HISTOIRE DES ROMAINS

 

L’EMPIRE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE.

CHAPITRE LXXXIV — LES PROVINCES.

 

 

I. — PROSPÉRITÉ DES PROVINCES ; PROGRÈS ACCOMPLIS DANS L’OCCIDENT ET SUR LA RIVE DROITE DU DANUBE.

Les tempêtes qui semblent bouleverser l’Océan jusqu’au fond de ses abîmes n’en troublent que la surface ; à quelques mètres au-dessous des vagues furieuses, les eaux sont calmes et les sables immobiles. De même dans l’empire : les orages de. Rome, les guerres sur le Rhin, le Danube ou l’Euphrate, n’altéraient pas la sérénité des provinces intérieures. Pendant qu’on s’égorgeait dans la capitale, chez les Daces ou au delà du Tigre, les nations pacifiées développaient l’industrie et le commerce, ouvraient des routes et des écoles, emplissaient leurs villes de monuments et de richesses. Les vaincus, dit Ælius Aristide, se félicitaient de leur défaite, et, perdant jusqu’au souvenir de l’ancienne indépendance, confondaient leur existence avec celle de l’empire. On avait la sécurité et le bien-être de la vie ; on jouissait librement des fruits de son travail, et la voie des honneurs n’était fermée à personne.

Plutarque, qui avait vu tant de révolutions ensanglanter la ville des Césars, n’en appelle pas moins Rome une déesse sacrée et bienfaisante et, ailleurs, l’ancre immobile qui arrête et fixe les choses humaines au milieu du tourbillon par lequel elles sont emportées. Il disait vrai : Rome avait calmé le monde et attiré sur elle seule les orages qui éclataient encore. Aristide est un païen, un dévot d’Esculape, Tertullien, un chrétien rigide ; tous deux parlent de même. Les hommes, s’écrie le rhéteur, ont quitté les armures de fer pour les habits de fête, et vos provinces se sont couvertes de riches cités, joyaux de votre empire, qui brillent comme le collier précieux sur le sein d’une femme opulente. La terre n’est plus qu’un immense jardin[1]. La sombre imagination du chrétien s’éclaire et s’adoucit au riant spectacle de l’empire : Le monde est chaque jour mieux connu, mieux cultivé et plus riche. Les routes s’ouvrent au commerce. Les déserts sont transformés en domaines féconds : on laboure où s’élevaient des forêts, on sème où l’on ne voyait que roches arides ; les marais sont desséchés, et les troupeaux ne craignent plus la bête fauve. Maintenant plus d’île qui inspire l’horreur, plus de rochers qui effrayent ; partout des maisons, des peuples, des cités, partout la vie ![2] La rhétorique n’enfle pas la voix d’Appien comme celle d’Aristide ; mais, le témoignage du froid et sagace historien est le même : Voilà deux cents ans, écrit-il, que le régime impérial subsiste ; dans cet espace de temps, la ville s’est embellie d’une façon merveilleuse, les revenus de l’empire se sont accrus, et, par le bienfait d’une paix constante, les peuples sont arrivés au comble de la félicité[3].

Il est facile, en effet, d’imaginer ce que dut produire la cessation de la guerre durant deux siècles pour des peuples qui n’avaient eu jusqu’alors qu’une vie de combats, et quelle prospérité développèrent la paix dans les provinces, la liberté dans les villes. Voilà ce que cachent les tragédies de Rome et ce qu’il faut montrer.

Ce n’est pas que les Romains aient voulu, de propos délibéré, se faire les bienfaiteurs des provinciaux. Chez eux, il ne s’ajoutait pas, comme chez quelques-uns des modernes, à l’idée de conquête celle d’amélioration du sort des vaincus. Ils avaient soumis le monde par esprit d’orgueil et d’avidité, pour n’avoir point d’égaux et pour posséder la richesse, sans se donner le souci de la créer : aussi la province : était avant tout, à leurs yeux, un prædium, une ferme d’un revenu déterminé, et, en l’organisant, ils ne s’étaient préoccupés que d’assurer le recouvrement du tribut. Le reste, liberté municipale et sécurité des personnes, indépendance de ceux-ci ou assujettissement de ceux-là, leur importait peu. Cette politique avait été celle du sénat républicain ; les premiers empereurs la suivirent. Les uns et les autres ne trouvaient que des avantages à ce que les sujets fissent eux-mêmes leurs affaires, pourvu qu’ils payassent exactement l’impôt et que l’ordre général qui en garantissait la rentrée ne fût point troublé. De la, au moins, dans les premiers temps, leur dédaigneuse indifférence pour les franchises locales, pour la demi indépendance de cités, de tribus, de dynastes ou de rois, qui parfois se nommaient eux-mêmes les procurateurs du peuple romain et en remplissaient l’office. En un mot, ils entendaient gouverner de haut et de loin, ce qui était exercer l’empire utile, et ils ne voulaient pas administrer de trop près, pour n’avoir point les embarras d’une tutelle laborieuse. Tibère montra bien, par sa vigilance à contenir ses proconsuls, cette politique sans entrailles, mais non sans clairvoyance, qu’il résuma d’un mot : Un bon pasteur tond ses brebis, il ne les écorche pas. A cet égard, Claude et les Flaviens furent de son école. Les Antonins imprimèrent au gouvernement un caractère nouveau. Ils se regardèrent non seulement comme les maîtres, mais comme les pères de l’empire. Ils en adoucirent les lois ; ils fondèrent des institutions charitables, et le bonheur de leurs sujets les préoccupa plus que les intérêts du fisc. Ainsi, par des motifs différents, les princes, dans le haut empire, exercèrent sur les provinces une action bienfaisante, et cette action, se combinant avec les heureux effets du régime municipal que nous avons décrit, amena la prospérité dont un rapide voyage à travers l’empire va nous fournir la preuve.

Depuis Auguste, le domaine de Rome s’était accru : sous Claude, de la Bretagne ; sous Trajan, de la Dacie ; sous Marc-Aurèle, d’une partie de la Mésopotamie, possession incertaine et précaire, théâtre de continuels combats[4]. En exceptant la Bretagne et les acquisitions des deux Antonins, qui étaient moins des provinces que des postes avancés, les successeurs d’Auguste n’avaient point dépassé les limites que la nature et lui-même avaient fixées à l’empire : l’Atlantique, le Rhin, le Danube, l’Euphrate vers le milieu de son cours, les cataractes du Nil et les déserts de l’Afrique.

L’ancien partage fait entre l’empereur et le sénat subsistait, mais de nouvelles provinces avaient été formées soit par les conquêtes, soit aux dépens des anciennes et des pays alliés. Il y en avait eu vingt-six sous Auguste : sous Marc-Aurèle, on en compte quarante-cinq, dont six étaient restées au sénat.

Ainsi le nombre des provinces avait presque doublé, sans que le territoire se fût beaucoup accru. C’est que les empereurs avaient déjà pratiqué le système qu’on n’attribue d’ordinaire qu’à Dioclétien, de morceler les gouvernements pour diminuer la puissance des gouverneurs et rendre plus facile l’action de l’empire sur les sujets.

Bretagne, Gaule et Espagne. — La Bretagne ne formait encore qu’une seule province, si bien protégée par la double ligne de défense d’Hadrien et d’Antonin, que les Pictes et les Scots avaient rarement troublé l’œuvre de civilisation qui s’y accomplissait[5]. La toge avait partout remplacé la laie barbare ; des temples, des portiques et de belles villas s’élevaient aux lieux où l’on ne voyait naguère que huttes de chaume et autels druidiques ; et ces Bretons, dont la plupart, au temps d’Auguste, ne savaient point encore cultiver la terre ni utiliser le lait de leurs troupeaux, exportaient maintenant du blé pour la Gaule. Les écoles se multipliaient avec les villes, et la langue celtique reculait, comme les vieilles mœurs, devant le nouvel idiome. Les nobles bretons parlaient latin ; les descendants de Cassivellaun et de Caractac venaient au tribunal du proconsul pratiquer toutes les règles de Quintilien et rivaliser avec la verbeuse éloquence des avocats de Bordeaux et d’Autun. Déjà, dit Juvénal, Thulé parle de gager un rhéteur, et Martial pouvait se vanter que ses poésies, faites pour les élégants de Rome, étaient lues jusque dans l’île, dernière limite du monde habitable[6].

Quelques patriotes avaient bien porté leur liberté et leurs ressentiments dans les montagnes des Pictes, d’où ils redescendront pour faire reculer à son tour cette civilisation servile. Mais la masse de la nation, moins la valeureuse tribu des Brigantes, entrait avec joie dans la vie nouvelle et se laissait enlever les meilleurs de ses enfants pour aller servir au loin dans les armées romaines. Ainsi des Bretons tenaient garnison en Pannonie, tandis que des Germains venaient en Bretagne, comme des Bataves étaient envoyés en Illyrie et des Espagnols sur le Rhin.

La Gaule était entrée plus vite et plus avant dans la civilisation romaine. Elle en recevait de plus près le rayonnement, surtout cette zone de notre territoire que baigne la mer italienne et qu’échauffe le même soleil. Le gouvernement impérial, dont la Gaule était par sa position géographique la plus importante province, s’était appliqué à gagner le cœur de ses habitants. Dans la Narbonnaise, on comptait sept colonies, vingt-neuf villes latines, deux peuples alliés ; dans les provinces chevelues, dix peuples libres, huit colonies, quatre villes fédérées, quantité de cités latines et une foule d’hommes ayant reçu individuellement le jus civitatis. Lyon avait gravé sur le bronze, pour qu’il restât toujours exposé aux veux de la Gaule, le discours où Claude montrait la politique libérale qui avait fait la fortune de Rome et le bonheur des provinces. Galba, Othon, par des motifs intéressés, Trajan, Hadrien, par intelligence des besoins de l’empire,, avaient agi de même, et la Gaule, heureuse du sort que la guerre lui avait fait, ne songeait point à le changer. On a vu quel rôle elle joua dans les révolutions de l’empire. C’est de son sein qu’était parti le cri de dégoût et de révolte contre Néron, là que Galba et Vitellius avaient été proclamés, là aussi que Civilis et Sabinus avaient agité devant les regards étonnés des nations transalpines l’étendard de l’empire gaulois : tentative prématurée ! La Gaule elle-même avait déserté son drapeau et son César provincial. Elle avait bien autre chose à faire que de fonder des maisons royales. Ses plus nobles enfants ambitionnaient le laticlave sénatorial[7]. Quant au peuple, entraîné par le mouvement général vers les travaux de la paix, il dépensait à la recherche du bien-être l’activité qu’il mettait jadis aux guerres intestines : De batailleurs, disait déjà Strabon (IV, 1, 2 et 14), ils se sont faits laboureurs. Les forêts druidiques tombaient sous la hache des défricheurs ou étaient percées de routes qui portaient la lumière et la vie jusque dans leurs plus sombres profondeurs. Partout on honorait le commerce, et déjà Lyon mettait ses négociants en vin au même rang que ses chevaliers et ses sévirs augustaux[8]. Sa puissante corporation des bateliers de la Saône et du Rhône avait partout des agents pour la navigation sur les fleuves gaulois : à l’amphithéâtre de Nîmes, quarante places leur étaient réservées.

Naguère les plus florissantes cités se trouvaient aux points par où la Gaule touchait à l’Italie, et ce coin de notre territoire porte encore plus de ruines romaines que n’en a aucune des anciennes provinces de l’empire. A Narbonne, il n’est pas resté debout un seul monument romain, mais l’on ne peut y abattre un mur ou donner un coup de pioche dans le sol sans y trouver des fragments de frises, de bas-reliefs et de tombeaux qui attestent son ancienne grandeur. Par la beauté sévère de ses filles, Arles était une cité grecque ; par la splendeur de ses monuments, une ville romaine. La culture, la richesse, autrefois concentrées en cette Italie transalpine, étaient remontées de la frontière dans l’intérieur, et ce déplacement de l’activité sociale indiquait la prospérité générale du pays. Toulouse faisait oublier Narbonne. Nîmes[9], embellie par les Antonins ou par elle-même de monuments qui commandent encore l’admiration, éclipsait l’antique cité phocéenne, qui, perdant ses mœurs sévères, laissait s’établir le proverbe qu’on répétait à tous les efféminés : Tu fais voile vers Marseille[10]. Alors, comme aujourd’hui, le commerce amassait de l’or dans cette ville, et cet or, elle le dépensait aux plaisirs qui passent, au lieu de le donner, comme Nîmes, à l’art qui reste. Grâce à ses eaux thermales, Aix était le rendez-vous des riches massaliotes et un des lieux de plaisance de la province. Lyon, l’ancienne métropole, voyait croître deux rivales dans la ville, des Rèmes et dans celle des Trévires, d’où les gouverneurs de la Belgique et de la basse Germanie surveillaient les Barbares, comme de Lyon ils avaient longtemps surveillé la Gaule, quand la Gaule menaçait encore. Vienne, le lieu d’exil des rois destitués ou des gouverneurs coupables, Autun avec ses écoles, Arras avec ses manufactures de draps rouges qui égalaient la pourpre d’Orient ; Langres et Saintes avec leur industrie des caracalles[11], qu’elles envoyaient dans toute l’Italie ; Bordeaux, le port principal pour l’Espagne et l’île des Bretons, Juliobona (Lillebonne, près de l’embouchure de la Seine) où tant de ruines romaines ont été trouvées, etc., montraient la vie se répandant partout, au centre comme à la circonférence, sur le Rhin, l’Atlantique et la Manche, comme aux bords de la Méditerranée. Quoique le sénat n’eût établi dans les provinces chevelues qu’un très petit nombre de colonies, la vie romaine avait changé la langue, la religion, les coutumes et répandu le luxe avec la richesse. De somptueuses villas s’élevaient en des lieux naguère sauvages, décorées de marbres rares, de mosaïques dont nous retrouvons les traces et d’objets précieux par la nature et le travail, comme la belle collection des vases de Bernay qu’une heureuse découverte nous a rendus[12].

Les dieux gaulois étaient à présent des dieux romains, et les peuples leur élevaient des temples magnifiques, comme celui dont on vient de retrouver les restes imposants sur le sommet du Puy-de-Dôme. Quant au culte druidique, il avait pris la dernière forme par laquelle les religions passent avant de s’éteindre : il était païen, paganus ; on ne le retrouvait plus que dans les campagnes reculées où se cachaient les derniers prêtres de Teutatès. Ainsi en sera-t-il de la religion officielle après Constantin, quand Jupiter, à son tour, chassé des lambris dorés, ne conservera que l’autel rustique dressé par des paysans au fond des bois. A l’honneur de Rome, cette conversion s’était faite sans violence. L’adroite politique d’Auguste et de Tibère avait donc réussi : ces dieux gaulois, associés dans les mêmes temples au culte de Rome et des Césars, étaient devenus de zélés serviteurs de l’empire.

Cette attraction d’une civilisation supérieure s’exerçait également sur l’idiome celtique, qui ne se défendait pas mieux que la religion des druides. Lui aussi quittait les cités et les bourgs où les affaires d’administration, de justice et de négoce se traitaient en latin, et les descendants des bardes gaulois, lecteurs assidus de Catulle, d’Ovide et de Martial, cherchaient à imiter les poètes et les orateurs du peuple-roi. Déjà Rome avait inscrit parmi ses grands noms littéraires ceux du grammairien et poète Valerius Caton, la sirène latine, d’Antonius Gniphon, qui avait enseigné dans la maison de César et compté Cicéron parmi ses auditeurs ; de Varro Atacinus, poète didactique, de Cornelius Gallus, l’ami de Virgile ; de Trogue-Pompée, le premier auteur latin d’une histoire universelle ; de Domitius Afer, le maître de Quintilien et l’orateur le plus éloquent que celui-ci ait entendu, mais qui déshonora son génie par sa bassesse. Pétrone aussi souilla les muses latines par son Satiricon, tableau immoral d’une société dont il ne montre que les vices. Mais Marcus Aper a eu l’honneur de passer pour l’auteur du dialogue qui porte le nom de Tacite. Plus tard encore, sous Hadrien, brilla le sophiste Favorinus qui s’étonnait de trois choses : la première, étant Gaulois, de parler grec ; la seconde de vivre, étant mal avec l’empereur ; je passe la troisième. Favorinus était d’Arles, Pétrone de Marseille, Gallus de Fréjus, Trogue-Pompée du pays des Voconces, Varron des bords de l’Aude ; tous, on le voit, sortaient de la Narbonnaise.

La Gaule chevelue avait aussi des poètes et des orateurs ; mais les muses provinciales, comme les dieux indigènes, restaient inconnues hors des murs de la cité, et les concours de Lyon étaient plus célèbres par la bizarrerie de leurs règlements que par la gloire des vainqueurs couronnés. La Gaule méridionale, qui donnait à Rome tant de gens de lettres, lui fournissait aussi des généraux et des consuls : le Viennois Valerius Asiaticus, qui eut deux fois les faisceaux, le Toulousain Vindex, Agricola, de Fréjus, etc.

Ce travail des bras et de l’intelligence auquel la Gaule s’était mise avec tant d’ardeur avait été favorisé par la paix, qui depuis Civilis régna sur les bords du Rhin. La Barbarie, comme fatiguée d’avoir depuis deux siècles fait inutilement effort dans, cette direction, s’était retournée vers le Danube. Il y eut alors pour la Gaule, entre la ligue des Chérusques et celle des Francs, entre Hermann et les premiers Mérovées, près de deux siècles de répit. On vient de voir comme elle en profita !

L’Espagne, encore mieux abritée des Barbares, était allée plus vite dans les voies où Auguste l’avait poussée. Pour l’arracher à la barbarie, les Romains y avaient de bonne heure multiplié les villes. Pline compte quatre cents cités importantes, sans parler de deux cent quatre-vingt-treize autres qui leur étaient subordonnées : c’était cinq ou six fois autant qu’en Gaule. Ici donc se trouve un des contrastes les plus durables entre les deux pays. Le régime municipal, en effet, prit si pleinement possession de la terre ibérienne, que quinze siècles n’ont pu l’en arracher. A cette heure même, grâce à ces vieilles institutions si parfaitement d’accord avec le caractère géographique de la péninsule, il y a bien en Espagne des villes et des provinces, mais comme la formation d’un peuple espagnol est laborieuse !

Au reste le système d’Auguste eut les résultats que ce prince eu attendait. Chacune de ses nombreuses cités fut un foyer de richesses et de lumières ; dès le temps de Strabon, la Bétique et une partie de la Tarraconaise étaient déjà toutes latines. A la chute de la maison de César, deux de ses gouverneurs arrivèrent successivement à l’empire, et Vespasien l’estima assez romaine pour lui donner le jus Latii. On marque sous ce prince l’établissement à Mérida d’une troupe nombreuse de Juifs, souche de cette race qui pullula bientôt dans la presqu’île. Domitien continua à l’Espagne les faveurs de sa maison. Il y encouragea l’essor des travaux publics et laissa Pline le Jeune faire condamner un gouverneur de la Bétique redouté pourtant à Rome comme délateur officiel. Sous Trajan, même exemple de justice : les biens du gouverneur infidèle servirent à dédommager les victimes. Hadrien, qui visita avec amour sa terre natale, y porta son active surveillance et souffrit qu’une assemblée générale lui refusât des levées qu’il demandait pour recruter les légions des frontières. Ce fait est grave, car il prouve la répugnance que les populations les plus belliqueuses avaient dès lors pour le service militaire.

