ÉTUDE BIOGRAPHIQUE SUR COLBERT

 

CHAPITRE II. — COLBERT INTENDANT DE MAZARIN. (1651-1661).

 

 

Colbert avait obtenu la faveur de Le Tellier par sa puissance de travail. Il ne connaissait guère, dit Perrault[1], d'autre repos que celui qui se trouve à changer de travail, ou à passer d'un travail difficile à un autre qui l'est un peu moins. Colbert gagna peu à peu par cette raison, par sa probité, son intelligence et son dévouement, la confiance de Mazarin, au service duquel il entra au commencement de l'année 1651. Il devint l'intendant du Cardinal bien avant d'en avoir le titre ; il dirigea ses affaires et parvint à y mettre l'ordre nécessaire, ce qui n'était pas facile étant donnés les troubles de la Fronde.

Un mois après avoir pris Colbert à son service, Mazarin fut exilé par le Parlement (février 1651) ; il ne put rentrer en France qu'au bout d'un an, et il rejoignit la Cour à Poitiers en février 1652. Mais, dès le mois d'août, il était obligé, pour la seconde fois, de quitter la France, et il ne revint à Paris que le 3 février 1653, cette fois complètement victorieux de ses ennemis. C'est surtout pendant ces deux exils que la correspondance de Colbert avec le Cardinal abonde en détails de toutes sortes.

Alvise Grimani, ambassadeur de Venise à la Cour de France de 1660 à 1664, dit dans sa relation[2] :

Colbert a été commis de Le Tellier, qui connaissait son mérite et sa fidélité ; aussi quand le Cardinal eut ses revers et fut obligé pour la première fois de partir, et que lui Le Tellier resta pour surveiller les évènements, ne voulant pas que ses dépêches, non plus que les réponses, passassent par les secrétaires et serviteurs du Cardinal, il lui donna Colbert pour tenir la correspondance chiffrée et écrire les lettres secrètes. Son Éminence, qui reconnut sa grande habileté, le prit en affection et voulut dès lors le retenir près de lui ; il lui donna comme l'intendance de sa maison, et le voyant si bien s'en acquitter, il le chargea de beaucoup d'emplois. Colbert alors rétablit ses affaires à force de soins, de manière à lui faire connaître son application et son savoir-faire admirable.

Pendant le premier exil du Cardinal, on avait vendu, gaspillé, volé ou engagé la belle bibliothèque, les collections, les meubles de Mazarin, la vaisselle plate ou dorée, les batteries de cuisine ou d'office, le linge, les habits, les pierreries, les perles, les tapisseries. Colbert chercha à recouvrer une partie de ces objets ; il envoya à Sedan de la vaisselle dorée, mais on la vola en route. En même temps qu'il s'occupait du mobilier de Mazarin, Colbert intervenait dans les affaires publiques ; il joua même un rôle assez important, quoique en sous- ordre, dans les troubles de la Fronde. Colbert, formé à l'école de Richelieu, poussait Mazarin à la sévérité. Aux expédients, aux calculs infinis, aux tergiversations italiennes succédèrent les résolutions énergiques, excessives, dépassant parfois le but. Le nombre des lettres où Colbert gourmande le cardinal Mazarin sur sa faiblesse, le presse de prendre une décision rigoureuse, d'exiler les membres du Parlement qui lui résistaient et de tenir rigueur aux malintentionnés,  comme on appelait alors ceux qui faisaient de l'opposition au gouvernement, est considérable[3].

Colbert eut aussi à s'occuper de l'administration militaire, des achats de b !é et de chevaux, des recrues, de la discipline et des fortifications, de sorte que, dans le modeste emploi qu'il occupait, il s'habituait au maniement des grandes affaires et se préparait au rôle qu'il devait jouer plus tard.

Dès son entrée dans la maison de Mazarin, Colbert, sachant combien le Cardinal était méfiant, lui demanda, exigea même son entière confiance, et il ne lui fut pas facile de l'obtenir. Le 17 février 1651, Colbert écrivait au Cardinal :

Je crois être obligé de dire à V. Ern. qu'il me semble absolument nécessaire, pour le bien de son service, qu'elle fasse choix d'une personne en qui elle ait une extrême confiance, et qui ne manque ni de zèle, ni de fidélité pour elle, qui prenne un soin général de la conduite de toutes ses affaires ; et qu'il est bon même que, outre les parties nécessaires pour s'en bien acquitter, il soit encore qualifié, autant qu'il se pourra, afin qu'il puisse même avoir plus d'autorité. J'offre, en mon particulier, de lui communiquer le peu de connaissance que Dieu m'a donnée sur toutes les sortes d'affaires.

Le 3 mars, Colbert renouvela sa demande et il semble que Mazarin fut décidé dès lors à la lui accorder, car, le 14 avril, Colbert écrivait an Cardinal : Pour ce qui est de l'honneur que V. Ém. se propose de me faire en me donnant le soin de toutes ses affaires, elle me fait justice de croire qu'elle ne peut pas s'en décharger sur une personne qui ait plus de zèle pour son service que moi. A la fin d'avril, Colbert avait enfin obtenu ce qu'il désirait : il avait la direction des affaires de Mazarin, sa confiance absolue et la liberté d'agir[4]. En même temps, Colbert montrait une certaine fierté vis-à-vis du Cardinal. Mazarin lui avait offert une gratification de 1.000 écus[5] : Colbert la refusa. On lit dans la lettre du 21 avril :

Touchant ce que V. Ém. me fait l'honneur de m'écrire, de prendre 1.000 écus sur le même taillon[6], elle me permettra de lui dire qu'elle doit avoir meilleure opinion de moi pour croire que je la serve de cette sorte. Elle m'a vu servir l'espace d'un an, dans des voyages où les dépenses étaient assez grandes, sans jamais l'avoir importunée ; et je lui puis protester avec vérité qu'il y a trois ans entiers que je n'ai touché du Roi que 8.000 livres qu'elle me fit donner à Bordeaux. J'ai, grâces à Dieu, du bien pour vivre comme un homme de ma condition, et peu d'envie d'en avoir davantage ; et puisque, depuis trois ans, sans importuner personne et sans m'en plaindre, j'ai servi le Roi à mes dépens, V. Ém. peut bien croire facilement que je ne commencerai pas à ruiner le peu qu'elle a dans sa nécessité pour subsister[7]. Je la supplie très humblement de croire qu'elle ne trouvera jamais que j'aie autre but en la servant que de satisfaire au zèle et à l'affection que j'ai toujours eus pour elle, et qu'elle n'y trouvera aucun mélange de bassesse. Je lui demande seulement en grâce qu'elle ait confiance en moi jusqu'à ce qu'elle reconnaisse que je l'aie trompée, et qu'elle ne m'impute pas les fâcheux accidents et les difficultés qui surviendront par la nature des affaires ou par conjonctures du temps.

Ce dévouement gratuit ne devait être que provisoire, et Colbert entendait bien en tirer récompense un jour ; il était résolu à profiter de sa situation auprès du Cardinal pour augmenter son bien et celui des siens. Nous allons bientôt le voir âpre au gain, demandant et obtenant faveur sur faveur. Dès 1651, il sollicite la charge d'intendant de la maison du duc d'Anjou, frère du Roi, l'obtient en 1652 et la vend, en 1653, 40.000 livres ; il demande ensuite une prébende, puis une lieutenance dans le régiment de Navarre pour un de ses frères, puis un bénéfice pour un autre frère, la direction des droits du tiers des prises faites par les vaisseaux du Roi sur les ennemis, pour l'un de ses cousins. Toutes ces grâces et une gratification que lui donne le Cardinal ne l'empêchent pas de demander, en 1652, l'abbaye de N.-D.-la-Grande de Poitiers, pour son frère ; un nouveau bénéfice qui, avec deux autres qu'il a déjà, lui fera un revenu de 2.700 livres. En 1653, il voudrait bien avoir la charge de capitaine de la volière des Tuileries, ce qui lui donnerait un logement près du Louvre. En 1654, nouvelle demande de bénéfice pour lui et de l'abbaye de Saint- Martin de Nevers pour son frère. Cent fois encore, depuis cette époque, dit M. P. Clément[8], Colbert demanda au Cardinal des bénéfices, des prieurés, des charges à la Cour et dans les provinces[9], pour lui et les siens. La plus considérable de ces charges, celle de secrétaire des commandements de la Reine à venir, comme on disait au moment où la Maison de Marie-Thérèse fut formée, lui fut accordée gratuitement, comme preuve de faveur et de confiance tout à la fois. Or, Colbert, après des sollicitations réitérées, obtint l'autorisation de la vendre et en retira 500.000 livres, près de deux millions et demi d'aujourd'hui.

