HISTOIRE DES ROMAINS

 

DOUZIÈME PÉRIODE — L’ANARCHIE MILITAIRE (235-268). COMMENCEMENT DE LA DÉCADENCE.

CHAPITRE XCIV — SEPT EMPEREURS EN QUATORZE ANS (235-249).

 

 

I. — MAXIMIN (835-238) ; GORDIEN I ET GORDIEN II ; PUPIEN ET BALBIN (238).

L’aristocratie romaine et la noblesse provinciale abandonnant le service militaire, les fils des Barbares y entraient, et, arrivés aux grades supérieurs, ils disposaient des troupes, par conséquent de l’empire. Voilà comment y parvint un Thrace, en qui se réunissaient plusieurs barbaries. Par son père, Maximin[1] était Gète, par sa mère Alain. Quand Sévère, au retour d’Asie, en 202, traversa la Thrace, il donna, pour une fête, des jeux militaires. Maximin, que sa force herculéenne avait déjà rendu fameux parmi ses compagnons, fut mis aux prises avec des valets d’armée : il en terrassa seize successivement. Cet exploit de carrefour lui valut d’être aussitôt enrôlé. Trois jours après, voyant l’empereur passer au galop de son cheval, il le suivit à pied. Le prince se plut à prolonger cette course rapide, puis lui offrit de lutter malgré sa fatigue. Sur l’heure, sept des plus vigoureux soldats furent, l’un après l’autre, couchés à terre. Cette fois Maximin eut un collier d’or et fut admis dans la garde. Le nouvel Ajax, qui était aussi brave que fort, fit un chemin rapide, mais il ne voulut servir ni sous Macrin, qui avait tué le fils de son bienfaiteur, ni sous Élagabal qu’il méprisait : deux bons sentiments dont il faut lui tenir compte. Il rentra dans l’armée au temps d’Alexandre, qui le nomma tribun laticlave. On sait le reste. Fatigués d’un prince que sa mère tenait en lisière, les troupes voulurent se donner pour chef un vrai soldat, et elles choisirent l’homme qui en avait toutes les qualités extérieures, la force, l’agilité, l’adresse[2]. Son fils Maxime n’avait pas vingt ans[3] ; ils le saluèrent césar et prince de la jeunesse.

La fortune inouïe qui arrivait à Maximin ne lui ôta pas le sentiment de son indignité et le mit en défiance contre tous ceux qui possédaient ce qu’il n’avait jamais eu, des aïeux, un nom, l’éducation, la fortune. Il n’osa venir à Rome. Cette ville pleine de glorieux souvenirs, ce sénat, où il n’était pas encore entré[4] et qui était toujours l’ombre d’une grande chose, intimidaient le Barbare. Les amis, les conseillers d’Alexandre, toute sa domesticité, et dans le nombre plusieurs chrétiens, furent d’abord bannis ou tués ; puis une conspiration fausse ou vraie coûta la vie au patricien Magnus, personnage consulaire, et à quantité de gens[5]. L’armée comptait beaucoup de troupes d’origine asiatique et africaine, archers de l’Osrhoëne et de l’Arménie, Maures armés de javelots, Parthes qui avaient fui la domination persane, tous dévoués à la dynastie sortie d’Émèse et de Leptis. L’élu des Pannoniens, le meurtrier d’Alexandre, leur était doublement odieux ; ils voulurent le renverser et proclamèrent empereur, malgré lui, un consulaire, qu’un de ses amis assassina par dépit de n’avoir pas eu la préférence. Ce meurtre désorganisa la rébellion ; de nouvelles victimes tombèrent, et Maximin se hâta de chercher dans une victoire sur les Germains la consécration de son pouvoir.

Ces Barbares ne résistaient pas à une attaque sérieuse. Abandonnant aux Romains leurs moissons et leurs villages de bois, qui furent brûlés, ils se réfugièrent au milieu de forêts où ils pensaient que les légions n’oseraient entrer, et en des marais dont seuls ils connaissaient les endroits praticables. Maximin les y suivit, en tua bon nombre et envoya aux sénateurs, avec ses lettres de victoire, un tableau qui le représentait combattant, entouré d’ennemis, sur un cheval à demi enfoncé dans la vase. Il prétendit avoir saccagé le pays sur un espace de 400 milles. D’autres guerres, que nous ne connaissons pas, lui valurent les titres de Dacique et de Sarmatique. De Sirmium, dont il avait fait le centre de ses opérations, il surveillait la ligne des Carpates et se proposait de pénétrer jusqu’aux mers du Nord : ce fils des Goths voulait étouffer la barbarie d’où il était sorti[6].

Un tel dessein et sa vie passée dans les camps du Danube, en de rigoureux climats, donnent à ce parvenu une certaine grandeur farouche. Mais les sénateurs, laissés oisifs dans la curie, les énervés de Rome, d’Alexandrie et d’Antioche, qui, du fond de leurs villas somptueuses, n’apercevaient pas les périls que le Nord recélait en ses flancs, et la populace privée de ses plaisirs accoutumés par un prince qui ne songeait qu’à la guerre, s’indignaient de l’affront fait à la pourpre impériale : on l’appelait le Cyclope, le Busiris, la bête fauve ; on faisait tout haut des vœux pour sa mort, et, au théâtre, les acteurs déclamaient des vers où il était dit : L’éléphant est gros, et on le tue ; le lion est fort, et on le tue ; le tigre est terrible, et on le tue. Prends garde à tout le monde, toi qui ne crains personne ; car ce qu’un seul ne peut faire plusieurs le feront. Le rude soldat rendait mépris pour mépris à des efféminés dont la main ne savait plus tenir une épée, à ces foules vivant de sportules et de spectacles, qui n’avaient vu couler d’autre sang que celui des gladiateurs, et l’empereur répondait aux mauvais propos par des sentences. Malgré les efforts de l’impératrice, qui s’efforçait vainement d’adoucir ce naturel farouche[7], les meurtres, les confiscations se multipliaient, et la haine croissait contre le Thrace, qui osait dire tout haut qu’on ne pouvait gouverner un tel empire que par la plus extrême sévérité.

Cette haine, Maximin la sentait partout, même dans les flatteries, et sa cruauté en était d’autant plus grande. Ceux mêmes qui avaient aidé à sa fortune devenaient coupables d’en avoir connu les humbles commencements, et il faisait disparaître les témoins gênants de son obscurité. Comme il n’y avait de salut pour lui que dans l’armée, il la gorgea d’or, et, celui de l’État ne suffisant pas, il pilla les villes et les temples, battit monnaie avec les statues des dieux, et confisqua les fonds destinés aux spectacles et aux distributions ; des citoyens périrent en essayant de défendre les images de leurs divinités. Une catastrophe devenait inévitable ; les peuples crurent qu’une grande éclipse de soleil l’annonçait.

