HISTOIRE DES ROMAINS

 

DOUZIÈME PÉRIODE — L’ANARCHIE MILITAIRE (235-268). COMMENCEMENT DE LA DÉCADENCE.

CHAPITRE XCV — L’EMPIRE AU MILIEU DU TROISIÈME SIÈCLE.

 

 

I. — LE MONDE BARBARE.

L’empire romain, étendu autour de la mer Intérieure, comprenait les plus heureuses régions de la zone tempérée : terres fertiles portant de riches moissons et belles cités où la civilisation avait pris l’essor. Malgré les catastrophes qui se produisaient périodiquement à Rome ou dans les camps, c’était une immense oasis au milieu de la triple barbarie du Nord, du Sud et de l’Est. Pour le moment, celle du Midi n’était pas à craindre. Les cavaliers du désert ne songeaient pas encore à quitter les dattiers qui les nourrissaient et les sources où ils s’abreuvaient depuis le temps d’Abraham, pour courir le monde en y semant une foi nouvelle. Seuls, les Blemmyes inquiétaient de temps à autre la haute Égypte, et, du côté de l’Arabie, les Sarrasins commençaient à faire parler d’eux, témoin la sotte histoire, racontée par la Chronique d’Alexandrie, de lions et de serpents placés par Dèce sur leur frontière pour les arrêter[1].

A l’Orient, s’agitait une fourmilière d’hommes, redoutables pour une guerre de frontières, mais organisés en grands États et rendus incapables, par cette organisation même, de ces déplacements de peuples qui foulent aux pieds les cités et les empires.

Dans les régions septentrionales, au contraire, durait encore le mouvement d’Orient en Occident qui avait commencé au plus lointain des âges, avec la première migration des Aryas. Ne pouvant entamer les populations assises de l’Iran, les hordes nomades prenaient au nord, franchissaient le Völkerthor, la porte des nations[2], et s’accumulaient dans la grande plaine sarmate et germanique en une masse flottante, mal attachée au sol, qui vivait de ses troupeaux plus que de l’agriculture[3], et qu’un ancien accuse de mettre le droit dans la force : habitude qui a été de tous les temps et qui l’est encore du nôtre[4]. C’était un très dangereux voisinage. Malgré la terre ingrate et le climat si rude, ces races prolifiques pullulaient[5] et, du milieu de leur pauvreté, tournaient sans cesse les yeux vers les pays du soleil et de l’or. Trois fois déjà, dans les temps historiques, ils avaient fait effort pour y pénétrer.

Au temps de Marius, tandis que trois cent mille Cimbres et Teutons ravageaient la Gaule, l’Espagne et l’Italie septentrionale, d’autres s’étaient rués sur la péninsule hellénique et l’avaient dévastée, de l’Adriatique à la mer Noire. Lorsque, après la victoire de Verceil, Marius fit ciseler sur son bouclier la tête d’un Barbare tirant la langue, Rome crut avoir étouffé la barbarie dans ses bras puissants.

Mais quarante ans s’étaient à peine écoulés que cette barbarie reparaissait menaçante : cent vingt mille guerriers, avant-garde de la grande nation des Suèves, et quatre cent trente mille Usipètes ou Tenctères entreprenaient de conquérir la Gaule. Ils en occupaient déjà les provinces orientales, quand César refoula les uns dans les forêts germaniques et extermina les autres entre le Rhin et la Meuse. Sous Marc Aurèle, une vaste coalition jeta encore l’inquiétude jusque dans Rome ; les Marcomans arrivèrent en vue d’Aquilée, et il fallut que l’empereur s’établit à demeure, durant plusieurs années, au bord du Danube, avec les principales forces de l’empire. Cette guerre remplit plus de la moitié de son règne.

Ainsi, en trois siècles, trois assauts formidables, les Cimbres, Arioviste et les Marcomans, et, dans l’intervalle des grandes invasions, une multitude de combats et de continuels cris de guerre courant le long du Rhin et du Danube. Cette barbarie septentrionale était comme une mer d’hommes dont les vagues, faibles ou puissantes, battaient incessamment le pied des retranchements romains.

Avec César, Auguste et Trajan, Rome avait pris l’offensive, passé le Rhin et le Danube, pénétré d’une part jusqu’à l’Elbe, où elle ne put se tenir, de l’autre jusqu’au sommet des Carpates, à travers la Dacie conquise. Mais les Germains étaient insaisissables. La paix n’avait pas eu plus de prise sur eux que la guerre. Au contact deux fois séculaire de la civilisation, ils n’avaient rien gagné. Ammien Marcellin les montre encore, au temps de Julien, ne possédant point de villes chez eux et n’osant point demeurer dans celles qu’ils avaient soumises. Une enceinte de murailles leur semblait un filet à prendre les hommes, et la ville même un tombeau où l’on s’enterrait vivant (XVI, 2). Un de leurs grands peuples, les Suèves ou Souabes, s’appelait les hommes errants[6]. Aux transfuges, aux prisonniers de guerre, aux négociants romains, qui achetaient chez eux l’ambre de la Baltique ou les blondes chevelures de leurs femmes, ils n’avaient demandé que les moyens de rendre leurs attaques plus redoutables. Nome ne trouvait donc nulle part, dans ce monde vague et fuyant, de points fermes où elle pût s’établir pour tenir, de là, le pays entier. Aussi, après quelques vaines tentatives, elle refusa d’y engager sa fortune. Sa politique à l’égard des Germains fut de couvrir de forteresses la rive romaine des deux grands fleuves et de jeter en avant de cette ligne de défense, qui s’étendait sans interruption de la mer du Nord à l’Euxin, des pensions aux chefs, pour beaucoup d’intrigues, pour les diviser, et un peu d’or, pour attirer au service de l’empire leurs guerriers les plus braves.

Ces précautions suffirent jusqu’aux jours où la migration des Goths bouleversa la Germanie orientale et fit arriver sur l’Euxin ceux qui devaient jouer le premier rôle dans le grand drame de la destruction de l’ancien monde.

Les Goths ou les Bons, Gut thind, qui ont laissé dans la péninsule scandinave des traces de leur séjour et leur nom, l’avaient quittée, à une époque inconnue, mais récente, sous la conduite de deux puissantes familles, les Amales et les Baltes ou les Hardis ; qu’on disait descendants d’Odin et de Freya, la Venus du Nord[7]. Ces rois-pontifes, et pourtant sans caractère sacerdotal, juges du peuple dans la paix et ses chefs militaires dans la guerre, soumirent les Vandales, qui étaient probablement de leur sang[8], et quantité d’autres peuples qu’ils entraînèrent à leur suite où repoussèrent soit au sud, soit à l’ouest. Le nombre des Goths croissant[9] avec leurs victoires, qui attiraient à eux tous les aventuriers avides de guerre et de butin, le gros de la nation se partagea en deux corps : l’un, les Goths de l’Est, ou Ostrogoths, sous le roi Filimer, franchit la Vistule et soumit les Sarmates jusqu’à l’Euxin ; l’autre, les Goths de l’Ouest, ou Visigoths, se fixa au-dessus des embouchures du Danube. Quelques tribus, mises en mouvement par ce grand déplacement de peuples, allèrent plus loin vers l’Occident : les Gépides, ou Trainards, dans la Transylvanie, dont les Romains n’occupaient déjà plus que les points fortifiés ; les Vandales et les Hérules, dans les Carpates de la Moravie ; les Longobards, dans la haute vallée de l’Oder ; les Burgondes, dans celle de la Saale et du Mein. Il se peut même que certaines de ces peuplades soient arrivées assez tôt près de la frontière méridionale pour avoir pris part à la guerre marcomannique sous Marc-Aurèle, ou que la pression exercée par elles sur les Germains du Sud ait forcé ceux-ci à chercher fortune au delà du Danube.

Par le succès de cette migration, les Goths se trouvaient portés au voisinage du monde civilisé. Les gras pâturages de la terre Noire nourrissaient leurs troupeaux ; la fertile Ukraine leur donnait plus de blé qu’ils n’en souhaitaient ; les fleuves sarmates conduisaient leurs barques dans l’Euxin que bordait une ceinture de cités pleines de richesses faciles à prendre ; et, tandis que les Carpates, dont les légions n’avaient jamais osé franchir la cime, cachaient leurs mouvements, ils avaient, par l’ouverture que ces montagnes laissent, à leur extrémité, entre elles et la mer, une porte toujours ouverte sur les provinces romaines. Ils allaient donc multiplier à l’aise et sans crainte dans ces régions fécondes, d’où leurs guerriers pouvaient presque apercevoir l’immense butin réservé à leur courage.

Leurs chants nationaux que Jordanès put lire et que, malheureusement, il ne nous a pas conservés, racontaient leurs exploits. Ils se vantaient d’avoir soumis les Marcomans au tribut et les princes des Quades à l’obéissance. Leur domination ou leur influence s’étendait donc de la Bohême à la Chersonèse Taurique, et leur nom était redouté au loin. Leur première apparition dans l’histoire romaine est de l’année 215. Pour s’attacher la puissante nation dont la main pesait si lourdement sur la tête de leurs anciens ennemis[10], les Romains donnèrent aux Goths des subsides qui n’empêchèrent pas les provinces romaines d’avoir bien vite à redouter ce fâcheux voisinage. Quand le corps de la nation restait immobile, il s’en détachait toujours quelque bande aventureuse, qui, à ses risques et périls, franchissait le Danube ou l’Euxin. Les Goths essayèrent-ils, comme les Daces au temps de Trajan, de nouer des intelligences avec le grand empire oriental ? On ne sait. Mais, lorsque Sapor envahira l’Asie romaine, ils se jetteront sur la Mœsie. En 258, sous Pupien et Balbin, ils y avaient détruit une ville importante, et, quatre ans plus tard, Gordien les retrouva dans cette province, qu’ils n’avaient peut-être pas quittée. Il en tua bon nombre, et se débarrassa des autres avec quelque argent[11]. Ce fut pour peu de temps, car ils venaient d’apprendre les chemins qui menaient à de riches pays, et ils y reviendront en troupes assez nombreuses pour exterminer une armée romaine et tuer un empereur. On a compté, dans un espace de trente années (238-269), dix invasions principales faites par eut ; ils ne s’arrêteront pour un siècle (269-375) qu’après qu’ils auront chassé les garnisons romaines de la Dacie Trajane.

Pendant qu’au nord-est pesaient sur la frontière des masses d’hommes habituées à combattre sous de grands chefs militaires, sur le haut Danube, sur le Bleui et sur le Rhin inférieur, les Barbares s’organisaient de manière à donner à leurs entreprises de guerre ce qui leur avait toujours manqué, une certaine unité d’action.

Durant les deux premiers siècles, l’histoire ne connaît que la Germanie de Tacite ; au troisième, cette Germanie semble avoir soudainement disparu, et une autre se montre. Sous la double pression de Rome et de l’invasion gothique, les Germains avaient senti le besoin de rapprocher leurs tribus, sans aller pourtant jusqu’à établir des confédérations véritables, et, en face de frontières à présent mal défendues, leurs guerriers prenaient l’habitude d’aller chercher aventure dans ces riches provinces qui leur avaient été si longtemps fermées.

A l’époque où nous sommes parvenus, il n’est plus question de l’organisation sociale et religieuse que Tacite a décrite ni des peuples qu’il avait connus : on voit des Alamans, des Francs et des Saxons ; plus tard, on verra, comme désignation à la fois ethnographique et, géographique, des Thuringiens et des Bavarois[12].