En revanche, Colbert servait Mazarin avec activité et zèle, et avec le dévouement le plus complet. Il s'efforçait de mettre en ordre les affaires de son maître, que la Fronde avait complètement ruinées, et dont le relèvement était rendu fort difficile par une quantité de procès qui faisaient peur à Colbert. La tâche était d'autant plus difficile, que ni le Cardinal ni ses autres serviteurs ne fournissaient à Colbert le moindre renseignement. Autant de lumières, disait-il[10], que Dieu m'a données, je les emploie à déterrer, pour ainsi dire, la connaissance de vos affaires ; et cela sans aucune assistance de qui que ce soit. Les serviteurs du Cardinal, chargés de l'éclairer, mais intéressés à la continuation du désordre qui leur permettait de pêcher en eau trouble, loin de l'aider, ne lui fournissaient que des papiers qui lui embrouillaient l'esprit plutôt que l'éclaircir, s'il n'avait su démêler les intentions.

Le 27 juin 1651, il écrit au Cardinal :

D'autant plus je perce le fond de vos affaires, d'autant plus j'y trouve quelque jour de les liquider, pourvu que vous approuviez ma maxime, qui est de sortir généralement de toutes celles qui seront mauvaises au fond, de n'en entreprendre point d'injustes, et d'avoir toujours pour but, dans l'esprit, de rendre votre bien net et liquide.

Jusqu'alors il semble que Mazarin n'ait pas été le thésauriseur rapace qu'il a été plus tard : on lit en effet, dans cette même lettre du 27 juin[11], les curieux détails qui suivent :

Je vous avoue franchement que si vous m'aviez chargé de vos affaires dans le commencement ou dans le cours de votre ministère, vous n'auriez pas souffert guère de temps que je m'en fasse mêlé, parce qu'il ne m'aurait pas été possible de souffrir l'horrible dissipation que vous avez faite de votre bien, soit en donnant vos meilleurs bénéfices, soit en créant de grandes pensions sur ce qui vous en restait, soit en empruntant de tous côtés pour le Roi, et vous incommodant au point où vous êtes présentement. Ceux qui s'en sont mêlés ont eu autant d'intelligence et de fidélité que moi, mais pas tant de hardiesse que j'aurais eue, et qui était nécessaire pour votre service. Tous vos amis et serviteurs de deçà conviennent de deux choses : qu'il fallait à V. Ém. une personne qui eût la hardiesse de lui résister dans l'envie immodérée qu'elle avait de dissiper son bien, et remontrer qu'elle pouvait bien témoigner son zèle et sa passion pour l'État sans se ruiner comme elle a fait ; et de plus qui, sur un fondement de probité et de connaissance, eût achevé toutes les affaires de V. Ém. en prenant promptement son parti quand il fallait perdre quelque chose ; à quoi V. Ém. n'a jamais pu se résoudre ; et personne aussi n'a eu la hardiesse de l'entreprendre, crainte d'être soupçonné.

Le 1er décembre 1651, Colbert revenait sur ce sujet :

En vérité, écrivait-il à Mazarin, si vous faites réflexion sur tous les engagements dans lesquels vous entraînent la dissipation de votre bien et la confusion de vos affaires, j'espère que vous prendrez résolution de vous conduire d'une autre sorte à l'avenir, et que vous connaîtrez bien qu'il n'appartient pas à un particulier de prétendre de faire subsister un royaume tel que celui-ci, et que le personnage d'un grand ministre est, en proportionnant la dépense en quelque sorte à la recette, d'employer son autorité à faire qu'un surintendant s'acquitte de sa charge et pourvoie aux besoins de l'État. Je vous avoue ingénument que si vous continuiez à dissiper votre bien, comme vous avez fait par le passé, sans mettre aucune chose à couvert, je vous prierais de me décharger du soin de vos affaires.

De retour de l'exil et la Fronde finie, Mazarin ne suivit que trop les sages conseils de Colbert et amassa une immense fortune. En 1658, trois ans avant sa mort. Mazarin possédait :

Le duché de Mayenne, le duché de Nevers, diverses terres, maisons dans Paris, domaines et droits acquis sur le Roi, droits sur le sel, etc., d'une valeur de 8.052.165  l. 7 s. 11 d. (40.000.000 de fr.), produisant un revenu de 793.570 l., 8 s. (4 millions).

Il avait en pensions et appointements 204.000 livres : appointements de ministre, 20.000 livres ; — pension de cardinal, 18.000 livres ; — gages et appointements du conseil, 6.000 livres ; — pension extraordinaire, 100.000 livres ; — appointements continués en qualité de surintendant de l'éducation du Roi, 60.000 livres.

Il avait 22 abbayes d'un revenu de 478,380 livres, dont il faut déduire, pour charges et pensions, 229,466 livres, ce qui ne laissait à S. Ém. que 248,863 livres. A tout cela il faut encore ajouter l'argent comptant, dont on ne connaît pas le chiffre, mais qui devait être énorme, ses tableaux, objets d'art de toutes sortes, etc.

C'est à souhaiter à tout ministre d'avoir un intendant pareil à Colbert. Aussi Mazarin lui accordait-il toute sa protection ; il le défendait contre le mauvais vouloir du surintendant des finances, M. de la Vieuville, contre M. de Lyonne, premier commis des affaires étrangères. Dès 1653, La Vieuville était renvoyé et remplacé par deux surintendants : Abel Servien, l'illustre négociateur de la paix de Westphalie. et Fouquet, procureur général au parlement de Paris, fort dévoué à Mazarin et ami de Colbert.

Tout en débrouillant les affaires personnelles du Cardinal, Colbert continuait à donner son avis sur les affaires politiques et poussait Mazarin à la sévérité ; il l'engageait à faire obéir le Parlement et à tenir en bride le cardinal de Retz, qui ne renonçait pas à intriguer.

La Fronde terminée, Mazarin revenu à Paris, Colbert cesse d'écrire aussi fréquemment à son maître ; il nous reste cependant assez de lettres pour nous renseigner sur les affaires du Cardinal et sur le rôle de Colbert. En 1654, nous le voyons s'efforçant de reconstituer la bibliothèque de Mazarin[12]. Dès 1643, Gabriel Naudé, l'un des plus savants hommes de son temps, avait commencé à composer la bibliothèque du Cardinal en achetant 10.000 volumes à un chanoine de Limoges ; il avait ensuite, pendant dix ans, voyagé en Flandre, en Hollande, en Italie, en Allemagne, en Espagne et en Angleterre, achetant, ainsi qu'à Paris, les livres les plus rares et les plus estimés. Naudé avait ainsi réuni 40.000 volumes et formé la plus belle bibliothèque qui existât alors en Europe. Elle était établie dans l'hôtel de Nevers[13], résidence de Mazarin, et était ouverte au public tous les jeudis. Nous avons dit que par arrêt du Parlement, en 1651, on avait vendu cette précieuse collection de livres. Colbert, aidé par le successeur de Gabriel Naudé, La Poterie, ramassa les livres qu'on trouva chez les libraires, racheta aux acquéreurs bon nombre d'ouvrages, fit rendre gorge à quelques membres du Parlement, commissaires de la compagnie, qui avaient volé quantité de livres, et au bout de quelques années, la bibliothèque[14] fut reconstituée et de nouveau ouverte au public.

Mazarin fait travailler à Vincennes, où l'on construit de nouveaux bâtiments et où l'on prépare le logement de S. Ém., qui va demeurer dans cette agréable résidence. Colbert y donne tous ses soins, ainsi qu'à la ménagerie, où l'on élève des veaux avec du lait et force œufs frais, des poulets d'Inde, des poules, des moutons ou brebis pour avoir des agneaux de bonne heure, des pigeons, des faisans. Il y a force gibier dans le parc. Il y aura bientôt toute sorte de légumages. A ces nouvelles[15] Mazarin répond à Colbert : J'ai pris grand plaisir à tout ce que vous me mandez de Vincennes, et je vois bien que je dois ce contentement à vos soins.

Mais en même temps Colbert signalait la continuation du désordre dans les affaires du Cardinal :

Je n'ose plus rien dire à V. Ém. de ses affaires. Aux mois de juillet, septembre et octobre 1651, elles n'étaient pas si mauvaises qu'elles sont ; et je n'ai rien à recevoir de plus de six mois d'ici, et beaucoup, et incessamment, à dépenser. L'ordinaire de sa maison même a été diverti — détourné, employé à autre chose —, et je ne puis venir à bout de le faire réassigner ; voici le troisième mois qu'il est dû. Je me tâte moi-même souvent pour connaître si cela vient de ma faute ; mais je ne trouve rien à me reprocher, autant que mon industrie se peut étendre.

A ces plaintes Mazarin répondait :

Je crois ce que vous me dites, et je vois fort bien que je gâte plus en un jour que vous ne sauriez accommoder et ménager en deux ans ; mais il est impossible de me refaire, et comme tout cela vient d'un principe si glorieux comme est de servir le Roi, je réputerais à malheur si je ne continuais à avoir ce zèle.

Il fallait bien récompenser un serviteur tel que Colbert : en 1655, Mazarin le nomma officiellement intendant de sa maison. Le nouvel intendant répondit à cette faveur en faisant imprimer une longue lettre adressée à Mazarin et destinée à faire connaître, disait-il, dans tout le royaume et aux ambassadeurs du Roi à l'étranger, la bonté et la munificence du premier ministre[16].