Vers le milieu de février 258[8], une émeute de paysans éclata en Afrique. Un des agents les plus odieux de cette tyrannie fiscale, le procurateur de la province de Carthage, avait condamné plusieurs propriétaires de Thysdrus à des amendes qui les ruinaient. Ceux-ci demandent un délai de trois jours et s’en servent pour appeler des champs leurs colons, qui entrent de nuit dans la ville, armés de bâtons et de haches cachés sous leurs vêtements. Au petit jour, les conjurés attaquent, avec celte, troupe, la demeure du procurateur, le tuent, puis courent chez le proconsul qui se trouvait en ce moment à Thysdrus, et, lui faisant d’un drapeau un manteau impérial, le proclament auguste, malgré sa résistance. Gordien était le plus noble personnage de l’empire. On le disait descendant des Gracques ; sa mère, Ulpia Gordiana, appartenait à la famille de Trajan, et. il avait eu pour femme une arrière-petite-fille d’Antonin le Pieux. C’était. de plus un lettré, un poste et un honnête homme ; il avait d’immenses richesses, mais aussi quatre-vingts ans ; et content d’avoir traversé tant de révolutions sans y laisser sa vie ou sa fortune, ce lecteur assidu de Platon et d’Aristote, de Cicéron et de Virgile[9], aurait voulu finir en paix. On ne lui laissa pas le choix. D’ailleurs, toucher à la pourpre impériale, ne fût-ce qu’un moment, c’était comme autrefois porter la main sur l’Arche : on en mourait.

Gordien accepta, et Carthage, qui n’avait pas vu d’empereur depuis Hadrien, reçut avec transport le nouvel auguste. Il s’associa son fils, qui était un de ses légats, et dépêcha sur l’heure des émissaires à Rome avec des lettres pour les consuls, le sénat, le peuple, les prétoriens, et des meurtriers pour le préfet du prétoire, ministre impitoyable des cruautés de Maximin. Ils y portaient aussi la fausse nouvelle que l’empereur venait d’être tué dans son camp, au fond de la Pannonie. Le préfet, surpris, fut poignardé à son tribunal. Dans sa lettre au sénat, Gordien déclarait s’en remettre à la décision de l’auguste assemblée. Depuis les vrais Antonins, les Pères n’avaient pas entendu ce langage. Il leur donna de la résolution, et, avant de s’assurer si les titres impériaux étaient réellement vacants, ils les décernèrent aux Gordiens, dans une assemblée secrète[10] (commencement de mars 238). Le peuple fut, cette fois, d’accord avec le sénat ; un prince qui dédaignait de venir à Rome lui paraissait manquer à tous ses devoirs ; il se réjouit donc de la prétendue mort de Maximin et acclama les empereurs que les Pères lui donnaient. La révolution eût perdu son intérêt principal si l’on s’était borné à des décrets ; une réaction sanglante frappa les officiers, les partisans du Thrace et les délateurs qui avaient servi sa cruauté. Sous ce prétexte, chacun se débarrassa d’un ennemi : les débiteurs, de leurs créanciers. Le préfet de la ville périt dans un de ces tumultes.

Cependant des messagers étaient partis pour faire entrer les provinces dans le mouvement de Rome et de Carthage. Leurs dépêches, écrites au nom du sénat et du peuple romain, demandaient aux nations de secourir la commune patrie et de reconnaître les deux princes qui venaient de délivrer la terre d’une bête fauve[11]. Maximin se moqua d’abord des nouveaux Carthaginois et promit, à ses soldats que cette révolte sénatoriale leur vaudrait un riche butin. Il n’y avait point, en effet, d’Annibal à Carthage, et lorsque le légat de la Numidie, Capellianus, arriva de Lambèse et de Théveste avec sa légion, la IIIa Augusta, les citoyens sortis à sa rencontre lâchèrent pied à la vue des premiers cavaliers numides et dans leur fuite précipitée s’écrasèrent aux portes[12]. Le second Gordien périt dans la mêlée, et de désespoir son vieux père se pendit : ils avaient régné un mois et quelques jours. Cette nouvelle consterna Rome. Embarqué dans une si terrible aventure, le sénat ne pouvait reculer : il fallait qu’il fût la victime ou le sacrificateur.

Des idées qui prirent corps plus tard germaient alors. Hérodien avait cru, au temps de Caracalla, qu’un partage de l’empire était possible. Dans la délibération qui s’ouvrit après l’arrivée du courrier d’Afrique, un sénateur demanda la nomination de deux empereurs ; l’un restant à Rome pour les affaires civiles, l’autre à l’armée pour les opérations militaires ; c’était une première ébauche du système de Dioclétien. L’avis prévalut, et le sénat proclama deux augustes, Pupien[13], un homme de guerre, et Balbin, qui s’était honoré dans la carrière civile. Pour rendre leurs pouvoirs absolument égaux, on leur donna à tous deux le titre de grand pontife, qui n’avait jamais été partagé, et ils accordèrent aux deux Gordiens celui de divus.

Une foule nombreuse s’était assemblée en face du Capitole, où le sénat délibérait. À la nouvelle des résolutions prises, de violentes clameurs s’élevèrent, surtout contre Pupien qui, gouverneur de la ville, avait réprimé avec sévérité ces infractions à la police que le petit peuple commet ou excuse si volontiers. Aussi quand les nouveaux empereurs voulurent gagner le palais impérial, ils lurent, avec leur suite, refoulés dans le Capitole. Les Gordiens, étant très riches, avaient beaucoup d’amis qui s’étaient promis d’exploiter leur règne. De cette famille il restait un enfant, petit-fils par sa mère du proconsul d’Afrique[14], et qui se trouvait alors à Rome. Au moment de l’élévation de son aïeul et de son oncle, le sénat lui avait donné la préture et le titre de césar, quoiqu’il ne fût âgé que de douze ans. Après la catastrophe africaine, il fallait des hommes, et on avait oublié l’enfant ; mais les intéressés ne l’oublièrent pas : ils ameutèrent la foule, dont les cris forcèrent le sénat à renouveler le décret qui nommait le jeune Gordien césar.