Les Alamans, dit Agathias, sont un mélange de différents peuples, et c’est la signification de leur nom, les hommes de toute race. Mais les Suèves dominaient dans ce mélange, et ils ont donné leur nom aux terres décumates, la Souabe. Les Francs étaient aussi les hommes de la framée, ou mieux les hommes libres[13], c’est-à-dire des guerriers cattes, sicambres, bructères, chamaves, tenctères et amsibares, qui, sans la participation de leur peuple, partaient en guerre sous des chefs particuliers. Les Saxons, les hommes au long couteau, seax, recrutaient leurs bandes chez les Chauques, les Frisons, les Angrivares et ce qui restait des Chérusques.

Ces peuples n’avaient en permanence ni un conseil directeur ni un chef unique, bien que toutes les tribus d’un de ces groupes, ou la plupart d’entre elles, s’engageassent parfois à faire une guerre nationale. Le plus souvent se formaient, au milieu d’elles, de libres associations de bandes guerrières, qui se concertaient pour un but déterminé et qui, ce but atteint ou manqué, se rompaient jusqu’à ce que d’autres se reformassent pour une entreprise nouvelle[14]. Ces bandes indisciplinées n’en étaient que plus à craindre, parce qu’avec elles Rogne ne pouvait avoir ni bonne paix ni bonne guerre.

Comme les hordes indiennes du nouveau monde ont leur terrain de chasse, chacun de ces peuples avait son terrain de pillage : aux Alamans, les pays qui s’étendent du hein aux Alpes et du Bôhmerwald aux Vosges, ou les provinces romaines de la Germanie Supérieure et de la Rhétie ; aux Francs, celles de la basse Germanie et de la Belgique ; aux Saxons, la mer et la Bretagne.

Sous Caracalla, les Alamans avaient envahi les terres décumates ; ils y éprouvèrent une défaite qui les en expulsa et les lit tenir vingt ans en repos. On a, en effet, trouvé dans cette région des bornes milliaires portant les noms d’Élagabal et d’Alexandre preuve que ces princes y étaient obéis[15].

Sous Alexandre, des Francs avaient impunément couru toute la Gaule, allant devant eux au hasard, tuant et pillant jusqu’à ce que, rassasiés de butin, ils retournassent à leurs campements, sans souci de leurs compagnons laissés le long du chemin. Maximin poursuivit ces pillards jusqu’au fond de leurs forêts, et il crut avoir porté un coup terrible à la barbarie : sur ses monnaies, on lit la légende Victoria Germanisa, tant de fois gravée sur la monnaie romaine et qui ne fut jamais qu’une vérité d’un moment, parce que les coups étaient frappés dans le vide.

Ainsi, au milieu du troisième siècle, la Germanie s’organisait pour l’attaque : à l’est, un peuple innombrable, gouverné par une famille qu’on croyait aimée des dieux et qui pouvait préparer les entreprises avec maturité, les conduire avec ensemble ; à l’ouest, des associations guerrières et une multitude de chefs qui lanceront incessamment leurs bandes sur l’empire, comme les picadors lancent leurs flèches enflammées sur le taureau de l’arène. Assailli par des ennemis misérables qu’il ne peut atteindre, le vigoureux animal se trouble, hésite, mugit et tombe. Tel sera le sort du colosse romain ; mais, pour lui, la fæsta del toro durera deux siècles.

Le danger s’accroît donc le long de la frontière septentrionale. Toutes les avancées de l’empire, qui couvraient le corps de place, sont perdues ou vont l’être. Les terres décumates ont été envahies ; la Dacie n’a plus que de rares garnisons, qui seront bientôt rappelées par Aurélien ; une ville, jusqu’alors l’œil et la main des empereurs sur le monde scythique, Olbia, que les Antonins avaient protégée[16] et qui dressait encore des statues à Caracalla[17], disparaît en ce moment de l’histoire, et les autres alliés d’Hadrien, aux bouches des grands fleuves Sarmates, sont à la merci des Goths. Rome va reculer derrière le Danube qui ne la protégera même pas longtemps, car déjà une riche cité de la Dobroudja, Istriopolis, vient d’être détruite, et des Alains ont pénétré dans la vallée de l’Èbre. Tandis que la barbarie fait ce pas en avant, le commerce romain en fait un en arrière ; les négociants n’osent plus s’aventurer dans les pays du Nord. Les dépôts de monnaies impériales trouvées en ces régions ne renferment, à une exception prés, que des pièces antérieures au troisième siècle[18].

Sur la mer Noire, les rois du Bosphore Cimmérien ne pouvant plus faire pour Rome la police de l’Euxin, la piraterie reparaît. En Asie, la révolution nationale et religieuse, que les Sassanides viennent d’opérer, est cause d’un autre péril, et ces nouveautés menaçantes se produisent lorsque, chez les Romains, la force de résistance a diminué : les jours sombres sont venus.

 

II. — L’ARMÉE ROMAINE.

On a dit que les nations enfermées dans l’empire étaient bien vieilles ; que la vie les avait usées, que leur sang s’appauvrissait, enfin que, subissant la loi de tout ce qui a longtemps vécu, elles arrivaient à la sénilité, dernière étape avant la mort. Ces raisons, fournies par la doctrine commode de la fatalité historique, auraient paru jadis suffisantes ; aujourd’hui on veut un examen plus sérieux des symptômes morbides que les fautes ont produits, que la sagesse eût prévenus.

Et d’abord, le danger n’apparaît si grand aux frontières qu’en raison de la situation intérieure.

Annibal n’est pas aux portes de Rome : ce qui approche, ce sont des hordes que les vieilles légions auraient chassées devant elles à coups de fouet. Au premier siècle, les Marcomans, au deuxième, les Daces, avaient été aussi redoutables que le sont les Goths, et les Germains de l’Ouest étaient aussi désireux que les bandes alamanniques et franques d’envahir la Gaule ou l’Italie. Ils furent arrêtés, parce que le monde romain avait alors pour chef, avec une armée digne encore d’elle-même, un grand homme qui régna vingt ans. Un autre, après lui, veilla aussi longtemps sur l’empire et sur ses frontières. Sous la puissante main de Trajan et d’Hadrien, la barbarie plia le genou. Sévère la tint encore immobile et craintive. Mais voici que les enfants succèdent aux hommes, les fous aux sages, les principats de quelques jours aux règnes de longue durée ; la politique de hasard à la politique prévoyante. Les institutions civiles et militaires se relâchent ; le gouvernement ne gouverne plus et l’État chancelle sur sa base, qui se dégrade et fléchit.

Montesquieu représente l’empire romain, dans ce temps-là, comme une espèce de république irrégulière, telle à peu prés que l’ancienne régence d’Alger où la milice nommait et déposait les deys selon ses caprices. La remarque est juste : le peuple romain n’exerçant jamais son droit électoral, et le sénat, qui n’avait aucune force pour faire respecter le sien, l’ayant laissé envahir par les prétoriens, les armées des frontières ôtèrent à ceux-ci cette lucrative opération. Cela nous indigne et avec raison. Mais il était inévitable que la force militaire, restée seule vivante dans la ruine des autres institutions d’Auguste, dominât tout. Les contemporains ne s’en étonnaient pas. Durant des siècles, l’armée avait été le peuple romain sous les armes ; ce lointain souvenir n’était pas absolument effacé ; et, malgré sa composition, l’armée qui défendait l’empire était le seul corps qui parût digne de le représenter. Saint Jérôme pensait ainsi, car il compare l’élection de l’évêque par les prêtres à l’élection de l’empereur par les soldats.

Malheureusement, la nouvelle armée est bien différente de l’ancienne.

C’est l’infanterie légionnaire qui avait conquis le monde ; elle est à présent dédaignée, et, signe certain d’affaiblissement militaire, la cavalerie prend de jour en jour plus d’importance. Elle égale presque en nombre le chiffre de l’infanterie, tandis que, du temps de Polybe, par un excès contraire, la légion n’avait qu’un cavalier pour dix hommes de pied[19]. Un nomme des maîtres de la cavalerie : Balista le sera sous Macrin, Aureolus sous Gallien, Aurélien sous Claude, Saturnin sous Probus, et ce titre leur donnera de grands commandements. Les Barbares servaient surtout dans la cavalerie ; si elle augmente, c’est que, dans l’armée romaine, l’élément étranger s’accroît.

En même temps, le camp s’embarrasse d’un train immense de bagages. Une lettre de l’empereur Valérien montre ce qu’il faut à un chef de légion pour sa maison militaire : 26.000 litres de blé, 52.000 d’orge, 650 kilogrammes de lard, 1.860 litres de vin vieux, trois cents peaux pour faire des tentes, etc.[20], sans compter la solde, qui était de 25.000 sesterces payables en bonnes pièces d’or[21], tandis que le commerce n’avait à sa disposition qu’une monnaie de mauvais aloi[22]. Voyez encore quelles prestations onéreuses, parfois singulières, ils obtenaient de l’État ; mais calculez aussi quelles charges écrasantes imposaient au trésor toutes ces faveurs, que souvent on doublait ou triplait. En donnant à Probus la présidence de l’Orient, Tacite lui assura des avantages cinq fois plus forts que le traitement habituel de cette charge. Les impedimenta des officiers étaient certainement en rapport avec ceux du chef, et l’on comprend que, retardées par une telle masse de bagages, les troupes romaines, malgré leur nombreuse cavalerie, eussent peine à atteindre un ennemi agile, qui arrivait à l’improviste et disparaissait comme il était venu.

Il y avait aussi, dans cette armée, encombrement d’hommes inutiles, qui, les jours de bataille, manquaient dans le rang. On regarda comme une réforme heureuse qu’Alexandre Sévère eût réduit le nombre des ordonnances à dix pour les légats, à six pour les ducs, à quatre pour les tribuns : preuve que ce nombre était auparavant de beaucoup dépassé ; et il le fut sans doute après Alexandre, ces règlements restrictifs n’étant pas de ceux qu’on se plait à exécuter.

Deux choses empêchaient encore un général de demander à ses troupes les marches rapides qui avaient tant de lois permis de surprendre l’ennemi et de frapper des coups décisifs. Les soldats avaient l’habitude de prendre avec eux pour dix-sept jours de vivres, à moins qu’ils ne fussent en pays ennemi. Alexandre dispensa ses légionnaires de ce soin et établit leurs cantonnements de manière qu’ils pouvaient recevoir leurs provisions sans fatigue. En expédition, des mulets, des chameaux, les leur portaient ; mais il fallait alors un autre convoi pour nourrir les bêtes de somme et leurs gardiens ; la ligne des impedimenta s’allongeait et l’armée en devenait plus lourde. En outre, l’ordre de bataille était changé et l’armement se modifiait. Comme les troupes comptaient de jour en jour plus de Barbares, il avait fallu renoncer à l’ancienne organisation de la légion qui exigeait une précision mathématique dans les mouvements et beaucoup d’adresse dans les travaux du camp. La qualité du soldat diminuant, on demanda moins à l’expérience individuelle, davantage à la puissance collective. Caracalla avait organisé une phalange macédonienne. Alexandre Sévère la porta à trente mille hommes : masse épaisse, difficile à entamer, difficile aussi à mouvoir et où beaucoup de force était perdue. Enfin ces soldats, si préoccupés de vivre commodément et à qui tant de choses sont nécessaires, trouvent trop pesantes les armes des légionnaires républicains : il leur faut un bouclier plus petit, qui fatiguera moins leur bras énervé, et la cuirasse, le casque de fer, leur sont une gène dont ils demanderont à l’empereur Gratien de les débarrasser[23].

