HISTOIRE DES ROMAINS

 

APPENDICE

LA POLITIQUE DES EMPEREURS ROMAINS A L’ÉGARD DU DRUIDISME

 

 

Note lue à l’Académie des sciences morales et politiques, en janvier 1880.

 

— I —

La question de la suppression violente ou de l’extinction progressive de l’institut druidique, après la conquête romaine, est encore un sujet de discussion. Y eut-il persécution ? Je le crois ; mais je pense que ce fut une persécution d’une nature particulière, et que la conduite tenue par Auguste et Tibère envers les Druides détermina celle que Trajan suivit à l’égard des chrétiens. Pour la bien comprendre, il importe de replacer les textes dans le milieu historique auquel ils se rapportent, sans qu’il soit nécessaire de les citer à nouveau.

César avait soumis la Gaule, mais il n’avait pas eu le temps de l’organiser. La première conquête — celle du sol — était achevée ; restait la seconde, plus difficile à faire, — celle des esprits et des moeurs. L’organisation sociale qui avait si héroïquement soutenu la lutte subsistait tout entière, et les Druides, conservant leur ancien pouvoir, continuaient d’attirer la foule à leurs jugements, à leurs écoles, à leurs sacrifices sanglants. Auguste n’était pas l’homme de la force, mais il était celui de l’adresse : il n’eût pas conquis les Gaules, il sut les transformer par cette habileté patiente, par cet art d’assoupir et d’éteindre, qui furent tout son génie. Il fit le recensement des Gaulois, dit un de ses historiens, et il ordonna leur vie et leur condition politique[1]. Pour certains peuples, il changea les limites des territoires, le nom ou la place de leurs capitales, afin de rompre les liens de fédération ou de clientèle et d’effacer les souvenirs du temps de l’indépendance. Des peuplades entières avaient été exterminées, il en donna les terres aux cités voisines ; celles que la guerre avait épuisées furent réunies à d’autres ; des clients passèrent à la condition d’États autonomes, et ce qu’il restait des trois cents nations dont parle Plutarque fut réparti en soixante circonscriptions municipales, ayant chacune un sénat de cent membres, pouvoir délibérant, et des duumvirs ou quatuorvirs, pouvoir d’exécution. Ces magistrats jugeaient les affaires civiles de leurs concitoyens, sauf appel au gouverneur de la province, qui tenait régulièrement ses assises dans les plus importantes cités. Par le seul fait de cette organisation nouvelle, les Druides, sans être persécutés, perdirent leur pouvoir judiciaire. Si quelques-uns arrivèrent au décurionat, même aux magistratures, ce fut à raison de leur fortune personnelle ou de leur dévouement à Rome, et non pas en vertu de leur caractère sacerdotal.

— II —

Auguste fit une autre réforme d’une extrême importance. Les Romains étaient fort tolérants à l’égard des cultes étrangers. Comme leurs dieux se comptaient par milliers, quelques-uns de plus ou de moins importaient peu. Aussi quand les Romains avaient soumis un peuple, ils lui prenaient ses divinités, les mettaient dans leur catalogue, quelquefois dans leurs temples, et tout était dit : l’Olympe s’étendait comme l’empire. Le procédé réussit partout, excepté avec les Juifs qui, croyant à un Dieu unique, ne pouvaient accepter cette union sacrilège, et avec les Druides qui, formant un clergé national, perdaient leur pouvoir, si leurs dieux perdaient le caractère gaulois. Au lieu de proscrire ces dieux, Auguste, qui répugnait aux violences depuis qu’il pouvait s’en passer, les respecta et s’en servit : c’était plus honnête et surtout plus utile.

La Gaule avait, comme Rome, ses grandes et ses petites divinités ; il latinisa les noms des premières ou mit en regard de celui qu’elles portaient le nom de la divinité romaine correspondante ; de sorte que vainqueurs et vaincus purent venir, sans trouble de conscience, sacrifier aux mêmes autels. Mais ces dieux, sujets de Rome comme leur peuple, durent laisser s’établir à côté d’eux la divinité suprême de l’empire, le Génie de l’empereur. Dans le temple immense, récemment découvert au sommet du Puy-de-Dôme, on a trouvé l’ex-voto suivant : NUM•AUG•ET•DEO• MERCURI DUMIATI.

On connaît mal l’organisation religieuse de l’empire ; cependant les inscriptions montrent en beaucoup de cités un flamine perpétuel. C’était un citoyen qui avait passé par toutes les charges municipales, omnibus honoribus functus. Ce prêtre, le personnage le plus considérable de la cité, jouait sans doute dans sa ville le rôle rempli à Rome par le pontife Maxime, et celui que l’évêque chrétien remplira plus tard dans sa cité épiscopale. Voué au culte des divinités locales, mais aussi à celui des dieux de l’empire, ce flamine devait repousser des autels l’ancien prêtre de Teutatès et d’Ésus.