Les principales cités espagnoles étaient toujours : Italica, la patrie de deux empereurs ; Cordoue, l’Athènes ibérienne ; les villes de la côte, qui commerçaient avec l’Italie et l’Afrique : Tarragone, ou se réunissaient les députés de l’Espagne Citérieure et où était né le meilleur lieutenant de Trajan, Licinius Sura ; Gadès, fameuse pour ses cinq cents chevaliers, mais aussi pour les danses lascives de ses mafiolas[13]. Ses flottes allaient trafiquer au Sénégal, peut-être plus loin encore, et elle prétendait irrévérencieusement garder dans son temple d’Hercule les ossements du dieu, comme la Crète montrait le tombeau de Jupiter.

On sait que Trajan et Hadrien étaient d’Italica ; l’Espagne avait donc eu l’honneur de donner les deux premiers empereurs provinciaux. Cela veut dire qu’elle n’était plus elle-même une province, une terre étrangère. Avant de faire entrer dans le palais des Césars des princes dont la famille était née sur les bords du Bætis, elle avait envoyé à Rome toute une colonie de poètes et de rhéteurs ; elle avait conquis la ville éternelle par la parole, avant de la conquérir par les glorieux services de ses enfants. Les deux Sénèque, Lucain, Pomponius Méla, Columelle, Quintilien, Martial, Silius Italicus, Hygin, peut-être Florus, étaient Espagnols. On se souvient du dédain de Cicéron pour ces poètes de Cordoue qui osaient faire parler les muses latines : qu’aurait dit le grand orateur, s’il avait vu ces provinciaux ouvrir maintenant école et tenir le sceptre de la nouvelle éloquence ? Les Sénèque règnent à Rome ; le dernier des grands poètes romains est leur neveu, et c’est un Calagurritain qui se fait le législateur des lettres latines ! Ailleurs  nous apprécierons l’effet de cette importation provinciale ; ici nous ne voulons tirer que cette conclusion : au temps des Antonins l’éducation de l’Espagne est faite, et Rome n’a plus rien à lui apprendre, car elle lui a donné tout ce qu’elle-même sait et possède : la vie sociale et le goût des lettres, avec un immense mouvement de travaux et d’affaires ; mais aussi ses plaisirs sanguinaires, les jeux du cirque auxquels l’Espagne ajoute les combats de taureaux.

Les trois pays que nous venons de parcourir formeront un jour une des quatre préfectures de l’empire, celle à laquelle la Gaule donnera son nom, car dès maintenant elle entraîne les deux provinces qui la touchent dans sa sphère d’activité politique, et cette prépondérance ne fera que croître à mesure que la frontière qu’elle garde sera plus menacée.

Illyricum. — Les pays montueux qui s’étendent des Alpes au Danube étaient divisés en cinq provinces : la Rhétie jusqu’à l’Inn ; le Norique jusqu’au Kahlenberg (Cetius mons)[14] ; la Pannonie jusqu’à la Save ; l’Illyrie et la Dalmatie, de l’Arsia au Lissus ; la Mœsie, de la Drina au Pont-Euxin. On laisserait volontiers à cette vaste région le nom général d’Illyricum que lui donne Appien[15] ; car la physionomie du sol, le caractère et la civilisation des habitants, malgré des différences nombreuses, offraient des traits généraux de ressemblance. Autant la vie romaine se développait avec richesse et fécondité dans le groupe des provinces occidentales, autant, sur cette pente des Alpes et de l’Hæmus qui descendait au Danube, vers la barbarie germanique et slave, les mœurs étaient encore grossières et violentes. Peu de villes, de colonies et de cités privilégiées, mais des camps, des forteresses, et, dans les peuplades indigènes, l’habitude des armes rendue nécessaire par le voisinage de l’ennemi[16].

Cependant la conquête de la Dacie et la translation dans cette province d’une nombreuse population romaine venaient d’ouvrir, pour ces régions, une ère de prospérité. Le grand fleuve qui coule désormais entre deux rives romaines se couvrira de cités florissantes, et l’Illyricum deviendra une des parties vitales de l’empire, parce que ses habitants conserveront des mœurs guerrières au milieu des travaux de la paix. De là, en effet, sortiront les seuls grands princes, Théodose excepté, qui arrêteront quelque temps la décadence romaine et le plus illustre des empereurs du Bas-Empire, Justinien[17].

La Rhétie comprenait alors tout le pays des Vindéliciens. Afin de porter vers le Danube l’attention et les forces de ces valeureuses peuplades, trop habituées à regarder vers la haute Italie qu’elles avaient longtemps ravagée, le premier empereur leur avait donné pour principale ville Augusta Vindelicorum sur le Lech (Augsbourg)[18].

Dans le Noricum et la Pannonie, la race indigène avait été presque entièrement exterminée par les Cimbres, les Daces et les Romains. Cependant le désert des Boïes, qui occupait une partie de ces deux provinces[19], commençait à se repeupler, et Claude y avait envoyé la colonie de Savaria (Stein am Anger), où s’éleva, comme à Lyon, un autel d’Auguste entouré de statues qui représentaient les autres cités de la province[20]. Une ville, Scarabantia (Œdenburg), qui portait le surnom de Julia ou de Flavia, en témoignage de quelque faveur impériale, servait d’étape entre Savaria (Stein am Anger) et la grande place d’armes des Romains sur le Danube, Carnuntum (Petronell). Un peu plus haut sur le fleuve, à Lauriacum (Lorch), une nombreuse garnison et une flottille défendaient l’entrée du Norique, et, plus bas sur le fleuve, Vindobona (Vienne) avait été déjà fondée, peut-être par Vespasien. Noreia (Neumark), l’ancienne capitale des Taurisques, achevait de s’éteindre ; mais elle était heureusement remplacée par quatre colonies que les Romains, avec leur habileté ordinaire, avaient jetées en avant des Alpes Juliennes, la partie la plus vulnérable des frontières de la Cisalpine. L’une, Virunum (Mariasaal, au nord de Klagenfurt), s’élevait au point de rencontre des routes du Norique et de la Pannonie ; les trois autres[21] dans les hautes vallées de la Save et de la Drave, de manière à couvrir ce riche coin de l’Italie où s’accumulait chaque année plus de population et de richesses, où Pola comptera bientôt trente mille habitants et Aquilée cent mille, où Padoue voit déjà cinq cents de ses citoyens décorés de l’anneau d’or des chevaliers[22].

Ces précautions n’avaient pas paru suffisantes. Afin de mieux garder les deux grandes routes que la Save et la Drave ouvrent à travers la Pannonie, depuis le pays des Daces jusqu’aux Alpes Juliennes, les Romains y doublèrent leurs postes militaires. Aquincum (Alt-Ofen), sur le Danube, et Mursa (Eszeg), sur la Drave, furent colonisés, la dernière par Hadrien. Les fortifications de Taurunum (Semlin), à l’embouchure de la Save, firent de cette place comme le poste avancé et le boulevard de la grande ville de Sirmium (Mitrovic), située quelques lieues en arrière. Sirmium, plus rapprochée des Barbares, éclipsait maintenant Siscia (Sziszek), ancienne colonie et place d’armes de Tibère. Une voie militaire, qui, à la hauteur de Servilium (Gradiska), se bifurquait pour envoyer un embranchement à l’Adriatique, longeait la Save et reliait les unes aux autres les forteresses établies sur ses rives. On voit que les Romains n’avaient pas perdu les leçons données par les révoltes des Pannoniens sous Auguste et par les terreurs que les Daces avaient causées sous Domitien.

Pline, si inégal dans ses descriptions, est moins bref que de coutume sur l’Illyrie et la Dalmatie. Il montre cette province divisée en trois ressorts judiciaires, dont les chefs-lieux étaient Scardona et Salona qui ont gardé leur nom, et Narona (Viddo). Dans le premier étaient compris les Japodes, quatorze cités liburniennes, dont six gratifiées du jus Italicum, et une septième qui avait de plus le titre et les avantages de l’immunité. Dans le second ressort se trouvaient la cité romaine de Tragurium (Trau), célèbre par ses marbres, la colonie de Sicum et celle de Salona, le poste principal des Romains, dans l’Illyrie, enfin différents peuples dalmates divisés en neuf cent vingt-quatre décuries. Le troisième renfermait trois colonies, sept villes romaines et dix peuplades partagées en quatre cent soixante-trois décuries[23].

Pline ne nous avait pas encore parlé de ces subdivisions dont les analogues existaient en Thrace et en Cappadoce sous le nom de stratégies. Comme cette région montagneuse et coupée d’innombrables vallées possédait peu de villes, les Romains avaient réparti ces remuantes tribus en de petites circonscriptions territoriales, à chacune desquelles était préposé un chef indigène, qui répondait sur sa tête du maintien de l’ordre dans son ressort. Pour les surveiller et les contenir, pour leur ôter la vue de la mer, qui rappelait à ces anciens pirates tant de souvenirs et de si dangereuses tentations, une foule de colonies et de villes romaines s’étaient interposées, le long du rivage, entre eux et l’Adriatique.

Dacie, Mœsie et Thrace. — Trajan portait dans son administration la grandeur et la rapidité de ses entreprises militaires. Quand il eut donné les monts Carpates pour frontière à l’empire, il comprit que quelques rares garnisons éparses dans cette vaste province ne suffiraient pas à contenir les Daces, et que la barbarie refoulée reviendrait sur elle-même à mesure que l’armée victorieuse se retirerait : aussi avait-il appelé des anciennes provinces un peuple tout entier. Malgré quinze cents ans de misères, les Roumains sont aujourd’hui douze millions d’hommes. Trajan avait fait en quelques années l’œuvre d’un siècle.

Ce vaste foyer de vie romaine, établi au delà du Danube, fit sentir son heureuse influence sur les provinces voisines. La Mœsie était restée inculte et sans villes, la civilisation, en la traversant, y laissa tomber quelques-uns des germes de prospérité qu’elle portait dans la Dacie[24]. Ratiara (Arzar-Palanca), Viminacium (Kostolacz) et Nicopolis qui garde encore son nom, luttèrent bientôt de prospérité avec les vieilles cités grecques de la côte : Tomi (Kustendjé) et Odessus (Varna). Avant un siècle, la rive droite du Danube sera couverte de cités plus nombreuses qu’elle n’en a aujourd’hui. Widdin, Sistova, Nicopolis, ses plus grandes villes, sont d’origine romaine, et de ces régions naguère barbares sortiront les derniers défenseurs de l’empire. La Thrace avait mauvais renom ; on l’appelait la mère des plus redoutables nations : aussi Claude l’avait-il mise sous une double surveillance ; il en avait fait une province (46) administrée par un procurateur, et il avait subordonné ce procurateur au gouverneur de la Mœsie, qui était toujours à la tête de forces considérables. La vie romaine s’y développa peu ; on ne comptait en Thrace que trois ou quatre colonies ; mais, sur les côtes et le long de la grande voie militaire qui courait d’Amphipolis à Byzance, il y avait quantité de cités grecques. Vespasien, Trajan et Hadrien, obéissant au mouvement qui, dès cette époque, entraînait l’empire à l’orient, y avaient fondé ou agrandi plusieurs villes : Trajanopolis (Orikova ?), Plotinopolis (?) et Andrinople, dont l’emplacement avait été si bien choisi qu’elle est restée depuis ce temps une des grandes cités de l’Europe.

Comme dans la Dalmatie, on ne trouvait point de villes dans l’intérieur de la Thrace. Les Romains avaient cependant groupé ses peuplades éparses en stratégies : grossière ébauche de la vie municipale. Avant Pline l’Ancien, on en connaissait cinquante ; Ptolémée n’en trouvait plus que quatorze : preuve du progrès de la vie urbaine dans cette région[25]. Nous avons vu le même fait se produire en Espagne, et nous pourrions le constater partout : Pergame avait cent vingt mille habitants, Césarée de Cappadoce, quatre cent mille.

 

II. — L’ITALIE ET LA GRÈCE.

Le difficile travail d’assimilation, qui était le but, la vie même de l’empire, et qui doit rester sa justification devant l’histoire, avançait dans la vallée du Danube, moins rapidement sans doute que dans celle du Rhin, parce que les populations y étaient plus diverses et plus barbares, mais assez vite encore pour que l’on frît en droit d’espérer que l’Illyricum couvrirait efficacement l’Italie et la Grèce contre les invasions des Barbares du Nord.

Elles avaient besoin de compter sur ce rempart, ces deux vieilles reines du monde que la force et la vie abandonnent. Objet du respect persévérant des nations, elles voient leurs capitales s’embellir encore : Hadrien vient d’achever à Athènes le temple de Jupiter, et les Flaviens, les Antonins, ont fait de Rome la cité des merveilles. Mais on trouver les fortes populations qui, par les armes ou la pensée, leur avaient asservi l’univers ? Si vous exceptez Rome, où accourent tous les mendiants de l’Italie, l’Étrurie méridionale[26] que l’ordre et la paix font revivre, et quelques villes placées sur la route de Brindes, qui mène à l’Asie, sur celle d’Aquilée, qui conduit au Danube, qu’y a-t-il hors des voies Flaminienne et Appienne ? Chaque jour le désert s’étend. Pour une ville qui prospère, combien qui déclinent ! Capoue, Otriculum, Tuder, Rimini, Bologne, Vérone et Pola élèvent bien des amphithéâtres dont les ruines nous étonnent et nous charment[27] ; Ferentinum, un théâtre ; Bénévent, Ancône, Rimini, Suse, des arcs de triomphe qui sont encore debout[28]. Gabies doit à ses eaux sulfureuses de renaître plus riche qu’elle ne l’avait été : dans ses ruines on a trouvé, parmi nombre de chefs-d’œuvre, une des plus belles statues de l’antiquité, la Diane qui porte son nom. Mais la Grande-Grèce, la région centrale et ces douze cents villes dont parlent les anciens, que sont-elles devenues ?

Il a été trouvé une pierre sépulcrale sur laquelle était gravée une figure de lion et plus bas un nom de soldat italien : rien de plus. Telle sera bientôt l’Italie : tombeau vide, mais au-dessus une grande image[29].

On a vu le triste tableau fait par Columelle des campagnes de l’Italie moins d’un siècle après les Géorgiques de Virgile ; malgré son pressant appel, bien peu étaient retournés à la charrue, et la grande propriété avait continué la lutte contre la petite. Mais pourquoi cette constitution nouvelle de la propriété n’avait-elle pas, au moins, sauvé l’agriculture italienne et produit dans la péninsule la révolution heureuse que le même fait a produite en Angleterre ? C’est qu’ici les landlords repoussèrent longtemps par leurs tarifs la concurrence des blés étrangers, au lieu que la politique força les empereurs de livrer le marché italien à ceux qui importaient les blés de l’Afrique, de la Sardaigne et de l’Égypte. L’Angleterre, d’ailleurs, a trois sources de richesse : l’industrie, le commerce et l’agriculture, où son aristocratie puise largement, parce que, après les avoir ouvertes par son intelligence, elle les alimente par ses capitaux. L’aristocratie italienne n’en avait qu’une, la terre, et il vient d’être dit pourquoi il eût été ruineux de faire rendre à cette terre des moissons. Le peuple se nourrissait comme il pouvait de quelques maigres récoltes poussant çà et là ; or le chiffre de la population est en rapport avec celui des subsistances ; celles-ci étant insuffisantes, celle-là diminuait. Les faits économiques expliquent donc la décadence continue de l’Italie, alors que les provinces prospéraient autour d’elle.

La Grèce est encore moins heureuse. Pour peupler Nicopolis, Auguste y avait réuni les habitants de toutes les cités voisines. La fondation d’une seule ville avait ruiné deux provinces : l’Acarnanie et l’Étolie étaient désertes[30]. En beaucoup de lieux, on n’avait d’autre industrie rurale que l’élève des chevaux, sûr indice que la population n’était ni riche ni nombreuse. Ce n’est pas cependant que le gouvernement impérial eût été dur pour la Grèce : il lui avait assuré une paix profonde ; en retour de ses applaudissements, Néron l’avait même affranchie d’impôts. Vespasien jugea, il est vrai, que la récompense dépassait le service, et, profitant de quelques désordres pour dire que les Grecs avaient désappris la liberté[31], il les replaça sous l’autorité prétorienne ; Plutarque en gémissait encore au temps d’Hadrien. Pourtant il laissa subsister dans la Macédoine, l’Épire, l’Achaïe et les îles, dix colonies, seize peuples libres, deux cités exemptes de tribut, une ville romaine, Stobi, près du confluent de l’Axios et de l’Érigon, et, comme aux jours de l’indépendance, les Amphictyons continuaient à se réunir au sanctuaire de Delphes ; Olympie gardait aussi ses solennités[32].

Ce n’était donc pas une certaine dose de liberté et l’ordre qui manquaient à la Grèce, c’étaient les hommes.

Dans un passage des Histoires de Polybe qu’il serait opportun pour nous de méditer, ce sage politique recherche les causes de la ruine de la Grèce. Il n’accuse pas, comme le ferait un esprit vulgaire, la fortune et les dieux, mais son peuple : Nous n’avons eu, dit-il, ni contagion ni guerre de longue durée, et cependant nos villes se dépeuplent ! Ne nous en prenons pas aux dieux et n’allons pas consulter les oracles : le remède est en nous, comme le mal. Dans nos cités, par débauche et paresse, on fuit le mariage, et, si des enfants naissent d’unions passagères, on n’en garde qu’un ou deux, afin de les laisser riches comme on l’a été soi-même. Mais, de ces deux enfants, que la maladie frappe l’un, que la guerre enlève l’autre, et la maison deviendra déserte. Ainsi dépérissent nos cités[33]. Et malheureusement nous pourrions dire comme lui : Ainsi se dépeuplent nos campagnes. Singulier rapport entre deux civilisations si différentes où la même préoccupation du bien-être a produit les mêmes effets !