Depuis longtemps les tribuns semestriels ne satisfaisaient que d’une manière dérisoire à la loi sur l’obligation d’un stage dans les légions, et les sénateurs ne voulaient plus de la vie des camps. Un d’eux avait obtenu de Commode d’être dispensé du service militaire[24] ; Caracalla les en avait dispensés tous, et Gallien le leur interdira[25] : un auteur ancien s’étonne de trouver au service un fils de bonne maison[26]. Les décurions des cités provinciales tiendront à jouir du même privilège que les sénateurs de Rome, et la loi, consacrant cette désertion à l’intérieur, leur fermera pour jamais l’armée[27]. C’est l’aristocratie tout entière grande et petite, qui, dans un empire fondé par les armes et ne pouvant se soutenir que par elles, refusera de les porter.

Les effets de ce changement commencèrent à se produire au milieu du troisième siècle. Les fils des sénateurs de Rome et des provinces, qui remplissaient les brandes charges militaires et civiles, furent remplacés dans l’armée par des parvenus de bas étage. Quelques-uns de ces officiers de fortune deviendront d’habiles généraux, mais le plus grand nombre seront de vulgaires ambitieux qui, n’ayant pas le patriotique orgueil des anciens consulaires, déchireront l’empire en trente morceaux, pour se décorer un instant d’un lambeau de pourpre.

La séparation de l’ordre civil et de l’ordre" militaire, dont l’union avait fait la fortune de la république et formé les grands administrateurs du haut empire, se marque encore par la création d’un  nouveau grade, celui de dux, ou chef d’armée n’ayant point de commandement territorial, ni par conséquent d’intérêts civils à sauvegarder. Cette mesure, qu’on voit poindre sous Septime Sévère et qu’on trouve établie en 237 d’une manière générale[28], était bonne, puisque nous, l’avons gardée, mais à la condition que les grands postes militaires. ne fussent confiés qu’à des hommes dignes de les occuper et qu’on ne rentrât point, par cette voie, dans les hautes fonctions civiles. Or Macrin donna à deux affranchis les gouvernements de Dacie et de Pannonie, à un ancien espion, qui ne savait pas lire[29], le consulat avec la préfecture de la ville. Quelques années plus tard, un métis de Gète et d’Alain, un soudard, qui n’était jamais sorti des camps, avait revêtu la pourpre de César, et ce fut le fils d’un forgeron qui le renversa[30].

Cette armée interdite à la noblesse d’empire et qui le sera bientôt à la bourgeoisie des villes, se recrutait avec la lie de la population provinciale. Dés le temps de Septime Sévère, un jurisconsulte pouvait dire : Autrefois le service militaire était obligatoire, et l’on punissait de mort le citoyen qui ne répondait pas à l’appel. Nous avons renoncé à cette sévérité parce que nos cohortes se recrutent de volontaires[31]. Mais ces volontaires étaient des malheureux sans foyer ni pénates, semblables aux vagabonds dont, au dernier siècle, les racoleurs remplissaient nos régiments, où ils devenaient les soldats de Rossbach. Il existait bien un recrutement, ou plutôt une réquisition. Chaque cité était tenue de fournir un nombre déterminé d’hommes et de chevaux : c’était une taxe de la propriété. On se procurait les uns et les autres au plus bas prix et on les livrait au recruteur, productio tironum et equorum. Ces mots sont dans la loi, au titre des charges municipales : La fourniture des recrues, des chevaux et autres animaux ou choses nécessaires.... est une obligation personnelle[32].

A côté de ces soldats pris au rabais s’en trouvaient d’autres qui étaient dangereux pour l’État : ceux qu’on tirait des peuples que l’armée avait à combattre. Aurelius Victor, parlant des légions de ce temps, écrit : Les soldats ! j’ai presque dit les Barbares[33]. Lorsque Aurélien fut chargé de défendre la Thrace, l’empereur lui donna une légion, mais aussi trois cents archers Ituréens, six cents Arméniens, cent cinquante Arabes, deux cents Sarrasins, quatre cents hommes de la Mésopotamie, huit cents cataphractaires, qui devaient venir de la même région, et, pour lui montrer qu’il pouvait compter sur des lieutenants capables, Valérien lui écrivait : Tu auras avec toi Hartomund, Haldegast, Hildemund et Cariovix[34] : tous Germains. A la bataille d’Émèse, en 272, un des meilleurs généraux de l’armée s’appelait Pompeianus[35], mais c’était un Franc. Combien d’autres cachent pour nous leur origine barbare sous des noms romains ! Ces Lembazii, Riparenses, Castriani et Dacisci, qui, en ce temps-là, formaient seuls la garnison de Rome, ne sortaient certainement pas tous dés vieilles provinces[36]. L’armée romaine fut donc composée, aux différents âges de son histoire, de la manière suivante : d’abord de citoyens, puis d’Italiens, ensuite de provinciaux, et voici que les Barbares y entrent ; c’est une progression descendante.

Suivant l’habile politique du sénat républicain, les empereurs, en concluant un traité avec les Goths ou les Vandales, stipulaient que des enfants leur seraient livrés comme otages, et ils les prenaient, garçons et filles, dans les plus nobles maisons. Ils faisaient élever les uns à la romaine et mariaient les autres à leurs officiers, afin que les époux fussent, par leurs femmes, tenus au courant des projets formés de l’autre côté de la frontière. Hunila était de sang royal chez les Goths Aurélien la dota richement et la fit épouser par un de ses généraux, Bonosus, intrépide buveur, qui, la coupe en main, battait tous les Barbares et leur arrachait dans l’ivresse leurs plus secrètes pensées[37].

Voilà des qualités militaires qui n’ont rien d’héroïque ; mais il n’y avait plus de héros sous les enseignes. Dés le temps d’Alexandre Sévère les soldats des légions de Syrie refusaient de combattre les Perses[38], et, à Trébizonde, à Chalcédoine, les Romains plus nombreux que les Goths fuient devant eux[39]. Enfin, du milieu de ces hommes, n’ayant des soldats de César que le costume, sortent des transfuges qui portent chez l’ennemi le secret de la tactique romaine, qui dressent ses troupes, qui lui fabriquent des armes, des navires, même des machines de guerre pour battre les places fortes : au siège de Philippopolis, les Goths se servirent de tous les instruments employés par l’artillerie romaine[40]. Implacables, comme les traîtres le sont pour ceux qu’ils ont trahis, ils provoquent les invasions, montrent la route à suivre et dirigent le pillage, tandis que leurs camarades, restés sous les enseignes, font et défont les empereurs. C’est un transfuge qui en 259 guidera les Goths dans la conquête des villes de Bithynie, et ce sera peut-être une sédition militaire qui livrera aux Perses l’empereur Valérien[41].

Ainsi, le niveau descend chez les soldats, comme parmi les chefs, et par suite dans le gouvernement. A qui la faute ? Aux citoyens de toute condition, qui ne veulent plus du service militaire, et aux princes, qui ne savent pas les y contraindre. Nous avons déjà reconnu que l’apparition d’une organisation militaire supérieure marque toujours l’avènement d’une domination nouvelle, parce que l’armée, à bien des égards, résume en elle-même la civilisation d’un peuple. Les empires de Cyrus et d’Athènes, de Thèbes et de la Macédoine, de Carthage et de Rome se succèdent dans l’ordre des perfectionnements apportés aux institutions militaires. A l’époque qui nous occupe, ces perfectionnements avaient atteint une limite qui ne pouvait être dépassée qu’à l’aide de sciences inconnues à l’antiquité, et il faudra des siècles pour trouver ces sciences nouvelles. Le génie grec, surtout spéculatif, avait pu créer les mathématiques et l’astronomie, commencer la mécanique et l’histoire naturelle ; mais les mathématiques seules n’ont pas, comme la chimie et la physique, la vertu de conduire l’homme à la domination du monde matériel ; et ces poètes, ces philosophes, ces artistes, qui avaient fait la civilisation ancienne, n’avaient pu l’armer de forces conquises sur la nature. La société romaine n’avait donc, pour se défendre contre les Barbares, que des moyens à peine supérieurs à ceux que les Barbares employaient. Quand, par les pensions que payait le gouvernement impérial et par le commerce fait en temps de paix avec les marchands romains, par le butin ravi aux provinces et par les leçons des transfuges, les Goths, les Alamans et les Francs se furent procuré les ressources nécessaires au développement de, leurs industries métallurgiques, ils purent se donner un armement presque aussi redoutable que celui des Romains. Ils avaient la supériorité du courage, et leur religion, comme celle que Mahomet donnera aux Barbares du Sud, leur inspirait une ardeur guerrière que les Romains ne possédaient plus. Sur le champ de bataille, les légions avaient l’avantage de la discipline, d’une meilleure ordonnance et de traditions d’art militaire, qui n’étaient pas encore toutes perdues, et cette supériorité aurait assuré à l’empire de constantes victoires si ces légions, qui, durant deux siècles, avaient fait la force de l’État et la confiance des Césars, n’étaient devenues le fléau de l’un et la terreur des autres. Aussi, la grande préoccupation des princes qui viendront bientôt sera de mettre fin aux émeutes de caserne par une réaction violente contre l’ordre militaire. Pour se garantir des continuels attentats de la soldatesque, ils feront une révolution administrative qui paraîtra leur donner plus de sécurité, mais qui n’augmentera pas celle de l’empire ; ils morcelleront l’armée, afin d’avoir moins à la craindre, et ils la composeront de Barbares dans l’espoir que ces étrangers seront plus dociles.

 

III. — L’ADMINISTRATION.

Dans l’âge précédent, la noblesse était la classe dirigeante ; un mouvement ascensionnel, régulier et lent, renouvelait l’aristocratie romaine, qui s’épuisait, par l’aristocratie provinciale pleine de vie et d’expérience. Celle-ci venait siéger au sénat, à mesure que ses membres, par leurs services dans les cités et dans les légions, attiraient sur eux l’attention du prince ; et les fils, avant de remplacer leurs pères sur la chaise curule, devaient se préparer aux grandes fonctions par une éducation administrative excellente. Les révolutions ont changé cet ordre heureux.

Affaibli par l’institution du consilium principis d’Hadrien, et dépouillé, par le conseil d’empire d’Alexandre Sévère, de ses dernières attributions, le sénat n’a rien à faire dans l’État ; aussi importe-t-il peu que Caracalla y appelle des Égyptiens et des hommes de Palmyre[42] ; Élagabal, Alexandre Sévère et Philippe[43], des Syriens et des Arabes ; Maximin, des Thraces. Les grades supérieurs dans l’armée, les fonctions véritablement sérieuses dans l’État, même la dignité impériale, étant la proie de soldats d’aventure, le sénat et les charges se remplissent des amis du prince, qui les prend là où lui-même a vécu. Il en résulte que le recrutement pour l’administration se fait, comme pour l’armée, dans les couches inférieures de la population, que la valeur des hommes dont l’influence s’exerce sur les affaires publiques diminue, et que la vie baisse partout.

Le mouvement de concentration qui s’était opéré dans Rome, aux derniers siècles de la république, s’accomplit dans les cités provinciales. Le nombre des humiliores augmente ; celui des honestiores décroît, et l’on ne voit plus dans les villes que deux classes : les décurions et les hommes du peuple. Ceux-ci perdent leurs derniers droits : les comices tombent en désuétude ; presque partout la curie, au lieu de l’assemblée populaire, fait les élections[44], et le décurionat est héréditaire[45].

