.

Il plaisantait volontiers, souvent avec M. de Guron[8] : ses plaisanteries quelquefois étaient de mauvais goût. En 1634, il écrit à M. de Bouthillier, et l'appelle capitaine et gouverneur du bois de Vie saine[9]. Or, le bois ou château de Vincennes était une prison d'État. Les prisonniers, dit-il encore, n'y sont plus en mauvais air.

Malgré l'élévation de son génie, Richelieu partage avec ses contemporains quelques-uns de leurs travers. Ce grand esprit, dit M. Avenel, n'était pas exempt de quelque penchant aux superstitions vulgaires : les pressentiments, les présages, les pronostics l'occupent ; il ne laisse pas de prêter quelque attention à l'accomplissement de certaines prédictions, au sens de certains songes ; il ne s'étonne pas de la foi à l'influence des planètes, des jours heureux ou malheureux ; et même il admettrait, s'il faut en croire divers passages de ses écrits, la puissance de la magie et l'effet des sortilèges. Il condamne, dans ses ouvrages religieux, les pratiques de la sorcellerie, auxquelles il croit, comme diaboliques. Il croit aussi à la transmutation des métaux. Le Trésor étant vide, le P. Joseph présente au Cardinal un capucin défroqué, qui se faisait appeler Dubois. Cet intrigant se prétendait en état de convertir tous les métaux en or. On fit au Louvre, devant le Roi, son ministre et la Cour, une épreuve solennelle ; il fondit des balles dans un creuset, et le Roi trouva dans les cendres un lingot d'or. De nouvelles expériences ne produisirent plus rien, et en 1637 Dubois fut pendu pour magie, fausse monnaie et autres crimes.

Maintenant nous laissons la parole à Aubery.

 

II. Son zèle pour l'État.

 

La comparaison qui se fait d'ordinaire des ministres d'État, et des autres personnes publiques, aux flambeaux qui se consument eux-mêmes en servant aux autres, convient particulièrement au cardinal de Richelieu, qui a indubitablement prodigué sa santé et sa vie au service de sa patrie et du public. Aussi disait-il ordinairement qu'il aimait beaucoup mieux l'État que sa propre vie : et l'on a effectivement remarqué qu'il semblait n'être animé que de ce zèle, et qu'il se portait bien ou mal selon le bon ou mauvais état des affaires.

C'est pourquoi M. de Noyers écrit dans quelque dépêche au maréchal de Châtillon, pendant le siège de Saint-Omer : L'amour de l'État brûle Son Éminence et consume sa santé, en sorte que le déplaisir de vous avoir vu avec deux armées un mois durant devant Saint-Omer sans ouvrir la tranchée, lui a emporté plus de vie que le travail de deux ans dans la tranquillité.

Il exigeait le même zèle de ses plus proches parents, lesquels il n'eût pas voulu reconnaître pour tels, à moins qu'ils n'eussent montré autant de passion qu'il faisait pour la gloire et l'avantage de l'État : de sorte qu'on a cru que l'affection et l'estime singulière et constante qu'il a eue pour le maréchal de la Meilleraye était fondée sur les preuves de valeur et d'activité extraordinaire qu'il lui voyait rendre en toutes rencontres pour le bien public. Je suis extrêmement aise, écrit-il au Roi, de ce que mon cousin de la Meilleraye se trouve assez heureux de servir V. M. à son gré. Je ne souhaite rien avec plus de passion, sinon que moi et les miens emploient leur vie au service du meilleur maître qui soit au monde.

 

III. Sa prévoyance pour l'emploi des armées.

 

Après quoi il ne faut pas s'étonner s'il exigeait encore la même passion et la même activité des autres généraux qu'il employait pour la conduite des armées, lesquels il ne cessait d'animer par toutes sortes de motifs imaginables.

Il ne se contentait pas de leur avoir donné lui-même, avant qu'ils partissent, les ordres du Roi, de vive voix ou par écrit : il les en faisait continuellement ressouvenir, au moins des plus importants et des plus essentiels, leur faisant d'abord écrire qu'ils ne s'étonnassent point s'ils recevaient souvent par leurs dépêches des redites sur un même sujet, et si divers courriers leur apportaient presque toujours les mêmes ordres. Ce qu'il faisait, non seulement par une louable impatience, causée par l'excès de son zèle, mais encore dans la pensée que cette répétition de ce qu'ils avaient à faire leur était nécessaire pour y mieux prendre garde, ou, en tout cas, qu'y venant à manquer, ils seraient moins excusables.

Sur le moindre délai de se mettre en marche, il les faisait presser, et les pressait lui-même extraordinairement, leur envoyant représenter que tous les moments étaient dorénavant précieux ; que la condition du plus diligent et de celui qui prévenait[10] était toujours la meilleure ; que le premier en campagne avait ordinairement l'avantage, et que d'abord l'on avancerait beaucoup plus avec peu de troupes, qu'on ne ferait pas dans la suite avec les plus puissantes armées.

Etaient-ils enfin en marche et en état d'attaquer, il leur demandait aussitôt quelque grand exploit, qui étonnât les ennemis et qui mît les nôtres en curée, et ne leur dissimulait point qu'il eût volontiers souhaité parmi eux un défunt Terrail, qui avait tant pétardé de places pour l'archiduc sur les Hollandais, ne pouvant presque plus souffrir les longueurs et les dépenses sans fin des sièges réguliers.

S'ils avaient remporté quelque avantage, il leur mandait qu'il fallait battre le fer tandis qu'il était chaud, et ne laisser pas perdre le fruit qu'ils pouvaient tirer de leur victoire : leur proposant souvent l'exemple et la maxime de César et des autres grands capitaines qui poussaient toujours vigoureusement leur première fortune, et ne comptaient pour rien ce qu'ils avaient fait, tandis qu'il leur restait encore quelque chose à faire[11].

Ces instantes sollicitations étaient différemment reçues par les généraux. Les plus soumis tâchaient de s'accoutumer à ces reproches ordinaires de n'avoir jamais assez fait, et essayaient même de les prévenir autant qu'il leur était possible. Mais il y en avait d'autres qui en témoignaient du dégoût et qui les prenaient en très mauvaise part, comme si c'eût été des plaintes et des accusations effectives de n'avoir pas fait ce qu'ils devaient. De sorte qu'il fut enfin obligé d'écrire au cardinal de la Valette qu'il ne croyait pas qu'il dût trouver mauvais, qu'en faisant bien ses affaires l'on désirât les pouvoir encore mieux faire, et que tels désirs étaient toujours fort raisonnables pourvu qu'on les réduisit, comme l'on faisait, à ce qui était possible.

Il y en a qui ont cru que dans cette même pensée, et pour donner encore plus d'émulation de bien faire, il employait assez souvent deux maréchaux de France à la conduite d'une même armée, qu'ils commandaient toujours alternativement et avec une égale autorité, sans autre différence ou prérogative entre eux, sinon que le plus ancien avait droit de choisir le jour ou la semaine qu'il devait commander le premier, et était ensuite obligé de laisser le commandement à son collègue pour le reprendre successivement, et l'un après l'autre.

Cela sans doute avait des inconvénients, et il ne reconnaissait que trop lui-même par ses dépêches que la multitude des commandants n'accommodait jamais une affaire, et qu'il était presque impossible que deux chefs qui commandaient à un même corps s'accordassent bien ensemble. Tellement qu'il ne prenait ces résolutions, contraires à ses propres sentiments, que par nécessité et afin d'avoir de quoi employer plus de seigneurs de qualité et de mérite, ou d'être mieux assuré de leur fidélité et de leur diligence, par le moyen des avis secrets qu'ils envoyaient réciproquement l'un de l'autre.

Pour encore mieux exciter leur activité, il leur faisait écrire qu'étant important à la réputation des armes de S.M. qu'elle sût ponctuellement tout ce qui se passait dans ses armées, ils eussent soin de donner, le plus souvent qu'ils pourraient, avis des journées, des logements et des rencontres qu'ils feraient, et d'envoyer même régulièrement au Roi une exacte relation qui lui fit voir jour par jour l'avancement de leurs travaux et de leurs sièges.

Et non content de tous ces soins, il envoyait encore de ses plus confidents, comme l'abbé de Saint-Mars, depuis évêque d'Auxerre, et quelques autres, non seulement pour être présents, avec les chefs et principaux officiers, aux résolutions, et témoins dans les rencontres de leurs bonnes et mauvaises actions, mais aussi pour faciliter, en tout ce qu'ils pourraient, l'exécution des ordres de la Cour et animer un chacun, par leur exemple, à bien faire.

Il empêcha par ce moyen que les généraux ne dépêchassent plus, comme ils faisaient auparavant, les plus braves et plus nécessaires officiers, sur les moindres occurrences ; ce qu'il crut être fort préjudiciable au service du Roi. C'est pourquoi il fit résoudre S.M. de ne pourvoir qu'à la fin des campagnes aux capitaineries et aux autres charges militaires qui venaient à vaquer, et d'en exclure particulièrement ceux qui abandonneraient avant le temps les armées, afin qu'ils fussent ainsi moins tentés de quitter le service, mais plutôt de s'y signaler extraordinairement et se mettre en état d'obtenir infailliblement ce qu'ils prétendaient.

 

IV. Ses soins pour tout ce qui concernait les gens de guerre.

 

Sachant que les forces de l'État consistaient principalement dans les armées, et que le salut ou la perte du royaume dépendait absolument du bon ou mauvais état des troupes, il en prit des soins très particuliers et n'oublia rien de ce qu'il crut nécessaire pour leur subsistance. C'est pourquoi incontinent après la rupture entre les deux couronnes[12], il ne fit point difficulté d'accepter la charge de surintendant général des vivres, et d'ajouter ce nouveau soin à tant d'autres qu'il avait déjà.

Il ne le fit qu'en suite des plaintes qu'il recevait de toutes parts du retardement ou de la négligence des munitionnaires et des trésoriers, et qu'après avoir remontré dans les conseils du Roi que ce n'était rien faire de mettre des armées sur pied, si l'on ne pourvoyait soigneusement aux vivres et à l'argent pour les faire subsister. Et même il ne douta pas, dans quelque dépêche, de donner avis à S. M. que la justice (la punition) d'un commis qui se trouverait réellement en faute était si nécessaire, que ce ne serait pas le plus mauvais titre que M. le garde des sceaux pouvait donner de sa diligence que d'en faire expédier quelques-uns en la forme commune.

Et certes, il ne voyait tantôt plus d'autre remède à ce désordre, s'affligeant d'autant plus des abus qui se commettaient à la paye des soldats, que c'était lui qui avait introduit le nouvel ordre de les faire payer par des commissaires ou trésoriers, et non plus par les capitaines, afin de bannir plus assurément les passe-volants des montres (revues d'effectif).

Pour empêcher encore les déserteurs, il fit défendre aux trésoriers de payer la montre aux nouvelles troupes qu'après qu'ils auraient retiré un rôle de chaque compagnie, où les noms et les surnoms des soldats fussent exprimés, avec leur âge, le lieu de leur demeure et quelque marque ou signal pour les reconnaître.

Et surtout il s'opposa, avec vigueur et succès, aux prétentions de quelques capitaines qui voulaient faire considérer leurs compagnies, aux montres, au delà du double de ce qu'elles étaient en effet. Tellement qu'il fit représenter aux généraux d'armée, qui semblaient prendre leurs intérêts, qu'ils pouvaient s'informer de ceux qui avaient servi dans les armées étrangères, et particulièrement en Hollande, où la discipline militaire était mieux observée, si Messieurs les États, lorsqu'ils faisaient faire montre, souffraient que, par le caprice et les imaginations des chefs, l'on déduisît 34 hommes sur une compagnie de 60 : qu'ils trouveraient qu'en Hollande, le capitaine d'infanterie avait 50 écus pour sa montre, et qu'on lui passait son fils et son page, et rien plus : qu'il n'y avait pas ainsi d'apparence de réduire une compagnie de 60 hommes à 26, et d'obliger la France seule à faire la guerre à de si rudes conditions ; et que, si cela avait lieu, il faudrait que le Roi eût le double des États qu'il avait pour pouvoir fournir à la subsistance de ce qui serait réel et effectif dans les armées, et de ce qui n'y serait que dans l'imagination et le caprice des chefs.

Ce n'est pas qu'il ne fût aussi indulgent ou favorable qu'il le pouvait être avec justice, aux gens de guerre, qu'il considérait comme les défenseurs de l'État, et dont il croyait que l'on dût d'autant plus avoir de soin qu'ils se dévouaient volontairement pour le salut des autres. C'est pourquoi, ayant été proposé de mêler du riz dans le pain de munition pour les armées d'Italie, il rejeta bien loin cette proposition, sur ce qu'il apprit de ceux du pays que les personnes qui mangeaient de cette sorte de pain étaient sujettes à beaucoup d'incommodités et de maladies.

Il ressentait, pour ainsi dire, le contre-coup de toutes les blessures qui se recevaient à la guerre, et s'affligeait extraordinairement de la perte de nos braves qui mouraient dans le service. Ce qui ayant paru particulièrement à la mort du colonel Hébron, qui fut tué devant Saverne, l'on ne saurait mieux exprimer l'excès de sa douleur sur cet accident que par ce qu'il en écrit lui-même dans quelqu'une de ses dépêches.

Je ne saurais assez vous témoigner le déplaisir que j'ai de la mort du pauvre M. le colonel Hébron, non seulement pour l'estime que je faisais de sa personne, mais pour l'affection et le zèle qu'il témoignait avoir pour le service du Roi. Je vous avoue que sa mort m'a touché si vivement que je n'en suis pas consolable. Je ne doute point aussi de l'affliction que vous me faites connaître en avoir en votre particulier, parce qu'en effet, c'était un homme qui vous était nécessaire en ce temps. Je rendrai à sa mémoire tout ce que je pourrai pour marque de ce qu'il vallait : faisant prier Dieu pour lui et assistant son neveu, dont j'aurai soin comme si c'était mon propre parent. La rançon de Metternik est assurée pour lui, et ce qui est dû à son oncle lui sera payé assurément. Saverne nous coûte bien cher, mais il faut vouloir ce qui plaît à Dieu.