Rome avait trois empereurs, elle n’en eut pas moins la guerre civile. Maximin n’y avait laissé que les vétérans du prétoire, et cette soldatesque, dont nous avons plus d’une fois marqué l’insolence, était toujours mal vue de la noblesse et de la populace. Un jour, deux de ces soldats, entrés sans armes et en curieux dans le temple où les Pères délibéraient, dépassèrent l’autel de la Victoire : grave infraction à l’étiquette. Y ajoutèrent-ils quelques rires malséants ou une parole de menace au nom de leur prince : on ne sait ; mais un sénateur furieux les poignarde, puis s’élance sur la place publique, montre sa main sanglante et crie qu’il faut exterminer ces ennemis du sénat et du peuple romain. On se jette sur les prétoriens épars dans la ville ; plusieurs sont tués, les autres s’enferment dans leur camp, où les gladiateurs des grands essayent en vain de les forcer ; ces vieux soldats résistent à tous les assauts de la populace et font des sorties meurtrières. Pour ramener la paix, Balbin multipliait les édits et les supplications. On le repoussait de la mêlée à coups de pierres, même à coups de bâtons, sans lui vouloir de mal. C’était une guerre privée entre le camp et la ville, comme on en a vu déjà et comme il s’en produit toujours dans les gouvernements militaires. Les citoyens finirent par couper les conduites qui donnaient l’eau au camp, afin de contraindre les prétoriens à ouvrir leurs portes. Ils les ouvrirent, mais pour tomber piques baissées sur la foule, qu’ils rejetèrent dans la ville où le combat continua. Assaillis dans les rues étroites par les pierres qu’on leur lançait du haut des toits, ils mirent le feu aux maisons, et, au milieu de l’incendie, populace et soldats se réconcilièrent en pillant de concert ce qui avait échappé aux flammes. Une grande partie de Rome fut brûlée.

Maximin se trouvait dans la position où Sévère avait été quarante-cinq ans auparavant ; mais il ne montra pas la prévoyance de l’Africain, et son armée, n’ayant pas de vivres préparés sur la route qu’elle avait à suivre, n’avança que lentement. Il est vrai que les dispositions des provinciaux n’étaient plus les mêmes : les habitants fuyaient à l’approche des Barbares que Maximin menait avec lui, et les villes où il entrait étaient vides d’hommes et de provisions[15].

Le sénat eut donc le temps de faire des levées en Italie, de fortifier les places, de couper les routes. La flotte de Ravenne avait enlevé ou détruit toutes les barques du littoral et ne laissait rien arriver par l’Adriatique à l’armée de Pannonie[16]. Vingt consulaires s’étaient partagé l’Italie pour en faire comme une forteresse, et de Ravenne, où il réunissait son armée, Pupien dirigeait tout. Cette ville, la Venise des Romains, lui donnait une excellente position stratégique. De là il veillait sur la haute Italie et sur le cours inférieur de ses deux grands fleuves, le Pô et l’Adige ; sa flotte le tenait en communication avec Aquilée, et il couvrait la route de Rome. Les Italiens se prêtaient de cœur à ces préparatifs ; ils croyaient combattre pour la vieille gloire de l’Italie contre une autre invasion des Cimbres. La religion faisait parler les dieux : dans Aquilée, les aruspices avaient déclaré que Belenus promettait la victoire[17]. D’ailleurs, de bonnes nouvelles arrivaient des provinces. La plupart s’étaient prononcées pour le sénat, et les légions fidèles, surtout celles du Rhin, que Pupien avait commandées, lui envoyèrent des détachements qui l’aidèrent à encadrer une armée considérable de recrues. En Afrique, Capellianus, après sa victoire de Carthage, avait pillé la province au profit de ses soldats, pour préparer son élévation si Maximin succombait[18]. Mais le gouverneur de la Maurétanie le vainquit et le tua ; la légion IIIa Augusta fut dissoute ; on martela son nom sur les monuments qu’elle avait élevés, et ses débris furent relégués dans la Rhétie[19]. Maximin restait donc isolé[20].

Quand il atteignit les rives de l’Isonzo, le torrent grossi par la fonte des neiges roulait large et furieux, et le magnifique pont de pierre qui le traversait avait été coupé. L’armée y fut arrêtée plusieurs jours, jusqu’à ce que l’on eût construit des radeaux avec les tonneaux et les planches trouvés dans les maisons abandonnées.

Sur l’autre bord, à quelques milles du fleuve, s’élevait Aquilée, la vraie porte de l’Italie dans cette région. Que Maximin la prît ou que, du consentement des habitants, il la traversât avec ses bandes affamées, la grande et riche cité était perdue. Aussi ces descendants des colons romains s’étaient-ils résolus à faire une résistance désespérée. Ils avaient fermé les brèches de leurs murailles, amassé d’immenses provisions, fabriqué des armes et des machines de guerre. Les femmes, renouvelant des exemples fameux, avaient donné leurs chevelures pour faire des cordages ; un temple élevé dans Rome à la Vénus Chauve consacra ce souvenir. Deux consulaires, dont un ancien duc de Mœsie, très habile homme de guerre, dirigeaient la défense. Ils avaient peu de soldats, mais la population entière garnissait les murailles, et les plus braves des environs s’étaient jetés dans la place.

Toutes les attaques furent déjouées, tous les assauts repoussés ; une pluie de poix enflammée arrêtait les colonnes ennemies, et du haut des murs les balistes lançaient contre les machines des javelots enveloppés de matières incendiaires, qui y mettaient le feu. Maximin se vengeait de ses échecs répétés en faisant tuer les chefs qui conduisaient si mal ses affaires. On ne tarda pas à murmurer de ces exécutions injustes : d’ailleurs les vivres manquaient, l’armée ne volait arriver ni convois ni troupes nouvelles, tout l’empire paraissait ennemi, et le prince n’était pas de ceux qui donnent le courage de combattre contre tous.

Les soldats de la deuxième légion Parthique étaient les plus inquiets. Leurs femmes, leurs enfants et leurs biens, laissés Albano, se trouvaient o la merci de leurs adversaires. Pour les sauver, ils égorgèrent Maximin et son fils. Son règne avait été de trois ans et quelques jours (258)[21].

Alors l’armée demanda à entrer dans la place ; les Aquiléens n’eurent garde d’y consentir. Ils descendirent des vivres du haut de leurs murailles, en se les faisant payer, puis ouvrirent des marchés à leurs portes, et l’on eut l’étrange spectacle d’assiégés qui nourrissaient les assiégeants. Pupien, accouru de Ravenne au milieu de cette armée sans chef, prit ses serments de fidélité aux trois empereurs de Rome, et renvoya ces corps dans leurs cantonnements après leur avoir, comme il convenait, largement payé le prix du sang.