Le mal signalé trois siècles auparavant par Polybe n’avait fait que s’étendre. Ce qui était vrai alors de la Grèce l’est maintenant de l’Italie. On a vu les récompenses assurées par Auguste aux chefs des familles nombreuses ; vains efforts : tout échouait contre l’égoïsme de ces grands qui maintenant vivaient pour le plaisir. Un vice honteux, la plaie de l’Orient à toutes les époques[34], et le crédit qu’assurait même auprès d’importants personnages une fortune libre des prétentions d’un héritier naturel, augmentèrent chaque jour le nombre des hommes qui fuyaient les charges de la paternité. Parmi ceux mêmes que la loi frappait, quelques-uns éludèrent ses coups et usurpèrent les prérogatives qu’elle réservait aux citoyens utiles. On vit des célibataires réclamer une place d’honneur au théâtre en vertu du jus trium liberorum ; de sorte que la loi Julia Poppæa se trouva n’avoir fait que mettre à la disposition du prince un privilège de plus pour l’égoïsme et la vanité. Aujourd’hui, dit Pline, on ne vante que les épouses stériles, on ne veut même pas d’un fils unique. On renie les siens, dit encore Sénèque[35] ; on les abandonne, ajoute Tacite.

Ces habitudes de l’aristocratie tournaient contre elle-même ; elle était décimée par ses vices plus sûrement que par la main du bourreau : de César à Marc-Aurèle, les plus illustres maisons disparurent presque toutes. César, Auguste, eurent beau faire de nouveaux patriciens ; sous Claude, il n’en restait déjà plus[36].

Une des causes de la puissance coloniale de l’Angleterre est certainement sa fécondité. Elle est riche en hommes, et ses nombreux enfants, qui croissent comme l’herbe épaisse et serrée de ses campagnes, débordent incessamment par toutes les grandes routes du monde, sur l’Amérique, l’Inde et l’Océanie. Ainsi s’était répandue la Grèce ancienne sur tous les rivages de la Méditerranée, et l’Italie sur les contrées de l’Occident. Mais, dans ces lieux d’où tant de colonies avaient émigré, il y a maintenant disette d’hommes, όλιγανδρία, suivant le mot de Polybe ; et, connue l’homme est le meilleur et le plus sûr instrument de force productive, qu’il l’était surtout dans l’antiquité, où les machines ne le remplaçaient pas : lui manquant, tout s’affaissa. La Grèce de nos jours, dit Plutarque, ne pourrait pas mettre sur pied trois mille hoplites[37]. C’est le nombre de soldats que la seule ville de Mégare avait armés contre les Perses.

En outre, comme un fleuve qui s’épuise. en s’épandant par mille canaux hors de son lit, le génie hellénique s’était affaibli et lassé à force de s’étendre, et la nature, devenue marâtre pour son peuple favori, ne lui donnait plus de grands hommes, parce que les circonstances faisaient aux Grecs une vie trop facile. Eux qui autrefois se plaisaient à suivre les maîtres de la pensée sur les hauts sommets que l’idéal illumine, n’étaient plus occupés qu’à aller vendre ou louer, à beaux deniers, ce qui leur restait de l’esprit et de l’art de leurs pères. Chaque jour on voyait partir pour Rome, de la Hellade et de l’Asie, quelque entrepreneur d’éducation ou de tableaux, de poésie ou de statues, de philosophie ou de religion. Les esclaves nés dans la Grèce asiatique étaient nombreux dans la capitale de l’empire ; mais ces hommes à l’esprit souple et à la parole dorée ne restaient guère en servitude. Bientôt affranchis, ils gouvernaient leur maître[38], et, quand ce maître était l’empereur, ils gouvernaient l’empire[39]. Ainsi, depuis quatre-vingts ans, les habiles parleurs de nos provinces méridionales font nos révolutions et nos ministères. Artistes ou rhéteurs, médecins ou astrologues, affranchis de grande maison ou industriels de bas étage, tous ces Grecs s’entendaient merveilleusement à exploiter le Romain en donnant beaucoup à sa vanité nationale. Comme le Bédouin, sous ses guenilles, n’a que du mépris pour nous, le Grec n’avait dans le cœur que du dédain pour ces esprits qui lui paraissaient lourds et pour ces mains pesantes qui avaient enchaîné sa patrie. De Denys d’Halicarnasse à Libanius, on ne trouve pas un Grec qui ait parlé d’Horace ou de Virgile[40].

Par contre, avec quelle ardeur aux bords du Tibre où tant de Grecs enseignaient, sur les rives de l’Illissus et du Mélès, ils répètent les grands noms et les hauts faits de leurs aïeux ! Perdus dans l’immensité de l’empire romain, ils s’étaient mis à raviver les souvenirs de la patrie. Ils célébraient, comme au temps d’Aristide et de Cimon, à l’anniversaire de la bataille de Platées, la fête de la Délivrance[41], et les guerriers de Marathon étaient moins oubliés dans leur tombeau qu’au jour où Démosthène jurait par leur glorieux trépas. A Delphes, les soteria rappelaient les Gaulois victorieusement repoussés du temple et percés des flèches d’Apollon. Éleusis gardait ses mystères, que Claude avait voulu transporter à Rome. Sparte n’avait plus de Léonidas, mais elle avait toujours ses jeux sanglants de l’autel. Après une longue indifférence il y avait un retour de pieuse ferveur pour la religion et la gloire nationales. On retrouvait la Grèce antique, ainsi qu’il y a cinquante ans nous avons découvert le moyen âge ; et l’hellénisme, depuis trois siècles éclipsé, allait exercer une nouvelle influence sur les idées du monde. Grâce à sa renommée et à ses monuments, sûr lesquels six siècles avaient déjà passé sans ternir leur éclat virginal, Athènes, malgré sa pauvreté[42], était redevenue, après un long silence, la cité de Minerve. Elle avait retrouvé ses écoles bruyantes, et les artistes se pressaient dans ses murs à la suite des empereurs. En entrant dans ce vieux sanctuaire de l’esprit, les philosophes s’écriaient : Ici, fléchissons le genou[43]. Hadrien vient d’y achever l’œuvre de Périclès, le temple de Jupiter Olympien ; et que cherche, sur cette vieille terre, Pausanias, qui, à cette heure même, la parcourt ? La trace des dieux et des héros. Il oublie les misères du présent, pour montrer ce passé fameux dont vivent les héritiers d’Homère et de Léonidas.

Ainsi, dans les possessions européennes de l’empire, trois groupes, les contrées du Nord qui s’éveillent à la vie sociale, les provinces occidentales qui en jouissent pleinement, les régions du centre qui s’appauvrissent, déclinent et se taisent. C’est le mouvement moderne qui commence à se produire, la vie qui se déplace et remonte au nord, comme pour aller au-devant de la barbarie, lui livrer le grand combat qui fera disparaître la civilisation ancienne, jusqu’au jour lointain où celle-ci se dégagera, plus forte et meilleure, du milieu des ruines entassées par les Germains.

 

III. — AFRIQUE ET ORIENT.

De l’autre côté de la Méditerranée s’étendaient les six provinces africaines : l’Égypte, la Cyrénaïque, l’Afrique propre, la Numidie et les deux Maurétanies. Ces provinces formaient deux groupes distincts, séparés par les affreuses solitudes de la région des Syrtes ; à l’orient, la Cyrénaïque et l’Égypte ; à l’occident, le pays de Carthage, des Numides et des Maures.

C’est par le territoire de Carthage que les Romains avaient d’abord saisi l’Afrique. Ils s’y étaient si fortement établis, que la Tunisie est encore couverte des débris de leurs cités et que plusieurs de ces ruines comptent parmi les plus imposantes qu’ils nous aient laissées. Le Colisée de Thysdrus rappelle celui de Vespasien et égale en grandeur, avec plus d’élégance peut-être, l’amphithéâtre de Vérone[44]. Autrefois un peuple immense et riche le remplissait ; aujourd’hui tous les gourbis d’un village arabe tiennent dans son ombre. Quelle force avait ce régime, municipal, qui pouvait élever de colossales constructions sur les confins du désert !

De l’Afrique propre, les nouvelles mœurs avaient gagné les contrées  voisines. Pour activer la transformation de ces pays, Auguste et ses successeurs avaient fondé de nombreuses villes dans les deux Maurétanies, jusque sur les tâtes de l’Océan, mais en face de la Bétique, d’où leur arrivaient des encouragements et des secours[45].

Cet essai réussit mal, ou bien Auguste crut aller plus vite en remettant à un chef indigène le soin de cette grande affaire ; il rendit la Maurétanie à Juba. Ce roi lettré, à qui Athènes éleva une statue, employa un règne de cinquante années à répandre parmi son peuple le goût des mœurs romaines. Sa capitale, Iol ou Césarée, aujourd’hui Cherchêl, était une ville italienne. Ce prince, un des reges inservientes de Tacite, valait mieux qu’un proconsul pour préparer les voies à la domination impériale. Caligula prit au fils de Juba son royaume (40), et Claude divisa la Maurétanie en deux provinces, la Tingitane et la Césarienne, séparées par la Malva, qui devrait servir encore de limite entre le Maroc et notre province d’Oran[46]. Depuis ce jour toute l’Afrique septentrionale lit partie de l’empire.

Il y avait alors un siècle et demi que l’action de Rome était prépondérante en Afrique ; près de deux siècles à compter depuis Scipion Émilien ; deux siècles et demi en remontant jusqu’à Zama. Rien de grand ne se fait qu’avec le temps. Nous l’oublions trop, dans nos plaintes injustes sur la lenteur de nos progrès en Algérie, nous qui remplaçons Rome sur cette côte, où Carthage, Masinissa, Bocchus et Juba avaient travaillé pour elle, et on nous avons trouvé des obstacles plus grands, sans que personne nous y eût préparé les voies.

Au reste, ce ne fut pas sans résistance que cette nationalité succomba. L’histoire n’a pas conservé le récit de toutes les guerres qu’il fallut entreprendre pour étouffer les protestations contre le joug de l’étranger. Nous ne connaissons que les expéditions de Suetonius Paulinus, qui traversa l’Atlas, et de Geta, qui poursuivit les Maures jusqu’au Sahara. La révolte de Tacfarinas a fait plus de bruit, grâce à Tacite. Quoiqu’il n’eût pas pour lui la force religieuse dont les marabouts disposent contre nous, il tint en échec pendant sept années les troupes de Tibère, et il mérita que son nom fût associé à ceux des héros de l’indépendance nationale, au premier siècle des Césars : Civilis, Sacrovir, Simon ben Giora, Caractac et la vaillante Boadicée.

Cette guerre s’était étendue depuis Sitifis, qui en était le centre, jusqu’au pays des Garamantes, dont le roi fit sa soumission après la mort de Tacfarinas. Elle ne délivra cependant pas la province de toute inquiétude. Les tribus sahariennes, Musulames et Gétules, exercèrent longtemps la patience des gouverneurs. Pour rendre la répression plus prompte, tout en affaiblissant le pouvoir trop grand du proconsul d’Afrique, Caligula ôta l’armée à ce gouverneur et la donna à un légat impérial. A raison des mêmes craintes, on avait interdit aux criminels d’État le séjour de l’Afrique : car le repos de cette province qui faisait à Rome l’abondance ou la disette, c’est-à-dire la joie ou la colère du peuple, la sécurité ou la terreur du prince, importait trop pour n’être point garanti par toutes les mesures de prudence.

Vespasien, dont la femme était fille d’un chevalier romain établi à Sabrata, s’occupa certainement de l’Afrique avec la même sollicitude que des autres provinces ; mais nous ne connaissons de son administration que l’envoi d’une colonie à Icosium (Alger). La pacification de la Tripolitaine, commencée par lui, fut achevée sous Domitien, qui, pour en finir avec les pillages des Nasamons, en extermina le plus grand nombre. Hadrien et Antonin eurent à réprimer quelques mouvements des Maures, et on a vu, sous Marc-Aurèle, les tribus de l’Atlas tressaillir et répondre à la voix du monde barbare qui s’élevait en clameurs confuses sur les bords du Danube.

Trois causes rendaient ces révoltes inévitables : la configuration du pays, qui offrait tant de retraites inexpugnables ; le gouvernement par les indigènes, dont Rome tira presque toujours un excellent parti, mais qui avait aussi ses dangers, parce que la fidélité des chefs nationaux se laissait parfois ébranler[47] ; enfin l’habitude de porter des armes, que les Maures conservèrent. On a déjà vu les provinciaux des bords du Danube avoir les mêmes mœurs militaires ; mais ceux-ci étaient contenus par le voisinage de l’ennemi ; les Maures n’avaient à combattre que les bêtes fauves, et ces hardis chasseurs au lion oublièrent souvent le maître des forêts giboyeuses, pour chasser à l’homme[48].

 ?lais l’Afrique ne s’est jamais appartenue à elle-même, parce qu’elle n’a point de centre géographique. Ces révoltes devaient donc rester sans fâcheuses conséquences jusqu’au moment où elles purent être appuyées par un conquérant étranger. Jusque-là, l’organisation donnée par les Romains à l’Afrique suffit à la contenir. Il est vrai qu’elle fut digne de leur habileté ordinaire.

Rome avait un double intérêt à s’établir sur cette côte. Le premier était, de forger là le dernier anneau de la chaîne dont elle enlaçait l’ancien monde, et d’enfermer la Méditerranée dans ses possessions. Jadis un général carthaginois défendait aux matelots romains de laver leurs mains dans la mer de Sicile ; aujourd’hui c’est la Méditerranée tout entière dont Rome ne veut pas que les rivages soient foulés par lin pied ennemi. Elle entendait aussi utiliser à son profit la richesse de l’Afrique.

Cette richesse était fort inégale. La Tingitane exportait sans doute, comme aujourd’hui, du bétail pour la Bétique, mais les Romains n’en tiraient guère que des tables taillées d’un seul morceau dans ces arbres gigantesques, témoins des premiers âges du monde et qui croissaient dans les belles forêts dont le pied de l’Atlas était alors couvert[49]. Pline fait en deux mots l’inventaire de la Numidie. De beaux marbres, dit-il, et des bêtes fauves ; il aurait pu ajouter des chevaux incomparables pour la vitesse, sinon pour la beauté des formes. La Maurétanie mettait au revers de ses monnaies un cheval sans bride, et l’on a trouvé cette inscription :

Fille de la Gétule Haréna,

Fille du Gétule Equinus,

Rapide à la course comme les vents,

Ayant toujours vécu vierge,

Speudusa, tu habites les rives du Léthé[50].

L’Arabe du Nedjed ne célèbre pas mieux la race de ses nobles cavales.

Dans la Byzacène, où la sécheresse croissante du climat a enlevé à la terre une partie de sa fertilité, le blé rendait cent pour un : aussi l’Afrique était-elle représentée sous les traits d’une jeune fille, les deux mains chargées de gerbes pesantes[51]. Le sol fécond de la Byzacène et de la Zeugitane se continuait dans une partie de la Numidie ; les Arabes appellent encore les plaines qui s’étendent de Sétif à Constantine le pays de l’or. Aussi était-il facile d’intéresser les Numides à l’agriculture ; Rome n’y manqua pas. Quant à la Maurétanie, la portion qui formait le bassin de la Malva était stérile, mais, à son extrémité occidentale, par où Auguste l’avait attaquée, elle était presque comparable aux deux provinces voisines.

Pour posséder cette riche terre, Rome ne se contenta pas de tenir l’Afrique par le bord, par les cités maritimes ; l’occupation restreinte était alors jugée comme elle l’est aujourd’hui. Elle s’enfonça dans l’intérieur ; elle alla jusqu’à l’Atlas, le franchit et descendit au Sahara.

Mais d’abord elle s’attacha fortement au rivage. Depuis le Lixus (Oued el-Kous)[52], qui se jette dans l’Océan, jusqu’au lac Triton, que les sables et les falaises littorales séparent de la Petite Syrte, elle étendit une longue chaîne de colonies, de villes libres ou privilégiées et de cités romaines dont les principales furent, de l’ouest à l’est : Zilis (Ar Zila), où l’on trouve fréquemment des monnaies des rois de Maurétanie ; Lixus (El-Araïch), le Jardin des fleurs ; Tingis (Tanger), qui montrait l’immense bouclier d’Antée en cuir d’éléphant ; Rusaddir (Melilla) ; Siga, la riche et populeuse capitale de Syphax, près de la Tafna et dont le port forme aujourd’hui celui de Rachgoun ; Portus Magnus (Mers el-Kébir), le meilleur port naturel de l’Algérie ; Portus divini (Arzeu), où l’on trouve de nombreuses ruines romaines ; Cartenna (Ténès) ; la capitale du second Juba, Iol ou Cæsarea (Cherchêl) ; Tipasa (même nom) ; Icosium (Alger) ; Rusgunia, au cap Matifou ; Rusuccurus (Dellis) ; Iomnium (Taksebt) ; Saldæ (Bougie), au débouché d’une des plus riches vallées du Djurdjura (Mons Ferratus) ; Igilgilis, qui n’a point changé de nom (Djidjelli) ; Chullu (Collo)[53] ; Rusicade (Philippeville) ; Hippo Regius (Bone), ancienne résidence des rois numides et place très forte ; Tabraca (Tabarka), qui sert de limite entre l’Algérie et la Tunisie, comme elle séparait, il y a vingt siècles, la Numidie de la Zeugitane, tant les mêmes choses durent sur cette terre !

Tabraca avait le titre de cité romaine ; de même Utique, dont les ruines, par suite des atterrissements du Bagradas, se trouvent au milieu de champs cultivés, à plus de 10 kilomètres de la côte[54] ; Hippo Zarytus (Bizerte), Carthage, Neapolis (Nabel), Hadrumetum (Sousa), Thenæ, à l’entrée de la Petite Syrte, Tacape (Gabès), étaient des colonies ; Thapsus, Leptis Minor, et vingt-sept autres villes de la province, avaient les droits des cités libres[55].

A l’intérieur, la colonisation fut arrêtée dans la Maurétanie Tingitane (Maroc) par les déserts qui avoisinent la Malva et par ce qu’on appelle les montagnes du Rif. Mais, dans les autres provinces qui répondent à l’Algérie, à la Tunisie et à la Tripolitaine, elle prit un rapide développement. Les innombrables vallées que forment les ramifications de l’Atlas eurent chacune leur ville reliée aux cités voisines par des routes qui traversaient d’ouest en est toute la province, et qui descendaient, d’une part à la côte vers les villes maritimes, et de l’autre allaient au désert vers les postes établis au pied de l’Atlas[56].

Ainsi de Césarée on gagnait, à l’ouest, la Maurétanie Tingitane par deux routes, dont l’une suivait le rivage et l’autre la vallée où passe aujourd’hui le chemin de fer d’Oran, entre le grand et le petit Atlas. A l’est, la voie principale, évitant l’épais massif du Djurdjura, allait à Carthage par Oppidum Novum, sur les bords du Chélif, Auzia (Aumale), dans le bassin de l’Isser ; Sitifis (Sétif), grand centre agricole d’où partaient huit ou dix routes ; Cirta, la véritable capitale de la Numidie[57], qui était en communication avec la mer par Rusicade, comme nous avons relié Constantine à la Méditerranée par Philippeville. De Calama (Guelma), on descendait par la Seybouse à Bone. Par Tipasa, Naraggara et Sicca Veneria (El-Kef), on atteignait la riche vallée du Bagradas (la Medjerda), où se voient encore les ruines de populeuses cités : Simittu, Bulla Regia, la résidence des rois numides, etc., servaient d’étapes pour gagner Utique et Carthage[58]. Au sud, par Zama, Regia, on arrivait à Hadrumète et à la Petite Syrte, près de laquelle cette longue route se terminait aux colonies de Thysdrus et de Thenæ.