Au retour des campagnes il ne manquait pas de visiter ou d'envoyer visiter les personnes de considération qui avaient été blessées, ni d'envoyer de l'argent à ceux qui en avaient besoin, afin de les pouvoir mieux consoler.

Dans les armées même, aussitôt qu'il s'était donné quelque grand combat, soit à la campagne, soit aux sièges, l'évêque d'Auxerre, ou quelque autre de ses confidents, avait ordre de s'informer de tous les blessés, pour leur porter, de sa part, dans leurs tentes ou leurs huttes, des sommes considérables, et de le faire à chacun selon leur condition et l'emploi qu'ils avaient, depuis les moindres soldats jusqu'aux premiers officiers : ce qui se continuant encore envers ceux qui avaient perdu leur bagage, leur laissait à tous, outre une consolation effective, un vif ressentiment de tant de générosité et de bonté, que l'on accompagnait toujours de compliments et de termes fort obligeants.

Et même il tâchait de prévenir, autant qu'il lui était possible, ces fâcheux remèdes, ayant coutume au commencement des campagnes de faire donner de ses deniers propres aux officiers d'armée, selon leur mérite ou le besoin qu'ils avaient, pour les aider à se mettre en équipage et en état de mieux servir le Roi et l'État.

Il en usait à peu près de même dans la nécessité des finances et aux affaires secrètes, et faisait en sorte, par son crédit ou par son épargne, que les courriers trouvassent leur argent tout prêt aussitôt qu'ils avaient reçu leurs expéditions et l'ordre de partir : sachant bien qu'il n'y a rien en telles rencontres plus préjudiciable au service du Roi que le retardement.

Il est certain que par ce moyen il sauva Casal et quelques autres places qui avaient absolument besoin de ce secours. Mais il y a lieu surtout d'admirer sa générosité et son zèle d'avoir fait l'avance de 200.000 livres, au plus fort de la maladie du Roi à Lyon, et de s'être dessaisi ou engagé pour le bien de l'État d'une somme si considérable, dans un temps où il en pouvait lui-même avoir autant besoin que pas un[13].

Ayant ainsi remarqué la nécessité qu'il y avait d'une épargne secrète pour les affaires subites, il eut soin d'avoir toujours en dépôt, chez M. Desroches, chanoine et chantre de Notre-Dame de Paris, ou chez M. de Mauroy, intendant des finances, une somme de 1.500.000 livres, pour s'en pouvoir servir dans les occasions, comme d'un secours de réserve. Laquelle somme ayant une fois dédiée au service public, il ne la voulut plus divertir[14] à d'autres usages, et se résolut de la léguer en mourant à S. M., comme il fit[15].

Ce qui pourrait aucunement justifier les grandes levées de deniers qui se sont faites de son temps, lesquelles néanmoins il reconnaissait ne pouvoir pas encore suffire à tout, et auxquelles il tâchait de suppléer le mieux qu'il pouvait par son épargne particulière et son zèle. De sorte qu'il ne faut point douter qu'il ne déplorât souvent les maladies de l'État, qui ne se pouvaient guérir que par des saignées et des évacuations extraordinaires, et qu'il n'eût effectivement la compassion et la tendresse que représente M. de Noyers dans quelqu'une de ses lettres.

J'avoue, Monsieur, que si je n'étais persuadé que par tant de maux et de tempêtes que souffrent les peuples, on les conduit à la paix, il y aurait matière de désespoir. Mais vous savez, comme nous, avec combien de déplaisir nous savons et comprenons ces douleurs, et combien S. M. voudrait contribuer, pour racheter les souffrances de ses pauvres sujets. Ce sont des médecines dans les États, qui causent de fâcheuses convulsions, tandis qu'elles font leurs effets. Mais l'espérance de la santé doit soutenir le cœur des malades. L'on crie contre Messieurs les Surintendants ; on les accuse de dureté ; mais si l'on voyait, comme nous, avec quelles peines ils amassent maintenant le fonds de nos effroyables dépenses, il y aurait en vérité autant de compassion que de plaintes, et beaucoup plus à douloir[16] dans leurs hautes dignités qu'à y envier. Je vois leurs fonds ; je sors de leur corps ; je sais combien de tours et de détours fait l'argent avant qu'il entre à l'épargne. Tout cela me fait vous dire, Monsieur, que j'estime être du service du Roi, que les peuples le reconnaissent, que c'est avec un véritable regret et une invincible nécessité qu'ils sont dans un état si déplorable, et que la suite et les avantages que S. M. leur prépare quand Dieu aura versé sa bénédiction et apaisé son ire (sa colère) contre la Chrétienté, leur feront connaître que S. Ém. n'a rien de premier ni de second dans les conseils qu'elle représente au Roi, que le soulagement des peuples et un bon établissement pour les en faire jouir longues années. Tous les soins, toutes les veilles, tous les travaux d'esprit qui roulent perpétuellement en cette haute et sublime intelligence n'ont autre but. J'ai l'honneur d'en voir quelque chose, et j'étoufferais la vérité, et, comme dit un Maître des Chrétiens, je la tiendrais injustement prisonnière si je ne la vous publiais.

 

V. Son expérience au maniement des affaires.

 

Il est indubitable qu'il n'avait point de plus forte passion que de faire la paix générale, aux conditions les plus honorables et les plus glorieuses pour la France, ayant dit plusieurs fois qu'il ne mourrait jamais content qu'il ne l'eût signée.

Et certes il semblait qu'il n'y eût que cet avantage-là seul qui lui manquait, pour couronner dignement tant de belles actions, après avoir dompté la rébellion et l'envie, rangé les ennemis du dedans et du dehors au devoir, reculé de tous côtés les anciennes limites du royaume et rendu le Roi maître des plus importantes et plus fortes places de l'Europe, par la prise de la Rochelle, de Casai, de Nancy, de Brisach, d'Arras et de Perpignan. Tellement que si, autrefois, les Romains, pour moins que cela, lui eussent consacré des autels, ou au moins érigé des statues, il n'y avait pas lieu de lui envier la haute estime et la réputation extraordinaire qu'il s'était très légitimement acquise.

Feu Monsieur le Prince[17], doué d'un très grand jugement, ne pouvait se lasser de louer ni d'admirer sa conduite, et lui rendait effectivement des honneurs et des déférences qu'il n'eût pas voulu rendre à un autre de pareille qualité et de moindre mérite.

Le duc Bernard de Weimar, dont l'humeur fière et martiale l'éloignait entièrement du soupçon de complaisance ou de flatterie, était à peu près dans les mêmes sentiments, et a dit plusieurs fois que le cardinal de Richelieu était le premier ministre d'État qui eût jamais été au monde.

Le grand Gustave, roi de Suède, avait aussi un particulier respect pour son mérite, et, lorsqu'il l'honorait de ses lettres, il lui écrivait d'un style singulier et d'une manière sans comparaison plus obligeante qu'il ne faisait aux premiers et plus redoutables souverains de l'Europe.

En un mot, tous nos alliés ne s'intéressaient pas moins que nous à sa conservation. De sorte que dans les dernières brouilleries de la Cour, les factieux ayant fait courir le bruit que Cinq-Mars devait prendre la place du Cardinal, le prince d'Orange en prit l'alarme et fit remontrer au Roi que si la conduite ou l'administration publique passait de la personne de son premier ministre à celle de son favori, Messieurs les États songeraient infailliblement à leurs affaires, et ne voyant plus d'apparence de continuer avec succès la confédération qu'ils avaient avec S. M., ils pourvoiraient par d'autres moyens à leur propre sûreté et embrasseraient indubitablement le parti que l'occasion ou la prudence leur suggérerait.

Les Espagnols mêmes, qui n'ont pas toujours toute l'estime qu'il faut des vertus étrangères, faisaient particulièrement cas de son génie. Ce qui est si vrai, que M. de Bautru[18] se plaignant un jour au comte-duc d'Olivarès que les imprimeries de Flandre semblaient ne servir qu'aux libelles diffamatoires qui se faisaient contre le Roi et son Conseil, le comte-duc lui dit qu'il ferait tout ce qu'il pourrait pour empêcher ce désordre, y étant lui-même intéressé en qualité de ministre ; mais que, pour ce qui regardait la conduite du Cardinal, il avait souvent déclaré, dans les conseils de S. M. Catholique, que son plus grand malheur était d'avoir rencontré dans les affaires de France le premier ministre qui eût paru depuis mille ans dans la chrétienté, et qu'il souhaiterait de bon cœur que les affaires du Roi, son maître, allassent aussi bien que celles de S. M. Très Chrétienne, et qu'on fit imprimer tous les jours des bibliothèques entières contre lui.

Et, ainsi, il ne faut pas s'étonner s'il ne fut pas plus tôt entré dans le Conseil, que l'on y remarqua un notable changement et beaucoup plus de vigueur et de constance dans les résolutions, qui furent aussi tenues plus secrètes et plus promptement exécutées.

Les Espagnols y avaient auparavant trop de part[19] et en pénétraient sans beaucoup de peine les plus importantes résolutions. Ce qui provenait de ce que le Conseil était composé de trop de personnes et que l'on en réduisait les résultats[20] sur un registre, y ayant même un secrétaire député (affecté) pour cet effet, comme au conseil des parties[21] et aux autres juridictions.

A quoi ne s'étant pas contenté de remédier, il essaya encore de rendre la pareille aux Espagnols, et se mit en devoir de pénétrer à son tour ce qu'ils tâchaient de tenir plus secret. Et, en effet, il fut si heureux, ou, au moins, il fut si bien servi, qu'il ne se passait rien d'important dans le conseil du roi d'Espagne qu'il n'en fût ponctuellement informé neuf ou dix jours après.

 

VI. Quelques-unes de ses maximes politiques.

 

Il tenait pour une maxime constante, avec tous les politiques, que le secret est l'âme des affaires et le principe le plus essentiel par lequel elles peuvent réussir. C'est pourquoi il était d'avis que l'on ne devait pas faire part des plus importants secrets, ou mystères d'État, aux princes ou aux Grands du royaume, parce que, comme leur naissance ou leur qualité semblait les dispenser plus de la révérence (respect) et de la crainte des lois, il y avait à appréhender qu'au premier refus ou dégoût qu'ils recevraient ils ne se laissassent emporter aveuglément au dépit et à la colère, et ne fussent ainsi tentés de révéler tout ce qu'ils sauraient, et de causer par ce moyen le dernier désordre dans la conduite des affaires.

Il était encore d'opinion, lorsque ce malheur arrivait, et que quelque prince mécontent formait un parti dans l'État, qu'il fallait beaucoup moins considérer la faute du chef que celle des autres qui grossissaient ce parti et le rendaient formidable.

Il savait qu'ordinairement les princes ne prenaient pas ces mauvais conseils d'eux-mêmes, mais par la suggestion de ceux qui, ne trouvant pas leur compte dans le repos et dans l'état présent des affaires, croyaient avoir besoin nécessairement de nouveautés et de troubles pour se faire jour à quelque meilleure fortune. De sorte que ne pouvant souffrir, comme il disait souvent, que contre toute bonne politique l'on augmentât les grâces à proportion de l'augmentation des fautes, il empêchait avec grand soin que les coupables ne profitassent de leur propre crime, et faisant tomber le plus fort du châtiment sur les principaux auteurs du désordre, il espérait de désarmer les autres malintentionnés par cet exemple, et de contenir un chacun dans le devoir par la considération même de l'intérêt, qui est le plus puissant, ou au moins le plus ordinaire motif.

N'ignorant pas que pour maintenir l'ordre, la punition du mal n'est pas moins nécessaire que la récompense du bien, il était persuadé qu'en France la clémence l'emporte toujours sur la sévérité, ou plutôt que l'indulgence, qui est le vice des bons naturels, y entretient ordinairement le désordre et empêche l'effet des meilleures et plus louables résolutions. C'est pourquoi il ne recommandait rien tant aux généraux d'armée que la sévérité ou la justice, laquelle il ne croyait guère capable d'excès. Je vous promets, écrit-il dans l'une de ses dépêches au cardinal de la Valette, que je n'oublierai rien de ce qui dépendra de moi pour faire que sous votre administration les armées du Roi perdent leurs mauvaises habitudes et acquièrent les bonnes qu'elles doivent avoir. Pour cet effet il faut une grande vigueur de votre part, étant impossible sans cela de mettre les affaires au point auquel vous et moi le désirons pour le service du Roi. Vous verrez par la punition exemplaire que S. M. fait de 150 officiers absents de l'armée qui est en Lorraine[22] comme c'est tout de bon qu'on veut remédier aux désordres. Cette sévérité continuera assurément, et sans cela tout serait perdu. Au nom de Dieu ne pardonnez point à vos déserteurs, et faites quelque exemple notable. Un seul vous rendra autorisé toute votre vie, et en état d'être estimé clément par après.

Dans une autre dépêche au même : Je vous conjure de faire continuer le châtiment de ceux qui manqueront à faire leur devoir, voyant clair comme le jour qu'en l'état auquel sont les choses, il n'y a rien qui puisse autoriser[23] un général, et faire servir le Roi, que la sévérité. Je vous puis assurer que S. M. n'épargnera pas les plus huppés ; mais il faut que ceux qui commandent ses armées fassent le même.

Il estimait aussi qu'aux affaires importantes à la sûreté publique, il ne fallait pas laisser les soupçons mêmes du crime impuni ; que l'on ne pouvait pas avoir toujours des démonstrations et des preuves mathématiques des cabales et des conspirations contre l'État ; qu'elles ne se découvraient le plus souvent que par le succès, lorsqu'elles n'étaient plus capables de remèdes ; qu'ainsi le plus sûr était de les prévoir autant qu'il se pouvait par de fortes conjectures, et de les prévenir en même temps par de prompts remèdes ; et qu'en telles occasions il fallait se défier de tout et se représenter que les remèdes de prévention étaient toujours bénins, au respect[24] de ceux dont l'on était contraint de se servir lorsque les désordres et les maux étaient arrivés, joint qu'il y en avait beaucoup en matière d'État qui n'étaient pas plus tôt nés qu'ils étaient incurables.

