HISTOIRE DES ROMAINS

 

DIXIÈME PÉRIODE. — LES ANTONINS (96-180). — LA PAIX ROMAINE.

CHAPITRE LXXXI — ANTONIN ET MARC-AURÈLE (138-180).

 

 

I. — ANTONIN (138-161).

J’aurais souhaité, dit un de nos vieux chroniqueurs, qu’il me fût échu en partage une éloquence pareille il celle des anciens ; mais on puise difficilement à une source dont les eaux tarissent. Le monde se fait vieux, la pointe de la sagacité s’émousse, et aucun homme de cet âge ne saurait ressembler aux orateurs des temps passés. Cette tristesse conviendrait aux compilateurs de l’Histoire Auguste, car ils n’ont ni la flamme qui échauffe et éclaire, ni le patient courage de ceux qui savent au moins amasser des matériaux pour de plus habiles. La biographie d’Antonin le Pieux par Julius Capitolinus est encore plus maigre que celle d’Hadrien par Spartianus. Elle enferme en quelques pages l’histoire d’un règne de vingt-trois ans, et nous réduit à dire de cet empereur ces seuls mots, qui sont assez pour sa gloire, mais trop peu pour notre curiosité : transiit benefaciendo, il a passé en faisant le bien[1].

Dès le temps de Xiphilin, le chapitre où Dion Cassius racontait l’histoire de ce prince était perdu, et si l’on veut juger de ce que valent les abréviateurs qui sont à présent notre principale ressource, qu’on lise Aurelius Victor racontant comment se fit l’adoption d’Antonin. On comprendra ensuite que de pareils écrivains nous aient naturellement ramenés au souvenir des chroniqueurs du moyen âge, et l’on ne s’étonnera pas que nous avons porté hardiment la critique au milieu de ces puérils récits : .... Hadrien convoqua le sénat pour créer un César. Comme les sénateurs s’empressaient d’accourir à l’assemblée, l’empereur aperçut par hasard Antonin, qui, du bras, soutenait les pas chancelants d’un vieillard, son beau-père ou son père. Pénétré d’admiration à cette vue, Hadrien fait accomplir les cérémonies nécessaires pour l’adoption d’Antonin comme César, et il ordonne le massacre des sénateurs qui l’avaient tourné eu ridicule. Après sa mort, le sénat, insensible aux prières du nouveau prince, refusa de décerner à Hadrien les honneurs de l’apothéose, tant il était affligé de la perte d’un si grand nombre de ses membres ! Mais lorsqu’il vit reparaître tout à coup ceux dont il déplorait le trépas, chacun, après avoir embrassé ses amis, finit par accorder ce qu’il avait refusé d’abord. Voilà les contes bleus que la malignité avait fait circuler, que la sottise acceptait, et qui nous donnent la mesure du respect dû à de pareils esprits.

Les ancêtres d’Antonin, originaires de Nîmes[2], avaient exercé à Rome les plus hautes charges et s’y étaient fait remarquer par la dignité de leur vie. Cinq fois les faisceaux consulaires avaient été portés dans sa maison, ci l’on disait de son père qu’il était un homme intègre et de mœurs pures[3], de sort aïeul qu’on n’aurait pas su trouver un reproche à lui faire, homo sanctus. Ce dernier, Arrius Antoninus, était cet ami de Nerva qui plaignait le vieux consulaire d’échanger une condition paisible contre celle d’empereur. Antonin hérita de ces vertus et de cette modération. Il fut consul (120), proconsul d’Asie (128 ou 129), juge (judex) d’une des quatre provinces italiennes et membre du consistoire impérial, fonctions qui prouvent que depuis longtemps l’attention d’Hadrien s’était arrêtée sur lui. Sa femme, la première Faustine, lui avait donné quatre enfants, dont deux fils, morts avant son avènement. De ses deux filles, il perdit l’une durant son proconsulat d’Asie ; l’autre fut la seconde Faustine, qui épousa Marc-Aurèle.

Bon ménager de son patrimoine, Antonin augmenta sa fortune par l’économie, non par l’usure, car il prêtait au-dessous du taux légal ; il l’employa à aider ses anis, bien plus qu’à ses plaisirs, et, une fois prince, il en consacra les revenus aux besoins de l’État. A son avènement, il refusa l’aurum coronarium, que l’Italie voulait lui donner, et ne prit que la moitié de ce que les provinces lui offrirent ; de sorte qu’il fut obligé de prélever sur son propre bien une partie des gratifications dues, dans cette circonstance, aux soldats et au peuple. Il avait du goût, de l’éloquence, et gouvernait son esprit comme sa maison en maître qui voulait que tout y fût bien rangé. Il écoutait beaucoup, délibérait longtemps, et, la décision prise, y persistait avec fermeté ; on n’administre bien qu’à cette condition. Il estimait la popularité ce qu’elle vaut, n’agissait qu’en vue du devoir, et s’inquiétait peu du reste : c’était un sage[4].

Il avait cependant un défaut fâcheux pour lui prince, il s’arrêtait aux petites choses : il aurait voulu couper en quatre un grain de cumin[5], et on prétendait qu’il était avare ; mais ce sont de mauvaises langues qui le disent, et ces propos ne furent peut-être que la rançon de sa bonne renommée. Au consilium il opinait toujours pour les résolutions les plus douces, et, durant son règne, il garda cette disposition à faire grâce[6] : vertu royale, quand il s’agit de pardonner une offense au prince, mais dangereuse si cette bonté affaiblit l’autorité de la loi. Comme tous ceux que nous appelons les Antonins, il vécut moins en empereur qu’en riche particulier, souffrant la liberté de parole de ses amis, même les violences du peuple. Durant une disette la foule lui jeta des pierres, il répondit par un discours. Il admirait, chez un de ses familiers, certaines colonnes et demanda d’où elles venaient : Quand tu entres dans la maison d’autrui, sois muet et sourd, répondit l’autre brutalement, et l’empereur ne s’en fâcha point.

Arrivant à Smyrne, sous le règne d’Hadrien, comme proconsul, il descendit chez le rhéteur Polémon, alors absent ; la nuit venue, le sophiste rentra et fit un tel bruit des embarras qu’on lui causait, qu’Antonin déguerpit sur l’heure. A quelques années de là, un acteur vint se plaindre de ce que Polémon, président des jeux Olympiques, l’avait chassé du théâtre en plein jour. Et moi, dit le prince, il m’a bien chassé en pleine nuit. Une autre fois, les courtisans s’indignaient de voir Marc-Aurèle pleurer son précepteur mort ; il les en reprit vivement : Permettez-lui d’être homme, leur dit-il, car la philosophie ni l’empire ne doivent dessécher le cœur. Plus d’une fois on l’entendit répéter qu’il voulait se conduire avec le sénat comme il avait désiré, étant sénateur, qu’on se conduisit avec lui : pensée qui semblait l’annonce du grand principe moral qu’Alexandre Sévère inscrira sur les murs de son lararium : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même.

Nous aurions à raconter beaucoup d’actes de sa munificence, beaucoup de libéralités faites par lui à des particuliers, au peuple de Rome[7], aux cités des provinces, qu’il secourut ou embellit ; nous voyons en effet, par quantité d’inscriptions, qu’il suivit l’exemple de son prédécesseur[8]. Tout cela est d’un excellent naturel, et sur ce point il n’y a pas à lui marchander les louanges ; mais le prince fut-il au niveau de l’homme ? La réponse est difficile ; car, si les éloges unanimes qu’il a reçus pour ses qualités de cœur nous permettent de lui donner, au milieu des païens, la place de saint Louis parmi nos princes, son histoire politique est si obscure, qu’il se présente à nous, comme chef d’empire, avec une figure à demi effacée, dont les contours se perdent dans l’ombre.

Il avait cinquante-deux ans, l’âge qui donne la pleine maturité, sans ôter encore l’activité et la force. L’activité d’Hadrien avait paru quelquefois inquiète et bruyante ; celle d’Antonin fut silencieuse et discrète. Son prédécesseur était toujours en course ; durant près d’un quart de siècle, il ne quitta pas un jour Rome ou ses environs, excepté pour un rapide voyage en Asie. Au belliqueux Trajan avait succédé un pacifique ; l’empereur nomade fut remplacé par un prince sédentaire. C’est la loi des contrastes, qui plait aux peuples comme aux artistes. Quelques inconvénients d’un régime en masquent, aux yeux de la foule, les avantages, et on se jette dans un autre système par la seule raison qu’il plait de changer.

Hadrien était mort fort impopulaire au sénat ; on a vu que les reproches qui lui sont faits viennent de la sourde irritation des Pères contre un prince dont la cour errante portait loin d’eux l’éclat et la réalité du gouvernement, de sorte que le néant de leur autorité n’était même plus caché derrière des apparences. Ils voulaient lui refuser l’apothéose, c’est-à-dire le déclarer tyran et annuler ses actes. Antonin refusa de se faire le complice de cette iniquité, qui d’ailleurs eût infirmé ses droits. Ses prières n’auraient peut-être pas triomphé du mauvais vouloir de ces sénateurs petitement haineux et jaloux, si, derrière le prince débonnaire, ils n’avaient aperçu un orateur bien autrement persuasif, le soldat, qui n’entendait pas qu’on fit cet outrage à la mémoire du chef’ qu’il avait aimé. Suivant Dion, toute opposition tomba devant la crainte de l’armée. Hadrien fut donc mis au rang des dieux ; Antonin lui éleva un temple à Pouzzoles, lui donna des flamines, et institua en son honneur un concours quinquennal. L’apothéose et le temple étaient pour le prince défunt affaires d’étiquette impériale. Ces honneurs rendus à la mémoire d’Hadrien ne méritaient donc pas au nouvel empereur que les sénateurs lui décernassent le surnom de Pius, mais comme ils avaient usé avec les autres toutes les épithètes de louange, ils ne trouvèrent que celle-là qui fût restée disponible ; et puis le prince ne s’étant pas associé à leur haine contre Hadrien, ils s’associaient, en lui donnant ce titre, à son respect filial. Ces volte-face bien réussies, cette habile stratégie d’antichambre, étaient tout l’art qui restât aux descendants des grands généraux de Rome, devenus les plus intrépides des courtisans.

Durant ce règne de vingt-trois ans, l’empire jouit d’une paix profonde, et les sujets reconnaissants regardèrent l’État comme une grande famille gouvernée par le meilleur des pères[9]. Un contemporain, Pausanias, voulait que l’empereur fût appelé le Père du genre humain[10].

Dans son désir d’éviter tout bruit, tout mouvement qui dérangeât le bel ordre mis dans l’empire par son prédécesseur, il reprit la règle de Tibère pour la longue durée des magistratures, mais en l’exagérant. Il conserva leurs fonctions à ceux qui les tenaient d’Hadrien ; quand il eut de nouveaux choix à faire, il n’éleva aux charges que des hommes expérimentés, et souvent, dit son biographe, il les laissa mourir dans leur place[11]. Ainsi, son ami M. Gavius Maximus commanda pendant vingt années les cohortes prétoriennes ; Orfitus[12] garda la préfecture de la Ville tant qu’il lui plut et ne fut remplacé que sur sa demande ; des gouverneurs restèrent sept ans, même neuf années dans leur gouvernement. P. Pactumeius Clemens, légat de Cilicie sous Hadrien, fut élevé au consulat, et maintenu néanmoins dans son commandement[13]. L’empereur avait changé le rang officiel de la province plutôt que de lie pas y laisser le magistrat qui connaissait le mieux ses besoins. Cette politique était excellente, à la condition pourtant de ne pas aller trop loin dans cette voie, car le plus actif s’alanguit dans des fonctions toujours les mêmes ; comme la vie s’éteint au milieu des eaux dormantes, l’administration où l’on n’entretient pas une certaine action de renouvellement arrive bien vite à la sénilité. Le règne d’Antonin nous en fournira peut-être la preuve.

Le droit civil lui doit beaucoup[14], et les Pandectes renferment plusieurs fragments de ses constitutions ou rescrits. Une est célèbre sous le nom de quarte Antonine ou réserve établie en faveur de l’adopté sur les biens de l’adoptant. En preuve de son esprit libéral, on mentionnera encore la décision qui permit aux enfants d’un nouveau citoyen, lorsqu’ils n’optaient point pour la nationalité de leur père, de conserver leurs droits sur son héritage. Auparavant, le Grec, obtenant le jus civitatis et dont les enfants restaient provinciaux, était obligé de léguer sa succession à des citoyens ou de la laisser au fisc, comme bien tombé en déshérence[15]. Des publicains avaient exercé le droit d’épaves. Je suis le seigneur du monde, répondit-il aux naufragés qui réclamaient contre cette cruauté ; mais il y a une loi de la mer, celle que les Rhodiens ont faite ; qu’on décide d’après elle. Et le fisc eut tort[16]. Par un rescrit d’application difficile, mais très juste dans son esprit, il n’autorisa le mari à poursuivre sa femme comme adultère qu’autant que lui-même avait gardé la fidélité conjugale. La condition des esclaves fut encore adoucie. Antonin déclara que le maître qui, pour un motif frivole, tuait son esclave serait puni de la relégation ou de la mort ; que celui qui l’aurait maltraité outre mesure serait forcé de le vendre, et qu’il ne pourrait ni le racheter ni écrire au contrat une clause qui lui permit de le poursuivre de sa colère jusque dans la servitude d’autrui, telle que celle-ci : Défense de l’affranchir ; ou cette autre : Il, ou elle, sera livré à la prostitution. Un de ses rescrits porte. Il est de l’intérêt des maîtres qu’un appui contre la faim, la cruauté et une intolérable injustice ne soit pas retiré aux esclaves qui l’implorent justement[17].

Dans l’administration financière, il retrancha les dépenses inutiles, les pensions servies à des gens qui rongeaient l’État sans lui rendre aucun service ; il vendit des villas du domaine impérial, des bijoux, des meubles précieux : capital mort, dont il fit bénéficier le trésor public ; comme Hadrien il accorda encore la remise des arriérés d’impôts, et Marc-Aurèle, Aurélien, feront comme lui. Son économie lui donna les moyens de développer l’institution alimentaire et de venir au secours de villes désolées par l’incendie ou par un tremblement de terre, comme Rome, Antioche, Narbonne et Rhodes. Je ne parle point des constructions faites par lui ou sous son règne dans la Grèce et l’Ionie, dans la Syrie et à Carthage[18], à Lambèse, dont plusieurs monuments datent de cette époque, à Tarragone pour son port, à Gaëte pour son phare, à Nîmes pour les Arènes et le pont du Gard, à Baalbek pour son temple du Soleil[19]. Tous les empereurs étaient de grands bâtisseurs. C’était une dette qu’ils payaient dans Rome, au peuple entier, en décorant la cité de monuments nouveaux ; aux pauvres, en leur donnant du travail ; à leur prédécesseur, en lui élevant le temple exigé par l’apothéose ; dans les provinces, c’était la condition de leur popularité. En outre, chaque empereur, comme les princes d’Orient, voulait avoir sa demeure vierge de tout souvenir. Ainsi Néron avait délaissé le palais des Césars ; Vespasien détruisit la Maison d’Or, et Antonin ne voulut point habiter la villa Tiburtine. L’âge des Antonins fut un temps de fête pour les architectes, car on démolissait incessamment pour reconstruire. Mais il faut répéter que, hors de Rome, les travaux étaient surtout l’œuvre des riches cités, où ils étaient payés avec les revenus municipaux, les dons des citoyens, et souvent une subvention impériale. Cette observation est d’autant plus nécessaire pour ce règne, que Marc-Aurèle dit de son père adoptif qu’il n’aimait point à bâtir.

Comme Hadrien, Antonin créa de nouvelles chaires de rhétorique et de philosophie dans beaucoup de villes[20], en allouant aux titulaires un traitement qui leur fut payé par l’État, quand les ressources locales se trouvèrent insuffisantes[21]. A l’argent il ajouta des honneurs : dans les petites villes, cinq médecins, trois sophistes et trois grammairiens ; dans les grandes, dix médecins, cinq sophistes et cinq grammairiens furent exemptés des charges municipales[22] ; et il couronna la déclamation même en donnant, dans l’année 143, le consulat à deux rhéteurs fameux, le Grec Hérode Atticus et le Latin Cornelius Pronto. Mais les poètes ne lui paraissaient pas aussi nécessaires ; du moins, il réduisit la pension qu’Hadrien avait faite au poète lyrique Mésomède.

Il se trouva pourtant des sénateurs pour conspirer contre ce prince qui faisait de la félicité publique l’unique objet de son gouvernement. Cette fois on ne doute plus, comme sous Hadrien, de la réalité du crime ; les Pères, qui, par eux-mêmes ou par leurs affranchis transformés en historiens, faisaient dans la postérité la réputation des princes, admettent pour le favori du sénat un péril dont ils avaient nié l’existence pour l’ami des provinciaux. Il n’y eut pas d’exécution : Atilius Titianus en fut quitte pour la perte de ses biens ; Priscianus se tua lui-même ; Avidius Cassius, qui se révolta sous Marc-Aurèle, eut au moins le désir de renverser Antonin ; Celsus enfin, que nous ne connaissons pas, fit quelque entreprise sérieuse, puisque, vingt, ou trente ans après, la seconde Faustine en rappelait le souvenir à son époux[23]. Le sénat mettait un grand zèle à rechercher les coupables, Antonin l’arrêta. Que gagnerai-je, répondit-il à ceux qui le pressaient de sévir, que gagnerai-je à ce qu’on sache qu’un certain nombre de mes concitoyens me haïssent ?