Durant ces péripéties, le sénat avait vécu dans l’anxiété d’un homme qu’on tient le couteau sur la gorge. Aussi sa joie fut extrême comme l’avait été sa terreur, et il la témoigna par l’éclat retentissant de sa reconnaissance envers les dieux et les empereurs : aux uns, de solennelles actions de grâces et des hécatombes ; aux autres, vainqueurs sans combat, des trophées, des chars de triomphe, des statues équestres dorées et, pour faire du nouveau, des statues portées par des éléphants.

Quand le bruit des acclamations fut tombé et la flamme des sacrifices éteinte, Pupien envisagea froidement la situation et la trouva encore pleine de périls. Quelle sera, croyez-vous, notre récompense pour avoir délivré Rome d’un monstre ? demandait-il un jour à son collègue. L’amour du sénat, du peuple et du genre humain, répondit naïvement Balbin. Ce sera, reprit le vieux général, la haine des soldats. Il voyait juste.

Les deux empereurs vécurent d’abord en bonne intelligence ; pour attester leur concorde, ils faisaient frapper des monnaies représentant deux mains jointes, avec les légendes : patres senatus, amor mutuus, et cette autre : fides mutua[22]. Mais Balbin méprisait l’obscure naissance de Pupien, celui-ci la mollesse de son collègue, et, au bout de quelques jours, ils étaient en défiance l’un de l’autre. Il était difficile que la combinaison imaginée par les Pères donnât un autre résultat et que ce résultat ne produisît pas une catastrophe. Les prétoriens subissaient avec une sourde colère les empereurs du sénat, et leur haine croissait en proportion des acclamations dont les pères conscrits saluaient les élus du conseil suprême de la république. Ils craignaient qu’on ne renouvelât contre eux l’exécution faite par Sévère des prétoriens de Julianus. Dans un sénatus-consulte on eut l’imprudence d’écrire : Ainsi agissent les princes nommés par les hommes sages ; ainsi périssent les princes choisis par des gens sans expérience[23]. C’était une bravade : les soldats la relevèrent. Un jour que les jeux scéniques avaient attiré hors du palais bon nombre de ses gardiens ordinaires, ils y coururent. Pupien veut aussitôt appeler la garde germaine ; Balbin, qui redoute une trahison de son collègue, refuse de la faire venir. Pendant qu’ils se querellent, les prétoriens forcent les portes, saisissent les deux princes et les entraînent au travers de la ville, avec mille outrages, en criant : Voilà les empereurs du sénat et du peuple romain ![24] Ils voulaient les conduire jusqu’au camp pour jouir de leur lente agonie. Mais, la garde germaine approchant, ils les tuèrent et laissèrent les deux cadavres au milieu du chemin (juin 238).

Moins de cinq mois avaient suffi pour l’accomplissement de la triple tragédie dont Rome, Carthage et le camp d’Aquilée avaient été le théâtre. La restauration sénatoriale avait duré tout juste le temps nécessaire pour que le soldat revînt de la surprise que lui avait causée cette entreprise audacieuse, et elle ne pouvait durer davantage, parce que le sénat n’avait pour lui ni force d’opinion ni force matérielle : la puissance était ailleurs. De Commode à Dioclétien, les vrais maîtres de l’empire ont été les soldats, et les malheurs de cette domination ne furent momentanément conjurés que lorsque l’armée eut à sa tète des chefs à la fois énergiques et habiles, tels que Sévère, Aurélien et Probus. La constitution de l’empire exigeait, pour qu’il fût prospère, que de grands princes tinssent toujours le gouvernail. Mais la nature n’est pas si prodigue d’hommes supérieurs, et la sagesse humaine n’avait pas suppléé, par de bonnes institutions, à ce que la nature ne donnait pas.

 

II. — GORDIEN III (238-244).

En quelques mois, six empereurs avaient péri : il ne restait qu’un enfant, Gordien III[25]. Les meurtriers l’emmenèrent dans leur camp. Naguère, ils l’avaient fait césar par haine de Pupien et de Balbin ; quand il fut seul, ils le firent auguste ; un prince de douze à treize ans était le chef qui leur convenait. Cependant l’empire, fatigué des dernières commotions, se reposa durant quelques années.

On ne parle que d’une insurrection en Afrique ; elle fut vite apaisée par le gouverneur de la Maurétanie Césarienne[26] (240). Mais les choses tournèrent mal à la cour. Gordien II avait eu jusqu’à vingt deux concubines ; pour garder ce harem,’ il avait dû recourir à la mode orientale des eunuques, et son neveu hérita de cette dangereuse domesticité. Mal protégé par sa mère contre eux et contre les affranchis, Gordien les laissa maîtres du palais et du trésor qu’ils mirent au pillage. Leur règne dura jusqu’en 241 ou 242 ; à cette époque, le prince épousa la fille de Timésithée, Tranquillina, et nomma son beau-père préfet du prétoire[27].

Ce Timésithée, qui avait honnêtement rempli d’importants emplois de finance et fait plusieurs fois fonction de gouverneur de province, vice præsidis, se trouva être un homme ; il repoussa dans l’ombre ceux qui n’auraient jamais dû en sortir. Une de ses lettres à Gordien montre l’étendue du mal et l’énergie du remède : A Auguste, mon maître et mon fils, Timésithée son beau-père et son préfet. C’est pour nous une grande joie de vous voir échapper à la honte de ce temps, où des eunuques et des hommes que vous regardiez comme vos amis faisaient de tout un infâme trafic. Notre joie est d’autant plus vive, que vous vous applaudissez de cet heureux changement : ce qui prouve assez, mon respectable fils, que de tels abus n’étaient pas votre ouvrage. On ne pouvait, en effet, souffrir plus longtemps que des eunuques disposassent des commandements militaires ; que d’honorables services fussent laissés sans récompense ; que le caprice ou l’intérêt de quelques hommes fit périr des innocents et absoudre des coupables ; que le trésor fût vidé par ceux qui formaient tous les jours des intrigues pour vous inspirer de fâcheuses préventions contre les meilleurs citoyens ; qui écartaient les bons, avançaient les méchants, et trafiquaient des paroles même qu’ils vous prêtaient. Remercions donc les dieux qui vous ont donné la volonté de guérir les maux de la république. Il est doux d’être le beau-père d’un prince qui veut tout savoir et qui éloigne de lui les hommes par lesquels il semblait jadis être mis lui-même à l’enchère.

