I. — CARACALLA (2 FÉVRIER 211 — 8 AVRIL 217) ; LE
DROIT DE CITÉ ACCORDÉ A TOUS LES HABITANTS DE L’EMPIRE.
Sévère nous a occupé longtemps ; il le méritait. Nous
passerons rapidement sur ses
successeurs jusqu’à ce que nous retrouvions des princes et des événements
dignes d’arrêter l’attention.
Le père de Caracalla avait tout fait pour maintenir la
bonne intelligence entre ses fils. Il la leur recommandait par de sages
conseils, par l’exemple de l’union affectueuse qui régnait dans la maison paternelle,
et il conviait le sénat et les peuples à en rappeler sans cesse aux jeunes princes
la nécessité. Chaque année, on célébrait, par tout l’empire, la fête de l’amitié fraternelle, philadelphia[1] ; le
sénat, par sacrifices solennels,
demandait aux dieux de la maintenir[2], et Sévère
faisait frapper des médailles qui représentaient ses deux fils se donnant la
main, avec ces mots en légende : Perpetua
concordia[3]. On dit que,
durant sa dernière maladie, il leur envoya le discours que Salluste met dans
la bouche de Micipsa mourant pour exhorter ses enfants à l’union. C’est que
tout le monde et lui-même sentaient la fauté qu’il avait commise en les
nommant augustes, alors que l’un n’avait pas sur l’autre ; l’ascendant d’âge,
et d’autorité que Marc Aurèle avait eu sur Verus. Ces droits égaux reconnus[4] à des jeunes gens
à peine sortis de l’enfance[5] promettaient à l’empire
une tragédie ; elle se produisit au bout de quelques mois. Hérodien les
montre à Rome se partageant les soldats, le palais dont ils font deux
forteresses, où ils se cantonnent l’un contre l’autre, et finissant par
proposer une division de l’empire : l’Asie à Geta, le reste à son frère,
chacun avec une moitié du sénat, des armées et des flottes. Mais partagerez-vous aussi votre mère ? leur dit
Julia. Dion ne sait rien d’un tel projet, dont l’annonce aurait produit dans
Rome, où notre historien était alors, une sensation profonde. L’idée de
constituer deux empires romains ne pouvait venir aux politiques de ce temps,
mais il est curieux qu’elle soit née dans la tête d’un rhéteur qui, ne trouvant
pas que l’histoire des Sévères donnât de suffisantes émotions, utilisait tous
les procédés de l’école pour la rendre plus dramatique à son gré.
Caracalla usa d’un moyen plus simple. Un jour, ayant
attiré son frère dans la chambre de Julia, sous prétexte d’une
réconciliation, il le tua dans les bras de leur mère, qui fut couverte de sang
et blessée. Le coup fait, il courut au camp des prétoriens, pour s’y mettre
en sûreté en achetant cette troupe vénale. Il leur conta qu’il venait d’échapper
à la mort par la protection de ses dieux, et un large donativum leur paya le prix du sang. La légion
d’Albano, plus fidèle à la mémoire de Sévère, ferma quelque temps ses portes
au meurtrier : l’or finit par les lui ouvrir.
Puisque la victime devenait l’assassin, Geta fut déclaré
ennemi public, et on martela son nom sur tous les monuments, jusque sur l’arc
de Septime Sévère, où les traces s’en voient encore. Ce fut un crime de
prononcer ce nom, même dans les comédies, où il était d’usage que quelque
esclave le portât toujours, même dans les testaments. Si un legs était fait à
un vieux serviteur ainsi appelé, le mort échappait bien à la colère de
Caracalla, mais non sa fortune, qui était confisquée. On voudrait croire ce
que Dion raconte des terribles songes où Geta lui apparaissait menaçant, l’épée
à la main, où il entendait son père lui crier : Je
te tuerai comme tu as tué ton frère ! Mais en le voyant
consacrer dans le temple de Sérapis le glaive qui avait servi à l’accomplissement
du crime, il faut penser qu’il portait bien légèrement ce souvenir (février 212)[6].
Au sénat, Caracalla se justifia en citant l’exemple de
Romulus, et personne n’eut garde de contredire la vieille légende qu’il
venait de rajeunir. A la fin de son discours, il déclara qu’il rappelait tous
les bannis. C’était une promesse de clémence ; le lendemain, les amis de Geta
périssaient en foule[7]. La soldatesque
fut déchaînée ; à tuer, elle trouvait plaisir et profit, car elle pillait les
maisons des condamnés, même de ceux qui ne l’étaient pas. Chez Cilon, ancien
préfet de Rome, que Caracalla appelait son père et qu’il sauva de leurs mains,
ils enlevèrent l’or, la vaisselle d’argent, les habits et les meubles.
Exploitant la terreur qu’ils inspiraient, ils prenaient des rançons et se
faisaient payer les coups qu’ils ne devaient pas frapper. Ils tuaient pour l’empereur
et aussi pour leur compte. Caracalla dut leur abandonner les préfets du
prétoire. L’un d’eux était Papinien, qu’un ancien appelle l’asile du droit et le trésor de la science juridique[8], et que notre
Cujas regardait comme le plus grand des
jurisconsultes qui ont été ou qui seront jamais[9]. On dit qu’il
avait irrité le prince en refusant de se déshonorer, comme Sénèque l’avait
fait sous Néron, par une apologie du fratricide. Si l’histoire est vraie, et
il y a des raisons de l’admettre, c’était bien finir ; le grand jurisconsulte
était, lui aussi, un martyr du devoir[10]. Son fils, celui
de Pertinax, un petit-fils de Marc Aurèle, une fille de ce prince, qui avait
osé pleurer Geta, un neveu de Sévère, un Thrasea, etc., eurent le même sort.
Dion avait dressé la liste des victimes sénatoriales ; on l’a perdue, mais
nous savons qu’elle était longue : le premier crime en entraînait
nécessairement beaucoup d’autres.
Avec cet empereur de nature basse et méchante qui, dit un contemporain, n’aima jamais personne[11], le règne de
Commode recommença : mêmes orgies au palais, mêmes massacres d’hommes et de
bêtes fauves au Cirque, mêmes insultes au sénat, mêmes exactions sous mille
formes. C’est à croire que, comme tant d’autres empereurs arrivés jeunes au
pouvoir, il eut des accès intermittents de folie. Nous savons, en effet, que
Caracalla était malade d’esprit autant que de corps : le grand nombre de
monnaies qu’on a de lui avec l’image des dieux guérisseurs
atteste ses efforts pour se débarrasser de quelque mal secret[12]. Il aimait à
faire peur et s’étudiait à se donner un air farouche, que ses bustes ont
gardé : on le flattait en tremblant devant lui. Un consulaire lui ayant dit
qu’il ressemblait en tout temps à un homme en courroux, il prit cela pour un
éloge et lui envoya 1 million de sesterces[13]. Devant les
sénateurs, il glorifiait sans cesse Sylla, si dur aux pères conscrits de la
république, ou il vantait son compatriote Annibal, si terrible à Rome même[14]. Et il faisait
bien réellement trembler, car il avait organisé un vaste système d’espionnage
à l’aide des soldats chargés de la police. De peur qu’un subalterne, par
quelque sévérité maladroite, ne décourageât leur zèle, il se réserva la
connaissance des plaintes portées contre eux et le jugement des peines
disciplinaires qu’ils pouvaient encourir. Il entendait protéger des hommes
dont il avait fait ses yeux pour voir et ses oreilles pour entendre, alors
même qu’il n’y avait rien à entendre ni à voir[15]. Aussi tout le
monde se trouvait-il à la merci de ces agents de bas étage, qui étaient
assurés de l’impunité et dont une dénonciation coûtait la fortune ou la vie.