Antonin n’aimait pas la guerre. Mieux vaut, disait-il, sauver un citoyen que tuer mille ennemis. Il n’entreprit par lui-même aucune expédition[24], mais ses lieutenants eurent à livrer des combats défensifs : en Afrique, contre les nomades[25], sur la frontière des Carpates et du Danube, contre des Daces réfugiés Clans les montagnes, et contre des peuplades germaines établies au voisinage de la Pannonie. Capitolin dit que les Juifs firent encore quelque émeute, et qu’il y eut des rébellions en Égypte et en Grèce. Une émeute en Grèce, au lendemain d’Hadrien, se comprend mal, à moins qu’il ne s’agisse d’une conspiration, celle de Celsus par exemple[26], dont nous ne savons ni le lieu ni la date, ou de quelque tumulte populaire auquel Lucien semble faire allusion (157)[27] ; et une révolte des Juifs aurait été, ce semble, bien difficile, après tout le sang que Trajan et Hadrien avaient tiré à ce peuple[28]. En Égypte, l’affaire fut plus sérieuse ; puisque le préfet Dinarchos fut tué (147-8), et que, au dire d’un ancien, l’empereur se crut obligé de faire le voyage d’Orient : ce fut la seule fois qu’il quitta Rome pour aller plus loin que la Campanie[29].

Dans la Bretagne, Lollius Urbicus, qui s’était distingué en Judée sous Hadrien, réprima les Brigantes (140), et, se trouvant à l’étroit derrière le Vallum Hadriani, reporta la ligne des défenses de la province plus au nord, jusqu’au rempart d’Agricola, le Graham’s dike, levée de terre gazonnée, courant entre les deux golfes de la Clyde et du Forth. En récompense, Lollius obtint plus tard la première charge de l’État, celle de préfet de la Ville. Les Parthes préparaient une expédition contre l’Arménie, une lettre d’Antonin les arrêta. Les Lazes, les Quades, les Arméniens, acceptèrent les rois qu’il leur donna[30] ; sa protection couvrit les Grecs des bords de l’Euxin contre les Scythes du voisinage et l’Arménie contre les brigandages des Alains. Appien raconte qu’il vit à Rome les députés de peuplades barbares qui demandaient à être reçues au nombre des sujets de l’empire ; Antonin refusa : c’était la politique d’Auguste et d’Hadrien. Il y vint aussi des ambassades de la Bactriane et de l’Inde : preuve que les relations de commerce avec ces régions lointaines continuaient.

En somme, les guerres sous Antonin furent sans importance et les émeutes sans périls. Alors, dit son biographe, toutes les provinces étaient florissantes.... et aucun prince ne fut autant respecté des Barbares. Un contemporain, le rhéteur Aristide, montre quelle confiance inspirait cette longue paix : Le continent tout entier est en repos, et l’on ne croit plus à la guerre, même lorsqu’elle sévit sur quelque point écarté[31].

Plus respectueux qu’Hadrien envers les vieux usages et les antiques légendes, il croyait trouver un intérêt de conservation sociale en des choses où son prédécesseur n’avait vu qu’un intérêt de curiosité sceptique. Il essayait comme Auguste de ranimer le patriotisme expirant, en remettant à la mode les origines merveilleuses du peuple romain ; quelques-unes de ses monnaies représentent la fuite d’Énée, la fondation d’Albe, Mars et Rhéa, Romulus et les premières dépouilles opimes, Horatius Coclès défendant le pont du Janicule, ou Esculape arrivant dans l’île du Tibre sous la forme d’un serpent (Glycon). Pour raffermir les dieux sur leurs autels chancelants, il remplissait scrupuleusement ses fonctions pontificales, ramenait aux temples la foule avide de spectacles et méritait que les Pères, abusés par ces apparences de restauration religieuse, fissent graver une inscription avec ces mots : Le sénat et le peuple romain au très bon, très grand et très juste prince Antonin Auguste, ob insignem erra cærimonias publicas curam ac religionem[32]. En même temps, il essayait d’arrêter le progrès des conversions juives, par le renouvellement des peines édictées sous Vespasien contre ceux qui pratiquaient la circoncision sur des hommes étrangers à la race hébraïque[33].

En lui voyant cette disposition d’esprit, on pourrait craindre qu’il n’eût cruellement traité les chrétiens. Il n’en fut rien. Il suivit, à leur égard, la politique de son père adoptif et leur accorda une tolérance de fait, qui fut pourtant troublée, de loin en loin, par quelque magistrat trop zélé, frappant une victime impatiente de mourir. Quant au rescrit qu’Eusèbe à mis sous son nom, on ne peut le recevoir, au moins dans sa forme actuelle, comme authentique. Il est certain que ce prince et son prédécesseur n’ont jamais songé à donner droit de cité dans l’empire à la religion nouvelle ; mais ils n’auraient pas voulu davantage la persécuter. L’un par indifférence philosophique, l’autre par bonté de cœur, répugnaient à verser le sang pour des croyances. Sous le règne d’Antonin, dit Orose, la paix régna dans l’Église[34].

A cette époque, la foi trouva un habile et hardi défenseur. Saint Justin représente dans l’histoire de l’empire le moment décisif où le christianisme, qui, avec saint Paul, avait professé l’impuissance de la raison[35], et qui, avec les premiers successeurs des apôtres, vivait dans l’ombre et le mystère, sort au grand jour et revendique hautement ses droits comme doctrine rationnelle. Alors ce qu’on appelait dédaigneusement la religion des esclaves et des femmes, des enfants et des vieillards, s’affirme, non seulement devant le bourreau, mais devant la science, et s’efforce d’absorber en soi la sagesse païenne purifiée par la nouvelle révélation.

Saint Justin était tin Grec de Palestine qui avait traversé tous les systèmes de philosophie avant d’arriver au christianisme, et qui a raconté lui-même, dans un dialogue à la manière de Platon, non sans grâce, les diverses étapes de son esprit. Il ne brûle pas, comme tant d’autres, ce qu’il avait adoré. Le christianisme, pour lui, est une philosophie nouvelle, plus sûre, plus utile que l’ancienne, mais il ne renie pas celle qui l’a précédée. Socrate, dit-il, avait été une incarnation du Λόγος, ou raison divine répandue dans l’humanité, λόγος σπερματιxός, car toute intelligence en contient une parcelle. Le Christ en fut une autre plus complète, puisqu’il est la Vérité absolue. Lorsque le maître de Platon tenta, avec la force de la vérité, d’enlever les hommes aux démons, ceux-ci le firent tuer comme impie et athée. Ils l’ont de même contre nous. Athées, nous le sommes contre vos dieux, mais non contre le Dieu véritable, le Père de toute vertu que nous adorons, avec le Fils qu’il nous a envoyé pour nous instruire, avec l’armée des bons anges, ses satellites, et l’Esprit prophétique. Vos anciens ont enseigné certains dogmes que nous exposons d’une manière plus divine, et dont seuls nous prouvons la vérité. Nous disons, comme Platon, que Dieu a tout produit et tout ordonné ; comme les stoïciens, que le monde périra dans les flammes ; comme vos poètes et vos philosophes, que les bons seront récompensés et les méchants punis. Quand nous appelons Jésus-Christ le Λόγος divin, la Raison de Dieu, nous ne faisons que lui appliquer la dénomination donnée à Mercure.... Si on dit qu’il a été crucifié, en cela même il ressemble à ceux des fils de Jupiter qui, selon vous, ont eu des tourments à souffrir ; qu’il est né d’une Vierge, il a cela de commun avec Persée ; qu’il guérissait les boiteux, les paralytiques, les infirmes, et ressuscitait les morts, c’est ce que vous racontez d’Esculape.... Tous ceux qui ont vécu d’une manière conforme à la raison sont chrétiens. Tels furent, chez les Grecs, Socrate, Héraclite et ceux qui leur ressemblent, comme de notre temps Musonius[36], et, chez les Barbares, Abraham, Ananias, Mizaël, Élie et beaucoup d’autres.

Le christianisme était donc l’achèvement et non la contradiction de la révélation naturelle.

Saint Justin se défend, tuais aussi il attaque. Aux dieux incestueux et adultères du paganisme il oppose celui des chrétiens, et aux scandaleuses leçons de leur histoire ses saints commandements. En face de la vieille société légalisant ses vices par l’impôt qu’elle en tire et dressant des autels à Antinoüs, il met la société nouvelle qui, au lieu de têtes impures et de sacrifices sanglants, a pour culte la prière, l’aumône, le baiser de paix, la communion fraternelle avec le pain et le vin ; puis il s’écrie : Cessez donc d’imputer à des hommes purs vos débauches et celles de vos dieux !

Comme prédication aux pauvres, aux opprimés, mieux eût valu l’Évangile ; comme plaidoirie devant un tribunal païen, la défense était habile sans manquer de vérité ni de grandeur. On trouve même dans les premiers mots de cette supplique la mâle intrépidité d’un homme qui acceptait le combat avec les maîtres du monde :

A L’EMPEREUR TITUS ÆLIUS ANTONIN, PIEUX,

AUGUSTE, CÉSAR,

A SON FILS VÉRISSIME, PHILOSOPHE,

A LUCIUS, PHILOSOPHE,

FILS DE CÉSAR PAR LA NAISSANCE ET D’ANTONIN PAR L’ADOPTION,

PRINCE AMI DES LETTRES ;

AU SACRÉ SÉNAT ET AU PEUPLE ROMAIN TOUT ENTIER,

AU NOM DE CEUX QUI, PARMI TOUS LES HOMMES,

SONT INJUSTEMENT HAÏS ET PERSÉCUTÉS ;

MOI, L’UN D’EUX,

JUSTIN,... J’AI ÉCRIT CE DISCOURS[37].

Cette façon de supplier, ce mot emprunté aux stoïciens, mais qu’il retrouvait dans son âme virile : Vous pouvez nous tuer ; vous ne pouvez nous nuire, étaient d’un croyant résolu à donner sa vie pour sa foi et qui la donnera.

Depuis Trajan, le christianisme avait pris assez d’importance pour que la première Apologie de saint Justin ait pu parvenir à l’empereur, sans le déterminer cependant à violer les lois de l’empire, dont il avait la garde, par la publication d’un édit de tolérance. Les chrétiens restèrent donc exposés aux violences de la populace dans les villes où ils montraient trop de zèle contre les idoles, trop d’ardeur pour le martyre, et, sous ce prince débonnaire, des chrétiens périrent. Une lettre des fidèles de Smyrne aux églises d’Asie, qu’Eusèbe a conservée, est la vivante peinture d’une de ces scènes abominables et sublimes. Un homme de Phrygie, de ce pays on Cybèle exigeait des dévotions sanglantes, Quintus, décida quelques Smyrniotes et Philadelphiens à provoquer leur supplice pour jouir plus tôt des béatitudes éternelles. Ils étaient douze et montrèrent un courage héroïque au milieu de tourments atroces que les bourreaux s’ingénièrent à varier. Un d’eux, Germanicus, se signala entre tous par son mépris des tortures. Le proconsul répugnait à frapper des hommes qui ne lui paraissaient coupables que d’entêtement religieux ; il aurait voulu les sauver : Aie pitié de ta jeunesse, D disait-il à Germanicus ; et lui, avide de la mort., irritait les bêtes pour être plus vite mis en pièces. Au moment du combat, le Phrygien trembla et renia sa foi. Il manquait une victime à la joie du peuple, ou cria qu’il fallait remplacer Quintus par Polycarpe. C’était un vieillard de quatre-vingts ans et le plus illustre des évoques d’Asie. Le gouverneur impérial qui le connaissait bien ne l’avait jamais inquiété, et il avait pu, salis cacher sa foi, atteindre à ce grand âge. Il ne croyait pas qu’on dût chercher le martyre ; au moulent où avait éclaté la fureur populaire, provoquée par les témérités de Quitrius, il avait quitté la ville et s’était retiré dans une maison écartée. Ou alla l’y prendre ; il aurait pu fuir encore, mais lie le voulut pas. Le proconsul essaya longtemps d’arracher un mot qui lui permit de l’épargner : Jure, lui dit-il, par la fortune de César ; dis : Otez du monde les impies, et je te renverrai absous, et lui, répondait : Je suis chrétien, si tu veux connaître ma religion, donne-moi un jour : je t’en informerai. Le proconsul ayant répliqué que c’était le peuple qu’il fallait convaincre, Polycarpe répondit : Je ne refuse pas de t’instruire, toi, parce que j’ai appris à rendre aux hommes en dignité l’honneur qui leur est dû, mais cette tourbe ne mérite pas que je nie défende devant elle.

Comme le peuple demandait qu’on jetât aux lions cet ennemi des dieux qui voulait abolir leur culte et leurs sacrifices, le gouverneur objecta que cela ne lui était pas permis, parce que les jeux étaient terminés. Alors, au bûcher ! hurla la foule, et elle courut chercher du bois aux bains, aux boutiques, puis elle dressa le bûcher pendant que le vieillard se déshabillait tranquillement pour y monter. Quand le feu eut été mis, le vent emporta derrière lui la flamme, qui s’arrondit en voûte au-dessus de la tête du martyr, ainsi qu’il enfle la voile d’un vaisseau ; et il nous sembla voir comme de l’or ou de l’argent éprouvé dans la fournaise. En même temps nous sentions une agréable odeur de parfum précieux. Le bourreau l’acheva d’un coup d’épée[38].

La procédure établie par Trajan : S’ils sont accusés et convaincus, qu’ils soient punis, avait été suivie. Le gouverneur n’en avait point référé à home et n’avait pas eu besoin de le faire. Le peuple avait crié : Les chrétiens aux lions ! et les chrétiens s’offrant d’eux-mêmes à satisfaire la joie de la foule, leur sang avait rougi l’arène.

Au dire de Justin, de pareilles scènes eurent lieu en divers points de l’empire. Son Apologie ferait croire à plus de supplices qu’il n’y en eut, car l’exagération est un des caractères de ce genre d’écrits[39]. Mais il est certain que la haine contre les blasphémateurs des dieux croissait dans le peuple, avec leur nombre ; que la foi, plus confiante, devenait téméraire, et que les officiers impériaux doivent avoir eu la main forcée, plus que ne l’auraient voulu des administrateurs intelligents et sceptiques, peu préoccupés de Jupiter et beaucoup de la paix publique.

L’empereur sut-il quelque chose de ces lointaines affaires ? On peut en douter ; il n’est pas même sûr qu’il ait connu dans les dernières années de son règne l’exécution du Grec Ptolémée et de deux autres chrétiens, ordonnée par le préfet de Rome. C’étaient de petites gens, qu’on n’avait point recherchés et qui s’étaient encore livrés eux-mêmes. Leur sort n’intéressait personne, et, dans ce monde si dur, si prodigue de la vie humaine, un supplice n’était point un spectacle assez rare pour qu’il ait fait quelque bruit dans la ville.

Aux coups qui les frappaient les chrétiens répondaient par de sourdes et irritantes menaces. La Sibylle n’accordait à Antonin que trois successeurs et annonçait, pour l’année 495, la destruction de Rome, de l’Italie et de l’empire : Oh ! Comme tu pleureras alors, dépouillée de ton brillant laticlave et revêtue d’habits de deuil, ô Rome orgueilleuse, fille du vieux Latinus ! Tu tomberas pour ne plus te relever. La gloire de tes légions aux aigles superbes disparaîtra. Où sera ta force ? Quel peuple sera ton allié parmi ceux que tu as asservis à tes folies ?[40] A voir tant de haine amassée des deux parts, on comprend qu’entre l’ancienne et la nouvelle société il s’était creusé un abîme où des victimes devaient tomber.

Si nous savons mal ce que fit Antonin comme empereur, nous savons bien ce que firent après lui les ennemis de l’empire ; alors une question se pose Antonin ne doit-il pas être rendu responsable d’une partie des malheurs de Marc-Aurèle ? Son père adoptif lui avait préparé, par la forte discipline mise en tout, un règne paisible, n’a-t-il pas légué à son successeur beaucoup de périls par la douceur d’une administration qui, n’aimant pas à punir, fermait les yeux et laissa tout se relâcher ? En trouvant après lui les légions sans discipline, les frontières sans sécurité, les Parthes redevenus audacieux, les Barbares franchissant à la fois le Rhin, le Danube, les Alpes, et arrivant jusqu’à Aquilée sur la route de Rome, jusqu’à Élatée, au cœur de la Grèce, on a le droit de penser qu .Antonin avait été trop amoureux de son repos, trop appliqué, pour complaire au sénat, à tenir une conduite différente de celle qu’avait eue son prédécesseur. Jamais les Barbares ne le virent longeant lentement les frontières pour s’assurer que, du côté de Rome, elles étaient bien gardées et que, de l’autre, il ne se formait point parmi eux d’associations menaçantes qui dussent être combattues par la politique ou les armes. Jamais il ne vint au milieu des légions examiner d’un œil attentif leurs besoins et leur discipline, se mêler à leurs exercices, entretenir par sa présence leur vertu guerrière. Inactives derrière les remparts de leurs camps, elles ne savaient plus manier les armes ni supporter les fatigues, et il faudra la sévérité cruelle d’Avidius Cassius pour arracher les soldats à leur mollesse, pour les déshabituer des bains et des voluptés dangereuses de Daphné, pour faire tomber de leurs têtes les fleurs dont ils se couronnaient dans les festins[41].

Antonin arrivait à un grand âge : il avait dépassé soixante-quatorze ans, et, sans être pris d’aucun mal, ses forces diminuaient. Aussi faisait-on dans les temples des prières pour sa santé. Lyon conserve un monument destiné à rappeler qu’on y avait accompli, trois mois avant la mort du prince, le grand sacrifice expiatoire de ce temps, un taurobole[42]. En mars 161, une fièvre de trois jours l’emporta. Au moment d’expirer, il donna pour mot d’ordre au tribun des gardes : Patience et résignation, Æquanimitas. C’était quitter la vie en philosophe, mais ne se peut-il pas qu’Antonin ait toujours vécu comme il est mort ?