A Rome, Auguste avait reconstitué le culte des Lares, ces dieux du coin de rue et du foyer domestique, que le petit peuple préférait aux grandes divinités du Capitole, qui étaient faits pour le quartier, pour la maison, et qu’on aimait d’autant plus qu’on les croyait plus rapprochés de leurs adorateurs. Chaque cité gauloise avait aussi des dieux protecteurs qu’elle vénérait particulièrement. Auguste reconnut en eux des divinités tutélaires, semblables aux Lares de Rome ; il honora leurs autels ; le Romain y fit, comme l’indigène, les libations et les offrandes accoutumées, et ces Lares gaulois ajoutèrent à leur nom celui du prince qui leur ouvrait le Panthéon de l’empire. Ils s’appelèrent les Lares augustes : mot à double sens, où l’on pouvait voir, selon sa fantaisie, un souvenir de l’empereur ou une attestation de la sainteté des Lares. Un ordre nouveau de prêtres fut nécessaire pour cette religion à la fois ancienne et nouvelle. A raison des dépenses nécessitées par les sacrifices, les banquets sacrés et les jeux qui étaient une partie du culte, ces prêtres furent de riches plébéiens, severi Augustales, élus tous les ans et qui, au sortir de charge, formaient la confrérie puissante des Augustaux.

— III —

Cette réforme religieuse fut complétée par la grande institution lyonnaise, l’assemblée des députés élus par les cités des trois Gaules et qui se réunissait chaque année autour de l’autel de Rome et d’Auguste, au confluent de la Saône et du Rhône. Ce culte, qui devint la religion officielle de l’empire, eut son grand prêtre, le sacerdos ad aram ; qu’on nomma ailleurs le flamen provinciæ. Ce flamine provincial eut sous sa surveillance le culte et le clergé de la province entière, comme le flamen des villes arrêtait l’ordre des cérémonies pour sa cité particulière, et il a légué sa primauté religieuse à l’archevêque chrétien. Dans cette organisation sacerdotale, il n’y avait pas plus de place pour les Druides qu’il ne s’en trouvait pour eux dans l’organisation judiciaire. Ils étaient donc, sans avoir eu de violences à souffrir, dépouillés de leurs principales attributions et mis, en tant que prêtres et que juges, en dehors du nouvel ordre social. Les desservants de l’ancien culte relégués dans l’ombre y seront oubliés avec leur souverain pontife, le chef des Druides, dont le sacerdos ad aram prenait la place. On ne détruit bien que ce que l’on remplace : Auguste avait trouvé le moyen de remplacer les Druides. Sans que le gouvernement eût à s’en mêler, le nouveau clergé des Trois Gaules allait effacer sûrement l’ancienne foi du coeur des populations, et mille faits prouvent que cette oeuvre fut très rapidement accomplie.

Auguste fit aux Druides une guerre qui fut plus directe, sans être, d’après les idées des anciens, plus injuste. De toutes les cérémonies druidiques, celle qui attirait sûrement la foule, qui excitait d’ardentes émotions et assurait le crédit de ces ministres d’un culte terrible, était le sacrifice humain. Mais les Druides n’avaient plus de captifs il immoler, puisqu’il n’y avait plus de guerre entre les cités[2], et Rome ne laissait pas à ses sujets le jus necis, excepté aux villes fédérées. Un sénatus-consulte, de l’an 94 av. J.-C., interdisait aux Romains et à leurs sujets les sacrifices humains ; les Gaulois entrant dans la société romaine furent soumis à ses lois générales : Auguste n’autorisa que de légères libations de sang offertes par des victimes volontaires. C’était enlever au culte druidique son principal attrait, ces spectacles de mort qui, à Rome, faisaient courir le peuple entier aux combats de gladiateurs, et qui, dans l’ancienne Gaule, amenaient aux pieds des Druides d’innombrables multitudes.

Une autre loi, bien vieille puisqu’elle est écrite aux Douze Tables, défendait sous peine de mort les assemblées nocturnes, qui cœtus nocturnos agitaverit, capital esto. Cette loi de police fut certainement mise en vigueur en Gaule, comme partout, et les gouverneurs, en la faisant exécuter, ont ôté aux Druides le moyen puissant des prédications incendiaires.

Auguste avait supprimé les associations qui n’étaient point consacrées par un sénatus-consulte, collegia, præter antiqua et legitima, dissolvit. Il ne pouvait donc reconnaître l’existence légale à l’institut druidique. Mais enlever à cette grande corporation le droit de réunion, c’était briser tous ses liens et la dissoudre.

Enfin il déclara que les adhérents de l’ancienne religion n’obtiendraient jamais le droit de cité romaine qui pouvait conduire aux grandes charges de l’empire, puisqu’on avait vu récemment le gaditain Balbus revêtu de la toge consulaire. Cette décision écartait de l’ancien culte ceux à qui l’ambition faisait tourner les yeux vers Rome ; et ceux-là étaient tous les notables de la Gaule qui bientôt demanderont à Claude le droit de briguer les magistratures romaines. Pour les obtenir, même pour solliciter la plus modeste des charges, il fallut parler l’idiome de Rome. Le latin, devenu la langue de l’armée, de l’administration et des affaires, relégua le celte au fond des campagnes et, avec lui, les croyances qu’il avait si longtemps exprimées.