Mais les élections étaient devenues très onéreuses pour les élus. Au temps de Pline, il en coûtait peu à qui voulait entrer dans un sénat municipal ; à l’époque où nous sommes, un flamine perpétuel paye sa charge 82.000 sesterces[46] ; il en dépense 30.000 pour une statue dont il décore sa ville, 20.000 pour le cadeau obligatoire aux décurions, et il promet au peuple des jeux scéniques avec distribution d’argent. Des riches seuls pouvaient se permettre de telles prodigalités ; aussi était-il inévitable que beaucoup chercheraient dans leurs fonctions les moyens de s’indemniser, comme les anciens proconsuls allaient refaire, en une année de gouvernement provincial, leur fortune ruinée par une élection au Forum. L’empire avait mis un terme à ces dilapidations colossales ; il fut obligé d’arrêter aussi celles des Verrès municipaux[47]. Mais, pour y réussir, il lui fallut se faire l’administrateur des provinces, qu’il se contentait autrefois de gouverner.

Le temps de la dynastie des Sévères est celui des plus renommés jurisconsultes de Rome. Or ces incomparables logiciens cherchaient, de leur côté, à faire prévaloir en tout et partout l’idée des droits de l’État, qui avaient été si grands dans les anciennes républiques. Obéissant à leur influence, en même temps qu’à la nécessité sociale qu’on vient de signaler, les empereurs empiétèrent sur les libertés des villes ; et cette ingérence progressive de leurs agents, que les citoyens sollicitèrent ou rendirent opportune, mina et détruisit la vitalité du régime municipal. Les finances des villes sont maintenant aux mains des curateurs du prince ; les irénarques qui en dirigent la police ont besoin de l’agrément de son représentant pour entrer en fonctions[48] ; de nouvelles impositions ne sont établies, des travaux publics ne sont exécutés qu’avec l’autorisation du gouverneur, qui casse les décisions de la curie lorsqu’elles lui déplaisent, ambitiosa decreta, et les élections sont faites sous son bon plaisir, quand il ne désigne pas lui-même les candidats[49]. Les duumvirs ne jugent, plus que jusqu’à concurrence d’une faible somme et les recours au magistrat romain auront bientôt réduit la juridiction duumvirale à n’être que l’équivalent d’une justice de paix. Aussi, les honneurs municipaux perdant de leur dignité, on n’en connaît plus que les charges, et, par des raisons différentes, païens et chrétiens s’en éloignent. Mais le gouvernement, qui cherche déjà à rendre les décurions responsables de l’impôt foncier[50], veille à ce que la curie soit toujours au complet ; il y ramène de force celui qui s’en éloigne pour se cacher dans une autre cité[51], et, s’il ne parvient pas à le découvrir, il confisque ses biens au profit de la curie. Un arrêt de justice ne met pas à l’abri du décurionat : à l’expiration de sa peine, le condamné rentre dans le sénat municipal[52]. Quand il s’agit de recettes, le fisc n’a pas de scrupules d’honneur.

Le gouvernement qui, d’une main, enchaînait les réfractaires aux honneurs municipaux, de l’autre rejetait des privilégiés dans la classe des contribuables, parce qu’il lui importait que la part prélevée par lui sur le revenu net des villes lui fût assurée[53]. Au temps de leur prospérité, ces villes avaient multiplié les dispenses des munera dont le poids, dans l’appauvrissement général, était lourdement retombé sur les autres habitants. Le nombre des médecins, rhéteurs et grammairiens qui jouissaient de l’immunité fut diminué, et le citoyen qui avait été exempté des murera, à cause de sa pauvreté y fut soumis, malgré son âge, si la fortune venait à lui dans la vieillesse[54]. On voit que le gouvernement s’ingéniait à trouver des fonctionnaires pour les villes et des ressources pour leurs finances : préoccupation sous laquelle se cachait le souci très légitime de garantir l’ordre public et la rentrée de l’impôt d’État. Mais cette sollicitude intéressée obligeait le gouvernement à intervenir chaque jour davantage dans les affaires municipales. Les deux siècles du haut empire nous ont montré un juste équilibre entre le pouvoir de l’État et la liberté des villes ; tant que cet équilibre a duré, la prospérité publique s’est maintenue ; elle périra lorsqu’il sera renversé, et peu s’en faut qu’il ne le soit déjà.

Le gouvernement ne fut pas seul coupable de cette invasion administrative qui eût été salutaire si elle avait été contenue.

Pour se rendre compte de la lente évolution qui le conduisit à surveiller étroitement les cités où s’étaient formées des oligarchies étroites et jalouses, il faut se rappeler comment, au moyen âge, finirent la plupart des communes. Leurs habitants laissèrent aussi croître dans leur sein une aristocratie bourgeoise, comme celle des décurions romains, qui se perpétua dans les charges et fit servir à ses intérêts particuliers les ressources financières des cités. Les abus nécessitèrent l’intervention du suzerain et, par suite, la suppression des chartes de commune. Aux deux époques, le même phénomène fut produit par les mêmes causes. Ce n’est pas que l’histoire se répète ; mais il est des analogies qui éclairent des faits anciens par la lumière que réfléchissent des faits nouveaux. En voyant comment nos pères ont perdu leurs franchises communales, nous comprenons mieux comment se perdirent celles des Romains[55]. Dans tous les temps les peuples ont fait bon marché de leurs droits quand leurs intérêts étaient en péril.... neque populus ademptum jus questus est. Pour arrêter certains désordres de la liberté, la tutelle administrative devint nécessaire, et celle-ci, exagérant son rôle légitime, fera de ces villes autrefois si vivantes des corps sans âmes.

Autre mal : en se chargeant de penser et d’agir pour tous, le gouvernement impérial ralentit singulièrement l’expédition des affaires. On gouverne de loin, on administre de près, et quand un gouvernement administre un empire immense, il administre nécessairement mal. Tout se fait avec lenteur, on décide sur pièces, loin des intéressés, et l’on n’a pas la vue des choses qui, quelquefois, parlent si éloquemment. Un document de l’année 114 montre qu’aux portes de Rome, sous Trajan, il fallait déjà dix mois pour que le curateur des Cærites donnât une signature[56]. Quand cette force, qui supprimait les autres en étouffant la vie locale, tombera aux mains des incapables, elle sera, à son tour, comme supprimée par les révolutions. L’empereur s’étant fait l’administrateur universel, que deviendra l’administration sous les Trente Tyrans ? Poser cette question, c’est montrer quelle mortelle langueur devait, en ces temps malheureux, envahir le corps social !

Les empereurs dignes de ce nom s’étaient fait gloire d’exécuter de grands travaux publics, routes, ponts, monuments de tout genre ; quand ils ne les faisaient pas eux-mêmes, ils excitaient les populations à les entreprendre, et, comme d’innombrables inscriptions l’attestent, ils leur donnaient des cohortes, des légions, pour les aider. Mais les armées combattent maintenant les unes contre les autres, et les princes qui ont revêtu cette pourpre, ensanglantée tous les six mois, n’ont souci que de s’assurer une plus longue existence. L’empire, abandonné à lui-même, suspend tous les travaux d’entretien ou de restauration, et les ponts s’écroulent, les voies militaires se dégradent. En même temps les soldats sont retirés des stations de police de l’intérieur pour grossir les troupes, qui font de la politique au lieu de faire de la sécurité. Aussi les bandits reparaissent, les routes cessent d’être sûres ; le commerce s’arrête et la misère s’étend.

Quoique l’édit de Caracalla eût soumis les provinces à de nouveaux impôts, celles-ci, ravagées par les Barbares, ou occupées par des usurpateurs, n’envoyaient plus à Rome que des ressources insuffisantes ; et pourtant les besoins croissaient chaque jour. Le gaspillage des revenus publics par des princes éphémères, les prodigalités faites a des officiers de fortune, mais sans ressources personnelles, qu’il fallait nourrir et largement défrayer pour conserver leur douteuse fidélité, enfin la raréfaction du numéraire produite par l’exportation continue des métaux précieux en des pays où l’empire achetait beaucoup sans rien y vendre : toutes ces causes de misère obligeaient de recourir aux plus désastreuses mesures des gouvernements aux abois. Autrefois les grandes charges étaient tenues par de riches sénateurs qui couvraient une partie de leurs dépenses en prenant sur leur patrimoine ; à présent le prince devait pourvoir à tout. Quand Aurélien, fils d’un pauvre affranchi, sera nommé consul, Valérien écrira au préfet du trésor : A cause de sa pauvreté, vous lui donnerez, pour les jeux du cirque qu’il doit au peuple, 300 pièces d’or, 3.000 d’argent, 50.000 sesterces, dix tuniques de soie, vingt de lin d’Égypte, quatre nappes de Chypre, dix tapis d’Afrique, dix couvertures de Maurétanie, cent porcs, cent brebis ; vous ferez servir un festin public aux sénateurs et aux chevaliers, et vous fournirez, pour le sacrifice, deux grandes victimes et quatre petites.

On verra plus loin les largesses intéressées de Gallien à Claude ; d’autres obtenaient du prince des terres qui ne lui appartenaient pas. Tous ceux qui prirent la pourpre en ce temps-là périrent de mort violente ; après la défaite, leurs partisans étaient dépouillés ; et comme chaque province eut son usurpateur, chacune fut exposée à d’innombrables confiscations. Le vainqueur, ne pouvant payer ses amis avec de l’or, les payait avec des biens confisqués. Claude le Gothique en avait reçu. Après son avènement, une femme vint lui réclamer l’héritage qui lui avait été ravi et dont Gallien avait gratifié son lieutenant. Tu m’as fait tort, disait-elle. Non, répondit-il ; sujet du prince, je n’avais as à prendre soin des lois ; mais, empereur j’ai le devoir d’y veiller et je te rends ton domaine. Pour tarir cette source impure de la fortune des courtisans ou des généraux, il défendit de solliciter du prince le bien d’autrui, c’est-à-dire de dénoncer de prétendus coupables en réclamant leurs dépouilles. L’édit alla rejoindre dans les archives quantité d’autres lois pleines, comme celle-là, de bonnes intentions et, comme elle aussi, sans effet durable.

 

IV. — DÉCADENCE DE L’INDUSTRIE, DU COMMERCE ET DES ARTS ; DÉPOPULATION DE L’EMPIRE.

Le recrutement des classes laborieuses s’opérait, comme celui de l’administration et de l’armée, dans des conditions de plus en plus mauvaises. L’empire romain peut être représenté comme formé d’une série de zones concentriques étendues autour de la Méditerranée. Les plus voisines de cette mer, où avaient brillé les anciens foyers de civilisation, étaient les plus éclairées et les plus riches ; à mesure qu’on s’en éloignait, on allait vers la barbarie. Rome tira d’abord ses esclaves de la première zone que la conquête lui livra. Elle les prit dans l’Italie méridionale, la Sicile, la Grèce, l’Asie hellénique et l’Afrique carthaginoise. Cent cinquante mille Épirotes avaient été vendus en une fois par Paul Émile. Ces esclaves, souvent corrompus, mais intelligents et actifs, fournirent les nombreux affranchis qui devenaient, à Rome, architectes ou médecins, professeurs ou artistes, et dont les grands faisaient leurs commensaux et leurs amis. Cette zone pacifiée, la guerre cessa d’en tirer des captifs, et il fallut demander des travailleurs à la seconde, puis à la troisième. Les grands marchés d’hommes avaient ainsi reculé peu à peu vers la frontière. La concession du droit de cité à tout l’empire les y fixa, et les Barbares qui les approvisionnaient y vendirent des hommes plus grossiers qu’eux-mêmes, les prisonniers qu’ils avaient faits au cœur de la barbarie. Claude, Aurélien, Probus, ramèneront d’innombrables captifs qui peupleront les grands domaines d’ouvriers incapables ou dangereux, et, sous ces mains barbares, la terre ne rendra que de maigres moissons[57]. Les progrès de la décadence romaine sont marqués par l’abaissement continu de ce que l’on pourrait appeler le recrutement social. C’est ainsi que la démocratie athénienne s’était perdue ; le grand empire romain périra par les mêmes causes.