On a fait de lui un mari complaisant, et même chose a été dite de son successeur : les deux Faustine ont fort mauvaise réputation[43]. Ces accusations sont faciles à répandre, difficiles à réfuter ; et il semble que la malignité, ne trouvant pas à s’exercer sur les Antonins ait voulu se dédommager, en se donnant carrière à l’égard des deux impératrices. Je ne me rendrai pas garant de leur vertu ; mais les accusations dont on les poursuit depuis dix-sept siècles sont vagues ou absurdes, et il ne me semble pas que ce soit par résignation philosophique que leurs époux out supporté ce qu’on appelle la honte de la famille impériale. Il n’y avait pas seulement de l’affection dans ces paroles d’Antonin à Fronton, au sujet de la première Faustine : Dans le discours que tu as consacré à ma Faustine, j’ai trouvé plus encore de vérité que d’éloquence. Car il en est ainsi ; oui, par les dieux ! j’aimerais mieux vivre avec elle à Gyaros que sans elle au palais[44]. Sous l’amour, je sens l’estime. Lorsqu’il perdit, peu de temps après son avènement (141), la mère de ses quatre enfants, il refusa de se remarier[45] et il lui bâtit un temple à Rome. C’était l’usage.

Mais quand lui-même fut mort et passé dieu, le sénat, pour conserver le souvenir de cette mutuelle affection, réunit les deux époux en consacrant le temple : Au dieu Antonin et à la déesse Faustine. Il en subsiste de magnifiques débris à San Lorenzo in Miranda, église construite dans le temple qui était l’objet de l’admiration des Romains[46].

Il fit mieux que de donner à Faustine des prêtresses et des statues d’or : il consacra son nom par une fondation charitable en faveur des jeunes Faustiniennes. Une médaille à l’effigie de l’impératrice montre, au revers, Antonin entouré de jeunes enfants, avec ces mots à l’exergue : Puellæ Fautinianæ ; et jusqu’à sa dernière heure il soutint et accrut l’institution des pueri alimentarii, qui sauvait les familles pauvres du désespoir, en les empêchant de recourir à l’antique et abominable coutume de l’abandon des nouveau-nés[47].

Lorsque Antonin s’était aperçu de sa fin prochaine, il avait fait porter la statue d’or de la Victoire, qui ne quittait jamais le chevet des empereurs, dans la chambre de son gendre et fils adoptif, Marcus Aurelius Antoninus, surnommé le Philosophe.

 

II. — MARC-AURÈLE.

Que ce titre de philosophe ne nous trompe pas. Nous allons passer d’un règne silencieux à une histoire orageuse. Dans l’intérieur du palais, Marcus n’aura pas besoin, quoi qu’on en ait dit, de la patience de Socrate ou de l’aveuglement imbécile de Claude ; mais cet ami des dieux et de l’humanité verra se déchaîner sur l’empire tous les fléaux : les inondations, la peste, la famine ; ce pacifique vivra au milieu de guerres continuelles qui coûteront aux provinces d’innombrables captifs ravis par les Barbares ; enfin ce débonnaire aura d’implacables sévérités, ce juste versera le sang innocent. Le contraste entre les sentiments du philosophe et l’existence du prince donne à la vie publique de Marc-Aurèle un intérêt singulièrement tragique.

Sa famille était originaire du municipe de Succubo[48] en Espagne ; lui-même naquit à Rome le 26 avril 121. Son aïeul, fait patricien par Vespasien, avait été deux fois consul et préfet de la Ville. Il n’eut point d’enfance. Dès l’âge de douze ans, il prit le manteau des philosophes et montra l’austérité du plus sévère stoïcien, travaillant sans relâche, mangeant peu et couchant à terre, sur la dure ; sa mère Domitia Lucilla[49] eut besoin de beaucoup d’instances pour le faire consentir à user d’un lit sur lequel on étendit des peaux de mouton. Après son adoption par Antonin, à dix-huit ans, il continua de se rendre chez ses maîtres ; empereur, il leur prodigua les honneurs, les récompenses ; plusieurs furent consuls[50] ; à d’autres, il éleva des statues. Leurs portraits étaient placés au milieu de ses dieux lares, et, à l’anniversaire de leur mort, il allait sacrifier sûr leurs tombeaux, qu’il tint toujours ornés de fleurs.

Un d’eux, le philosophe Rusticus, lui avait rendu le service de combattre le goût détestable que Fronton avait d’abord inoculé à son élève, ces mignardises, ces mièvreries qu’on trouve dans les lettres de Marc-Aurèle à son premier maître. J’ai beaucoup lu ce matin, lui écrivait-il un jour, et j’ai noté dix images ou sujets de comparaisons ; et une autre fois : Je t’envole une idée que j’ai développée ce matin et un lieu commun d’avant-hier... ; aujourd’hui il me sera difficile de faire autre chose que la pensée du soir. Envoie-moi trois pensées et dix lieux communs[51]. Quelle éducation de prince ! Plus tard il disait : Rusticus m’a détourné des fausses voies où entraient les sophistes et des élégances affectées de la rhétorique ; je lui dois de ne jamais donner à la légère mon assentiment aux habiles discoureurs ; et c’est lui qui m’a mis dans les mains les commentaires d’Épictète[52].

Sa complexion étant faible, il régla minutieusement sa vie pour ne pas l’user plus vite que la nature ne le voulait, et il suivit les prescriptions de ses médecins, au nombre desquels se trouvait Galien, comme une obligation qui lui était imposée de conserver à son âme l’enveloppe temporaire dont les dieux l’avaient revêtue. Chaste et sobre, il lie connut pas ce qu’on appelle le plaisir ; ou mieux, il en trouva un, supérieur à tous les autres, dans l’accomplissement du devoir[53], dans cette perpétuelle étude qu’il faisait de lui-même pour s’élever à un haut degré de perfection. Marc-Aurèle est le héros moral de l’antiquité païenne.

Il avait un frère d’adoption, Lucius Aurelius Verus, fils de cet Ælius Verus à qui la succession d’Hadrien avait été d’abord réservée. Au lieu de le retenir dans le demi-jour où ce jeune homme était jusqu’alors resté, il en fit son collègue et son gendre, de sorte que l’État eut pour la première fois deux maîtres, quoique le sénat n’eut déféré l’empire qu’à un seul. Du reste, Verus prit le rôle d’un lieutenant, non d’un égal. Il y trouvait son compte, ayant plus de goût pour le plaisir que pour le pouvoir. On dit que par lui Rome revit quelques-unes des scènes de débauche de Néron : les orgies dans les tavernes de bas étage ; les rixes nocturnes dans les rues ; les profusions dans les spectacles, le jeu et les festins : jusqu’à 6 millions de sesterces dépensés en un jour ; heureusement point de cruauté. D’ailleurs la gravité de Marc-Aurèle réparait tout et couvrait l’honneur de la maison impériale, qui peut-être courait moins de dangers qu’on ne le prétend. Fronton et Dion Cassius donnent, en effet, une tout autre idée de Lucius[54] ; et, dans une de ses lettres, ce prince se félicite d’avoir appris de son maître la franchise et l’amour du vrai plus encore que la science du beau langage.

Les deux empereurs avaient accordé aux armées, en don de joyeux avènement, l’énorme somme de 20.000 sesterces par soldat[55]. Ce rachat de l’empire était une nécessité à laquelle le meilleur prince ne pouvait plus se soustraire et, pour le moment, un acte de prudence, car Antonin avait légué à son successeur la guerre sur tontes les frontières. Ses derniers moments avaient été troublés par des visions menaçantes : Dans le délire de la fièvre, dit son biographe, il ne parlait que de la république et des rois qui voulaient l’assaillir. A peine, en effet, s’était éteint le bruit des fêtes célébrées pour l’avènement des deux princes, qu’ils apprenaient l’invasion des Maures dans l’Espagne, déjà troublée par une insurrection des Lusitaniens, En Gaule, des séditions agitaient la Séquanie ; en Bretagne, les Pictes couraient le pays, et, chose plus grave, les légions voulaient contraindre leur chef, Statius Priscus, à prendre la pourpre. Enfin, de l’Orient arrivaient des nouvelles alarmantes. Vologèse y faisait depuis longtemps des préparatifs de guerre ; en 162, il jeta ses Parthes sur l’Arménie, où ils détruisirent toute une armée romaine, et sur la Syrie, dont les légions furent vaincues ; cette province était compromise, la Cappadoce menacée, l’Asie Mineure ouverte, sans défense, avec toutes ses richesses, aux rapides cavaliers du grand roi[56].

Devant ces périls, Marc-Aurèle montra de la résolution et de l’activité. Statius Priscus, rappelé de Bretagne, afin que son désintéressement n’y restât pas exposé à de trop dangereuses tentations, fut remplacé par un chef dont le nom était de bon augure pour un commandement dans ce pays, Calpurnius Agricola[57]. Lui-même fut envoyé  en Cappadoce, tandis qu’un général habile formait, avec l’élite des légions du Danube et du Rhin, des bataillons de guerre (vexillationes), qu’il se hâta d’y conduire[58]. Un autre alla refouler les Cattes, et le gouverneur de la Belgique, Didius Julianus, qui fera un si triste empereur, chassa les Chauces de sa province. A Rome, le roi fugitif des Arméniens avait été reçu avec honneur ; on lui avait donné le laticlave sénatorial et le consulat : c’était une promesse de secours. De grandes forces, en effet, furent dirigées sur l’Orient ; Marc-Aurèle voulut même que son collègue s’y rendît.

Au lieu de se mettre à la tête de l’expédition avec la juvénile ardeur et l’inexpérience qui auraient gêné les vieux généraux, Verus demeura, par ordre de son frère, à Antioche, pour réunir les réserves et les munitions[59], pour surveiller et contenir les provinces voisines, tandis que ses lieutenants poussaient en avant. Le principal d’entre eux, Avidius Cassius, était un Syrien, homme dur et ambitieux qu’on disait descendant du meurtrier de César[60] ; il ne lui déplaisait pas de s’entendre appeler Catilina, et il aurait voulu qu’on le regardât au moins comme un nouveau Marius. Il était impitoyable quand il s’agissait de la discipline. En expédition, point de bagages ; il punissait sévèrement ceux qui avaient emporté autre chose que du lard, du biscuit et du vinaigre. Pour une violence commise contre les habitants de la province, les coupables, attachés au-dessus d’un grand feu, périssaient à la fois asphyxiés par la fumée et brûlés par les flammes. Aux déserteurs, il faisait couper les jarrets ou les cuisses. Un jour des auxiliaires surprennent un corps de Barbares et le détruisent. Ils avaient attaqué sans ordre ; Cassius fait mettre les centurions en croix. Qui vous assurait, leur dit-il, que ce n’était pas un piège et que l’honneur de l’armée romaine ne serait pas compromis ? On s’indigne de cette sévérité ; une sédition éclate, et l’armée entière entoure, menaçante, le prétoire du général. Il en sort sans armes : Frappez-moi, dit-il, et ajoutez ce crime à celui du renversement de la discipline. Tout rentra dans l’ordre. L’écrivain de qui nous tenons ces détails termine son récit par ces mots : Il mérita d’être craint, parce qu’il ne craignait pas.

Tel était l’homme que Marc-Aurèle avait donné pour lieutenant à son frère et tel qu’il en faut à la tête des troupes. Je lui ai confié, écrivait-il à un préfet, ces légions de Syrie qui vivent dans les délices de Daphné. Vous le connaissez ; il a toute la sévérité de ceux dont il porte le nom, et il rétablira cette ancienne discipline sans laquelle il n’y a point d’armée. Vous vous rappelez ce vers de notre vieux porte : C’est par les mœurs antiques et par ceux qui les suivent que la république se conserve. Assurez bien les approvisionnements : il saura les utiliser. Et le préfet répond : Le choix est excellent, car il fallait à ces soldats un chef sévère, capable de leur fermer la porte des thermes et d’arracher ces fleurs dont ils se couvrent la tête, le cou et la poitrine.

Le lendemain de son arrivée, Cassius fit annoncer à son de trompe que le soldat vu à Daphné serait ignominieusement cassé, et il chassa du camp tout ce qui sentait le luxe ou la mollesse. Des exercices continuels, des revues fréquentes, non d’apparat, mais d’inspection sévère, la menace de tenir tout l’hiver l’armée sous la tente, eurent, en peu de temps, rendu à ses troupes efféminées l’aspect de vieilles légions, et Cassius, maître d’elles, prit l’offensive. Nous ignorons les incidents de cette guerre, qui parait avoir duré quatre ans et s’être étendue le long de la frontière orientale, depuis l’Euxin jusqu’au golfe Persique. On parle de nombreux succès remportés par les Romains, de la prise, par l’habile Priscus, d’Artaxata, principale forteresse de l’Arménie, dont le roi rentra dans ses États comme vassal de Rome, et d’une grande victoire près de Zeugma sur l’Euphrate, qui ouvrit aux légions l’empire parthe jusqu’au cœur[61]. Ce fut comme l’expédition de Trajan renouvelée : mêmes triomphes, mêmes conquêtes : celle du nord de la Mésopotamie avec Édesse et Nisibe, invasion de l’Assyrie et de la Médie, prise de Ctésiphon et incendie du palais du roi, destruction de Séleucie après un immense massacre de ses habitants ; mais aussi même retour attristé par la faim, la soif et la mort d’un grand nombre de soldats. Cassius avait-il pris de meilleures mesures que Trajan, ou la guerre d’extermination faite aux Juifs par Hadrien avait-elle supprimé une des causes les plus actives de révolte dans ces régions ? On ne sait, mais Vologèse demanda la paix (165), qu’il avait, dédaigneusement refusée avant l’ouverture des hostilités ; et il céda la partie septentrionale de la Mésopotamie, que les Romains gardaient encore à la fin du règne de Commode. Par cette acquisition, la seule qu’il importât de faire à l’orient de l’Euphrate, leur influence en Arménie, où régnait maintenant leur vassal, était consolidée. On a déjà vu comment de là ils tenaient en échec, par les Arméniens leurs alliés, les peuples du Caucase, et par eux-mêmes l’empire des Parthes. Les deux empereurs célébrèrent un triomphe où ils prirent les titres de Parthique, d’Arméniaque et de Médique.

Ces succès retentirent au loin dans l’Asie, et le commerce romain en profita pour étendre ses relations. Les annales chinoises mentionnent vers ce temps une ambassade envoyée par un empereur Antonin au Fils du Ciel. Ces ambassadeurs, inconnus des écrivains de Rome, étaient, selon toute apparente, des marchands qui, dans un intérêt de négoce, s’étaient donné un rôle politique. En échange des dents d’éléphant, des cornes de rhinocéros, des écailles de tortue, offerts à Houang-Ti, ils reçurent beaucoup de cette soie qu’ils vendaient dans l’empire son poids d’or[62].

Durant la guerre Parthique, Marc-Aurèle était resté au centre de l’empire, afin de pourvoir rapidement à tous les besoins. Il avait montré beaucoup de déférence aux sénateurs, venant du fond de la Campanie pour ne pas manquer une de leurs séances et ne sortant de la curie qu’après que le consul avait prononcé l’antique formule : Pères conscrits, nous n’avons plus rien à vous proposer. Comme tous les empereurs qui prirent leur fonction au sérieux, il remplit exactement sa charge de justicier ; il écoutait les parties, décidait selon le droit, surtout selon l’équité, sans hâte, mais aussi sans retard ; et, pour que les juges fissent comme lui, il les força de siéger deux cent trente jours dans l’année[63].

La société ancienne avait de la haine et de la colère contre le coupable ; elle se vengeait en le torturant ; il lui fallait des supplices et aussi des douleurs, une lente et cruelle agonie. Marc-Aurèle entrevit, par instinct de clémence, plutôt. que par principe arrêté d’intérêt social, la doctrine moderne du châtiment appliqué de manière à amender le coupable : Nous devons, disait-il, chercher par les châtiments à faire éclore le bien qui se cache souvent au fond du cœur des coupables. Il adoucit les peines sans avoir de faiblesse pour le crime[64], mais avec beaucoup de sévérité pour les délateurs convaincus de calomnie[65]. Il recommande l’humanité : dans les cas douteux, le juge rendra la sentence la plus douce[66] ; il veut, comme Hadrien[67], que les gouverneurs saisis d’une accusation recherchent le fait, mais aussi l’intention, parce que c’est la volonté de nuire qui fait le criminel. Un fils tue sa mère, mais on le soupçonne d’avoir agi sous l’influence d’un accès d’aliénation mentale ; Marc-Aurèle consulté répond : Il sera suffisamment puni par son mal. Cependant, pour sa propre sûreté et pour celle des autres, qu’on le donne en garde aux siens, dans sa propre demeure. Les gardiens des fous doivent veiller à ce que ces malheureux ne commettent rien contre eux-mêmes ni contre les autres. S’ils le faisaient, ce sont les gardiens qu’il faudrait punir[68]. Il disait encore : On ne doit point se fâcher contre les méchants ; au contraire, il faut prendre soin d’eux et les supporter avec douceur. Si tu le peux, corrige-les ; dans le cas contraire, souviens-toi que c’est pour l’exercer envers eux que t’a été donnée la bienveillance[69].

Hadrien avait partagé l’administration de l’Italie entre quatre consulaires, Marc-Aurèle les remplaça par des juridici dont l’intervention restreignit la juridiction municipale, et il admit les préteurs à cette l’onction, afin d’élargir le cercle où il pourrait choisir[70]. Il développa l’institution des curateurs, qui était née sous Trajan : Beaucoup de villes, dit son biographe, en reçurent de lui ; et, pour en relever l’éclat, il les prit souvent dans l’ordre sénatorial. Ces curateurs jouèrent dans l’Italie ancienne, pour l’administration financière, le rôle rempli par les podestats dans l’Italie du moyen âge pour la justice. Aux deux époques, les villes n’espéraient échapper au désordre que par l’intervention de personnes étrangères à la cité ; mais dans l’une les citoyens sauvèrent leur autonomie, parce qu’ils élurent le podestat ; dans l’autre ils la perdirent, parce que le prince nomma le curateur[71]. Des décurions fléchissaient déjà sous le poids des honneurs municipaux ; il interdit de confier ces charges à ceux qui ne pouvaient les porter sans dommage pour eux-mêmes, et il défendit qu’on forçât les autres de vendre à leurs concitoyens du blé au-dessous du cours[72]. Il établit autour de Rome une ligne de douane qu’Aurélien transformera en ligne de rempart[73].

