LE CARDINAL DE RICHELIEU - ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE III. — L'EXIL. - LE CHAPEAU DE CARDINAL.

 

 

(Avril 1617. — Avril 1624)

 

Après la mort de Concini, Richelieu n'avait pas hésité à se réunir aux nouveaux ministres ; mais il reçut du Roi l'ordre de se retirer et de ne plus s'entremettre de ses affaires. Il dut se résigner à suivre la Reine-Mère dans son exil à Blois, attendant avec sa protectrice des temps meilleurs pour eux.

La présence d'un homme de la valeur de Richelieu auprès de Marie de Médicis inquiéta bientôt Louis XIII et M. de Luynes ; aussi l'évêque de Luçon reçut -il l'ordre de quitter Blois et de se retirer dans son diocèse. Il alla passer quelque temps dans son prieuré de Coussay, et s'occupa activement de controverse. Quatre ministres protestants ayant publié un ouvrage sous le titre de : la Défense de la confession des églises réformées de France, en réponse à un sermon prononcé devant le Roi par le P. Arnoux, Richelieu répondit à l'ouvrage des protestants par un livre intitulé : les Principaux Points de la foi de l'Église catholique défendus contre l'écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton[1], lequel livre plaça l'évêque de Luçon au premier rang des controversistes[2].

En septembre 1617, il écrivit au Roi :

Sire, je ne manquerai pas d'observer religieusement les commandements de V. M. ; je les ai reçus en ce lieu, où j'ai été retenu jusqu'à présent par un travail que j'ai entrepris contre l'hérésie. En quelque part que je sois, V. M. recevra des preuves de mon affection et de ma fidélité, n'ayant jamais eu ni ne pouvant avoir autre but devant les yeux que son service. Je sais bien, Sire, que quelques-uns qui me veulent moins de bien que la sincérité de mes intentions ne le requiert, tâchent de vous persuader le contraire ; mais je suis assuré que, V. M. daignant considérer mes actions, ils ne viendront pas à bout de leur dessein.

Lors, Sire, qu'il vous plut prendre le gouvernement de votre Etat, V. M. me fit l'honneur de rendre de moi les témoignages qu'un fidèle serviteur devait attendre de son maître. Ensuite elle me commanda de suivre la reine sa mère, pour demeurer près d'elle. Y étant, quelques-uns qui avaient dessein de m'éloigner de la confiance qu'elle me faisait l'honneur de me témoigner, tâchèrent de lui persuader qu'elle se devait défier de moi, parce, disaient -ils, que j'étais trop passionné pour le service de V. M. et pour ceux qu'elle aime le plus[3] ; mais tant s'en faut qu'ils pussent parvenir à leurs fins, qu'au contraire la reine votre mère, n'ayant autre intention que de vivre en repos sous votre obéissance, s'affermit davantage par cette rencontre à me vouloir du bien et à se confier en moi.

Quelque temps après, ces personnes eurent recours à d'autres moyens et entreprirent de me rendre suspect à ceux qui sont auprès de V. M., pour par après me mettre en votre disgrâce. Dès lors, par leurs artifices, divers bruits s'épandirent que V. M. n'avait pas agréable que je fusse davantage près de la reine votre mère ; ce qu'ayant entendu je la suppliai de me permettre de faire un tour chez moi pour quelques jours, afin d'avoir lieu d'apprendre particulièrement votre volonté.

Depuis ce temps-là, Sire, j'ai vécu en ma maison, priant Dieu pour la prospérité de V. M., et recherchant parmi mes livres une occupation convenable à ma profession. On m'a toujours témoigné que la volonté de V. M. était que dedans quelque temps je retournasse près de la reine votre mère, même il lui a plu me mander qu'elle en était assurée de bonne part ; sur cela, j'ai attendu l'honneur de vos commandements. Je croyais, Sire, qu'en me gouvernant de la façon, non seulement demeurerai-je exempt de blâme en la bouche de tout le monde, mais même que mes actions seraient approuvées de ceux qui me voudraient le moins de bien. n'ayant pas eu ce bonheur que je me promettais, je tâcherai de l'acquérir à si bien faire, que ceux qui me rendent de mauvais offices se ferment la bouche d'eux-mêmes. C'est, Sire, le but que je me propose, suppliant Dieu ne me point faire de miséricorde si j'ai jamais eu aucune pratique ni pensée contraire à votre service, et s'il y a chose au monde que j'aie en plus particulière recommandation que de vous donner sujet, par toutes mes actions, de me tenir de V. M., Sire, le plus obéissant et fidèle sujet et serviteur.