Il y en a qui ont cru que c'était son tempérament et son inclination naturelle qui le rendait ainsi sévère et inflexible. Mais il n'y a aucune apparence, étant constant qu'il pleurait aisément et qu'il lui eût été difficile de retenir ses larmes dans les occasions, ce qui marquait une tendresse de cœur et une compassion naturelles. De sorte que vraisemblablement il ne prenait le parti de la sévérité ou de la justice que par raison, et dans la pensée que c'était le parti le plus sûr.

En effet, il était persuadé qu'on ne pouvait jamais aller trop sûrement en matière d'État ; qu'il fallait toujours, s'il se pouvait, avoir deux cordes à son arc ; que pour bien réussir il ne fallait jamais prendre ses mesures trop justes (courtes) ; mais que, pour faire beaucoup, il fallait se préparer à faire encore davantage ; qu'en un mot, dans toutes les grandes affaires, si l'on ne prenait ses mesures trop longues en apparence, on les trouvait toujours trop courtes en effet.

Comme il ne s'assurait jamais trop des entreprises qui semblaient les plus faciles, il ne désespérait presque jamais d'aucun dessein, pour difficile qu'il parût.

Il mettait tout en œuvre pour venir à bout de ce qu'il désirait, et ne croyait pas qu'il y eût rien à négliger dans la conduite de l'État, où la moindre étincelle cause souvent les plus grands incendies. C'est pourquoi il ne dédaignait pas d'envoyer lui même à Renaudot des mémoires ou des relations particulières pour insérer dans la Gazette, et ne souffrait pas que d'autres que lui débitassent les nouvelles publiques, afin d'empêcher par ce moyen le cours ou l'effet des mauvais bruits, lesquels, semblables à un air contagieux qu'on respire, corrompent d'ordinaire par leurs fausses impressions les esprits les plus sincères et les mieux intentionnés.

Quoiqu'il fût capable de tout et qu'il fût un génie universel, néanmoins il était persuadé que, pour se décharger d'une partie de l'envie et n'être point responsable des désordres de la justice et des finances, il fallait qu'un premier ministre laissât au chancelier et au surintendant leurs fonctions entièrement libres. De sorte qu'ayant été obligé par quelque rencontre, en l'année 1627, de déclarer ses sentiments sur les divers emplois des ministres, il fit trouver bon à S. M. qu'elle lui laissât pour sa part le soin de ce qui regardait particulièrement l'administration générale, et qu'ayant confié les sceaux à M. de Marillac, qui était un homme actif, plein de feu et intelligent, elle se reposât entièrement sur lui de la justice, aussi bien que des finances sur le marquis d'Effiat, qu'elle avait honoré de la surintendance, et qu'ainsi il pourrait appliquer plus utilement tous ses soins à la conduite de l'État et travailler avec plus de succès à tout ce qu'il plairait à S. M. de lui commander.

Il ne laissait pas, dans les occasions, d'étendre ses soins surtout ce qui avait besoin de réforme, et souhaitait fort de régler jusqu'aux moindres charges sur le modèle des premières et plus éminentes, qui ne tombaient pas dans le commerce et ne se donnaient qu'au mérite, afin de pouvoir bannir la vénalité des offices, qu'il croyait être la peste ou la ruine d'un État. C'est pourquoi il sut si vivement représenter l'importance et la nécessité de ce dessein, qu'il fit prendre la résolution d'abolir le Droit annuel[25] à l'égard des officiers de judicature, dont les fonctions sont beaucoup plus relevées que celles des autres, afin de supprimer peu à peu la plupart des offices lorsqu'ils viendraient à vaquer et en ôter ainsi peu à peu la vénalité, sans même que les officiers en reçussent un dommage considérable, d'autant que l'on faisait état de donner des survivances à ceux qui avaient vieilli avec honneur dans les charges ; ou, s'ils étaient prévenus de la mort, d'accorder leurs mêmes charges à celui de leurs enfants qui s'en trouverait capable ; ou s'ils n'en laissaient point qui eussent les qualités nécessaires pour cela, de leur faire donner par ceux qui en seraient pourvus quelque récompense. Mais les officiers[26] firent tant d'instance auprès de S. M. pour la continuation du droit annuel, qui leur conservait, avec leurs charges, le plus liquide de leur bien, qu'elle fut obligée de la leur accorder encore pour neuf ans, et néanmoins à des conditions si fâcheuses, qu'ils eussent de la peine à s'y soumettre et perdissent une autre fois l'envie de demander la continuation d'une grâce si chargeante.

Il croyait qu'il n'y avait rien de plus contraire à la bonne conduite que l'irrésolution et le manque de parole, et autorisait sa pensée par l'exemple du souverain modèle, qui est Dieu même, que l'on sait être immuable en ses décrets et en ses promesses. Et il se peut dire que la réputation singulière que ces deux qualités lui acquirent ne lui furent pas inutiles en diverses rencontres pour le service de S. M., étant indubitable qu'il n'eût jamais eu si bon marché qu'il eut de ceux de Montauban[27], si l'opinion qu'ils avaient qu'il était ferme en ses résolutions et constant en ses promesses n'eût touché les esprits les plus opiniâtres et ne les eût fait consentir à le recevoir avec une partie de l'armée dans leur ville et se fier entièrement à sa parole, laquelle ils savaient n'avoir jamais trompé personne.

Mais surtout il approuvait fort le sentiment de Philippe de Commines, lorsqu'il dit : Je ne connus oncques bonne issue d'homme qui ait voulu épouvanter son maître et le tenir en suspicion, ou un grand prince de qui on a affaire, et était tout à fait persuadé qu'il n'y avait point de moyen plus honnête ni plus sûr à un sujet, pour se rendre agréable et même nécessaire à son prince, que de bien servir et travailler avec succès à l'agrandissement et à la réputation de l'État.

 

VII. Sa conduite envers le Roi.

 

Sachant que la principale fonction ou le devoir d'un ministre était de donner de sages conseils et non pas de vaines flatteries à son prince, il inspirait à S. M. des maximes vraiment royales, et lui représentait, dans les occasions, que la réputation et l'honneur étaient le vrai patrimoine des souverains, et qu'il n'y avait pas d'apparence qu'un prince pût prétendre en même temps à une grande réputation et à un profond repos. Ce qui ne se peut mieux concevoir que par son propre discours et par les raisons mêmes qu'il allégua au Roi pour le faire résoudre au siège de Nancy :

Il est à considérer qu'en matière d'État et de grand prince, supporter une injure sans en tirer raison, c'est en attirer une autre ;que la réputation est ce qui maintient le plus les princes, et que qui déchoit une fois en ce genre fait comme ceux qui ayant bronché par mégarde en haut d'un degré (escalier) tombent par nécessité jusques en bas ;que l'argent est inutile aux rois s'ils ne s'en servent aux occasions nécessaires et à leur réputation et à leur grandeur ; et que fermer les yeux à la dépense en certaines occasions est le meilleur ménage que l'on puisse faire à leur avantage ;qu'il n'y a pas de grandes entreprises qui n'aient leurs difficultés ; mais qu'il n'y en a point de la nature de celle qui se prépare qui en ait si peu ;que les princes ne sont pas responsables des événements, mais qu'ils sont obligés à ne rien faire qui ne soit digne d'eux ; et partant, que, quand même le succès d'un tel dessein ne devrait pas être tel qu'on le peut désirer, le Roi ne saurait être blâmé de l'entreprendre, ains[28] il devrait l'être de ne le faire pas, puisque son honneur et les considérations de son Etat l'y obligent ;pour conclusion, après avoir balancé de part et d'autre, j'estime que le Roi est contraint de tirer raison des offenses qu'il a reçues de M. de Lorraine ; que, s'il ne le fait, il décherra de sa réputation et sera bien moins redouté de ses ennemis et bien moins considéré de ses amis.

Mais il est certain que tous ces bons avis eussent été infructueux si ce grand ministre n'eût rencontré un grand prince, naturellement porté au bien et toujours prêt d'entreprendre les plus pénibles voyages et d'essuyer toutes sortes de fatigues lorsqu'il fallait acquérir de la réputation et de l'honneur, comme en effet il en a acquis beaucoup et laissé de grands exemples aux autres souverains.

L'infante D. Isabelle, archiduchesse des Pays-Bas, s'entretenant avec M. de Bautru, pendant qu'il était en Flandre, sur le voyage d'Italie que le Roi allait entreprendre par le conseil de son premier ministre, lui avoua qu'elle estimait heureux le prince qui avait un si fidèle et si intelligent ministre, et ne put s'empêcher de déplorer la condition des souverains qui avaient des peines incroyables à rencontrer des sujets dignes de l'honneur de leur confiance et de la conduite de leurs affaires.

Et le cardinal de la Cueva, premier ministre de S. M. Catholique auprès de l'Infante, dit encore à M. de Bautru, au sujet du même voyage, que le Roi allait faire le seul et véritable métier de roi, qui était de commander en personne ses armées : que les rois qui faisaient autrement devaient passer plutôt pour des baillis ou des sénéchaux qui étaient commis pour rendre la justice aux peuples, à l'abri des injures de l'air et des saisons, que non pas pour de vrais souverains ou lieutenants de Dieu, qui étaient obligés d'agir pour le repos de leurs sujets ; qu'anciennement, les rois catholiques s'étaient tellement signalés par-dessus les autres en faisant comme faisait le Roi, qu'il ne se trouvait point dans le cours de deux ou trois siècles qu'aucuns vassaux, non pas même les infants d'Espagne, eussent la qualité de généraux d'armée ; et qu'il ne fallait pas s'étonner que les ministres, qui ne pouvaient pas persuader leurs maîtres de faire leur charge, ne pussent pas obliger les vassaux de faire leur devoir.

Mais les étrangers eussent encore plus admiré l'ardeur et le zèle du Roi, s'ils eussent su particulièrement tout ce qui en était, et qu'ils eussent pu être témoins des louables inquiétudes ou impatiences que témoignait S. M. lorsque les affaires n'avaient pas tout à fait le succès qu'elle espérait de ses applications et de ses soins. De sorte que notre cardinal était assez souvent obligé, dans ses billets ou ses lettres, de conjurer S. M. de ne s'affliger point des mauvais succès, mais de considérer que si les rois faisaient toujours tout ce qu'ils désirent, ils seraient plus qu'hommes et égaux à Dieu, qui avait voulu se réserver à lui seul cette prérogative.

Il y avait de ses malveillants et envieux qui tâchaient de se prévaloir des impatiences et des chagrins du Roi, pour lui faire perdre la confiance de son maître, et qui épiant toutes les occasions de lui nuire, essayaient d'émouvoir S. M. par la considération de son propre intérêt et de son honneur ; comme si Elle eût fait brèche à sa réputation et à son autorité absolue de dépendre en quelque façon des volontés d'autrui, et de se conformer entièrement, comme Elle faisait, aux sentiments et avis de son premier ministre. Tellement qu'on ne saurait s'empêcher de louer encore ici le jugement et le zèle de S. M. d'avoir connu quels avantages la conduite de notre cardinal pouvait apporter à l'État, et d'avoir maintenu contre tous les efforts et les bourrasques un ministre qu'Elle n'eût su abandonner sans préjudicier notablement a la sûreté et au bien des affaires.

Ce n'est pas que les inquiétudes du Roi ne lui en causassent aussi de très cuisantes, et ne ruinassent beaucoup plus sa santé que ne pouvait faire le plus long et le plus pénible travail dans le calme. C'est pourquoi il avoua souvent qu'il ne trouvait rien de plus fâcheux et de plus insupportable dans l'administration que les continuelles intrigues de la Cour, et que six pieds de terre, entendant parler du cabinet du Roi, lui donnaient plus de peine que tout le reste de l'Europe.

Et ces intrigues semblaient lui devoir être d'autant plus fatales, qu'il semblait trop les mépriser : allant plus au solide qu'à l'apparence et ne craignant point de s'éloigner du Roi, au hasard même de sa fortune, pourvu que ce fût pour le service et l'avantage de l'État. Je sais, disait-il, que les plus raffinés courtisans ont pour maxime d'être le moins qu'ils peuvent absents de leurs maîtres, et jugent que les Grands sont esprits d'habitude, auprès desquels la présence fait beaucoup. Mais puisqu'un serviteur n'est pas tel qu'il doit, s'il ne sacrifie tous ses intérêts pour ceux de son maître lorsque l'occasion le requiert, toutes ces considérations ne m'empêcheront point de marcher et m'exposer à tous périls, pour garantir le Roi des moindres qui lui pourraient arriver.

Néanmoins, pour tâcher de suppléer à ce défaut et remédier à ce désordre, il ne se contentait pas d'avoir toujours auprès du Roi de ses créatures, qui lui rendaient tous les bons offices imaginables, mais il avait encore soin de faire lire à S. M. ses raisons, et lui envoyait ordinairement des Mémoires particuliers, par lesquels il lui représentait que, puisqu'il plaisait à S. M. se servir de lui dans ses affaires, Elle jugerait sans doute raisonnable de n'ajouter aucune foi à tout ce qui lui pourrait être dit à son préjudice par ses ennemis déclarés, auxquels même la raison voulait qu'Elle fermât la bouche et qu'Elle ne leur ouvrît ses oreilles. Que n'ayant rien à craindre que les soupçons qui pouvaient naître dans l'esprit de S. M. et les fausses impressions qu'on lui pouvait donner de sa conduite, Elle ne trouverait pas mauvais qu'il y cherchât le remède. Que les soupçons ne deviendraient jamais considérables, si l'on avait soin de les découvrir dès leur naissance et de s'en éclaircir avant qu'ils eussent pris racine, et qu'il y avait aussi deux moyens pour empêcher le mal que pouvaient faire les faux avis, qui ne sont que trop fréquents dans les cours des princes.

Que le premier était d'y fermer entièrement l'oreille ; ce qu'il ne demandait pas quand les personnes qui voudraient parler à son désavantage ne seraient pas ouvertement ses ennemis, de peur qu'il ne semblât fermer toutes sortes de voies et d'accès à la vérité. Et que l'autre consistait à ce qu'il plût à S. M. ne recevoir point aucun avis dont Elle ne le fit aussitôt avertir pour en éclaircir la vérité, à la charge que ceux qui lui auraient découvert des vérités importantes à l'État seraient récompensés selon qu'ils le mériteraient, et que les autres qui auraient controuvé des faussetés pour l'inquiéter, ou pour se rendre considérables, seraient traités à la rigueur et punis exemplairement de leurs calomnies.