Pour assurer l’état des citoyens, Marc-Aurèle ordonna que tous les enfants nés libres fussent, dans les trente jours, inscrits, à Rome, chez les préfets du trésor de Saturne ; dans les provinces, chez les greffiers publics : ce sont nos registres de l’état civil ; et, afin de donner plus de garantie aux mineurs pour leurs biens, il créa le préteur des tutelles, charge que nous n’avons pas encore, nais que le Danemark, la Norvège, une partie de la Suisse et l’Angleterre ont empruntée au grand Antonin. Les tuteurs rendaient auparavant leurs comptes aux consuls, qui changeaient souvent et avaient mille autres soins ; une administration spéciale, par conséquent éclairée et vigilante, examina désormais leur gestion. Cette même sollicitude pour l’intérêt des familles lui fit étendre le droit de donner des curateurs aux adultes âgés de moins de vingt-cinq ans qui compromettaient leur fortune[74], et il commença la reconstitution de la famille naturelle, dont les facilités reconnues à l’adoption rompaient si souvent les liens, en édictant que les enfants, filles et garçons, seraient admis à la succession de leurs mères mortes sans avoir testé, lors même qu’ils seraient entrés par adoption dans une autre famille[75].

L’institution alimentaire fut encore développée et devint un des plus importants services de l’ordre civil. Elle avait été jusqu’alors dirigée par de simples chevaliers ou procurateurs. Marc-Aurèle, pour montrer l’importance qu’il y attachait, en confia la surveillance à des personnages prétoriens ou consulaires qui prirent le titre de præfecti alimentorum[76].

Les esclaves avaient, comme les fils de famille, leur part dans ses préoccupations d’équité. Afin de gagner un dernier applaudissement du peuple en pourvoyant même après leur mort à ses plaisirs, des citoyens inséraient dans leur testament la clause que certains de leurs esclaves seraient vendus pour combattre dans l’amphithéâtre contre les bêtes ; Marc-Aurèle frappa de nullité ces clauses testamentaires[77]. D’autres, aliénés sous condition d’affranchissement dans un certain délai, étaient retenus par leur nouveau maître ; il déclara la liberté acquise de plein droit à l’esclave pour l’époque fixée, même sans manumission. Peut-être est-elle encore de lui la décision qui donne à l’ancilla la liberté acquise sous la condition ne prostituatur, et que son maître livre à l’impudicité publique[78]. Enfin il mit à la charge de l’État les frais des funérailles pour les citoyens pauvres, et comme les collèges ou sociétés particulières avaient principalement pour but d’assurer à leurs membres les derniers honneurs et un tombeau, il les autorisa à recevoir des legs[79]. C’était les constituer en personnes civiles, capables de posséder des propriétés, des capitaux ou des esclaves. Aussi se trouva-t-il amené à leur reconnaître encore le droit d’affranchir, manumittendi potestatem[80]. Ces privilèges étaient considérables et contraires au vieil esprit de la politique romaine. Il crut parer aux périls de cette décision en établissant que nul ne pourrait être membre de deux collèges à la fois[81], ce qui devait maintenir l’isolement des corporations.

Le père avait le droit de briser les plus chères affections du fils en obligeant celui-ci à répudier sa femme. Marc-Aurèle supprima ce pouvoir tyrannique, ou du moins ne permit de l’exercer que pour des motifs très graves[82].

Il est inutile d’ajouter que plusieurs impôts furent diminués, des misères secourues, des désastres réparés. Il aida Smyrne, Éphèse, Nicomédie, Carthage, détruites par des incendies ou des tremblements de terre, à sortir de leurs ruines, et fit remise aux provinces, aux villes, aux particuliers, de tout l’arriéré dû au fisc ou à l’ærarium depuis quarante-six ans, et il permit aux condamnés d’échapper par une mort volontaire aux tortures d’un supplice cruel[83].

On voit donc, par l’ensemble de la législation des Antonins, qu’au deuxième siècle de notre ère le gouvernement impérial, qu’il fût dirigé par un soldat ; comme Trajan, par un artiste, comme Hadrien, par un sage, comme Marc-Aurèle, peut revendiquer l’honneur d’avoir fait, pour défendre les faibles et secourir les malheureux, d’aussi généreux efforts qu’il n’en a jamais été accompli à aucune époque.

Une peste du caractère je plus meurtrier sévissait en Orient. Venue d’Éthiopie ou de l’Inde, elle envahit l’Égypte et le pays des Parthes. On raconta que les Romains l’avaient prise à Séleucie, dans un coffret d’or ravi au temple d’Apollon, et d’où le miasme funeste s’échappa, lorsque des mains sacrilèges eurent violé le secret du dieu. Verus, revenant en Italie avec une partie de l’armée de Syrie, répandit le mal sur son passage ; même à Rome, où beaucoup de monde périt : on y enlevait les morts par charretées, et quelques-uns disaient que la fin du monde était proche. Embarrassés d’expliquer l’audace et les succès des Barbares dans les années suivantes, les historiens postérieurs prétendirent que l’armée romaine avait été comme détruite par ce fléau[84]. Pour apaiser la colère des dieux, Marc-Aurèle recourut à toutes les expiations recommandées par les rituels. Il en est une que la passion populaire réclama et qu’il eut la faiblesse d’accorder ou de laisser s’accomplir les chrétiens, dont Hadrien et son successeur avaient dédaigne ou respecté les croyances, furent de nouveau inquiétés. On verra que quelques-uns, à Rome et dans certaines provinces, périrent ou furent envoyés aux carrières.

Un autre culte fut persécuté, celui de Sérapis à Péluse, sans doute à raison de circonstances locales que nous ignorons. Ce n’était pas seulement le souverain pontife de l’empire qui condamnait des religions étrangères au polythéisme gréco-romain, c’était aussi l’homme qui, par une singulière réunion de défauts et de qualités contraires, se montrait, sans hypocrisie, dans ses méditations, le philosophe le plus dégagé des liens confessionnels et, dans sa vie publique, le plus superstitieux des princes. Nul ne fatiguait les dieux par de plus fréquents sacrifices ; on faisait courir une supplique des victimes : A Marcus César, les bœufs blancs. C’est fait de nous si vous revenez vainqueur.

Il ne semble pas que depuis l’époque où Tacite traçait le tableau de la Germanie, de grands changements se soient produits au milieu de ses peuples ; mais cette race prolifique s’était accrue dans la paix, et ses convoitises avaient augmenté avec sa force. Au spectacle des richesses que l’activité industrieuse des Romains entassait de l’autre côté de la frontière, leurs yeux s’enflammaient d’une féroce cupidité ; leurs cœurs s’emplissaient de haine et d’envie. Ces belles villas du Danube et du Rhin, qu’ils apercevaient de leur rive sauvage, leur semblaient une insulte pour leurs cabanes de chaume ; ces arts, un reproche pour leur grossièreté ; cette politesse des mœurs, une corruption ; surtout le brillant éclat de l’or les fascinait, et, en volant cet or, ils croyaient emporter sous leur ciel froid et sombre comme un rayon du soleil d’Italie qu’ils se consolaient de ne pas avoir en couvant des yeux le métal fauve. Dans leur poème national, dans les Nibelungen, l’objet de la poursuite ardente des héros, la conquête au nom de laquelle les peuples s’égorgent et les rois périssent, n’est pas la femme, fille de Jupiter et de Léda, comme pour les Grecs sous les murs de Troie, ni un tombeau, comme pour les hommes de France devant Jérusalem : c’est le trésor ! Au milieu de ses landes stériles et de ses forêts sauvages, cette race sensuelle, avide et pauvre, murmurait déjà les vers de mignon sur les pays où les pommes d’or mûrissent, et qui, durant dix-huit siècles, ont excité sa convoitise. Au temps des Césars, ils troublaient par de continuelles attaques l’empire civilisé, riche et paisible, qui, sous les Antonins, donna à l’humanité la fête d’une paix séculaire ; à la fin, ils réussirent à jeter bas le colosse, et ils précipitèrent le monde dans l’abîme de douleurs et de larmes du moyen âge.

Si jamais la guerre a été une impiété, c’est alors que régnait le prince qui fut par excellence l’honnête homme au pouvoir ; qui regardait son peuple comme sa famille et eût volontiers tenu tous ses voisins pour des amis. Habitué à soumettre le corps à l’âme, ses passions à la raison, Marc-Aurèle faisait de la vertu l’unique bien, du mal l’unique peine ; le reste lui était indifférent. Aussi la peste, la famine, les tremblements de terre, une guerre terrible se déchaînèrent contre lui sans l’intimider, et Horace l’aurait pris pour le sage qu’il montrait calme et sans peur au bruit du monde croulant. Au milieu des plus graves périls, à deux pas des Barbares, Marc-Aurèle écrivait tranquillement l’Évangile du monde païen.

Le philosophe dut se faire soldat, mais avec quelle répugnance et quel mépris de la gloire des conquérants ! Une araignée, dit-il, se glorifie d’avoir pris une mouche, et parmi les hommes, l’un est lier de prendre un lièvre, l’autre un poisson, celui-ci des sangliers et des ours, celui-là des Sarmates (X, 10) ! Aux yeux du sage, ne sont-ils pas des brigands ? Il n’en fallut pas moins endosser la cuirasse, tout aussi bien qu’un belliqueux. Sous Trajan, les Barbares du Nord avaient entretenu avec ceux de l’Est des relations qui subsistaient certainement, et Vologèse comptait sans doute sur une puissante diversion lorsqu’il franchit l’Euphrate. Mais des bords de la Saale à ceux du Tigre, la route était difficile et longue ; les Germains laissèrent à l’empire le temps d’accabler les Parthes. Cependant ils achevaient leurs préparatifs : de nombreux espions les renseignaient sur l’état des forteresses romaines, et, aux marchés communs, ouverts le long de la frontière, ils achetaient tout ce qui pouvait leur servir à la guerre[85]. Ils semblent avoir voulu, cette fois, s’entendre et réunir le plus grand nombre de leurs tribus, comme au temps d’Hermann et de Marbod ; mieux même qu’en ce temps-là, car ces deux chefs étaient rivaux et leurs peuples divisés. A voir avec quel ensemble le monde barbare s’ébranla le long des frontières romaines, depuis les terres décumates jusqu’à l’Euxin, on supposerait que quelque grand conseil dirigea le mouvement national. Cela peut être vrai pour les tribus de la Germanie méridionale[86], Marcomans, Narisques, Hermundures, Quades et Iazyges ; mais les nations sarmates et scythiques, Victovales, Roxolans, Costobocques, Alains, d’autres encore, agissaient certainement pour leur compte et suivant les inspirations de leurs chefs. Quant aux peuples du Nord, ils se tinrent à l’écart (165).

Un mot de Capitolin semble annoncer, dans l’intérieur de cette cohue barbare, des oscillations de peuples qui jetaient quelques tribus sur les frontières de l’empire, où elles demandaient, comme les Cimbres à Marius, que Rome leur donnât des terres, à condition de faire pour elle toutes les guerres qu’on voudrait. Marc-Aurèle refusa une assistance qui pouvait devenir fort dangereuse ; alors solliciteurs et ennemis se ruèrent ensemble sur l’empire, où ils causèrent des maux infinis. Des armées furent détruites ; deux préfets du prétoire tués ; nombre de villes pillées ; des provinces mises à feu et à sang. Ce fut, disent les écrivains du temps, une nouvelle guerre Punique. Marc-Aurèle renonça un moment à sa modération habituelle : il promit 500 pièces d’or pour la tête d’un chef barbare ; le double, il est vrai, à qui lui livrerait ce chef vivant.

Les garnisons de la Dacie, protégées par les Carpates et par la forte assiette de leurs citadelles, semblent avoir fait bonne contenance, quoique des Barbares aient traversé la province et brûlé la ville d’Alburnus (Verespatak), où les avait, attirés la richesse de ses mines. La Rhétie, le Norique, que défendaient leurs montagnes et l’habileté de Pertinax[87], subirent des incursions, mais l’ennemi ne put y tenir. Ce fut par les plaines de la Pannonie que le gros de l’invasion passa, afin de traverser les Alpes Juliennes, la moins haute des chaînes de montagnes que la nature a données à l’Italie pour remparts. Les Marcomans et leurs alliés assiégèrent Aquilée, le boulevard de Rome de ce côté ; ils allèrent même plus loin, jusqu’à la Piave, où ils saccagèrent Opitergium (Oderzo).

La péninsule hellénique était menacée comme la péninsule italienne, et la barbarie essayait de mettre la main sur Athènes et sur home, pour y saisir les richesses entassées par les siècles dans ces deux sanctuaires de la civilisation du monde. Les Costobocques arrivèrent, sans qu’on puisse suivre leur route, au centre de la Grèce, à Élatée, dans la Phocide, où Pausanias retrouva le souvenir de leurs ravages et la statue d’un vainqueur aux jeux Olympiques, tombé en combattant contre eux[88]. D’un autre côté, des émeutes de soldats et de populace agitaient l’Égypte, et les 9laurés continuaient à ravager l’Espagne. Seules, les frontières de l’Euphrate et du Rhin restèrent paisibles, celle-ci gardée par les légions, que les Germains du Nord n’inquiétèrent pas, l’autre défendue par le vigilant et habile Avidius Cassius.

Le péril était grand ; Marc-Aurèle ne s’en émut pas et franchit avec Verus, en l’année 167, le Pô et l’Adige, à la tête de ce qu’il avait pu ramasser de forces. Les Barbares, que ce grand nom d’empereur intimidait encore, reculèrent à son approche, pour mettre en sûreté leurs captifs et leur butin. Les Quades mêmes, dont le roi avait péri, consentirent, selon une coutume qui pour eux datait d’Auguste, à ce que leur nouveau chef sollicitât l’agrément de l’empereur avant d’exercer sa charge.

Les deux frères semblent être revenus passer l’hiver (167-168) dans la capitale de l’empire, pour y préparer un armement considérable. Mais, comme après le désastre de Varus, les hommes libres se refusèrent à l’enrôlement[89]. Il fallut armer jusqu’à des esclaves et des gladiateurs, exemple que la république avait d’ailleurs donné ; attirer dans les rangs, à prix d’or, les bandits de l’Apennin, de la Dalmatie et de la Dardanie ; mettre le sagum du légionnaire sur l’épaule des soldats de police chargés de garantir la sûreté des routes dans les provinces, et soudoyer partout ceux des Barbares qui se trouvèrent disposés à vendre leur courage. On voit en quel état étaient les forces militaires de l’empire trente ans après Hadrien. L’organisation donnée par Auguste à son armée et conservée par ses successeurs avait son inévitable conséquence : la société civile, déshabituée des armes, ne fournissait plus un soldat et, même pour se sauver, était incapable d’un généreux effort. Lorsque Marc-Aurèle emmena de Rome à l’armée les gladiateurs, peu s’en fallut qu’une émeute n’éclatât. Il nous enlève nos amusements, criait la foule, pour nous contraindre à philosopher[90].

L’argent avait manqué aussi bien que les hommes. Plutôt que d’augmenter les impôts, Mare Aurèle épuisa d’abord toutes les ressources de l’épargne ; puis, durant deux mois, il fit mettre aux enchères, dans le forum de Trajan, les statues, les tableaux, les coupes murrhines, les meubles précieux, les mille curiosités du palais impérial, même les robes, les manteaux tissés de soie et d’or des impératrices. L’armée réunie au prix de si durs sacrifices s’avança au delà d’Aquilée, et rendit quelque sécurité à l’Illyrie, mais n’osa ou ne put frapper sut les Barbares un coup retentissant et décisif. Au retour de cette campagne sans gloire, Verus mourut d’apoplexie dans le char même qui le ramenait à Rome avec Marc-Aurèle (169)[91]. Il n’avait jamais donné à son frère et collègue un bien utile concours, jamais non plus un sérieux embarras.

Nous manquons de détails sur cette guerre qui retint durant plusieurs années Marc-Aurèle aux bords du Danube, habituellement dans la forte place de Carnuntum[92]. L’empereur n’y montra point de talent militaire ; car si quelque grande opération avait, été entreprise, il en serait resté souvenir ; on ne parle que de combats meurtriers, quelquefois sur le Danube même pris par les glaces[93] qui valurent à nombre d’officiers, tombés devant l’ennemi, l’honneur d’une statue dans le forum de Trajan[94]. Un jour que les Romains, cernés par les Quades, manquaient d’eau et allaient périr, une pluie abondante tomba sur le camp, tandis que la foudre, frappant à coups redoublés l’armée barbare, y jetait le désordre et l’effroi. Le fait est vrai, tout s’est bien passé ainsi, et se passe de la même manière, chaque jour d’été, dans quelque coin du monde. Mais les choses naturelles ne font pas le compte des superstitieux, qui dans tous les temps ont voulu mêler la divinité aux affaires humaines, oubliant qu’elle nous a faits libres pour n’être point responsable de nos sottises. Les Romains avaient aussi un Dieu des armées, et les païens ne doutaient pas que, touché par les prières de Marc-Aurèle, Jupiter, qui avait déjà rendu le même service à Trajan, n’eût fait le miracle. Tertullien le revendiqua pour la légion Fulminante, qu’il représente comme composée de chrétiens[95], et les deux légendes subsistent : l’une dans les traditions de l’Église, l’autre sculptée sur la colonne Antonine, où l’on voit encore le maître de l’Olympe lançant, du haut du ciel entrouvert, la pluie qui sauve les légions et le tonnerre qui écrase les Barbares. Il en est de la légende comme du grain que l’oiseau laisse tomber sur la montagne neigeuse : il roule, grossi de la neige qu’il emporte à mesure qu’il descend, et arrive dans la vallée en masse bruyante : à l’origine, fait très simple ; plus tard, prodige retentissant.