Malgré ses protestations de fidélité, on continuait d'accuser Richelieu de donner des conseils dangereux à Marie de Médicis et de recevoir chez lui de fréquentes visites qui attestaient la part secrète qu'il prenait encore aux affaires de la Reine-Mère, toujours en lutte contre son fils. Aussi, le 7 avril 1618, il recevait l'ordre de se retirer à Avignon, c'est-à-dire de quitter la France, et de partir sans délai, sans quoi il y aurait sujet d'y pourvoir par autre voie.

En 1619, Marie de Médicis, internée à Blois, se sauva à Angoulême et rassembla une armée dont le commandement fut donné au duc d'Épernon. La guerre civile allait recommencer, quand le P. Joseph engagea Louis XIII et le duc de Luynes à rappeler d'Avignon Richelieu, et à le charger de réconcilier Marie de Médicis et son fils. L'évêque de Luçon fit faire la paix, mais elle dura à peine un an, et la guerre recommença. L'armée de la Reine vaincue aux Ponts-de-Cé (1620), Richelieu fit enfin conclure une paix durable (10 août), qui se fortifia par le mariage de la nièce de Richelieu[4] avec le neveu du duc de Luynes, M. de Combalet[5]. En même temps, Louis XIII, satisfait des services de Richelieu, consentait à demander au pape Paul V le chapeau de cardinal pour le protégé de sa mère.

Le mariage de M. de Combalet fut célébré (26 novembre) dans la chambre de la reine Anne d'Autriche ; le contrat avait été signé dans le cabinet de la Reine-Mère, au Louvre ; Marie de Médicis et le Roi avaient donné de très grosses sommes aux nouveaux mariés. L'accord semblait être établi solidement entre le Roi et sa mère, et entre leurs ministres, Luynes et Richelieu qui était devenu une puissance avec laquelle il fallait compter.

En 1621, Marie de Médicis donna à l'évêque de Luçon un témoignage public de la faveur dont elle l'honorait. Toute la Cour avait suivi Louis XIII allant attaquer Montauban, où les Huguenots s'étaient soulevés. Marie de Médicis se sépara du Roi pendant quelques jours (commencement de juin) et alla visiter l'évêque de Luçon dans son prieuré de Coussay[6].

La mort du connétable (15 décembre 1621) allait ramener bientôt Marie de Médicis au pouvoir. Richelieu, surintendant de sa Maison et son conseiller, avait lié sa destinée à celle de la Reine-Mère ; avec elle, après quelques années de patience et d'intrigues, il allait rentrer au Conseil, et cette fois devenir premier ministre[7].

Luynes étant mort, le prince de Condé devint le chef du ministère, et Marie de Médicis resta encore écartée du gouvernement. Mais Condé se perdit bientôt par son caractère altier et son peu de ménagements envers le Roi. Marie de Médicis, bien dirigée par l'évêque de Luçon, reprit peu à peu quelque crédit auprès de Louis XIII, et finit par obtenir le chapeau de cardinal pour Richelieu, qui fut promu le 5 septembre 1622. Le 23 du même mois, le nouveau cardinal écrivait au Roi, pour le remercier, la lettre suivante :

Sire, Dieu comblant ses créatures de ses grâces, non pour en recevoir aucune chose, puisque de soi-même il possède tout, mais seulement pour les rendre plus parfaites et plus capables d'accomplir ses volontés, V. M., qui en est la vive image, ne trouvera pas étrange si, pour actions de grâces de l'honneur auquel sa bonté m'a élevé, je ne puis autre chose que protester une entière et religieuse obéissance à ses commandements, et l'assurer que j'aimerais beaucoup mieux ne vivre pas que de manquer à employer à son service et ma vie et la dignité dont je reconnais lui être redevable, comme de tout ce que je possède. Je supplie Dieu qu'il me fasse la grâce d'être si heureux en ce dessein, que mes actions me signalent encore plus que la pourpre dont il vous a plu m'honorer. Lors, Sire, le contentement que je commence à recevoir sera parfait, puisque la seule passion qui me reste au monde est de vous faire plutôt voir que croire que je suis, de V. M., Sire, le très humble, très obligé et très obéissant sujet et serviteur,

LE CARDINAL DE RICHELIEU[8].

La réputation que Richelieu s'était faite comme homme politique était déjà si bien établie, que Balzac lui écrivait, à propos de sa promotion au cardinalat : C'est de gens sages et capables de gouverner les États que la stérilité est grande ; et, sans mentir, pour en voir encore un pareil à vous, il est besoin que toute la nature travaille et que Dieu le promette longtemps aux hommes avant que de le faire naître. Le Cardinal répondit à ces flagorneries :

Monsieur, l'une et l'autre des lettres que j'ai reçues de votre part en même temps sont telles qu'en faisant paraître l'affection que vous avez pour moi et la bonté de votre esprit, elles étaient aussi capables de donner de la vanité à une personne qui ne se connaîtrait pas ; mais moi, qui n'ignore pas quel je suis, je me suis contenté de lire en icelles, et souhaiter quand et quand[9] les qualités qui me sont nécessaires pour m'acquitter dignement de l'honneur qu'il a plu au roi et à la reine me procurer. Je les demande à Dieu à cette fin, et si, en servant son Église et ceux à qui je dois cette dignité, il se présente occasion de vous témoigner combien j'estime et la bonne volonté que vous avez en tout ce qui me touche, et votre mérite, vous avouerez que je suis plus d'effet que de paroles votre, etc.