Qu'Elle était obligée en conscience d'en user ainsi, parce qu'autrement il serait impossible de la servir en la conduite de ses affaires, dans laquelle ceux qui avaient l'honneur d'être employés se faisaient tant d'ennemis en faisant leur devoir ; que si l'on souffrait des médisances secrètes contre eux et qu'il fût permis de les calomnier impunément, la malice et les artifices de la Cour sont tels, qu'un ange même n'y pourrait pas subsister six mois. Qu'Elle y était d'autant plus obligée, qu'il se soumettait à tel châtiment qu'il lui plairait, si lorsqu'il aurait agréable de lui découvrir quelqu'un qui aurait eu dessein de lui nuire et de le décrier par ses impostures, il en avait d'autre ressentiment que celui qu'Elle voudrait et lui prescrirait Elle-même.

Que si Elle voulait maintenir son autorité, il fallait qu'Elle eût l'œil perpétuellement ouvert et qu'Elle ne perdît pas un moment de temps à faire les choses nécessaires pour cela. Qu'il était des désordres d'État comme des grandes maladies, qu'une seule médecine ne pouvait emporter et qui ne se pouvaient guérir que par des remèdes violents et souvent réitérés.

Qu'il s'était perdu chez la Reine-Mère pour n'avoir pas pu défaire les cabales dans leur naissance, et que pour se sauver il fallait prendre le contrepied. Qu'il valait mieux dans ces rencontres faire trop que trop peu, pourvu que le trop n'allât pas à plus qu'à éloigner de la Cour ceux qui pouvant y faire du mal donneraient lieu de croire qu'ils en eussent la volonté. Et qu'enfin, outre que par le trop peu l'on se mettait au hasard de se perdre, il était très certain que faisant quelque chose de trop, pourvu qu'il ne blessât pas la conscience, il n'en pouvait arriver aucun inconvénient, et néanmoins l'on pourvoyait entièrement à sa sûreté, n'y ayant rien qui dissipe tant les cabales que la terreur et le châtiment, ni au contraire qui les entretienne davantage que l'impunité et l'exemple de quelqu'une qui a réussi.

Comme il ne doutait[29] pas de dire librement ses avis au Roi dans les occasions importantes, il ne manquait pas en d'autres d'avoir toute la complaisance qui se pouvait, ni de s'accommoder entièrement à l'humeur de S. M., qui était née pour commander et ne pouvait souffrir aucune contradiction ou résistance à ses volontés. De sorte que pour ne lui donner point de jalousie, il se donnait bien de garde de rien faire que par ses ordres, ou au moins qu'avec sa participation, ni d'attribuer à d'autres qu'à Elle-même toute la gloire des bons succès, comme il savait effectivement qu'il y était obligé. De quoi nous avons déjà vu un exemple assez remarquable dans la Relation qu'il fit imprimer du siège et de la prise d'Arras, où il conserve soigneusement au Roi la grande part qu'y avait eue S. M., et ne parle pas non plus de lui-même que s'il eût été entièrement éloigné des affaires et qu'il n'y eût absolument rien contribué.

Sa modestie se faisait encore remarquer, en ce qu'il réservait pareillement au Roi toute la gratitude des bienfaits qu'il procurait aux autres, de l'épargne (du trésor), ou qu'il leur faisait même du sien ; ne manquant jamais de leur dire que S. M. avait considéré les services qu'ils lui avaient rendus dans les occasions, et les gratifiait par avance de cette somme pour marque de sa reconnaissance et de l'estime qu'Elle faisait de leur mérite, en attendant qu'Elle pût faire quelque autre chose plus considérable pour eux.

Il n'en faisait pas de même aux matières odieuses ; et lorsqu'il était question de faire quelque exemple de sévérité ou de justice, il en déchargeait autant qu'il pouvait S. M., et en rejetait toute la haine sur le Conseil, qu'il disait être résolu de ne plus souffrir les crimes d'État impunis.

Tellement qu'il avait grande raison d'écrire au Roi, comme il faisait souvent par ses lettres : Je souhaite votre gloire plus que jamais serviteur qui ait été n'a jamais fait celle de son maître, et je n'oublierai jamais rien de ce que j'y pourrai contribuer. Pour moi, je n'aurai jamais de contentement qu'en faisant connaître de plus en plus à V. M. que je suis la plus fidèle créature, le plus passionné sujet et le plus zélé serviteur que jamais Roi et maître ait eu au monde. Je vivrai et finirai en cet état, comme étant cent fois plus à V. M. qu'à moi-même.

Et, pour dernière marque de sa reconnaissance et de son zèle envers son prince, il a bien voulu déclarer, par un article exprès de son testament, que s'il avait fidèlement servi le Roi, S. M. avait su, par une vertu toute royale, l'aimer et le combler de ses bienfaits, ayant ainsi plu à Dieu de bénir ses travaux et de les faire considérer par le Roi, son bon maître, qui les avait par sa munificence royale récompensés au-dessus de ce qu'il pouvait espérer. C'est pourquoi il y recommande absolument à ses plus proches héritiers, et à ceux qui jouiraient après eux des duchés et pairies de Richelieu et de Fronsac, et des autres biens qu'il leur substituait, de ne se départir jamais de l'obéissance qu'ils devaient au Roi et à ses successeurs, quelque prétexte qu'ils pussent prendre de mécontentement pour un si mauvais sujet ; et proteste, en sincérité de conscience, que s'il prévoyait qu'aucun d'eux dût tomber dans cette faute, il ne lui laisserait aucune part en sa succession.

 

VIII. Sa singulière affection et tendresse pour ses domestiques[30].

 

Il est fort éloigné du reproche qu'ont encouru quelques-uns, d'avoir été de bons serviteurs et de mauvais maîtres. Sachant que le prix de l'amour est l'amour même, et que, pour être aimé il faut aimer, il avait une singulière affection et tendresse pour tous ceux qui étaient à son service. Ce qui parut principalement à la mort des sieurs de Cahuzac, de Mouy et de Londigny, premiers officiers de ses compagnies de chevau-légers et de gendarmes, qui furent tués en l'une des retraites du cardinal de la Valette au retour d'Allemagne, lesquels il pleura amèrement et dont il témoigna un regret inconcevable.

Il faut plaindre la perte des trois qui y sont demeurés, écrit M. Bouthillier au cardinal de la Valette, laquelle a été ressentie par M. le Cardinal plus que je ne vous puis dire. Je lui ai vu lire ce que vous lui en avez écrit, qui lui a bien tiré des larmes.

Et le Cardinal-duc lui-même au cardinal de la Valette : Il m'est impossible de vous témoigner la joie que j'ai de votre retour. Elle serait entière sans la perte que j'ai faite, laquelle m'afflige plus que je ne puis le dire. Si je pouvais racheter ceux que je plains, je le ferais d'une partie de mon bien. Je ferai soigneusement prier Dieu pour eux, et servirai ce qui les touche de plus près en tout ce qui me sera possible. Je vous prie de mettre ordre à ce que mes compagnies ne se débandent pas, particulièrement celle de chevau-légers qui n'a point de chef. Ne voulant rien faire sans la volonté et l'avis du Roi, j'ai envoyé savoir l'un et l'autre.

Comme il avait un extrême soin des siens, il n'aimait pas qu'ils le prévinssent par leurs demandes et lui reprochassent ainsi tacitement qu'il les eût oubliés. Ce qu'il faisait encore par un principe de prudence et d'intégrité, étant d'opinion qu'un ministre ne doit jamais s'abandonner aux importunités de ceux qui lui font la cour, et n'étant pas d'humeur à gratifier ses parents, non plus que ses domestiques, aux dépens, ou au moins au préjudice de l'État ; comme il le témoigna bien par la réponse assez sèche, ou la réprimande assez sévère, qu'il fit à M. de Pont-Courlay, son neveu, au sujet de certains extraordinaires qu'il désirait avoir sur les galères.

Il est vrai qu'il ne laissait pas de conserver toujours les mêmes sentiments pour eux, quoique pour des raisons particulières il ne pût pas leur accorder ce qu'ils prétendaient, n'exigeant, le plus souvent de ceux d'entre eux qui l'avaient désobligé, sinon qu'ils reconnussent leur faute ; et, lorsqu'il était contraint d'en congédier quelqu'un, il le faisait de la plus douce et moins désobligeante manière, comme il se peut voir par le billet suivant, qu'il envoya au marquis de Coisquen, lieutenant de la compagnie de ses gendarmes, en lui donnant son congé :

Si vous m'eussiez plus tôt témoigné que vous ne m'estimiez pas assez grand seigneur pour commander la compagnie des gendarmes qu'il plaît au Roi que j'aie, je vous eusse donné le consentement que vous pouvez désirer, et vous m'eussiez obligé de n'attendre pas à me le faire connaître par effet, en méprisant votre devoir et les ordonnances militaires, qui obligent la gendarmerie à être armée, en sorte que ma compagnie se soit trouvée seule à la vue du Roi sans armes, bien que je lui en aie fait donner plusieurs fois. Je ne veux pas me plaindre du peu de cas que vous avez fait des diverses prières que je vous ai faites de rendre ma compagnie si bien policée, qu'elle pût servir d'exemple aux autres ; mais vos actions m'apprenant ce que, peut-être par civilité, vous ne m'avez pas voulu dire, pour répondre à votre courtoisie, cette lettre vous témoignera que je ne prétends plus que la compagnie que vous commandez soit à moi, que je vous la remets de très bon cœur pour en obtenir telles provisions du Roi que bon vous semblera.

Cependant, je m'assure que vous croirez bien que je ne serai pas si malheureux que je ne trouve quelque personne de qualité qui voudra bien, en commandant celle qui portera mon nom à l'avenir, faire ce que sa réputation et les ordonnances désirent de lui, et correspondre aux ordres et aux prières qu'il recevra de moi.

Je vous conseille de prendre une conduite toute autre que celle que vous avez eue en cette occasion, et de croire qu'en toute autre rencontre qui se présentera vous recevrez des effets de mon amitié et connaîtrez que je veux être, etc.

Sur quoi il est à remarquer qu'il ne traitait même de la sorte que ceux dont les fautes regardaient le public et l'intérêt de l'État, et qu'il pardonnait volontiers celles des autres qui ne péchaient que contre son service particulier et n'exécutaient pas avec le soin qu'ils devaient les ordres précis qu'il leur donnait.

Il avait dit un jour à Saint-Georges, son capitaine de ses gardes, qu'il se voulait promener l'après-dînée dans sa galerie du Palais-Cardinal et qu'il n'y voulait voir personne ; et néanmoins en y entrant avec M. de Noyers, il aperçut deux capucins auxquels, après qu'il eut donné une audience favorable et qu'il eut expédié ce qu'il avait à faire avec M. de Noyers, il tança fort son capitaine des gardes d'avoir contrevenu à ses ordres, et le traita assez mal de paroles, lui déclarant nettement qu'il voulait être obéi, et que, si une semblable faute lui arrivait une autre fois, il n'en serait pas quitte à si bon marché.

Ce gentilhomme, outré de cette disgrâce et ne croyant pas pouvoir dorénavant rester avec honneur dans le service, prit lui-même son congé et se retira, sans dire adieu, en quelque auberge dans la rue Saint-Honoré. De sorte que M. le Cardinal ne le voyant plus s'enquit aussitôt de ses nouvelles ; et ayant appris ce qui en était, il pria le commandeur de la Porte de l'aller trouver de sa part et de le ramener. Mais le commandeur n'en ayant pu venir à bout, S. Ém. donna charge à M. de la Meilleraye d'y aller à son tour et de le ramener par quelque moyen que ce fût. Ce qu'il fit enfin, après avoir eu assez de peine à le fléchir. Tellement que S. Ém. le voyant entrer dans sa chambre, fut cinq ou six pas au-devant de lui, et, l'embrassant avec beaucoup de tendresse, lui dit : Saint-Georges, nous avons tous deux été bien prompts ; mais si vous faites comme moi, vous ne vous en souviendrez jamais. A Dieu ne plaise que ma promptitude ruine la fortune d'un gentilhomme comme vous, au contraire, je veux vous faire tout le bien que je pourrai.

Quoiqu'il eût un commandement presque absolu sur ses passions et qu'il ne s'y laissât guère emporter qu'autant qu'il voulait[31], néanmoins il était presque impossible que, dans quelque juste ressentiment ou quelque mauvaise humeur, il ne lui échappât quelque parole plus piquante qu'il n'eût voulu contre ses domestiques. Mais quand cela lui arrivait, il ne laissait pas passer la journée qu'il ne leur parlât en particulier et ne leur en fit quelque excuse ; ayant dit quelquefois à ses plus confidents qu'un homme de sa condition serait bien malheureux s'il n'avait quelqu'un qui eût la bonté de souffrir le chagrin que lui pouvaient causer les grandes affaires qu'il avait à soutenir.

En effet, il est inconcevable comment il pouvait être si modéré et si maître de ses passions, dans l'accablement ou la multitude des affaires épineuses qui lui survenaient et l'obligeaient à des inquiétudes et à des veilles extraordinaires.

 

IX. Ses exercices journaliers et sa vie privée.

 

Il se couchait ordinairement sur les onze heures et ne dormait d'abord que trois ou quatre heures. Son premier somme passé, il se faisait apporter de la lumière et son portefeuille pour écrire lui-même ou pour dicter à une personne qui couchait exprès en sa chambre. Puis il se rendormait sur les six heures, et ne se levait ainsi qu'entre sept et huit.

La première chose qu'il faisait après avoir prié Dieu était de faire entrer les secrétaires pour leur donner à transcrire les dépêches qu'il avait minutées la nuit. Et l'on a remarqué que, quand c'était quelque dépêche considérable ou quelque autre pièce d'importance, il ne leur donnait que le temps juste pour une seule copie, de crainte que la curiosité ne les portât à en faire deux ; et après avoir, en leur présence, collationné la copie sur la minute, il retenait l'une et l'autre par-devers lui.