Quand il ne prenait point la tête ou les biens par
sentence de mort ou de confiscation, il ruinait par de capricieuses
exigences. Il nous mettait à contribution,
raconte Dion, pour des approvisionnements qu’il
distribuait aux soldats ou qu’il leur vendait, comme un cabaretier. Lorsqu’il
sortait de Rome, il nous fallait lui préparer à nos frais, sur la route, des
gîtes somptueux, même pour les plus courts voyages, et parfois en des lieux
où il ne devait point passer. Dans les villes où l’on supposait qu’il
resterait quelque temps, c’étaient des cirques, des amphithéâtres que nous
devions construire. En tout cela, il n’avait qu’un but, nous ruiner ; il
répétait souvent : Personne autre que moi ne doit avoir d’argent, afin que
je puisse en donner aux soldats. Il avait coutume de nous faire avertir
que, dès la pointe du jour, il rendrait la justice ou vaquerait aux affaires
publiques, et il nous tenait debout jusqu’à plus de midi, quelquefois jusqu’au soir, sans même
nous recevoir sous son vestibule. Et tandis que les très illustres attendaient un regard, une
parole du maître, lui, il conduisait des chars, combattait avec des
gladiateurs, s’enivrait ou mélangeait le vin dans les cratères, pour envoyer aux
soldats de sa garde des coupes pleines, que les sénateurs, brûlés du soleil
et de la soif, ne pouvaient même arrêter au passage[16]. Quelquefois,
ajoute Dion, il rendait la justice, et Philostrate nous fait assister à une
de ces audiences qui manque de gravité assurément, mais où le prince, cette
fois du moins, ne manqua pas de bon sens[17].
Le débauché voulut, comme Domitien, prendre le rôle d’un
austère réformateur. Il punit de mort les adultères, bien que la loi n’exigeât
pas cette sévérité, et fit enterrer vives quatre vestales qu’il prétendit
avoir violé leur vœu. L’une d’elles, qu’il avait essayé de séduire, s’écriait
en allant au supplice : César sait bien que je
suis vierge encore[18].
La tyrannie ne profita pas cette fois aux provinces :
elles eurent à souffrir toutes les exactions : or coronaire fréquemment
exigé, dons gratuits, impôts nouveaux, impôts anciens augmentés, peut-être
fabrication de fausse monnaie pour payer ses dettes[19]. Il doubla le
droit pour les affranchissements, les legs et les donations, abolit les successions
ab intestat et les immunités accordées
dans ce cas aux proches parents des défunts ; enfin il déclara citoyens tous
les habitants de l’empire[20]. On a vu dans ce
rescrit une grande mesure d’équité ou, tout au moins, l’achèvement de la
révolution commencée par César : c’était un expédient fiscal. Les peregrini continuèrent à payer leurs anciennes
contributions et ils furent désormais soumis aux tributs qui avaient été pour
les cives le rachat de l’impôt foncier
et de la capitation[21]. Cette réforme
qui étendit à tous les provinciaux le bénéfice des lois romaines, par
conséquent le droit d’appel à l’empereur, ne modifia pas les anciennes
catégories de cités : villes libres, fédérées, colonies latines et de droit
italique, etc., qui subsistèrent encore longtemps. Caracalla lui-même en fit
de nouvelles : il donna le jus Italicum
aux habitants d’Antioche et d’Émèse[22]. Une de ces
distinctions persistantes fut pourtant effacée : il admit des Alexandrins
dans le sénat de Rome, qui leur avait été jusqu’alors fermé.
L’état des personnes ne fut pas non plus modifié par cette
mesure. La condition de l’esclave, du colon, de l’affranchi, de l’étranger
établi clans l’empire ou enrôlé dans ses troupes auxiliaires resta la même[23] : il n’y eut que
des impôts de plus et une classe nouvelle de pérégrins. Mais une catégorie
nombreuse de citoyens gagna beaucoup au décret de Caracalla. L’usage des
distributions gratuites s’était étendu à toutes les villes ayant le droit de
cité romaine. Elles avaient tenu à honneur d’imiter l’institution charitable
de leur métropole, et nous avons trouvé, jusque dans Palmyre, devenue colonie
italique, des tessères frumentaires. Lorsqu’il n’y eut plus que des citoyens
dans l’empire, les pauvres des cités provinciales participèrent au bénéfice
de l’assistance publique. Saint Augustin ne voit que cette conséquence de l’édit,
et elle lui semble fort heureuse. Ce fut,
dit-il, une excellente et très humaine mesure,
car elle permit à la plèbe, privée de biens-fonds, d’obtenir des aliments fournis
par la caisse commune[24]. Quand Maximin s’empara
des fonds municipaux, on marque qu’il saisit jusqu’à l’argent qui servait à
payer les distributions frumentaires[25].
Quelques-uns de ces jurisconsultes qui écrivaient : Il faut donner des aliments aux pauvres,
avaient sans doute prévu que le décret aurait ce mérite, mais non point
Caracalla, bien qu’il ait été, comme son père, très libéral pour les distributions
de vivres. Le motif déterminant fut, pour lui, la raison fiscale, car ses
besoins d’argent étaient extrêmes. L’immense trésor laissé par Sévère avait
été promptement dissipé. Il ne nous reste plus
rien, lui disait un jour la sage Julia, qui essayait en vain de
mettre un peu d’ordre dans ces profusions et dans ce cerveau dérangé ; justes ou injustes, tous nos revenus sont épuisés.
— Ayez bon courage, ma mère : tant que nous
aurons ceci, l’argent ne nous manquera pas ; et, ce disant, il
frappait sur son épée.
La sienne n’était pas bien redoutable, mais il avait celle
des soldats. Sévère les avait contenus : son fils leur lâcha la bride. Il
pratiquait la maxime attribuée à son père : Contenter
les soldats, et se moquer du reste. Ses innombrables victimes
avaient laissé derrière elles des parents, des amis, qui pouvaient les
venger. Tout lui était donc ennemi, excepté ceux à qui il disait : C’est pour vous que je règne ; mes trésors sont les vôtres.
Et ils pouvaient l’en croire, en se voyant chaque jour gorgés d’or. Leur
solde annuelle fut augmentée de 70 millions de drachmes[26], que les revenus
ordinaires de l’État ne suffisaient plus à payer. Il prit une autre mesure
funeste à la discipline. Les légions vivaient toute l’année au camp sous la
tente : il leur permit de prendre leurs quartiers d’hiver dans les villes
voisines[27],
qu’elles traitèrent en pays conquis, ruinant leurs hôtes et perdant elles-mêmes,
dans une vie de débauche, ce qui leur restait de qualités guerrières.
Une chose que le soldat mercenaire et sans patrie, tel qu’était
devenu le soldat romain, aime autant que l’or, c’est la guerre, ce jeu enivrant
de la vie et de, la mort, où il espère toujours gagner ; c’est la licence d’une
armée en expédition et l’assouvissement de passions brutales, relevées par
une apparence de gloire. Caracalla leur avait promis de les mener à cette
chasse à l’homme et au butin : Je veux finir à la
guerre, disait-il, c’est une belle
mort[28]
; et il avait sans cesse à la bouche un nom opposé longtemps par les Grecs
aux noms les plus glorieux de Rome, celui d’Alexandre. A l’époque de Polybe,
ses compatriotes se vengeaient de leur récente défaite en disant aux Romains
: C’est à la Fortune que vous devez vos succès. Alexandre
dut les siens à son génie. Plus tard, ils répétaient encore : Les Parthes, que vous n’avez pu vaincre, n’étaient que le plus
petit des peuples domptés par lui. Aussi le souvenir du héros de
la race hellénique avait-il obsédé l’esprit de César et de Trajan. Ces grands
capitaines auraient voulu refaire ses conquêtes, établir leurs légionnaires
dans les cités bâties par ses vétérans aux bords de l’Oxus, et ils auraient
cru achever l’univers romain, s’ils lui avaient donné pour limite orientale
celle de l’empire macédonien. Mais, à mesure que le vieil esprit de Rome
fléchissait sous l’invasion croissante de l’hellénisme, Alexandre cessait d’être
un rival pour devenir un concitoyen dont la gloire faisait à présent partie
de la gloire nationale. On l’éleva en dignité : il passa dieu, et le terrible
soldat fut transformé en génie bienfaisant qui écartait les influences
funestes, άλεξίxαxος.