Devenu cardinal, Richelieu se démit de son évêché de Luçon, en 1623, en faveur d'Émery de Bragelogne, et écrivit au chapitre de Luçon :

Messieurs, ç'a été à mon grand regret que je me suis démis de mon évêché pour ne pouvoir y rendre en personne l'assiduité que mon devoir désirait de moi ; mais les lois de ma conscience m'y ayant obligé, je me suis étudié à transporter cette dignité à une personne dont vous pussiez recevoir de la consolation, et qui pût apporter quand et quand, en l'exercice de la charge, le soin et la vigilance nécessaires. Une chose me suis réservée, que je conserverai inviolablement, savoir, le contentement d'avoir été longtemps chef d'une compagnie au bien et aux mérites de laquelle j'ai, dès le commencement, voué mon cœur et mon affection ; et de plus la volonté immuable de vous servir ès occasions avec autant de zèle que jamais, désirant vous faire ressentir de ce transport cet avantage, que pour un évêque vous soyez assuré d'en avoir deux : et celui qui vous assistera par sa présence, et moi qui, bien qu'absent, aurai toujours le même esprit de charité pour vous et la même passion à rechercher vos intérêts que j'ai ci-devant témoignés. L'inclination que vous avez de tout temps montrée à m'aimer vous conviera, je m'assure, à me rendre la pareille et à vous souvenir de moi en vos prières et publiques et privées, comme je vous en supplie d'affection. Pour vous y convier, je donne à votre église la chapelle[10] entière avec laquelle j'avais accoutumé de vous assister. Je vous ai aussi obtenu une décharge des décimes, que je vous envoie pour preuve assurée de ce que je désirerais faire pour vous en plus importantes occurrences, et du désir que j'ai qu'ayant place en vos cœurs, vous vous souveniez de moi au chœur de votre église, et que je suis très certainement, Messieurs, votre, etc.

Les ministres étaient fatigués de la hauteur du prince de Condé. La Reine-Mère rechercha leur amitié, leur promit son appui, et, par leur influence, elle rétablit son crédit auprès de son fils, et chercha dès lors à faire entrer Richelieu au Conseil. Condé avait perdu toute autorité par les fautes qu'il avait commises dans la guerre contre les huguenots, surtout à l'attaque de Montpellier ; aussi, dès la fin de décembre 1622, la réconciliation du Roi avec sa mère était à peu près complète, et Marie de Médicis, toujours bien dirigée par Richelieu, était redevenue assez puissante dans le Conseil.

Elle s'était engagée avec les principaux ministres du moment, le chancelier Brulart et M. de Puisieux, à ne rien confier au Cardinal, dont Puisieux avait une extrême appréhension[11] ; mais, ajoute l'ambassadeur de Venise, qui nous met au courant de toutes ces intrigues, Richelieu étant l'âme de toutes les actions de la Reine, il est impossible qu'il soit séparé de sa confidence.

Pendant que Condé achevait de se perdre dans l'esprit du Roi (1623), Madame de Puisieux avait la prétention de régenter Louis XIII, qui regimbait contre ce nouveau joug qu'on cherchait à lui imposer, et qui finit par le trouver intolérable.

La Cour et le Conseil étaient le théâtre des plus misérables intrigues, au milieu desquelles la Reine-Mère et le Cardinal gagnaient sans cesse du terrain. Pour se maintenir au pouvoir, Brulart et Puisieux donnèrent la haute main à Marie de Médicis, pendant que Richelieu s'effaçait autant qu'il le pouvait. Les ministres, dit l'ambassadeur florentin, font tout leur possible pour ne pas être sous la dépendance des manières superbes et indépendantes de ce cardinal, qu'ils craignent en même temps qu'ils l'amadouent[12].

La cause principale des craintes que Richelieu inspirait aux ministres n'était pas sa hauteur, mais sa valeur personnelle, qu'ils connaissaient bien.

De son côté, la Reine-Mère, obéissant à son habile conseiller, ménageait Louis XIII, se tenait retirée et évitait surtout d'éveiller la susceptibilité de son fils, qui par-dessus toute chose détestait ceux qui voulaient le gouverner.