L’agriculture souffrait d’un mal déjà ancien. A la concentration politique opérée dans la cité et dans l’État avait répondu la concentration des fortunes et des terres[58], ou plutôt le second fait avait produit le premier, et le travail libre disparaissait des campagnes. Durant trente années d’invasion et de guerres civiles l’agriculture aura à supporter, en outre des charges communes, d’innombrables réquisitions et des dévastations continuelles. Sous tant de misères auxquelles les landlords pourront seuls résister, les petits propriétaires succomberont. Ils abandonneront leurs champs héréditaires pour se faire colons, prendre comme soldats leur part de l’immense pillage, ou aller chercher dans les villes un salaire plus élevé et une vie qu’ils croiront moins rude. Dans l’édit de Dioclétien, le manœuvre, le berger, le muletier, sont payés près de trois fois moins que le menuisier, le maçon et les ouvriers d’état ; de sorte qu’il se produisait un phénomène malheureux, qu’on a vu en d’autres temps : la population urbaine s’accroissait aux dépens de la population rurale. Une seule classe avait gagné en nombre, le prolétariat des villes et celui des campagnes, où les colons commençaient la servitude de la glèbe.

L’agriculture aime les bras libres, et elle n’en avait plus ; elle a besoin, pour produire beaucoup, d’être fécondée par le capital, et, si l’on met à part un petit nombre de grands propriétaires, cette société n’avait point de capitaux de réserve : aussi la terre rendait peu, et la famine était toujours menaçante.

L’industrie ne se trouvait pas en situation meilleure. Les ateliers, recrutés de prolétaires ignorants et méprisés, travaillaient mal, et le régime des corporations écartait la concurrence. Certaines industries, dont le gouvernement tenait à assurer l’existence, avaient été de bonne heure constituées en monopoles, et l’on assure qu’Alexandre Sévère avait voulu donner à tous les métiers l’organisation corporative, que du reste les particuliers prenaient d’eux-mêmes. Partout, négociants et industriels s’associaient : boulangers de Rome et d’Ostie, bateliers de la Saône et du Rhône, nautoniers de la Seine, charpentiers, courtiers de commerce, mesureurs de blé, etc. ; tous ceux qui travaillaient des bras avaient cherché la sécurité dans l’union et la fortune dans les privilèges qu’ils se faisaient octroyer par la puissance publique, ou qu’ils se donnaient à eux-mêmes, en fermant à leurs rivaux le marché commun[59].

L’activité de l’atelier industriel se ralentissait encore, parce que le commerce lui demandait moins, entravé qu’il était par les révolutions, par l’arrêt des travaux publics, par l’accroissement du droit de circulation[60], et aussi par la piraterie renaissante et le brigandage, auquel les empereurs ne faisaient plus la guerre, tout occupés qu’ils étaient de se la faire entre eux. Il l’était plus peut-être par un système monétaire détestable.

La masse d’argent et d’or en circulation dans l’empire diminuait, moins à cause de l’appauvrissement des mines que par la difficulté de leur faire rendre ce qu’elles pouvaient donner. Cette exploitation si bien conduite dans le haut empire exigeait, pour être maintenue en activité avec les moyens alors employés, une discipline énergique ; et, pour que cette discipline existât, il aurait fallu que l’empire eût encore le gouvernement fort et stable qu’il n’avait plus[61]. Lorsque, sous Valens, les Goths envahirent la Thrace, tous les ouvriers des mines se réfugièrent au milieu des Barbares. La raréfaction des métaux précieux eut de désastreuses conséquences. La république n’avait connu d’abord qu’une monnaie, l’as de bronze ; à partir des guerres Puniques, l’argent était devenu l’étalon monétaire (sesterce et denier). Le haut empire eut l’étalon d’or (aureus), et, durant deux siècles, la grande circulation fut celle de ce métal. L’argent venait ensuite ; quant au cuivre, il n’y en a pas dans les trésors enfouis à cette époque et retrouvés de nos jours. Nous avons montré ailleurs comment les grandes fortunes républicaines, fruits de la conquête, avaient mis plus d’un siècle à se dissiper. La richesse publique et privée se soutint sous les Antonins. Mais au troisième siècle, toutes deux sont profondément atteintes. On en a une double preuve : les monnaies s’altèrent, et, dans les dépôts cachés alors, les pièces d’or deviennent de plus en plus rares, tandis qu’on y voit une grande quantité de billon et de cuivre saucé. Les aurei qu’on en tire sont de poids différents : il en faut conclure que, perdant son caractère de signe représentatif de la valeur, l’aureus n’était plus qu’un lingot accepté pour son poids dans les transactions, de sorte que le commerce rétrogradait jusqu’au temps où acheteur et vendeur avaient besoin de se munir d’une balance[62].

Cet inconvénient n’eût été qu’une gêne et une perte de temps ; les  altérations monétaires furent pour les négociants une cause de déceptions perpétuelles, même de ruine. Sous l’empire, l’unité de compte était le sesterce, valant un quart de denier ou un centième d’aureus. Or le denier d’argent des premières années de Néron dont on taillait quatre-vingt-seize à la livre,et qui était presque de métal fin, contenait, au temps d’Alexandre Sévère, de 50 à 60 pour 400 d’alliage ; il ne valait donc plus que 37 centimes au lieu de 86 [63]. A cette dépréciation de l’argent correspondait nécessairement une augmentation de la valeur de l’or. L’État crut habile d’en profiter pour faire payer tous les impôts en aurei. C’était une banqueroute, telle que le serait aujourd’hui le refus de recevoir dans les caisses publiques la monnaie fiduciaire ou d’appoint pour la valeur que la loi lui a donnée. Ou, si on préfère un mot moins dur, c’était une augmentation d’impôt, comme il est arrivé dernièrement en de grands États, dont le papier était en baisse, lorsqu’ils ont décidé que les droits de douane seraient acquittés en or. Le contribuable, par exemple, qui devait 400 sesterces au trésor, ne put se libérer, comme auparavant, avec 25 deniers, valant pour lui dans le commerce journalier de la vie moins de 10 francs ; il lui fallut donner au percepteur un aureus qui en valait bien davantage. A partir de l’année 256, les pièces d’argent ne contiennent plus que 20 et même que 5 pour 100 de fin. Sous Claude le Gothique, l’Antoninianus, la monnaie d’argent la plus répandue, était un mélange de cuivre, d’étain et de plomb sur lequel on avait appliqué une couleur blanchâtre qui donnait aux pièces neuves l’apparence de l’argent. Mais, au lieu d’un métal précieux, les détenteurs de ces pièces avaient du cuivre saucé : c’était un véritable assignat[64]. Le même gouvernement qui condamnait aux bêtes le faux-monnayeur[65], donnait cours forcé aux pièces fausses qu’il mettait en circulation et punissait de la relégation ou de la mort ceux qui refusaient de les recevoir[66], parce que l’image du prince mise sur la pièce suffisait à lui donner la valeur qu’il convenait au prince de lui attribuer.

La valeur intrinsèque de l’aureus s’abaissa comme celle du denier d’argent : César en taillait 40 à la livre, Caracalla 50, Constantin en taillera 72 [67] ; et en même temps que le poids du métal fin diminuait, la quantité de l’alliage augmentait : au premier siècle, 0,009 ; au deuxième, 0,062 ; au troisième, plus encore[68].

L’empire se trouvait donc dans un état qui a été celui de la France aux plus mauvais jours de notre histoire, vers le milieu du quatorzième siècle, et l’on peut très justement dire que, depuis Gallien jusqu’au milieu du règne de Dioclétien, le système monétaire des Romains fut une banqueroute permanente[69]. Sous le coup de ces continuelles perturbations du signe de la valeur qui décourageaient le producteur et le négociant, le travail diminua, et l’on vient de voir que, par d’autres causes, la production perdait en qualité comme en quantité.

Dans les œuvres de l’esprit et du goût, la décadence est encore plus sensible.

La religion du beau disparaissait avec les dieux qui l’avaient inspirée, et, dans sa ruine, elle entraînait l’art qui correspond toujours à l’état des esprits, parce qu’il a besoin pour produire ses œuvres d’être sollicité par le goût public. Il avait d’ailleurs un ennemi redoutable. A son premier âge, le christianisme fut iconoclaste ; il maudissait l’art païen, il en interdisait la pratique aux fidèles, et, quand il le pourra, il brisera les statues des dieux. L’évêque de Césarée ne voulait pas, au quatrième siècle, qu’on représentât la figure du Christ, et les fresques informes des catacombes montrent ce que devenait la peinture entre les mains chrétiennes. L’art, qui servait si mal la nouvelle croyance, ne servait pas mieux l’ancienne. Que pouvait-il faire avec les divinités orientales, avec la Pierre noire d’Élagabal, les dieux coniques des Syriens, même avec la Diane d’Éphèse aux cinquante mamelles[70], ou avec les Olympiens devenus objets de caricatures, comme le beau Ganymède qu’aux fêtes d’Isis un singe représentait[71] ? Comment aurait-il figuré en marbre ou en bronze les hypostases des Alexandrins et les abstractions confuses des gnostiques ? Du temple, du forum, il était tombé au boudoir. Il s’était d’abord soutenu en imitant les procédés anciens ; mais cette imitation s’affaiblissant à mesure qu’on s’éloignait des modèles, on ne savait plus aller au delà d’une production lourde et maniérée. L’inspiration perdue, restait le métier, et les indignes successeurs des maîtres travaillaient au rabais pour une société appauvrie et grossière qui avait perdu le goût des anciennes élégances. Comparez les bustes du temps avec les statues du haut empire[72], ou les sculptures de l’arc de Constantin avec celles de l’époque antonine, même les jolis riens, les vases charmants, le gracieux ameublement de Pompéi avec la céramique et la pesante décoration de la fin du troisième siècle, et vous direz que la barbarie approche[73].

D’austères prédicants de philosophie et de religion avaient chassé le rire, en même temps que les malheurs publics avaient supprimé la joie, et l’art qui est la joie de la vie ne savait plus l’embellir : la tristesse du moyen âge commençait.

Il faut aussi faire la part des Barbares. La crainte des invasions avait obligé les villes restées ouvertes durant la paix romaine à s’enfermer de murailles ; et, pour les bâtir, elles avaient en mille lieux déjà détruit les édifices que des générations plus heureuses avaient élevés. A Tours, à Orléans, à Angers, à Bordeaux, à Saintes, à Narbonne, et en beaucoup d’autres villes de la Gaule, on a trouvé dans les anciennes murailles des fragments de colonnes ou d’entablements, des pierres tombales et des inscriptions. Thémistocle avait ainsi fait à Athènes, mais Périclès et Phidias étaient venus après lui, et après les grands architectes des Antonins il n’y eut plus que des maçons[74].

