HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA GUERRE DE 1870-1871

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — RÉVOLUTION DU 4 SEPTEMBRE.

 

 

Tout le monde fut consterné et indigné en apprenant la catastrophe de Sedan[1]. Notre vieille gloire militaire, notre prestige étaient anéantis par une série de fautes sans précédents peut-être dans l'histoire.

Depuis Wissembourg, l'Empire s'écroulait peu à peu à chaque nouveau désastre ; Sedan compléta cet effondrement et fit éclater la révolution du 4 Septembre. Dès les premiers revers, tous les partis, l'opposition républicaine et les révolutionnaires, s'étaient préparés à renverser l'Empire et à recueillir, sa succession. Le complot démagogique et socialiste, dirigé par le comité de la rue de la Sourdière, où se trouvaient Blanqui, Delescluze et quelques députés de l'extrême gauche, éclata le premier. Le 9 août, jour de la réunion des Chambres, les révolutionnaires se préparaient à envahir le Corps législatif et à renverser le gouvernement ; mais le maréchal Baraguey-d'Hilliers empêcha, par son attitude énergique, le coup de main de s'accomplir et sauva la Chambre. Deux jours après, à la suite de dissentiments avec le général Palikao, le maréchal donna sa démission. Le 14, Blanqui et son lieutenant Eudes prirent les armes à la Villette et assassinèrent quelques malheureux soldats : ils comptaient entraîner les masses populaires de ces quartiers turbulents et mal famés, mais leur tentative fut immédiatement réprimée. Le 18, le général Trochu, nouveau gouverneur de Paris, publia une proclamation dans laquelle, oubliant le principe éternel : Timor Domini, initium sapientiœ, il exposait sa ridicule théorie de la force morale et laissait le champ libre aux démagogues, parfaitement décidés à ne reconnaître d'autre force que celle des coups de fusil. Disons-le en passant, c'est cette théorie qui perdra plus tard le gouvernement du général Trochu.

Le 3 septembre, aussitôt que l'on connut les premières nouvelles de Sedan, le comité de la rue de la Sourdière décida un grand mouvement pour le lendemain et résolut de s'emparer du pouvoir. L'opposition, à la Chambre, travaillait de son mieux à la réussite du complot : elle avait exigé et obtenu le départ de toutes les troupes de Paris et l'armement de toute la population virile, c'est-à-dire les bandes révolutionnaires. Le ministère avait imprudemment envoyé Mac-Mahon au secours de Bazaine, Vinoy au secours de Mac-Mahon, et avait ainsi livré Paris à la Révolution.

Pendant que le comité de la rue de la Sourdière se préparait à agir, le gouvernement et la Chambre, étaient en désarroi ; la Régence ne prenait aucune mesure bien décidée[2] ; elle proposait de remettre les pouvoirs au Corps législatif ; Palikao aurait le titre de lieutenant général et nommerait les ministres. Mais l'opposition exigeait l'abdication de l'Impératrice, la déchéance de l'Empire et la formation d'un gouvernement provisoire. De son côté, M. Thiers proposait de déclarer le trône vacant, de former une commission de gouvernement dans la Chambre, de signer un armistice et de convoquer une nouvelle assemblée : la Révolution se ferait ainsi dans le Palais-Bourbon au lieu de se faire dans la rue. On perdit le temps à discuter, sans parvenir à se mettre d'accord, et l'on discutait encore, en vrais Byzantins, quand la foule envahit la Chambre et renversa le gouvernement.

En effet, des masses composées d'ouvriers, de badauds et de curieux, cortège ordinaire et obligé des conspirateurs, s'avançaient sans armes et criant : La déchéance ! puis derrière eux venaient les bataillons en armes de Belleville, la Villette et Ménilmontant, protégés par cette foule épaisse de bourgeois imbéciles qui se croient obligés, tous les quinze ou vingt ans, de servir d'avant-garde et de bouclier à leurs ennemis bien connus, mais qui ne peuvent résister au plaisir de donner une leçon au pouvoir ou de le renverser. La foule s'amoncelait sur la place de la Concorde, mais les troupes de police lui barraient le passage ; les députés de l'opposition obtinrent du général Caussade, qui était chargé de la défense du Corps législatif, de faire retirer les troupes de police, qui défendaient la place de la Concorde, et la garde de Paris, qui occupait la place de Bourgogne. A peine ces troupes, les seules qui voulussent se défendre, furent-elles parties, que la Chambre fut envahie.