A cette lettre, Gordien répondit : L’empereur Gordien Auguste à Timésithée, son père et son préfet. Si les dieux tout-puissants ne protégeaient l’empire romain, nous serions encore comme exposés en vente par des eunuques, achetés eux-mêmes au marché. Enfin je comprends maintenant que ce n’était ni un Félix que je devais mettre à la tête des cohortes prétoriennes, ni un Sérapammon qu’il fallait nommer chef de la quatrième légion, et, pour ne pas tout rappeler à la fois, que je ne devais point faire bien des choses que j’ai faites. Mais je rends grâces aux dieux de ce que vous, dont le désintéressement est connu, vous m’ayez appris ce que la captivité où l’on me tenait m’empêchait de savoir. Que pouvais-je faire, lorsque Maurus vendait mon gouvernement et que, d’accord avec Gaudianus, Reverendus et Montanus, il louait ceux-ci et blâmait ceux-là ? Que pouvais-je, sinon approuver ce qu’il m’avait dit et ce que confirmait le témoignage de ses complices ? Croyez-moi, mon cher père, un empereur est bien malheureux quand on lui cache la vérité. Ne pouvant aller s’en instruire au dehors, il est forcé d’écouter ce qu’on lui dit et de se décider sur les rapports qu’on lui fait.

Timésithée n’était renommé que pour son éloquence et son intégrité ; il se montra, quand ce fut nécessaire, bon général. Il fit réparer les fortifications des villes et frontières, y entassa de grandes quantités de vivres pour que les corps pussent, au besoin, s’y ravitailler. Les places de première ligne furent approvisionnées pour une année en blé, lard, vinaigre, orge et paille ; les villes moins importantes pour un ou deux mois. Il savait ce que contenaient les magasins d’armes et s’assurait du bon état de celles qui étaient aux mains des soldats. Des camps, il renvoyait les bouches et les bras inutiles, les vieillards et les enfants, qui gênaient les manœuvres et gaspillaient les rations. La discipline était facilement maintenue, parce qu’il veillait avec la plus active sollicitude à tous les besoins du soldat, de sorte que, même dans les marches lointaines, les provisions arrivaient toujours à point. Aussi avait-il pu faire reprendre l’usage d’entourer d’un fossé le lieu où l’armée campait, ne fût-ce qu’un jour ; et comme il visitait les postes, même durant la nuit, personne ne manquait de vigilance. En peu de temps un homme habile et dévoué au bien public rendait aux troupes leurs qualités militaires, et l’armée redevenait l’instrument redoutable qu’elle avait été si longtemps.

Les Perses s’en aperçurent. Satisfaits ou fatigués du premier choc qui avait eu lieu sous Alexandre Sévère, ils s’étaient tenus en repos jusque vers la fin du règne de Maximin ; mais les nouvelles dynasties asiatiques ne remplacent pas immédiatement la tente par le harem. Elles ont besoin, pour se consolider, de donner issue, de temps à autre, à la belliqueuse ardeur qui a servi à les fonder. Ardeschir menaça de nouveau l’Arménie et les provinces romaines. A sa mort, en 240, il eut pour successeur son fils Shapur ou Sapor, qui fut, durant un tiers de siècle (240-273), l’infatigable ennemi des Romains. Ce prince dirigea une invasion formidable, que rien n’arrêta, jusqu’au cœur de la Syrie. Il prit les fortes places d’Atra, de Nisibe et de Carrhes, franchit l’Euphrate et menaça Antioche[28]. A ces nouvelles, Gordien ouvrit le temple de Janus (241)[29], cérémonie qui semble avoir eu lieu alors pour la dernière fois, et il fit route, avec de grandes, forces, par la vallée du Danube, que les Sarmates et les Goths ravageaient depuis quatre ans[30] ; des Alains avaient même pénétré jusqu’aux environs de Philippopolis en Thrace, où ils battirent un corps romain. Les Barbares ne purent tenir devant la grande armée que Gordien conduisait, et qui, en passant, chassa ces pillards[31].

En 242, il était sur le bord de l’Hellespont, d’où il gagna rapidement l’Euphrate.

La cavalerie persane ne résista pas mieux que les Alains et les Goths. Mais le souvenir de ces combats est perdu. Il n’en reste que quelques lignes d’une dépêche de l’empereur au sénat : a Après le récit des avantages remportés durant notre marche et dont chacun mériterait l’honneur d’un triomphe, nous avons brisé le joug que les habitants d’Antioche portaient déjà noué autour de leur tète et nous avons délivré la Syrie de ce roi et de sa domination. Nous avons rendu à l’empire Carrhes et les autres villes. Nous voici à Nisibe, et, si les dieux nous favorisent, nous serons bientôt à Ctésiphon, pourvu qu’ils nous conservent Timésithée, notre préfet et notre père, qui a tout disposé et tout conduit. C’est à lui que nous devons ces succès, et nous lui en devrons d’autres encore. Votez donc des supplications aux dieux et des actions de grâces à Timésithée. Le sénat décerna au prince un quadrige d’éléphants et au préfet un char triomphal traîné par quatre chevaux avec cette inscription : Au tuteur de la république[32].

Malheureusement quelque temps après, le sage tuteur mourut, emporté par une maladie ou par un poison que Philippe lui aurait donné (243). Ce Philippe était un Arabe de la Trachonitide[33], fils d’un chef de voleurs fameux en ce pays-là et qui avait vécu d’abord comme son père. Enrôlé dans les troupes romaines, il s’y éleva de grade en grade jusqu’à se trouver l’officier le plus important de l’armée après la mort de Timésithée. Gordien lui donna l’héritage de celui qui était peut-être sa victime, la préfecture du prétoire, et l’on continua les opérations contre les Perses. Une grande bataille gagnée près de Resaina, sur le Chaboras, avait ouvert la route de la capitale persane, quand une sédition éclata.

Le nouveau préfet du prétoire l’avait fomentée en désorganisant à dessein le service si bien établi par son prédécesseur. Des ordres secrets égaraient les convois et empêchaient les bateaux chargés de vivres d’arriver au camp. Quand il vit le mécontentement naine et s’étendre, il chargea ses émissaires d’aller, par les tentes et les groupes de soldats, se répandre en plaintes contre Gordien : un prince si jeune était incapable de gouverner l’empire et de conduire l’armée ; il fallait lui donner un collègue qui pût rendre les services que Timésithée avait rendus. L’armée, pressée par la famine, déféra l’empire à Philippe et ordonna qu’il gouvernerait conjointement avec Gordien, comme son tuteur[34].