Il faut cependant que Marc-Aurèle ait imposé quelque réserve aux Germains, puisqu’ils lui laissèrent le temps d’aller remettre l’ordre dans l’Orient troublé par la révolte de Cassius[96].

Dans sa jeunesse, Cassius avait déjà conspiré contre Antonin, et il excitait les soupçons même de Verus, qui, durant la guerre de Syrie, avait écrit à son frère : Surveillez-le ; tout ce que nous faisons lui déplaît. Il se ménage des amis, des ressources, et cherche à nous rendre ridicules aux yeux des soldats, en nous appelant, vous une vieille qui philosophe, et moi un écolier qui court les tripots. Marc-Aurèle répondit : Vos plaintes ne sont dignes ni d’un empereur ni de notre gouvernement. Si les dieux destinent l’empire à Cassius, nous ne pourrons nous défaire de lui ; car vous savez le mot de votre bisaïeul (Hadrien) : Nul n’a a jamais tué son successeur. Que le ciel, au contraire, l’abandonne, et il se prendra de lui-même dans ses piéges, sans que nous nous montrions cruels en l’y poussant. D’ailleurs, comment faire un coupable d’un homme que personne n’accuse et qui est aimé de ses soldats ? Vous savez que, dans les causes de majesté, celui même dont le crime est prouvé passe toujours pour innocent. Hadrien avait coutume de répéter : Quelle misérable condition que celle des princes ! On ne les croit sur les complots de leurs ennemis qu’après qu’ils en ont péri victimes. Le mot est de Domitien ; mais j’ai mieux aimé l’emprunter à votre aïeul, parce que les meilleures maximes perdent leur autorité en passant par la bouche des tyrans. Quant à ce que vous me dites de pourvoir par la mort de Cassius à la sûreté de mes fils, j’aime mieux qu’ils périssent, si le bien de l’État exige que Cassius vive plutôt que les enfants de Marc-Aurèle.

Voilà une noble lettre ; cependant Verus avait raison, et l’avis qu’il avait donné exigeait autre chose que cette résignation commode aux volontés du ciel.

Marc-Aurèle avait investi Cassius du commandement supérieur des provinces orientales qui faisaient face à l’empire parthique, depuis le mont Amanus jusqu’à Péluse, et une révolte ayant éclaté en Égypte, il l’autorisa à entrer avec ses troupes dans ce pays, où l’habile général eut vite raison des insurgés (170). Ainsi, tandis que les empereurs défendaient péniblement la frontière du Danube et que l’un d’eux, comme épuisé par l’effort imposé à sa mollesse, tombait mort sur la route de Rome, leur lieutenant en Orient humiliait le grand roi, conquérait des provinces et domptait les rebelles. Il semblait que toute la virilité de l’empire se fût comme retirée dans les camps de Cassius. Ces succès lui portèrent à la tète. Il croyait être sûr de son armée, du peuple d’Antioche, de l’Égypte, que son père avait gouvernée longtemps et dont le préfet lui était dévoué ; il se disait qu’il allait recommencer l’histoire de Vespasien. Sur un bruit qu’il fit courir de la mort de Marc-Aurèle, quelques soldats le proclamèrent empereur.

Nous avons une lettre de Cassius adressée par lui à son gendre et qui peut être regardée comme son manifeste. Marcus, dit-il, est sans doute un homme de bien ; mais, pour faire louer sa clémence, il laisse vivre des gens dont il condamne la conduite. Où est ce Cassius dont je porte inutilement le nom ? Où est Caton le Censeur ? Où sont les mœurs antiques ? Marcus fait de la philosophie ; il disserte sur la clémence et sur l’âme, sur le juste et l’injuste, et il ne pense pas à la république. Ne vois-tu pas ce qu’il faudrait d’édits, de sentences, de glaives, pour rendre à l’État son ancienne forcé ? Ah ! malheur à tous ces hommes qui se croient les proconsuls du peuple romain, parce que le sénat et Marcus ont livré les provinces à leur luxure et à leur avidité ! Tu connais le préfet du prétoire de notre philosophe ; la veille, il mendiait ; le lendemain, il était riche. Comment cela s’est-il fait, si ce n’est en rongeant les entrailles de la république et des provinces ? Ils sont riches ! Eh bien, le trésor va se remplir ; et, si les dieux favorisent la bonne cause, les Cassius rendront à la république sa grandeur[97].

Quelques-uns de ces reproches sont justes : Marc-Aurèle philosophait trop, et ces rhéteurs, ces philosophes auxquels il donnait les faisceaux consulaires, devaient être de singuliers hommes d’État, si nous en jugeons par ce qui nous reste du plus célèbre d’entre eux, Cornelius Fronto[98]. On dit qu’au moment de partir pour sa dernière campagne, l’empereur fit, à atome, durant trois jours, de longues conférences sur les doctrines des diverses écoles. Beaucoup de philosophie dans la vie intérieure et à la veille de la mort, c’est excellent ; mais d’autres soins devaient occuper un prince à l’ouverture d’une grande guerre.

La lettre de Cassius accuse aussi un relâchement d’autorité que j’ai signalé sous Antonin et qui continuait probablement sous Marc-Aurèle ; mais elle montre en même temps quel gouvernement implacable et dur, le descendant du tyrannicide rêvait d’établir. Les soldats n’avaient pas besoin de lire ce manifeste pour se douter des sévérités qui les attendaient. Leur attitude et celle des provinces obligea Cassius à décréter d’avance l’apothéose de celui qu’il voulait tuer. C’était de mauvais augure pour le succès de son entreprise. Mais à violer le droit, après l’avoir si bien défendu, on perd la moitié de sa force, lorsqu’on ne la perd pas tout entière. Cassius, obéi, malgré sa sévérité, tant qu’il était resté dans le devoir, cessa de l’être dés qu’il en fut sorti. Tout ce qu’il avait fait pour la discipline tourna contre lui, et les soldats qui avaient si longtemps tremblé devant le lieutenant légitime du prince, massacrèrent le général usurpateur, trois mois et six jours après que son préfet du prétoire l’eut revêtu des ornements impériaux[99].

A la première nouvelle de cette révolte, les sénateurs avaient proclamé Cassius ennemi public et confisqué ses biens. Cet effort épuisa leur courage, et plusieurs croyaient déjà entendre les légions de Syrie franchissant les Alpes, comme un siècle auparavant l’armée flavienne, lorsqu’on apprit que la tête du coupable avait été apportée à l’empereur. En la voyant, Marc-Aurèle s’affligea que la république eût perdu un bon général et lui l’occasion d’un généreux pardon. Mais, lui disait-on, Cassius vainqueur vous eût-il épargné ? Et il répondait : Notre piété envers les dieux et notre conduite à l’égard des hommes nous assuraient la victoire. Puis il passa en revue tous les empereurs qui avaient été tués, et prouva qu’il n’en était pas un qui, par sa faute, n’eût mérité ce destin ; tandis qu’Auguste, Trajan, Hadrien, Antonin, n’avaient pu être vaincus par les rebelles, et que plusieurs mêmes de ceux-ci avaient péri, comme Cassius, à l’insu et contre le gré de ces princes.

Ainsi, par une étrange et heureuse inconséquence qui se produit souvent, Marc-Aurèle, tout en acceptant la fatalité stoïcienne, entendait qu’à force de sagesse on pouvait contraindre la destinée et se la rendre favorable. C’est que le caractère, qui est la substance même de l’âme, fait l’homme, bien plus que les croyances, qui ne sont qu’une des applications de l’esprit ; et comme on reçoit l’un de la nature, les autres des circonstances, le successeur d’Antonin, quelque doctrine qu’il eût embrassée, aurait toujours été Marc-Aurèle.

Faustine, les amis du prince, le sénat, demandaient des sévérités[100] ; il les refusa : quelques centurions seulement furent sacrifiés à la discipline. Quant aux enfants de Cassius, ils gardèrent la moitié des biens de leur père et ne perdirent pas la faculté d’aspirer aux charges publiques. Mais Marc-Aurèle décida que nul, à l’avenir, ne gouvernerait une province où il aurait pris naissance, et cette interdiction est restée une des règles de notre ancien droit administratif.

L’empereur crut nécessaire d’affermir par sa présence l’ordre dans les provinces orientales. Il visita Antioche, qu’il punit de sa fidélité à Cassius, en lui interdisant, pour un temps, tout spectacle et toute fête ; Alexandrie, qui le vit sans cour, sans gardes, couvert du manteau des philosophes et vivant comme eux ; Athènes surtout, où il admira moins les monuments de l’art que ceux de la pensée, et où il chercha les traces de Platon et de Socrate plutôt que celles de Phidias et de Périclès. Il institua des cours en diverses langues pour l’enseignement de toutes les sciences[101] et se fit initier aux mystères d’Éleusis, seule institution du paganisme qui supposât un examen de conscience, repoussât le coupable et n’admit que l’homme sans tache[102].

De retour a Rome, il y célébra un triomphe pour les succès remportés sur les Germains, donna à son fils le consulat, la puissance tribunitienne et partagea avec lui le titre d’imperator. Huit fois déjà les légions, avec un zèle intéressé, lui avaient décerné cet honneur, qui s’explique mieux par les gratifications dont il était suivi que par des victoires décisives qui l’auraient précédé. Des médailles tout aussi véridiques promettaient à l’empire une paix perpétuelle. Elles étaient à peine frappées, que Marc-Aurèle dut repartir (5 août 178) pour la frontière de Pannonie, où les Barbares, contenus et non domptés, remuaient toujours. Il avait exigé, par un traits ; qui paraît être de 175 [103], que les Marcomans se retirassent à 5 milles du Danube dont ils n’approcheraient qu’aux jours de marché ; des Iazyges, qu’ils ne mettraient pas un bateau sur le fleuve ; des Quades, qu’ils relâcheraient leurs captifs. Et l’on peut mesurer l’étendue des ravages faits par ces peuples dans l’empire au chiffre de leurs prisonniers romains : les Quades avaient promis d’en délivrer 50000, et les Iazyges en rendirent le double[104]. Autre danger : la grande nation des Goths s’était mise en mouvement du nord vers le sud, et, depuis qu’elle se rapprochait de l’empire, les peuplades qui bordaient la frontière romaine pesaient sur cette barrière jusqu’à menacer de la rompre[105]. Rome aurait eu besoin d’un Trajan qui, par des coups vigoureusement frappés, eût fait rebrousser chemin à ce monde barbare, et elle n’avait qu’un honnête homme sachant supporter la fortune ennemie, mais ne sachant pas la contraindre à changer. Après vingt mois passés au milieu des travaux, des inquiétudes et des fatigues, qu’il oubliait pour s’entretenir avec lui-même, εϊς έαυτόν, il mourut à Vindobona (Vienne) le 17 mars 180, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Tous les historiens reprochent à Marc-Aurèle une faiblesse, honteuse à l’égard de sa femme, coupable au sujet de son fils. Mais les misérables anecdotiers qui ont écrit, au troisième siècle, l’histoire des Césars se plaisaient au scandale et ne reculaient pas devant l’absurde[106]. Les infortunes conjugales ont malheureusement fourni, dans tous les temps, un inépuisable sujet de gaieté ; celles des princes ont même un attrait particulier, parce qu’elles semblent une rançon de leur grandeur et qu’elles les rapprochent des misères humaines. Malgré la longanimité de quelques anciens à cet endroit, je ne crois pas au mot prêté à Marc-Aurèle qu’on pressait de répudier sa femme et qui aurait répondu : Alors il faut que je rende aussi la dot ; il voulait parler de l’empire. Mais l’empire n’avait point été la dot de Faustine, puisque Marc-Aurèle était César avant de l’épouser. La foule rêve plus qu’elle ne pense ; or, dans le rêve, il suffit d’un bruit pour donner une direction nouvelle aux pensées que la volonté ne gouverne pas. Ainsi l’imagination de la foule et celle des écrivains qui la suivent n’ont besoin que d’un mot pour faire sortir de ce mot toute une histoire. Le fils de Faustine, Commode, avant été moins un prince qu’un gladiateur, on le supposa fils d’un héros de l’arène ; de là le récit de sa naissance, qui ne peut se faire qu’en latin, et que les bustes et les médailles démentent par la ressemblance qu’ils établissent entre Marc-Aurèle et lui[107]. Avec toutes ses vertus, l’empereur avait un dangereux défaut : il était ennuyeux. L’ennui causa-t-il des fautes ? Cela se voit, mais n’arrive pas toujours. La belle impératrice trouvait sans doute que les austères personnages dont son époux vivait entouré n’étaient que des pédants, et la grande dame marquait son dédain aux petites gens qu’il favorisait. Ceux-ci se vengèrent par de sourdes médisances qui, après sa mort, éclatèrent en calomnies que les folies, les cruautés de Commode, parurent légitimer : la mère paya pour le fils. Dion, presque un contemporain, est muet, du moins dans ce qui nous reste de lui, au sujet de ces histoires. Ce n’est qu’en passant, et par un mot, que lui-même ou son abréviateur fait allusion à des fautes ; et les lettres de Faustine à Marc-Aurèle, conservées par Vulcatius Gallicanus, sont bien d’une impératrice, d’une épouse et d’une mère. Elle avait suivi son époux dans la plupart des expéditions, ce qui lui avait valu des soldats le titre de mère des camps, et elle l’accompagnait encore en Orient, lorsqu’une maladie l’emporta au pied du Taurus. Ceux qui avaient calomnié sa vie calomnièrent sa mort, en répandant le conte absurde qu’elle avait poussé Cassius à la révolte par l’offre de sa main, et qu’elle s’était tuée, dans la crainte que son époux ne découvrit cette complicité[108]. Marc-Aurèle lui fit bâtir un temple au lieu où elle était morte ; à Rome, il voulut que sur un bas-relief on représentât l’impératrice enlevée au ciel par un génie, et lui-même suivant d’un regard affectueux l’apothéose de sa chère Faustine. Dans le temple de Vénus et de Rome, il dressa un autel oit, le jour de leurs noces, les jeunes filles et leurs fiancés offraient un sacrifice ; au théâtre, sa statue d’or fut mise à la place qu’elle avait l’habitude d’occuper, et les plus grandes dagues de l’empire venaient, au montent des jeux, s’asseoir à l’entour[109]. Marc-Aurèle aurait-il fait cette injure à la pudeur publique s’il avait eu des doutes sur la mère de ses sept enfants, et aurait-il écrit sur elle ce qu’on lit dans les Pensées ? Il dissimulait, assure-t-on. Ce que le Véridique a écrit, il le croyait. Quant à soutenir qu’il n’a rien su de pareils déportements, c’est faire de lui un sot de comédie, et les ennemis qu’avaient donnés à l’impératrice sa beauté, sa grâce, peut-être son orgueil, au milieu d’une cour de parvenus, auraient bien trouvé un moyen d’avertir le mari trompé[110].

Quant à son fils, on accuse Marc-Aurèle d’avoir reconnu, sans oser les combattre, les mauvais instincts de cette nature perverse. À la mort de son père, Commode n’avait que dix-neuf ans, et, malgré les récits qu’on fait de sa jeunesse licencieuse et féroce, il n’avait sans doute pas encore montré les vices qui lui ont fait une place à part, parmi les tyrans. Tous les Antonins étaient arrivés tard à l’empire, dans la pleine maturité de la vie ; Commode en prit possession presque à l’âge de Néron. Pour expliquer qu’il ait vécu comme lui, il n’est pas nécessaire d’accuser Marc-Aurèle ; la jouissance du pouvoir absolu, à l’âge des passions, suffit à tout faire comprendre.

Mais si l’on ne peut lui demander compte des cruautés de son fils, on a le droit de lui reprocher d’avoir rendu ces cruautés possibles, en renonçant au système qui, depuis quatre-vingt-trois ans, prévalait pour la succession au principat.

Pendant toute sa durée, l’empire a oscillé entre deux principes contraires : l’hérédité royale, qui est toujours dans le cœur du prince, souvent dans la complaisance des sujets, et l’élection populaire, qui était dans tous les souvenirs, dans l’esprit de la constitution, dans la nécessité, reparaissant sans cesse, de choisir un chef, puisque les familles impériales avaient été impuissantes à se reproduire et à durer. Mais la loi et les mœurs romaines donnaient un moyen de concilier ces deux systèmes opposés par les facilités laissées à l’adoption. Aucun peuple n’a pratiqué ce régime dans la proportion que Rome lui donna ses grandes maisons ne s’étaient continuées qu’en appelant à elles des étrangers qui, dans cette filiation légale, avaient trouvé tous les droits attachés à la filiation naturelle. D’autre part, l’empereur représentait le peuple, demeuré théoriquement le souverain véritable ; de plus, en vertu de la prétendue délégation originaire qui lui avait été faite et qu’à l’avènement de chaque prince la lex Regia semblait renouveler, le tribun perpétuel exerçait légalement tous les pouvoirs de l’assemblée publique. Il en résultait que le choix du futur empereur, tout en étant décidé par un seul homme, paraissait une élection indirecte du peuple. La confirmation donnée ensuite par le sénat et les armées était l’assentiment de la noblesse et de ceux que l’on considérait, bien mieux que la populace de Rome, comme le vrai peuple romain. Tel était le droit constitutionnel de l’empire, et, grâce au respect religieux que les Romains accordaient aux formules et aux apparences, il suffisait de quelques paroles, prononcées selon le rituel et les vieux usages, pour donner la force du droit à ce qui n’était, au fond, que le droit de la force.