Bien que j'aie reconnu en mille occasions, par l'honneur que j'ai d'approcher à toute heure Votre Éminence, qu'elle ne cherche point d'autre récompense de ses vertueuses actions que ses actions vertueuses mêmes, et que sa magnanimité oublie aussi facilement ses bienfaits qu'elle a de disposition à pardonner les injures, je la supplie de trouver bon que je ne paraisse pas insensible à tant de faveurs qu'elle a répandues sur moi et sur ma famille, et qu'au moins, en les publiant, je leur donne la sorte de paiement que je suis capable de leur donner. Si elle a de la peine à souffrir que je la fasse souvenir des obligations infinies que je lui ai, qu'elle ne m'envie pas la joie de les apprendre à tout le monde, et qu'elle me permette de lui acquérir pour serviteurs tous ceux qui sont touchés de la beauté de la vertu, en leur faisant voir de quelle manière elle traite les siens et quel avantage il y a de lui être fidèle.

Je ne veux pas, Monseigneur, entrer dans le vaste champ de tous les bienfaits et de toutes les grâces qui sont sorties des mains de Votre Éminence, je me renfermerai dans les choses qui me regardent et ne lasserai ni sa modestie ni sa patience, n'employant que peu de paroles pour ce grand nombre de bienfaits dont il lui a plu de me combler. Quelles paroles aussi bien pourraient exprimer ses libéralités, puisque toute l'étendue de ma gratitude même ne saurait les égaler ?...

Après une longue énumération de toutes les grâces qu'il a reçues de Mazarin, et dont nous avons indiqué les principales, Colbert termine ainsi sa lettre :

Voilà, Monseigneur, en abrégé, ce qui se peut exprimer et connaître des bienfaits dont je suis comblé par la bonté immense de Votre Éminence, étant infiniment au-dessus de mes forces d'exprimer la manière avec laquelle vous en avez su rehausser la valeur. Car, comme il n'y a que Votre Éminence qui puisse concevoir et produire toutes ces grâces dont vous les accompagnez, qui surpassent infiniment les bienfaits mêmes et que vous imprimez si puissamment dans les cœurs, il n'y a qu'elle seule qui les puisse clignement exprimer. Je ne lui en dis autre chose, sinon qu'elles surpassent autant mon mérite que mes souhaits, que leur grandeur et leur nombre m'ôtent le moyen et le loisir de les goûter comme il faudrait, et que plus sa bonté veut même relever le peu que je vaux, pour leur donner quelque apparence de justice, et plus j'en rapporte les motifs à cette même bonté, sans que je prétende pouvoir jamais en demeurer quitte envers elle, quelques services que je puisse lui rendre, quand je lui en rendrais des siècles entiers.

Toutes ces grâces, Monseigneur, et une infinité d'autres que Votre Éminence a répandues sur toutes sortes de sujets, à proportion de leur mérite et même beaucoup au delà, devraient bien étouffer la malice de ceux qui ont osé publier quelquefois que les grâces et les bienfaits ne sortaient qu'avec peine de ses mains. Et quelques-uns de ceux mêmes qui en ont été comblés ont été de ce nombre, comme si, dans le même temps qu'ils recevaient ses bienfaits, ils cherchaient des couleurs pour les diminuer, afin de se décharger du blâme de l'ingratitude qu'ils méritaient. C'est une matière dont personne ne peut mieux parler que moi : la meilleure partie de ces grâces ont passé devant mes yeux, et je n'en ai jamais vu aucune, pour peu de mérite qu'ait eu la personne qui les a reçues, dont le prix n'ait été redoublé par la manière obligeante de les faire. Il est vrai que souvent les grâces ont été fort ménagées, parce qu'elles étaient faites pour de très puissantes considérations d'État, et non pour celle des personnes qui les recevaient, qui souvent en étaient très indignes. Je dois ce témoignage à la vérité ; et c'est principalement pour cela que je supplie Votre Éminence de souffrir que je fasse connaître à chacun ce que j'en ai éprouvé en moi-même, afin que, si quelques particuliers lui dérobent la gloire des bonnes actions qui leur ont été profitables, le public lui rende justice et ne dénie pas à ces bonnes actions la louange qui leur est due.

J'avoue, Monseigneur, que Votre Éminence trouverait facilement une infinité d'autres sujets plus dignes que moi de sa munificence ; et toutefois, si un cœur bien persuadé de ses obligations et brûlant du désir d'y bien répondre pouvait tenir lieu de mérite, je croirais que le mien a toute la disposition dont il est capable et que Votre Éminence peut justement désirer pour les grandes choses qu'elle a faites pour moi, et du moins je ne lui laisserai pas le déplaisir de les avoir semées en une terre ingrate.

Ce n'est pas, Monseigneur, que pour m'être entièrement dévoué au service de Votre Éminence et de sa maison, et en avoir montré l'exemple à mes frères el à mes proches, ni pour élever mes enfants dans la profession de n'y pas moins vivre et mourir que dans la religion où Dieu les a fait naître, avec le même zèle et la même confiance que moi ; ce n'est pas, dis-je, que je prétende satisfaire à ce que je dois à ses bontés ; mes soins et mes travaux, quelque grands et utiles qu'ils puissent être, demeureront toujours au-dessous de ce qu'elle a droit d'attendre de moi en toute l'étendue de ses intérêts et de ses commandements. Mes paroles mêmes, quelque puissantes qu'elles fussent, ne lui sauraient faire qu'imparfaitement connaître ma gratitude ; et, lui en voulant expliquer la grandeur, je me trouve réduit à me servir des termes trop ordinaires et trop faibles d'une protestation très véritable d'être éternellement avec toute sorte de respect et de dévotion, Monseigneur, de Votre Éminence, le très humble, très obéissant, très obligé et très fidèle serviteur.

COLBERT.

Cette même année 1655, Mazarin achetait le duché de Mayenne au duc de Mantoue ; Colbert avait été chargé de tous les détails de l'acquisition.

En 1656, à l'occasion de la levée du siège de Valenciennes, où Turenne avait été obligé de reculer devant Condé et les Espagnols, Colbert remit 100.000 livres de son bien à Mazarin pour l'aider à réparer cet échec. Il prouvait ainsi la sincérité des sentiments qu'il venait d'exprimer dans sa lettre du 9 avril 1655.

Tout en s'occupant avec ardeur des intérêts de Mazarin, Colbert ne négligeait pas les siens. En 1658, il acheta la baronnie de Seignelay en Bourgogne, et chargea un sieur Poursin, avocat au Parlement et bailli de Seignelay, de l'administration de son nouveau domaine[17]. Colbert se montra aussitôt un propriétaire dur, raide avec les habitants[18] ou paysans de ses terres. Un moulin à foulon avait exigé la construction d'une écluse qui élevait les eaux d'une petite rivière, le Serain, de façon à nuire aux riverains. Ceux-ci menaçant de détruire les travaux déjà exécutés, Colbert écrivit à Poursin[19] : Je suis bien aise que vous ayez fait faire les batardeaux pour maintenir ma rivière dans son ancien cours. Si les habitants de Hauterive ont la hardiesse de les rompre, comme vous dites qu'ils ont déjà fait, il ne faudra pas manquer de les punir par quelque voie que ce soit, et il est bon que vous leur fassiez bien connaître qu'assurément ils s'en repentiront s'ils y touchent.

Sa grande préoccupation est d'augmenter le revenu de sa terre ; il y revient sans cesse. En même temps, il fait restaurer le château et dessiner un jardin par l'architecte Le Vau. Il veut que l'on travaille vite, bien et avec économie. A Seignelay, Colbert est déjà tel qu'il sera plus tard, devenu le surintendant des bâtiments du Roi.

Il n'est pas endurant : Lorsque vous irez à Auxerre, écrit-il à Poursin[20], je vous prie de dire aux fermiers généraux que j'ai été fort surpris d'apprendre le procédé de leurs fermiers particuliers, et que je commencerai par les mettre en procès, mais qu'en même temps je ferai donner des coups de bâton à ceux qui enverront des pêcheurs dans ma rivière[21], n'étant pas résolu à souffrir d'être traité de la sorte par des gens qui sont fermiers de S. Ém. ; et s'ils y retournent, ne manquez pas de m'en donner avis aussitôt.

En 1658, les fièvres et les marais de Dunkerque et de Mardyck avaient rendu Louis XIV si malade que l'on s'attendait à sa mort. Le Roi, Mazarin et la Cour étaient à Calais ; Colbert, à Paris. Aussitôt le Parlement et les mécontents s'agitèrent, et si le Roi venait à mourir, la chute de Mazarin était presque certaine. Aussi Colbert prit-il ses précautions ; il mit, avec les trésors du Cardinal, une bonne garnison à Vincennes ; il augmenta celle de la Bastille ; il prit les mesures nécessaires pour garantir le palais de S. Ém., en sorte, lui écrit-il[22], qu'elle se peut reposer sur ses soins de toutes ces choses. Il écrivit aussi à tous les intendants de province qui étaient ses amis, et il assura Mazarin que tous feraient leur devoir et qu'il n'arriverait rien dans Paris. Colbert recevait, au nom du Cardinal, les assurances de dévouement du vieux duc d'Épernon, du chancelier et des surintendants, de Fouquet surtout, qui s'entendait avec Colbert pour assurer l'ordre[23] et conserver le pouvoir au Cardinal si le Roi mourait. Colbert joue déjà un rôle important et est autre chose qu'un simple intendant de grande maison.