Il s'habillait ensuite, et faisait entrer les ministres avec lesquels il s'enfermait pour travailler jusqu'à dix ou onze heures. Puis il entendait la messe et faisait avant le dîner un ou deux tours de jardin pour donner audience à ceux qui l'attendaient.

Après le dîner, il se donnait quelques heures d'entretien avec ses familiers ou avec ceux qui avaient dîné à sa table ; puis il employait le reste de la journée aux affaires d'État et aux audiences pour les ambassadeurs des princes étrangers et les autres personnes publiques.

Sur le soir, il faisait une seconde promenade tant pour se délasser l'esprit que pour donner audience à ceux qui ne l'avaient pu avoir le matin.

Après cette promenade, il donnait trêve aux affaires d'État, à moins qu'il ne survînt quelque chose d'extraordinaire, et ne voulait plus d'autre compagnie que celle de ses plus intimes et de ses domestiques avec lesquels il vivait si familièrement et avec tant de bonté qu'ils eussent préféré cette satisfaction et cet honneur à tout autre avantage. Il se divertissait aussi quelquefois à la musique et à d'autres récréations honnêtes, gardant toujours cette maxime de ne se retirer point, pour se coucher, sur une matière trop triste ou trop gaie.

La compagnie étant retirée, il ne manquait pas de se réconcilier et de se mettre à genoux, à la ruelle de son lit, pour faire ses prières qui duraient environ demi-heure. Et c'est ce qu'il faisait avec plus de soin et d'application, ne pouvant souffrir que les choses saintes se fissent négligemment, et encore moins qu'il se commît à la messe aucune sorte d'irrévérence.

Ayant un jour aperçu un gentilhomme qualifié qui était à genoux sur un coffre de la chapelle, comme l'on montrait Notre Seigneur, et s'imaginant qu'il fût debout, parce qu'il le voyait fort élevé par-dessus les autres, il donna charge à l'abbé de Beaumont, son maître de chambre, depuis évêque de Rodez, de l'avertir de sa part, à la fin de la messe, qu'il lui ferait plaisir de n'y plus assister avec lui, puisqu'il l'entendait avec si peu de révérence. Sur quoi le gentilhomme fort surpris se justifia le mieux qu'il pût, et assura qu'il était à genoux sur un coffre ; et S. Ém. se contentant de lui avoir fait cette correction, témoigna recevoir son excuse en bonne part, et lui renvoya dire qu'il croyait qu'il fût debout[32].

 

X. Sa dévotion et piété.

 

Il ne manquait pas tous les dimanches de se confesser et de communier, à moins qu'il fût malade ; et le faisait avec tant d'humilité, de ferveur et de tendresse, qu'on lui voyait pour l'ordinaire les yeux tout mouillés de larmes. Et néanmoins comme l'on ne saurait jamais s'approcher de ces sacrements avec toutes les dispositions qui pourraient être nécessaires, il témoignait souvent de la douleur de n'être pas touché si sensiblement qu'il eût voulu du repentir de ses fautes et de l'amour de Dieu.

 

Ses maladies et ses indispositions ordinaires l'empêchant de célébrer la messe aussi souvent qu'il eût voulu, il ne manquait pas au moins de la dire toutes les grandes fêtes, et toutes les fêtes de Notre-Dame, à laquelle il était particulièrement dévot, et dont il croyait la protection absolument nécessaire pour le gouvernement des États[33]. Et l'on a remarqué que jamais personne n'avait ouï sa messe qu'il ne fût touché de dévotion et ne ressentît l'effet de celle que lui-même faisait paraître en une si sainte action.

Mais sa piété ayant sans comparaison plus de solidité que de montre, il faisait ordinairement ses dévotions de très grand matin, et sans autres témoins que son confesseur, son maître de chambre, son aumônier, quelques officiers de ses gardes et ses valets de chambre, et se levait pour cet effet à une heure ou deux après minuit, au réveil de son premier somme ; puis se recouchait pour se relever et entendre la messe aux heures ordinaires.

L'on remarque aussi qu'il faisait souvent prêcher le sieur de Raconis, évêque de Lavaur, et d'autres, devant lui seul, dans sa chambre, afin qu'ils pussent lui dire plus librement leurs pensées et le reprendre sans crainte du scandale qui arrive d'ordinaire lorsque les fautes des personnes publiques sont exposées à la censure ou à la médisance des peuples.

Ses grands emplois ne l'empêchaient pas de s'acquitter religieusement de l'office, auquel ses ordres et ses bénéfices l'obligeaient, n'ayant jamais manqué, hormis dans les maladies, de dire le Bréviaire ordinaire, jusqu'à ce qu'il en eût été dispensé par le pape, ou au moins qu'on lui eût changé la première obligation en celle de réciter un office plus court que le Bréviaire, duquel pareillement il ne se dispensait jamais, et y ajoutait même quelques prières ou oraisons particulières, qu'il composa exprès. Ce qui se peut confirmer par l'extrait qui suit d'une de ses lettres au P. Berthin, général des prêtres de l'Oratoire :

Je vous rends mille grâces de ce que vous me mandez touchant la grâce que Sa Sainteté vous a déjà accordée pour moi, vivæ vocis oraculo. Je vous prie en poursuivre la concession par écrit de S. S., si elle en accorde de sa main, ou de son vice-chancelier, et ce aux propres termes de la supplique que feu M. le cardinal de Bérule vous a envoyée. Je désire avec passion cette expédition, de laquelle S. S. ne fera, je m'assure, aucune difficulté, puisque déjà elle l'a accordée de vive voix. J'ai aussi besoin qu'elle trouve bon, qu'en ne publiant pas cette grâce qu'elle m'accorde, je ne la tienne pas cachée à tout le monde, afin que ceux qui connaissent plus l'accablement auquel je suis, ne pensent que j'omette à satisfaire à une obligation, comme est celle de l'Office, sans avoir licence.

Il avait encore auparavant obtenu un autre bref du pape, qui lui permettait d'assister et d'agir aux Conseils du Roi, lors même qu'il s'y traiterait de causes criminelles et de punitions de mort, sans aucun scrupule de conscience, ni aucune crainte d'irrégularité ou d'autres censures ecclésiastiques, pourvu néanmoins qu'il s'abstint de prononcer lui-même le jugement capital ou de mort.

Pouvant ainsi se mêler plus librement des affaires de la guerre et de la conduite des armées, il s'appliquait particulièrement à empêcher le pillage des églises et des monastères, et les autres désordres ou profanations des choses saintes, et n'avait presque pas d'autre soin que de témoigner aux généraux d'armée le singulier plaisir qu'ils lui feraient d'y pourvoir de la bonne sorte et de n'oublier aucun expédient pour cela.

Estimant aussi qu'il ne suffisait pas d'assembler de puissants corps d'armée, si l'on ne pourvoyait en même temps à leur subsistance spirituelle, il eut le premier la pensée d'instituer, dans les troupes du Roi, des missions militaires sous la direction des pères jésuites.

En un mot, il a toujours eu, soit dans sa vie privée ou dans sa conduite publique, la vertu et la piété pour la principale règle de ses actions ; et ne croyait pas que l'on pût faire état, dans la société civile même, d'une personne sans foi et sans religion, et qui manquait volontairement au premier et plus indispensable devoir qu'il eût. C'est pourquoi il ne souffrait jamais qu'en sa présence aucun s'émancipât à rien dire qui pût blesser la religion ou les mœurs.

Un seigneur de grande qualité ayant entrepris de lui faire un conte et n'osant pas franchir les propres mots qui l'eussent rendu plus intelligible, s'il eût pu honnêtement s'en servir, avait toutes les peines imaginables à se bien expliquer et biaisait avec adresse aux plus mauvais pas ; et néanmoins ne pouvant si bien faire qu'il ne lui échappât de vilaines équivoques et des paroles qui pouvaient recevoir un sens déshonnête, S. Ém. lui ferma la bouche et lui dit qu'il fallait avoir du respect et de la considération pour les enfants, entendant parler des pages qui étaient présents et dans l'actuel service auprès de sa personne.

Il avait tous les véritables sentiments qu'un chrétien doit avoir, et était fort persuadé qu'il ne pouvait y avoir d'affaire plus importante que celle de son salut. Tellement que, huit ou dix jours avant qu'il tombât malade de sa dernière maladie, s'entretenant avec M. Lescot, son confesseur, nommé dès lors à l'évêché de Chartres, sur les affaires de sa conscience, il lui communiqua la grâce particulière que Dieu lui faisait, qui était que s'il savait que ce fût sa volonté qu'il quittât tout ce qu'il avait de biens, d'honneurs et de dignités, et que cela fût nécessaire pour son salut, il protestait qu'il le ferait sans peine.

En la maladie qu'il eut à Narbonne, on l'entendit, les rideaux de son lit étant tirés, et s'entretenant lui seul sur les pensées de l'Éternité, soupirer avec ardeur après la dernière béatitude, et se résignant entièrement aux volontés divines, proférer les paroles suivantes avec tant d'amour et de tendresse, qu'il fondait en larmes : Mon Dieu, je souffre beaucoup, mais je ne demande point que vous diminuiez mes douleurs, car j'en mérite beaucoup davantage ; je vous demande seulement, mon Dieu, la patience pour les supporter. Mais sur toutes choses, je vous demande votre paradis. Vous ne le refusez point, mon Dieu, à ceux qui vous le demandent comme moi ; vous connaissez le fond de mon âme.

En l'une et en l'autre il donna de si grands exemples de vertu et de piété, que l'on peut indubitablement assurer que les meilleurs et plus parfaits religieux ne meurent point dans un plus grand détachement de toutes les choses de la terre, qu'il fit. Aussi M. Lescot a-t-il dit souvent depuis qu'il ne demandait à Dieu que la grâce de mourir dans les mêmes dispositions qu'était mort le cardinal de Richelieu.

Il eut avant de mourir la satisfaction de voir la plupart de ses abbayes dans la réforme, et de recueillir ainsi le fruit de ses travaux et de son zèle, ayant témoigné avec beaucoup d'empressement l'extrême passion qu'il en avait, et mandé ses intentions là-dessus à chaque couvent dans les termes les plus exprès qu'il pût.

Le désir que j'ai de purger toutes mes abbayes[34] des désordres et licences qui s'y sont glissés par le temps, m'en a fait rechercher les moyens plus convenables : et n'en ayant point jugé de plus doux et utiles, pour la décharge de ma conscience et le salut des religieux qui sont sous ma charge, que d'y établir les Pères religieux réformés[35], qui, par leur exemple, porteront les anciens à suivre les bonnes mœurs et l'observance de leur règle, qui a été par eux négligée, cela m'a donné sujet, pour commencer un si bon œuvre, de faire défenses en tous les monastères qui dépendent de moi, de faire donner l'habit, ni de recevoir de novices à faire leur profession, sinon en la forme que la font ceux de ladite réforme : et ai appris que la plupart des religieux le désirent, reconnaissant le peu de satisfaction qu'ils ont de vivre en cette confusion contre leurs vœux.

Je ne doute point que vous ne soyez en même sentiment et que vous ne recherchiez, comme moi, les moyens plus doux et plus convenables pour introduire la réforme, et les Pères qui en font profession, dans votre monastère. C'est pourquoi je désire que vous vous assembliez tous capitulairement, et y mettiez cette affaire en délibération pour en résoudre. Et afin que le tout se fasse plus mûrement, et que chacun de vous contribue à l'exécution d'un si bon œuvre, j'entends qu'il soit dressé un acte qui contienne tout ce qui se passera audit chapitre, et particulièrement les avis de tous les religieux qui y assisteront, lequel on leur fera signer pour me l'envoyer, afin que je puisse reconnaître leurs intentions, et ceux qui se porteront au bien que je veux leur procurer, pour les remettre dans l'ordre et la voie que doivent tenir les vrais religieux. C'est ce que je désire de vous avec affection, vous assurant qu'en y satisfaisant vous me convierez de plus en plus à demeurer, etc.

Il prenait encore un grand soin de faire donner les évêchés à des personnes capables et vertueuses, et de n'ouvrir point l'accès aux premières dignités de l'Église qu'au seul mérite, c'est-à-dire à l'érudition ou à la piété exemplaire.

L'exemple de MM. Grillet, évêque de Bazas, Cohon, évêque de Nîmes, de Lingendes, évêque de Sarlat, et d'autres célèbres prédicateurs, dont les travaux furent si avantageusement récompensés, donnèrent de l'émulation et du courage à plusieurs pour se pousser par la même voie aux mêmes honneurs.

Et, regardant surtout pour ce choix la vertu et la piété, il procura l'évêché de Cahors à l'abbé de la Chancelade, celui de Marseille à M. Gault, et ainsi les autres aux plus dignes sujets et à ceux qui approchaient plus du mérite des anciens évêques. Ce qui ne se peut mieux confirmer que par ses lettres mêmes, dans l'une desquelles, étant sollicité pour des intérêts et des considérations humaines, de faire donner un évêché à une personne assez déréglée dans ses mœurs, il fait réponse : Qu'il ne voudrait pour rien au monde proposer de le faire évêque, étant tel qu'il était, et témoigne ailleurs la dernière satisfaction et la joie extrême qu'il ressentait de pouvoir contribuer au choix de quelque brave prélat, au sujet de la nomination de M. Despois, chanoine de Saintes, à l'évêché de Saint-Papoul. L'affection que je sais que vous portez de tout temps à M. Despois, chanoine de Saintes me fait prendre la plume pour vous donner avis du choix qu'il a plu au Roi faire de sa personne pour le gratifier de l'évêché de Saint-Papoul, qui a vaqué depuis quelque temps. S. M. a d'autant plus volontiers jeté les yeux sur lui, pour l'honorer de cette charge, qu'Elle se promet qu'il s'en acquittera très dignement, et qu'il lui donnera lieu, par sa bonne conduite, de rechercher comme Elle fait, dans le fond des provinces, des personnes de vie exemplaire pour remplir celles qui viendront à vaquer ci-après.

Mais il se peut dire qu'il ne reçut guère plus de bénédiction ou d'applaudissement d'aucune autre nomination que de celle de M. Pavillon à l'évêché d'Alet ; de laquelle toutes les circonstances étant très considérables, méritent bien qu'on s'y arrête un peu plus que sur les autres.