Au milieu du tumulte, M. Gambetta proclama la République, et déclara qu'un gouvernement provisoire allait être établi à l'Hôtel-de-Ville. Quand les députés de l'opposition y arrivèrent, ils trouvèrent déjà installés Delescluze, Félix Pyat, Blanqui, Millière, etc., qui organisaient leur gouvernement, et ils ne purent les évincer que grâce à la grande popularité de M. Jules Favre et par une manœuvre assez habile, qui consista à former le nouveau gouvernement avec les députés de Paris, moyen simple de mettre dehors tous les démagogues, sauf Rochefort. Si l'opposition n'avait pas pris le pouvoir à l'Hôtel-de-Ville, il est certain que Blanqui y installait la Commune dès le 4 Septembre, et la France risquait de périr dans cette crise. Mais, mise de côté le 4 Septembre, la Commune ne renoncera pas à ses coupables desseins ; elle essaiera, au 31 Octobre, d'usurper l'autorité, et deviendra maîtresse le 18 Mars[3].

Le nouveau gouvernement prit le nom de gouvernement de la Défense nationale. Il se composait des neuf députés de Paris et de MM. Ernest Picard et Jules Simon, qui avaient été nommés à Paris, mais avaient opté pour les départements. Le président du gouvernement était le général Trochu, dont on ne comprenait pas la présence au milieu de ce groupe de républicains[4]. Les ministres, dont plusieurs étaient membres du gouvernement, furent : Jules Favre, aux affaires étrangères ; Gambetta, à l'intérieur ; le général Le Flô, à la guerre ; Ernest Picard, aux finances ; Dorian, aux travaux publics ; Magnin, à l'agriculture et au commerce ; Jules Simon à l'instruction publique ; l'amiral Fourichon, à la marine ; Crémieux, à la justice. MM. Rochefort, Garnier-Pagès, Pelletan, Glais-Bizoin et Emmanuel Arago ne reçurent aucun portefeuille. Avec un gouvernement composé de dix avocats, on avait, pour correctif, la chance de le voir présidé par un militaire, et c'était justement le militaire qui parlait le plus[5].

Il est certain que la révolution du 4 septembre, faite en face de l'étranger, aggravait la situation du pays. Elle acheva de désorganiser l'administration ; elle fit éclater l'anarchie dans tout le Midi et donna une mauvaise situation diplomatique à la France au milieu de l'Europe conservatrice. Mais il serait souverainement injuste d'en rendre responsables d'autres que ceux qui, sans préparatifs suffisants, ont déclaré une guerre à jamais néfaste, et qui, perdant tout sang-froid dès les premiers revers, ont par des proclamations affolées jeté dans un désarroi moral absolu le pays qu'ils avaient bercé d'abord de vaines espérances[6].

Qui pourrait affirmer, en effet, que l'Empire, signant la paix après Sedan, abandonnant à la Prusse l'Alsace et 3 milliards[7], aurait pu continuer à exister, étant données la faiblesse et la désorganisation antérieures à la guerre ? La vérité est que la situation déplorable faite à la France par le 4 Septembre est le résultat inévitable des fautes de l'Empire, de l'opposition, des révolutionnaires, de la presse et du pays, qui ont tous à se reprocher une part plus ou moins grande dans cette catastrophe.

Le nouveau gouvernement fit, dès les premiers moments, des concessions aux révolutionnaires les plus avancés, pour avoir leur appui et se maintenir au pouvoir ; il commit l'acte détestable de mettre en liberté Mégy et Eudes, condamnés pour avoir assassiné, le premier un sergent de ville, le second un pompier dans une des émeutes dont on a parlé précédemment. Pendant toute sa durée, le gouvernement de la Défense nationale fut dominé par le parti révolutionnaire, que son origine illégale et ses relations ne lui permettaient pas de combattre résolument. Il annonça de prochaines élections, qui permettraient à la France de manifester sa volonté ; mais il ne convoqua pas les électeurs. De tous ses torts, celui-ci est incontestablement le plus grave[8].

Etant donné qu'on avait renversé, devant l'ennemi, le gouvernement existant, la dictature d'une assemblée nationale était la seule qui devait et pouvait disposer des forces vives du pays, pour les opposer énergiquement à l'invasion et faire fléchir toutes les résistances devant la suprême nécessité du salut public.