Enfin, un médecin d'Abbeville fut autorisé, le Roi étant considéré comme perdu par ses médecins, à lui donner de l'émétique, remède alors nouveau, et le sauva. Délivré des graves inquiétudes qu'il avait eues pendant une dizaine de jours, Colbert écrit à Mazarin[24] :

La santé du Roi se trouvant en si bon état, il ne reste qu'à penser à celle de V. Ém., étant impossible qu'elle ne se trouve notablement intéressée par tant de veilles, tant de fatigues, accompagnées de toute la douleur qu'elle a ressentie de l'extrême maladie du Roi. Je conjure V. Ém. de forcer un peu son inclination et de se mettre dans le régime pour quelques jours, afin de prévenir quelque grande maladie dont elle pourrait être menacée.

J'avoue à V. Ém. que la grande inquiétude qui a occupé tous les esprits depuis huit ou dix jours a interrompu depuis ce temps le soin de ses affaires. Je m'en vais à présent le reprendre avec le plus d'application qu'il me sera possible.

Une des principales affaires dont Colbert avait alors à s'occuper était le château de Vincennes, où Mazarin ordonnait de grands travaux, dont l'excessive dépense mettait Colbert en peine, d'autant qu'il y avait aussi à acheter le mobilier, les tapisseries[25].

On sait que Colbert était très lié avec Michel Le Tellier ; on sait aussi que plus tard, à la mort de Mazarin, éclata entre les deux familles une extrême antipathie, et que Colbert finit par trouver dans Louvois un ennemi implacable. Mais on ne sait pas quelle est la cause de la rupture et de cette inimitié. Dès 1658, nous trouvons cependant qu'il s'était élevé quelques nuages entre Colbert et son premier protecteur, et Colbert écrivait à Le Tellier que, devant son silence prolongé, il avait conçu une appréhension qui lui donnait beaucoup d'inquiétude d'être tombé par inadvertance dans quelque faute qui eût diminué dans son esprit l'opinion de sa gratitude, et il lui renouvelait toute sa reconnaissance[26].

Tout-puissant auprès de son maître qui ne peut plus se passer de ses services, l'intendant ne se lasse pas de demander de nouvelles faveurs. Il obtient : pour ses frères une lieutenance aux Gardes et l'évêché de Luçon. Le nouvel évêque ajouta les 18.000 livres de revenu de cet évêché aux 8.000 livres que lui donnaient déjà ses abbayes. Pour lui, il eut la permission de vendre sa charge de secrétaire des commandements de la reine à venir, ce qui lui rapporta 500.000 livres, soit 2 millions et demi de nos jours. L'intendant faisait ce qu'il voyait faire à son maître. Mazarin, en effet, trafiquait sur les charges et en vendait le plus possible ; Colbert cherchait et trouvait les acheteurs ou, comme il le disait, les marchands. L'un et l'autre s'aidaient à faire fortune, et profitaient de la vénalité des charges, l'un des abus les plus scandaleux de l'ancien régime.

Dans ces mêmes années (1658-9), Colbert écrivait les lettres les plus sages à son frère Charles Colbert[27], intendant d'Alsace, et lui donnait d'excellents conseils sur toutes les parties de l'administration. L'habile administrateur que l'on verra plus tard au ministère est en train de se former en formant les autres.

En 1659, Colbert, qui s'est déjà occupé plus d'une fois des affaires de l'État, veut y jouer un rôle important : il signale et explique à Mazarin les dilapidations de Fouquet. Le 1er octobre[28], il écrivait au Cardinal :

V. Ém. trouvera ci-joint un mémoire[29] qui m'est échappé des mains, quoique je sache bien qu'il ne contient que les ombres d'une connaissance dont V. Ém. a toutes les lumières. S'il y a quelque chose qui ne lui plaise pas, je la supplie de le jeter au feu dès la première page. Au surplus, V. Ém. verra combien il est important qu'il demeure secret.

Mais le mémoire de Colbert fut arrêté à la poste, remis d'abord à Fouquet par le directeur général des postes, M. de Nouveau, qui, ainsi que tous ses officiers subalternes et tous les autres fonctionnaires de l'État, était vendu ou entièrement dévoué à Fouquet[30]. Le mémoire était en réalité un acte d'accusation contre le surintendant, et mettait à nu toute sa conduite et toutes ses opérations.

V. Ém. m'ayant ordonné de lui dire ce que je pouvais savoir concernant l'état présent des finances, pour satisfaire à ses ordres, je lui dirai qu'elles sont toujours gouvernées de même, et qu'elles sont toutes renfermées entre le surintendant et le sieur Bruant, son commis, avec quelque légère participation du trésorier de l'Épargne[31] ; et cette nature d'affaires, la plus importante de l'État, qui était autrefois gouvernée par un conseil de direction... par divers moyens, l'on est parvenu à en ôter la connaissance à tout le monde. Les moyens que l'on a pratiqués pour cela ont été d'empêcher par toutes sortes de voies la tenue d'aucun registre, non seulement en la main de celui qui avait été destiné par S. Ém. à cet emploi, qui, ne s'étant pas trouvé assez fort pour le soutenir, n'a pu résister à toutes les attaques qui lui ont été données, mais même en la personne des commis plus intimes du surintendant ; parce qu'en la personne du sieur Hervart c'était un étai, un contrôle et une lumière perpétuelle qui éclairait les yeux de S. Em., et en la personne des commis même intimes, c'était un ordre réglé auquel on pouvait avoir recours en tout temps, et l'on a toujours voulu établir la confusion pour en ôter la connaissance à tout le monde.

Ce n'était pas assez d'ôter et bannir tout ordre, il fallait encore trouver moyen d'avoir un grand fonds en billets de l'Épargne[32] ou quittances, pour pouvoir consommer les affaires à mesure qu'elles sont faites, et se rendre par ce moyen maître de toute la distribution.

Colbert montre comment Fouquet négocie avec les traitants[33] ; il fait revivre de vieux billets et de vieilles quittances de l'Épargne depuis l'année 1620, qu'il achète à 3 et 4 p. 100, et que Bruant paie comptant. Sur ce chef, Fouquet a gagné plus de 10 millions de livres (soit plus de 50 millions d'aujourd'hui).

Les deux seules personnes qui pouvaient traverser cette conduite étaient le chancelier[34], pour la signature, et les trésoriers de l'Épargne, pour l'expédition. L'un, par sa faiblesse naturelle et parla facilité que l'on a apportée à toutes les affaires, même par l'envie qu'il a eue d'avoir part dans les aliénations[35] qui ont été faites, atout signé. Les autres, par les grands avantages qu'ils ont eus dans leurs comptes d'exercice et par la dépendance où ils sont du surintendant, ont été retenus, joint que, par les différentes remises d'une Épargne à l'autre[36], on leur a ôté la plus grande part de la connaissance de la suite des affaires.

Ce sont là les moyens par lesquels l'on est parvenu à l'entière disposition des finances du Roi sans la participation presque de personne.

Pour ce qui est des avantages que l'on a retirés de cette conduite, c'est une chose publique et connue de tout le monde que le surintendant a fait de grands établissements, non seulement pour lui, non seulement pour ses frères, non seulement pour tous ses parents et amis de longue main, non seulement pour tous les commis qui l'ont approché, mais encore pour toutes les personnes de qualité du royaume et autres qu'il a voulu acquérir, soit pour se conserver, soit pour s'agrandir ; et beaucoup de personnes croient savoir que le seul Delorme[37] a fait pour plus de 4 millions de livres (plus de 20 millions d'aujourd'hui) de gratifications en argent ou revenus de pareille valeur pendant dix-huit ou vingt mois de temps qu'il a été commis du surintendant[38]. L'on ne parle pas des gains épouvantables que les gens d'affaires ont faits et de leur insolence, qui est montée à un tel point qu'elle serait incroyable si on ne la voyait tous les jours.

Quant à l'état présent des finances du Roi, c'est un fait de la connaissance publique :

Que les fermes[39] sont augmentées presque d'un tiers, par le moyen des nouvelles impositions qui ont été mises sur toutes sortes de marchandises et de denrées depuis cinq ou six ans, et néanmoins qu'il n'en revient presque rien au Roi... que le peu qui en revient est consommé jusqu'en 1661 ;

Que toutes les tailles[40] sont consommées jusqu'en fin de l'année 1660, et qu'il y en a pour plus de 15 millions de livres aliénées à perpétuité... Que toutes les entrées des villes et deniers d'octroi, péages de rivières et autres droits ont été doublés et aliénés à l'instant même.

Que toutes les forêts de Normandie sont presque vendues, et même une bonne partie de ce qu'il y avait de bois dans le reste des provinces du royaume ; et que toutes ces aliénations ont été faites à vil prix, même une bonne partie donnée par gratification aux plus grands seigneurs du royaume et aux officiers des compagnies souveraines.