Cette ligne aussi était double : au nord, elle jetait des tronçons qui pénétraient çà et là dans la Montagne de Fer ; au sud, elle reliait les villes de Lambæse, Thamugas, Theveste (Tébessa), Ammedera (Hidra), Thelepte et, à quelques lieues du lac Triton, la colonie de Capsa, qui formait, à l’orient, le point d’appui de la longue chaîne de postes militaires[59] étendue à travers ces provinces, depuis le Rif jusqu’à la Cyrénaïque.

Les Romains avaient, comme nous, pénétré difficilement dans la Grande Kabylie ; mais, en occupant tous les débouchés de cet épais massif, ils forcirent les Kabyles à reconnaître, pour vivre, la loi de ceux qui tenaient les vallées, et ils finirent par prendre pied dans leurs montagnes. Même politique, avec des moyens différents, du côté du Sahara ; ils avaient fermé par des défenses les gorges de l’Aurès, afin d’arrêter les incursions des nomades ; ils avaient même franchi les hauts plateaux, pour descendre dans le désert et occuper quelques-unes de ses oasis. Nous ne sommes que depuis 1854 à Laghouat, et on a vu à Géryville, sous le même parallèle, des vestiges de l’occupation romaine. Au pied du versant méridional de l’Aurès, ils tracèrent une route que des postes jalonnèrent depuis Biskra jusque bien loin dans l’est. Dans l’oasis d’El-Outhaia, au sud d’El-Kantara, Marc-Aurèle avait fait relever par ses soldats un arc de triomphe écroulé[60], et, près de Besseriani (ad Majores), non loin du Chott Melghir, on a trouvé une borne milliaire avec le nom de Trajan. Pour la Numidie et l’Afrique, le centre de la défense était à Lambèse, on subsistent encore les deux camps de la légion IIIa Augusta et de ses auxiliaires, dix mille hommes environ, qui fournissaient des garnisons à tous ces postes, même une cohorte au proconsul de Carthage[61]. Des voies militaires, construites par les soldats, rayonnaient de là dans toutes les directions.

Les Romains, qui avaient laissé à beaucoup de villes l’autonomie et à leurs magistrats[62] le nom punique de suffètes, avaient aussi reconnu ou établi l’autorité de certains chefs de tribus.

Le Sahara ou l’Atlas ne pouvait être, comme le Rhin et le Danube, bordé d’un retranchement continu, et il n’y avait pas nécessité d’entretenir huit ou dix légions sur cette frontière qu’aucun danger ne menaçait. Quelques postes bien placés tenaient les nomades à distance. Les voyageurs modernes qui pénétraient naguère avec de grands risques dans le sud de la Tunisie ont trouvé, à toutes les gorges des montagnes, des travaux aujourd’hui écroulés qui en défendaient le passage. Des voies romaines y conduisaient, et des aqueducs amenaient, aux villes de la plaine, l’eau des collines : un d’eux n’avait pas moins de 70 kilomètres en longueur[63].

Comme ces précautions ne suffisaient pas toujours à empêcher les incursions rapides et le pillage, le gouvernement les compléta par un autre moyen de défense : il donna une sorte d’investiture à des chefs indigènes qui se chargèrent, sous leur responsabilité, de faire la police pour l’empire. Ces chefs bâtissaient d’ordinaire une forteresse au centre de leur tribu ; quand ils avaient payé l’impôt et garanti la paix publique, ils pouvaient s’appeler princes ou rois et gouverner à leur guise : Rome ne s’en montrait pas jalouse. Seulement elle tenait auprès des plus puissants un centurion ou un préfet, représentant de son autorité souveraine, qui était toujours prêt à intervenir pour arrêter les complots ou les tumultes trop retentissants. On dirait nos chefs de bureaux arabes surveillant les aghas indigènes[64].

On retrouve un système analogue sur les autres frontières. Aux tétrarques qui commandaient sur les limites du désert de Syrie, aux rois du Bosphore Cimmérien, aux chefs barbares que Rome pensionnait au nord du Danube, les empereurs envoyaient des agents qui, résidant prés de ces princes, leur servaient d’intermédiaires avec l’empire et souvent dirigeaient leur conduite. C’était donc une mesure générale de gouvernement, et, reconnaissons-le, une des plus habiles.

Cette grande province d’Afrique était soumise, depuis Caligula, à deux autorités différentes : l’une civile, le proconsul, qui résidait à Carthage ; l’autre militaire, le légat de la légion IIIa Augusta, dont le quartier général était à Lambèse. De là des conflits et les empiétements du légat, qui, ayant pour lui la puissance effective avec la durée plus longue des fonctions[65], finit par obtenir que la Numidie formât une province particulière dont il fut le chef. Autre ressemblance avec notre Algérie : la colonisation française est entravée dans l’intérieur de nos provinces par deux éléments réfractaires, les Arabes et les Kabyles ; la colonisation romaine l’était par les Berbères et les Phéniciens. Les Phéniciens conservaient dans les villes leur culte, leur idiome, leurs mœurs, et les Berbères gardaient la langue qu’ils parlent encore. Mais Bôme avait sur nous un avantage : ses croyances n’excitaient pas la haine fanatique de ses sujets. Des deux sentiments qui constituent pour un peuple sa plus grande force de résistance contre l’étranger. le patriotisme et la religion, les empereurs n’avaient rien à redouter de l’une, et les circonstances historiques avaient singulièrement affaibli l’autre.

Peut-être aussi les Romains ont-ils trouvé en cette région, moins vieille alors de deux mille ans, de meilleures conditions de culture : des montagnes mieux boisées, des sources plus abondantes et surtout plus régulières. Jusque dans le Sahara, terre calcinée par un soleil implacable, il semble qu’il y ait eu, en beaucoup de lieux, de puissants cours d’eau qu’on tic retrouve qu’en nappes souterraines. Des palmiers desséchés attestent, çà et là, la récente disparition des sources, et les Romains ont pu voir une riche végétation lit où nous n’apercevons que la nier des sables. On vante, et avec raison, le système d’irrigations réglées par semaine, par jour et par heure, que les Arabes ont établi dans la Huerta de Valence. Les Romains le pratiquaient. On a trouvé en Algérie des pierres où sont inscrites les heures durant lesquelles chaque propriétaire avait droit à l’eau[66].

En résumé, de la mer au Sahara, quatre zones : les villes maritimes, c’est-à-dire le commerce ; les villes du Tell, ou l’agriculture ; au pied de l’Atlas, les postes militaires et les principautés indigènes ; au delà, les oasis et les nomades du désert, qui étaient dans la dépendance du Tell pour leur approvisionnement en blé[67].

Telle était l’Afrique des empereurs et telle est la nôtre. Sur cette terre où nous reportons la civilisation de l’Europe, le nom de Rome appelle celui de la France, et les deux noms se mêlent involontairement, comme se confondent les traces des deux peuples. Encore n’avons-nous pas reconnu toutes celles que Rome a laissées.

En 1850, un de nos généraux, traversant l’Aurès pour gagner Biskra, écrivait : Nous nous flattions d’avoir passé les premiers dans le défilé de Tighanimine. Erreur ! Au beau milieu, gravée sur le roc..., une inscription nous apprenait que, sous Antonin, la VIe légion avait fait la route à laquelle nous travaillons dix-sept cents ans après[68]. D’autres racontent que, durant l’expédition de Constantine, nos soldats furent saisis d’admiration, quand, fatigués de la tristesse de la route, ils découvrirent tout à coup les restes d’une cité romaine. Nul ne s’attendait à cette rencontre. Ces ruines jetées dans la solitude ranimèrent l’esprit de l’armée en l’avertissant d’une façon solennelle que, avant elle, un grand peuple avait, conquis et civilisé cette terre. Et depuis, combien de fois n’a-t-elle pas vu des monuments, imposants encore dans leur caducité, restes de thermes, d’aqueducs, d’amphithéâtres, de temples, de tombeaux et d’arcs de triomphe du haut desquels on peut dire aussi que le génie de Rome semblait contempler la France recommençant l’œuvre de ses légions. Les Arabes, que rien n’étonne, ont été pourtant frappés de la grandeur et du nombre de ces ruines, et ils disent en les montrant à ceux qu’ils appellent les Roumi : Vos ancêtres croyaient donc ne jamais mourir ?

L’Afrique, si énergiquement saisie par la civilisation romaine, plia sous cette étreinte puissante. Elle sera la première, après l’Espagne et la Gaule, à fournir des empereurs. Il y avait déjà du sang libyen dans la famille Flavienne ; Septime Sévère, Albinus, son rival, Macrin, le meurtrier et le successeur de Caracalla, seront de purs Africains. C’est d’Hadrumète qu’est sorti le grand jurisconsulte Salvius Julianus, et comme il était juste, un provincial avait rédigé la loi des provinces. Cette prospérité de l’Afrique ne se montre pas seulement dans la fortune de ses citoyens, dans la splendeur de ses cités, dans celle de Carthage surtout, qui est redevenue la seconde ville de l’Occident. Quand la sève circule avec activité et puissance, les fruits viennent avec les fleurs. L’Afrique allait prendre ce sceptre des lettres que l’Italie laissait tomber de ses mains défaillantes, après l’avoir un instant ressaisi sur l’Espagne et la Gaule par les deux Pline, Juvénal et Tacite. Les grands noms de la littérature latine seront désormais africains : Apulée, Tertullien, Minutius Félix, saint Cyprien, Arnobe, Lactance et, le plus grand de tous, saint Augustin. Pour le moment, Fronton y règne, et Cirta est toute fière d’avoir donné au monde celui qu’elle proclame un nouveau Cicéron[69].

On pardonnera ces détails sur l’Afrique romaine. Son histoire sous les Césars est à présent une page de notre histoire nationale. Je n’ai point parlé de la Tripolitaine, où les trois villes de Leptis, Œa et Sabrata formaient une sorte de république fédérale avec diète annuelle, qui subsistait encore au quatrième siècle, et dont la splendeur arrive plus tard, puisqu’elle fut l’œuvre de Septime Sévère[70] ; au delà des Syrtes, nous entrerions dans le monde grec où nous retrouverions à peu près la même situation que deux siècles plus tôt.

La Cyrénaïque, protégée contre les nomades par de brillantes expéditions, voyait cependant sa prospérité diminuer : Alexandrie la ruinait, et les empereurs ne faisaient rien pour arrêter cette décadence.

En Égypte, la politique d’Auguste était suivie comme au premier jour. Les princes ne nommaient à ce riche gouvernement que des chevaliers, parfois même des citoyens d’origine étrangère, comme ce Juif qui proclama Vespasien dans Alexandrie et ce Balbillus, petit-fils d’un roi Antiochus, dont la fille, la poétesse Balbilla, a fait graver des vers prétentieux et sa généalogie sur la jambe de Memnon[71]. La civilisation indigène achevait de s’éteindre, mais le pays avait toujours ses riches moissons, le commerce de l’Inde et ses carrières de porphyre, alors exploitées pour tout l’empire. Sous la forte main de ses nouveaux maîtres, elle rayonnait, comme au temps des Pharaons, autour d’elle. Ses nombreux navires sillonnaient la mer Rouge ; ses marchands reprenaient la route des Ramsès vers la Nubie et cherchaient à résoudre le problème des sources du Nil[72]. Les oasis du désert gardent encore aujourd’hui des traces de l’occupation romaine, et les inscriptions trouvées sur ces débris portent les noms de Galba, de Titus et de Trajan.

Nous avons parcouru avec Hadrien toute la frontière orientale. En Syrie : Baalbek, Palmyre, Gerasa, Rabath-Ammon, Bostra, commençaient à élever ces monuments dont les ruines étonnent le voyageur qui pénètre avec crainte et péril en des solitudes où alors tant de peuples s’agitaient.

Dans l’Asie Mineure, il faudrait s’arrêter à chaque pas pour constater la prospérité de ces provinces aujourd’hui désertes et où cinq cents villes étaient alors florissantes ; mais, dans ce livre, nous poursuivons avant tout l’étude des mœurs et, des institutions de Rome. S’il a été longuement parlé de la moitié occidentale de l’empire, c’est que de ce côté se porta toute l’activité des Romains. Ils y éveillèrent la vie civilisée ; ils y préparèrent la formation des nations modernes, et ils semblent leur avoir légué cet esprit net et précis qui les avait aidés à faire de si grandes choses.

Dans l’Orient, venus après les Grecs, ils n’avaient pu les déposséder, et, malgré les inscriptions latines, malgré les noms romains qu’on trouve çà et là gravés sur des tombeaux, ils n’avaient pas réussi à faire prédominer leur langue et leurs usages. Ces pays, organisés bien longtemps avant que légions y parussent, avaient conservé leurs coutumes et leur génie propre : de l’art, de l’industrie, du commerce, des temples, des théâtres, des fêtes ; point ou fort peu de gladiateurs et d’amphithéâtres, si ce n’est à Pergame et à Cyzique[73] ; mais des philosophes qui vont constituer la théologie chrétienne et quantité de sophistes qui feront pulluler les hérésies. C’est un autre monde ; la différence était si profonde, qu’elle subsiste encore. De l’Adriatique à l’Océan, tout était devenu romain ; de l’Euphrate à l’Adriatique, tout était grec[74]. Pline a beau parler en termes magnifiques de l’universalité de la langue latine[75], une moitié seulement de l’empire se servait de l’idiome du Latium.

Le latin était la langue officielle, celle de l’armée et de l’administration ; niais, au second siècle, tout homme bien élevé parlait grec, même à Rome, et, sous l’enveloppe extérieure des deux langues qui se partageaient le monde romain, les idiomes locaux, par conséquent dans une certaine mesure les nationalités, persistaient. Si la langue des druides a duré jusqu’à nos jours dans la Bretagne, et celle des Ibères dans les Pyrénées, il ne faut pas s’étonner que de nobles Arvernes usassent encore de l’idiome celtique au cinquième siècle de notre ère[76] ; que saint Irénée fût obligé de prêcher en celte dans les campagnes lyonnaises[77], et que saint Jérôme ait trouvé de vrais Gaulois en Galatie, quoique le grec régnât dans tout l’Orient[78]. Des Italiens contemporains de Marc-Aurèle parlaient gaulois et toscan[79], aux portes mêmes de Rome, lorsque se conserva dans la Campanie, l’ombrien à Iguvium[80], le grec dans l’Italie méridionale, où, hors de Brindes, l’on ne rencontre pas d’inscriptions latines. L’empereur Septime Sévère passait pour être plus éloquent dans l’idiome d’Annibal que dans celui de Scipion. Le beau-fils d’Apulée, né cependant dans une grande maison, savait à peine quelques mots latins et grecs ; sa langue maternelle était le carthaginois[81] ; deux siècles plus tard, dans le diocèse de saint Augustin, la plus grande partie des habitants de la campagne ne connaissaient pas d’autre langage, et il en était encore de même, au temps de Procope, pour les Maures qui habitaient vers les colonnes d’Hercule. Aussi a-t-on découvert en Algérie de nombreuses inscriptions latines où se lisent des noms carthaginois[82], et chaque jour on rencontre en Tunisie des inscriptions puniques de l’époque romaine.

Parmi les secrétaires de l’empereur, nous savons qu’il s’en trouvait un pour la langue arabe ; ne pourrions-nous en conclure qu’il y en avait pour chacun des grands idiomes, puisque tous les sujets de l’empire avaient droit de faire appel à l’empereur ou de lui adresser des requêtes, et que les conventions étaient valables en quelque langue qu’elles lussent écrites ?

Autre différence entre les deux grandes moitiés de l’empire : le droit de battre monnaie retiré aux pays latins fut conservé longtemps aux provinces orientales : mesure qui s’explique par l’activité plus grande du commerce asiatique et par les privilèges d’autonomie municipale laissés à un grand nombre de villes d’outre-mer[83]. Rome, qui avait porté sa langue et ses institutions en Gaule, en Espagne et en Afrique, y porta naturellement son système monétaire, tandis que l’Orient gardait le sien, comme il gardait sa langue, ses mœurs et son active industrie.

La Grèce, qui n’a rien Mit de grand en politique hors de chez elle, rien au moins de durable, a eu, dans les choses de l’esprit, une inépuisable fécondité, et, pour la philosophie, pour l’éloquence, une ardeur de prosélytisme qui n’appartient d’ordinaire qu’aux croyances religieuses. Sans direction et par la seule vertu de son génie, cette race s’était répandue sur l’Asie occidentale, où elle avait tout recouvert et tout pénétré. Devant elle, les anciennes civilisations s’étaient effacées ou transformées ; les idiomes nationaux avaient disparu ou ne subsistaient que dans les couches inférieures de la population ; la vie hellénique avait pris partout possession des hommes et des cités.

Peuple rhéteur par excellence, les Grecs voulaient sans cesse parler, discuter, enseigner. En quelque lieu qu’ils arrivassent, ils organisaient aussitôt une tribune, une école, et ils entraînaient la population à leurs disputes. Alors on se passionnait pour la rhétorique ou la grammaire, pour Zénon ou Épicure, et de chaque ville de l’Asie sortaient des maîtres nouveaux. Aux bords du Nil, la vieille Égypte, effrayée, s’était enfuie d’Alexandrie dans la Thébaïde, où un nouvel ennemi viendra bientôt la troubler avec d’autres croyances ; et, jusqu’au pied de l’Atlas, les palais qui remplaçaient la tente royale de Masinissa avaient retenti des noms d’Aristote et de Platon. Toutes les cours d’Asie s’essayaient à parler grec : les rois parthes avaient fait jouer devant eux des pièces d’Euripide, et l’Inde cherchait à comprendre ces médailles couvertes de caractères helléniques qu’elle nous rend aujourd’hui, et qui nous aident à retrouver l’histoire perdue d’un État grec florissant, il y a vingt siècles, sur les rives de son grand fleuve.