Pendant ce temps, le prince royal de Prusse reprenait sa marche sur Paris, qui se préparait activement à arrêter l'ennemi en l'obligeant, ce à quoi on ne s'attendait pas, à faire le blocus de cette grande forteresse pendant cinq mois.

Quoi qu'on puisse dire sur les dépenses et les malheurs que la continuation de la guerre a entraînés, quoi qu'on puisse penser sur les hommes du 4 Septembre, il faut approuver leur résolution de continuer la guerre et de ne pas signer la paix sur la honte de Sedan. Ces cinq mois de luttes malheureuses, mais énergiques, ont compromis, j'en conviens, les finances du pays : en revanche, ces luttes ont sauvé l'honneur de la France ; elles ont ramené sur elle l'estime de l'étranger et les sympathies même de l'Angleterre ; elles ont constaté la force et la virilité de notre pays, qui seul en Europe était capable de faire une pareille résistance ; elles ont dut payer plus cher à l'ennemi les résultats de sa victoire, et elles nous permettent de dire encore une fois que tout a été perdu fors l'honneur.

 

 

 



[1] La nouvelle officielle en arriva à Paris le 3, vers cinq heures.

[2] La troupe était irritée contre l'Empereur qui avait capitulé et rendu son épée ; il était impossible de compter sur elle.

[3] La révolution démagogique éclatait en même temps à Lyon et a Marseille, où elle proclamait la république et arborait le drapeau rouge.

[4] Le général Trochu avait été nommé gouverneur de Paris par l'Empereur. Il avait ramené de Châlons les 18.000 gardes mobiles de Paris, troupe indisciplinée qui ne pouvait servir que la cause révolutionnaire, et il avait eu l'imprudence de leur dire que leur droit était de revenir à Paris. Palikao, justement irrité de ce langage, avait reproché au nouveau gouverneur de prêcher à l'armée la sédition et la désobéissance en lui parlant de ses droits. Toujours prêt à écrire des proclamations ou à faire des discours, le général Trochu avait fait ensuite la proclamation dans laquelle il exposait la théorie de la force morale. Il s'était ainsi compromis auprès des gens sérieux ; le gouvernement le tint dès lors en suspicion et dans l'isolement, et rendit à peu près nulles ses fonctions de gouverneur de Paris. Le général Trochu, mis de côté, devint d'abord indifférent, puis il s'irrita, et enfin il entra dans le gouvernement du 4 Septembre, où il se flatta de jouer un rôle utile à son pays. Il était cependant étrange, ainsi que l'a dit M. Jules Brame dans sa déposition devant la commission d'enquête, que le même homme qui s'était levé gouverneur de Paris, ayant prêté serment à l'Empire, se couchât chef d'un autre gouvernement, sans avoir été relevé de sa parole.

[5] JOHN LEMOINNE, Débats du 11 novembre 1871.

[6] Rapport à l'Assemblée nationale sur les actes du gouvernement de la Défense nationale, par M. de Sugny.

[7] Telles sont certainement les exigences de la Prusse après Sedan.

[8] Un décret du 8 septembre convoquait les électeurs pour le 16 octobre ; un second décret, du 17 septembre, avança les élections au 2 octobre ; un troisième décret, en date du 24 septembre, les ajourna indéfiniment. M. Ernest Picard, la meilleure tête politique du 4 Septembre, et M. J. Favre voulaient les élections ; MM. Gambetta et J. Simon y furent toujours opposés ; le général Trochu, qui les demandait au début, les repoussa plus tard. La capitulation de Metz remit les élections sur le tapis (11 et 12 novembre). MM. J. Favre et E. Picard revinrent à la charge : le premier disait, avec raison, que la prise de Metz avait empiré la situation et faisait prévoir le sort de Paris ; en cas d'échec à Paris, le péril sera énorme, ajoutait-il, puisque la France sans représentants sera à la merci du vainqueur. M. Picard appuyait la proposition de M. J. Favre, en disant qu'il n'y avait que deux issues à prévoir : la paix ou la capitulation forcée, et qu'il était évident qu'on s'acheminait vers la seconde. Mais on avait attendu trop tard, et il était devenu impossible ou bien difficile de faire les élections sans armistice. (Rapport de M. Chaper.)