HISTOIRE DES ROMAINS

 

APPENDICE

SUR UN PASSAGE D’HÉRODIEN TOUCHANT LES COHORTES PRÉTORIENNES

 

 

Hérodien fait dire par Sévère à ses fils qu’il a quadruplé toutes les forces militaires qui se trouvaient à Rome (III, 13). Aucun commentateur, que je sache, n’a contesté ce texte ; il est admis par Lange[1] ; Marquardt, dans le volume qu’il vient de publier, paraît l’accepter encore[2], et le fait est passé dans les histoires.

Cette augmentation n’aurait pu s’exécuter que de deux manières ou en portant de dix à quarante le nombre des cohortes prétoriennes, ou en mettant 4000 hommes au lieu de 4000 dans chaque cohorte, deux hypothèses également inadmissibles.

D’abord on ne voit nulle part qu’il y ait jamais eu quarante cohortes prétoriennes. Leur nombre, sans doute, varia quelquefois. Tacite en compte dix-sept sous Othon, seize sous Vitellius ; mais c’étaient des augmentations temporaires, nécessitées par des circonstances exceptionnelles, et l’on revint vite au chiffre normal. Sous Sévère lui-même, en l’année 208, on trouve encore les dix anciennes cohortes[3].

Ainsi le nombre des cohortes prétoriennes n’a pas changé. Leur effectif a-t-il été quadruplé ? Lange le pense. Mais porter de 10.000 à 40.000 le nombre des soldats du prétoire, avec une augmentation proportionnelle des turmes de la cavalerie prétorienne, c’eût été une opération qui eût demandé beaucoup de temps. Elle n’aurait pu s’accomplir dans les trente jours que Sévère resta dans Rome, entre la mort de Julianus et son départ pour l’expédition d’Asie contre Niger. A ce moment, toutes les légions dont il disposait étaient en marche vers l’Orient. Niger vaincu, il se rendit en Gaule, oit, le 18 février 197, il gagna la bataille de Lyon. De retour à Rome, après quatre années passées en Orient et en Gaule, il y demeura encore fort peu de temps, car une invasion des Parthes le rappelait déjà sur l’Euphrate, et il arriva assez tôt en Mésopotamie pour y gagner, dans cette même année 197, sa dixième salutation impériale. Ce fut seulement en 202 qu’il rentra enfin dans sa capitale, où il s’arrêta, cette fois, cinq ou six ans. La réforme n’aurait donc pu être faite avant cette époque ; mais, alors, Sévère avait trop bien affermi son autorité pour n’avoir pas besoin de désorganiser l’armée des frontières par cette formation de quarante cohortes prétoriennes ou d’une armée de 40.000 prétoriens.

Ces cohortes, en effet, ne pouvant être composées que de légionnaires, il aurait fallu demander, à chacune des trente légions qui existaient avant la guerre Parthique, 1100 à 1200 de leurs meilleurs soldats pour former la nouvelle garde ; l’armée de ligne en aurait été singulièrement affaiblie, et les préfets du prétoire, mis à la tête de ces 40.000 soldats d’élite, seraient devenus par trop dangereux. La garde avait été formée sur le modèle de la légion, laquelle avait dix cohortes et comptait, avec ses auxiliaires, environ 10.000 hommes. Composer une cohorte de 4000 soldats eût été contraire à tous les principes militaires des Romains. Dion et Spartien ne connaissent pas cette colossale opération ; la rhétorique d’Hérodien ne peut prévaloir contre leur silence[4].

Cet écrivain ne parle point de l’augmentation d’effectif des seuls prétoriens ; pour lui, ce sont toutes les forces militaires de Rome qui furent quadruplées.

Or ces forces comprenaient 10.000 prétoriens et leurs dix turmes de cavaliers, 6000 hommes des quatre cohortes urbaines[5], 7000 vigiles, les equites singulares Augusti, les milites peregrini et les frumentarii, probablement 25.000 hommes. Quadrupler ce chiffre, c’eût été mettre dans Rome 100.000 soldats, qui certainement ne s’y trouvaient pas. Hérodien ajoute à ces troupes une armée de force égale, campée aux portes de la ville. Ici encore nous le prenons en flagrant délit d’exagération, puisque nous savons que cette armée se composait d’une seule légion, la IIa Parthica, qui était cantonnée à Albano. D’ailleurs, que signifie cet établissement d’une légion aux portes de Rome, si ce n’est une garantie que l’empereur avait voulu se donner contre l’esprit séditieux des prétoriens ? Cette pensée de défiance n’est-elle pas en contradiction avec une grande augmentation d’effectif de la redoutable milice qui, en trois mois, avait égorgé deux empereurs ?

Dion se plaint, il est vrai, que le trésor fût chargé d’une dépense nouvelle. L’augmentation de la solde décrétée par Sévère et la création de trois nouvelles légions, dont deux restèrent cantonnées dans la nouvelle province de Mésopotamie, expliquent ces plaintes au sujet de la dépense. Quant à ce que dit l’historien-sénateur de l’encombrement de la ville par les soldats, il convient de se rappeler que le sénat, où Sévère n’était point aimé, voyait avec douleur tout ce qui augmentait à Rome la force de l’élément militaire. Or l’établissement d’une légion à Albano, aux portes de la ville, était une nouveauté qui devait singulièrement déplaire aux pères conscrits, et les soldats de la legio IIa Parthica, assez voisins de Rome pour s’y montrer souvent, irritaient par leur présence ceux qui n’avaient jamais vu de légionnaires dans la capitale de l’empire. En outre, le changement opéré par Sévère dans le recrutement des prétoriens, pris désormais, non plus en Italie, mais dans les légions, blessait de vieilles habitudes et causait un mécontentement dont Dion s’est rendu l’écho. Tout ce qu’il serait possible d’accorder à Hérodien et à Dion, c’est que la garde personnelle du prince et les corps détachés furent augmentés d’un certain nombre d’hommes.

Je crois par toutes ces raisons qu’il ne faut attacher aucune importance à un discours qui n’a rien d’officiel et qu’Hérodien a composé lui-même : il est donc nécessaire de rayer de l’histoire le fait qui est l’objet de cette note.

 

 

 

 



[1] Septimius.... quum se quadruplo numero custodum corporis circumdedisset (Historia mutationum rei milit. Roman., p. 941).

[2] Nach Herodian (III, 15), standen unter Severus in Rom und Italien viermal so viel Truppen als fürher (Rœm. Staatsv., II, p. 462). Ce n’est pas tout à fait ce que dit Hérodien : pour cet écrivain, ce sont les forces cantonnées à Rome qui furent quadruplées.

[3] Il y en eut neuf à l’origine, et bientôt après dix. C’est le chiffre qu’on trouve dans les Diplômes militaires de M. Léon Renier, nos 1, 2, 5 et 6, pour les années 161, 208, 243 et 248.

[4] On se souvient des longs débats suscités dans la presse et au parlement par le projet de modifier le chiffre de l’effectif des compagnies dans nos régiments.

[5] On trouve encore ce chiffre en 216. (L. Renier, Diplômes militaires.)