Ces maîtres si actifs trouvaient toujours des auditeurs empressés. A Olbia, les Scythes étaient dans le voisinage, le signe de guerre arboré sur les tours, et les citoyens en armes couraient aux murailles, mais Dion Chrysostome arrive, il parle d’Homère et de Phocylide : tous s’arrêtent, puis, afin de mieux entendre, entraînent l’orateur à l’agora et écoutent un long discours sur la cité des dieux. Tant, ajoute Dion, flatté de l’attention qu’on lui a donnée en de pareilles circonstances, tant ils étaient véritablement Grecs par les goûts et les mœurs[84]. Tout rhéteur était donc le bienvenu. Toute découverte, disons-le aussi, excitait l’enthousiasme, et, si ces Grecs arrivaient en un pays qui avait eu ses jours de culture scientifique, chez un peuple qu’ils pussent sans trop d’humilité avouer pour leur ciné, comme Platon le laissait dire aux prêtres d’Égypte, aussitôt ils cherchaient à s’approprier ses trésors ignorés. Dans tout l’Orient, ils avaient formé de grands ateliers de traduction[85], pour ravir la science à ses prêtres, comme leurs pères avaient ravi le pouvoir politique à ses guerriers. Livres égyptiens, hébreux, chaldéens, ils avaient tout traduit, et, s’ils n’avaient pu pénétrer dans l’Inde ni assez loin ni en assez grand nombre pour faire aussi de cette vieille civilisation leur butin, du moins ils avaient noué avec ce pays d’actives relations de commerce, et, tout en prenant ses denrées, ils avaient interrogé ses sages et emporté quelques-unes de leurs doctrines.

Mais voici longtemps déjà que l’effort dure : l’esprit grec fléchit sous la masse des connaissances qu’il a acquises. A force d’apprendre comment pensaient les autres, on oublie soi-même de penser ; et, comme une grande vie politique ne soutient pas l’esprit public, comme la patrie d’origine est devenue si petite et la patrie d’adoption si grande, que le patriotisme n’existe plus pour ces citoyens du monde, le besoin énergique de connaître et de croire qui animait les âmes aux beaux jours des grandes écoles est remplacé, dans les premiers temps de l’empire, par une impatience d’esprit stérile ; quoique bruyante encore : La force manquait pour chercher hors des routes que les maîtres avaient ouvertes des solutions nouvelles, et l’on ne voyait qu’une inquiétude vaine, une curiosité qui se contentait de subtilités puériles. Ainsi, après que les grands mouvements de la haute mer se sont apaisés, l’agitation continue longtemps encore sur les bas-fonds. C’est par là qu’ils finissent, mais c’est aussi par là qu’ils recommencent. Ces écoles, pauvrement occupées, reprendront de la grandeur quand la philosophie grecque, subissant l’influence de la révolution qui avait réuni tant de peuples en une seule famille, délaissera la métaphysique pour s’occuper de faire l’éducation morale du monde.

Les peuples plus neufs de l’Occident n’étaient allés ni si bas ni si haut. Ils n’en étaient pas, quand Rome vint les prendre, au luxe de la vie : le nécessaire leur manquait[86]. Ils avaient tout à apprendre, et c’est à Rome qu’ils avaient tout demandé : lois, mœurs, langue, le bien comme le mal. Aussi mit-elle sur eux son empreinte, et vingt siècles ne l’ont pas encore effacée. Depuis Actium, le monde romain a penché vers l’Occident dont la face a été renouvelée ; désormais il va pencher vers l’Orient. Alors un temps viendra où cet empire n’aura plus qu’une langue, celle d’Athènes, et où Rome sera dans Byzance ; mais alors l’empire ne sera plus aussi que l’empire byzantin.

 

IV. — L’ADMINISTRATION DES PROVINCES ; LE COMMERCE ; LES VOYAGES.

Il est inutile d’exposer une troisième fois l’administration provinciale qui, d’Auguste à Dioclétien, subsista dans ses traits généraux[87]. Si l’on omet la création de nouveaux gouvernements et les échanges de provinces faits entre le prince et le sénat, la principale modification se rapporte aux procuratores. D’abord simples agents financiers chargés de la levée de l’impôt dans les provinces impériales, ils se firent attribuer par Claude une juridiction pour les causes fiscales[88], et finirent par avoir, sous l’autorité supérieure du commandant militaire de la région voisine, l’administration d’une portion de province cum jure gladii[89]. Tels furent les procurateurs de la Rhétie, de la Thrace et de la Judée. Quant aux consulares d’Hadrien, aux juridici de Marc-Aurèle et aux curatores des Antonins, ils appartiennent à un nouvel ordre de choses qui commençait alors et que nous verrons aboutir à la grande réforme de Constantin. Le moment n’est donc pas venu de s’en occuper, et l’on peut dire que, depuis l’ordonnance d’Auguste, le gouvernement des provinces n’avait point subi de modifications importantes.

On rappellera seulement que, dans certaines circonstances, des commissaires extraordinaires étaient envoyés pour corriger des abus[90], et que de grands commandements militaires étaient donnés de temps à autre à un prince de la maison impériale ou à un général fameux, comme on l’avait fait pour Pompée et pour César. Ces provinces différentes réunies sous un chef unique donneront à Dioclétien l’idée de sa division de l’empire en diocèses.

Un changement sans importance mérite pourtant une mention. Après la guerre sociale, le sol italique, devenu quiritaire, avait cessé de payer l’impôt foncier. Quelques villes provinciales obtinrent des empereurs que leur territoire fût assimilé aux fonds italiques. Ce privilège fut ce qu’on appela le jus Italicum.

Les attributions du gouverneur, præses[91], sont aussi les mimes que par le passé. Il a la juridiction civile et criminelle, avec les exceptions que nous avons mentionnées ; la haute police dans toute l’étendue de son gouvernement, qu’il est chargé de conserver en paix et en quiétude[92]. Son autorité, comme l’avait été celle du sénat sur l’Italie, ne se borne pas à réprimer les actes coupables ; elle garde quelque chose de la juridiction morale des censeurs. Le gouverneur, dit Ulpien[93], doit veiller à ce que personne ne fasse un gain inique ou ne souffre un dommage immérité, formule bien vague qui autorisera toute espèce d’ingérence, pour empêcher les usurpations de propriété, les ventes arrachées par la crainte, ou les ventes simulées qui ne sont pas suivies d’un payement réel. Mais voici qui est nouveau : C’est pour lui un devoir sacré de rie pas permettre que les puissants fassent tort aux petits ; que, sous prétexte de l’arrivée de fonctionnaires ou de soldats, on prive les pauvres gens de leur unique lanterne ou de leur mince mobilier. On dirait notre exemption, pour l’indigent, des logements militaires.

Quant à la façon dont les gouverneurs s’acquittaient de leurs fonctions, les écrivains de l’époque impériale montrent que l’ordre établi avait ses conséquences nécessaires. Sans doute, tous les gouverneurs n’étaient pas des Plines et des Agricolas, et il y avait encore de loin en loin des abus ; mais on n’entendait que rarement parler de prévarications, parce que les peuples n’avaient plus la résignation des anciens jours, maintenant qu’ils savaient le prince intéressé à ne point laisser commettre d’injustice, et que le sénat était sans complaisance pour ceux que les délégations provinciales citaient en accusés par-devant lui.

En songeant à la courte durée des proconsulats et des légations, on croirait que le service en souffrait ; mais les gouverneurs avaient prés d’eux, outre leurs assesseurs et amis, des esclaves publics et des affranchis de l’État qui, restant à demeure dans leur fonction, gardaient les dossiers, et les archives ; préparaient la solution des affaires et conservaient la tradition. D’après de nombreuses inscriptions trouvées dans un cimetière à Carthage, on a pu dresser pour le proconsulat d’Afrique une liste fort longue de ces obscurs et utiles employés. Le chef changeait, mais les bureaux restaient, et les affaires n’étaient pas interrompues. L’inexpérience d’un nouveau venu était corrigée par la sagesse de ses prédécesseurs que lui transmettaient les auxiliaires du gouvernement provincial, et dans les actes soigneusement conservés on retrouvait pour lui les précédents de chaque question.

On verra bientôt que les bureaux de l’administration centrale avaient une organisation pareille ; comme ceux des gouverneurs, ils continuaient, même sous un chef incapable, le travail accoutumé. Aussi les tragédies impériales passaient inaperçues dans les provinces : elles étaient des révolutions de palais, elles n’étaient pas des révolutions d’empire.

On rappelait tout à l’heure ces assemblées provinciales où les députés des villes venaient affirmer leur union avec Rome. Une inscription de l’année 238 fait voir la considération intéressée que les gouverneurs montraient encore, après les Antonins, aux membres influents de ces assemblées. A l’époque où j’étais légat impérial de la province de Lyon, j’ai connu dans cette ville plusieurs hommes distingués, parmi lesquels Sennius Sollemnis de la cité des Viducasses, qui avait été nommé prêtre de l’autel de Rome et d’Auguste.... Un motif particulier lui valut mon amitié. Quelques membres de l’assemblée des Gaules, croyant avoir à se plaindre de Cl. Paulinus, mon prédécesseur, voulaient lui intenter une accusation au nom de la province. Sollemnis combattit leur proposition et déclara que ses concitoyens, loin de lui donner le mandat d’accuser le gouverneur, l’avait chargé de faire son éloge. Sur cette raison, l’assemblée décida qu’elle ne porterait pas plainte contre Cl. Paulinus.

Ainsi, au troisième siècle, le droit d’apprécier la conduite du gouverneur, par conséquent d’examiner son administration, était en plein exercice. Et des documents attestent, pour le quatrième et le cinquième siècle, l’existence régulière de cette institution. Elle était aussi bien acceptée du gouvernement que des populations, car, dans la Dacie, Trajan organisa un concilium prov. Daciarum trium qui semble copié sur celui que Drusus avait établi à Lyon sous Auguste[94]. La province, avec ses fêtes, son trésor et, en Orient, son droit régalien de battre monnaie ; avec ses députés et ses prêtres, ses fonctionnaires et ses esclaves publics[95], avait donc une vie propre qu’elle tirait d’elle-même, non de Rome[96], et qui aurait pu être une force pour l’empire. Les empereurs, malheureusement, ne surent pas en tirer parti.

A défaut d’un rôle utile à l’État, les provinciaux en prirent un favorable à leurs intérêts. Ils occupèrent peu à peu toutes les charges, même la première, à partir de ces glorieux Antonins qui ne furent si grands que parce qu’ils avaient pour les seconder une foule d’hommes sortis, comme eux, des municipes. L’empire y gagna des princes énergiques et habiles qui comprirent le rôle des assemblées provinciales. Trajan en augmenta le nombre, et Hadrien se plut à les consulter. Mais on semble les avoir oubliées, au milieu des misères du troisième siècle, et lorsque, dans l’âge suivant, on voulut les faire revivre, il était trop tard. Ce chapitre conduit donc à la même conclusion que le précédent. Beaucoup de vie municipale et un peu de vie provinciale avaient fait la grandeur de l’empire ; la ruine de ces institutions fera sa décadence.

La prospérité des provinces, prouvée par l’élévation progressive de l’aristocratie des cités, l’est encore par le nombre infini de constructions monumentales dont les villes couvraient l’empire et qui supposent une richesse qu’on n’a retrouvée que de nos jours. Cette aisance générale était le résultat de la mise en culture d’immenses territoires et d’un commerce qui transportait en tous lieux les produits du sol, de l’industrie et de l’art. Notons aussi trois choses. D’abord la noblesse de ce temps-là n’avait point les préjugés de nos vieilles familles d’épée : Dion Chrysostome (Orat. XLVI) nous montre son aïeul, son père et lui-même se remettant aux affaires, après s’être ruinés au service de leur municipe, et rétablissant, par une industrieuse activité, leur fortune compromise dans les charges publiques. Il y avait donc dans cette société moins d’oisifs qu’on ne le pense. Ensuite de sévères règlements pour les poids et mesures et la permanence du titre de la monnaie impériale[97] donnaient au commerce une sécurité qu’il n’avait jamais connue et qu’il ne connaîtra même plus au troisième siècle, lorsque, après les Antonins, le système monétaire de l’empire ne sera plus qu’une banqueroute en permanence. Enfin les voies militaires tracées par les Romains d’un bout à l’autre de leurs provinces et les routes secondaires qui s’y raccordaient avaient accompli la révolution que les chemins de fer ont opérée chez nous. Sur le territoire de l’ancienne Gaule on a déjà compté 22.000 kilomètres de voies gallo-romaines, et l’on est bien loin d’avoir tout reconnu.

Le monde s’était ouvert, les retraites les plus reculées étaient devenues accessibles, toutes choses circulaient en sécurité et sans entraves : c’était notre libre échange, avec ses conséquences heureuses pour l’abondance et le bas prix des marchandises[98]. Toutes les denrées du monde affluaient à Rome par le Tibre, que Pline appelle rerum in loto orbe nascentium mercator placidissimus. Des dames de l’Oberland bernois achetaient leurs bijoux à un orfèvre d’Asie-Mineure[99], comme nous tirons de Smyrne ou de Caramanie les tapis qui décorent nos demeures. Des marchands de Carthage et d’Arabie sont venus mourir à Lyon ; des Grecs, une femme de Thrace, un Syrien, un citoyen de Nicomédie, ont trouvé leur tombe à Bordeaux[100], des Nabatéens à Pouzzoles, un Pouzzolan à Rusicade, etc. ; un Phrygien se vante d’avoir franchi soixante-douze fuis le cap Malée pour gagner Brindes ou la côte d’Asie[101]. Grâce à l’heureuse paix dont nous jouissons, s’écrie Pline, une foule immense de navigateurs parcourent l’étendue des mers, même l’océan occidental, et trouvent l’hospitalité sur tous les rivages[102]. Les marchands la trouvaient même au sommet des montagnes : au point le plus élevé de la roule du grand Saint-Bernard, entre le lac et le lieu où a été bâti l’hospice actuel, ou a découvert les restes d’un temple de Jupiter Penninus et plus de trente plaques votives en bronze qui y avaient été déposées en acquittement d’un vœu. Ce temple avait certainement l’été des desservants qui vivaient du passage des voyageurs.

On a déjà vu l’importance de ce commerce au commencement de l’empire. La prospérité générale    l’avait accru, mais les objets d’échange étaient les mêmes. Il est donc inutile d’en retracer le tableau ; notons seulement que les négociants romains avaient multiplié leurs relations au delà des frontières. De tous côtés les limites de terre et de mer étaient franchies. Les communications avec l’Inde et Ceylan, plus lentes qu’aujourd’hui, étaient aussi régulières ; on partait, on revenait presque à jour fixe[103]. Des marchands d’Italie avaient des comptoirs à la côte de Malabar[104] et vendaient leurs vins à Barygaza, au fond du golfe de Cambaie ; par l’Indus, ils pénétraient dans la Bactriane ; par le golfe Persique, aux bouches du Tigre ; et de tous ces pays vinrent maintes fois des ambassadeurs aux princes de Rome. Au dire même de Sénèque (Quæst. Nat., præf.), des navires allaient d’Espagne aux Indes, en tournant l’Afrique.

Par         terre, des caravanes se rendaient au cœur de l’Éthiopie et dans  les oasis africaines[105], où nos marchands ont tant de peine à arriver ; au nord, ils pénétraient jusqu’au fond du Danemark. Dans l’île de Fionie, à l’extrémité septentrionale du Jütland, et aux environs de Kœnigsberg, on a trouvé des monnaies de l’époque antonine avec des armes et des ustensiles de fabrication romaine. Le royaume du Bosphore était florissant et riche ; à Dioscurias, au fond de l’Euxin, tant de nations barbares venaient acheter et vendre, que cent trente interprètes y étaient nécessaires[106]. Il n’est pas démontré que des négociants romains ou grecs n’aient point, dès cette époque, trafiqué avec la Chine, et des villes aujourd’hui inaccessibles ou détruites, Petra[107], Baalbek, Palmyre, les ports du désert, étaient remplies d’une population affairée qui échangeait les denrées de l’empire contre celles de la Babylonie et du pays des Parthes. Chaque année, dit Pline, nous donnons à l’Inde 50 millions de sesterces en échange de denrées qui sont vendues dans l’empire au centuple[108]. Les prix montaient si haut parce qu’il y avait beaucoup d’acheteurs pour se disputer ces marchandises et beaucoup d’argent pour les payer.

Cependant on n’avait pas oublié la vieille et dure formule que l’étranger est un ennemi. Vendre aux Barbares du fer, du blé ou du sel était un crime capital[109], et la loi autorisait la piraterie à l’égard des peuples qui n’avaient avec Rome ni lien d’amitié ou d’alliance, ni contrat d’hospitalité[110]. Dans les mers et sur les fleuves de l’empire, le gouvernement entretenait des flottilles armées[111] pour garantir la sécurité du trafic ; les négociants étaient encore protégés contre la baraterie par des lois empruntées à la sagesse des Rhodiens[112], lesquelles déterminaient les cas de responsabilité ou d’excuse dans les accidents de mer. Ceux qui provoquaient un naufrage, pillaient un bâtiment échoué, ou dépouillaient des naufragés, étaient soumis aux peines portées par la loi cornélienne contre les assassins[113].

Avant de débarquer les marchandises, il fallait passer à la douane, et elle était sévère. Si le propriétaire du navire avait mis à bord quelque objet de contrebande, le navire était confisqué ; si le chargement avait eu lieu en son absence par le fait du patron ou d’un matelot, ceux-ci encouraient la peine de mort, et les marchandises étaient retenues, mais on rendait le bâtiment au propriétaire[114].

La libre pratique obtenue, le négociant vendait ses marchandises à l’encan : antique coutume qu’atteste la première convention de Rome avec Carthage, que les tablettes du banquier Jucundus nous montrent à Pompéi, et qui existait dans tout l’empire où les mots vendre et mettre aux enchères étaient synonymes[115].

Afin d’assurer la sincérité des échanges, des étalons de poids et mesures étaient conservés au Capitole et dans les villes[116] ; souvent un décret du sénat municipal ordonnait aux duumvirs ou aux édiles de faire à l’improviste une vérification des mesures employées par les marchands[117]. Enfin des banques de dépôt, de recouvrement et de prêt, tenues par les argentarii, facilitaient les transactions[118], et des affiches placardées dans les rues annonçaient aux passants ce qu’ils avaient intérêt à apprendre.

A ce propos, remarquons que, considéré d’un point de vue élevé, le commerce a été dans tous les temps un des facteurs les plus puissants de la civilisation. Non seulement il échange des idées en même temps que des marchandises, mais il fait entrer dans la législation, bien plus que les philosophies et que les religions, ces notions d’équité qui modifient les doctrines des juristes. Aux anciens âges de l’humanité, les prêtres et les philosophes ont établi des dogmes conçus a priori et presque toujours exclusifs, tandis que le commerce, pris dans le sens le plus général du mot, celui de rapports entre hommes de cités et de races différentes, a fourni les faits d’expérience qui ont brisé l’enveloppe étroite des systèmes. Intéressé, par exemple, à faire prévaloir la bonne foi dans les contrats, il donna aux relations sociales des règles de plus en plus rationnelles et justes qui, de la pratique des négociants, passèrent nécessairement dans les thèses des jurisconsultes. De nos jours, qui a ouvert les portes du Japon et de la Chine et qui fera la civilisation de l’Afrique ? Qui détruira sur ce continent la chasse à l’homme, l’état de guerre permanent, toutes les violences, toutes les abominations que la traite provoque ? Le commerce[119]. Il a réussi là où les prédications religieuses avaient échoué.