Des médailles argent avec le d’or et d’argent, frappées à son effigie,
servirent de talismans. Elles protègent,
dit un écrivain de l’Histoire Auguste[29], dans tous les actes de leur vie ceux qui les portent
; et nous en avons encore. Sévère Alexandre prendra son nom. Caracalla fit mieux
: il prétendit que l’âme du héros était passée dans la sienne[30] ; et, pour le
prouver, il dressa des éléphants de guerre, il organisa une phalange
macédonienne. Du reste, la dernière création était moins une manie d’imitation,
que l’achèvement d’une réforme depuis longtemps commencée. Au lieu d’armées
régulières à combattre par une tactique savante, les Romains avaient
maintenant à repousser les attaques impétueuses de Barbares désordonnés et
les rapides cavaliers des Parthes. En face des éléphants et de la phalange de
Pyrrhus[31],
ils avaient abandonné leur ancien ordre de bataille à rangs serrés et à
lignes épaisses. Les adversaires changeant, ils le reprirent, pour que la fougue
individuelle se brisât contre une masse impénétrable. Cette réforme avait commencé
dans les guerres de Bretagne[32] ; plus tard,
Arrien[33] avait nettement
établi le principe de la formation en phalange sur huit, hommes de profondeur
sans intervalle, avec une neuvième ligne d’archers, les cavaliers et l’artillerie
en arrière et aux ailes. Ce sera désormais l’ordonnance des légions.
Vers la fin de l’année 212, Caracalla se rendit en Gaule.
Il fit mettre à mort le gouverneur de la Narbonnaise, et
troubla ces provinces en violant nous ne savons quels droits des cités,
peut-être les droits de celles qui refusaient le don onéreux du jus civitatis.
Une grave maladie, sans doute aussi le désir d’inspecter les défenses du
Rhin, le retinrent de ce côté des Alpes. Un février 213, il était rentré dans
sa capitale[34],
qu’il voyait pour la dernière fois.
Il avait promis à ses soldats des expéditions, et l’empire
avait besoin de frapper quelque coup du côté du Danube et du Rhin, où se
formaient de puissantes confédérations, que nous étudierons plus tard. L’une
d’elles, celle des Alamans, qu’on voit apparaître alors pour la première
fois, surprit le passage de la ligne fortifiée qui couvrait les terres
décumates, et une nombreuse cavalerie porta l’incendie et la mort dans cet
avant-poste de l’Italie et de la Gaule. Avant la fin de 213
[35], Caracalla
conduisit ses troupes contre les envahisseurs et les vainquit sur les bords
du Mein, où leurs femmes renouvelèrent les actes de férocité héroïque que
Plutarque attribue aux femmes des Cimbres, à moins que le récit de Xiphilin
ne soit une réminiscence classique. Il est question d’autres succès du côté
de la Rhétie. Les
archers osrhoéniens, qui faisaient partie de l’armée romaine, eurent l’honneur
de la campagne : ce qui permet de supposer que l’ennemi n’était ni très nombreux
ni bien terrible[36]. Cependant le
bruit de ces succès retentit au loin : des peuples établis aux bouches de l’Elbe
et sur la ruer du Nord députèrent à l’empereur pour lui demander son amitié
et des subsides, qu’il accorda[37]. Les Alamans,
rendus prudents par leur défaite, se tinrent en repos pendant vingt ans. Dion
accuse l’empereur d’avoir ainsi acheté la paix aux Germains. Nous avons
expliqué plusieurs fois qu’il était de bonne politique de gagner par des
présents les chefs barbares, pour éviter les irruptions soudaines et les
guerres inutiles qu’elles entraînaient. Il n’y a donc point à blâmer
Caracalla de l’avoir suivie, si du moins il ne paya point cette paix trop
cher[38]. Elle lui permit
de lever, chez les Alamans, des corps auxiliaires dont un forma sa garde
personnelle. On serait même réduit à louer sa conduite à l’armée, si l’on n’y
voyait une affectation de mœurs populacières et de basses flatteries. Il
partageait toutes les fatigues des soldats. Fallait-il creuser un fossé,
jeter un pont, construire une chaussée, faire quelque ouvrage pénible : il
était le premier à donner l’exemple. Il se faisait servir les mets les plus
communs, mangeant et buvant dans des vases de bois ; il partageait le pain
grossier de la troupe ; souvent il broyait lui-même sa portion de blé,
roulait la pâte en gâteau, et la mettait au four. Il s’habillait comme les
plus pauvres soldats : aussi l’appelaient-ils leur camarade, et il en était
tout fier. Rarement il allait en litière ou à cheval ; il portait ses armes,
quelquefois même les enseignes chargées d’ornements d’or, et dont le poids
faisait plier les plus robustes centurions[39]. Hadrien,
marchant tête nue en avant de ses légions, reste un général obéi ; Caracalla,
pétrissant son pain, est grotesque et perd la discipline, en perdant le
respect de ses soldats.
On parle encore de Barbares massacrés en trahison, d’un
roi des Quades qu’il fit tuer, d’une guerre que, selon le vœu de Tacite, il
alluma entre les Vandales et les Marcomans, de succès contre les Sarmates
dans la Dacie
et contre les Goths, dont le nom apparaît alors pour la première fois[40]. Tout cela est
fort obscur, mais révèle l’intention de mettre en sûreté la frontière
septentrionale de l’empire. Après avoir
réorganisé l’armée du Danube, dit Hérodien, il passa dans la
Thrace et y fit de nombreux règlements pour les villes,
comme il avait fait déjà en Gaule, comme il allait faire en Asie. Ces
règlements, nous ne les connaissons pas, mais le fait est à noter, car,
conçus sans doute dans un esprit contraire aux libertés locales, ils ont dû
avancer l’heure où ces libertés disparurent.
Il franchit l’Hellespont, manqua d’y périr dans une
tempête, et se rendit à Pergame, afin d’obtenir d’Esculape qu’il le guérit de
son infirmité secrète. Il se soumit à toutes les prescriptions en usage pour
les cures merveilleuses. Le miracle eût été cette fois d’importance et d’excellent
profit ; mais il ne pouvait s’opérer par les procédés ordinaires : l’empereur
était trop en vue. Le dieu fit la sourde oreille, et Caracalla garda son mal[41]. A Troie, il
couronna de fleurs le tombeau d’Achille et voulut avoir lui aussi un
Patrocle. Son affranchi Festus fut choisi pour jouer le rôle dangereux de l’ami
du héros. Le nouveau Patrocle mourut, en effet, quelques jours après, ce qui
permit au prince de renouveler les funérailles décrites par Homère : Testus
avait été empoisonné pour cette représentation.
Il passa l’hiver de 214-215 à Nicomédie, où Dion, notre
principal guide pour cette histoire, se trouvait avec lui. Les Parthes
épuisaient alors en dissensions intestines leurs derniers restes de vie : l’occasion
était propice pour les attaquer. Il leur réclama avec hauteur deus transfuges
qu’ils rendirent aussitôt, et cette docilité lui ôta pour le moment tout
prétexte de guerre. Cependant des victoires lui étaient nécessaires. Le roi
de l’Osrhoëne gouvernait son pays pour le compte de Rome. Édesse, sa
principale ville, placée sur la route des caravanes, ail pied d’un rocher qui
portait l’acropole et d’oie sortait une source abondante, était et est encore
un point stratégique important, le centre de la défense pour la haute
Mésopotamie. Ce roi avait-il noué avec les Perses de compromettantes
intelligences : on ne le sait. Sur cette frontière lointaine les amitiés
étaient changeantes. Caracalla se résolut à supprimer cet État tributaire :
il persuada au roi de le venir trouver, le jeta en prison et fit de sa
capitale une colonie romaine. La chose était petite, mais la suppression d’un
royaume oriental faisait toujours du bruit dans l’Occident ; et puis Abgare
avait peut-être un trésor bien rempli[42]. Caracalla usa
du même procédé à l’égard du roi d’Arménie, alors en différend avec ses fils.
Il les invita à le choisir pour arbitre, et, quand ils furent venus, il les
traita comme le roi de l’Osrhoëne. Biais les Arméniens ne se laissèrent pas
prendre aussi facilement que leur prince : ils détruisirent une armée romaine
envoyée contre eux.