Bref, les domaines et les revenus de l'État, impôts, forêts, etc., sont au pillage ; les impôts augmentent, le peuple est écrasé, car il est presque seul à les payer ; mais Fouquet, ses agents, ses partisans font des fortunes colossales en volant le Roi et le peuple. Il faut lire ce mémoire tout entier, qu'il est impossible d'analyser : Colbert y signale les abus, les dilapidations, et indique les moyens de les faire cesser. Les premiers étaient de rétablir l'ordre et la probité dans cette administration, de tenir en bride le surintendant, de faire rendre gorge aux financiers enrichis aux dépens du Trésor, et pour cela établir : une chambre de justice destinée à réprimer les désordres de toute sorte et punir rigoureusement les coupables par la confiscation de leurs biens, — et des Chambres de Grands-Jours[41] pour faire cesser les vexations infligées aux peuples. Il évaluait à plus de 20.000 le nombre des individus, traitants, fermiers, partisans, financiers, gens d'affaires qui vivaient des abus et ruinaient à la fois l'État et la nation. Ses conclusions étaient que les revenus du Roi, si l'on adoptait ses avis, seraient augmentés, et il terminait en disant :

L'on ne verra plus les grandes fortunes des partisans et gens de finances qui donnent de l'envie et de la jalousie à tout le monde, et qui sont cause d'une prodigieuse augmentation de luxe.

Les gens de justice reprendront leur première modestie, faute d'avoir de quoi soutenir leur insolente vanité, par le retranchement d'une infinité de droits sur le Roi dont ils sont gorgés.

L'on ne reconnaîtra de grâces, de gratifications et de for tunes que celles qui viendront de la main du Roi par l'entremise de Son Éminence, et enfin un million de bons effets pour le bien, l'avantage et le repos de l'État viendront de cette conduite.

De plus, Son Éminence étant maîtresse d'un grand revenu, pourra, avec beaucoup de facilité, par son économie, entretenir un grand nombre de troupes, de grandes garnisons dans toutes les places avancées, en Allemagne, Flandre, Italie, Espagne, revêtir toutes ces places et les bien fortifier, rétablir la gloire et l'honneur du royaume sur la mer aussi bien que sur la terre, en remettant en mer un nombre considérable de galères et de vaisseaux, afin de porter la gloire et la terreur de son nom jusque dans l'Asie, après l'avoir si fortement et si puissamment établi dans toute l'Europe ; et outre toutes ces dépenses, je ne doute point que Son Éminence ne pût encore mettre en réserve une somme considérable tous les ans.

Après avoir exécuté toutes ces grandes choses, il n'en resterait plus que deux à faire qui ne seraient pas moins glorieuses pour Son Éminence : l'une, d'établir le commerce dans le royaume et les voyages de long cours, et l'autre de travailler au retranchement de la multiplicité des officiers des justices souveraines et subalternes, des abus qui se commettent en la justice, et de la faire rendre aux peuples plus promptement et à moins de frais, étant très certain que les officiers de justice tirent des peuples du royaume, tous les ans, par une infinité de moyens, plus de vingt millions (plus de cent millions) de livres, dont il y aurait beaucoup de justice de retrancher plus des trois quarts, ce qui rendrait les peuples plus accommodés et leur laisserait plus de moyens de fournir aux dépenses de l'État ; et davantage, y ayant plus de trente mille hommes qui vivent de la justice dans toute l'étendue du royaume, si elle était réduite au point où elle doit être, sept ou huit mille au plus suffiraient, et le reste serait obligé de s'employer au trafic, à l'agriculture ou à la guerre, et ils travailleraient par conséquent à l'avantage et au bien du royaume, au lieu qu'ils ne travaillent à présent qu'à sa destruction.

Colbert venait de tracer en grande partie le programme de son futur ministère. Quand Louis XIV le fit ministre, il arrivait aux affaires merveilleusement préparé par un long apprentissage, par un travail sérieux et portant sur toutes les parties de l'administration. Ce mémoire en est une preuve. Il fut aussi la cause de la lutte qui s'engagea presque aussitôt entre Colbert et le surintendant.

Pendant ce temps, Mazarin négociait avec l'Espagne, et les victoires de Turenne allaient enfin terminer la longue guerre que Richelieu avait commencée en 1634 et qui finit à la paix des Pyrénées en 1659. Il fut convenu que Louis XIV épouserait l'infante d'Espagne, Marie-Thérèse ; mais le Roi, épris d'une nièce de Mazarin, Marie Mancini, voulait en faire sa femme, et il n'est pas douteux que le Cardinal n'ait d'abord favorisé ce projet, qui n'échoua que devant l'opposition énergique d'Anne d'Autriche[42]. Nous savons que Mazarin tolérait, et facilitait même, la correspondance du Roi avec sa nièce. Le 9 juillet 1659, Colbert écrivait à Mazarin : J'adresse au sieur de Terron[43] toutes les lettres que le Roi m'a envoyées aujourd'hui pour Mlle Mancini ; j'en userai à l'avenir ainsi que Votre Éminence me l'ordonne[44]. Mais trois jours après, Mazarin adressait au Roi les plus sérieuses remontrances au sujet de son intention d'épouser Mlle Mancini : Anne d'Autriche, indignée d'un tel mariage, s'était fâchée et avait même menacé le Cardinal de le chasser de France s'il ne renonçait pas à ce projet. Mazarin avait dû céder, et Colbert de Terron avait reçu l'ordre de ne plus remettre aucune lettre du Roi à Marie Mancini. Il ne put cependant résister à la prière de Louis XIV de faire parvenir à Mlle Mancini dans le dernier secret un billet et un petit chien. Malgré les précautions prises, Mazarin fut averti, et, redoutant la colère d'Anne d'Autriche, il eut les plus vives inquiétudes. Il se plaignit à Colbert de la conduite de son cousin et lui écrivit[45] :

Je n'ai pas sujet d'être satisfait du sieur de Terron sur le sujet de ma nièce ; car, après que j'ai fait rompre tout le commerce, il n'a pas laissé de le faire de fait... Je sais en outre que, après mon retour de la Rochelle, il a fait entretenir ma nièce, mal à propos, car il faut éteindre le feu et non pas porter matière pour allumer.

Le 22 octobre, il écrivait encore à Colbert :

Ainsi, un commerce qui était tout à fait cessé, après les efforts que j'avais faits pour cela (jusqu'à demander mon congé au Roi, en résolution de quitter tout et me mettre en un vaisseau avec mes nièces pour m'en aller où je pourrais, s'il ne se rompait), est sur le point de se renouer plus que jamais par les soins du dit Terron, lequel en un mot a prétendu faire une grande fortune par ce moyen.... Et de quoi je vous conjure présentement, c'est de n'en rien témoigner audit Terron, pour quelque raison que ce puisse être, car vous me mettriez en d'étranges embarras, vous protestant que cette affaire est peut-être la plus délicate que j'aie eue de ma vie et qui m'a donné plus d'inquiétude.

Colbert, à ces nouvelles, fut rempli de chagrin et de désespoir, craignant, non sans raison, les conséquences que pouvait avoir pour lui le mécontentement du Cardinal contre son cousin ; mais l'affaire n'eut pas de suites.

Ce fut Colbert que Mazarin chargea de tous les préparatifs du mariage de Louis XIV : il y avait beaucoup à faire. Il fallait de nombreux carrosses : un grand carrosse de parade, en velours rouge, tout couvert de broderies, pour la Reine ; — un carrosse de campagne, tout chamarré de grands passements d'argent, aussi pour la Reine ; — un carrosse et une calèche pour le Cardinal ; — un carrosse pour les filles d'honneur de la Reine. Toutes ces voitures étaient couvertes de velours de Milan, brodé et orné de crépines. Les brodeurs de Paris ne savaient plus où donner de la tête, tant ils étaient occupés. Avec les carrosses, il faut commander et faire faire les harnais, les livrées, — les devises[46], — les broderies, les dessins de ces broderies pour les montrer à Anne d'Autriche et au Roi, — les innombrables bijoux destinés à être donnés en cadeau et qui seront exécutés par le célèbre orfèvre Lescot[47], croix de diamants, montres, montres sonnantes enrichies de diamants, etc., — les agendas, — les épées d'or émaillées ou non, commandées aussi à Lescot (il en faut six au Cardinal), les épées en fer poli et doré demandées à Legay, fourbisseur du Roi, — les tapisseries, — une crépine pour le dais du Roi, — les casaques pour les gardes de S. Ém., qui avait des gardes ainsi que Richelieu, — les couvertures pour les mulets et chevaux de main, ce qui est nécessaire pour paraître superbement — les cassettes, — une caisse d'eau d'orange de Rome pour la Reine, — une toilette pour le Roi, — des étoffes, des dentelles, — des habits pour le Roi, article qui s'élèvera à 90.000 livres (500.000 francs), et dont les marchands veulent être payés avant de livrer[48].

Ce n'est pas tout : il faut des oranges de Portugal, que le Cardinal veut offrir à la nouvelle Reine ; on paiera 6 livres (30 francs d'aujourd'hui) chacune, celles qui arriveront les premières. Colbert, qui ne perd aucune occasion, reçoit les premières oranges en mars, et prend un intérêt d'un quart dans une boutique de la foire de Saint-Germain, qui débite, dit-il, nos oranges de Portugal[49].