La richesse d’un peuple peut se mesurer au chiffre de ses voyageurs. Ceux de ce temps-là étaient aussi nombreux, ils l’étaient même plus que les nôtres il y a cinquante ans. Le goût portait aux voyages, autant que le besoin. Une vie douce et tranquille, dit un poète du premier siècle, au sein des mêmes pénates n’a plus de charmes. On aime à visiter de nouvelles cités, à voguer sur des mers inconnues : on se fait citoyen du monde[120]. Aussi, à en croire Sénèque, la moitié des habitants de Rome, des municipes et des colonies, n’étaient que des étrangers entraînés loin de leur patrie d’origine par un voyage d’affaires ou de plaisir[121]. Comme l’empereur Hadrien, l’infatigable voyageur, était bien le représentant de ses contemporains !

La poste publique instituée par Auguste, réorganisée par Hadrien, toujours aux frais des municipalités dont elle traversait le territoire, ne servait qu’aux agents du gouvernement et à ceux, en très petit nombre, qui, par faveur spéciale, obtenaient du prince le droit d’en user. Mais l’industrie était venue en aide aux voyageurs ordinaires et exploitait leurs goûts ou leurs besoins, en leur fournissant le moyen de les satisfaire. Ainsi, avant le départ, ils pouvaient chercher sur les cartes, dans les itinéraires et les Guides[122], tous les renseignements nécessaires. Aux portes des principales villes, ils trouvaient les voitures et les chevaux des vetturini[123] ; sur la route, des relais, des hôtelleries publiques, mansiones, et des auberges dont le propriétaire était responsable des dommages soufferts par les voyageurs dans sa maison[124]. Une auberge de Lyon portait cette enseigne : Ici Mercure promet du profit, Apollon de la santé, Septumanus bon gîte et bonne table. Qui descendra chez lui s’en trouvera bien. Voyageur, fais attention où tu t’arrêtes[125].

Alors donc le marchand courait à son trafic, le centurion à sa cohorte, l’administrateur à sa fonction[126], le malade aux eaux bienfaisantes[127] et aux autels des divinités secourables : Esculape, Isis et Sérapis ; le superstitieux aux pèlerinages en renom[128] et aux oracles fameux ; l’oisif aux fêtes et aux solennités ; l’homme de goût aux lieux consacrés par l’histoire et l’art, aux splendeurs architecturales de Rome, de la Grèce et de l’Égypte, où il écrivait son nom sur les pyramides et sur le colosse de Memnon. Chaque été le soleil ou la mal’aria chassait le riche des cités brûlantes et de la plaine empestée vers les montagnes ombreuses et leurs eaux murmurantes, ou vers les villas construites à moitié dans les flots d’un golfe pacifique.

Plus modestement voyageaient : l’étudiant inscrit aux grandes écoles d’Autun, de Milan, de Carthage, de Tarse et d’Antioche, ou à celles de Rome et d’Athènes, de Béryte et d’Alexandrie, qui éclipsaient toutes les autres ; le professeur et le médecin en quête d’élèves ou de clients ; le savant, le philosophe et l’illuminé demandant la science aux écoles ou aux révélations des mystères[129] ; l’artiste cherchant la fortune et les applaudissements ; le charlatan qui expliquait les songes ou montrait des curiosités ; les prêtres mendiants qui promenaient par les villages leur dieu protecteur en tendant la main aux fidèles.

Dans leurs voyages, les anciens étaient en face d’une nature comme imprégnée de divinité et ils rencontraient à chaque pas des lieux pleins de souvenirs mythologiques que, sans beaucoup y croire, ils aimaient à retrouver. Les grands phénomènes physiques, qui, pour nous, sont l’effet de lois générales, étaient encore, pour le commun des voyageurs, des actes de la volonté divine. Ils excitaient une admiration mêlée d’une sorte de terreur religieuse, et ces croyances panthéistes qui persistaient malgré le scepticisme croissant, ces légendes constamment ravivées par les poètes, poussaient de nombreux touristes à travers les provinces pacifiées. Ils n’avaient pas notre récent enthousiasme pour les belles horreurs, mais toute leur littérature montre combien ils aimaient la nature douce et riante, les sites charmants des collines subapennines, les fraîches vallées, la forêt pleine d’ombre et de silence et les larges horizons de la mer.

On voyageait donc encore pour le seul plaisir des yeux ; quelques-uns allaient même chercher les grands spectacles que la nature déploie. Que de gens ont, sur les traces d’Hadrien, gravi l’Etna[130] et le mont Casius, comme nous allons au Righi, pour voir un lever de soleil ! Combien d’autres ont imité Sabinus, cet ami de Lucien[131], qui se rendit aux dernières limites des provinces occidentales pour entendre le sifflement du soleil quand il plonge dans les ondes[132], ou, ce qui était plus facile, pour contempler les vagues puissantes des grandes marées de l’Atlantique ! La barre de la Seine, le mascaret de la Gironde, devaient singulièrement étonner ces riverains d’une mer on le flux et le reflux sont insensibles. On a récemment découvert les restes somptueux d’une villa romaine dans file de Wight, où la plus haute noblesse d’Angleterre vient encore chercher les sites charmants qu’aimaient des contemporains d’Hadrien ou de Sévère[133].

Ceux qui voulaient voyager vite faisaient de 15 à 20 lieues par jour ; beaucoup plus, quand l’empereur permettait d’user de la poste publique. Ainsi on pouvait aller d’Antioche à Byzance (plus de 1.100 kilomètres) en moins de six jours[134], ce qui donne une allure continue jour et nuit de 2 lieues à l’heure ; davantage, si l’on compte les temps d’arrêt[135].

Par mer et avec un bon vent, on se rendait d’Ostie à Fréjus en trois jours ; à Gadès, en sept ; à Carthage, en deux. Il en fallait six ou sept à partir du détroit de Messine pour atteindre Alexandrie[136]. Mais, du 11 novembre au 5 mars, la navigation était suspendue, et l’on tirait toutes les carènes à terre, à moins que le prince ne fût pressé de faire arriver un ordre dans une province d’outre-mer, ou un prisonnier dans son lieu d’exil[137].

Les douaniers étaient alors maudits, comme ils le sont encore. Nous leur en voulons, dit Plutarque, de fouiller dans nos bagages pour s’assurer que nous n’y cachons pas des marchandises, et pourtant la loi le prescrit. S’ils ne le faisaient pas, ils auraient à s’en repentir[138].

Malgré l’organisation des polices municipales, les précautions militaires prises de temps à autre par les empereurs et la sévérité à l’égard des bandits, on avait à craindre, surtout dans les pays de montagnes, les voleurs de grands chemins[139]. C’était un mal endémique dans le Taurus, la Corse et la Sardaigne, même en Italie. Les endroits mal famés dans la péninsule étaient déjà ceux où il a fallu, jusque de nos jours, faire la chasse aux bandits : les marais Pontins, la forêt Gallinaria, du côté de Cumes, et la basse Italie. Comme de notre temps encore, quelques-uns de ces bandits étaient fameux par leurs exploits, leurs ruses et leur générosité. Une histoire que Dion raconte ressemble à celle du légendaire Fra Diavolo.

Sévère était un rude policier ; pourtant, sous son règne, un bandit, du nom de Bullas, désola durant deux années l’Italie à la tête d’une troupe de six cents hommes, malgré la présence des empereurs et de tant de soldats[140]. Il savait quels personnages marquants s’engageaient sur la route de Brundusium à Rome, tombait sur eux à l’improviste et les mettait à rançon. S’il se trouvait dans leur compagnie quelque habile ouvrier, il le retenait, mettait à profit son savoir, puis le renvoyait après l’avoir paré plus grassement que ne l’eût fait un sénateur romain.

Pour sauver la tête de ses compagnons, il risquait la sienne. Deux de ses gens avaient été pris et condamnés aux bêtes ; il se présente au gardien de la prison comme le gouverneur du pays, et se fait remettre les condamnés. Un autre jour, il va trouver le centurion, chef de l’expédition envoyée contre sa bande, et lui offre de lui livrer Bullas, s’il veut le suivre. Le soldat y consent, et, pris au piège, se trouve en face d’un tribunal où le bandit s’assoit et le condamne à avoir la tête rasée. Il le renvoie ensuite à César avec ces mots : Va dire à ton maître : Nourrissez vos esclaves, afin qu’ils ne volent plus. Cette bravade de Bullas lui coûta la vie, car Sévère, honteux, après tant de victoires, d’être joué par un bandit, dirigea contre lui plus de forces et surtout un plus habile homme, qui le fit à son tour tomber dans un piége. La femme, toujours si nécessaire aux histoires dramatiques, ne fait pas défaut à celle-ci. Bullas, trahi et livré par une Dalila de bas étage, fut pris pendant son sommeil. Papinianus lui demanda : Pourquoi es-tu voleur ? Il répondit : Pourquoi es-tu préfet ? Cette fière parole ne le sauva pas de l’arène où, sans que Dion l’affirme, nous pouvons croire qu’il fit bonne contenance en face de l’ours des Alpes et du lion de l’Atlas.

Le vol, dit ailleurs le même écrivain, est dans la nature humaine, et il y aura toujours des voleurs. Dans les natures perverses, faut-il dire. Malheureusement, on trouve de ces natures-là dans tous les temps. L’empire en avait donc sa part, et, chaque année, quelque marchand était rançonné, quelque voyageur enlevé et vendu comme esclave[141]. Mais le mouvement général n’en était pas arrêté : c’étaient de ces accidents isolés auxquels l’État et les villes ne donnaient pas plus d’attention qu’ils n’en donnent, dans la libre Amérique, à ce qui ne touche que l’individu.

Il est des nations dont on a le droit de ne pas tenir compte et des époques qui auraient pu être supprimées de l’histoire, sans que l’humanité y perdît. Mais supposez un moment que l’empire romain n’ait pas existé, quel vide dans le monde ! Hors de ses frontières, la barbarie s’agite en convulsions stériles ou les peuples végètent misérablement. Dans ses provinces, au contraire, de justes lois, de l’ordre, avec ce qu’un contemporain de Marc-Aurèle était bien près d’appeler toutes les libertés nécessaires ; du travail, du bien-être, une sécurité telle que le monde n’en avait jamais connu, quoique insuffisante encore ; enfin point d’envie ni de haines entre les classes, toutes choses qui augmentaient singulièrement le bonheur de vivre.

Si l’on compare au tableau que nous venons d’esquisser celui qui a représenté l’État des provinces au lendemain d’Actium, on reconnaîtra l’étendue des progrès accomplis. Mieux encore, que l’on considère les ruines laissées par ces peuplés ; qu’ab aille, par exemple, aux bords de la Guadiana et que l’on reconstruise par la pensée l’ancienne Emerita Augusta, colonisée par Auguste avec des vétérans. Voilà son enceinte de 24 kilomètres, son théâtre, sa naumachie, ses temples de Mars et de Diane, sa grande rue qui aboutissait, à deux arcs de triomphe revêtus de marbre blanc, avec des frises richement sculptées. Deux aqueducs, dont les ruines gigantesques font ressortir par leur imposante grandeur la misère de la cité moderne, y amenaient l’eau pure des montagnes. Un peuple immense circulait sur ses deux ponts, dont l’un, tout de granit, et porté par soixante arches, mesure 2.800 pieds de longueur, dont l’autre est couvert encore des dalles puissantes que les Romains y placèrent. Une inscription trouvée dans les ruines du théâtre semble dire que le grand Agrippa mit la main à ces gigantesques travaux. Aux environs d’Emerita étaient des thermes naturels magnifiquement installés par une mère reconnaissante pour la santé que sa fille y avait recouvrée. La source coule toujours, aussi abondante, aussi salutaire, mais les Romains ne sont plus là, et elle se perd à peu près dans un cloaque fangeux.

Dans le reste de la province, des ruines imposantes comme l’arc de triomphe de Caparra qui s’élève aujourd’hui dans un désert, les restes d’un temple à Talavera la Vieja, ou le pont d’Alconeta, montrent que de florissantes cités, dont le nom même s’est perdu, s’élevaient là où ne sont plus que de pauvres villages ou de misérables posadas.

Passons à l’autre extrémité de l’empire. Ne parlons ni de Palmyre, ni de Baalbek, ni des villes mortes et autrefois si vivantes qui jalonnaient la route de Damas à Petra, dans la province d’Arabie. Nous voici sur l’aride plateau de l’Asie Mineure, vers les sources du Rhyndacus, et nous sommes arrêtés par des ruines immenses, un théâtre, un stade, des tombeaux, deux ponts de marbre, trois temples, dont un a (les fondations colossales, dont un autre, d’ordre ionique, est le plus beau qu’on ait trouvé dans la péninsule asiatique. Sur ces débris se lisent des fragments de lettres impériales, et cette phrase d’un gouverneur de la province : L’empereur Hadrien a tenu compte dans sa décision de la justice et de l’humanité. On cherche le nom de cette ville dans les historiens, et on ne le trouve pas. Habitués à voir tant de cités prospères, Æzani[142] ne leur a point paru mériter une mention spéciale. Mais nous, en face de ces restes magnifiques laissés par Rome aux extrémités de son empire, nous admirons l’activité féconde qu’elle avait su éveiller là où depuis des siècles ne règne plus que le silence.

Macaulay a remarqué que les Anglais, n’ayant, pas vu depuis la révolution de 1688, un drapeau ennemi flotter sur le sol britannique, ni une émeute briser les portes de Whitehall ou de Westminster, la fortune du pays s’était accrue en moins de deux siècles dans des proportions incalculables. Durant un espace de temps plus long, le même phénomène s’est produit dans le haut empire. Ses paisibles provinces centuplèrent leur richesse. Au témoignage de Strabon, la prospérité de l’Égypte, déjà si grande sous les Ptolémées, n’était rien, comparée à celle dont le pays jouissait sous les Romains ; et les Gaulois, dont la contribution s’élevait, au milieu du quatrième siècle ; à une somme énorme, bénirent Julien de ne leur demander que douze fois ce qu’ils avaient payé à César.

 

V. — L’OPPOSITION JUIVE ET CHRÉTIENNE.

Malheureusement tous les habitants de cet immense empire n’avaient qu’un lien commun, la paix romaine ; c’était un intérêt, ce n’était pas une idée, et l’on ne fait une nation que par des idées communes. Il se trouvait même des provinciaux qui faisaient entendre des protestations contre cette fortune et des menaces pour cette prospérité. Tandis que les peuples les plus grands se résignaient à la perte de leur indépendance, le monothéisme, sous les deux formes religieuses qu’il avait prises à Jérusalem, refusait de soumettre la vie extérieure de ses adhérents aux divinités du Capitole, et, malgré leur petit nombre, ses fidèles s’armaient contre Rome du glaive pour la combattre, de la parole pour la maudire. A deux reprises, les Juifs avaient tenu en échec les forces de l’empire, et les chrétiens s’étaient déjà fait ses juges impitoyables. Leurs chefs, les évêques, prêchaient bien l’obéissance aux pouvoirs établis, mais, au sein de la société nouvelle, fermentait la colère implacable d’Isaïe contre les idoles, et de farouches sectaires oubliaient le doux maître de Galilée pour le Jéhovah terrible de l’Exode, le Dieu de la charité pour le Dieu des vengeances. Un apôtre avait donné l’exemple. Dès le temps de Néron, saint Jean avait jeté contre Rome le cri de malédiction. Vingt-neuf ans plus tard, un Juif refit, pour le compte d’Israël, l’Apocalypse chrétienne de l’année 68.

Tu as régné, disait-il, par la terreur et non par la vérité. Tu as écrasé les doux, haï les justes et aimé les hommes de mensonge. Tes violences sont montées jusqu’au trône de l’Éternel : il a consulté sa table des temps et il a vu que la mesure était pleine. C’est pourquoi tu vas disparaître, afin que le monde respire. C’était après la chute des Flaviens, quand Nerva tremblait devant les prétoriens révoltés, qu’un voyant, caché sous le nom d’Esdras, avait cru qu’arrivait l’heure de la grande destruction. Mais Rome ne disparut pas ; Trajan, au contraire, la décora d’une gloire nouvelle : fortune insolente qui tournait en dérision les promesses de Jéhovah. Aussi les Juifs sont prêts à désespérer : Laboureurs, cessez de semer, s’écrie un nouveau prophète, et toi, terre, cesse de porter des moissons ; vigne, que sert désormais de prodiguer ton vin, puisque Sion n’est plus ? Fiancés, renoncez à vos droits ; vierges, ne vous parez plus de couronnes ; femmes, assez de prières pour obtenir des enfants. C’est désormais aux stériles de se réjouir, aux mères de pleurer ; car pourquoi enfanter dans la douleur ce qu’il faudra ensevelir dans les larmes ?Prêtres, prenez les clefs du sanctuaire ; jetez-les vers le ciel, rendez-les au Seigneur, et dites-lui : Garde maintenant ta maison. Et vous, vierges, qui filez le lin et la soie avec l’or d’Ophir, hâtez-vous, prenez tout cela et jetez-le au feu, pour que nos ennemis n’en jouissent pas. Terre, aie des oreilles ; poussière, prends un cœur pour annoncer dans le scheol et dire aux morts : Que vous êtes heureux en comparaison de nous autres !

Quand survinrent les échecs qui assombrirent les derniers jours de Trajan, le Pseudo-Baruch crut que Jéhovah avait enfin entendu le cri d’Israël. Pour lui, l’empire romain est une forêt qui couvre la terre de son ombre mortelle ; vers elle coule une source tranquille, image du royaume messianique. En approchant de la forêt, la source se change en torrent furieux qui déracine les arbres et les montagnes. Un cèdre reste seul debout, c’est l’empereur au milieu de ses légions exterminées. Hais, à sou tour, il est renversé ; et la vigne lui dit : N’est-ce pas toi, cèdre, qui es le reste de la forêt de malice, toi qui t’emparais de ce qui ne t’appartenait pas et qui tenais dans les filets de l’impiété tout ce qui t’approchait ? Voici ton heure venue ; suis le sort de la forêt et que vos poussières se confondent. Le chef enchaîné est conduit au mont de Sion, où le messie le tue. La vigne alors s’étend de tous côtés, la terre se revêt de fleurs qui ne se fanent point, et le messie règne jusqu’à la fin du monde corruptible[143]. La vision du voyant de l’année 117 ne s’accomplit pas ; mais ses menaces et ses espérances aidèrent sans doute à préparer la grande révolte qu’Hadrien écrasa quinze ans plus tard.