Les sénateurs, auxquels Caracalla reprochait leur
oisiveté, tandis que lui s’exposait pour eus aux fatigues et aux dangers,
applaudissaient naturellement à ces hauts faits. On lui décernait le surnom
de Parthique et l’on terminait toutes les acclamations en son honneur par le
vœu que son règne durât cent ans. Il ne se sentait pas moins haï et leur
écrivait d’Antioche : Je sais que mes exploits
vous déplaisent ; mais j’ai des armes et des soldats. Aussi je ne m’inquiète
pas de ce que vous pensez.
Dans Antioche, il était venu chercher des plaisirs[43] ; dans
Alexandrie, où il arriva à la fin de l’automne 295[44], il chercha une
vengeance. Les Alexandrins, race légère et moqueuse, donnaient à Julia le
surnom de Jocaste, l’épouse incestueuse de son fils, la mère de deux frères
ennemis ; ils appelaient Caracalla le très grand Gétique, maximus Geticus, allusion sanglante à un
exploit qui n’avait pas été accompli au pays des Gètes, et ils riaient de cet
homme laid, petit et chauve, vieux avant l’âge, qui prétendait jouer les
grands héros, Achille et Alexandre. Ces propos étaient revenus à l’empereur.
Quand il approcha de la ville, les premiers citoyens sortirent à sa rencontre
portant en leurs mains les objets sacrés, comme si leurs dieux voulaient
faire honneur au dieu nouveau qui arrivait. Caracalla les reçut bien, et, par
une dérision des vieilles et saintes lois de l’hospitalité, il les fit
asseoir à sa table ; puis, le festin terminé, ordonna de les mettre à mort.
Pendant l’exécution, les soldats s’armaient et se précipitaient dans la cité.
Les places, les grandes rues, les principaux édifices, furent occupés
militairement ; lui-même s’établit dans le temple de Sérapis et de là
organisa le massacre. On égorgea pendant de longs jours, sans distinction d’âge,
de condition ou de sexe. Quel fut le nombre des victimes ? Immense, car
Alexandrie était une fourmilière d’hommes et une opulente cité, où le soldat
frappait au hasard et pillait à coup sûr. Les temples mêmes, ces banques
sacrées où les particuliers déposaient souvent leurs richesses, ne furent pas
épargnés. Le carnage ne s’arrêta que quand, de lassitude et de dégoût, le fer
tomba de la main des meurtriers, gorgés de sang et de butin.
En annonçant cet exploit au sénat, le monstre ausonien disait : Quant à la quantité et à la qualité de ceux qui ont péri,
peu importe, car ils méritaient tous le même sort[45]. La conscience
publique s’indigna peut-être en secret ; mais, officiellement, les sénateurs
consacrèrent cette victoire d’espèce nouvelle par une monnaie qui
représentait le prince foulant l’Égypte aux pieds.
Caracalla reprit alors ses idées de conquêtes (216). Il envoya
demander au roi des Parthes la main de sa fille, et, sur son refus, franchit
le Tigre, prit Arbelles, où il jeta au vent les cendres des rois, et ravagea
une partie de la
Médie. L’ennemi, étonne de cette agression subite, n’avait
opposé aucune résistance. Après ce facile succès, l’empereur rentra en
Mésopotamie et hiverna dans Édesse pour y consulter l’oracle du dieu Lupus ;
mais, tandis qu’il cherchait l’avenir, il perdait le présent : s’étant dirigé
sur Carrhes, il y fut tué par un de ces hommes dont il avait surexcité les
appétits : c’était un soldat mécontent de n’avoir pas été nommé centurion (8 avril 217). Il
avait vingt-neuf ans à peine[46].
Les Romains avaient des divinités qu’ils appelaient les
Terribles, Diræ, puissances
vengeresses qui existent toujours pour les princes, car toujours l’expiation
suit les grandes fautes et finit par atteindre ceux qui les ont commises ou
leur postérité.
Julia Domna était alors à Antioche. Jusqu’à la dernière
heure de Caracalla, elle avait possédé la suprême puissance, mais aussi elle
avait eu les suprêmes angoisses : durant un quart de siècle, le monde romain
à ses pieds, puis son époux mort, l’un de ses fils égorgé, et voici que l’autre
tombait encore sous les coups d’un assassin, entraînant dans sa chute la
fortune de sa maison. Trop fière pour se résigner à la condition de sujette d’un
aventurier que les siens avaient tiré du néant, et pour devenir, après tant
de grandeur, l’objet de la pitié publique, elle se résolut à sortir d’inquiétude
comme un stoïcien des anciens jours. D’ailleurs elle souffrait d’un mal
peut-être incurable ; la mort s’approchait d’elle : elle alla au-devant et se
laissa mourir de faim[47].
Caracalla avait construit, Rome, un portique où étaient
gravés les exploits de son père, et clos thermes, qui sont, après le Colisée,
la plus grande ruine de home et une des plus considérables du monde[48]. Une colonnade,
se développant sur un périmètre de 4.750 pieds, formait
une enceinte, derrière laquelle s’étendaient des jardins plantés d’arbres, de
gazon et de fleurs, avec un stade réservé aux jeux gymnastiques, que l’hygiène
romaine prescrivait après le bain. Les thermes eux-mêmes, édifice long de 750 pieds sur 500 de
profondeur, renfermaient un théâtre, des salles pour la déclamation ou l’étude,
des cours avec portiques pour la promenade, des musées, des bibliothèques ;
enfin, un immense réservoir entouré de seize cents sièges de marbre sculpté
et où trois mille personnes pouvaient se baigner à la fois. Au centre de
cette construction colossale s’élevait la cella
Soliaris, couverte par une voûte surbaissée, qui faisait le
désespoir des architectes du temps et fait encore l’étonnement des nôtres.
Partout les marbres les plus rares, les mosaïques les plus belles et les
chefs-d’œuvre de l’art. On en a tiré l’Hercule de Glycon, la Flore et le groupe
magnifique de Dircé, connu sous le nom de Taureau Farnèse. Une seule colonne
de ces thermes a paru suffisante pour décorer la place della Santa Trinità, à Florence, et le musée de
Naples est rempli des sculptures enlevées à ces ruines, le dernier et suprême
effort de l’art romain[49]. Spartien estime
que la rue qui conduisait aux thermes de Caracalla, construite aussi par ce
prince, était la plus belle, de Rome. En Syrie, il avait continué les travaux
de son père ; à Baalbek, le grand vestibule et le temenos
du temple de Jupiter furent construits par lui.
Ces œuvres d’art ne saliveront pas sa mémoire. Il avait à
peine régné six années, et ce temps si court lui avait suffi pour faire un
mal irréparable. Sous Commode, Pertinax et Julien ; la soldatesque avait été
bien insolente ; sous Caracalla, elle prit véritablement possession de l’empire.
Habituée à voir ce prince déférer en tout à ses caprices, elle voudra faire
durer un régime qui lui est si profitable, et, pour y réussir, elle choisira
des empereurs qui ne seront pas en état de le changer.
II. — MACRIN (12 AVRIL 217-8 JUIN 218) ET
ÉLAGABAL (8 JUIN 218-11 MARS 222).
Macrin (Marcus
Opellius Macrinus) était Africain, comme Sévère, et
originaire de Cæsarea, le Cherchell de
notre colonie algérienne. Il eut d’humbles commencements. On disait qu’il avait
été esclave et gladiateur ; nous savons qu’il fut procurateur des biens de
Plautianus et qu’il manqua périr avec lui. Sévère recueillit l’homme de
confiance de son ancien ami et le fit intendant des postes de la voie
Flaminienne. Caracalla, oubliant quel avait été son premier protecteur, le
nomma avocat du fisc et plus tard préfet du prétoire. C’était un homme doux
et juste, sans talent ni ambition, qui jamais n’aurait songé à l’empire, si
une lettre qui le dénonçait ne lui était tombée dans les mains[50]. Pour échapper à
une mort certaine, il -fit tuer le prince, et son complice ayant été massacré
sur l’heure par les gardes, on ignora d’abord la part qu’il avait prise au
meurtre. Il affecta une grande douleur qui lui gagna les soldats ; le
quatrième jour, il fut proclamé empereur, n’étant encore que simple chevalier[51]. On voit comme tout
s’abaisse, même la dignité impériale. Son fils Diadumenianus,
alors dans sa neuvième année, devint césar et prince de la jeunesse (19 avril 217).