L'un des jours de carême, la duchesse d'Aiguillon étant allée voir M. son oncle à Ruel, et dans l'entretien S. Ém. lui ayant demandé qui était son prédicateur ordinaire, elle lui dit qu'elle en avait ouï plusieurs, dont les sermons ne produisaient le plus souvent autre fruit que l'applaudissement ou le blâme de leurs auditeurs, selon qu'ils en sortaient bien ou mal satisfaits ; mais qu'elle en entendait un depuis huit jours qui touchait si vivement les cœurs, qu'au sortir de ses prédications les moins sensibles se trouvaient tout changés et ne parlaient plus que de pénitence. M. le Cardinal ayant eu aussitôt la curiosité de savoir qui c'était, elle lui dit que c'était M. Pavillon, prêtre de la Mission, dont l'abbé de Beaumont, maître de chambre de S. Ém., qui était présent à l'entretien, fit aussi en même temps un très avantageux rapport, comme d'une personne de piété fort exemplaire et qu'il connaissait particulièrement.

Ce qui laissa une bonne impression de lui à S. Ém., laquelle ayant donné ordre à trois différentes personnes de s'informer plus particulièrement de sa vie et de ses mœurs, et recommandé à chacun d'eux le secret, leurs rapports se trouvèrent tous conformes à ce qu'en avaient déjà dit la duchesse d'Aiguillon et l'abbé de Beaumont, et entièrement à l'avantage d'un si digne sujet, dont S. Ém. prit ensuite le nom et l'écrivit sur ses tablettes afin de s'en pouvoir souvenir à la première occasion.

Peu de temps après, l'évêché d'Alet étant venu à vaquer, M. le Cardinal n'en eut pas plus tôt reçu l'avis, qu'il fut trouver le Roi à Saint-Germain, pour lui représenter que cet évêché, dans la situation où il était[36], s'étendant jusque dans l'Espagne, demandait particulièrement un homme de bien et une personne dont la vie exemplaire lui acquît plus aisément l'amour et le respect des peuples ; parce qu'à moins de cela les Espagnols pourraient bien ne souffrir pas la visite du nouvel évêque, et lui refuser la soumission et l'obéissance qu'ils lui devaient sous prétexte de la guerre déclarée entre les deux nations. Et comme S. M. eut incontinent témoigné un grand désir de trouver un sujet tel qu'il fallait pour dignement remplir cet évêché, S. Ém. lui dit qu'au séminaire de M. Vincent[37] il y avait un bon ecclésiastique, lequel il estimait avoir les qualités nécessaires pour cela, suivant les rapports très avantageux qui lui en avaient été faits par diverses personnes qu'il avait séparément chargées de s'en informer. Ce qui fut en même temps approuvé par le Roi, et le brevet ayant été aussitôt expédié, S. Ém. l'emporta avec elle à Ruel, et donna charge à l'abbé de Beaumont de mander à M. Pavillon qu'il la vint trouver.

N'ayant jamais eu aucune prétention à la Cour, il demeura fort surpris de cette nouvelle, et alla d'abord s'imaginer qu'il lui pouvait être inconsidérément échappé, dans quelque sermon, de parler contre le gouvernement et le ministère. Néanmoins sa conscience ni sa mémoire ne lui reprochant rien de semblable, il ne savait absolument que penser, ni même à quoi se résoudre, sans M. Vincent qui lui conseilla d'obéir et d'aller librement à Ruel, où, étant arrivé, l'abbé de Beaumont l'introduisit aussitôt à l'audience de M. le Cardinal, qui le vint recevoir à la porte de sa chambre ; et après l'avoir embrassé avec beaucoup de tendresse, lui dit que le Roi, ayant besoin pour l'évêché d'Alet d'une personne de vertu et de piété, avait jeté les yeux sur lui et lui en avait fait expédier le brevet qu'il lui présentait : S. M. s'assurant que, dans la guerre que nous avions avec l'Espagne, il n'aurait d'autre pensée que d'édifier ses diocésains et se conduirait en sorte qu'il pourrait librement faire la visite dans toute l'étendue de son diocèse sans donner le moindre soupçon de cabale, ou la moindre jalousie aux Espagnols, lesquels par ce moyen pourraient profiter, aussi bien que les Français, du bon exemple de sa vie.

Ce compliment, auquel il ne s'attendait pas, l'étonna tellement, qu'il fut quelque temps sans répondre, et étant enfin revenu à lui, il voulut représenter qu'il ne pouvait en conscience accepter cet évêché, et qu'il s'en fallait beaucoup qu'il eût les forces nécessaires pour une telle charge, à laquelle d'ailleurs Dieu lui donnant une espèce d'aversion, c'était une marque qu'il ne l'y voulait pas et qu'il destinait à d'autres un si grand emploi. Sur quoi M. le Cardinal lui repartit qu'il osait lui répondre que, se soumettant à ce que l'on désirait de lui, il se conformerait infailliblement à la volonté divine, à laquelle seule on pouvait attribuer sa nomination et le choix qui avait été fait de sa personne, puisque ce n'étaient pas ses propres sollicitations, ni celles de ses amis, qui lui eussent procuré l'honneur que le Roi lui faisait, mais que c'était Dieu seul qu'il l'avait inspiré à S. M. et à ses ministres, sur lesquels partant il n'avait qu'à se reposer et à se tenir en sûreté de conscience.

Et comme, nonobstant tout ce qu'on lui put alléguer, il refusait absolument d'accepter le brevet et continuait toujours de représenter son incapacité et sa faiblesse pour supporter un si grand fardeau, S. Ém. lui remontra qu'étant théologien, il n'ignorait pas que Dieu nous donne à tous des forces suffisantes pour le servir, chacun selon sa vocation. De sorte qu'étant ainsi pressé, il ne sut trouver d'autre moyen d'échapper alors que de demander du temps pour délibérer plus mûrement sur une affaire de cette importance, et la recommander aux prières de personnes dévotes, afin qu'il plût à Dieu lui inspirer sa volonté. Pour lequel effet ayant demandé un délai de neuf jours, S. Ém. le lui contesta quelque temps, soutenant toujours que celui de trois suffisait, et ne le lui accorda enfin qu'à la charge qu'il donnerait aussi de sa part la satisfaction qu'on lui demandait.

Ce qui lui fut une espèce d'engagement, parce qu'étant ainsi obligé de remettre la décision de cette affaire à la prudence de ses directeurs et d'autres personnes de piété, ils furent tous d'avis qu'il ne devait plus résister à cette vocation, et qu'il ne le pourrait faire sans blesser sa conscience. De sorte qu'il lui fallut retourner à Ruel et se soumettre aux ordres de S. Ém. ; laquelle, après l'avoir fait souvenir de ce qu'elle lui avait déjà dit que c'était la volonté de Dieu qu'il fût évêque, lui déclara qu'il eût à continuer son zèle pour le salut des autres et à bien instruire les sujets du Roi au service de Dieu, et que c'était tout ce que S. M. désirait de lui.

Après quoi il serait inutile de vouloir représenter les regrets et les larmes sincères de ce nouveau prélat, et les reproches qu'il fit à l'abbé de Beaumont, qui était son ami, jusques à l'appeler le bourreau de son repos, et l'accuser de cruauté. Je remarquerai seulement, à l'honneur de notre cardinal, qu'afin d'avoir plus de part à un si digne choix, il eut soin de lui faire venir ses bulles, les paya de ses deniers propres, et lui fit présent d'un carrosse et d'un équipage convenable à sa nouvelle dignité.

Ce qu'il ne fit pas à M. Pavillon seul, mais encore à MM. de Raconis et de Lingendes, évêques de Lavaur et de Sarlat, et à quelques autres ; et même l'on assure qu'il y eut peu de nouveaux évêques de son temps auxquels il ne donna des marques de sa libéralité, leur envoyant de quoi payer leurs bulles, dresser leurs équipages et acheter des meubles ou de la vaisselle d'argent, afin qu'ils pussent, avec plus de commodité et d'honneur, servir le public et l'Église.

Il avait ordinairement dans son portefeuille un mémoire de ceux qu'il jugeait plus capables des évêchés et archevêchés, du mérite desquels il faisait encore informer par des personnes non suspectes et de vie irréprochable ; et lorsqu'il en venait à vaquer, il allait trouver le Roi et lui proposait quelques-uns de ceux qui étaient sur son mémoire, étant d'opinion de préférer toujours les gentilshommes, qui seraient également capables, aux autres, et de ne les charger jamais, s'il se pouvait, de pensions.

 

XI. Son zèle pour la religion.

 

Il n'avait pas seulement soin des diocèses de France, pour y établir de bons évêques, mais encore des pays infidèles et des terres éloignées qui se défrichaient pour la semence de l'Évangile, pour y envoyer des missionnaires zélés et capables. Il leur donnait beaucoup pour les aider à vivre aux lieux où il leur fallait aller ; et dans le plus fort des affaires il ne laissait pas de conférer avec M. Vincent et avec le P. Eudes, de l'Oratoire, qui était aussi un grand homme de mission, pour s'informer d'eux des moyens dont ils se servaient et pour leur offrir tout ce qui dépendrait de son pouvoir pour cela. Et l'on a remarqué que les conférences qu'il avait avec ces messieurs ne duraient jamais moins de deux ou trois heures, tant il y prenait de plaisir et avait la matière à cœur.

L'on écrit que ce qui lia d'abord l'étroite amitié ou bienveillance qu'il a toujours témoignée au père Joseph, capucin, dont Paul V a souvent dit à M. de Marquemont[38] qu'il fallait nécessairement qu'il eût quelque lumière intérieure qui causait en lui tant de ferveur et de zèle, ce fut une sainte et ardente passion qu'ils avaient tous deux pour les missions étrangères et pour la conversion des schismatiques et des infidèles.

Etant depuis élevé au ministère, il ne laissa pas de conserver toujours cette même ardeur et ce même zèle ; et l'on croit qu'il poursuivit l'établissement du commerce des mers et la qualité de grand maître et intendant de la navigation, non seulement pour s'en prévaloir à la sûreté et à la gloire de l'État, et pour mettre en pratique la pensée du cardinal d'Ossat, qui remarque, dans quelques-unes de ses lettres à M. de Villeroy, que si nous avions des vaisseaux de guerre, pour l'une et l'autre mer, nous pourrions empêcher et rompre au roi d'Espagne toute entreprise qu'il aurait contre autrui, et aider à celles qu'on aurait contre lui ; et empêcher encore qu'il n'envoyât aux autres États qu'il a en Europe, hors l'Espagne, et que desdits États on n'envoyât aussi vers lui, — mais principalement pour favoriser la propagation de la Foi, et dresser à cette fin de nouvelles compagnies pour le Canada et ailleurs.

Sur quoi il arriva qu'une personne de Caen, qui était calviniste, ayant traité avec le nouveau grand maître et intendant de la navigation pour avoir elle seule la surintendance du commerce de Canada, moyennant cent mille livres par an, S. Ém. donna charge à M. Fouquet d'en dresser le traité. Mais avant que d'y travailler, il fit remarquer à S. Ém. que ce personnage était de la Religion, et qu'étant maître du commerce de ce pays-là, il n'y laisserait passer que ceux qu'il voudrait, quelque précaution que l'on sût prendre par le traité, et qu'ainsi la fin (le but) principale de S. Ém., qui était la propagation de l'Évangile, ne pourrait pas infailliblement avoir lieu. Ce qui s'étant trouvé conforme aux intentions et aux sentiments de notre cardinal, il rompit aussitôt le traité avec ce religionnaire, et en estima encore davantage M. Fouquet, du jugement duquel il faisait grand cas.

Il employait à cette même fin sa politique, et comme il ne pouvait souffrir de factions dans l'État, il ne pouvait endurer de nouveautés dans la religion, tenant pour maxime certaine qu'il fallait étouffer les unes et les autres dans leur naissance[39].

... Ce zèle n'avait presque point de bornes, et l'on ne saurait concevoir les libéralités secrètes qu'il faisait dans toutes les provinces du royaume pour l'avancement de la religion et la conversion des hérétiques. Il y avait de son temps peu de ministres français à qui il n'eût fait offrir de grandes sommes, et qui ne les eussent reçues, quoiqu'ils sussent bien qu'il ne le faisait qu'afin de les attirer au bercail de l'Église romaine. Il se servait pour cela du ministère de diverses personnes, et particulièrement du P. Audebert, jésuite, qui entendait fort bien les controverses...

En un mot, il se peut dire qu'il n'a jamais eu de plus forte passion que d'exterminer l'hérésie, et qu'il ne s'est pas contenté d'avoir employé son crédit, dès le temps qu'il était secrétaire d'État, pour fonder une chaire royale de controverses en Sorbonne, et d'animer ainsi les autres par la considération de l'honneur ou de l'intérêt à écrire pour la défense de la Religion et de l'Église, mais qu'il a voulu être lui-même de la partie et consacrer à une si digne fin toutes ses études et les beaux ouvrages qu'il a laissés à la postérité.

 

XII. Sa capacité et son érudition.

 

L'on ne saurait mieux juger de sa capacité que par ses œuvres, qui tirent leur prix d'elles-mêmes, et ont toutes cet avantage de n'avoir pas besoin d'éloge pour leur acquérir de la réputation.

Il composa, dans sa retraite en son prieuré de Coussay, son premier traité, ou la Défense des principaux points de la Foi, contre l'écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton (1617). — Ayant été ensuite obligé de changer de lieu de retraite et de séjourner en Avignon, il y fit l'Instruction du chrétien (1621). Ce livre, qu'il adressa à ses diocésains de Luçon, a été traduit et imprimé en toutes sortes de langues... Il n'a pas même discontinué, au plus fort de l'administration, cette sorte de travail, et a encore laissé deux excellents traités qui n'ont vu le jour qu'après sa mort, à savoir : en 1646, la Perfection du chrétien, et en 1651, la Méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église[40].

 

XIII. Sa libéralité et magnificence.

 

Il est très certain que personne n'a jamais donné de meilleure grâce qu'il donnait : de sorte que, pour considérable que fût le présent, on n'en était jamais tant touché que de la manière dont il le faisait. Ce qui lui était si ordinaire et si naturel, qu'il ne pouvait pas même donner à ses propres domestiques sans leur dire les choses du monde les plus obligeantes, et leur faire connaître que cela n'était rien, qu'il n'en demeurerait pas là et qu'il était marri que la chose ne valût mieux.