Varin fait des grandes médailles avec le portrait du Roi, de la Reine, de Mazarin. On frappe des médailles de 10 et 5 pistoles, 200 pièces de largesse d'une pistole en or, et 3.000 de 10 livres en argent, et des jetons.

Rien n'avançait assez vite pour satisfaire Mazarin et Colbert. Lescot surtout leur causait de grands ennuis ; il ne travaillait pas assez vite ; le 3 août 1659, Colbert écrit à Mazarin :

Toutes les dépêches de V. Ém. étant remplies d'impatience pour toutes les choses qu'elle a ici ordonnées au sieur Lescot, je la supplie bien humblement de croire que le déplaisir que je ressens quand je ne puis satisfaire ponctuellement aux ordres qu'elle me donne, est assurément plus grand qu'elle ne s'imagine. Il ne se passe point de jour que je n'aille une fois chez Lescot et que je n'y envoie une autre fois. Je lui fais voir toutes les lettres que je reçois de V. Ém., et l'excite par toutes les raisons et les instances possibles ; mais j'avoue que je ne suis pas trop satisfait de lui, et encore moins de sa fille, qui n'a pas tout l'ordre ni tout l'esprit qu'elle croit pour avancer ces ouvrages avec la diligence nécessaire.

Mais l'affaire la plus grave était d'habiller le Cardinal. Il changeait d'avis à chaque instant. Colbert travaillait de cinq heures du matin à onze heures du soir, et rien n'avançait à son gré ; il était tellement étourdi des exigences et des caprices de son maître, qu'il ne savait plus, disait-il, ce qu'il faisait ; à quoi le Cardinal lui répondait : Il faut faire ce qui se peut et ne se pas tourmenter du reste.

Il fallut aussi penser à l'importante question de savoir où on logerait Mesdemoiselles, nièces de S. Em. ; il était difficile de leur trouver un logement au Louvre. A ce sujet, Mazarin écrivit à Colbert : Pour le logement, je voudrais bien qu'elles le prissent chez moi ; car il y aura peine d'en trouver un dans le Louvre, outre que je vous dirai confidentiellement qu'il ne serait pas bien que le Roi y trouvât ma nièce en retournant à Paris avec la nouvelle Reine. Et je ne dis pas cela sans beaucoup de raisons.

Tout en s'occupant de ces mille détails, Mazarin et Colbert ne négligeaient pas les affaires sérieuses. A la fin de 1659, Mazarin achetait le duché de Nevers au duc de Mantoue, qui lui devait 1.300.000 livres, et qui lui avait déjà vendu le duché de Mayenne en 1655. C'était une fort belle acquisition, et Colbert l'avait fort engagé à la faire.

Le château, écrivait Colbert[50], est des plus beaux que j'aie vus, et très logeable ; et, pour peu de dépense que l'on y fasse, il sera assurément capable de loger V. Ém. et toute sa maison. Enfin, Monseigneur, tout ce qui se voit dans cette grande terre sent bien les grandes maisons de Nevers, d'Albret, de Bourgogne, deux fois de Clèves, et de Gonzague qui l'ont possédée. Et si V. Ém. était capable de faire une chose qu'elle ne fera jamais, qui est, non pas de partager ses affections entre la gloire de l'État et ses affaires domestiques, mais seulement d'en réserver quelque petite part pour celles-ci, rien au monde ne lui semblerait si beau, si grand, si considérable et si digne de ses affections que ce duché.

Satisfait de son acquisition, Mazarin écrit à Colbert[51] : Je suis persuadé que l'affaire de Nevers vous donnera bien de l'exercice, et que je me dois promettre de vos soins de très grands avantages. Aussi je n'en perdrai pas le souvenir, comme des autres services que vous m'avez rendus et me rendez continuellement.

En 1659, Mazarin chargea Colbert d'une mission auprès du pape Alexandre VII : il espérait obtenir du souverain pontife qu'il restituât au duc de Parme le duché de Castro dont il l'avait dépouillé, et à secourir les Vénitiens contre les Turks qui leur faisaient la guerre dans l'île de Candie. Cette espèce d'ambassade n'eut pas de succès.

Le 7 mars 1660, Colbert recevait à Vincennes le prince de Condé rentré en France après avoir obtenu, au traité des Pyrénées, sa grâce et l'oubli de sa trahison. L'intendant montra les appartements à l'illustre visiteur et lui fit servir à dîner. Le lendemain il rendit compte au Cardinal de ce qui s'était passé et ajouta :

Je dois encore dire à Votre Éminence que Son Altesse me parla en particulier près de deux heures entières, prenant plaisir de m'expliquer toute la conduite qu'il avait tenue avec les Espagnols, et s'étendant fort en toutes occasions sur l'union inséparable qu'il voulait avoir avec Votre Imminence, et que non seulement il en avait la volonté, mais même qu'il n'était pas difficile de juger qu'il avait assez d'esprit pour connaître qu'il n'avait point d'autre parti à prendre que celui-là, me priant et me conjurant par diverses fois de lui dire toutes les choses qui pourraient venir à ma connaissance dans lesquelles il pourrait manquer par inadvertance, ou que je pourrais savoir qu'il eût faites ou dites, et même de lui donner avis de toutes les occasions dans lesquelles il pourrait servir Votre Éminence ; qu'il savait bien la confiance qu'elle avait en moi, et que, assurément, je trouverais que la volonté dans laquelle il était serait de durée, et qu'il ne se départirait jamais de la résolution d'être toujours ami et serviteur de Votre Eminence.

A quoi, suivant son habitude, Mazarin fit la réponse suivante sur la marge de la lettre de Colbert :

Si Monsieur le Prince répond par ses actions aux paroles par lesquelles il tâche de persuader tout le monde qu'il veut vivre dans la dernière amitié avec moi, j'en aurai beaucoup de joie, et lui sera très heureux ; mais si toutes ces avances vont à se mettre en état de demander des grâces que je ne croie pas que le Roi lui doive accorder, la bonne intelligence ne durera pas longtemps. Puisqu'il vous a tant pressé de lui dire vos sentiments dans les choses qui pourront regarder son service et la conservation de cette union entre lui et moi, je voudrais bien que vous prissiez occasion de reconnaître les siens à l'égard du Parlement, lequel assurément, je le prévois, sur le prétexte de faire soulager le peuple, à l'occasion de la paix, entreprendra des choses qui choque l'ont l'autorité royale et dans la forme et dans la substance, et il serait bon de savoir de bonne heure ce qu'on doit attendre dudit sieur Prince en un tel rencontre, c'est-à-dire s'il lèverait le masque pour appuyer les résolutions que le Roi pourrait prendre, ou ne songerait qu'à se ménager, comme plusieurs personnes l'imaginent à cause de son humeur, et pour les grandes démonstrations qu'il a faites à tous les gens de robe, ayant traité les présidents à mortier[52], mieux que les officiers de la couronne. J'ai appris aussi, de personnes qui y étaient présentes, qu'il a fait applaudir aux harangues dans lesquelles on lui a dit que la paix lui était due et qu'on savait bien que c'était lui qui avait conclu le mariage.

Colbert finit ce qu'il y a à dire de Monsieur le Prince par ces mots :

J'ai omis de dire à V. Ém. que Monsieur le Prince m'obligea presque par force à me mettre à table avec lui. — Il eût eu grand tort, écrit Mazarin, s'il en eût usé autrement.

Cette correspondance fait voir que Colbert était, auprès de Mazarin, autre chose qu'un intendant actif, habile et fidèle ; il était initié, dans une certaine proportion, aux affaires du gouvernement, et avait aussi sur ce point toute la confiance du Cardinal. Cette confiance, si justifiée, expliquera, dans peu de temps, celle que Louis XIV lui accordera en le prenant pour ministre.

Enfin, le 3 juin 1660, Louis XIV épousait Marie-Thérèse à Saint-Jean-de-Luz ; la Cour revenait à Paris, les fêtes se terminaient ; Mazarin et Colbert allaient jouir d'un repos bien mérité.

Il faut revenir maintenant à la lutte de Colbert contre Fouquet, lutte dont nous avons raconté l'origine. Fouquet s'était plaint à Mazarin du mémoire et des accusations lancés contre lui par son intendant. Le Cardinal en avait référé à Colbert, qui, de Nevers, où il se trouvait, écrivit à Mazarin, le 28 octobre 1659[53] :

Il est vrai, Monseigneur, que j'ai entretenu une amitié assez étroite avec lui (Fouquet) depuis les voyages que je fis, en 1650, avec V. Ém., et que je l'ai continuée depuis, ayant toujours eu beaucoup d'estime pour lui et l'ayant trouvé un des hommes du monde les plus capables de bien servir V. Ém et de la soulager dans les grandes affaires dont elle est surchargée. Cette amitié a continué pendant tout le temps que M. Servien a eu la principale autorité dans les finances, et souvent j'ai expliqué à V. Ém. même la différence que je faisais de l'un à l'autre. Mais, dès lors que, par le partage que V. Ém. fit en 1655, toute l'autorité des finances fut tombée entre les mains dudit sieur Procureur général, et que, par succession des temps, je vins à connaître que sa principale maxime n'était pas de fournir par économie et par ménage beaucoup de moyens à V. Ém. pour étendre la gloire de l'Etat, et qu'au contraire il n'employait les moyens que cette grande charge lui donnait qu'à acquérir des amis de toute sorte et à amasser, pour ainsi dire, des matières pour faire réussir, à ce qu'il prétendait, tout ce qu'il aurait voulu entreprendre, et même pour se rendre nécessaire, et, en un mot, qu'il a administré les finances avec une profusion qui n'a point d'exemple ; à mesure que je me suis aperçu de cette conduite, à mesure notre amitié a diminué.