Le nouvel empereur n’osa faire déclarer Caracalla ennemi
public. On porta secrètement ses cendres dans le tombeau des Antonins, et,
pour que ses images disparussent sans bruit, un décret envoya à la fonte
toutes les statues d’argent et d’or. Mais il reçut les honneurs divins. On lui
consacra un temple et des pontifes. Les soldats n’entendaient pas que leur
empereur favori fût privé de l’apothéose.
Comme le vainqueur de Niger avait prétendu continuer la
maison des Antonins, Macrin voulut se rattacher à la dynastie africaine, sans
en réclamer pourtant tout l’héritage. Il prit le nom de Sévère et donna à
Diadumenianus celui d’Antonin, que portait sa victime. C’était une flatterie
à ces foules qu’on mène toujours avec des paroles et des apparences : le mot
est d’Horace[52].
Du reste, Macrin s’appliquait à gagner tout le monde : le sénat par des égards,
les soldats par de l’argent, les peuples par la suppression des nouveaux
impôts, la conscience publique par le rappel des proscrits et la punition des
délateurs. Mais tout cela fait petitement, et nulle part on ne sentait la
main ferme de l’homme capable d’imposer sa volonté.
Le roi des Parthes était entré dans la Mésopotamie
avec une nombreuse armée. Macrin, obligé de conduire à sa rencontre des
troupes sans discipline et sans ardeur pour cette guerre, éprouva des échecs
que l’ennemi ne put cependant changer en défaites. Les Romains, maîtres des
villes et de nombreux châteaux forts, où ils avaient eu le temps de faire
rentrer toutes les provisions, laissaient la plaine à la cavalerie ennemie, qui
n’y pouvait vivre. Les deux princes se lassèrent bientôt d’une lutte où ni l’un
ni l’autre ne s’engageaient à fond. Macrin, d’ailleurs, était pressé de
revenir à Rome ; il parla humblement, remit les prisonniers et donna 15
millions de drachmes, dont Artaban se contenta[53]. Il s’humilia
encore devant les Arméniens, rendit à leur roi Tiridate sa mère, que
Caracalla avait retenue captive, des terres que son père possédait en
Cappadoce, et probablement une pension, moyennant quoi l’Arménien consentit à
recevoir la couronne d’or que Macrin lui envoya en signe de suzeraineté. Du
côté de la Dacie,
des otages furent aussi restitués aux Barbares. Sous Caracalla, l’empire conservait,
du moins, en face de l’ennemi, la fière attitude que Sévère lui avait donnée.
On n’en célébrait pas moins les succès des armes romaines.
Les monnaies étaient compte le journal officiel du temps, et tout aussi peu
véridiques que certains bulletins de victoires ; une d’elles, que le sénat
fit frapper, portait les mots : Victoria Parthica[54].
Cependant Macrin entreprit de resserrer les liens de la discipline,
si relâchés sous Caracalla, et, tout en laissant aux anciens soldats l’augmentation
de solde, les récompenses et les immunités de service qui leur avaient été
prodiguées, il prétendit soumettre les recrues aux règlements de Sévère[55], et les traita
tous avec une extrême dureté. Un victorieux y aurait réussi ; un prince à demi
vaincu, et qui venait d’acheter la paix, était incapable d’imposer cette
réforme. La guerre avait appelé beaucoup de troupes en Syrie : il commit la
faute de les y garder. Ces soldats inactifs, l’esprit encore tout plein du
souvenir des grandes expéditions de Sévère, se mirent à supputer les profits
que leur avaient valus les victoires du père, les largesses du fils, et à établir,
entre ce qui était et ce qui avait été, cette comparaison que les mécontents
font toujours tourner au dommage du présent. Macrin avait écrit aux pères
conscrits qu’il entendait ne rien faire sans eux[56], c’est-à-dire qu’il
allait replacer au sénat le centre de l’empire, que le dernier prince avait
plis dans l’armée. Il fallait le faire sans le dire ; il fallait surtout
renvoyer à leurs garnisons respectives les légions inutiles dans l’Orient
pacifié, et ne point passer sa vie dans Antioche à regarder les danseurs et à
écouter les baladins. Bientôt, dans les camps, on se plaignit tout haut de la
lésine du nouveau prince, de ce légiste qui tenait le soldat sous la tente,
tandis que naguère les villes servaient de quartiers. On parla des millions
livrés aux Parthes comme d’un bien ravi aux légions, et l’on en vint à croire
que le meurtrier du prince si cher à l’armée, c’était Macrin.
Après la mort de Julia Domna, Macrin avait relégué à Émèse
la sœur de cette impératrice, Mæsa, avec ses deux filles, Soæmias, mère d’Avitus
Bassianus, si tristement fameux sous le nom d’Élagabal, et Mammée, dont le
fils, né dans une vieille cité cananéenne où était adorée la Vénus du Liban[57], avait pris d’un
temple de cette ville consacré à Alexandre le nom du héros macédonien. Il
semble que ces Syriennes, fort intelligentes, avaient fait de profitables
mariages en prenant des époux qui possédaient autant de fortune que d’années
; du moins étaient-elles déjà toutes deux veuves et riches. Elles avaient
aussi habilement exploité leur parenté impériale, et, en 217, ce qui restait
de la famille du prêtre Bassianus, trois femmes et deux enfants[58], se trouva réuni
auprès du temple du Soleil. Ce sanctuaire, en grande vénération dans toute la Syrie, possédait le droit
d’asile[59]
; il abrita leurs richesses et leurs personnes. Macrin, usurpateur timoré,
sans l’audace qui fait parfois réussir l’usurpation, laissa aux mains de ses
ennemis tout cet or, c’est-à-dire un moyen sûr, en pareil temps, d’opérer une
révolution. Autre imprudence, il envoya une légion camper au voisinage de ce
trésor dont Mæsa et ses filles avaient la clef, et près d’une ville qui,
devant à Caracalla le titre et les privilèges de colonie italique, vénérait
sa mémoire et sa race[60].
Ces trois femmes, sans conseillers, sans appui,
entreprirent du fond de leur cité syrienne de précipiter un empereur, et
elles le précipitèrent.
Elles avaient consacré l’aisé des enfants au sacerdoce du
dieu d’Émèse, héréditaire dans la famille des Bassianus ; elles l’avaient
fait circoncire, pour le mettre à la mode du pays, et lui interdisaient la
viande de porc. Elles-mêmes cherchaient à frapper les esprits par une
dévotion affectée ou sincère. Une inscription donne à Mæsa le titre de très sainte[61] ; des monnaies
de Soæmias la représentent sous les traits de la Vénus Céleste[62], et Mammée, par
curiosité religieuse et précaution politique, s’était mise en correspondance
avec Origène[63].
Beaucoup de chrétiens et de Juifs se trouvaient dans cette région, ces
avances pouvaient les gagner, sans alarmer les païens. Alors comme aujourd’hui,
ces populations sensuelles et impressionnables se laissaient séduire par les
dehors de la sainteté. En Orient, les marabouts qui se servent de la religion
pour la politique sont de tous les temps. Les trois femmes firent jouer ce
rôle à l’enfant en qui se concentraient leurs affections et leurs espérances.
Varius Avitus Bassianus,
plus connu sous le nom de son dieu Élagabal[64], était alors
dans sa quatorzième année[65] ; il avait cette
beauté plastique que les Grecs regardaient comme un présent des dieux ; et,
lorsque, vêtu d’une robe de pourpre brodée d’or, la tête ceinte d’une
couronne de pierres précieuses dont les feux chatoyants lui faisaient autour
du front comme une auréole lumineuse, il montait au temple pour accomplir les
rites sacrés, la foule croyait voir passer un enfant prédestiné. Les soldats
campés aux environs de la ville venaient souvent à ce sanctuaire renommé et,
plus encore que les autres, admiraient et aimaient le jeune pontife, que
Sévère avait bercé sur ses genoux. Peu à peu, le bruit courut qu’Élagabal
tenait de plus prés à celui qui avait été le véritable empereur des soldats.