Le grec s’écrit encore avec élégance : Oppien de Cilicie et Babrius (si Babrius appartient au troisième siècle) sont deux bons versificateurs, presque deux poètes ; le nom de Longin est toujours prononcé avec estime, et Photius, dans un accès de générosité, a placé l’historien Dexippos à côté de Thucydide ; nous n’y mettrons certainement ni Dion Cassius ni Hérodien, dont pourtant nous nous sommes si fréquemment servi. Élien et Philostrate peuvent être rapprochés pour leur niaise crédulité ; Diogène de Laërte, Athénée, pour les précieux renseignements que nous leur devons, et Origène, par son vigoureux esprit, annonce l’éclat que les Pères grecs du siècle suivant jetteront sur l’Église. Le monde romain penche de plus en plus à l’Orient ; il n’y a de vie que de ce côté.

Pour la littérature latine, c’est le néant. Il lui reste des lettrés, parce qu’une société civilisée en a toujours ; mais les écrivains ne voient que les petits côtés des choses : ils prennent l’anecdote pour l’histoire, la grammaire pour l’éloquence, la versification pour la poésie[75]. L’union, jadis si féconde des génies de Rome et d’Athènes, n’existe plus, et ce divorce des deux littératures est le signe avant-coureur de la séparation prochaine des deux empires[76]. L’esprit latin s’affaisse visiblement, excepté dans l’Église, où Cyprien, à Carthage, est le précurseur d’Augustin à Hippone.

Cependant les chrétiens ont aussi leur part dans la décadence de l’empire. Une paix d’un demi-siècle avait singulièrement accru leur nombre ; mais quoique la vie, qui se retire de la société païenne, soit ardente dans leurs communautés, ils sont pour l’État, au lieu d’une force, une cause d’affaiblissement. La loi romaine punissait le célibat ; ils l’honorent. Le grand développement du régime monastique aura lieu au siècle suivant, mais beaucoup de fidèles fuient déjà le mariage, auquel leur clergé renonce habituellement. Ils vivent à l’écart, évitent tout commerce avec les païens, si ce n’est en cas d’absolue nécessité, et maudissent leurs fêtes sacrilèges. Étrangers dans les villes, dont ils repoussent les honneurs, ils le sont aussi dans l’empire, qu’ils refusent de défendre par les armes[77], et ils voient sans colère approcher les Barbares. En allant au supplice, saint Marianus s’écriait : Dieu vengera le sang des justes. J’entends, je vois les cavaliers blancs qui accourent ; et Commodianus montrait en vers barbares les Goths, qu’il appelait ses frères, marchant sur Rome avec le roi destructeur[78], pour anéantir les ennemis des saints et mettre le sénat sous le joug. Marianus et a le mendiant du Christ n avaient raison d’annoncer aux persécuteurs une expiation prochaine ; mais d’autres avaient tort de s’en faire les instruments. Dans le Pont, les chrétiens se joignirent aux Goths pour piller les païens, renverser les idoles et briller les temples[79]. Aussi les empereurs, à la fin effrayés, chercheront à extirper par le fer et le feu cet élément réfractaire que les menaces de la loi et les exécutions n’ont pas réussi à contenir. La terreur va planer sur les populations ; le sang le plus pur coulera. Ce sera comme une guerre civile s’ajoutant à la guerre étrangère.

Celle-ci a le caractère des guerres de sauvages. Les provinces de l’Ouest ont déjà vu des scènes aussi terribles que celles du Border américain, quand les Peaux-Rouges viennent scalper les hommes, enlever les femmes et incendier les fermes. Les envahisseurs trouvaient, pour les guider vers les plus opulentes demeures, vers les trésors les mieux cachés, ces esclaves d’origine barbare qui voyaient en eux des libérateurs. Dans la Thrace, la Grèce et l’Asie Mineure, il y avait aussi du sang, des ruines et de longs troupeaux de captifs que les Barbares, fatigués de courses et rassasiés de butin, emmenaient à leurs campements du Nord. A chaque invasion nouvelle, les ravages s’étendaient plus loin ; après la terre, la mer : les Goths vont construire des navires et porter la dévastation sur tous les rivages. Des hordes de Scythes, dit Ammien Marcellin, franchissant, sur deux mille vaisseaux, le Bosphore et la Propontide, dévastèrent les rivages de la mer Égée.... Toutes les villes de la Pamphylie souffrirent les horreurs d’un siège ; Anchialos fut prise ; nombre d’îles furent désolées, et une multitude d’ennemis enveloppa longtemps Cyzique et Thessalonique. L’incendie a été promené sur la Macédoine entière ; l’Épire, la Thessalie et la Grèce ont subi l’invasion[80]. Les riches cités qui bordaient la mer des Cyclades furent contraintes de relever leurs murailles, qu’une paix deux fois séculaire avait laissé tomber, les Athéniens de reprendre leurs armes, qui se rouillaient depuis Sylla, et les Péloponnésiens de fermer leur isthme d’une muraille[81]. Partout des combats et du sang. A Philippopolis, cent mille cadavres, dit-on, gisaient sous les décombres. Les provinces où les Francs et les Goths n’arrivaient pas avaient d’autres Barbares : en Sicile, les brigands pullulaient au point que l’île, autrefois si heureuse, semblait ravagée par une nouvelle guerre servile.

L’homme, tournant sa force contre lui-même, suspendait la lutte contre la nature, qui reprenait ses droits et les marquait avec une énergie cruelle. De ces ruines amoncelées, de ces terres laissées sans culture, de ces eaux sans direction, sortait la contagion. L’empire semblait un grand corps en dissolution d’où s’échappaient les miasmes mortels. Durant douze années (250-262) la peste resta à demeure dans les provinces : à un certain moment, dans Rome et dans l’Achaïe, elle emporta cinq mille personnes par jour ; à Alexandrie, il ne se trouva pas une maison qui n’eût son mort, et l’armée de Valérien fut décimée par elle avant de l’être par les archers de Sapor.

A ces fléaux un autre s’ajouta. Les matières volcaniques qui s’étendent en deux directions, des Alpes du Frioul à travers l’Italie et la Sicile jusqu’en Afrique, et de l’Adriatique à la mer Égée et aux côtes de Syrie, prirent feu. La terre s’agita avec de sourds mugissements ; le ciel s’emplit de ténèbres pendant plusieurs jours ; des abîmes s’ouvrirent, et la mer, lançant sur ses rivages des vagues monstrueuses, détruisit plusieurs cités. On pouvait croire que les menaces des chrétiens sur la fin du monde allaient s’accomplir. Les livres sibyllins consultés ordonnèrent un sacrifice à Jupiter Salutaris[82]. Mais le vieux Jupiter ne savait plus protéger son peuple

Un document, conservé par Eusèbe, résume d’une façon brève et terrible cette situation de l’empire. Dans la capitale de l’Égypte, le nombre des individus de 14 à 80 ans, inscrits, sous le règne de Gallien, aux registres de l’institution alimentaire, ne s’éleva pas au-dessus du chiffre des hommes de 40 à 70 ans qui antérieurement avaient pris part à ces distributions[83]. Alexandrie avait donc, en ce temps-là, perdu plus de la moitié de sa population. Mais, s’il en était ainsi dans une ville qui n’avait jamais vu de Barbares[84], quel devait être l’état des provinces où ils avaient t’ait tant de victimes ? On n’irait certainement pas trop loin en disant que, dans l’espace de vingt ans, la portion de l’humanité enfermée dans les frontières de l’empire, et jadis si heureuse, avait diminué de moitié. Tel fut un des effets de l’anarchie gouvernementale et de la première apparition de la race germanique dans le monde gréco-romain.

Nous avons admiré le haut empire donnant l’ordre, la sécurité, le travail, ce qui est la fonction principale du gouvernement dans tous les temps et son excuse aux époques de pouvoir absolu, et nous avons répété les paroles de reconnaissance que les sujets exprimaient alors si souvent. Nous sommes forcés de montrer à présent les peuples désaffectionnés de princes qui ne savent pas les défendre et qui les ruinent. Aussi Rome n’est plus la déesse souveraine en qui tous se confiaient. Chaque province voudra avoir un empereur ; il s’élèvera même des dynasties gauloises et syriennes. Voilà ce qu’un demi-siècle de révolutions avait fait du florissant empire des Antonins et de Sévère. Dans les États où le prince est tout et les institutions rien, la décadence peut succéder rapidement à la grandeur, car, s’il n’y a point d’hommes providentiels, il est des hommes nécessaires. Que Trajan, Hadrien ou Sévère soit au gouvernement, et cent millions de Romains vivent dans la quiétude et la prospérité ; que les incapables les remplacent, et le désordre est dans les armées, les Barbares dans les provinces. La civilisation avance par les hommes supérieurs, non par les foules : la nature ne formant plus alors d’hommes de cet ordre, la civilisation recula.

 

 

 

 



[1] Ammien Marcellin (XXII, 15) dit : .... Scenitas Arabas quos Saracenos nunc adpellamus.

[2] C’est le nom que les écrivains allemands donnent à la plaine qui s’étend des dernières pentes de l’Oural à la Caspienne.

[3] César, de Bello Gall., VI, 22 ; Strabon, VII, 2.

[4] Jus in viribus habet (Pomponius Mela).

[5] Scanzia insula officina gentium aut certe velut vagina nationum (Jordanès, 4).

[6] Die Schwebende (Zeller, Hist. d’Allemagne, I, p. 81.) Tacite fait dire par les Germains aux Ubiens : Postulamus a vobis, muros coloniæ, munimenta servilii detrabatis (Hist., IV, 64).

[7] Les Baltes, dit Jordanès (29), sont, après les Amales, les plus nobles des Goths. Les Vandales avaient des rois de la famille des Astinges. (id., 22.) Ptolémée, au temps des Antonins, cite les Goths comme établis déjà sur le cours inférieur de la Vistule. La place laissée libre par lès Goths et leurs alliés sur les bords de la Baltique fut prise par les Slaves.

[8] Pline, Hist. nat., IV, 94 ; Procope, Bell. Vand., I, 9.

[9] .... Magna populi numerositate crescente (Jordanès, 4).

[10] Jordanès, 16 : .... Sub cujus sæpe dextra Wandalus jacuit, stetit sub pretio Marcomannus.

[11] Voyez dans les Excerpta de Legattonibus de P. Patricius, édit. de Bonn., I, 24, l’histoire de la députation des Carpes à Ménophyle.

[12] Sur ce nouveau groupement des peuples de la Germanie occidentale, voyez Wietersheim, Geschichte der Völkermanderung, t. I, p. 160-229, édit. de 1881.

[13] Wachter (Glossarium Germanicum) fait venir leur nom du mot Warg, Wrang, exilé, banni, ce qui ne peut convenir à une agglomération de tribus.

[14] G. Waitz (Deutsche Verfassungsgeschichte, I, 342) dit : Ueberhaupt weiss die altere Zeit nichts von eigentlichen Bundes Verfassungen. Cela est vrai ; mais Sozomène (III, 6) montre les Saxons agissant, dans une circonstance, en corps de nation, et Julien eut à combattre, à Strasbourg, sept rois alamans confédérés (Ammien Marcellin, XVI, 12). Mais sept autres chefs ne prirent point part à l’action.

[15] Comme elles ont été découvertes prés de Baden-Baden, tandis que d’autres, portant le nom de Septime Sévère, ont été trouvées beaucoup plus à l’orient, Wietersheim (II, 214) en conclut que la frontière romaine avait déjà reculé à l’ouest, sous Élagabal ou Alexandre.

[16] Capitolin, Antonin, 9.