Les oracles sibyllins, plus dangereux, parce qu’ils étaient populaires, fomentaient au sein des communautés judéo-chrétiennes la haine contre l’empire, et on a vu des docteurs de l’Église interdire aux fidèles les fonctions publiques, même dans le service militaire. Ces oracles ne se contentaient pas de frapper la société païenne d’une réprobation éclatante : ils auraient voulu la détruire. Rédigés selon la circonstance du moment, ils répondaient aux idées qui dominaient dans les parties extrêmes. Ces pièces courtes et vives, écrites en vers, pour être plus aisément retenues, et qui couraient dans l’ombre[144], remplissaient le rôle qu’ont joué de nos jours certains journaux et pamphlets inspirés par l’esprit de destruction : ils étaient l’opposition radicale du temps. Leurs invectives contre le riche, leurs menaces contre la société qu’ils vouent aux flammes éternelles, montrent une puissance de haine qui annonce combien sera terrible le combat des croyances et le choc de ces deux peuples ennemis.

 

 

 

 



[1] Aristide, Panégyrique de Rome, en l’en 145, Orat. XIV, p. 224. Voyez aussi son Panégyrique de Cyzique.

[2] De Anima, 30. Dans le livre Adv. gentes, il dit : .... Romanæ diuturnitati favemus.

[3] In præf., 6. Ajoutez à cette citation le passage fameux de Pline, Hist. nat., III, 6.

[4] Dans sa préface, Appien, qui écrivait sous Antonin, borne l’empire à l’Euphrate, et ne lui donne pas la grande Arménie qui ne lui paye pas tribut, mais reçoit de lui ses rois. Au règne d’Hadrien, j’ai montré quels pays riverains de la mer Noire étaient placés sous l’administration ou sous l’influence des Romains.

[5] Strabon, IV, p. 200. La Bretagne, jusqu’à Sévère ne forma qu’une seule province gouvernée par un consulaire (Tacite, Agricola, 13) qui avait sous lui un procurateur, proc. Aug. prov. Bric. (Orelli, n° 222).

[6] Juvénal, Satires, XV, 111-12.

Gallia causidicos docuit facunda Britannos,

De conducendo loquitur jam rhetore Thule.

Cf. Martial, Épigrammes, XI, 111. Cependant, au temps de Constantin, un orateur gaulois disait encore : ..., latine loqui Romanis ingeneratum est nobis elaboratum (Pan. Veteres, IX, 1. Cf. Dieffenbach, Celtica, II, 84).

[7] Tacite, Annales, XI, 23.

[8] Orelli, n° 4020.

[9] Dès le temps de Strabon (IV, 190), Nîmes était plus peuplée que Narbonne. C’est en l’honneur des petits-fils d’Auguste, Lucius et Caius César, dont le dernier était patron de Nîmes, que fut élevé le temple, dit la Maison carrée. L’édifice a, du sol au sommet du fronton, 49 pieds romains, chiffre regardé comme deux fois heureux, puisqu’il était le carré de 7. (Rev. épigr. du midi de la France, n° 287.) Tacite appelle cette ville ornatissima colonia valentissimaque (Annales, II, 24).

[10] Athénée, XII, 5.

[11] Capotes de gros drap à long poil. — Au troisième siècle, la plupart des cités gauloises reprirent le nom de leur peuple. Ainsi Andomatunum redevint Lingones, Augustoritum s’appela Lemovices, etc.

[12] Le Trésor de Bernay trouvé par un laboureur en 1830, sous le soc de sa charrue, se compose de soixante-neuf objets d’argent qui provenaient d’un temple de Mercure et semblent avoir été enfouis vers la fin du troisième siècle. Les inscriptions qu’on y lit descendent jusqu’à cette époque et remontent à celle d’Auguste. M. Chabouillet a donné, dans son Catalogue, la description de tous ces objets.

[13] Méla, III, 2 ; Juvénal, Satires, XI, 462 ; Martial, Épigrammes, V, 78. Martial vante Canius, le joyeux poète de Gadès (I, 62) ; il nous est inconnu.

[14] La Rhétie, depuis l’extrémité occidentale du lac de Constance jusqu’à l’embouchure de l’Inn dans le Danube, le Norique, de Passau à Klosterneuburg, près de Vienne, avaient été gouvernés longtemps par des procurateurs et semblent n’avoir pris qu’au temps de Marc-Aurèle l’organisation de provinces administrées par les légats impériaux. (Cf. C. I. L., t. III, p. 588 et p. 707.)

[15] Κοινή δέ πάντας Ίλλορίδα ίγοΰνται (Illyricum, 6). Tacite ne donne jamais ce nom à la Rhétie ni au Norique, mais à la Dalmatie, à la Pannonie et à la Mœsie. (Cf. Hist., I, 76, et Il, 85, 86, et Suétone, Tibère, 16.)

[16] Rætorum juventus sueta armis et more Romanæ militiæ exercita (Tacite, Hist., I, 68).

[17] Dèce était de Budalie, près de Sirmium, Claude II d’Illyrie, Aurélien de Pannonie, Probus de Sirmium, Maximien de Sardica, Dioclétien de Salone, Constantin de Naissus, Justinien de Tauresium près de l’Hæmus. Quis dubitat, dit Mamertin (Paneg. ad Maximianum, 2), quin.... Italia sit gentium domina gloriæ vetustate, sed Pannonia virtute.

[18] Tacite l’appelle splendidissima Rætiæ provinciæ colonia.

[19] Deserta Boiorum (Pline, Hist. nat., IV, 12).

[20] C. I. L., t. III, p. 525.

[21] Soloca, Celeia et Emona (Seckau, Cilly et Laybach).

[22] Strabon, III, 469. Aucune ville de l’Italie et des provinces latines, Rome et Gadès exceptées, n’avait un pareil nombre de chevaliers.

[23] Pline, Hist. nat., III, 26.

[24] La Mœsie forma, à partir de Domitien, deux provinces séparées par le Cibrus (Cibritza).

[25] Pline, Hist. nat., IV, 40 ; Ptolémée, III, 11, §§ 8-10.

[26] Canina, Ann. dell’ Instit., 1837, p. 62, et Dennis, Etruria, I, 204-210. Quant à la prospérité de l’Étrurie sous l’empire, voyez notre chapitre LXV, ad finem. Dans la campagne romaine, le cultivateur n’était pas en tous lieux chassé de ces plaines fécondes par la mal’aria que combattaient encore çà et là les travaux de canalisation souterraine des anciens habitants. L’insalubrité y est causée par de nombreux dépôts d’eaux stagnantes qui séjournent 3 peu de profondeur dans le sol même de Rome et de sa campagne, et d’où se dégagent, sous un soleil brûlant, des parasites, bacilli malariæ, si nombreux, que le travailleur peut en recueillir dans lés gouttes de sueur qui couvrent son visage. On est soustrait à leur influence quand on se trouve sur un point élevé de quelques mètres seulement au-dessus de ces cuvettes souterraines d’où l’eau ne s’échappe point, parce qu’elles sont formées d’un tuf presque imperméable. Aussi les Romains avaient-ils drainé ce sol par des galeries souterraines dont une, retrouvée de nos jours et remise en état de fonctionner, a débarrassé les terres voisines de leurs eaux stagnantes. Voyez Tommasi Crudelli, Sur la distribution des eaux dans le sous-sol de la campagne de Rome (Mém. de l’Acad. des Lincei, 1880), et, pour les cuniculi des terres poulines, de la Blanchère, la Malaria de Rome et le drainage astique (dans les Mélanges de l’École française de Rome, fasc. I).

[27] Celui de Pola, haut de 25 mètres, en mesure 90 dans son grand axe, et est d’une rare élégance.

[28] Excepté Ancône et Suse, toutes ces villes sont placées sur les voies Appienne et Flaminienne ou sur leur prolongement.

[29] Orelli, n° 84. Sur la division de l’Italie en onze régions, Rome et sa banlieue faisant la douzième, voyez E. Desjardins, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1874, et Revue historique, t. I, p. 181 et suiv.

[30] Strabon, VII, 325. Je n’ai rien à dire de la Sicile, qui formait une province, ni de la Corse et de la Sardaigne, qui en formaient une autre. Mais, tandis que la Sicile entière avait le droit de latinité, tout le territoire sarde était ager publicus et devait par conséquent la dîme de ses moissons.

[31] Pausanias, VII, 17, 14.

[32] Beulé, le Péloponnèse. Trois inscriptions qu’il rapporte montrent que le clergé d’Olympie était encore en fonction au troisième siècle.

[33] Polybe, XXXVII, 7.

[34] Cf. Zumpt, Ueber den Stand der Berölkerung und die Volksvermechrung in Alterthum, p. 14-16.

[35] Pline, Lettres, IV, 15 ; Sénèque, Consol. ad Marc., 19.

[36] .... nec ideo conjugia et educationes liberum frequentabantur, prævalida orbitate (Tacite, Ann., III, 25 ; XI, 25).

[37] Plutarque, de defectu oracul., 8. Quelques villes cependant avaient gagné : Tithorée, en Phocide, n’était pas alors une ville aussi considérable qu’aujourd’hui. (Id., Sylla, 21.)

[38] Cf. Juvénal, Satires, III, 57-116. Ce descendant des Volsques n’aime pas les Grecs ; s’il fuit Rome, dit-il, c’est pour échapper à l’invasion des gens de Sicyone et d’Andros, de Tralles ou d’Alabanda, qui, débarqués à Ostie avec des figues et des pruneaux, escaladent les Esquilies et le Viminal pour pénétrer dans les maisons puissantes dont ils méditent la conquête. Ils ont un génie ardent, une audace effrénée, le débit prompt et rapide. Le Grec ! c’est l’homme universel ! il est grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, danseur de corde, médecin, magicien. Il sait tout, et, si tu l’ordonnes, il s’arrangera pour monter au ciel. Au fait, il n’était ni Maure, ni Sarmate, ni Thrace, celui qui osa prendre des ailes : Athènes l’avait vu naître. (Ibid., III, 69-80.)

[39] Les plus fameux de ces affranchis, dont nous avons déjà parlé, sont Calliste, sous Caligula : Narcisse et Pallas, sous Claude ; Polyclète, Doryphore et Helios, sous Néron ; Icelus, sous Galba ; Asiaticus, sous Vitellius.

[40] Exceptons Plutarque, qui vécut à Rome et qui cite une fois Horace (Lucullus, 39).

[41] Plutarque, Aristide, 21.

[42] Les Romains lui avaient laissé plusieurs îles et cités qui lui payaient tribut : Orope, Haliarte, Salamine, Lemnos, Imbros, Paros, Sevros, Icos, Sciathos, Céos, Péparéthe, Délos et Céphallénie. Cependant elle était si pauvre que, au deuxième siècle de notre ère, elle chercha à vendre Délos (Philostrate, Vies des Sophistes, I, 25) et dut renoncer à faire les plus petites dépenses (A. Dumont, Popul. de l’Attique, dans le Journal des Savants, déc. 1871), qu’au troisième enfin elle ne put continuer l’exploitation des mines du Laurion. Au compte de M. Dumont (Éphébie attique), sa population, sous les Antonins, n’allait pas à douze mille âmes. Horace disait déjà d’elle, au temps d’Auguste, ... vacuas... Athenas (Epist., II, II, 81).

[43] Philostrate, Vies des Sophistes, II, 5, 3.

[44] Il a, dans son grand axe, 150 mètres, dans le petit 123 et 35 en hauteur ; celui de Vérone en a 154 de longueur sur 123 de largeur. Voyez Guérin, Voyage arch. dans la régence de Tunis.

[45] Othon rendit cette action plus directe en plaçant la Maurétanie Tingitane sous la juridiction du gouverneur de la Bétique. Auguste avait déjà établi que Zilis en relèverait : Zilis jura Bæticam petere jussa (Pline, Hist. nat., V, 1).

[46] Les deux Maurétanies, qui s’étendaient de l’Océan à l’Ampsaga (Oued Roumel ou Oued el-Kébir), furent plusieurs fois réunies sous un seul procurateur, qui commandait différents corps de troupes auxiliaires. Marcius Turbo paraît avoir eu ce commandement sous Hadrien.

[47] Sous Hadrien, un Maure devenu consul avait agité ou exploité les agitations de cette province.

[48] Hérodien et Zosime disent que les Maures étaient toujours armés de leurs flèches.

[49] La Tingitane donnait aussi des éléphants pour le cirque (Pline, Hist. nat., V, 1) ; il n’y en a plus, mais tout le régime de cette côte a changé, et les montagnes se sont déboisées. On y voit des traces de fleuves puissants, d’immenses espaces qui étaient recouverts par les eaux, et çà et là la preuve d’une végétation autrefois luxuriante. Le rabbin Mardochée a trouvé, en 1875, au sud de Mogador et bien loin au delà du cap Ghir, des régions fertiles, des ruines anciennes et des tombeaux avec figures sculptées qui sont antérieures sans doute à l’ère musulmane. (Bull. de la Soc. de Géogr., janv. 1876.)

[50] Orelli, n° 4522.

[51] Pindare (Isthm., IV, 91) appelle l’Afrique, τάν πυροφόρον, féconde en blé ; Faruch en syriaque, Ferik en arabe, désignent un certain état de l’épi de blé.

[52] A 4 kilomètres d’El-Araïch, l’Oued el-Kous enveloppe une péninsule rocheuse où se trouvent les ruines d’une ville antique à remparts cyclopéens. En face même d’El-Araïch, on a cru reconnaître l’emplacement du Jardin des Hespérides (Mém. de M. Tissot sur son voyage au Maroc, 1874). A quelques lieues de Méquinez, les ruines de Volubilis, avec les débris d’un temple, d’un arc de triomphe et de l’enceinte, couvrent toute une colline. Que de découvertes seraient à y faire, quoiqu’elles servent depuis longtemps de carrière pour les constructions de Méquinez, si le Maroc était moins inhospitalier !

[53] C’est près de Chullu, à l’embouchure de l’Ampsaga (Oued el-Kébir), que se trouvait la limite de la Maurétanie Césarienne et de la Numidie. Celle-ci, jusqu’à Septime Sévère, fut réunie à l’Afrique propre, dont la frontière orientale s’arrêtait à la Cyrénaïque.

[54] Hadrien lui donna le titre de colonie. (Aulu-Gelle, Noct. Attica, XVI, 18.)

[55] Pline, Hist. nat., V, 29. A ces trente villes libres, Pline ajoute quinze oppida civium Romanorum et six colonies, mais, au temps des Antonins, il y en avait bien davantage. Beaucoup de postes militaires, castella, turres, étaient devenus des villes. Ainsi une inscription de Turris Tamalleni célèbre Hadrien comme conditor municipii (Guérin, I, p. 244). Marquardt (IV, p. 320-323) donne une longue liste des colonies et municipes de la Numidie.

[56] Ainsi, l’Aurès, partie du grand Atlas, qui couvre le sud de la province de Constantine, entre Batna et Biskra, forme un massif, de 600 kilomètres de tour, habité par des Kabyles, qui ont été rarement soumis. Trois vallées, dont une seule aisément praticable, le traversent. Les ruines laissées dans ce massif par les Romains prouvent qu’ils y avaient tracé un quadrilatère dont les côtés aboutissaient à Lambessa, Ksar Baghaï, Badès et Biskra. (Bulletin de la Soc. de Géogr., sept. 1880 : les Monts Aourès.)

[57] On a vu que Cirta et trois autres villes, ses colonies, formaient un État véritable : IIII Cirtenses. Cirta, qui doit son nom moderne à Constantin, pouvait, au temps de César, faire sortir de son vaste territoire vingt mille fantassins et dix mille cavaliers (Bell. Afr., 25).

[58] Bulla Regia, ancienne résidence des rois numides, était à quatre journées de marche de Carthage.

[59] Castella, castra, præsidia et les établissements des limites, limitanci. Ces postes s’étendaient jusqu’à la frontière de la Cyrénaïque, près de laquelle on a trouvé à Bondjem, en plein désert, une inscription d’un légat de Numidie. (Marquardt, IV, p. 505, n° 8.)

[60] L. Renier, Inscr. d’Algérie, 1650.

[61] Cf. Henzen, Annali, 1860, p. 53-51. L. Renier, Inscr. d’Algérie, 5 B.

[62] C. I. L., t. V, n° 4919-22.

[63] Guérin, Voyage en Tunisie, passim, et Archives des Missions pour 1877, p. 362 et suiv.

[64] L’histoire de Firmus (Ammien Marcellin, XXIX, 5) montre dans cette province de puissants chefs, dont un porte même le nom de roi. Dans une inscription du temps de Trajan, trouvée à Kamala en Numidie (L. Renier, Inscr. d’Algérie, n° 2715), il est question d’un Romain præfectus gentis Musulamiorum ; une autre inscription, trouvée à Cæsarea, en Maurétanie (ibid., n° 4033), mentionne un procurator Augusti ad curam gentium.

[65] Tacite, Histoires, IV, 48.

[66] Masqueray, Ruines de Kenchela, p. 3. — La faune de l’Algérie a changé comme le régime des eaux. Dans le sud algérien on a vu, sur des rochers, des représentations d’animaux, tels que l’éléphant, le rhinocéros et la girafe, qui n’y existent plus. L’éléphant, encore très commun dans l’Afrique septentrionale au temps du Procope, en a complètement disparu.

[67] Le Dr Seriziat, qui se trouvait à Ouargla, notre dernière oasis dans le sud, au mois de mars 1865, dit que le blé y valait 175 francs les 100 kilogrammes.

[68] Correspondance du général de Saint-Arnaud.

[69] Les deux premiers gouvernements dans l’empire étaient ceux des provinces proconsulaires d’Asie et d’Afrique, dont les titulaires avaient un traitement de 250.000 drachmes. (Dion, LXXVIII, 22.) Il parait aussi que le gouvernement de la Numidie assurait à son titulaire le privilège d’être, au sortir de charge, élevé au consulat. Du moins M. L. Renier a trouvé des inscriptions des règnes d’Hadrien, d’Antonin, de Marc-Aurèle et de Septime Sévère, où six légats propréteurs de Numidie portent dans la dernière année de leur commandement le titre de consul désigné.

[70] Ammien Marcellin, XXVIII, 67. Le territoire de cette espèce de république était une dépendance de la province d’Afrique, et Rome entretenait une garnison jusque dans le Fezzan. Barth (Voyage dans l’Afrique centrale, t. I) a trouvé dans les montagnes au sud de Tripoli un tombeau haut de 36 pieds, qu’il croit être du temps des Antonins, d’autres encore sur la route de Tripoli à Mourzouk.

[71] Letronne, Inscriptions d’Égypte, t. II, 558.

[72] Le docteur Schweinfurth a retrouvé, en 1874, les restes de sept castella romains dans la grande oasis du désert libyque, El-Khârgué, à 150 kilomètres à l’ouest du Nil (Bulletin de la Soc. de Géogr., juin 1874). Cailliaud (Voyages à l’oasis de Thèbes), le hardi voyageur nantais, avait vu, en 1898, cinquante-six ans avant l’expédition allemande, les ruines d’El-Khârgué, notamment plus de deux cents tombes romaines. Au sud de Syène une muraille barra la vallée du Nil aux maraudeurs éthiopiens. Des inscriptions parlent de surveillants de la porte sacrée έπιτηρηταί ίεράς πύλης Σοήνης (C. I. G., n° 4878). Cette porte sacrée n’était sans doute qu’un grand poste de la douane impériale.