Des serviteurs du palais d’Émèse le disaient fils de Caracalla[66], et l’argent
répandu, les promesses faites, les espérances données, persuadèrent aisément
des gens qui avaient intérêt à être persuadés. Pour le succès de cette
intrigue, Mæsa sacrifiait son or, Soæmias son honneur ; mais ni l’une ni l’autre
n’avaient souci de ce qu’elles perdaient. L’or de Mæsa était placé à gros
intérêts, et Soæmias pensait qu’un manteau d’impératrice couvrirait tout[67]. Quant aux
soldats, ils n’en demandaient pas davantage pour donner à un Syrien efféminé
l’empire d’Auguste et de Trajan.
Une nuit, Élagabal se rendit au camp d’Émèse, suivi de
chariots qui portaient la rançon de l’empire, et, le jour venu, il fut
proclamé. On lui donna les noms de Marc Aurèle Antonin (16 mai 218) :
dernier hommage à ces glorieux Antonins dont la renommée grandissait encore dans
l’éloignement, et que les poètes du temps mettaient au-dessus des dieux[68].
Un préfet du prétoire, Ulpius Julianus, se trouvait dans
le voisinage, avec une troupe de cavaliers maures qu’il croyait dévoués à
Macrin leur compatriote. Il courut au camp pour en forcer les portes ; l’attaque,
mollement conduite, ne réussit pas, et une seconde tentative eut le même
sort. Il n’en fallait pas tant pour ébranler la fidélité de ses soldats.
Quand ils entendirent un cubicularius
du dernier prince proclamer, au nom du nouveau, que les biens et le grade du
mort appartiendraient à celui qui apporterait au camp d’Émèse la tête d’un
centurion ou d’un tribun ; lorsqu’ils virent leurs camarades montrer, du haut
de la muraille, celui qu’on appelait le fils de Caracalla et les sacs d’or de
Mæsa, ils tuèrent leurs officiers, et les enseignes des deux troupes se
réunirent.
Sur un premier rapport du préfet, Macrin n’avait vu dans
cette révolte qu’une émeute de femmes, dont il aurait aisément raison.
Bientôt arrive un messager du camp d’Émèse : Je t’apporte,
dit-il, la tête d’Élagabal, et il lui
jette celle de Julianus. La vue de ce trophée sanglant que les rebelles lui
envoient, l’audace de ce soldat, qui profite du trouble pour s’échapper, font
succéder, dans l’âme du prince, l’inquiétude à la confiance, et il recourt à ce
qui parais-sait le grand moyen de salut auprès des soldats, l’or. Pour avoir
occasion de promettre à chaque légionnaire 5.000 drachmes, dont 1.000 données
sur l’heure, il conféra le titre d’auguste à son fils. La lettre qui annonça
cette élévation au sénat promit aux Romains un congiaire de 150 drachmes par tête
; d’où l’on voit qu’un soldat était alors estimé valoir trente-trois fois un
membre du peuple souverain. Il rétablit aussi tous les règlements militaires
de Caracalla.
Ces largesses de la peur venaient trop tard ; chaque jour
des transfuges se rendaient de tous les points de la Syrie, isolément ou par
bandes, au camp d’Émèse ; la légion d’Albano, qui campait à Apamée, fit
défection tout entière, de sorte que l’armée d’Élagabal devint assez forte
pour aller chercher celle de Macrin. La rencontre eut lien sur les confins de
la Syrie et
de la Phénicie
; l’eunuque ou le serviteur de Mammée, Gannys, qui conduisait les soldats du
jeune césar, se trouva, par aventure, un habile homme de guerre. Il prit de
bonnes dispositions pour le combat, et Mæsa, Soæmias, même Élagabal, se
jetèrent dans la mêlée pour animer leurs troupes. Macrin, au contraire,
effrayé par le tumulte et par de nouvelles défections, s’enfuit, laissant ses
prétoriens soutenir vaillamment la réputation du corps ; mais, quand ils
connurent la lâcheté de leur chef et la promesse d’Élagabal, qu’ils
conserveraient leurs grades et leurs honneurs, ils posèrent les armes, et le
grand prêtre du Soleil se trouva maître du monde romain (8 juin 218[69]).
Macrin s’était fait précéder à Antioche par l’annonce d’une
victoire. Arrivé prés de cette ville, il prit un diplôme de la poste
impériale, coupa ses cheveux, sa barbe,- et, sous un déguisement, essaya en
grande hâte de gagner Byzance et l’Europe. Tout alla bien d’abord, et il
avait traversé sans encombre l’Asie Mineure, quand l’excès de la fatigue et
le besoin d’argent l’obligèrent à s’arrêter dans une pauvre maison du
faubourg de Chalcédoine. Un billet qu’il écrivit à un agent des finances
impériales pour se procurer quelques ressources le fit reconnaître ; il fut
arrêté et remis aux soldats d’Élagabal, qui, depuis Antioche, suivaient sa
piste. Il avait chargé des messagers fidèles de conduire son fils chez les
Parthes, ses récents alliés. Des cavaliers atteignirent l’enfant avant qu’il
eût passé l’Euphrate et le tuèrent. La nouvelle de sa mort arriva au père,
quand on le menait lui-même au vainqueur. Il se jeta du haut de soit chariot
et se brisa une épaule : les soldats l’achevèrent. Il était âgé de
cinquante-quatre ans et n’avait pas régné quatorze mois.
On ne connaît de lui aucun monument, mais un arc de
triomphe encore debout dans notre Algérie, à Zana, l’ancienne Diana, lui avait été élevé par ses compatriotes
de la Maurétanie[70].
Il eut, assure-t-on, le projet d’ordonner une révision des
rescrits impériaux, qui n’étaient le plus souvent que des décisions
particulières, afin de conserver seulement ceux qui auraient un caractère
général. C’était une louable intention, qui, pour être exécutée, demandait du
temps, et on ne lui en donna pas[71].
Le dieu d’Émèse était représenté par une pierre noire, qui
avait sans doute la même origine que la pierre noire de la Mecque. L’influence
terrestre de ces deux aérolithes[72] fut très différente,
car on pourrait dire que, des espaces sidéraux, l’un apporta une grande idée
de pureté religieuse, l’autre, le principe de tous les désordres. Les Arabes
racontent que, la création achevée, Dieu appela les anges à contempler l’œuvre
sortie de ses mains. A cette vue, le chœur des Esprits célestes laissa
échapper un cri d’adoration : c Allah !... n Cette parole sainte, qui
proclamait l’unité et la toute-puissance du créateur, Dieu l’enferma au cœur
de la pierre noire qu’Abraham déposa dans la Kaaba. Au jour du
jugement, elle s’ouvrira pour laisser voir en caractères flamboyants la
divine formule et rendre témoignage en faveur de ceux qui se seront approchés
d’elle avec des lèvres pures et un cœur repenti.
Cette légende est de la belle et grande poésie ; elle
transforme un acte de superstition vulgaire en une profession de foi morale
et religieuse. La pierre d’Emèse eut plus de grandeur mondaine, mais infiniment
moins de vertu. Elle fut l’image du Soleil, d’où elle paraissait venue ; et,
comme dans toutes les religions le signe se confond aisément avec la chose
signifiée, elle fut vénérée à l’instar du Soleil même, l’auteur de la vie, le
principe de la fécondité et de la génération, que l’on adorait par des actes
analogues à ceux qu’il accomplit au sein de la nature[73].
Elagabal fut la plus complète représentation des côtés
immondes de ce naturalisme. Jusqu’ici les tyrans de Rome avaient au moins
quelque chose de romain. Dans le fils de Sévère, on avait encore trouvé un
soldat ; celui de Soæmias était un pur Syrien, en qui se réunissait tout ce
que l’Orient peut produire de lascives ardeurs et de vices honteux. Ses sens
étaient éveillés aux plus abominables désirs, son esprit aux plus folles aberrations.