Avec ces mœurs privées et publiques toutes particulières à la Rome impériale, avec cette facilité pour le prince, de choisir, comme et quand il voulait, le fils et l’héritier qu’il lui plaisait de prendre, les empereurs avaient le moyen d’assurer toujours de bons chefs à l’empire. Ainsi firent, pour le bonheur du monde, Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin. Deux princes, Galba et Hadrien, avaient même donné la raison de ce système[111] qui venait de faire ses preuves ; il avait assez longtemps duré pour qu’on fût prêt à accepter comme loi de l’État ce qui n’était pas seulement la loi des familles, mais avait été, de fait, durant deux siècles, la loi de l’empire. Sur dix-sept empereurs, on n’en trouve que deux, Titus et Domitien, qui fussent les héritiers naturels de leur prédécesseur. Si donc Marc-Aurèle avait eu un ferme esprit politique, il aurait sacrifié, comme disait Auguste, ses affections paternelles au bien public[112], et laissé son pouvoir à quelque consulaire éprouvé. Tout près de lui se trouvait un sénateur qui avait été deux fuis consul et commandant d’armée, son gendre Claudius Pompeianus ; dans les Césars, Julien lui reproche de n’avoir pas désigné pour l’empire cet homme d’action et de bon conseil : Pompeianus, dit-il, aurait bien gouverné. Le système de l’adoption eût été affermi par ce nouvel exemple d’un libre choix ; et l’empire aurait peut-être légué à l’Europe moderne un principe de gouvernement supérieur à celui de l’hérédité. Mais, par la plus étrange inconséquence, le philosophe qui, pour se gouverner lui-même, regardait le monde de si haut, ne voulut pas, pour le gouvernement de quatre-vingts millions d’hommes, regarder hors de sa maison ; et le sage aux yeux de qui s’effaçaient tous les privilèges crut que son fils, en naissant dans des langes de pourpre, y avait trouvé le sceptre de l’univers. Cette faute rejeta au milieu de tous les hasards (les naissances royales et des émeutes de caserne une société qui, n’ayant pas, pour se défendre contre les témérités d’un maître absolu, ces institutions prévoyantes dont les liens élastiques et souples contiennent sans blesser, recommença à vivre au jour le jour, selon que la fortune mit à sa tête un sage ou un fou. Sévère fera pour Caracalla ce que Marc-Aurèle fait pour Commode ; les Antonins seront remplacés par les Trente Tyrans, et une mauvaise coutume de succession augmentera les causes de ruine qui vont se développer au sein de cette monarchie naguère si forte et si heureuse.

 

III. — STOÏCIENS ET CHRÉTIENS.

Une autre faute pèse sur sa mémoire, la persécution des chrétiens. Alors eut lieu le premier grand choc du christianisme et de l’empire. Nous ne pouvons omettre cette page sanglante de son règne, car il s’y trouve un problème historique qui s’est présenté souvent, qui reviendra toujours, et qui fait, bien plus que les batailles ; la grandeur dramatique de l’histoire pourquoi le passé qui s’en va ne veut-il jamais comprendre, l’avenir qui approche, et qui demain sera le présent ?

La guerre qui avait brisé l’étroite enceinte de la cité romaine avait aussi brisé l’enveloppe étroite dés systèmes ; les idées s’étaient agrandies comme l’État. La métaphysique avait peu gagné. Détournés par les tendances pratiques de leur génie des arguties où s’égarait l’esprit subtil des Grecs, race disputeuse à qui suffisait maintenant le cliquetis des mots, les Romains avaient laissé de côté les discussions théoriques pour aller droit aux conséquences individuelles et sociales. Leurs philosophes n’avaient été que des moralistes ; et ils l’avaient été avec un caractère particulier. Une paix deux fois séculaire, telle que le monde n’en avait jamais connu, avait détendu les ressorts violents de la nature humaine, adouci les passions farouches que surexcitait la perpétuité des guerres, et ouvert la source, jusqu’alors fermée, des sentiments affectueux de chacun pour tous. La morale de Zénon et de Cléanthe, qui se proposait moins de régler-la nature humaine que de la dompter par l’orgueil de l’âme et par l’insensibilité du corps, perdit peu à peu sa rudesse. L’esprit dé charité l’assouplit ; elle s’échauffa d’une tendresse expansive, et sa fierté dédaigneuse se changea en sympathique douceur. L’idée de l’humanité entrevue dans la Grèce se précisa, et ce fut un empereur qui écrivit : L’Athénien disait : Ô cité bien-aimée de Cécrops ! Et toi, ne peux-tu dire du monde : Ô cité bien-aimée de Jupiter ![113] La pensée de Marc-Aurèle va même plus loin que l’humanité, elle embrasse la nature entière et Dieu. Le monde est pour lui un cosmos divin : Ô monde, tout ce qui te convient m’accommode ! Ô nature, tout ce que tes saisons m’apportent est un fruit toujours mûr ! etc. Une nouvelle conception morale s’ajoutait donc au trésor des idées généreuses dont l’homme était en possession. L’ancien stoïcisme n’avait que les deux principes négatifs, sustine et abstine, supporte et abstiens-toi ; le nouveau en avait trouvé un troisième, le principe d’action nécessaire pour féconder les deux autres : adjuva, aime les hommes et assiste-les. Par ce mot, les stoïciens rentraient dans la société d’où leur orgueilleuse vertu les avait fait sortir.

Mais si l’humanité devenait une grande famille, il fallait, dans l’ordre naturel, regarder les hommes comme des frères et des égaux qui, ayant le même sang, avaient droit aux mêmes égards. Dès le temps de Néron, Sénèque écrivait : Tous les hommes sont nobles, même l’esclave ; tous sont frères, car ils sont tous fils de Dieu[114].

En même temps désabusés de leurs dieux de bois et de pierre, représentants inertes des forces aveugles de la nature, les sages du paganisme, stoïciens adoucis ou sectateurs du platonisme renouvelé, s’efforçaient de pénétrer les secrets du monde invisible. D’aucuns s’arrêtaient à la conception de l’âme universelle de la nature, cause première par laquelle tout vivait[115] ; plusieurs cherchaient, par delà le monde physique, cette cause universelle qu’il ne renferme pas ; mais les uns et les autres trouvaient un reflet de la pensée divine dans la conscience individuelle par laquelle tout devait se régler.

Ainsi, d’Aristote à Marc-Aurèle, la philosophie n’avait cessé de développer les idées d’humanité, de bienveillance mutuelle, d’égalité morale ; elle finissait par arriver à la Providence divine, qui était, pour le philosophe impérial, ce qu’elle doit être pour tous, la concordance nécessaire des causes et des effets : Va droit, dit-il, selon la loi et suis Dieu, qui est le guide et le terme de ta route. Cléanthe avait déjà chanté, dans un hymne magnifique, la loi commune de tous les êtres. La philosophie, qui avait d’abord été un cri de révolte, était donc devenue le sentiment du devoir, car ce qui en faisait alors l’idée dominante, c’était la soumission à la loi que chacun peut découvrir par l’étude persévérante de soi-même.

Si les apologistes du second siècle et tant de docteurs trouvaient des chrétiens avant le Christ, nul ne le fut, dans son cœur, autant que Marc-Aurèle, puisque jamais homme n’a porté plus loin le désir du perfectionnement intérieur et l’amour de l’humanité. Aussi est-il resté la plus haute expression de ce stoïcisme épuré qui confinait au christianisme sans y entrer et sans lui rien prendre. Après sa mort, on découvrit dans une cassette dix fascicules de tablettes, écrites pour lui seul, sans plan, sans ordre, selon la pensée du jour ; que nul œil n’avait vues, que nul peut-être ne devait voir ; et ce dialogue avec son âme, ces méditations solitaires, ont fait un livre de morale sublime. Pour lui, l’être vertueux est un prêtre du Dieu intérieur, c’est-à-dire de la conscience. Que le Dieu qui est en toi, dit-il en s’adressant à lui-même, gouverne un homme vraiment homme, un citoyen, un Romain, un empereur. Mais ce Romain, cet empereur, il le veut doux, compatissant, ami des hommes. Pense que les hommes sont tes frères, et tu les aimeras. — Peux-tu dire : Jamais je n’ai fait tort à personne, ni en actions ni en paroles ? Si tu le peux, tu as rempli ta tâche. — Dans un instant tu ne seras que cendre et poussière ; en attendant que ce moment arrive, que te faut-il ? Honorer les dieux et faire du bien aux hommes. Mais en quoi consiste le bien ? A agir selon la droite raison, όρθός λόγος, qui est une émanation de la raison universelle, et conformément à la volonté divine, qui est la souveraine justice. — Ainsi l’humanité nous commande d’aimer comme nos frères ceux mêmes qui nous ont offensés ; et une seule vengeance est permise, ne pas imiter ceux dont nous avons à nous plaindre. — Ce n’est pas assez de faire le bien, il faut le faire pour lui-même, sans aucune pensée de retour. Tu te plains d’avoir obligé un ingrat et tu aurais voulu être récompensé de ta peine, comme si l’œil demandait son salaire parce qu’il voit, ou les pieds parce qu’ils marchent. Le cheval qui a couru, le chien qui a chassé, l’abeille qui a fait son miel, l’homme qui a fait du bien, ne le crient pas par le monde, mais passent à un autre acte de même nature, comme fait la vigne qui donne d’autres raisins lorsque revient la saison nouvelle. S’abstenir même de la pensée du mal, en façonnant son âme à l’image de la divinité ; supporter avec résignation les injures ; aimer des hommes ; sacrifier jusqu’à ce qu’on a de plus cher à l’accomplissement du devoir, voilà tout Marc-Aurèle. Et il croyait que cette virile religion du devoir pouvait suffire à l’humanité. Erreur d’un noble esprit, dans laquelle il est beau d’être tombé et qui, Dieu merci, dure encore pour quelques âmes héroïques ! Mais quand deviendra-t-elle la foi et la règle de la multitude ?

Cette philosophie simplifiait la vie, en ne parlant pas de la mort ; ou du moins, en ne s’inquiétant pas de ce qui peut se trouver par delà le tombeau, elle se désintéressait des questions qui ont le plus troublé l’âme humaine. D’abord elle avait célébré la sortie raisonnable, εϋλογος έξαγωγή, par laquelle l’homme rend de lui-même à la nature les éléments qu’elle lui avait un instant prêtés ; et l’on a vu, de Tibère à Vespasien, une véritable épidémie de suicide. Marc-Aurèle, l’homme de la loi, condamne la mort volontaire comme une défaillance : Celui, dit-il, qui arrache son âme de la société des êtres raisonnables, transgresse la loi ; le serviteur qui s’enfuit est un déserteur. Aussi réprouve-t-il ce qu’il appelle l’opiniâtreté des chrétiens cherchant la mort avec un faste tragique. Mais il accepte l’arrêt de la nature, sans emportement, fierté, ni dédain, puisque la mort est une conséquence nécessaire des lois du monde. Plusieurs grains d’encens, dit-il, sont destinés à brûler sur le même autel ; que l’un tombe dans le feu plus tôt, l’autre plus tard, où est la différence ? Et encore : Il faut quitter la vie comme l’olive mûre tombe en bénissant la terre, sa nourrice, et en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée. Sa vertu n’était pas un marché fait avec le ciel, il avait trouvé en elle sa récompense et il n’attendait rien des dieux ; le silence éternel des espaces infinis ne l’effrayait pas.

Cependant cette pensée l’obsède plus qu’il ne l’avoue. Qu’importe, dit-il, l’être ou le néant au sortir de ce monde ? Ou je ne serai plus rien ou je serai mieux. Et il ne sera mieux qu’à la condition d’avoir obéi à la raison, au devoir, c’est-à-dire à la loi divine. Le philosophe pratique échappait ainsi aux contradictions de son système qui renferme la destinée de l’homme en ce monde, et il sauvait la morale qui, après tout, est la grande affaire, puisque la morale n’est que la loi de Dieu découverte par la raison pure et fidèlement observée.

Dans le livre des Pensées, la méthode, c’est-à-dire l’étude persévérante de soi-même, et l’exquise pureté des sentiments sont de Marc-Aurèle, mais le fond des idées appartient à son temps. Il suffirait, pour s’en convaincre, de lire les premiers chapitres où il rend à chacun de ses maîtres, de ses proches et de ses amis ce qu’il en a reçu. Par la doctrine du λόγος qui réunit l’homme à Dieu et les hommes entre eux, les nouveaux stoïciens avaient dégagé ce principe, fondement de la société humaine et de la cité divine, qu’il faut honorer le génie divin qui est en nous, par la pureté morale, et celui qui est dans nos semblables par la charité. Or l’histoire nous a montré ces idées sortant de l’école pour pénétrer dans la loi civile, qu’elles changent, et jusque dans l’administration, qu’elles modifient. Des jurisconsultes, tels que le monde n’en a pas revu, se succédant durant deux siècles sans interruption, avaient fait du vieux droit quiritaire, d’abord adouci par le droit des gens, puis par le droit naturel, cette législation qu’on a appelée la raison écrite ou, comme dit Ulpien, la très sainte sagesse civile. Celsus, un ami d’Hadrien, définissait le droit la science du bien et du juste ; et Justinien faisait placer en tête de ses Pandectes ces trois sentences d’Ulpien : Les préceptes du droit sont : vivre honnêtement, ne léser personne, accorder à chacun ce qui lui est dû[116]. Le droit devenait une religion, celle de la justice, et les prudents s’en disaient avec fierté les pontifes[117]. L’esprit d’équité, que les jurisconsultes faisaient entrer dans la loi, entrait aussi dans le gouvernement : Rome impériale communiqua ses droits civils et politiques à ceux que Rome républicaine avait appelés l’étranger, l’ennemi, et on a vu les Antonins adoucir la condition de la femme, du fils, de l’esclave ; donner l’assistance à l’enfant pauvre, un médecin au malade, des funérailles au malheureux qui n’avait pu se payer un bûcher ou un tombeau[118].

Tandis que Marc-Aurèle, dans ses veillées anxieuses au pays des Quades, écrivait ce livre des Pensées dont un cardinal a dit : Mon âme devient plus rouge que ma pourpre au spectacle des vertus de ce gentil, au fond des grandes cités, des hommes, souvent en haillons, se réunissaient dans l’ombre pour chercher aussi le monde invisible. Or voici les paroles qu’ils entendaient[119] : Si vous aimez ceux qui vous aiment, que faites-vous de nouveau ? Les gens de mauvaise vie le font aussi. Mais moi je vous dis : Priez pour vos ennemis, aimez ceux qui vous haïssent et bénissez ceux qui vous maudissent. — Vous savez qu’il a été dit : Tu ne tueras point ; mais moi je vous dis que celui qui se mettra en colère contre son frère méritera d’être condamné par le conseil. Si donc, quand vous apportez votre offrande à l’autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez lit votre don et courez vous réconcilier avec lui ; vous viendrez ensuite, présenter votre offrande. — Vous savez qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent ; et moi je vous dis : Si quelqu’un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la joue gauche. Si quelqu’un veut plaider contre vous pour avoir votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau.

Une autre fois, Jésus leur disait : Quand le Fils de l’homme viendra sur les nues, accompagné de tous ses anges, il s’assiéra sur le trône de sa gloire, et toutes les nations étant assemblées devant lui, il les séparera les unes d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs. Ut il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui avez été bénis par mon Père ; possédez le royaume du ciel : car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez soigné ; j’étais en prison, et vous m’avez visité. — Les justes diront : Quand est-ce, Seigneur, que vous avez eu faim et que nous vous avons donné à manger, ou soif et que nous vous avons donné à boire ? Et le roi leur répondra : autant de fois vous avez fait cela à l’égard d’un des plus petits de mes frères, c’est à moi-même que vous l’avez fait.

Ainsi le ciel depuis si longtemps ternir s’ouvrait ; l’âme, comme dit Platon, retrouvait des ailes. Les plus sages parmi les païens bornaient fièrement leurs espérances à cette vie, l’Évangile étendant les siennes à l’éternité. Notre séjour ici-bas, au lieu d’arc la fin, n’était qu’un temps d’épreuves, au voyage dans un lieu d’exil ; la richesse et les honneurs devenaient un danger, la pauvreté et la souffrance une promesse, la mort une délivrance. Jusqu’alors la religion avait été un culte de terreur ou de plaisir : elle se présentait comme le culte de l’amour. Elle avait parlé aux sens et à l’imagination, elle parla au cœur. Quand l’apôtre Jean, n’ayant qu’un souffle de vie, se faisait porter au milieu des fidèles, il leur disait ces seuls mots : Aimez-vous les uns les autres, c’est toute la loi. Comment s’étonner que les pauvres, les infirmes, les esclaves, tous les réprouvés de la société païenne, tous ceux qui, souffrant du corps ou de l’âme, avaient besoin d’amour et d’espérance, que les femmes surtout, soient accourus à la Bonne nouvelle, et que tant de communautés chrétiennes se soient rapidement formées ?

Ainsi, le dogme mis à part, l’humanité murmurait alors les mêmes paroles sous les lambris dorés et dans la hutte des misérables, par la bouche du prince et par celle de l’esclave. Ceux donc qui pensaient comme Marc-Aurèle ou qui méditaient le Manuel d’Épictète, dont un saint fit plus tard la règle de ses moines[120], étaient faits pour s’entendre avec ceux qui lisaient le sermon sur la montagne ou les paraboles de Jésus. Et pourtant entre eux se trouva un abîme, ou plutôt une masse encore impénétrable de passions, d’intérêts et de superstitions, que protégeaient l’ancien ordre social et ses lois meurtrières.