Les amis du jeune empereur ne pouvaient se méprendre sur ce partage d’autorité imposé par les soldats : c’était un maître qu’on lui donnait, et les insolences préméditées de Philippe ne permettaient pas d’en douter. Ils préparèrent une contre-révolution. Quand ils crurent pouvoir compter sur un nombre suffisant de fidèles, ils obtinrent une convocation de l’armée, comme si elle était une assemblée délibérante. Gordien, monté sur sou tribunal, se plaignit de l’ingratitude de Philippe, qu’il avait, dit-il, comblé de ses bienfaits, et demanda justice aux soldats, c’est-à-dire la destitution de l’empereur qu’ils avaient nommé. Mais le parti contraire l’emporta, et ce fut Gordien dont ils prononcèrent la dégradation. Ici Capitolin place une scène de lâches supplications où Gordien aurait descendu honteusement toutes les marches du pouvoir, en mendiant d’abord le partage de l’autorité, puis le rang de césar ou le titre de préfet du prétoire ; enfin le grade de duc et la vie. Nous n’avons pas plus de raison de croire à la bassesse de ce jeune homme qu’à son grand courage : mais à vingt ans on ne meurt pas ainsi. Gordien fut tué près de Zaitha, la ville des Oliviers, où son assassin lui fit élever un magnifique tombeau, qui, un siècle plus tard, était encore debout[35]. Trois autres empereurs, Valérien, Carus et Julien, mourront dans ces déserts.

Philippe écrivit au sénat que les soldats l’avaient élu empereur à la place de Gordien, mort de maladie, et le sénat décerna à l’un l’apothéose, à l’autre les titres impériaux. Il se consola de sa secrète douleur, en accordant à tous les membres survivants de cette tragique famille, naguère si heureuse, l’exemption de la tutelle, des légations et des charges municipales, munera. C’était tout ce qu’il pouvait maintenant donner (février ou mars 244).

 

III. — PHILIPPE (244).

Au lieu de continuer la guerre contre les Perses, découragés par leur défaite à Resaina, Philippe se hâta de conclure la paix avec eux, à des conditions qui leur étaient avantageuses[36], et il rentra dans Antioche. Eusèbe, qui serait disposé à faire de ce meurtrier un chrétien, dit qu’on racontait de son temps[37] que Philippe ayant voulu, avec l’impératrice, célébrer la pâque dans cette ville, l’évêque, saint Babylas, leur avait interdit l’entrée de l’église ; que tous deux s’humilièrent, firent l’exomologèse ou confession publique de leurs fautes et prirent place parmi les pénitents. Ces bruits devinrent, dans la suite, une certitude[38], sans qu’on voie l’intérêt qu’avait l’Église à réclamer un pareil prosélyte. Il se peut que cet Arabe ait eu, dans sa jeunesse, connaissance du christianisme ; qu’à l’exemple de Mammée, il ait entretenu des relations avec Origène[39], et il est certain que, durant son règne, comme sous celui d’Alexandre, les chrétiens jouirent d’une paix profonde[40] ; mais toute sa conduite publique fut celle d’un empereur païen. D’après la légende d’une de ses monnaies, il croyait que son avènement avait été prédit par Apollon[41], et les médailles d’Otacilia Severa portent des types profanes : honneurs sacrilèges qu’une chrétienne véritable aurait refusés. D’ailleurs, en ce temps de confusion religieuse, beaucoup d’esprits étaient incertains sur leurs croyances. Le syncrétisme rationnel des philosophes alexandrins devenait un syncrétisme irréfléchi dans bien des âmes. Ainsi un monument singulier, d’une date pourtant très postérieure, représente un Saint Georges avec une tête d’épervier, c’est-à-dire le héros d’une légende chrétienne confondu avec un dieu égyptien, Horus[42]. Le prétendu christianisme de Mammée et d’Otacilia était de même nature et moins précis encore.

Les événements du règne de Philippe notes sont à peu près inconnus. L’Histoire Auguste, de Gordien III à Valérien, c’est-à-dire de 244 à 253, est perdue, et, pour remplir cette lacune, nous n’avons que les secs ou douteux résumés de Zosime et de Zonare, qui écrivaient, l’un au cinquième siècle, l’autre au douzième. Ils parlent d’une solennité qui agita l’Italie entière : la célébration des jeux Séculaires pour le millième anniversaire de la fondation de Rome (248)[43]. Afin d’honorer ce grand souvenir, on déploya toute la magnificence des fêtes impériales, et l’enthousiasme des peuples répondit à la pompe des cérémonies. Le dieu Terme ayant depuis dix siècles avancé toujours, la foule pouvait croire qu’il n’était pas prés de reculer. Aussi, en voyant cette fortune constante, durant un si long espace de la vie de l’humanité, les fils dégénérés de la vieille Rome laissaient leurs poètes promettre à l’empire un nouveau millénaire. Mais les cris de victoire vont cesser un successeur d’Auguste et de Trajan tombera bientôt sous les coups des Goths, un autre sera captif de Sapor, et déjà est né celui qui réduira l’ancienne reine du monde à n’être qu’un municipe italien.

Philippe lit une ordonnance sévère contre le vice grec ; s’il ne réussit pas à détruire cette dégradante aberration qui met l’homme au-dessous de la bête, du moins n’osa-t-on plus s’en vanter et en rire[44].

Son fils n’avait que sept ans[45] : le nomma césar, puis auguste (247), oubliant le sort de ces jeunes fils d’empereurs pour qui la pourpre n’avait été qu’un linceul, et il mit tous ses proches dans les emplois. Son frère Priscus commanda l’armée de Syrie ; son beau-père (?), Severianus, celle de Mœsie. Il eut, du reste, des égards pour les sénateurs et parait avoir gouverné doucement, sans cruautés ni confiscations. Toutefois il fit passer au fisc le palais de Pompée, propriété des Gordiens, qui l’avaient beaucoup embelli. Les Carpes, peuple d’origine gétique, probablement établi du côté du Pruth, avaient encore pénétré dans les pays du bas Danube il semble être allé lui-même les chasser et avoir employé deux campagnes à cette guerre (245-6)[46]. Après son retour à Rome, la nouvelle y arriva que les Syriens, exaspérés des exactions de Priscus, avaient nommé un empereur, Jotapien, qui se disait descendant d’Alexandre, et qu’en Mœsie quelques mutins en avaient proclamé un autre, Marinus[47].