[73] Il n’y avait dans toute l’Asie Mineure d’organisation régulière pour les jeux de gladiateurs qu’à Pergame et à Cyzique. Ce sont les seules villes où l’on trouve des ruines d’amphithéâtre. (Texier, Asie-Mineure, p. 217.) Le martyre de saint Polycarpe montre cependant qu’on donnant des jeux de hôtes à Smyrne. Milet, Ancyre, Aphrodisias de Carie, et, en Grèce, Corinthe, Mégare, même Athènes, en eurent. (Egger, Mém. d’hist. ant., p. 50.)

[74] D’après Apulée, un paysan de Thessalie ne peut comprendre un soldat qui lui parle latin.

[75] Hist. nat., III, 6. Saint Augustin dit aussi de Rome : Linguam suam domitis gentibus per patent societatis imposuit (Cité de Dieu, XIX, 7).

[76] Sidoine Apollinaire, III, 5, V, 18, et Fauriel, Hist. de la Gaule mérid., I, p. 397. Une inscription gauloise, trouvée à Paris, date du quatrième siècle. (Bullet. de la Soc. de l’Hist. de Paris, mars et avril 1877, p. 56.) On en lit une autre sur un vase du troisième ou du quatrième siècle découvert à Bourges. Cf. Revue critique, 1882, p. 131.

[77] .... nos qui apud Celtas commoramur et in barbarum sermonem pleruntque vacamus (Adv. Hæres. proœm., 5.)

[78] Comm. in Epist. ad Gal., III. Les raisons qu’on a données pour infirmer le témoignage de saint Jérôme ne me paraissent pas concluantes.

[79] Aulu-Gelle, Noct. Att., XI, 7.

[80] Bréal, les Tables Eugubines.

[81] Apulée dans l’Apologie.

[82] L. Renier, Mélanges d’épigraphie, 255-285. Digeste, XLV. 1, 1, § 6, et Institutes, III, 15, 1, § 1.

[83] Histoire de la monnaie romaine, par Mommsen, trad. du duc de Blacas, t. III, p. 9.

[84] Dion Chrysostome, Orat., LXXX.

[85] Strabon, XVII, p. 806 : Ils puisent dans les écrits des Égyptiens, comme dans ceux des Chaldéens.

[86] Cicéron écrivait à son frère, gouverneur de l’Asie Pergaméenne quelques années avant Actium : Quod si te sors aut Afris, aut Hispanis, aut Gallis præfecisset immanibus ac barbaris nationibus (ad Quint., I, 1, 6). Juvénal fait encore la même différence. Après s’être moqué du Rhodien débile, de Corinthe la parfumée, et de toute la jeunesse épilée, race occupée à se polir les jambes, il conseille aux nobles insolents qui auraient à gouverner les provinces occidentales d’avoir de la prudence avec des gens peu endurants : Horrida vitauda est Hispania, Gallicus axis.... Illyricum latus, etc. (Satires, VIII, 115).

[87] Pour l’organisation provinciale sous la république, voyez chapitre XXXIV ; sous Auguste, chapitre LXVII, et, le chapitre de la Cité.

[88] Voyez le chapitre LXXIV, § II.

[89] Orelli, n° 3664, 3888.

[90] Pline, Lettres, VIII, 24 ; Philostrate, Vie d’Hérode Atticus, § 3.

[91] Præsidis nomen generale est (Digeste, 1, 18, 1) ; ... majus imperium habet omnibus post principem (16-4).

[92] Digeste, I, 18, 13, pr. : Provincia pacata et quieta. La police d’État était faite par des soldats tirés de toutes les légions et mis d’abord en subsistance à Rome, frumentarii, puis envoyés dans les provinces où omnia occulta explorabant (Hist. Auguste, Hadrien, 10 ; Macrin, 12) ; celle des villes était faite par des officiers municipaux, les irénarques ou gardiens de la paix, que le gouverneur choisissait tous les ans sur une liste de dix notables présentée par la curie. (Æl. Aristide, Sacr. Serm., IV, t. I, p. 523, éd. Dindorf.)

[93] De off. præs. (Digeste, 18, 6) : .... ad religionem præsidis pertinet.

[94] C. I. L., t. III, n° 1454, ad annum 241 : .... sacerdotes aræ Augusti (n° 1209, 1509, 1515) et coronatus Daciarum trium (n° 1433).

[95] Il y avait des esclaves publics de la province comme de la cité. Cf. C. I. L., t. II, 28, 1, et Henzen, n° 6393.

[96] La Lugdunaise avait un summus curator civium Romanorum (Orelli, n° 4020), autre preuve de la personnalité de la province. Une inscription (Lebas, Voyage archéol., n° 4189) rappelle un différend entre deux villes au sujet de leurs frontières. L’affaire fut portée au xοινόν Θεσσάλων, composé de trois cent trente-quatre synèdres, qui se réunissaient périodiquement à Larisse. Le vote eut lieu sous serment et au scrutin secret. Pour rendre le jugement exécutoire, il fallut la confirmation du gouverneur romain. On en a conclu que l’administration romaine enfermait dans de très étroites limites la liberté de ces communautés soi-disant autonomes et de leurs assemblées nationales. Cette affaire prouve, au contraire, l’étendue des pouvoirs de l’assemblée, qui est juge en premier ressort d’une question que, chez nous, le Corps législatif pourrait seul trancher par une loi. Le droit de fixer les limites des communes est de l’essence même du pouvoir souverain.

[97] L’argent avait été dans toute l’antiquité classique le métal dominant. L’empire le conserva d’abord, concurremment avec l’or, et eut ainsi deux étalons. Mais, par suite des altérations en poids et en alliage que l’on fit subir aux monnaies d’argent, à ce point qu’au temps de Sévère ces monnaies, contenant 50 et 60 pour 100 d’alliage, n’étaient plus que du billon, l’argent prit de plus en plus le caractère de monnaie fiduciaire, et l’or resta l’étalon unique. En l’an 16, Auguste taillait 42 aurei dans une livre romaine d’or (= 327gr,43, = 1127 fr. 81 c. de notre monnaie, d’où l’on tire la valeur intrinsèque de l’aureus d’Auguste, en métal pur, = 26 fr. 87 c.). Sous Marc-Aurèle, on tailla 45 aurei à la livre, ce qui réduisait la valeur métallique de l’aureus à 25 fr. 08 c., soit la faible diminution de 1 fr. 79 c. en près de deux siècles ; mais ces pièces contenant toujours 96 pour 100 de fin, et conservant leur valeur officielle, continuèrent d’être reçues partout avec confiance. Les trésors enfouis et qu’on a découverts, dont un seul, celui de Brescello, était composé de 80.000 aurei, prouvent l’énorme circulation de monnaies d’or qui se faisait alors. (Mommsen, Hist. de la monnaie rom., traduit par le duc de Blacas, t. III, passim.) L’or est la monnaie des pays riches, et l’empire l’était. Ayant besoin de beaucoup d’or pour ses innombrables échanges, il drainait ce métal de tous les pays voisins, comme de nos jours la jeune Amérique, dont les besoins monétaires croissent encore plus vite que sa population, son commerce et le défrichement du sol, attire à elle l’or du vieux monde.

[98] Les collèges du haut empire différaient de nos jurandes par un point essentiel : ils ne constituaient pas des corps privilégiés, sauf quelques sociétés établies dans un intérêt public.

[99] Mommsen, Die Rom. Schweis, p. 24.

[100] Robert, aux Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 54, et Le Blant, Inscr. chrét., n° 225 ; Allmer, Rev. épigr., p. 180.

[101] C. I. G., n° 5920.

[102] .... pace tam festa (II, 45 et 67). Horace avait déjà dit : Ter et quater anno revisens æquor Atlanticum. On a vu que ces navigateurs avaient pour diriger leur route des phares, comme ceux d’Alexandrie et de Boulogne, ou des amers, comme les tours d’Annibal, sur le littoral africain et espagnol, sur les côtes d’Asie, les constructions du haut desquelles ou surveillait au loin la mer et où l’on allumait, à rapproche des pirates, prænuntiativos ignes (Pline, Hist. nat., 11, 73). Strabon parle aussi des tours élevées sur tous les rivages pour épier l’arrivée du thon.

[103] Pline, Hist. nat., VI, 26.

[104] On a trouvé quantité de monnaies romaines sur les bords d’une rivière du Malabar. Cf. Reinaud, Mémoire sur le Périple de la mer Érythrée et sur les relations de l’empire romain avec l’Asie orientale.

[105] Pline, Hist. nat., VI, 34. Cf. d’Avezac, Afrique ancienne, p. 33 et 58. Le Romain Maternus paraît avoir atteint le Soudan (Ptolémée, Géogr., I, 8).

[106] Pline, Hist. nat., VI, 5.

[107] Petra n’était pas encore réunie à l’empire au temps de Strabon, et déjà il s’y trouvait un grand nombre de négociants romains. (Strabon, XVI, p. 779). On a trouvé, dans la péninsule arabique, des ruines de travaux entrepris pour l’exploitation de mines d’or, et Sprenger, dans sa Géographie ancienne de l’Arabie, croit que cette exploitation était très active.

[108] Pline, Hist. nat., VI, 26 : .... quæ apud nos centuplicato veneant. Dans ce passage, Pline ne parle que du commerce de l’Inde, dont le Digeste (XXXIX, 4, 16, § 7), dans une curieuse énumération, nous fait connaître les principaux objets. Les Romains laissaient encore beaucoup d’argent chez les Arabes, qu’il appelle, les nations les plus riches du monde, parce que les trésors des Parthes et des Romains y affluent. Ils vendent les produits de leurs mers (perles) et de leurs forêts (bois odoriférants, encens), et n’achètent rien. (Ibid., 52.)

[109] Digeste, XXXIX, 4, 11, § 2.

[110] Digeste, XLIX, 15, 5, § 2.

[111] César.... lusoriis navibus discurrere flurnm ultro citroque milites ordinavit (Ammien Marcellin, XVII, 2, et XVIII, 2).

[112] Digeste, XIV, 2.

[113] Digeste, XLVII, 9, 5, § 8.

[114] Digeste, XXXIX, 4, 11, § 2.

[115] Cf. de Petra, le Tavolette cerale di Pompei, et Caillemer, Revue hist. de droit, juillet 1877. Au tome II du C. I. L., n° 2029, il est fait mention d’un procurateur impérial chargé de lever le vectigal auctionum, ou droit sur les ventes à l’encan.

[116] Ammien Marcellin, XXVII, 9, et Code Théodosien, XII, 6, 19 et 21.

[117] Orelli, n° 4342-4350.

[118] Digeste, XVI, 3, 8. M. Perrot, dans son mémoire sur le commerce de l’argent à Athènes, a montré quelle étendue avaient les affaires de banque dans les villes grecques. Trois ou quatre cents ans avant notre ère, on trouvait à Athènes des sociétés en participation et des bailleurs de fonds touchant des dividendes. Les banquiers faisaient des avances sur dépôt de titres ou d’objets précieux ; ils avaient leurs livres de compte où étaient marquées les entrées et les sorties de fonds, leurs correspondances, et, sinon la lettre de change, du moins le chèque. Sans avoir un caractère officiel, les banquiers étaient les dépositaires des actes et contrats que reçoivent nos officiers ministériels. Ils prêtaient aux villes et souscrivaient en quelque sorte des emprunts d’État. La législation romaine assujettissait à de nombreuses formalités la cession des droits incorporels ; la législation athénienne, beaucoup plus simple, était probablement en vigueur dans tout le monde grec.

[119] A un congrès d’orientalistes (septembre 1875), un habile négociant lyonnais, M. L. Desgrand, disait : Le négociant sait chez nous que son contrat bien compris lui prescrit l’honnêteté. En Asie, l’indigène agit vis-à-vis de l’Européen comme s’il était convaincu que l’habileté du vol suffit pour le légitimer.... Aussi les banques européennes en sont arrivées à considérer comme absolument nulle la signature d’un indigène..., il faut que les traites soient endossées par un Européen pour que la négociation en devienne possible. Que ce commerce se développe, et il est certain que l’Asiatique changera sa manière de voir et sa vie civile.

[120] Manilius, Astr., IV, 509-513. Les Actes des martyrs de Lyon montrent combien il y avait d’étrangers, même d’Asiatiques, dans cette ville, et les voyages de saint Paul, des apôtres et des fidèles, qui établissaient de fréquentes relations entre les églises, prouvent avec quelle facilité on entreprenait les courses les plus longues.

[121] Ad Helv., 6. Il va jusqu’à dire, avec son exagération habituelle, que dans la Corse, malgré l’horreur du lieu, on trouve plus d’étrangers que d’indigènes.

[122] Voyez un des vases ou gobelets en argent trouvés aux bains de Vicarello, sur le lac de Bracciano, en 1852. L’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem est un guide véritable avec renseignements de géographie et d’histoire.

[123] Colleg. jumentariorum. Cf. l’Index de Henzen.

[124] Institutes, IV, 5, 3.

[125] Orelli, n° 4329.

[126] Dans une foule d’inscriptions, le cursus honorum des fonctionnaires montre la fréquence des changements de résidence. On voit des centurions qui ont fait, dans leur carrière militaire, deux ou trois fois le tour de l’empire ; de même pour les légats impériaux. Ainsi un citoyen de Laodicée, en Syrie, sert comme soldat, puis comme centurion dans la Xa Gemina, cantonnée à Vindobona (Pannonie Sup.) ; dans la IVa Flavia (Mœsie Sup.), XIIa Fulminata (Cappadoce), IIIa Cyrenaica (Arabie), Xa Fretensis (Judée), IIa Adjutrix (Pannonie Sup.), Va Macedonica à Trœsmis, où il mourut. (L. Renier, Inscr. de Trœsmis, p. 36.)

[127] Les inscriptions et les auteurs prouvent que presque toutes les eaux où les médecins nous envoient étaient alors connues et utilisées. Ceux de l’antiquité conseillaient déjà aux poitrinaires la résidence en Égypte (Pline, Lettres, V, 16), ordonnaient des cures de lait dans les montagnes et même le séjour dans des forêts de bois résineux. Voyez Friedlænder, II, 1-15. Galien envoyait, comme nous, les phthisiques dans les climats humides et chauds, à température égale, c’est-à-dire au bord de la Méditerranée.

[128] Voyez la Déesse syrienne de Lucien.

[129] On connaît les nombreux voyages faits par Diodore, Strabon et Pausanias pour l’histoire et la géographie ; par Dioscoride et Galien pour la botanique et la médecine ; par Apulée pour se faire initier aux mystères ; par Apollonius de Tyane, les philosophes et les rhéteurs dont Lucien et Philostrate nous montrent la vie nomade, etc. Le Digeste (XXVII, I, 6, § 1) parle de grammairiens, de sophistes, de rhéteurs et de médecins nomades, circulatores.

[130] La tour dite du Philosophe, sur l’Etna, semble une ruine romaine.

[131] Apologie, 15.

[132] Juvénal, Satires, XIV, 278.

[133] A Morton-Farm, près de Brading. On y a trouvé des monnaies de Victorinus (268).

[134] Friedlænder, II, p. 9.

[135] Tibère fit 74 lieues en vingt-quatre heures (Pline, Hist. nat., VII, 20), et César souvent 100 milles (57 lieues) par jour (Suétone, César, 57).

[136] Pline, Hist. nat., XIX, 1 ; Végèce, V, 9. On a bon nombre d’exemples d’une vitesse de 6 à 7 milles marins à l’heure : c’est la moyenne de nos voiliers. Suidas (s. v. ναΰς) attribue aux plus grands navires de charge 60 mètres de long sur 15 de large, ce qui donne une jauge d’environ 1500 tonneaux.

[137] Ainsi Cicéron et Ovide, exilés, furent obligés de partir l’hiver.

[138] Plutarque, de Curiositate, 71.

[139] Il y avait, dans les endroits dangereux, des postes permanents. On a trouvé, en 1865, au bord de l’Oued el-Kantarah, au point d’intersection de deux routes, l’inscription suivante : Burgum commodianum speculatiorium inter duos vias ad salutem commeantium. (Annuaire de la Soc. arch. de Constantine, 1866, p. 22). Un autre poste surveillait la vallée de l’Adige par où passait une grande partie du commerce de la Germanie en Italie. Nol. Dign., p. 192 (Bœking). Quantité de fortins élevés le long du Danube arrêtaient les fraudeurs, comme ceux de l’Atlas contenaient les nomades, et il en était de rhème sur toutes les frontières.

[140] Dion, LXXVI, 10.

[141] Parmi les causes d’empêchements légitimes pour se rendre en un certain lieu dans un délai fixé, Septime Sévère admettait l’incursus latronum. (Digeste, XXVII, 1, 13, § 7.)

[142] On ne trouve que dans Strabon le nom du canton Άζανίτης (XII, 8, 19) et dans Étienne de Byzance le nom du peuple s. v. Άζανοί. Les ruines sont près du village turc appelé Tchafder-Hissar. Toutes les ruines, laissées par Rome, ne sont pas aussi belles, ni composées de matériaux si précieux, et, çà et là, on trouve des restes de constructions qui ne sont pas dignes du peuple-roi. Les villes bâtissaient suivant leurs ressources, souvent en grande hâte pour se mettre au goût du prince, et à bon marché pour ménager les finances municipales. On prodiguait le mortier, qui n’était pas toujours de qualité supérieure ; on y noyait les pierres qu’on trouvait sous la main, et l’on revêtait une maçonnerie grossière de l’opus reticulum qui avait quelque agrément pour l’œil, mais peu de solidité. Voyez de la Blanchère, le Port de Terracine, dans les Mélanges d’Archéol. de l’École française de Rome, t. I, p. 547. Il existait, au moins dans les siècles suivants, des corporations de chaufourniers, calcis coctores, qui étaient obligés de cuire la chaux nécessaire aux constructions publiques. (Code Théod., XIV, 6, 1-5.)

[143] Ce fragment et le précédent font partie de la même apocalypse que l’on peut dater de l’année 117 et qui a été retrouvé, vers 1866, à la bibliothèque Ambroisienne de Milan. Cf. Renan, au Journal des Savants, avril 1877.

[144] Ces oracles étaient tellement répandus et paraissaient aux païens si odieux, qu’il était interdit, sous peine de mort, de posséder ces livres et de les lire : Sancita mors est in eos qui legunt Hisiaspis aut Sibyllæ aut Prophetarum libros.... quod quidem in perpetuum efficere non potuerunt, impavide enim non solum illos legimus, etc. (S. Justin, Apologie, I, 44). C’était, disent les Bénédictins (Préface aux œuvres de saint Justin, chap. VI, p. 84), la loi quæ futurorum curiosam inquisitionem prohibebat. Saint Justin n’en déclarait pas moins à l’empereur Antonin que les chrétiens en faisaient leur lecture habituelle.