[17] Bœckh, C. I. G., n° 2001. Il n’est plus question d’Olbia après 250.

[18] Note de M. de Witte à l’Hist. de la monn. rom., t. III, p. 116. Il faut dire aussi que la détestable monnaie d’argent et de cuivre que fabriquaient alors les ateliers monétaires ne pouvait avoir cours forcé que dans l’empire. Les étrangers devaient repousser cette monnaie fiduciaire, qui n’avait aucune valeur intrinsèque.

[19] Voyez Marquardt, Handb., t. II, p. 584, et Mém. de l’Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XXV, p. 473. Suivant le général Rogniat, le rapport doit être de 1 à 6 ; suivant Napoléon, de 1 à 4. Ce rapport varie selon les lieux où doit se faire la guerre. Il est aujourd’hui dans l’armée française de 1 à 4. (Budget de 1817.)

[20] Nous avons confié à Claude le tribunat de la légion Va Mania. (On remarquera que les chefs de légion ne sont plus, à cette époque, que des tribuns.) Vous lui donnerez sur notre trésor particulier, pour son salaire annuel, 3000 modii de blé (le modius = 81,67), 6000 d’orge, 2000 livres de lard (la livre rom. = 0,32791) ; 3500 setiers de vin vieux (1 setier = ½ du conge, et le conge = 3l,2) ; 150 de bonne huile, 600 d’huile de seconde qualité. 20 modii de sel, 150 livres de cire ; la quantité suffisante, de foin, de paille, de vinaigre, de fruits et de légumes ; trois cents peaux à faire des tentes, six mulets par an, trois chevaux par an, dix chameaux par an, neuf mules par an, 50 livres d’argenterie par au, 150 philippes (aurei) par an à notre effigie, et aux étrennes 7,4 avec 160 trientes (1/3 d’aureus). Vous lui donnerez 11 livres pesant de pois et de vases pour le vin, 11 autres livres pesant de pots, de vases et de marmites, deux tuniques militaires par an, de couleur rouge, deux chlamydes garnies de soie par au, deux agrafes d’argent doré, une agrafe d’or, avec la pointe en cuivre, un baudrier d’argent doré, un anneau à deux pierres, du poids de 1 once, nu bracelet de 7 onces, un collier de 1 livre, un casque doré, deux boucliers incrustés d’or, mie cuirasse, qu’il devra restituer, deux lances herculéennes, deux javelots courts, deux faux, quatre autres pour le foin, un cuisinier, qu’il restituera, deux des plus belles femmes, choisies parmi les captives, une robe blanche de demi-soie et une autre de pourpre de Girba, une tunique de dessous, de pourpre de Maurétanie, un secrétaire, qu’il rendra, un architecte, qu’il rendra, deux paires de coussins de Chypre pour la table, deux paragaudes de dessous, sans bordures, deux draps d’homme, une toge, qu’il rendra, un laticlave, qu’il rendra, deux chasseurs, qui seront toujours à ses ordres, un charpentier, un intendant du prétoire, un porteur d’eau, un pécheur, un pâtissier, 1.000 livres pesant de bois par jour, s’il y en a suffisamment ; sinon, autant que les lieux, quels qu’ils soient, pourront en fournir ; quatre pelletées de charbon par jour, un étuviste et le bois nécessaire pour les bains : faute de quoi, il devra se baigner aux thermes publics. Vous fournirez, selon votre prudence, les autres choses qui sont trop peu importantes pour mériter qu’on les écrive ; vous n’en fixerez même pas la valeur, en sorte que, s’il en manque quelqu’une, vous n’en serez point redevable et qu’on ne pourra en exiger l’équivalent en argent. (Trébonius Pollion, Claude, 14.) Voyez aussi ce que Valérien prescrit au préfet de la ville, de fournir quotidiennement à Aurélien durant son séjour à Rome, sans compter ce qui devait lui être donné par les préfets du trésor. (Vopiscus, Aurélien, 9.) Nos règlements accordent pour vivres de campagne, à un général de division : 2.465 kilogrammes de pain ordinaire, 730 kilogrammes de pain de soupe, 547k,500 de viande fraîche, 73 kilogrammes de lard, 175 kilogrammes de riz, 48k,75 de sel, 61k,25 de sucre, 46k,75 de café, 750 litres de vin. Ces allocations sont calculées pour une année entière et l’on n’en livre, chaque jour de campagne, que 1/360 ; en temps de paix, elles sont supprimées. Mais les Romains ne distinguaient pas le pied de paix du pied de guerre, de sorte que les énormes allocations que nous avons mentionnées étaient permanentes, tandis que le trésor français ne supporte la charge des siennes que durant la guerre. Sous Louis XV, l’armée française avait aussi beaucoup de bagages. Le règlement du 9 mars 1756 accordait à chaque lieutenant général trente chevaux, quatorze à un colonel, et ils en avaient le double avec un immense train de voitures et de bagages. Aussi ces armées ne marchaient pas. Voyez le Comte de Gisors, par Camille Rousset, p. 182 et suiv.

[21] .... cujus militiæ salarium, in auro suscipe.

[22] Hist. de la monn. rom., III, 143, n° 1. Probus ne reçut, pour sa solde comme tribun, que 100 aurei, et le reste en deniers et en sesterces ; mais le total donne 28.000 sesterces au lieu de 25.000 ; les 3.000 sesterces en plus représentent la différence du change ou ce que le tribun perdait en recevant une partie de sa solde en deniers et, en sesterces, au lieu de recevoir la totalité en or.

[23] Végèce, I, 20. L’ordonnance en phalange ne subsista pas.

[24] Borghesi, Œuvres complètes, V, 511 ; L. Renier, Mélanges d’épigraphie, p. 18. Alexandre Sévère avait songé à faire un semblable règlement. (Lampride, Alexandre Sévère, 45.)

[25] Aurelius Victor, de Cæsaribus, 33 : .... ne imperium ad optimos nobilium transferetur, senatum militia veluit, etiam adire exercitum.

[26] Id., Valer., 32 : .... quanquam genre satis claro.

[27] Constitution de Dioclétien au Code Justinien, XII, 34, 2, et maintenue par ses successeurs. Cf. Code Théodosien, VIII, 4, 28, anno 423, et Code Justinien, X, 51, 55 : Si quis decurio ausus fuerit trllam affectare militiam..., ad conditionem propriam retrahatur, anno 436.

[28] Voyez le sénatus-consulte envoyé, à cette date, aux proconsuls et aux ducs. (Capitolin, Maximin, 95.)

[29] Dion, LXXVIII, 14.

[30] Pupien était, dit-on, fils d’un forgeron ou d’un carrossier.

[31] Arrius Menander, Digeste, XLIX, 16, 4, § 10.

[32] Arcadius Charisius, au Digeste, L, 4, 18, § 13.

[33] Aurelius Victor, de Cæsaribus, 37 : militibus ac pæne barbaris. Après avoir battu une armée de Goths, Claude II en choisit un certain nombre pour combler les vides de ses cohortes. Dix ans après, Probus incorpora 16.000 Germains dans ses légions ; tous les empereurs avaient fait de même. Sous Théodose, les Barbares seront plus nombreux dans l’armée romaine que les Romains.

[34] Vopiscus, Aurélien, 11.

[35] S. Jérôme, Chron. ad ann. 272.

[36] Vopiscus, Aurélien, 38.

[37] Vopiscus, Bonosus, 14.

[38] Dion, LXXX, 4. Il ajoute qu’ils étaient disposés à se joindre à eux.

[39] Voyez, dans Zosime, l’invasion des Goths et des Scythes dans l’Asie Mineure, au temps de Valérien. Jordanès (16) dit de légionnaires transfuges, au temps de Dèce et de Philippe : .... milites ad regis Gothorum auxilium confugerunt. Quantité de soldats de Niger étaient passés chez les Parthes, et, pour leur laisser une porte ouverte au retour, Sévère avait adouci la terrible législation édictée contre les transfuges.

[40] Voyez Dexippos, n° 2, au tome III, p. 678, des Fragmenta historicorum Græcorum (Didot).

[41] Zonaras, XII, 23.

[42] De Vogüé, Inscriptions araméennes de Palmyre, n° 20-22.

[43] Zosime (I, 19) dit que Philippe mettait tous ses parents dans les hautes fonctions, et il était fils d’un Bédouin, coupeur de routes.

[44] L’Afrique gardait encore des comices électoraux au temps de Constantin (Code Théodosien, XII, 15, 1), et Julien, au Misopogon, § 28, parle, pour Antioche, de sénateurs élus par le peuple, plus loin, de juges municipaux qui n’observent pas la justice.

[45] Voyez au Digeste, L, 2, tout le titre de Filiis decurionum.

[46] Versés à la caisse municipale ob honorem flaminii. (L. Renier, Bull. de d’Acad. des inscr., juin 1878 ; inscription du temps d’Élagabal, récemment trouvée à Philippeville.) C’est, il est vrai, un cas particulier.

[47] Les concussions des magistrats municipaux étaient fort anciennes. Cicéron (ad Atticum, VI, 2) prétend avoir fait rendre gorge à ceux de Cilicie, et il ajoute que ces restitutions permirent à la province de payer l’arriéré de ses impôts.

[48] .... cum a præside ex inquisitione eligatur (Digeste, L, 8, 9, § 7). Voyez (ibid., XXII, 1, 33) les droits qu’Ulpien reconnaît au præses pour l’administration financière de la cité : .... qui disciplina ; publia et corrigendis moribus præficitur (ibid., L, 4, 18, § 7) .... a decurionibus, judicio præsidum ... nominentur (Code, X, 75). Une constitution d’Alexandre Sévère (Code, X, 66) donne au gouverneur de la province l’autorisation d’annuler l’élection d’un décurion que ses ennemis ont nommé pour lui imposer des charges ruineuses.

[49] Digeste, XLIX, 4, §§ 3.4. Quand il écrit à l’Ordo, dit Ulpien, ut Gaium Seium creent magistratum, il conseille plutôt qu’il n’ordonne. Mais ce conseil valait un ordre.

[50] Plusieurs textes du Digeste montrent cette tendance dès le commencement du troisième siècle, mais ce n’est qu’au temps de Constantin qu’on trouve ce système complètement établi.

[51] Ulpien, au Digeste, L, 2, 1. Dès cette époque, la grande préoccupation du gouvernement est de retenir les riches dans les cités. Anciennement le nombre des décurions dans les villes italiennes était de cent ; on a vu que ce nombre fut souvent dépassé. L’album de Thamugas contient soixante-douze noms. et il ne mentionne que les patres et les magistrats. Julien (Misopogon) fera entrer dans la curie d’Antioche tous les riches de la ville ; beaucoup de ses prédécesseurs ont dû faire comme lui. Le minimum de fortune pour siéger a la curie avait été fixé très bas ; il était de 25 jugera (Code Théodosien, XII, I, 35, anno 342), ou de 300 solidi, environ 4.500 francs (Nov. Valent., III, titre III, § 4). Cette novelle, qui est de l’année 439, donne ce chiffre comme une très ancienne prescription, secundune vetera statuta.

[52] Digeste, L, 2, 2, 1 et 3 ; Code, X, 37, 1 : Curiales jubemus ne civitates fugiant.... fundum.... scientes fisco esse sociandum.

[53] Code, IV, 61, 15. Dans cette constitution, Théodose et Valentinien II prétendent confirmer une ancienne coutume, prisca institutio. Il faut dire que le prélèvement de l’État ne se faisant qu’après qu’il aura été pourvu à tous les services publics de la cité, les deux tiers réservés à l’État sur le revenu net devaient être bien peu de chose.