Les ministres étaient attaqués de toutes parts : pour se donner quelque force, Brulart et Puisieux firent entrer au Conseil le marquis de La Vieuville, personnage de peu de valeur, qui n'eut rien de plus pressé que de décider Louis XIII à les renvoyer. Leur chute fut décidée dans une entrevue intime entre Louis XIII, Marie de Médicis, Richelieu et La Vieuville[13]. Ces faibles ministres n'avaient jamais résisté à l'Espagne et lui avaient, au scandale des bons Français, laissé le champ libre en Europe.

Le chancelier Brulart et MM. de Puisieux et de Sillery furent chassés du ministère et exilés (février 1624). Sans entrer dans les détails, disons cependant que leur faiblesse envers l'Espagne et leurs malversations justifiaient la dureté de Louis XIII envers eux. La Vieuville devint premier ministre, mais Richelieu n'entra pas encore au Conseil. L'explication de cette exclusion nous est donnée par l'ambassadeur de Florence.

Le Roi, dit-il, voudrait bien que la Reine sa mère acceptât que le cardinal de Richelieu s'en allât un peu à Rome et qu'elle voulût bien se servir pour principal ministre de M. de Brèves ou d'un personnage semblable. Si elle y consentait, il n'est pas douteux qu'elle en viendrait à avoir une autorité plus grande que maintenant, parce que le bon prélat est redouté de tous les ministres comme un homme trop fin, et qu'ils pensent n'être pas bon de l'avoir trop à côté de soi. Et c'est là, sans doute, la raison qui met encore quelque obstacle à une entente complète entre le Roi et sa mère ; car il est très certain qu'aujourd'hui il n‘y a plus de mésintelligence entre eux ; aussi le Roi voudrait bien qu'on ne pût pas lui mettre en tête certains scrupules relatifs non pas à la fidélité, mais à l'esprit altier et dominateur du Cardinal[14].

Pendant ce temps, les affaires à l'intérieur et à l'extérieur allaient de mal en pis. Le gouvernement n'avait pas l'air de se douter qu'il s'accomplissait de grands évènements en Allemagne ; il abandonnait l'Allemagne, l'Italie, à la maison d'Autriche. Le Pape, dominé par l'Espagne, réglait l'affaire de la Valteline contre les alliés de la France et au profit du cabinet de Madrid.

Louis XIII voyant enfin que La Vieuville était incapable de servir utilement l'État, se décida à faire entrer Richelieu au Conseil (26 avril 1624).

On répète sans cesse que Louis XIII n'avait pas de volonté et qu'après avoir subi l'influence de Marie de Médicis et celle du connétable, il subit passivement et par paresse l'autorité de Richelieu : c'est une erreur démentie par les documents les plus authentiques. Sa volonté et sa fermeté étaient grandes, et plus d'une fois Richelieu fut obligé d'y céder. Or, depuis qu'il était devenu vraiment roi à la mort de Concini, il entendait rendre à la France son indépendance absolue et la soustraire complètement à l'autorité de l'Espagne et de ses affidés français. Fils de Henri IV, qu'il avait adoré étant enfant, il voulait continuer la politique de son père, et nul homme dans son royaume n'était plus que lui anti-espagnol et bon Français.

A ce moment, Louis XIII, décidé à reprendre les traditions et la politique de Henri IV, voulait donner le pouvoir à Sully[15] et le rappelait à Paris, où il demeura un instant à l'Arsenal, célébrant son retour par des salves d'artillerie. Mais bientôt Sully dut retourner dans sa retraite, et le pouvoir, ainsi que la mission de relever la France, fut donné à un autre.

L'ambassadeur de Florence raconte ainsi l'entrée de Richelieu au ministère :

Le Cardinal, dès qu'il a eu la barrette rouge, a toujours été dans le désir d'entrer au Conseil ; mais le chancelier et Puisieux, adversaires de la Reine, craignant la dextérité et l'esprit dominateur de cet homme, l'ont toujours écarté. Quand ils furent tombés par le fait de la Reine, celle-ci redoubla d'efforts vis-à-vis du Roi, particulièrement depuis deux mois ; mais, d'après ce que j'ai pu comprendre, le Roi, tout désireux qu'il était de faire plaisir à sa mère, dans la poursuite de cette affaire, ne prenait aucune résolution, refroidi sans doute aussi par les ministres actuels, parce que cet homme est redouté de chacun comme en sachant trop et comme trop habile.