— IV —

Toutes ces mesures étaient encore, de la part d’Auguste et aux yeux des Romains, l’exercice d’un droit et non pas une violence, puisqu’elles étaient l’application aux vaincus de lois faites pour les vainqueurs ; mais, en les prenant, l’empereur portait un coup mortel à l’institut druidique.

Sous Tibère éclata la révolte de Julius et de Sacrovir qui jeta l’effroi clans Rome. Tacite la raconte sans rien dire de la répression qui la suivit, et qui, attendu le caractère du prince, doit avoir été inexorable. Le peintre inimitable des tragédies de Rome s’inquiète peu des sujets ; aussi ne mentionne-t-il pas les moyens employés par Tibère pour prévenir le retour d’une rébellion gauloise. Un sénatus-consulte perdu au Digeste, et dont on trouve l’application quelques années plus tard, nous montre l’arme dont Tibère se servit. Afin d’empêcher les Druides de parler au nom du Ciel à des esprits faciles à enflammer, et d’entretenir la superstition par des sortilèges et des incantations, leurs pratiques furent assimilées au crime de magie, qui, pour un provincial, entraînait la mort. C’était la peine portée par les Douze Tables contre : les enchanteurs, Cereri necator, et celle que le sénat républicain avait appliquée aux fauteurs des Bacchanales. Le sénatus-consulte dont nous parlons[3] étendit aux magiciens la peine décrétée par la lex Cornelia de sicariis et veneficiis ; les empoisonneurs de l’esprit furent mis au même rang que les empoisonneurs du corps. Cette loi fut appliquée sous Claude à un chevalier romain, surpris au tribunal avec un œuf de serpent, qui, selon la croyance druidique, devait lui faire gagner son procès.

Suétone prétend que Claude abolit complètement la religion des Druides. Je crois que ce prince renouvela simplement les prescriptions d’Auguste et de Tibère, et elles étaient suffisantes, puisque Vespasien n’y ajouta rien après la grande révolte de 71, que les prédications des Druides avaient encouragée.

Mais on ne peut donner à des exécutions partielles le caractère d’une persécution générale. Si un certain nombre de Druides, contempteurs avérés des lois de l’empire, ont dû périr, beaucoup ont pu échapper par l’obscurité de leur vie. Ainsi s’expliquent les passages des auteurs qui datent des règnes de Tibère et de Claude l’abolition de la vieille religion gauloise, et de ceux qui montrent des Druides en Gaule deux ou trois siècles plus tard. Les dieux meurent avant que tous leurs autels ne tombent, et des restes de druidisme ont survécu longtemps à la ruine du grand corps sacerdotal qui avait gouverné la Gaule.

En résumé, Auguste ne violenta pas les consciences, mais il ne laissa point de place aux Druides dans l’organisation sociale qu’il donna aux provinces gauloises, et il les réduisit à vivre dans l’ombre et le silence, en leur interdisant les actes contraires aux lois générales de l’empire. Tibère leur appliqua d’autres lois républicaines ; il proscrivit les pratiques qui paraissaient entachées de magie ; et comme les Druides s’occupaient bien plus de sorcellerie que de science, vates et medici, il se trouva malheureusement que la loi établie pouvait les frapper.

Le druidisme était, dans l’immense empire, un corps étranger et une cause de malaise. Les empereurs cherchèrent non pas à l’extirper, mais à le rendre inerte et par conséquent inoffensif. Il y eut certainement de nombreuses victimes ; mais ni Tibère ni Claude ne semblent avoir ordonné la recherche des fauteurs de l’ancien culte, inquisitio ; ils ont puni les actes extérieurs, la manifestation publique de druidisme, qui était une publique révolte contre la loi et les magistrats. C’est la règle de conduite prescrite par Trajan à Pline à l’égard des chrétiens : Ne faites pas recherche des chrétiens, lui écrivit-il ; mais s’ils sont accusés et convaincus, punissez-les. Ne recevez pas d’accusations anonymes et ne condamnez point sur des soupçons. La tradition avait une grande force à Rome ; les précédents y faisaient longtemps autorité. Je crois que ce que nous savons de la politique de Trajan nous dit quelle avait été celle de Claude et de Tibère.

Il n’est pas besoin d’ajouter que des exécutions commandées par la politique sont réprouvées par la conscience ; mais l’histoire est tenue de juger les anciens d’après les idées anciennes ; elle doit chercher pourquoi ils ont agi comme nous n’agirions pas, et, dans certains cas, elle réclame les circonstances atténuantes au bénéfice des persécuteurs, tout en réprouvant la persécution.

 

 

 

 



[1] Dion, III, 22.

[2] Bellum quod ante Cæsaris adventum fere quotannis accidere solebat (qu'il survient quelque guerre, ce qui, avant l'arrivée de César, avait lieu presque tous les ans), de Bello Gall., VI, 15.

[3] Ex Sc.... ejus legis [Corn. de sic. et venef] pana damnari jubetur qui mala sacrificia fecerit, habuerit (Digeste, XLVIII, 8, 13).