Le vieux culte, que rien ne soutenait, croulait de toutes parts. Les oracles s’étaient tus, accusés par les païens eux-mêmes d’imposture. Les temples restaient déserts, et Lucien, qui écrivait au temps de Marc-Aurèle, poursuivait impunément les dieux du fouet de son impitoyable satire. Les anciens maîtres de l’Olympe ne lui inspiraient pas plus de respect qu’à Sénèque, et les nouveaux venus l’irritaient. D’où sont tombés au milieu de nous, fait-il dire à Momus, cet Atys, ce Corybas, ce Sabazios ? Quel est ce Mède Mithra, coiffé de la tiare ? Il ne comprend pas le grec et ne sait ce qu’on lui veut quand on lui porte une santé. Les Scythes et les Gètes, voyant combien il est facile de faire des immortels, se sont cru le droit d’inscrire sur nos registres leur Zamolxis, un esclave qui se trouve ici, je ne sais pourquoi. Encore si nous n’avions pas l’Anubis à tête de chien et le taureau de Memphis ! Mais ils ont des prêtres et rendent des oracles. Et toi, grand Jupiter, comment trouves-tu ces cornes de bélier qu’on t’a plantées sur le front ?[121]

Voilà les sentiments des lettrés, et ce mépris pour le polythéisme traditionnel les conduisait, comme Marc-Aurèle, Apulée et tant d’autres, à la conception d’un Dieu unique[122]. Mais, dans la foule ignorante, on comblait le vide que laissait au fond des âmes la ruine du culte officiel par des dévotions étranges ; l’Orient débordait sur l’Occident avec ses mille superstitions. Après une longue éclipse, l’esprit grec s’était réveillé, non plus limpide comme aux beaux jours de la civilisation hellénique, mais mêlé d’éléments impurs, confus, inquiet, courant après l’impossible, jusqu’aux folies des mystiques. Devant lui reculait le simple génie de Rome et des nations transalpines. Les prêtres de la Perse, de l’Égypte, de la Syrie, les astrologues, les nécromanciens, les sibylles, les prophètes, ces chercheurs de l’avenir à qui l’avenir échappe toujours, mais qui, à certaines époques, se saisissent du présent, inondaient les cités et attiraient la foule[123]. Apulée, un contemporain de Marc-Aurèle, nous montre, par la terreur qu’inspirait la magie, l’importance qu’avaient alors les magiciens : ils prétendaient posséder quatre-vingts moyens assurés de contraindre le Destin à leur répondre[124]. Ainsi en arrive-t-il chaque fois qu’une forte croyance s’alanguit ou chancelle : à la fin du moyen âge, les sorciers pullulèrent ; à la fin des temps modernes, les illuminés.

Pour ces exploiteurs, habiles ou convaincus, de la crédulité populaire, pour les philosophes qui voulaient, comme avaient dit Épicure et Lucrèce, délivrer le monde des chaînes de la superstition, les chrétiens étaient des ennemis naturels. D’autres leur prêtaient tous les crimes : ils mangeaient des enfants, accusation que les chrétiens répéteront contre les juifs, au moyen âge ; ils célébraient tour à tour l’union incestueuse d’Œdipe et le festin abominable de Thyeste. Ou bien l’on transformait leurs espérances du ciel en appétits tout terrestres, et l’on voyait dans leurs doctrines un péril social qui certainement s’y trouvait, puisque l’Église ne pouvait triompher que .par la ruine de l’ordre établi. Et nous ne parlons pas des hérésies qui voilaient aux yeux des païens la figure du Christ sous des additions étranges et parfois monstrueuses. Aussi, pour ceux qui, regardant de loin et mal, confondaient tout, le christianisme paraissait une révolte non seulement contre l’empire, mais contre toutes les lois humaines.

Lisez ce que raconte l’auteur d’un dialogue mis dans les œuvres de Lucien. Ne dirait-on pas un conservateur effaré tombant au milieu d’un club démagogique ?

Je m’en allais par la grande rue, quand j’aperçus une multitude de gens qui se parlaient tout bas. Je m’approche et je vois un petit vieillard tout cassé, qui, après avoir bien toussé et craché, se mit à dire d’une voix grêle : Oui, il abolira les arrérages des tributs ; il payera a les dettes publiques ou privées et recevra tout le monde sans s’inquiéter de la profession, et mille sottises pareilles que la foule écoutait avidement. Survient un autre frère, sans chapeau ni souliers, et couvert d’un manteau en loques : J’ai vu, dit-il, un homme mal vêtu, les cheveux rasés, qui arrivait des montagnes. Il m’a montré le nom du libérateur écrit en signes : il couvrira d’or la grande rue. — Ah ! m’écriai-je enfin, vous me faites l’effet d’avoir beaucoup dormi et longtemps rêvé ; vos dettes s’augmenteront au lieu de diminuer, et tel qui compte sur beaucoup d’or perdra jusqu’à sa dernière obole. Cependant un des assistants me persuade de me trouver au rendez-vous de ces fourbes. Je monte au haut d’un escalier tortueux et j’entre, non dans la salle de Ménélas, toute brillante d’or, d’ivoire et de la beauté d’Hélène, mais dans un méchant galetas, on je vois des gens pâles, défaits, courbés contre terre. Dés qu’ils m’aperçoivent, ils me demandent tout joyeux quelles mauvaises nouvelles je leur apporte ! Mais tout va bien dans la ville, leur répondis-je, et l’on s’y réjouit fort. Eux, fronçant le sourcil et secouant la tête : Non pas, disent-ils, la ville est grosse de malheurs. Alors, comme des gens sûrs de leur fait, ils commencent à débiter mille folies : que le monde va changer de face ; que la ville sera en proie aux dissensions ; que nos armées seront vaincues. Ne pouvant plus me contenir, je m’écrie : Misérables ! Cessez vos indignes propos, et que les malheurs où vous voulez voir votre patrie plongée retombent sur vos têtes !

Et Critias s’en va, maugréant contre ces hommes qui marchent dans les airs et qui lui semblent haïr le beau, se réjouir du mal, parce qu’il n’a rien compris à leurs espérances. Eux et lui parlent, avec le même idiome, deux langues étrangères, et ils habitent dans la même cité deux patries différentes. Ainsi en est-il souvent des idées qui germent dans l’ombre et qui, longtemps méconnues, sont bafouées ou proscrites avant de s’imposer.

Marc-Aurèle avait-il lu les Apologies présentées à ses deux prédécesseurs et à lui-même ? On ne saurait le dire. S’il les connaissait, le Λόγος de saint Justin avait dû lui plaire. Mais, d’accord avec les chrétiens par le sentiment, il ne l’était plus par la doctrine théologique, qui, si souvent, a empêché des âmes sœurs de s’entendre. Avec ses idées stoïciennes sur l’âme du monde, dont les différents dieux étaient la manifestation extérieure, il ne pouvait comprendre le dogme chrétien de la Trinité, ni ce Dieu fait homme au sein d’une vierge. Et comme il ne comptait, pour sa récompense, que sur la satisfaction trouvée dans l’accomplissement du devoir, comme il ne demandait rien aux espérances d’une vie future, il estimait misérable qu’on propageât parmi les simples cette croyance à la résurrection glorieuse de la chair et de l’esprit, que les sages n’avaient point découverte au fond de leur raison. Ces deux doctrines, dont l’une sacrifiait le ciel à la terre, l’autre la terre au ciel, étaient nécessairement ennemies. Dans l’annonce du règne de Dieu, attendu par les fidèles, Marc-Aurèle voyait, en outre, une menace pour l’empire, et dans la prophétie de la sibylle sur la prochaine destruction de Rome, une impiété sacrilège[125]. Enfin, s’il rejetait les scandaleuses histoires de l’Olympe, il observait religieusement les rites en l’honneur de ces dieux que son esprit avait épurés et doctrinalement rattachés à la cause première. Il n’était donc pas, comme Hadrien, un sceptique, par conséquent un tolérant ; la philosophie avait fait de lui un païen d’une espèce particulière, un païen qui restait convaincu et très dévot[126] ; de plus, il était prince, et le fond de sa morale étant la soumission absolue de l’individu aux lois de la raison, le fond de sa politique fut la soumission absolue du citoyen aux lois de l’État. Aussi, quand, aux premiers jours de son règne, la populace, affolée de terreur par la famine et les inondations, s’ameuta contre les fidèles et demanda leur supplice pour apaiser ses dieux, il laissa le préfet de Rome, Junius Rusticus, son ancien maître, appliquer les lois. Parmi les condamnés se trouva saint Justin, qui semble être allé au-devant du supplice par la généreuse véhémence de sa seconde Apologie[127]. Il n’y eut cependant pas de rescrit du prince, car Tertullien, qui vivait du temps de Marc-Aurèle, assure qu’il n’en promulgua point ; mais des victimes furent frappées par les édits particuliers de quelques gouverneurs, ce qui, au témoignage de saint Méliton, ne s’était jamais vu[128] : ainsi périrent deux évêques de l’Asie proconsulaire, à Smyrne et dans Laodicée. Vers la fin de ce règne, en 177, il y eut, à Lyon, une grande exécution causée par une émeute populaire. Eusèbe nous a conservé une lettre dans laquelle les chrétiens de cette ville racontent à leurs frères d’Asie les douleurs de la naissante Église. C’est donc un document contemporain où l’on voit en action les violences du peuple, la crédulité du juge et la foi ardente que donnait l’espérance de l’immortalité.

D’abord on nous chassa des bains, des places publiques et de tous les lieux ouverts aux citoyens ; puis nous eûmes à souffrir les outrages, les coups, les violences d’une multitude en fureur. Voilà le premier acte : la foule s’irrite contre des hommes qui, par le fait seul d’être chrétiens, insultent à tout ce qu’elle croit et à tout ce qu’elle aime, à sa religion et à ses plaisirs. La persécution commence par une émeute.

Le second acte est marqué par l’intervention de l’autorité. Chargé de maintenir la paix dans la ville, le magistrat rend les chrétiens responsables du désordre dont ils ont été l’occasion. Un tribun et ses soldats les mènent au forum ; sur leur aveu qu’ils sont chrétiens, les duumvirs leur appliquent la loi de Trajan : ils sont saisis et enfermés dans une prison, jusqu’au retour du gouverneur. Celui-ci, revenu, les interroge du haut de son tribunal, près duquel est accourue une foule que les soldats contiennent avec peine. Cependant la procédure est lente et les formes sont observées. L’aveu public de christianiser suffisait pour la condamnation, mais le juge a entendu parler d’autres crimes, il veut les connaître et ordonne une enquête.

Dans ce drame terrible et toujours le même des émeutes produites par la surexcitation populaire, l’excès de la crédulité égale l’audace du mensonge inconscient ; dans tous les temps et en tout pays, la passion, la peur, fournissent aux imaginations troublées des accusations qu’elles acceptent avec avidité. On fit venir les serviteurs païens des athlètes du Christ, à qui la crainte des tortures et les sollicitations des soldats firent avouer que nous commettions toutes les abominations. Lorsque ces calomnies furent répandues dans le public, on conçut une telle colère contre nous, que nos proches mêmes partagèrent la fureur du gouverneur, des soldats et du peuple.

Cependant un citoyen romain, riche et influent dans la ville, Vettius Epagathus, sortit de la foule et dit au gouverneur : Je demande à défendre ces hommes et je m’engage à prouver qu’ils n’ont commis aucun des crimes qu’on leur reproche. — Tu es donc chrétien toi-même, que tu veuilles prendre en main leur cause ?Je le suis. Aussitôt on le saisit et on le plaça parmi les accusés sous l’inculpation d’être l’avocat des chrétiens.

Plus de dix d’entre eux, vaincus par les menaces, renièrent leur foi et promirent de sacrifier aux dieux ; mais les autres confondirent les bourreaux par leur sérénité. Une jeune esclave, Blandine, faible et maladive, trouva des forces dans le supplice. Du matin au soir, on la tortura ; son corps ne formait qu’une plaie, ses os étaient comme brisés, ses articulations disjointes ; mais un seul cri s’échappait de sa poitrine : Je suis chrétienne ; on ne fait point de mal parmi nous ! L’exaltation de la foi rendait la chair insensible.

Les tourments étant inutiles, on chargea les victimes de chaînes, qui leur servaient d’ornement, comme les franges d’or à la robe d’une jeune mariée, et on les jeta dans un cachot infect où beaucoup périrent. Pothin avait alors quatre-vingt-dix ans. Son âme, dit Eusèbe, n’habitait plus son corps que pour rendre un dernier témoignage au triomphe du Christ. Quel est le Dieu des chrétiens ? lui demanda le juge. — Tu le connaîtras quand tu en seras digne, répondit-il. On le mena à la prison au milieu des insultes de la foule ; il y mourut le troisième jour.

Quatre des captifs furent d’abord condamnés : Attale, comme citoyen, à avoir la tête tranchée ; Sanctus et Maturus, comme provinciaux, Blandine, comme esclave, à être jetés aux bêtes. La lettre des fidèles de Lyon exprime avec une grâce naïve ce mélange de toutes les conditions. Les martyrs offraient à Dieu une couronne nuancée de diverses couleurs, où toutes sortes de fleurs brillaient assorties. On avait décrété tout exprès un jour de fête pour leur exécution. La veille, les condamnés firent en public leur dernier souper, et le lendemain ceux qui étaient destinés aux bêtes furent amenés dans l’arène. Attale, qui ne pouvait être exécuté sans un ordre de l’empereur, avait été retenu dans la prison. Lorsque la foule vit qu’il manquait à ses plaisirs, elle le demanda à grands cris. On l’amena, et il fit le tour de l’amphithéâtre avec cet écriteau sur la poitrine : Voici Attale le chrétien. La foule rugissait de férocité ; elle se dédommagea sur les autres martyrs. Des bêtes les eussent tués d’un coup de dent. On ne fit pas venir les bêtes, mais ce fut à qui imaginerait une torture nouvelle, un supplice oublié. Des cris partis de tous les bancs de l’amphithéâtre excitaient les bourreaux. Maintenant les coins, les tenailles, les lames de cuivre ardentes ; déchire, mais ne tue pas ! Quand il n’y eut plus sur ces pauvres corps une place où la torture n’eût passé, on les mit sur une chaise de fer rougie au feu, puis un coup d’épée leur ôta le dernier reste de vie. Blandine avait tout vu, attachée nue à un poteau au milieu de l’amphithéâtre ; on lâcha les bêtes contre elle, mais elles ne la touchèrent pas, et le peuple, lassé, remit sa mort à une autre fête. Ce jour-là il n’y eut pas de gladiateurs, les combattants du Christ avaient assouvi les joies féroces de la multitude.

La persécution porta aussitôt ses fruits ; les autres captifs se sentirent affermis, et les apostats revinrent, à leur foi, appelant les supplices pour prouver la sincérité de leur retour : Les membres vivants de l’Église avaient ressuscité les membres morts. Marc-Aurèle, consulté au sujet des accusés qui étaient citoyens, avait répondu qu’il fallait suivre la loi : décapiter ceux qui persisteraient, renvoyer ceux qui nieraient. Lyon allait célébrer, le 1er août, la fête de toute la Gaule ; on reprit le procès et on le fit marcher rapidement ; il fallait être prêt pour les jeux.

C’est l’honneur de la nature humaine que l’injustice la révolte, l’exalte et fasse naître cette contagion du dévouement qui a donné des martyrs à toutes les grandes causes, parfois à de mauvaises. Pendant les nouveaux interrogatoires, un homme qui se trouvait parmi les spectateurs fut touché du courage des victimes et leur montra une pitié dont la foule s’irrita. On le dénonce aussitôt au gouverneur. Qui es-tu ? lui demande celui-ci. — Chrétien, répond-il, et il va s’asseoir au milieu des martyrs. Le jour des fêtes arriva. Dix-huit confesseurs avaient déjà succombé à leurs souffrances dans la prison ; deux avaient péri dans l’amphithéâtre ; vingt-huit restaient réservés à la mort, les uns par le fer comme étant citoyens, les autres par les bêtes.

Deux Grecs, venus de bien loin pour trouver la commune patrie, inaugurèrent les jeux : Attale de Pergame et Alexandre de Phrygie. Ils passèrent par toutes les tortures accoutumées : Attale, sur la chaise ardente, montrant la fumée de sa chair brûlée, qui se répandait sur l’amphithéâtre, dit seulement : En vérité, c’est manger des hommes que de faire ce que vous faites ; mais nous, nous n’en mangeons pas. Manger des enfants ! Voilà l’accusation qui avait provoqué l’émeute, par suite le procès et les supplices[129].

Blandine et Ponticus avaient assisté dans une loge au sinistre spectacle. On les réservait pour le dernier jour des fêtes. Quand on les amena, la foule eut un moment de pitié. Ils étaient si jeunes ! Ponticus avait à peine quinze ans. Jurez par les dieux, leur crièrent mille voix. Blandine raffermit le courage de son compagnon, et il souffrit tous les tourments jusqu’à ce qu’il rendît l’esprit. Pour elle, elle allait à la mort comme si elle fût allée à un festin de noces. On épuisa tout contre elle. Après les coups de fouet, les morsures des bêtes, la chaise ardente ; elle fut enveloppée dans un filet, et on lança sur elle un taureau furieux. Ainsi, dit Eusèbe, la bienheureuse Blandine partit la dernière, pareille à une mère courageuse qui, après avoir soutenu ses enfants pendant le combat, les envoie en avant vers le roi, pour lui annoncer la victoire. Quel renversement d’idées ! Quelle révolution dans les relations sociales ! Lyon, chrétien, allait vénérer et mettre à la place d’honneur la pauvre esclave que la vieille société méprisait et tenait sous ses pieds.

Les autres condamnés étaient tous Romains : douze hommes et autant de femmes. Ce dernier chiffre montre avec quel succès la foi nouvelle avait parlé au cœur de celles que Dieu a faites pour aimer. On les avait décapités près de l’autel d’Auguste. Leurs corps furent donnés aux chiens ou brûlés et les cendres jetées dans le Rhône. On voulait qu’il ne restât pas d’eux un débris, afin de ruiner, par ce complet anéantissement du corps, l’espérance de la résurrection de la chair. Voyons maintenant, disaient les païens, s’ils ressusciteront[130].

Cette exécution retentissante excita le zèle païen de quelques gouverneurs, celui surtout du proconsul d’Afrique, qui envoya au supplice Namphamo et ses compagnons, les premiers martyrs africains. On peut regarder aussi les Scillitains mis à mort le 17 juillet 180 comme des victimes de la détestable politique inaugurée par Marc-Aurèle[131].