La Reine, pendant ce temps, se montrant peu satisfaite de ces irrésolutions, se tenait à Paris, sans aller à la Cour. On jugea bon de la contenter, et comme le Roi y inclinait fort, ce qui était le principal, on prit la résolution de faire entrer le Cardinal au Conseil ; mais la jalousie des autres ministres doit être la cause d'une limitation qui a été faite, à savoir que le Cardinal entrera au Conseil pour y dire son avis sur les matières courantes ; mais il ne pourra point, en qualité de ministre du Roi, négocier dans sa maison ni y traiter avec personne des affaires de S. M. ; et la raison en est qu'on ne veut point le laisser parvenir à cette autorité et à ce crédit, que, pour être cardinal et d'une intelligence naturellement supérieure, il obtiendrait bien vite ; et, par contre, les autres ministres veulent rester seuls en possession de l'autorité.

Je considère comme une confirmation de tout cela un discours que voulut bien me tenir le Cardinal sur son nouvel emploi. Sa façon de parler, ses gestes montraient évidemment une grande contrariété intérieure[16] ; il me représenta que cet honneur lui était arrivé sans qu'il l'eût recherché ni désiré, mais du propre mouvement de S. M., et qu'il aimait mieux une vie facile et tranquille que les travaux et les dangers auxquels les jalousies et la malignité des hommes exposent ceux qui entrent dans les grandes affaires. Pour cette raison et à cause de son peu de santé, n'ayant pu obtenir du Roi d'être déchargé d'un si grand poids, bien qu'on lui fit un grand honneur, il avait, me disait-il, fait entendre franchement à S. M. qu'il ne pouvait la servir, si ce n'est en allant écouter ses résolutions au Conseil, quand sa propre santé le lui permettrait. Quant à négocier dans sa maison, où le repos lui était nécessaire, il ne pouvait le faire, ni recevoir chez lui l'affluence du peuple, il ne pouvait se soumettre à cette obligation, ses forces ne le lui permettant pas. En conséquence, le Roi lui avait fait cette seconde grâce.

L'ambassadeur ne fut pas dupe des paroles de Richelieu ; il ne crut pas que le Cardinal n'acceptait que malgré lui les honneurs que lui offrait le Roi ; il devina bien qu'on ne lui avait offert que ce qu'il avait accepté et qu'il arrangeait les choses comme il voulait qu'on le crût, et il ajoute :

Quiconque sait que le Cardinal n'est pas aussi mal portant, et qu'il est d'un caractère profondément ambitieux, jugera que, dans cette affaire, cette prétendue préférence pour un genre de vie tranquille a été une nécessité qui provient d'autres causes.

L'ambassadeur voyait juste dans le présent et aussi dans l'avenir :

Il lui suffit, ajoute-t-il, d'avoir été porté là ; car, avec le temps, on acquiert beaucoup, et surtout quand on a son esprit[17]. Sur ce sujet, voici ce que l'on pronostique : ou le cardinal de Richelieu trouvera bientôt le joint pour devenir le maître de tous les autres ministres, ou, resté exclu de toutes choses, il sera bientôt ruiné lui et sa maîtresse. Mais ce qui est un signe favorable, c'est que le plus grand nombre est du premier avis.

La Vieuville, n'osant rien faire contre l'Espagne ou l'Autriche, mécontentait Louis XIII, qui voulait agir. Un pamphlet, la Voix publique au Roi, précipita la chute du ministre, qui, de plus, était coupable de malversations d'abus de pouvoir et d'avoir donné des ordres contrairement à la volonté du Roi. Louis XIII le fit arrêter et enfermer au château d'Amboise. Enfin, le 13 août 1624, Richelieu devenait le ministre principal du roi de France, sans en avoir officiellement le titre, titre qu'il n'eut qu'en 1629.

On ne sait ni comment, ni à quelle époque précise Richelieu a acquis la confiance du Roi, dit M. le duc de Broglie[18].

Il nous paraît à peu près certain que le Cardinal a gagné la confiance de Louis XIII du 26 avril au 13 août ; car, le 26 avril, le Roi a encore quelque répugnance d'admettre au Conseil cet esprit altier et dominateur, et, le 13 août, il en fait le chef du ministère et lui accorde, avec sa confiance, les pouvoirs les plus étendus. La date fixée, Richelieu a obtenu la confiance du Roi en lui montrant que nul plus que lui n'était en état d'appliquer les idées et la politique de Henri IV, et de donner à la France la position en Europe que Louis XIII voulait lui faire occuper.

Deux documents nous paraissent justifier notre opinion : le premier est une lettre du Cardinal, adressée, en juillet 1626, à Louis XIII.

Si Dieu me fait la grâce de vivre six mois, comme je l'espère, et davantage, je mourrai content, voyant l'orgueil de l'Espagne abattu, vos alliés maintenus, les huguenots domptés toutes factions dissipées, la paix établie dans ce royaume, une union très étroite dans votre maison royale, et votre nom glorieux par tout le monde.