Philippe, fort troublé, consulta le sénat. Un des membres de cette assemblée, Dèce, qui savait ce que valaient les nouveaux augustes, annonça que ces rois de théâtre ne pourraient se soutenir ; en effet ils tombèrent d’eux-mêmes. Philippe crut cependant nécessaire d’envoyer à l’armée du Danube le sage conseiller qui avait si bien vu quelle tournure prendraient les événements. Dèce résista longtemps, prévoyant que ces légions qui, depuis quatorze ans, n’avaient point fait de sédition, saisiraient le premier prétexte pour se donner le plaisir et les bénéfices d’une révolte. Dèce, en effet, était à peine au milieu des cantonnements, que les soldats le saluaient empereur malgré lui. Ceux qu’il était chargé de punir à cause des derniers troubles avaient imaginé cette combinaison, qui, du même coup, les sauvait du châtiment et leur assurait un donativum.

Dèce écrivit à Philippe que, aussitôt arrivé à Rome, il déposerait la pourpre. L’empereur ne se fia pas à cette parole et marcha au-devant de l’armée de Pannonie ; il fut vaincu et tué près de Vérone[48]. Les prétoriens, qu’il avait laissés à Rome, égorgèrent son fils : l’enfant avait douze ans, et jamais on ne l’avait vu sourire (249)[49].

 

 

 

 



[1] Caïus Julius Verus Maximinus.

[2] Je laisse de côté les récits extravagants sur sa force et sa voracité. On ne pourrait les admettre qu’en admettant pour Maximin le cas morbide de polyphagie, dont on trouvera de singuliers exemples dans Létourneau, Physiologie des passions.

[3] Il fut tué dans sa dix-huitième ou sa vingt et unième année. (Capitolin, Maximin, 1.)

[4] Neque ipse senator esset (Eutrope, IX, 1).

[5] Capitolin (Maximin, 10) dit quatre mille.

[6] Il prit en 236 le titre de Germanicus. (Eckhel, VII, 291.) Ses victoires sur les Germains sont donc de cette année.

[7] Ammien Marcellin, XIV, 1.

[8] Cette période, offre de grandes difficultés chronologiques, qui ont été levées par Eckhel (VII, 295-5) et par Borghesi (Sull’ imp. Pupiano, dans ses Œuvres, V, p. 488 et suiv.) et surtout par L. Renier. Dans son mémoire sur les inscriptions des Gordiens, il établit, en outre, que Capellianus commandait en Numidie et non en Maurétanie, comme on l’avait toujours cru ; que, la legio IIIa Augusta fut licenciée après sa défaite ; que le vrai nom de Balbin était Decimus Cælius Galvinus Balbinus (aucune inscription ne l’avait donné avant celle de Bouhira récemment trouvée) ; qu’enfin un rescrit, inséré au Code (II, 10, 2), prouve que Pupien et Balbin étaient morts avant le 10 des kalendes de juillet, ou le 22 juin. Dans la réorganisation de l’Afrique par Gordien III, la légation de Numidie fut supprimée, et la Maurétanie Césarienne devint et resta, jusqu’à Valérien, province prétorienne, gouvernée par un légat qui commanda toute l’armée des provinces africaines.

[9] Il avait écrit une Antoniniade en vers. Capitolin décrit ainsi un de ses palais : Dans leur villa, qui existe encore sur la voie Prénestine, on remarque un temple tétrastyle de deux cents colonnes, dont cinquante en marbre de Caryste, cinquante en marbre Claudien, cinquante en marbre de Numidie, trois basiliques de 100 pieds de long et des thermes qui ne sont surpassés en beauté que par ceux de Rome. (Gord., 32.) Durant son édilité, il donna a ses frais douze spectacles, un par mois, où combattirent jusqu’à mille gladiateurs, et jamais moins de trois cents. Une fois, il fit lâcher dans l’amphithéâtre cent bêtes féroces de la Libye ; une autre fois, mille ours.... Aux sixièmes jeux, il abandonna au peuple deux cents cerfs, trente chevaux sauvages, dix élans, cent taureaux de Chypre, trois cents autruches, trente onagres, cent cinquante sangliers, deux cents chamois, deux cents daims.  (ibid., 3.)

[10] Pour un senatus-consultum tacitum, les scribes, les gens de service, tous ceux en un mot qui n’étaient pas sénateurs, sortaient de la curie, et des membres du sénat rédigeaient eux-mêmes les procès-verbaux et décrets.

[11] La lettre est adressée proconsulibus, prœsidibus, legatis, ducibus, tribunis, magistratibus, ac singulis civitatibus, et municipiis et oppidis et vicis et castellis. (Capitolin, Maximin, 15.) Les deux Maximins furent en même temps déclarés ennemis publics, et l’on promit bonne récompense à qui les tuerait. (ibid., 16.)

[12] Capitolin (Maximin, 19) parle cependant d’un acerrima pugna.

[13] Ses noms étaient : M. Clodius Pupienus Maximus. Balbin prétendait descendre du Gaditain Balbus, l’ami de Pompée et de César ; il s’appelait Decimus Cælius Balbinus.

[14] Une inscription d’Algérie (L. Renier, n° 1431) le dit divi Gordiani nepos et divi Gordiani sororis filius. De même Hérodien, VII, 27.

[15] Sublatis omnibus quæ victum præbere possent (Capitolin, Maximin, 21).

[16] Capitolin, Maximin, 25.

[17] Capitolin, Maximin, 22 ; Hérodien, VIII, 7.

[18] Capitolin, Maximin, 19. Cf. L. Renier, Inscriptions d’Algérie, 5177.

[19] Elle fut reconstituée vers 253 sous le règne de Valérien, qu’elle avait, avec toute l’armée de Rhétie, élevé à l’empire. (L. Renier, Inscr. d’Algérie, 4095, 4073, et Aurelius Victor, de Cæsaribus, 32.)

[20] .... orbem terrarum consensisse in odium Maximini (Capitolin, Maximin, 25).

[21] Maximin avait soixante-cinq ans. (Chron. d’Alex., ad ann. 258, et Zonare, Ann., XII, 16,) Les écrivains ecclésiastiques (Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 28) plaçaient sous son règne une persécution qu’ils comptaient pour la sixième. Sulpice Sévère ne la connaît pas ; il parle seulement (Hist. sacr., II, 16) de quelques prêtres persécutés.... nonnullarum ecclesiarum clericos vexavit. La persécution dut se borner à quelques violences locales, en Cappadoce, par exemple, dont Firmilianus était évêque. Cf. Cyprien, Ep. 75 : erat transeundi facultas eo quod persecutio illa non per totum mundum, sed localis fuisset.... ut per Cappadociam et Pontum ; et l’Église n’a pas, pour ce règne, de martyrs authentiques. Eusèbe n’en cite aucun.