Mais il a eu raison de dire à V. Ém. que je me suis souvent ouvert à lui et que je lui ai même donné quelques conseils, parce que, pendant tout ce temps-là, je n'ai laissé passer aucune occasion de lui faire connaître, autant que cette matière le pouvait permettre, combien la conduite qu'il tenait était éloignée de ses propres avantages : qu'en administrant les finances avec profusion, il pouvait peut-être amasser des amis et de l'argent, mais que cela ne se pouvait faire qu'en diminuant notablement l'estime et l'amitié que V. Ém. avait pour lui ; au lieu qu'en suivant ses ordres, agissant avec ménage et économie, lui rendant compte exactement, il pouvait multiplier à l'infini l'amitié, l'estime et la confiance qu'elle avait en lui, et que, sur ce fondement, il n'y avait rien de grand dans l'État, et pour lui, et pour ses amis, à quoi il ne pût parvenir.

Quoique j'eusse travaillé inutilement jusqu'en 1657, lorsqu'il chassa Delorme, je crus que c'était une occasion très favorable pour le faire changer de conduite ; aussi redoublai-je mes diligences et mes persuasions, lui faisant connaître qu'il pouvait rejeter toutes les profusions passées sur ledit Delorme pourvu qu'il changeât de conduite, lui exagérant fortement tous les avantages qu'il pourrait tirer de cette favorable conjoncture. Je ne me contentai pas de faire toutes ces diligences ; je sollicitai encore M. Chanut, pour lequel je sais qu'il a estime et respect, de se joindre à moi, l'ayant trouvé dans ces mêmes sentiments. Je fus persuadé quelque temps qu'il suivait mon avis, et, pendant tout ce temps, notre amitié fut fort réchauffée ; mais depuis, l'ayant vu retomber plus fortement que jamais dans les mêmes désordres, insensiblement je me suis retiré, et il est vrai qu'il y a quelque temps que je ne lui parle plus que des affaires de V. Ém., parce que je suis persuadé qu'il n'y a rien qui le puisse faire changer. Mais il est vrai qu'il n'y a rien que j'aie tant souhaité, et que je souhaite tant, que ledit sieur Procureur général pût quitter ses deux mauvaises qualités, l'une de l'intrigue et l'autre de l'horrible corruption dans laquelle il s'est plongé, parce que si ses grands talents étaient séparés de ces grands défauts, j'estime qu'il serait très capable de bien servir Votre Éminence...

Si dans ce discours et dans le mémoire que j'ai envoyé à V. Ém., la vérité ne paraît point sans aucun fard, déguisement, envie de nuire, ni autre fin indirecte de quelque nature que ce soit, je ne demande pas que V. Ém. ait jamais aucune créance en moi, et il est même impossible qu'elle la puisse avoir, parce que je suis assuré que je ne puis jamais lui exposer la vérité plus à découvert et plus dégagée de toutes passions. Et outre que V. Ém. le découvre assez par le discours même, si elle considère que je ne souhaite la place de personne, que je n'ai jamais témoigné d'impatience de monter plus haut que mon emploi, lequel j'ai toujours estimé et estime infiniment plus que tout autre, puisqu'il me donne plus d'occasions de servir personnellement V. Em., et que d'ailleurs, si j'avais dessein de tirer des avantages d'un surintendant, je ne pourrais en trouver un plus commode que celui-làce qui paraît assez clairement à V. Ém. par l'envie qu'il lui a fait paraître de vouloir bien vivre avec moi; V. Ém. jugera, dis-je, assez facilement qu'il n'y a eu aucun autre motif que la vérité et ses ordres qui m'aient obligé de dire ce qui est porté par ledit mémoire....

Quant à l'envie qu'il a fait paraître à V. Ém. même de vouloir bien vivre avec moi, il n'y aura pas grand'peine, parce que, ou il changera de conduite, ou V. Ém. agréera celle qu'il tient, ou V. Ém. l'excusera par la raison de la disposition présente des affaires, et trouvera peut-être que ses bonnes qualités doivent balancer et même emporter ses mauvaises. En quelque cas que ce soit, je n'aurai pas de peine à me conformer entièrement à ce que je reconnaîtrai être les intentions de V. Ém., lui pouvant protester devant Dieu qu'elles ont toujours été et seront toujours les règles des mouvements de mon esprit.

Mazarin fut satisfait des explications de Colbert, comme nous le voyons dans la lettre de celui-ci, en date du 26 novembre[54] :

Dans la réponse que j'ai faite à V. Ém. sur l'entretien qu'elle aurait eu avec M. le surintendant, j'ai tâché de lui expliquer mes véritables sentiments. C'est un grand avantage pour moi que V. Ém. en ait été satisfaite, mais ce serait le comble de ma félicité si cette réponse avait pu contribuer à faire connaître à V. Ém. une vérité constante : que je suis incapable et que je ne puis pas me reprocher à moi-même d'avoir dit ou écrit à V. Ém. aucune chose, depuis que j'ai l'honneur de la servir, par principe de nuire ou de rendre office à qui que ce soit, ni pour parvenir à aucune fin indirecte, mais seulement dans la vue du bien de son service, autant que je l'ai pu connaître.

Mazarin répondit :

Je sais en quels termes vous m'avez toujours parlé et écrit touchant le surintendant, et je vous connais trop bien pour ne pas savoir avec quel principe vous me parlez des choses et des personnes[55].

Les choses en restèrent là. Mazarin ne tenait pas, et pour cause, à chasser Fouquet : il agréa la conduite que tenait le surintendant. Terminons en insistant sur le rôle considérable que jouait déjà Colbert pendant le ministère de Mazarin ; on comprend maintenant que lorsque Louis XIV, devenu maître du gouvernement, voudra faire cesser le régime des profusions et voir clair dans ses finances, Colbert était prêt, et depuis longtemps, à renseigner exactement le jeune roi et à lui donner sur l'heure les moyens de faire cesser le désordre.

Colbert, à force de soins et de travail, était parvenu à reconstituer la fortune du Cardinal : il dirigeait ses affaires avec habileté, et ce n'était pas petite besogne.

Je supplie V. Ém., écrivait-il le 5 avril 1660[56], de me permettre de lui dire que pour peu de réflexion qu'elle fasse à ses affaires, elle trouvera que je suis chargé de l'administration et du détail de vingt-trois abbayes qui composent 5 à 600.000 livres de revenu, de deux grands duchés, dont l'un est assurément un abîme d'affaires et de procès, d'un grand domaine qui est celui de la Fère, et d'un petit qui est celui du duché d'Auvergne, de près de 300.000 livres de revenu sur le Roi en divers droits, de toutes les terres que V. Ém. a à présent en Alsace, de ses gouvernements d'Alsace, Brisach, Auvergne et Brouage, des bâtiments de tout ce qui concerne Vincennes, du détail de sa maison et de son garde-meuble, et d'une infinité d'autres affaires qui surviennent à tous moments.

Je ne dis point ceci pour exagérer mon travail à V. Ém. ; au contraire, je la supplie de croire comme une vérité constante que mon inclination naturelle est tellement, au travail, que je reconnais tous les jours, en m'examinant en mon dedans, qu'il est impossible que mon esprit puisse soutenir l'oisiveté ou le travail modéré, en sorte que du jour où ce malheur m'arrivera dans le cours de ma vie, je n'ai pas six ans de temps à vivre ; ce qui me fait connaître clairement que je suis obligé à V. Ém. de la vie, et de la vie agréable, quand elle ne m'aurait pas d'ailleurs comblé de bienfaits, et en ma personne et en celle de tous mes frères. En sorte que je connais fort bien que je suis sans comparaison plus obligé à V. Ém. que qui que ce soit ne le peut jamais être ; et c'est sur ce pied que je mesure aussi la reconnaissance que j'en dois avoir.

Colbert termine sa lettre en annonçant au Cardinal qu'il a employé depuis cinq ans à visiter ses abbayes et domaines un sieur Berryer, d'assez bonne naissance, possesseur de 1.500.000 livres de biens de bonne nature.

Depuis 1655, il ne s'est point passé d'année que je ne lui aie fait dépenser 15.000 livres chacune pour le service de V. Ém. Cependant, comme je ne puis point fournir cette dépense, quoique très nécessaire, et que j'ai été bien aise de ménager à V. Ém. les appointements et voyages de cet homme, je l'ai entretenu pendant tout ce temps de la connaissance que V. Ém. aurait de ses services, d'espérances d'un bénéfice pour un de ses enfants et de quelque établissement pour lui, et d'autres choses de cette nature, afin de l'exciter toujours et d'en tirer le plus d'avantages que je pourrais pour Votre Éminence.