Ces grandes idées étaient aussi celles de Louis XIII. Le Roi était très brave, très glorieux, très Français et beaucoup plus intelligent et actif qu'on ne le croit généralement[19] ; il n'avait pu qu'admirer la grandeur du génie du Cardinal et la vigueur de ce caractère de fer, et une fois son opinion faite, il devint l'ami et le défenseur de son ministre contre tous ses ennemis, surtout contre sa mère, dont les opinions lui étaient absolument antipathiques.

Le début du Testament politique, beau livre dû à la plume du Cardinal, fait connaître aussi le programme proposé par Richelieu à son arrivée aux affaires, et que le Roi adopta.

Lorsque V. M. se résolut de me donner en même temps et l'entrée en ses conseils et grande part en sa confiance pour la direction de ses affaires, je puis dire avec vérité que les huguenots partageaient l'État avec elle, que les Grands se conduisaient comme s'ils n'eussent pas été ses sujets, et les plus puissants gouverneurs des provinces comme s'ils eussent été souverains en leurs charges.

Je puis dire que le mauvais exemple des uns et des autres était si préjudiciable à ce royaume, que les Compagnies[20] les plus réglées se sentaient de leur dérèglement et diminuaient certains cas votre légitime autorité autant qu'il leur était possible pour porter la leur au delà des termes de la raison.

Je puis dire que chacun mesurait son mérite par son audace ; qu'au lieu d'estimer les bienfaits qu'ils recevaient de V. M. par leur propre prix, ils n'en faisaient cas qu'autant qu'ils étaient proportionnés au dérèglement de leur fantaisie, et que les plus entreprenants étaient estimés les plus sages et se trouvaient souvent les plus heureux. Je puis dire encore que les alliances étrangères étaient méprisées ; les intérêts particuliers préférés aux publics ; en un mot, la dignité de V. M. royale tellement ravalée et si différente de ce qu'elle devait être, par le défaut[21] de ceux qui avaient lors la principale conduite de vos affaires, qu'il était presque impossible de la reconnaître.

On ne pouvait tolérer plus longtemps le procédé de ceux à qui V. M. avait confié le timon de l'État, sans tout perdre ; et, d'autre part, on ne pouvait aussi le changer tout d'un coup sans violer les droits de la prudence, qui ne permet pas qu'on passe d'une extrémité à l'autre sans milieu.

Le mauvais état de vos affaires semblait vous contraindre à des résolutions précipitées, sans élection de temps et de moyens ; et cependant il fallait faire choix en tous les deux pour tirer profit du changement que la nécessité exigeait de votre prudence.

Les meilleurs esprits n'estimaient pas qu'on pût passer sans naufrage tous les écueils qui paraissaient en un temps si peu assuré ; la Cour était pleine de gens qui blâmaient de témérité ceux qui voudraient l'entreprendre ; et tous sachant que les princes sont faciles à imputer à ceux qui sont auprès d'eux les mauvais succès des choses qui leur ont été bien conseillées ; si peu de gens se promettaient un bon évènement du changement qu'on publiait que je voulais faire, que beaucoup tenaient ma chute assurée avant même que V. M. m'eût élevé.

Nonobstant toutes les difficultés que je représentai à V. M., connaissant ce que peuvent les rois, lorsqu'ils usent bien de leur puissance, j'osai vous promettre sans témérité, à mon avis, que vous trouveriez remède au désordre de votre État, et que, dans peu de temps, votre prudence, votre force et la bénédiction de Dieu donneraient une nouvelle force à ce royaume.

Je lui promis d'employer toute mon industrie et toute l'autorité qu'il lui plaisait me donner pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l'orgueil des Grands, réduire tous ses sujets en leur devoir et relever son nom dans les nations étrangères au point où il devait être[22].

Je lui représentai que, pour parvenir à une si heureuse fin, sa confiance m'était tout à fait nécessaire ; et que, bien que par le passé tous ceux qui l'avaient servi n'eussent point estimé de meilleur et de plus sûr moyen pour l'acquérir et la conserver, que d'en éloigner la Reine sa mère, je prendrais un chemin tout contraire et n'omettrais aucune chose qui dépendit de moi pour maintenir V. M. en une étroite union, importante à leur réputation et avantageuse au bien du royaume.

Ainsi que le succès qui a suivi les bonnes intentions qu'il a plu à Dieu me donner pour le règlement de cet État justifiera aux siècles à venir la fermeté avec laquelle j'ai constamment poursuivi ce dessein ; aussi V. M. sera-t-elle fidèle témoin que je n'ai rien oublié de ce que j'ai pu pour empêcher que l'artifice de beaucoup de mauvais esprits ne fût assez puissant pour diviser ce qui étant uni par nature devait aussi l'être par la grâce[23]. Si, après avoir heureusement résisté plusieurs années à leurs divers efforts, leur malice a enfin prévalu, ce m'est une extrême consolation qu'on ait souvent ouï sortir de la bouche de V. M. que, lorsque je pensais le plus à la grandeur de la Reine sa mère, elle travaillait à ma ruine.