[22] Eckhel, VII, 305.

[23] Hérodien, VIII, 21.

[24] Avec le règne de Pupien et de Balbin se termine l’ouvrage d’Hérodien qui, malgré tous ses défauts, était fort utile pour cette époque si pauvre en écrivains. Mentionnons, en cette année 238, la publication du livre de Censorinus, de Die natali. Vers ce temps-là aussi Commodianus, le plus ancien des poètes chrétiens, écrivait ses Instructions, quatre-vingts pièces de vers barbares. Son Carmen apologelicum est de l’année 249. Gennadius (de Script. Ecclés., 95) dit de lui : .... Scripsit, mediocri sermone quasi versu, librum adversus paganos. Et quia parum nostrarum alligerat litterarum, magis illorum destruere potuit dogmata quam nostra firmare. Les lettres initiales des vingt-six derniers vers d’une de ces pièces forment les mots suivants : Commodianus mendicus Christi. Un autre exemple de ces acrostiches, avec une prosodie et une métrique barbares, se retrouve dans une inscription de l’Algérie (L. Renier, n° 2074).

[25] La plupart lui donnaient onze ans, quelques-uns treize, Junius Cordus seize. (Capitolin, Gord., 22.)

[26] L. Renier, Inscriptions d’Algérie, 99, et C. I. L., t. VI, n° 1090.

[27] C. Furius Sabinius Aquila Timesitheus. (Spon, Antiq. de Lyon, édit. de 1857, p. 163.) Voyez son cursus honorum dans de Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 245.

[28] Mirkhond, Hist. des Sassanides, traduction de Sylvestre de Sacy, p. 288.

[29] Aurelius Victor, de Cæsaribus, 27.

[30] L’initium belli Scythici date du règne de Maxime et Balbin, en 238. (Capitolin, 16.) C’est dans cette première invasion que les Goths détruisirent Istria sur la côte de l’Euxin.

[31] .... delevit, fugavit expulit atque submovit (Capitolin, Gord., 26). Sur le tombeau de Gordien on grava les mots Victor Gothorum. (ibid., 54.)

[32] Capitolin, Gord., 27. Une inscription, récemment trouvée en Algérie, donne à Gordien sept salutations impér. (Bull. de corresp. afric., 1882, p. 749.)

[33] Il s’appelait M. Julius Philippus et sa femme Marcia Otacilia Severa. Voyez L. Renier, Inscriptions d’Algérie, n° 2540. Suivant Aurelius Victor (Cæs., 28), il était né à Bostra, ville à laquelle il aurait donné le nom de Philippopolis. Les conciles distinguent Bostra de Philippopolis, qui aurait été bâtie dans ses environs (Labbe, Conc., t. VIII, p. 644, 675). M. Waddington a retrouvé les ruines de Philippopolis, où l’on voit encore un théâtre, un aqueduc, des bains, des temples et de nombreux édifices publics ; mais l’enceinte n’a jamais été remplie : Philippe n’eut pas le temps d’achever son œuvre.

[34] Zosime, I, 98.

[35] Ammien Marcellin, XXIII, 5. Le gouvernement de Gordien III eut une grande activité législative : le Code de Justinien mentionne de lui deux cent quarante constitutions. Une d’elles est importante : elle accordait aux soldats qui avaient accepté, sans le savoir, une succession onéreuse, le bénéfice de n’être tenu des dettes que jusqu’à concurrence de l’actif (Code, VI, 22). De là est venue l’institution du bénéfice d’inventaire.

[36] Eutrope, IX, 2 ; Zonare, XII, 18-9.

[37] Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 34.

[38] Saint Chrysostome ; Orose et Zonare les admettaient, et saint Jérôme (de Vir. Ill.) dit de Philippe : qui prunus de regibus rom. christ. fuit. Mais ces personnages vivaient ou écrivaient après la pénitence de Théodose, et il convenait d’accroître l’autorité de cet exemple fameux, en confirmant les bruits qui avaient naturellement pris cours parmi les chrétiens, sur la pénitence publique de toute une famille impériale que sa tolérance avait fait soupçonner de christianisme. A la fin du quatrième siècle, un évêque, quand il était saint Ambroise, pouvait interdire à un empereur l’entrée de son église ; un siècle et demi plus tôt personne n’aurait osé le faire.

[39] Eusèbe (Hist. ecclés., VI, 33) possédait deux lettres d’Origène, l’une à Philippe, l’autre à l’impératrice, mais il ne dit pas qu’on y trouvât la preuve qu’ils fussent chrétiens.

[40] Excepté à Alexandrie, s’il faut en croire Eusèbe (VI, 41). Mais cette prétendue persécution ne fut sans doute qu’une de ces émeutes populaires si fréquentes dans cette ville et dans laquelle des chrétiens périrent, comme il y périt aussi des païens.

[41] Ex oraculo Apollina (Cohen, IV, p. 201, n° 4. Voyez p. 343). Il fit déclarer Gordien III divus et accomplit toutes les cérémonies païennes des jeux Séculaires. Il y eut sous son règne, à Alexandrie, une émeute contre les chrétiens, qui ne s’arrêta que quand la guerre civile eut fait diversion. (Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 41.)

[42] Cf. Horus et S. Georges, mémoire de M. Clermont-Ganneau, dans la Revue archéol., 1877.

[43] La millième année de Rome commençait, en suivant le calcul de Varron, le 21 avril 247. On attendit qu’elle fût écoulée. (Eckhel, VII, 324.)

[44] Les empereurs chrétiens ne réussirent pas mieux à chasser ce vice honteux. Aurelius Victor, qui écrivait au milieu du quatrième siècle, dit : .... manet, quippe conditione loci mutata, pejoribus flagitiis agitatur (§ 28).

[45] M. Julius Philippus.

[46] Victoria Carpica, Carpicus Maximus, légendes de deux de ses monnaies ; une autre, qui lui donne le titre de Germanicus Maximus, annonce quelques succès sur des Germains. (Cohen, IV, p. 202, n° 5.)

[47] On a des monnaies impériales de deux autres usurpateurs qu’on ne sait où placer, Pacatianus et Sponsianus. Le travail de ces monnaies annonce le temps de Philippe ou de Dèce. (Cohen, IV, p. 229, 231 et pl. XI.)

[48] La Chronique d’Alexandrie le fait mourir à quarante-cinq ans. Pour les suites de l’invasion gothique, voyez le chapitre XCVI.

[49] Aurelius Victor, de Cæsaribus, 28. Cette tragédie se place au commencement de l’automne.