Aussi est-il resté dans la mémoire des hommes comme le symbole de l’infamie
sur le trône. Trois choses avaient produit cette monstruosité morale : une
religion impure, le pouvoir absolu et ses quinze ans.
Après sa victoire, Élagabal avait pris tous les titres
impériaux, sans attendre le sénatus-consulte habituel, et gagné rapidement
Antioche, qui se racheta du pillage par 500 drachmes donnés à chaque soldat.
De là partirent aussitôt des lettres aux pères conscrits, où le prince
prenait l’engagement de gouverner comme Marc-Aurèle, et des ordres de mort
contre les gouverneurs qui avaient été peu diligents à deviner sa fortune,
contre les sénateurs trop empressés envers Macrin, même contre l’habile homme
qui avait gagné pour lui la bataille d’Antioche[74].
Chacune de ces secousses qui précipitaient un empereur
était suivie de désordres, où l’empire s’agitait péniblement, jusqu’à ce qu’une
main ferme lui fit reprendre son équilibre. Les légions de Macrin, renvoyées
à leurs cantonnements, pillaient les villages placés sur leur route, et
quantité de gens rêvaient de pourpre impériale. On venait de voir un simple
chevalier arriver à l’empire, et un enfant y montait. Il n’y avait donc plus
de droit ni de constitution, plus de sénat ni de peuple romain, plus d’aristocratie
puissante donnant à Rome des Césars. A la mort de
Néron, dit Tacite, un terrible secret
avait été révélé, c’est que les empereurs pouvaient se faire hors de Rome.
A l’avènement d’Élagabal, on en apprit un autre, c’est qu’il n’était pas
nécessaire d’être l’élu d’une puissante armée, qu’il suffisait de quelques
cohortes et de quelques cris populaires pour déterminer une révolution. Aussi
beaucoup de gens croyaient qu’avec un peu d’audace il serait facile de forcer
les portes du palais. Deux légats de légion, même un fils de centurion, un
ouvrier en laine, d’autres encore[75], essayèrent en
divers lieux d’entraîner des soldats. Un inconnu alla jusqu’à entreprendre de
soulever les équipages de la flotte de Cyzique, tandis qu’Élagabal hivernait
près de là dans Nicomédie. Tant de gens indignes,
dit l’historien Cassius, avaient victorieusement
foulé de leurs pieds la route du pouvoir qu’elle se trouvait aplanie pour
tous les aventuriers qui osaient y entrer. L’ère des trente tyrans
approche.
Dans le Taurus, Élagabal avait consacré à son dieu le temple
élevé par Marc-Aurèle à Faustine et que Caracalla avait dédié à sa propre
divinité. A Nicomédie il s’était fait peindre dans son costume sacerdotal ;
le tableau fut placé à Rome dans le sénat, au-dessus de la statue de la Victoire, et chaque
sénateur dut, avant de prendre son siège à la curie, brûler de l’encens devant
cette image[76].
Il entra dans Rome portant une robe de pourpre lamée d’or, un collier de
perles, les joues teintes de vermillon et l’éclat des yeux relevé, comme ceux
d’une femme arabe, par une couche de henné. Mæsa et ses deux filles l’y
avaient suivi. Unies pour le complot, ces trois femmes ne s’entendirent pas pour
en exploiter les suites. Mæsa, politique formée à l’école de Sévère, aurait
voulu de la décence dans la tenue, de l’ordre dans les dépenses : sagesse
importune, que l’enfant, ivre de pouvoir, n’écoulait pas. Soæmias, au
contraire, trouvait qu’Élagabal, étant le maître des choses humaines et
divines, n’avait à se contraindre en rien. Entre ces deux femmes, il se fit
un partage du pouvoir selon leur goût. Les affaires ennuyaient le prince : il
les abandonna à sa prudente aïeule, il la condition qu’elle ne le gênerait
pas dans ses plaisirs, et il la fit siéger dans le sénat, auprès des consuls.
A sa mère il donna la présidence d’un sénat de femmes[77], qui fut chargé
de déterminer pour les matrones les préséances et les costumes, la quantité d’or
et de pierreries que chacune pourrait porter suivant sa condition, les ornements
des litières et voitures, etc. : singulière préoccupation d’étiquette dans
cette cour de parvenus où le prince étalait tous les vices, confondait tous
les rangs et mettait un cocher du cirque au-dessus d’un consulaire. Quant à
la mère d’Alexandre, elle se tenait à l’écart et surtout elle y tenait son
fils.
L’empereur allait se déshonorer ; mais il faut bien reconnaître
que, si la morale publique fut odieusement outragée, l’État ne souffrit pas
trop de ce règne déplorable[78]. Les exécutions
des premiers jours et la fidélité des légions décidément acquise au nouveau
gouvernement rendirent les ambitieux prudents ; l’agitation se calma, et les
Germains ne remuant pas, les Parthes ayant assez à faire que de travailler à
conjurer une ruine prochaine, les cités des frontières furent en paix comme
celles de l’intérieur.
Mais à Rome, que de honte, quels spectacles ! Une
gourmandise à désespérer Vitellius, une luxure à faire rougir Néron, des
débauches qu’en latin seul on peut raconter ! Élagabal était entré dans la
ville costumé comme un prêtre de Phénicie ou un satrape des Mèdes, amenant
avec lui son dieu informe, la pierre noire d’Émèse, qu’il honorait par des
chants barbares, des danses lubriques, et des immolations d’enfants[79]. Il en fit la
divinité suprême de l’empire. Tout l’Olympe dut s’humilier devant cet intrus,
qu’il maria solennellement avec l’Astarté de Carthage, en donnant pour cortège
de noces à ces divinités des vaincus, celles à qui, durant des siècles, les
Romains avaient attribué leur fortune et qui par conséquent avaient aidé à la
faire. Jupiter Capitolin était réduit au rôle de courtisan de l’idole
syrienne[80],
et le souverain pontife de Rome devenait le prêtre du dieu Soleil[81].
Chaque année, dit Hérodien, il conduisait son dieu dans un
temple magnifique qu’il lui avait bâti en un des faubourgs de Rome. L’idole
était placée sur un char étincelant d’or et de pierreries, traîné par six
chevaux blancs et où personne ne montait, pour que le dieu parût le diriger
lui-même. En avant, le prince, soutenu par deux gardes, courait à reculons,
afin d’avoir les yeux toujours fixés sur la sainte image ! Derrière, on
portait les statues de tous les dieux, les ornements impériaux, et, les
meubles précieux du palais ; la garnison de Rome et le peuple entier faisaient
l’escorte, portant des torches et jonchant la route de fleurs et de couronnes[82].
Dion raconte une aventure qui se produisit vers le même
temps, près des lieux où lui-même commandait : Sur
les bords de l’Ister se montra, je ne sais comment, un génie qui ressemblait
de figure à Alexandre de Macédoine. Il traversa la Mœsie et la Thrace, à la manière de
Bacchus, en compagnie de quatre cents hommes armés de thyrses et couverts de
peaux de bouc. Il ne faisait aucun mal, et tout lui était fourni, logements
et vivres, aux frais des villes, car personne n’osa s’opposer à lui en
paroles ou en actions, ni chef, ni soldat, ni procurateur, ni gouverneur de
provinces ; et ce fut en plein jour, comme il l’avait annoncé, qu’il s’avança
processionnellement jusqu’à Byzance. De là, ayant gagné le territoire de
Chalcédoine, il accomplit la nuit de certains sacrifices, enfouit en terre un
cheval de bois, puis disparut[83].