Il fut donc convenu en réalité, entre le Roi et son ministre, qu'on remettrait les choses en l'état où Henri IV et Sully les avaient laissées, et qu'on ferait disparaître l'anarchie et le désordre général qui s'étaient établis pendant le gouvernement de Marie de Médicis. Il fallait tout créer ou tout refaire : armée, marine, colonies, finances, diplomatie, administration, pouvoir central assez fort pour réprimer l'anarchie d'où qu'elle vînt, des grands, des huguenots, des parlements, des gouverneurs de provinces, véritables rois dans leurs gouvernements, où le Roi n'était qu'un être imaginaire[24] ; il fallait détruire l'État protestant qui s'était formé dans l'État français ; il fallait punir sans pitié les traîtres qui, au moindre caprice du frère de Louis XIII, Gaston d'Orléans, s'alliaient avec l'étranger pour lui livrer nos places fortes, ouvrir nos frontières à ses troupes et entraver toutes nos volontés.

Tel fut le programme que Richelieu proposa à Louis XIII, qui le fit sien, et que le Cardinal accomplit à force de génie, de patience, de volonté, de fermeté et de travail, et qui lui a valu le titre de Grand Cardinal que lui donnait Colbert, et qu'il a bien le droit de conserver dans l'histoire.

Ce qui est plus difficile à expliquer que ne l'est à fixer l'époque du changement de Louis XIII à l'endroit de Richelieu, c'est le changement qui s'est opéré entre le Richelieu ministre de Concini et favori de Marie de Médicis, alors tout dévoué aux intérêts de l'Espagne, et le Richelieu, ministre de Louis XIII, très Français, continuateur de Henri IV, adversaire résolu de l'Espagne et décidé à briser la domination qu'elle exerçait sur l'Europe et spécialement sur la France. Il est bien probable que ce revirement complet n'est pas une simple évolution dictée par l'ambition du Cardinal, mais le résultat de ses réflexions, et que l'intérêt de son pays a surtout décidé ce grand esprit à adopter de nouvelles opinions. Quoi qu'il en soit, il s'était servi de la Reine-Mère pour arriver jusqu'à Louis XIII, et une fois accepté par le Roi, il laissait de côté son ancienne protectrice.

Mais alors Marie de Médicis, irritée d'avoir été jouée, furieuse de n'avoir amené au pouvoir qu'un adversaire de toutes ses idées et de toutes ses passions, voua au Cardinal une haine implacable, que chaque nouvel acte de la politique française du premier ministre rendait encore plus violente. On verra plus loin l'histoire et les suites de la lutte de Richelieu contre Marie de Médicis.

Nous avons dit que La Vieuville avait été renversé en grande partie par un pamphlet, la Voix publique au Roi. L'auteur de ce pamphlet est un certain Fancan, abbé de Beaulieu et chantre ou chanoine de Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce personnage, inconnu jusqu'à ces derniers temps[25], était le confident, le familier et l'agent de Richelieu ; il fut l'un des principaux écrivains que Richelieu avait à son service. Intelligent, instruit, très Français, Fancan rédigea la Voix publique contre La Vieuville ; mais il y avait longtemps que le Cardinal employait la plume et l'esprit de Fancan pour lancer dans le public de nombreux libelles ou bleuets[26] contre les divers ministres. Le livre de M. Geley nous fait connaître un des principaux moyens dont Richelieu s'est servi pour arriver au pouvoir. Comme tant d'autres, il a employé la presse de son temps, les libelles, pour attaquer sans trêve ni merci tous ceux qui occupaient la place qu'il voulait avoir, et hâtons-nous d'ajouter, pour ne pas pousser trop loin la comparaison, place qu'il était digne d'occuper.

Richelieu avait alors à sa solde plusieurs écrivains[27] dont il inspirait et corrigeait les écrits ; il faisait ensuite imprimer leurs bleuets. Fancan en publia quatre contre Luynes et ses frères[28], ces oiseleurs étrangers, dans lesquels il flétrit leur avidité et se plaint amèrement de l'abaissement des grands et de la guerre faite aux huguenots, en même temps qu'il prodigue, chose familière aux écrivains de cette sorte, les insultes et les menaces de mort au connétable. Richelieu, ou tout au moins son agent, soutenait dans l'opposition des idées que, devenu ministre, il devait combattre.