Décidément Colbert est un intendant modèle.

Le 9 mars 1661 Mazarin mourait à Vincennes, laissant à ses héritiers, suivant M. de Pomponne, 40 millions de livres[57] ou, suivant d'autres auteurs, 100 millions de livres[58], ce qui paraît plus probable, car Hortense Mancini, sa nièce préférée il est vrai, eut pour sa part 28 millions de livres[59].

La fortune de Colbert, loin d'être arrêtée par la mort du Cardinal, fit au contraire un grand pas : du service du ministre, il passa à celui du Roi ; d'intendant d'un riche Cardinal il devint le ministre des finances du roi de France.

Colbert resta toujours attaché, et en fort bons termes, avec la famille de Mazarin ; on en jugera par la lettre que le duc de Mazarin[60] écrivait à Colbert le 29 juillet 1662[61] :

Je vous supplie de trouver bon que je vous écrive sans aucune cérémonie à l'avenir, dans la pensée où je suis que vous ne ferez aucune façon d'en user de même ; j'ai cru cependant qu'il fallait vous en donner l'exemple, que vous ne devez pas, ce me semble, faire difficulté de suivre, puisque ayant à nous écrire aussi souvent que nous ferons dans la grande liaison d'intérêts que vous avez bien voulu qui fût entre nous, il est à propos, ce me semble, de supprimer toute sorte de compliments.

J'ai appris avec une joie extrême le départ de mon beau-frère[62] de Rome pour revenir en France. Je vous supplie de me mander ce que vous en savez, afin que, si la chose est véritable, je ne tarde pas à lui dépêcher un gentilhomme pour me réjouir avec lui sur ce sujet. Au reste j'ai vu M. Berryer, qui s'est engagé de la meilleure grâce du monde à prendre l'emploi dans mes affaires que nous lui avions destiné[63], et comme je suis persuadé que c'est en votre considération principalement qu'il s'est engagé, je vous en fais mes très humbles remerciements. Il ne se peut pas rien faire de meilleure grâce que la manière dont il a accepté ce que je lui ai offert. Nous avons rendez-vous chez M. Boucherat, où nous parlerons d'affaires, c'est-à-dire de celle que vous avez bien voulu ébaucher, et pour les nouvelles, trouvez bon que l'on n'y songe que lorsque vous aurez eu agréable de nous en pousser la première lumière... Je finirai ensuite par une des choses du monde qui me tient le plus au cœur, qui est de vous assurer que, vous étant obligé à un point que je ne saurais exprimer, je serai toute ma vie, par reconnaissance, par estime et par inclination, plus qu'homme du royaume, tout à fait à vous.

La duchesse de Mazarin, qui assure Madame Colbert de ses très humbles services. Monsieur, je suis bien aise de vous assurer, dans la lettre de mon cher mari, que je suis votre très humble servante[64].

Nous lisons dans les Mémoires de l'abbé de Choisy : Colbert se vantait que Mazarin mourant avait dit à Louis XIV : Je vous dois tout, Sire, mais je crois m'acquitter en quelque manière en vous donnant Colbert. Nous n'hésitons pas à regarder ces paroles comme absolument vraies, et ce qui confirme notre opinion, c'est le testament même du Cardinal, où on lit : A Colbert, la maison où il demeure, sans être obligé de rendre aucun compte, sur peine d'être déshérités pour ceux qui le demanderont, et prie le Roi de se servir de lui, étant fort fidèle.

A peine Mazarin est-il mort que Colbert est en relations directes et intimes avec Louis XIV. Chargé de la garde de l'argent disponible du Cardinal, Colbert remet au Roi une somme de 15 millions de livres[65] — 75 millions de francs — et lui ouvre les yeux sur les dilapidations de Fouquet. Ce nouveau rôle ne peut s'expliquer qu'à la condition d'admettre que Mazarin avait donné Colbert au Roi.

 

 

 



[1] Mémoires, p. 34, éd. 1759.

[2] Lettres, instructions et mémoires, VII, CLXXI.

[3] P. CLÉMENT, Introduction aux lettres, etc., I, XX.

[4] Lettre du 21 avril 1651. T. I, p. 74.

[5] 15.000 francs d'aujourd'hui.

[6] Impôt, taille.

[7] Colbert s'était arrangé pour faire toucher au Cardinal une partie du taillon payé par la Bourgogne.

[8] Tome Ier, page 45.

[9] L'intendance de Catalogne pour son cousin, Colbert de Terron, qui eut depuis celle de la Rochelle et de Brouage, l'intendance de l'armée envoyée à Naples sous le duc de Guise pour un de ses frères, etc.

[10] Lettre du 20 juin 1651.

[11] Lettres, instructions et mémoires, I, 96.

[12] Lettres, instructions et mémoires, I, 215 (3 mars 1654).

[13] Où se trouve aujourd'hui la Bibliothèque nationale.

[14] C'est la bibliothèque Mazarine actuelle.

[15] Lettre du 7 juillet 1654.

[16] Cette lettre, du 9 avril 1655, a été imprimée, in-4°, 8 pages, avec l'agrément de Mazarin. — Lettres, instructions et mémoires, I, 229.

[17] Lettres, mémoires et instructions, VII, 1.

[18] Le Canada a conservé cette vieille expression.

[19] 28 septembre 1658, VII, 5.

[20] 28 septembre 1658, VII, 3.

[21] Le Serain, qui traversait la terre de Seignelay.

[22] 10 juillet 1658.

[23] Fouquet était procureur général du Roi au Parlement.

[24] 12 juillet 1658, I, 302.

[25] Lettre du 21 mai.

[26] Lettre du 18 juin 1658.

[27] Colbert, marquis de Croissy, ministre des affaires étrangères en 1679.

[28] Lettres, instructions et mémoires, I, 380.

[29] Le mémoire est publié au tome VII des Lettres, p. 164.

[30] Lettres, instructions et mémoires, VII, 183, 187, 188.

[31] Le Trésor central du royaume : on y versait tous les produits des domaines et des impôts.

[32] Le surintendant délivrait un mandat sur l'Épargne, ou Trésor, pour solder une dépense. Le mandat était assigné sur un fonds spécial lorsque ce fonds spécial était épuisé et que l'on ne pouvait payer le mandat, on convertissait ledit mandat en un billet de l'Épargne, qui devait être payé plus tard, et souvent ne l'était pas. De puissants personnages achetaient à vil prix ces billets, les faisaient réassigner sur un fonds disponible, étaient payés intégralement et réalisaient ainsi d'énormes bénéfices.

[33] Financiers chargés du recouvrement de l'impôt.

[34] Pierre Séguier.

[35] Des rentes (Voyez t. VII, p. 215).

[36] Les fonds de l'Epargne étaient divisés en deux parties.

[37] Un des commis de Fouquet.

[38] Fouquet fut obligé de le chasser en 1657 (I, 391).

[39] Les impôts, qui étaient levés par les fermiers généraux, lesquels gardaient pour eux une partie considérable de l'argent qu'ils levaient, sous prétexte de leurs frais.

[40] Impôt établi sur les paysans et les bourgeois, en un mot, sur les roturiers, pour leurs biens et leurs revenus.

[41] Tribunaux extraordinaires allant tenir leurs assises dans les provinces.

[42] Madame de Motteville.

[43] Cousin de Colbert, intendant de la marine à Brouage où se trouvaient les nièces du Cardinal.

[44] Lettres, instructions et mémoires, I, 349.

[45] Lettre du 20 octobre 1659. — I, LXXXIX.

[46] C'est Douvrier qui est l'auteur de la célèbre devise de Louis XIV : Nec pluribus impar (I, 383).

[47] Lettres, instructions et mémoires, I, 167.

[48] Lettres, instructions et mémoires, I, 434.

[49] Lettres, instructions et mémoires, I, 426.

[50] Le 26 octobre 1659. — I, 389.

[51] Lettres, instructions et mémoires, I, 414 ; 31 décembre.

[52] Bonnet ou toque garni de fourrures que portaient les présidents du Parlement. Le mortier du premier président avait deux galons d'or ; celui des autres présidents n'avait qu'un galon.

[53] Lettres, instructions et mémoires, I, 390.

[54] Lettres, instructions et mémoires, I, 402.

[55] Lettres, instructions et mémoires, I, 403.

[56] Lettres, instructions et mémoires, I, 443.

[57] 200 millions de francs.

[58] 500 millions de francs.

[59] 140 millions de francs.

[60] Le duc de la Meilleraye, en épousant Hortense Mancini, avait pris le titre de duc de Mazarin.

[61] Lettres, instructions et mémoires, VII, 343.

[62] Le duc de Nevers, Philippe-Julien Mazarini-Mancini.

[63] M. Berryer avait enfin sa récompense. Voyez plus haut.

[64] Ces lignes sont de la main de la duchesse de Mazarin.

[65] Mémoires de l'abbé de Choisy.