[54] Digeste, L, 5, 5, proœm.

[55] Cela se vit au moyen âge en mille endroits ; M. Giry l’a montré une fois de plus dans l’histoire de la commune de Saint-Omer. L’échevinage s’était aliéné une partie de la ville ; on l’accusait de mauvaise administration, on le soupçonnait de fausseté, barat ou tricherie dans la comptabilité, on s’irritait de voir les fonctions échevinales se perpétuer dans une aristocratie composée de quelques familles dont les membres, successivement échevins, se rendaient réciproquement les comptes de la ville et traitaient ses finances comme leur héritage. En 1505, le commun mit en accusation les échevins par voie ordinaire par-devant tres-noble, tres-haulte.... madame d’Artoys et de Bourgogne comme par-devant leur droit juge. Cela s’est encore fait de nos jours. En Irlande, avant 1848, il y avait soixante et onze corporations municipales complètement indépendantes. Les officiers de ces corporations en étaient venus à se nommer les uns les autres. On vit les corporations de Tritura et Kells aliéner leurs terres pour que deux ou trois de leurs membres les achetassent à vil prix. Celle de Nias adjugea à l’un de ses membres, moyennant U livres sterling, des terres qui en valaient 500 ; celle de Drogheda décida que le fonds de charité serait exclusivement dépensé au profit des membres de la corporation et de leurs familles. (Arth. Desjardins, de l’Aliénation des biens de l’État et des communes, p. 54.)

[56] Voyez la lettre des décurions de Cære, ap. Egger, Historiens d’Auguste, p. 590, et Orelli, n° 3787.

[57] Papinien, cinquante années avant l’époque qui nous occupe, fixe le prix légal des esclaves à 20 aurei ou 500 deniers. (Digeste, IV, 4, 31.) On en pourrait conclure que les esclaves devenaient rares et par conséquent chers, car ce prix est élevé, et la qualité inférieure des esclaves de ce temps aurait dû en faire baisser le prix.

[58] On a vu que, sous Néron, six propriétaires se partageaient la moitié de la province d’Afrique. (Pline, Hist. nat., XVIII, 6.) Au temps de Nerva, Frontin disait encore : En Afrique les propriétés privées sont aussi grandes que les territoires des villes. (Gromati veter, p. 53.) Sous Théodose, cet état durait encore.

[59] Voyez les privilèges accordés aux marchands et industriels de la mine d’Aljustrel.

[60] Voyez la réforme financière de Dioclétien.

[61] Hirschfeld, die Bergwerke, p. 72-91, et Flach, Table d’Aljustrel. Sous la république et au premier siècle de l’empire, les mines de métaux précieux et les carrières de marbre, qui appartenaient à l’État, étaient affermées comme les autres impôts. Au deuxième siècle, elles furent placées sous la haute direction d’un procurator Cæsarus assisté d’un nombreux personnel, pour la surveillance ou l’exécution, probatores. Quand l’anarchie fut dans le gouvernement, elle fut aussi dans les mines, d’où les esclaves et les condamnés s’échappèrent. Remarquez que le procurator était souvent un affranchi de l’empereur et que des centurions servant, comme nos soldats retraités en beaucoup d’emplois civils, avaient parfois la surveillance des travaux. Ainsi, pour les marbres dits de Synnade, en Phrygie, un centurion avait la direction de la cæsura ou taille. (Mélanges de l’École franç. de Rome, août 1882, p. 291.)

[62] Au quatrième siècle, le fisc exigera, pour empêcher les fraudes, que les percepteurs lui livrent leurs recettes en lingots.

[63] Deux pièces d’argent de Dèce, d’apparence identique, valent : l’une 53 centimes 3/4, l’autre 30. (Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, t. III, p. 85, n. 1.) Aussi les ordres de payement sur le trésor ne portaient pas, on l’a vu, le chiffre de la somme à toucher d’après une unité de compte déterminée, comme les 25.000 sesterces qui étaient anciennement le traitement des tribuns légionnaires, mais l’indication de diverses pièces dont la réunion devait faire à peu près la même somme.

[64] De Claude à Dioclétien, il n’y eut que de très rares monnaies contenant encore un peu d’argent (Eckhel, VII, 475). Cet auteur remarque qu’à partir de Claude, toutes les villes excepté Alexandrie et trois cités de la Pisidie, Antioche, Séleucie et Sagalassos, perdirent le droit de battre monnaie.

[65] Ulpien, au Digeste, XLVIII, 10, 8.

[66] Paul, Sent. Recept., V, 25, 1.

[67] Nous empruntons à M. de Witte (Hist. de la monnaie romaine de Mommsen, t. III, p. 491) la comparaison de la valeur de la monnaie romaine et de la monnaie française. Dans ce tableau, on considère seulement la valeur métallique qu’auraient aujourd’hui les pièces romaines, si elles étaient de métal fin, par conséquent on ne tient compte ni de l’alliage, ni des changements de cours, ni des détériorations. La proportion de l’or et de l’argent est celle que le législateur français a fixée :: 1 : 15,5 ; et on a compté pour les réductions, comme à la Monnaie de Paris, où un lingot d’or de 900 grammes, plus 100 grammes d’alliage, sert à frapper 3.100 francs ; un lingot d’argent de même poids et de même alliage, 200 francs. Ce tableau donne donc la valeur intrinsèque et non pas la valeur relative, c’est-à-dire, le pouvoir comme moyen d’échange des monnaies romaines, parce que cette valeur potentielle est très variable et presque impossible à déterminer.

I

[68] Lenormant, la Monnaie dans l’antiquité, I, 202. Sur la distinction entre les monnaies ou pièces circulant dans le commerce, les médailles commémoratives, comme l’énorme pièce d’or d’Eucratidas (tome III, hors texte, et p. 249, n. 2), les médaillons impériaux qui servaient à faire des cadeaux aux grands personnages à l’époque des donations militaires et que souvent on portait au cou à l’aide d’une bélière, comme décoration ; les pièces fabriquées en vue d’offrandes religieuses ou pour être données en prix dans certains jeux sacrés ; celles qu’on portait au cou comme talismans ; les tessères théâtrales, jetons, etc. (Voyez ibidem, tome I, prolégomènes.) L’usage pour les femmes de porter des monnaies en collier ou enchâssées dans des bijoux est fort ancien.

[69] Mommsen, Hist. de la monnaie rom., t. III, p. 144, et Lenormant, ibid., t. I, p. 172 et 134.

[70] Encore les Grecs avaient-ils su donner à cet être difforme toute la beauté qu’il comportait.

[71] Apulée, Métamorphose, XI.

[72] Eckhel (t. VII, 458) dit des monnaies de bronze de Postume, de Victorinus et de Tetricus : Ultimam plerique barbariem redolent, sic ut non in provincia.... sed Sarmatas inter Gothosque.... percussi videri possint. Beaucoup d’autres des mêmes princes sont des pièces du haut empire surfrappées. (De Witte, Revue numism., VI, 9869.) Cependant M. de Witte a publié de beaux bronzes de Postume : cette différence s’explique par la diversité des ateliers monétaires. Celui de Lyon en particulier, que possédait l’empereur gaulois, avait des traditions et des artistes qui lui permettaient d’émettre encore de belles pièces et l’on en verra jusque vers la fin de ce siècle.

[73] Voyez, dans le Congrès archéologique de France, t. XLVII, 1891, p. 220-239, les remarques du docteur Plicque sur les fabriques de poteries gallo-romaines de Lezoux (Puy-de-Dôme).

[74] Voyez De Caumont, Cours d’Ant. mon., 8e partie, passim ; Batissier, Histoire de l’art monumental ; Revue archéologique, novembre 1877, p. 351, et Mémoires de la Société archéol. de Bordeaux, 1880, p. 63 et suiv.

[75] On doit pourtant regretter les Mémoires de Septime Sévère, peut-être l’Histoire de Marius Maximus souvent citée par les compilateurs de l’Histoire Auguste, quoique Vopiscus (Firmus, 1) dise de cet écrivain : Homo omnium verbosissimus, qui et mythistoricis se voluminibus implicavit, et quelques autres chronographes dont nous ne connaissons guère que les noms. Il reste trois vers de l’empereur Gallien, fragment d’un épithalame qu’il avait composé pour le mariage d’un de ses neveux. Censorinus écrivit son traité de Die natali en 239. On rattache quelquefois au troisième siècle deux autres grammairiens, Nonius Marcellus et Festus. Quant aux deux versificateurs Nemesianus et Calpurnius, ils sont de la fin du siècle et n’appartiennent pas à la famille des vrais poètes ; Calpurnius est cependant un très habile versificateur.

[76] Au quatrième siècle, en Orient, les évêques et les plus illustres docteurs ne savent pas le latin.

[77] Voyez ce que dit Ælius Aristide (t. II, p. 402, éd. Dindorf) des chrétiens qui ne veulent point participer aux affaires de la cité.

[78] Commod. episc. Afric. Carmen apologeticum, dans le Spicilegium Solesmense de dom Pitra, I, p. 43. Commodianus appelle le roi des Goths, Apoléon, de άπολλυμι, perdre, détruire. Il marche sur Rome, dit-il, avec des milliers de gentils et.... réduit en captivité les vaincus. Beaucoup de sénateurs pleureront alors dans les fers.... Cependant ces gentils nourriront partout les chrétiens et, pleins de joie, les rechercheront comme des frères..., (vers 800-815). D’après le vers 801, le Carmen aurait été écrit au moment qui nous occupe, avant la persécution de Dèce, en 238. Tertullien, dans son Apologétique, 37, adressée aux magistrats romains, leur avait demandé de faire aux chrétiens un mérite de n’avoir pas favorisé les attaques des Maures contre Hadrien, des Marcomans contre Marc Aurèle, des Parthes contre Sévère, ce qui prouve qu’au fond du cœur l’idée d’aider les ennemis de l’empire ne l’effrayait pas. Deux siècles plus tard, Salvien, dans son de Gubern. Dei, célébrera encore, au milieu des calamités de l’invasion, les vertus des Barbares qui repoussent tous les genres d’infamies que les Romains admettent. Le vice, qui est une exception chez eux, est la règle chez nous. C’est toujours le même esprit qui, dès les premiers jours, avait fait condamner par saint Jean la grande prostituée.

[79] Voyez le 5e canon de saint Grégoire le Thaumaturge dans Routh, Reliquæ sacræ, III, 262, qui ajoute : Esta Barbarorum incursio gravissimis inter christianos pervetrandis deliciis occasionem præbuit.

[80] XXXI, 5. Le tableau que Zosime (I, 23) trace de ces dévastations est encore plus sombre.

[81] Zosime, I, 29 ; le Syncelle, I, 795 (édit. de Bonn) ; Zonare, XII, 22.

[82] Trébellius Pollion, Gallien, 4 et 5.

[83] Hist. ecclés., VII, 21, d’après une lettre de l’évêque d’Alexandrie, Dionysios. En France, sur 1 million d’habitants, on en compte 789.559 de 18 à 80 ans et 267.652 de 40 à 70 ans. Le rapport entre ces deux nombres est de 2,95 à 1, ou un peu plus de 2 ½.

[84] Elle n’avait souffert aucune invasion, mais elle avait été, durant douze années, agitée de troubles sanglants, que l’incurie du gouvernement central devait laisser éclater en bien d’autres lieux. (Eusèbe, Hist. ecclés., VII, 21, et Ammien Marcellin, XXII, 16.)