Fancan, toujours pour le compte du Cardinal, lança contre Condé, Brulart, Puisieux et La Vieuville de violents pamphlets qui ébranlèrent rudement ces débiles ministres[29]. Ces libelles, comme toutes les attaques de la presse contre les gouvernants, sont pleins de mensonges mêlés de vérités ; on y donne quelques bons avis au Roi, qui les lisait et savait en tirer parti. On créait la puissance de la presse pour établir ensuite la monarchie absolue. Fancan, auteur de ces pamphlets avec la collaboration de Richelieu, indique plus d'une fois Richelieu, dont il fait l'éloge, comme l'homme qui pourrait être le sauveur de la France ; il recommande de revenir à la politique de Henri IV, ce que veut le Roi, ce qui indique peut-être l'époque du changement dans les idées de Richelieu ; il veut qu'on résiste à l'Espagne ; en un mot, il trace toutes les grandes lignes de la politique que suivra Richelieu devenu ministre.

Dans le Mot à l'oreille, La Vieuville est vilipendé de main de maître, et ce bleuet acheva de perdre dans l'esprit du Roi ce ministre réellement incapable. Richelieu avait pris une part considérable à la rédaction de ce libelle, qui eut plusieurs éditions, et que le Cardinal, plus tard, fit insérer dans le Mercure françois, publication officielle.

Quelques-uns, après avoir été à la peine, ont été à l'honneur ; Fancan n'eut pas cette chance. En 1627, sans que nous sachions pourquoi, le pamphlétaire fut disgracié et mis à la Bastille, où il mourut en 1628, et dans ses Mémoires, Richelieu le dépeint comme un misérable.

 

 

 



[1] Où les protestants avaient un temple important.

[2] En 1617, Richelieu publia un nouvel ouvrage : l'Instruction du chrétien, qui obtint aussi un grand succès.

[3] Le duc de Luynes.

[4] Marie-Madeleine de Vignerot, fille de M. du Pont-de-Courtay et d'une sœur de Richelieu. (Madame de Combalet devint en 1638 duchesse d'Aiguillon.) Elle fut nommée dame d'atours de Marie de Médicis en 1625.

[5] Jeune homme fort laid, colonel du régiment de Normandie.

[6] Comte de BONNEAU-AVENANT, la Duchesse d'Aiguillon, 91.

[7] La source principale de la biographie du Cardinal, de 1621 à 1624, est l'ouvrage de M. Berthold Zeller, Richelieu et les ministres de Louis XIII de 1621 à 1624, in-8°, 1880.

[8] La barrette lui fut remise à Lyon, le 12 décembre, par Louis XIII.

[9] En même temps.

[10] Calice, chandeliers et autres objets à l'usage du culte.

[11] ZELLER, p. 165.

[12] ZELLER, p. 211.

[13] Fancan et la politique de Richelieu, par GELEY.

[14] Dépêche du 16 février 1624. ZELLER, p. 244.

[15] ZELLER, p. 284.

[16] Cette contrariété, les faits, l'expression de premier ministre (titre alors inconnu, on disait ministre principal), quand Richelieu n'en a été pourvu qu'en 1629, prouvent, à mon avis, la fausseté de la lettre du Cardinal au P. Joseph, en date du 26 avril 1624, dans laquelle il lui fait part que le Roi vient de lui donner la charge de son premier ministre.

[17] Plus loin l'ambassadeur dit encore : la valeur de son esprit qui est jugée sans égale.

[18] Dans un excellent article du Correspondant (10 novembre 1884).

[19] Louis XIII était bègue et parlait difficilement ; l'embarras que lui causait cette infirmité lui donnait une certaine timidité et une apparence de médiocrité qui était tout extérieure.

[20] Les Parlements.

[21] Le manque, la nullité.

[22] En 1625, l'ambassadeur de Hollande avait la prétention d'avoir la préséance sur l'ambassadeur français à Londres (Lettres et papiers d'État, VII, 946).

[23] Amitié, bienveillance.

[24] Lettres et papiers d'État, IV, 365.

[25] Un agrégé de l'Université, M. Geley, vient de publier une étude fort complète sur Fancan, sous le titre de Fancan et la politique de Richelieu, de 1617 à 1627, 1885, in-8°, librairie L. Cerf. Ce travail apporte les documents les plus curieux sur le Cardinal.

[26] Ainsi nommés à cause de la couleur bleue de leur couverture.

[27] Fancan, Mathieu de Morgues, le P. de Chanteloube, de l'Oratoire.

[28] Discours politique, — la France mourante, — l'Ermite Valérien, — Chronique des favoris.

[29] Dialogue de la France mourante avec l'Hôpital et Bayard, — Rencontre de Bouillon avec Henri le Grand, — le Mot à l'oreille, — la Voix publique au Roi.