Il ressentait pour le moins autant de joie à donner que les autres à recevoir ; et, s'intéressant ainsi lui-même à rendre ses présents plus considérables, il semblait s'étudier principalement à surprendre ceux qu'il voulait obliger, et à prévenir, ou au moins surmonter leurs vœux par des bienfaits inespérés.

Il faisait donner tous les mois 500 livres à ses aumôniers, pour employer aux aumônes ordinaires ; et, quand cette somme ne suffisait pas, il faisait suppléer ce qu'il fallait pour la continuer. De plus, son maître de chambre, qui l'accompagnait ordinairement partout, portait toujours sur lui une somme d'argent considérable pour donner à tous les pauvres qui se présentaient, et pour distribuer, dans les occasions, aux communautés des lieux où il se trouvait. Car, par toutes les villes où il passait, il avait soin de faire visiter les maisons religieuses, et, si elles avaient besoin d'assistances, de leur envoyer par son maître de chambre 10, 15 ou 20 pistoles, selon qu'il apprenait qu'elles étaient plus ou moins en nécessité.

Et il avait cela si fort à cœur, que ses principaux domestiques n'eussent pas osé manquer de lui donner avis, dans Paris ou ailleurs, de ceux de la suite qui tombaient malades ou qui étaient en nécessité, et l'ayant appris il envoyait incontinent son maître de chambre ou quelque autre pour les consoler de sa part, et leur porter l'argent dont ils pouvaient avoir besoin. Ce qu'il faisait toujours avec tant de générosité et d'une manière si obligeante, que souvent le procédé consolait autant ou plus que la chose même.

Outre les sommes immenses qu'il faisait distribuer sur les frontières de Lorraine, de Champagne et des autres provinces désolées par la guerre, et les charités ordinaires et réglées qu'il envoyait tous les ans aux hôpitaux et aux communautés de Paris, comme était entre autres celle de 3,600 livres à l'hôpital de la Charité et de 1.000 livres au collège des jésuites, il en faisait encore d'extraordinaires et de secrètes à divers couvents qu'il savait être en nécessité, et leur envoyait deux fois la semaine, par leurs bouchers et boulangères mêmes, tout le pain et la viande dont ils avaient besoin.

En un mot, il était naturellement libéral et magnifique, et croyait que dans les fortunes éminentes comme la sienne il ne fallait pas moins songer à faire du bien qu'à paraître et à soutenir la dignité où l'on était élu.

Il avait soin, aussitôt que ses pages avaient atteint l'âge et la force, de leur faire apprendre à monter à cheval, à faire des armes et tous les autres exercices qui s'apprennent dans les Académies, et avait, pour cet effet, un écuyer des plus experts du royaume, un sous-écuyer, un gouverneur des pages, un maître d'armes, un maître à danser et un autre pour les mathématiques, toutes personnes d'élite et qui excellaient chacun dans leur profession.

Il a eu quelquefois jusqu'à 36 pages, mais il n'en avait pour l'ordinaire que 24 ou 25, de l'éducation desquels il entendait qu'on eût d'autant plus de soin, qu'ils étaient la plupart des meilleures familles de France et pouvaient ainsi prétendre quelque jour aux plus grands emplois et aux premières charges de l'État, comme effectivement beaucoup d'entre eux y sont arrivés par leurs mérites.

Il y avait chez lui quatre tables ordinaires. La première était la sienne, quoiqu'il n'y mangeât pas toujours ; car, outre qu'il ne soupait pas, ses incommodités l'empêchaient souvent de dîner en compagnie. Elle était ordinairement de 14 couverts, et il y avait le plus souvent les cardinaux de la Valette et Mazarin, l'archevêque de Bordeaux[41], les maréchaux de Brézé et de la Meilleraye, le marquis de Sourdis et quelques autres seigneurs de qualité. — La deuxième, qui se mettait dans une salle à part, et qui avait son maître d'hôtel particulier, était une table de 30 couverts, pour tous les gentilshommes de condition qui le suivaient. — La troisième était la table du maître d'hôtel, où mangeaient les officiers de la maison et les pages. — Et la dernière était celle des valets de pied et des officiers de cuisine.

Il avait pour équipage, dans les voyages, sa litière, son carrosse du corps, deux autres carrosses pour ses secrétaires, ses médecins, son confesseur et les autres qui approchaient sa personne ; 18 mulets, avec 6 charrettes à 4 chevaux chacune pour mener son bagage ; un fourgon et 6 chevaux de somme pour les ustensiles de la cuisine et de l'office. Il y avait à l'office 3 chefs, avec 6 garçons, et à la cuisine aussi 3 chefs et 12 garçons, qui avaient chacun leurs emplois.

Sa musique le suivait partout, et était composée des plus rares personnes de cette profession qui fussent en France, tant pour les instruments que pour les voix, au nombre de douze, auxquels on fournissait les chevaux qu'il fallait pour les voyages, où ils étaient aussi défrayés.

Mais il n'y avait rien, sans doute, qui rendit son train plus majestueux et plus auguste que le grand nombre de gardes et de personnes armées pour sa défense.

Le Roi lui permit presque d'abord, ou au moins incontinent après la conspiration de Chalais.100 gardes à cheval, commandés par un capitaine, un lieutenant, un enseigne, deux maréchaux des logis et quatre brigadiers, — auxquels furent ajoutés, en l'année 1632.200 mousquetaires à pied, commandés pareillement par un capitaine, un lieutenant, un enseigne, quatre sergents et d'autres bons officiers que le Roi choisit lui-même dans son régiment des gardes. Et la crainte de perdre un si grand ministre croissant tous les jours de plus en plus, S. M. lui ordonna encore depuis d'avoir auprès de lui pour sa conservation une compagnie de gendarmes et une de chevau-légers, de six-vingt (120) maîtres chacune, avec les officiers ordinaires, qui étaient des plus qualifiés et des plus braves du royaume.

Lesquels gardes à cheval et à pied étaient payés tous les mois par son argentier ordinaire et employés sur la dépense de sa maison. Ceux même à cheval, qui étaient en garde au nombre de soixante, étaient nourris et avaient leurs tables servies par des gens préposés pour cela dans leur salle des Gardes.

Et enfin, n'y ayant rien où la magnificence se remarque mieux que dans les bâtiments, il a aussi été touché de cette passion louable, qu'on a toujours considérée comme un moyen fort propre pour rendre les personnes célèbres, et qui grave effectivement leur mémoire et leur nom sur la pierre et sur le marbre.

Son hôtel de Paris, maintenant le Palais-Cardinal, passe dans le sentiment d'un chacun pour l'un des plus beaux et plus superbes bâtiments qu'il y ait. Et ce qui est plus considérable, est qu'il soit si achevé, nonobstant la contrainte du lieu auquel il s'est assujetti, ayant voulu bâtir sur l'ancien fond, et orner ou agrandir seulement l'hôtel paternel où il avait pris naissance. Il lui a fallu, pour cet effet, abattre les remparts et reculer les anciens murs de la ville qui le bornaient, et a changé effectivement l'un des plus vilains quartiers en l'un des plus beaux et des plus magnifiques.

Le bâtiment de Richelieu est encore très magnifique, et la seule basse-cour pourrait faire honte à quantité de belles maisons que l'on estime. Il a fait accompagner le château d'une nouvelle ville, dont les singuliers édifices et les grandes immunités la font beaucoup considérer, nonobstant sa situation assez désavantageuse et ingrate. Et ce qui semble digne de remarque, est qu'il ne s'est jamais soucié de le voir, et qu'étant un jour vivement sollicité d'y aller, et d'avoir autant de curiosité que les étrangers, que la passion de voir cette merveille faisait sortir de leur pays, il s'en excusa et dit que quand même il ne serait qu'à dix lieues de Richelieu, et que les affaires du Roi l'appelassent ailleurs, il n'aurait pas la moindre tentation d'y aller.

Mais de tous ses bâtiments, celui de Sorbonne mérite sans doute plus d'admiration et de louange, et doit infailliblement être considéré pour le chef-d'œuvre de sa magnificence, non moins que de sa piété ou de son zèle pour la religion. Aussi est-ce celui pour lequel il a témoigné plus de passion et qu'il a honoré des dernières preuves d'affection et de bienveillance, par le choix qu'il y a fait de sa sépulture.

 

XIV. Ses principaux agents.

 

Nous terminerons ce chapitre en faisant connaître sommairement les principaux agents du Cardinal, ceux qui, méritant sa confiance par leur dévouement absolu et leur activité, l'aidèrent à accomplir la tâche énorme qu'il avait entreprise. Nous nommerons : Claude Le Bouthillier, confident intime dès 1626, ancien secrétaire des commandements de la Reine-Mère, conseiller d'État et secrétaire d'État ; quand Richelieu ne pouvait être auprès du Roi, c'est Le Bouthillier qu'il laissait près de S. M. — M. de Chavigny, fils du précédent, conseiller d'État, autre confident d'une sûreté complète. — François Fouquet, vicomte de Vaux, conseiller d'État[42]. — M. de Guron, général et diplomate habile ; — le Père Joseph[43], que le Cardinal dans l'intimité appelait Ézéchiéli, et que l'on nommait dans le public l'Éminence grise ; dès 1625, il fut l'auxiliaire de Richelieu et demeura chez lui ; en 1631, il était ce qu'on appelle aujourd'hui un sous-secrétaire d'État, et ses quatre bureaux étaient dirigés par des capucins. Louis XIII et Richelieu firent tout ce qu'ils purent pour lui obtenir le chapeau de cardinal, mais le Pape le refusa obstinément, parce que le P. Joseph était capucin. — Isaac de Laffemas, conseiller d'État, lieutenant civil de Paris ; il fut chargé plusieurs fois de réprimer les excès des gens de guerre et de maintenir la discipline parmi les troupes ; il apporta dans ces missions difficiles une rigueur nécessaire ; il purgea aussi Paris de tous les malandrins qui l'infestaient. — Le cardinal Mazarin fut présenté à Richelieu, en 1628, par le nonce Bagni, lorsqu'il n'était encore qu'un simple officier au service du Pape. Richelieu le revit à Lyon en 1 6 30 et le jugea dès lors comme un habile politique. La première lettre qu'il lui écrivit est du 10 août 1630, mais il se méfiait beaucoup de lui à cette époque[44], et il ne lui accorda sa confiance qu'en 1631, après la paix de Cherasco, dans les négociations de laquelle Mazarin fit preuve d'une grande intelligence et de beaucoup de dévouement aux intérêts de la France[45]. En 1641, à la promotion des Couronnes, Louis XIII et Richelieu obtinrent pour Mazarin le chapeau de cardinal, et à la mort de Richelieu, Louis XIII lui confia le ministère et la succession politique du Grand Cardinal, dont il compléta l'œuvre en signant la paix de Westphalie. Dans la familiarité, Richelieu l'appelait frère Coupe-Chou[46]. Mazarin, dès 1632, avait capté la faveur de toute la cour de Saint-Germain, car, lorsqu'il quitta la France pour retourner à Rome, il laissa les dames satisfaites de ses parfums[47]. — Sublet de Noyers, surintendant des bâtiments, ministre de la guerre, infatigable au travail, et à qui revient en grande partie l'honneur d'avoir créé l'armée française moderne. — Renaudot, le rédacteur et l'éditeur de la Gazette. — Servien, grand négociateur, intelligent et fidèle serviteur du Cardinal. — M. de Vaubecourt, maréchal de camp, Fabert, le cardinal de la Valette, le maréchal de la Meilleraye, M. de Brézé, le cardinal de Sourdis[48], employés aux armées de terre et de mer.

Les secrétaires de Richelieu, dont l'emploi n'était pas une sinécure, étaient : le sieur Le Masle, prieur Des Roches, chantre de Notre-Dame de Paris[49], Chéré, Charpentier, le petit Mulot, qui écrit sous Charpentier[50], Rossignol, secrétaire pour le chiffre, et d'une grande habileté à déchiffrer les lettres interceptées[51], enfin Citoys, son médecin, qui souvent lui servait de secrétaire.

 

XV. La famille du Cardinal.

 

La terre du Plessis, en Poitou, dont la famille du Cardinal portait le nom, était un fief relevant de l'évêché de Poitiers ; elle appartenait aux du Plessis depuis le XIIIe siècle. Le septième seigneur du Plessis, Geoffroy, épousa l'héritière du seigneur de Richelieu et laissa cette terre à son fils, François Ier, qui commença à porter ce nom. Le neuvième seigneur du Plessis, François II, épousa l'héritière du seigneur de Chilou et ajouta ce domaine à ceux que possédait déjà sa maison.

Le père du Cardinal, François III du Plessis, capitaine des gardes de Henri IV, mort en 1590, épousa Suzanne de la Porte, dont il eut trois fils et deux filles : Henri, Alphonse-Louis, Armand-Jean, Françoise et Nicole.

Henri du Plessis, marquis de Richelieu, maréchal de camp, fut tué en duel, en 1619, par le marquis de Thémines, et mourut sans enfants. — Alphonse-Louis du Plessis fut successivement évêque de Luçon, chartreux, archevêque d'Aix et de Lyon, et cardinal, appelé le cardinal de Lyon. Il mourut en 1653. — Armand-Jean du Plessis, évêque de Luçon, puis cardinal, appelé le cardinal-duc de Richelieu, duc de Richelieu et de Fronsac, premier ministre du roi Louis XIII, mort en 1642. — Françoise du Plessis, mariée : 1° à J.-B. de Beauvau ; 2° à René de Vignerot, sieur de Pontcourlay ; morte en 1615. — Nicole du Plessis, mariée à Urbain de Maillé, marquis de Brézé, maréchal de France, morte en 1635.

Le Cardinal, n'ayant pas d'héritiers dans la ligne masculine, laissa son immense succession aux enfants de ses deux sœurs, ceux de la sœur aînée ayant, en vertu des usages de l'époque, la part principale. Nous commencerons donc par la famille de Vignerot de Pontcourlay, d'où sont sorties les deux branches ducales de Richelieu et d'Aiguillon.