Ces populations hébétées de superstitions grossières,
-prenant pour un dieu l’illuminé ou l’adroit industriel qui vivait ii leurs
dépens, aident à comprendre cet autre fou grotesque, faisant à Rome une
révolution religieuse en faveur de sa pierre noire. Au précédent chapitre, on
a vu les hommes supérieurs de ce temps plonger leur pensée dans les
profondeurs u ciel, pour y chercher ce dieu qui se dérobe toujours. Les deus
faits qu’on vient de rapporter montrent l’imagination des simples d’esprit,
princes ou peuples, hantée des mêmes fantômes. Les génies, les démons, sont
partout : chaque religion en fournit ; et la foule, ne sachant à qui
entendre, les confond dans une commune et craintive adoration. C’est le
syncrétisme populaire qui se produit à sa façon au-dessous du syncrétisme des
philosophes.
Dans le temple de son dieu, où
nous avons déjà vu tous les hôtes du Panthéon gréco-romain, il plaça encore,
dit son biographe, l’image de la grande déesse,
le feu de Vesta, le Palladium, les boucliers sacrés ; il voulait qu’on pût y,
accomplir les rites des Juifs et des Samaritains, même les cérémonies du
christianisme, afin que les prêtres d’Élagabal eussent le secret de toutes
les religions[84].
Ce secret, les chrétiens croyaient le posséder ; et, en
les voyant opposer à cette anarchie religieuse l’unité de leur croyance et la
discipline de leurs églises, on pressent que l’heure (lu triomphe viendra
pour eux. Il ne faut cependant pas que le juste dégoût inspiré par le grand prêtre
d’Émèse nous empêche de voir qu’au milieu de ces fèces immondes se cachait un
fait important. Le culte de la pierre noire n’allait pas au génie romain, que
les Grecs avaient rendu exigeant pour la représentation plastique des dieux :
mais l’idée monothéiste que cette pierre représentait devenait très romaine.
Le culte du Soleil prend de plus en plus d’importance, car il était de tous
les cultes païens le plus rationnel. On verra que le Soleil fut le grand dieu
d’Aurélien et celui de la famille constantinienne. Le plus misérable des empereurs
joue donc, à son insu, un rôle dans la décomposition religieuse de la société
romaine ; ce fou de débauches avait aussi, à sa manière, l’ivresse du divin.
Il est le représentant de ce pêle-mêle confus de croyances d’où commençait à
se dégager la foi en un Dieu unique. On retrouvera cette confusion dans l’esprit
de son successeur, mais avec de la pureté morale, tandis que lui n’y cherche
et n’y prend que ce qui peut exciter sa lubricité.
Pour son luxe inepte et ses sales débauches, nous renverrons
à Lampride. L’histoire signale ces turpitudes ou ces folies : elle ne s’y
arrête pas. Disons seulement qu’à l’exemple des monarques asiatiques, qui vont
chercher leurs ministres aux derniers rangs de la société, il donna les
premières charges de l’État à des danseurs et à des barbiers, quand il ne les
vendait pas à de riches débauchés ; qu’il traitait le sénat de troupeau d’esclaves
en toge, ce qui était malheureusement vrai ; que son palais était sablé de
poudre d’or et que ses vêtements de soie chargés de pierres précieuses ne
servaient jamais deux fois ; qu’il remplissait ses viviers d’eau de rose[85] et qu’il fit
représenter des naumachies sur des lacs de vin[86] ; qu’enfin il s’habillait
en femme, se fardait la figure, travaillait à des ouvrages de laine et se faisait
appeler domina ou imperatrix, l’empereur étant alors le fils
d’un cuisinier ou quelque vigoureux athlète. En moins de quatre ans, il
épousa quatre ou cinq femmes, qu’il répudia et reprit. La première, Julia
Cornelia Paula, de haute naissance, ne conserva qu’un an son titre et ses
honneurs ; il ravit la seconde, Julia Aquilia Severa, à l’autel de Vesta, sacrilège
qui faisait trembler même les Romains de ce temps ; la troisième, Annia
Faustina, descendait de Marc Aurèle ; le souvenir du grand empereur la
protégea quelques semaines seulement contre les caprices de l’impérial
débauché.
Cependant Mæsa voyait comment devait finir une telle
manière de régner. Par d’adroites flatteries, elle décida Élagabal à donner
le titre de césar à son cousin Alexandre en l’adoptant pour fils. Il se devait, lui disait-elle, à la joie de ses fêtes, à ses orgies saintes, à ses
devoirs divins un autre aurait le souci des affaires. Cet autre
avait douze ans, et le père adoptif en comptait seize ; mais le nouveau césar
avait déjà révélé sa douce et heureuse nature, de sorte que l’aïeule et la
mère mettaient en lui l’espérance de leur maison. Sa bonne grâce, sa retenue,
les maîtres sévères qui l’entouraient, les périls qu’on le vit bientôt courir
et les secrètes largesses de Mammée aux prétoriens lui firent une popularité
dont Élagabal s’irrita. Il chercha divers moyens de le faire disparaître sans
bruit. Mais Mammée ne laissait son fils goûter aucune boisson, aucun mets envoyé
par l’empereur ; elle l’entourait de serviteurs éprouvés, et la légèreté d’Élagabal,
qui permettait de pénétrer tous ses desseins, permettait aussi de les
prévenir. Un jour enfin il se décida à une attaque ouverte. Il envoya l’ordre
aux sénateurs et aux soldats de retirer à son cousin le titre de césar, en même
temps que des meurtriers cherchaient l’enfant pour le tuer. Cet ordre causa
une sédition où l’empereur faillit périr : Il fut obligé de se rendre avec
Alexandre au camp des prétoriens, qui exigèrent la mort ou le renvoi de ses
mignons, commandèrent au prince de changer de vie, à leurs préfets, d’y
veiller, surtout d’empêcher qu’Alexandre n’imitât son cousin. On dirait nos
cabochiens de 1415 faisant de la morale au dauphin, chassant de l’hôtel
Saint-Pol musiciens et danseurs trop longtemps attardés dans la nuit, même
les conseillers qui leur déplaisent et qu’ils conduisent au Parlement pour y
être jugés ou qu’ils égorgent chemin faisant. Il y a toutefois une différence
: en 1413, Paris était en révolution, et à Rome, en 221, les ordres donnés
par la soldatesque au prince devenaient chose d’habitude.
Au 1er janvier 222, les deux enfants devaient
aller au sénat prendre possession de la dignité consulaire. Il fallut toutes
les instances de Mæsa et la menace d’une nouvelle sédition pour décider
Élagabal à se laisser accompagner par son fils, adoptif. Mais il refusa
absolument d’accomplir avec lui, au Capitole, les cérémonies accoutumées. Un
autre jour, il répandit le bruit de la mort d’Alexandre, pour juger, d’après
ce que feraient les soldats, s’il pouvait le tuer sans courir trop de
risques. Ceux-ci, secrètement avertis que le jeune prince vivait, réclamèrent
à grands cris sa présence, rappelèrent la garde qu’ils envoyaient chaque
matin au palais et s’enfermèrent clans leur camp. L’épreuve tournait mal ;
Élagabal courut les apaiser en leur montrant le césar. Sa mère et Mammée l’avaient
suivi, chacune excitant le soldat contre l’autre. Mammée, à la fin, l’emporta.
De violentes clameurs s’élevèrent, puis on en vint aux coups ; les amis, les
ministres d’Élagabal, Soæmias elle-même, furent égorgés. Le voluptueux
efféminé, qu’un pli de feuille de rose gênait, s’était caché dans les
latrines du camp. On l’y tua, et son cadavre, traîné par les rues, n’ayant pu
passer par un trou d’égout, fut jeté dans le Tibre, où le dieu d’Émèse
faillit suivre son pontife. Le sénat voua sa mémoire à l’infamie, et l’histoire
fait comme le sénat (11 mars 222).
Son cousin, âgé de treize ans et demi[87], fut proclamé
auguste et prit les noms de Marc Aurèle Alexandre, auxquels les soldats ajoutèrent,
en souvenir de celui que quelques-uns lui donnaient pour aïeul, le nom de
Sévère[88].
Pour bien marquer que l’orgie orientale était finie et que
les anciennes déités dépossédées par l’idole syrienne retrouvaient leur
empire, Alexandre fit graver sur ses monnaies le titre de prêtre de Rome, sacerdos Urbis[89].
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