 

I. DESCENDANTS DE FRANÇOISE DU PLESSIS.

 

Branche de Richelieu.

1. René de Vignerot, sieur de Pontcourlay, épousa en 1603 Françoise du Plessis, et mourut en 1625. De ce mariage sont nés : François de Vignerot, marquis de Pontcourlay, qui suit, — et Marie-Madeleine de Vignerot, mariée en 1620 à Antoine du Roure, seigneur de Combalet, mort en 1622, dont elle n'eut pas d'enfants ; créée duchesse d'Aiguillon en 1638 ; morte en 1675, à soixante et onze ans, après une vie de grande charité.

2. François de Vignerot, marquis de Pontcourlay, mort en 1646, âgé de trente-sept ans. Il avait été nommé général des galères en 1635, après la démission de Pierre de Gondi, duc de Retz. Ce personnage, par ses dépenses énormes, s'attira plus d'une fois les plus vertes semonces de son oncle, le Cardinal, qui ne le ménageait pas. Il avait 60.000 livres de revenu[52], et dépensait 200.000 livres[53]. Richelieu lui paya, en 1636, 200.000 livres de dettes, et finit par lui écrire : J'ai tant de honte de votre conduite que, vous priant de ne penser jamais que vous m'apparteniez, je vous promets d'oublier pour toujours ce que vous m'êtes[54]. François de Vignerot épousa, en 1626, Marie-Françoise de  Guémadeur, dont il eut : Armand-Jean, chef de la branche de Richelieu ; — Jean-Baptiste-Amador, chef de la branche d'Aiguillon ; — Marie-Thérèse, appelée Mademoiselle d'Agénois.

3. Armand-Jean du Plessis, né en 1629, mort en 1715. Il fut substitué au nom et armes du Plessis par son grand-oncle le cardinal de Richelieu, et fut duc de Richelieu et de Fronsac[55], prince de Mortagne, marquis de Pontcourlay, etc., général des galères, chevalier d'honneur de la Dauphine. Il se maria trois fois. De sa seconde femme, Anne-Marguerite d'Acigné, il eut Louis-François-Armand et trois filles.

 

Louis-François-Armand, maréchal de France, mort en 1788, eut pour fils :

Le duc de Fronsac, mort en 1791, qui eut pour fils :

Le duc de Richelieu, ministre de Louis XVIII, mort en 1 8 22, sans enfants.

 

Branche d'Aiguillon.

1. Jean-Baptiste-Amador de Vignerot, marquis de Richelieu, chef de la branche des ducs d'Aiguillon, mort en 1662, a eu de Jeanne-Baptiste de Beauvais Armand-Jean, qui suit.

2. Armand-Jean de Vignerot, marquis de Richelieu, mort en 1730, a eu de Marie-Charlotte de Mazarin[56] Armand-Louis, qui suit.

3. Armand-Louis de Vignerot, duc d'Aiguillon. — La duchesse d'Aiguillon, nièce du Cardinal, avait laissé son duché à sa nièce Marie-Thérèse, appelée Mademoiselle d'Agénois[57]. Celle-ci mourut sans postérité en 1704, et laissa le duché à Armand-Louis, qui prit le titre de duc d'Aiguillon. — Armand-Louis mourut en 1750. Ses successeurs sont :

 

Armand, duc d'Aiguillon, le vainqueur de Saint-Cast, mort en 1788.

Armand, duc d'Aiguillon, membre de l'Assemblée constituante, mort en 1800, sans postérité.

 

II. DESCENDANTS DE NICOLE DU PLESSIS.

Nicole du Plessis épousa, en 1617, Urbain de Maillé, marquis de Brézé, qui devint maréchal de France en 1632 et mourut en 1650.

Le Cardinal écrivait à son beau-frère :

Décembre 1634.

Mon frère, tous ceux qui viennent de l'armée se louent de la façon avec laquelle vous vous y gouvernez. Les dépêches que j'ai vues de vous m'ont aussi fort contenté. Si vous voulez continuer, en faisant tous les soirs réflexion un moment sur vous-même, vous répondrez assurément à l'attente et au désir de vos amis. Je ne saurais vous dire l'aise que j'ai d'avoir appris la courtoisie avec laquelle vous vivez avec tout le monde. Il n'y a rien de si aisé que de servir son maître sans acquérir la haine des particuliers, vu que pour parvenir à cette fin il ne faut que faire les choses avec raison et sans passion, vous rendant assidu et appliqué aux affaires, accessible, égal et courtois à tous les particuliers ; indifférent à la perte et au gain qui se fait au jeu. Vous serez tel que je souhaite et mériterez la continuation d'emploi dans les armées du Roi, qui est le vrai élément de ceux de votre profession. Vous aimant comme je fais, je ne puis que me réjouir d'avoir lieu d'espérer ce qui vous est du tout avantageux.

Fantasque de nature, le maréchal de Brézé voulut quitter l'armée pour aller manger des melons à sa maison de Milly, en Anjou, et déclara que, si le Roi ne lui donnait pas son congé, il s'en irait néanmoins. Richelieu lui déclara qu'il ne voulait plus avoir de commerce avec ses boutades[58].

Le maréchal de Brézé eut de la sœur du Cardinal deux enfants : 1° Armand de Maillé-Brézé, duc de Fronsac et de Caumont, amiral, grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France, tué à l'ennemi en 1646. — 2° Claire-Clémence de Maillé-Brézé, duchesse de Fronsac, mariée au duc d'Enghien (le grand Condé) en 1641. Elle mourut en 1694, reléguée au château de Châteauroux[59]. — Elle céda le duché de Fronsac à Armand-Jean, duc de Richelieu.

 

Cousins et cousines du Cardinal.

Richelieu avait plusieurs cousins et cousines, dont quatre ont été l'objet de soins particuliers.

Charles de la Porte, marquis puis duc de la Meilleraye, maréchal de France, grand maître de l'artillerie[60], était cousin germain du Cardinal, dont la mère était une de la Porte. M. de la Meilleraye fut un habile général, dont Richelieu n'eut qu'à se louer. Envoyé, en 1634, tenir les États de Bretagne, le Cardinal lui faisait dire : Il considérera que ce qu'il m'est l'oblige d'autant plus étroitement à s'acquitter avec une satisfaction générale de cette commission, que chacun estimera que ses actions auront pour principe mes conseils et mes sentiments, et partant l'honneur ou le déshonneur en retournera autant sur moi que sur lui-même[61].

Nous avons déjà dit que Richelieu avait marié, le 26 novembre 1634, trois de ses cousines[62]. La fille aînée du baron de Pont-Château épousa le duc de la Valette. — La fille puînée dudit baron épousa M. de Puylaurens, qui allait être fait duc, et, après la mort du duc de Puylaurens, Richelieu la remaria, en 1639, au comte d'Harcourt, auquel il donna 200.000 écus[63], et, le cardinal de la Valette étant mort, Richelieu fit nommer le comte d'Harcourt lieutenant général du Roi à l'armée d'Italie. — La troisième cousine, fille du sieur du Plessis de Chivray, fut mariée au comte de Guiche, depuis maréchal de France.

 

 

 



[1] 1 vol in-folio, 1660, avec 2 vol de pièces, lettres et mémoires.

[2] Lettres et papiers d'État, II, 581.

[3] Lettres et papiers d'État, V, 591.

[4] Lettres et papiers d'État, III, 306.

[5] Lettres et papiers d'État, 1639, VI, 404.

[6] Lettres et papiers d'État, VI, 78, 174.

[7] Lettres et papiers d'État, III, 134.

[8] Lettres et papiers d'État, II, 695.

[9] Lettres et papiers d'État, VII, 713.

[10] Qui prenait l'offensive.

[11] Le Cardinal ne se contentait pas d'écrire à ses généraux : presque chaque année le Roi et lui se rendaient aux armées, s'établissaient dans le voisinage, donnaient une vigoureuse impulsion aux opérations et maintenaient une stricte discipline. La Gazette nous montre Louis XIII et Richelieu à Nancy ; en 1635, aux armées de Picardie et de Lorraine ; en 1636, à la reprise de Corbie ; en 1638, aux trois armées de Picardie et de Champagne ; en 1642, au siège de Perpignan.

[12] En 1635, après la déclaration de guerre à l'Espagne.

[13] La Reine-Mère faisait alors tous ses efforts pour le faire chasser du ministère.

[14] Détourner pour.

[15] Voir son testament.

[16] Ressentir de la douleur.

[17] Henri II, prince de Condé, père du Grand Condé.

[18] Bel esprit, membre de l'Académie française.

[19] Tant que Marie de Médicis fut au pouvoir, les Espagnols furent les maîtres de notre politique.

[20] Qu'on faisait le résumé de ses délibérations.

[21] Section du Conseil d'État.

[22] Ces officiers avaient quitté sans permission leur régiment, devant l'ennemi. Les uns furent dégradés de noblesse, les autres envoyés aux galères.

[23] Donner de l'autorité à.

[24] En comparaison.

[25] Le droit annuel ou Paulette fut établi en 1604 par Sully. Les magistrats payaient chaque année un impôt évalué au soixantième du prix de leur charge, moyennant lequel impôt Ils étaient propriétaires de leur dite charge, la vendaient ou la transmettaient à leurs enfants.

[26] Les juges, les officiers de judicature.

[27] Ville calviniste du Languedoc qui se soumit à Louis XIII en 1629.

[28] Mais, au contraire.

[29] Ne craignait, ne redoutait pas.

[30] Officiers, gens de sa maison, — et non pas valets, laquais et autres serviteurs appelés aujourd'hui domestiques.

[31] Le P. Senault, prêtre de l'Oratoire et prédicateur renommé, a écrit un livre intitulé de l'Usage des passions, dont l'épître dédicatoire constitue un remarquable portrait du Cardinal. Le P. Sénault constate aussi que Richelieu était le maître de ses passions ou savait en faire un bon usage.

[32] M. Avenel (Lettres et papiers d'État, VII, 69) cite une lettre de Henri Arnault, en date du 10 août 1642, pendant la maladie du Cardinal à Narbonne. Les détails qu'elle donne complètent le récit d'Aubery. Mgr le Cardinal se porte assez bien quand il est dans le lit, mais il ne se peut lever. Il n'a jamais plus travaillé qu'il fait. Il travaille et fait écrire sous lui depuis sept heures jusqu'à huit. Depuis huit jusqu'à neuf, on le panse. Depuis neuf jusqu'à dix, il parle à ceux qui ont affaire à lui. Depuis dix jusqu'à onze, il travaille ; après cela il entend sa messe et dîne jusqu'à deux heures il s'entretient avec M. le cardinal Mazarin et autres. Depuis deux jusqu'à quatre il travaille, et puis il donne audience à ceux qui ont affaire à lui. Il n'a jamais plus agi qu'il a fait pour l'affaire de Perpignan, qui continue a tenir les esprits merveilleusement en suspens.

[33] Le 10 février 1638, parut la déclaration du Roi qui prenait la benoîte Vierge pour protectrice de ses États.

[34] Richelieu était abbé de Cluny, de Cîteaux, de Prémontré, de Montmajour-lez-Arles, de Fleury ou Saint-Benoît-sur-Loire, de Saint-Médard de Soissons, de Saint-Riquier, de Charroux, de la Chaise-Dieu et de Ligné. Telle est la source des grands revenus du Cardinal, qui, ajoutés à ceux de ses charges, expliquent son immense fortune.

[35] Les Pères de la congrégation de Saint-Maur. (Lettres et papiers d'État, II, 777 ; IV, 292.)

[36] Alet est sur l'Aude, au pied des Pyrénées.

[37] Saint Vincent de Paul.

[38] Ambassadeur de France à Rome.

[39] C'est en vertu de cette maxime qu'il tint en prison de 1638 à 1642 l'abbé de Saint-Cyran, qui propageait les idées de Jansenius.

[40] Nous parlerons, au chapitre VIII, des ouvrages historiques du Cardinal.

[41] M. de Sourdis.

[42] C'est le père du fameux surintendant.

[43] François Leclerc du Tremblay, né en 1577, mort en 1638. Il servit d'abord dans l'armée et se fit capucin en 1599. — Son frère était gouverneur de la Bastille.

[44] Lettres et papiers d'État, III, 931.

[45] Lettres et papiers d'État, IV, 102-103.

[46] Lettres et papiers d'État, VII, 84.

[47] Gazette de France, 1632, p. 268.

[48] D'abord évêque de Maillezais.

[49] Gazette de 1636, p. 156.

[50] Testament du Cardinal.

[51] Lettres et papiers d'État, IV, 569.

[52] 300.000 francs d'aujourd'hui.

[53] Un million.

[54] Lettres et papiers d'État, V, 569.

[55] Il prit le titre de duc de Fronsac après la cession que lui fit de ce duché Claire-Clémence de Maillé, princesse de Condé.

[56] Fille d'Armand-Charles, duc de Mazarin et de la Meilleraye, et d'Hortense Mancini.

[57] Le comté d'Agénois faisait partie du domaine royal et fut engagé par Louis XIII au cardinal de Richelieu, duquel il passa à ses héritiers,

[58] Lettres et papiers d'État, VI, 85.

[59] Condé n'avait épousé la nièce de Richelieu que contraint et forcé. Il l'avait toujours méprisée et détestée lorsque, en 1671, un événement tragique lui fournit le prétexte qu'il cherchait depuis longtemps pour se séparer d'elle. Un des pages de la princesse ayant châtié et blessé un laquais, qui, dans son ivresse, avait manqué de respect à madame de Condé, la méchanceté des courtisans prétendit que le page était trop avant dans les bonnes grâces de sa maîtresse, et le prince de Condé relégua à Châteauroux la pauvre princesse, qui subit une assez dure captivité jusqu'en 1694, année de sa mort.

[60] Résidant en cette qualité à l'Arsenal.

[61] Lettres et papiers d'État, VII, 728.

[62] Gazette de France, 1634, p. 525. — Extraordinaire de la Gazette, du 30 décembre 1634. — Lettres et papiers d'État, IV, 628, 644.

[63] Trois millions de francs. — Il avait déjà donné à cette cousine, à son premier mariage, 180.000 livres (900.000 francs).