Quand l’Église triomphante se fut attribué la décision souveraine de ce qu’il faut croire et de ce qu’il faut faire, elle envoya, à son tour, des victimes au supplice. Trajan et Marc-Aurèle frappaient des hommes qui refusaient d’obéir à certaines lois de l’État ; les inquisiteurs brûlèrent des gens qui ne pensaient pas comme eux sur les choses du ciel. Les premiers croyaient défendre la société ; les seconds croyaient défendre la religion ; les uns et les autres se trompaient. D’un rude soldat comme Trajan l’erreur n’étonne pas ; elle surprend de la part de Marc-Aurèle, qui aurait dû comprendre que son devoir de philosophe et d’homme était de regarder Or au fond de ces doctrines pour les juger, et son devoir de prince de peser ces accusations pour les confondre. Mais il n’aimait ni les livres, ni les sciences, ni l’histoire, qui lui aurait donné une vertu qu’elle communique, la tolérance, et il ne se plaisait qu’à la spéculation pure[132], qui, comme un vin trop généreux, souvent enivre et aveugle. Toute faute politique traîne après elle son châtiment ; cette société qui riait aux souffrances des chrétiens est encore sous la malédiction de l’Église, qu’elle ne mérite pas en tout ; et les exécutions ordonnées ou permises par Marc-Aurèle ont laissé une tache sur le nom le plus pur de l’antiquité.

Il faut dire aussi que, séduite par cette pureté, l’histoire fait à cet empereur une place trop grande. Dans ce règne de dix-neuf ans, on ne trouve ni institutions nouvelles[133], ni bonne guerre, ni bonne paix ; seulement un grand livre. C’est assez pour le penseur, c’est trop peu pour le chef d’empire. Mettons-le donc au nombre des hommes à qui nous devons le plus de respect ; mais ne le mettons pas au rang des princes qui ont le mieux mérité de leur pays. Platon disait, et Marc-Aurèle répète avec lui : Heureux les peuples, si les philosophes étaient rois ou si les rois philosophaient ! A chacun son œuvre : le philosophe à l’école, et le prince aux affaires.

Je ne voudrais pas finir en paraissant jeter une ombre trop forte sur cette belle figure. Il est deux sortes de politiques : ceux qui se préoccupent surtout de l’utile et ceux qui songent davantage à l’honnête. Les uns mènent les hommes par leurs intérêts ; les autres essayent de les prendre et de les conduire par les sentiments élevés de leur nature. Ces derniers échouent souvent, mais ils s’honorent toujours. Marc-Aurèle était de ce nombre. Aussi lorsque, sur la place du Capitole, on contemple sa statue équestre, œuvre magnifique et vivante d’un artiste inconnu, on trouve juste que l’image du prince qui fut, par sa haute moralité, l’expression la plus pure de l’autorité impériale, soit restée seule intacte et debout au-dessus des ruines de la cité des Césars.

 

 

 

 



[1] Son premier nom était Titus Aurelius Fulvus Boionius Arrius Antoninus ; après son avènement il s’appela T. Ælius Hadrianus Antoninus Pius ; il était né le 19 septembre 86, dans la villa de Lanuvium. Pour les fastes consulaires de 138-147, voyez Lacour-Gayet., au premier volume des Mélanges de l’École française de Rome.

[2] Dès le temps de Tibère, cette ville avait le jus Latii, ce qui donnait le droit de cité romaine à ceux des habitants de Nîmes qui y avaient exercé une charge municipale.

[3] Homo castus et integer (Capitolin, Antonin, 1). Son aïeul paternel avait été préfet de la Ville. Arr. Antoninus était son aïeul maternel.

[4] Voyez le portrait que Marc-Aurèle a tracé de lui dans ses Pensées, I, 16, et la phrase : Καί τό περί τούς έρωτας τών μειραxίων, que de très savants hommes interprètent différemment ; ce qui n’est pas douteux, c’est qu’elle renferme un éloge pour Antonin.

[5] Dion, LXX, 3 ; Julien (les Césars, 9) : Fi le vétilleux ! il est homme à faucher le cumin, ou, comme nous dirions, à tondre un œuf.

[6] Ad indulgencias pronissimus fuit (Capitolin, Antonin, 10). Procuraloribus quos Hadrianus damnaverat in senatu indulgentias petit (ibid., 6).

[7] Neuf fois, durant son règne, les deux cent mille citoyens qui prenaient part aux distributions publiques reçurent chacun 3 à 400 sesterces (Eckhel, t. VII, p. 11-27), et de ce chef la dépense monta à 640 millions de sesterces (Chronogr., éd. Momms., p. 647). Malgré ces dons et les autres libéralités, malgré les dépenses de l’État, qui, pour l’armée seule, s’élevaient peut-être chaque année à 250 millions de francs, Antonin laissa un trésor de 2700 millions de sesterces ou de 5 à 600 millions de francs (Dion, LXXIII, 8) ; ce qui veut dire que la situation financière était excellente, puisque, durant les vingt-trois années de son règne, le budget impérial avait dû se solder annuellement par un excédant de recettes de 25 millions de francs. Pour la question des dépenses de l’armée, il faut augmenter ces chiffres pour l’époque Antonine où l’on comptait 30 légions au lieu de 25.

[8] Ainsi il acheva l’aqueduc commencé par Hadrien dans la nouvelle Athènes. (C. I. L., t. III, n° 519.)

[9] Quæ incredibili diligentia ad speciem optimi patrisfamilias exsequebatur (Aurelius Victor, Épitomé, 15).

[10] Liv. VIII, chap. 45.

[11] Capitolin, Antonin, 5 et 8.

[12] Ser. Scipio Salvidienus Orfitus avait été appelé à ce poste par Hadrien en remplacement de L. Catilius Severus.

[13] Voyez Borghesi, t. VIII, p. 395, note.

[14] Mulla de jure sanxit (Capitolin, Antonin, 12). Sur la législation d’Antonin, cf. Hœnel, Corpus Legum, p. 101.114. Lips., 1857.

[15] Pausanias, VIII, 43.

[16] Digeste, XIV, 2. 9 : Hoc idem dieus Augustus judicavit.

[17] Instit., I, 8, § 2.

[18] Pausanias, VIII, 45

[19] Une inscription du règne d’Antonin, entre 147 et 161, montre que Gérasa a consacré un propylon et un portique e pour le salut d’Antonin et de Marc-Aurèle. (Letronne, Inscr. d’Égypte, I, 218.)

[20] Rhetoribus et philosophis per omnes provincias et honores et salaria detulit (Capitolin, Antonin, 11).

[21] Zumpt, Usber den Bestand der philos. Schulen in Athen, p. 45.

[22] Digeste, XXVII, 1, 6, §§ 1 et 2.

[23] Vulcacius Gallicanus, Avid. Cass., 10.

[24] Pausanias, VIII, 43.

[25] Pausanias, VIII, 43. D’après les médailles (Cohen, Ant., n° 686 et 687) on peut rapporter cette guerre à l’année 139. On a pensé qu’il y eut deux expéditions en Libye : celle dont il vient d’être question, qui semble rappeler par la présence dans cette contrée des vexillaires de la légion Va Ferrata, habituellement cantonnée en Syrie, et qui en 145 sont occupés à tracer une route dans l’Aurès (Léon Renier, Inscr. d’Algérie, n° 4369) ; l’autre, vers 160, qui serait attestée par une médaille représentant l’empereur vêtu du paludamentum, l’Afrique prosternée devant lui et, derrière, une victoire tenant un trophée ; mais cette médaille est de Commode. Cf. Eckhel, t. VII, p. 26.

[26] Capitolin, Avid. Cass., 10.

[27] Pérégrines, 19.

[28] Les monnaies d’Alexandrie citées en preuve par Munter (Die Juden unter Hadrian, p. 98) ne mènent pas à une conclusion positive, et la guerre des Parthes, à l’aide de laquelle Gratz (Judische Cesch., IV, n° 20) essaye de se tirer d’embarras, n’eut lieu que trois ans avant la mort d’Antonin.

[29] Letronne (Recherches pour servir à l’histoire de l’Égypte, p. 250) met cette révolte dans les années 148 et 149. Cf. Malala, Chronogr., XI, p. 280, éd. Niebuhr, et Aristide, I, 350, éd. Dind. La mention du voyage d’Antonin en Orient, dont Capitolin ne parle poins, se trouve dans Malala, auteur de peu d’autorité, il est vrai, et qui a ramassé bien des fables, mais qui a peut-être pris ce fait dans la Chronique d’Antioche. Cf. Waddington, Chronol. du rhéteur Aristide.

[30] Voyez, dans Eckhel, t. III, p. 5 et 15 : dans Cohen, Anton., n° 758 et 759, les médailles avec la légende : Rex Quadis datus Armeniis, qui se placent entre 139 et 145. Le dernier de ces deux auteurs dit (Anton., p. 279) que la décadence de l’art commence à se faire sentir sous Antonin, dans les médailles, surtout dans celles d’argent.

[31] Aristide, I, 3, éd. Dind.

[32] Orelli, n° 844. Celte inscription est de l’an 143.

[33] Digeste, XLVIII, 8, 11 : Circumcidere Judæis filios suos tantum rescripto divi Pii permittitur ; is non ejusdem religionis qui hoc fecerit, castrantis pœna irrogatur ; or, cette peine était la mort. Medico qui exciderit, capitale erit, item ipsi qui se sponte excidendum præbuit.

[34] Orose, Hist. sac., II, 46 : Antonino Pio imperante, pax ecclesiis fuit. Cf. Eusèbe, Hist. eccl., IV, 13, 26 ; Tertullien, Apol., 5 ; Dion, LXX, 3.

[35] Cf. Epist. ad Rom., I, 21-24 ; ad Cor., I, I, 19 ; III, 18 ; ad Gal., I, II, 8.

[36] C’est dans l’Apologie II, § 8, que se trouve le nom de Musonius ; les autres sont dans la première, § 21.

[37] On place la rédaction de la première Apologie vers 150, celle de la seconde à la fin de 160 ou au commencement de 161.

[38] La date du martyre de saint Polycarpe a donné lieu à beaucoup de discussions. M. Waddington (Vie d’Aristide, p. 255) le met au 25 février 155. M. J. Réville (Revue de l’histoire des religions, t. III, p. 569) le reporte à l’année 166. Pour cette question de date, le doute subsiste ; mais il importe peu à l’histoire générale que Polycarpe soit mort sous Antonin ou sous Marc-Aurèle. Les empereurs sans doute n’en eurent jamais connaissance, et le jugement à porter sur eux n’en peut être modifié.

[39] Apol., I, 59 ; II, 12 ; Dial., 39, 110, 151.

[40] Carm. Sib., VIII, 70 et suiv. Cf. Renan, l’Église chrétienne, p. 533.

[41] Voyez Fronto (Epist., II, I, p. 128, et Principia hist., p. 206) :.... seditiosi, contumaces, apud signa infrequentes.... præsidiis vagi.... ac palantes, de meridie.... temulenti ; ne armatu quidem sustinendo adsueti, sed impatientia laboris armis singillatim omittendu in velitum atque funditorum modum seminudi.... ut ad primum Parthorum conspectum terga verterent....

[42] Pour le salut de l’empereur et de ses fils, et pour la prospérité de la colonie lyonnaise. (De Boissieu, Inscr. ant. de Lyon, p. 24.)

[43] De hujus uxore mulla dicta sunt ob nimiam libertatem et vivendi facilitatem quæ ille cum animi dolore compressit (Capitolin, Anton., 3). Je ne crois pas que ces paroles indiquent l’adultère de Faustine ; ce refoulement douloureux pouvait n’avoir pour cause qu’une certaine tenue, et non pas certains actes.

[44] Fronto, Epist. ad Ant. Pium, p. 165, Naber. Gyaros était une île déserte et un lieu de déportation.

[45] Il faut dire cependant que, suivant l’usage romain, il prit une concubine. (Capitolin, Anton., 8, Marc-Aurèle, Pensées, I, 17, et Orelli, n° 5466.) Julien, dans les Césars, 9, dit de lui : Homme modéré, sinon à l’endroit de Vénus.

[46] Il en reste la cella, dix colonnes en marbre cipollin, hautes de 16 mètres, avec un entablement et une frise en marbre de Paros sur laquelle était taillée en relief l’inscription Divæ Faustinæ. Les autres mots, Divo Antotino, ont été gravés en creux sur l’architrave après la mort d’Antonin. (Orelli, n° 868.) On achève de dégager ces belles ruines. — L’Itinéraire dit d’Antonin n’est ni de ce prince ni de son temps. Cet ouvrage fut sans doute l’œuvre anonyme et successive de l’administration romaine, une sorte de livre de poste officiel.

[47] On en a la preuve par des inscriptions de 140 (Capra Montana), de 150 (Urbino), et par des médailles des années 151, 160 et 161.

[48] La Ronda ou Sucubi dans la province de Grenade, près de Cordoue. Son nom était Marcus Annuis Verus ; après son adoption, il s’appela Ælius Aurelius Verus Cæsar ; après son avènement, Marcus Aurelius Antoninus Augustus.

[49] Lucilla descendait de Domitius Afer. Cf. Borghesi, Œuvres, III, 35.

[50] Ainsi le philosophe Junius Rusticus fut deux fois consul et préfet de Rome ; Fronton avait eu déjà les faisceaux.

[51] Epist. ad Marc., II, 9, et V, 59.

[52] Pensées, I, 7.

[53] Il écrit à Fronton : Verecundia officii res est imperiosa (Epist. ad M. Ant., de fer. Als.). C’est d’ailleurs la pensée constante du Τά είς έxυτόν.

[54] Fronton, Epist. ad Ver., liv. I et II ; Dion, LXXI, 1. Eutrope (VIII, 5), Sextus Rufus (20), ne relèvent aucun reproche contre lui, et, si ses lettres à Fronton (ad Verum imp., lib. II, Epist. 2, p. 129, édit. de Naber) sur la guerre Parthique montrent peu de modestie, elles prouvent aussi qu’il ne passa point tout le temps de la campagne dans les plaisirs.

[55] Probablement 20.000 sesterces ou 5.000 francs pour chaque prétorien ; mais beaucoup moins pour les légionnaires.

[56] On ne peut donner la date de tous ces mouvements.

[57] Le nouveau général semble pourtant s’être replié du rempart d’Antonin sur le vallum Hadriani, où l’on a trouvé une inscription à son nom (Orelli, n° 5869). Plus tard Marc-Aurèle fit passer cinq mille cinq cents cavaliers iazyges dans cette province. (Dion, LXXI, 14 et 16.)

[58] Cf. L. Renier, Mélanges d’épigraphie, p. 123.

[59] Dion, LXXI, 2.

[60] Il était originaire de Cyrrhus, et son père, le rhéteur Héliodoros, avait été, sous Hadrien et Antonin, préfet d’Égypte. Cf. Letronne, Inscr. d’Égypte, I, 129.

[61] Lucien (Sur la manière décrire l’histoire, 19-21 et 28-9) parle de plusieurs batailles.

[62] Letronne, Mém. de l’Acad. des inscr., t. X, p. 227. Houang-Ti, qui régna de 147 à 168, fut donc contemporain d’Antonin et de Marc-Aurèle.

[63] Capitolin, M. Antonin, 10.

[64] Omnia crimina minore supplicio.... puniret (Capitolin, M. Anton., 21) ; egregia ratione humanitatis (Digeste, XLVIII, 18, 1, § 27). Cela ne serait pas humain, dit-il ailleurs (ibid., XL, 5, 37).

[65] Tertullien, Apol., 5 ; Eusèbe, Hist. eccl., V, 5.

[66] .... Humanior senientia a prætore eligenda est. Hoc ex D. Marci rescripto colligi potest. Ce devint un principe des jurisconsultes qu’on retrouve dans les fragments de Paul, d’Ulpien, de Gaius, de Marcellus, etc. Digeste, XXVIII, 5, 84 ; XXXIV, 5, 10, § 1 ; L, 17, 56 : Semper in dubiis benigniora præferenda sunt, etc.

[67] Divus Hadrianus hœc rescripsit : in malefeciis voluntas spectatur, non exitus (Digeste, XLVIII, 8, 14. Cf. ibid., I, § 3 ; XLVIII, 19, 16, § 8 ; L, 17, 79, et Code, IX, 16, 1).

[68] Digeste, I, 18, fr. 14.

[69] Pensées, II, 3 et 11.

[70] Dans une inscription d’Ariminum (Orelli, n° 3177), le juridicus de la Flamine et de l’Ombrie est loué ob eximiam moderationem et in sterilitate annonæ laboriosam fidem et industriam ut et civibus annona superesset et vicinis civitatibus subveniretur ; même chose à Concordia. Les juridici n’étaient donc pas seulement des juges, mais au besoin des administrateurs, comme nos anciens parlements. Du reste, les Romains ne comprenaient pas ce que nous avons appelé la séparation des pouvoirs.

[71] Après Marc-Aurèle, la plupart des curateurs furent pris dans l’ordre équestre, ce qui prouve que leur nombre augmenta ; voyez, ci-dessous, au chapitre LXXXIII, § 2.

[72] Digeste, L, 1, 6.

[73] Cf. de Rossi, les Plans de Rome.

[74] Statuit ut omnes adulti curatores acciperent, non redditis causis (Capitolin, M. Anton., 10).

[75] C’est le sénatus-consulte Orphitien de l’année 178. (Instit., III, 4.)

[76] De alimentis publicis multa prudenter invenit (Capitolin, M. Anton., 11). Il promulgua, au sujet de l’institution alimentaire, un édit dont Fronton nous a conservé les premiers mots : Florere inlibatam juventutem, qu’il explique par le désir de voir les villes d’Italie se remplir d’une jeunesse nombreuse.

[77] Digeste, XVIII, 1, 42 :.... ut cum bestiis pugnarent.

[78] Ulpien, au Digeste, II, 4, 10, § 1.

[79] Digeste, XXXIV, 5, 20.

[80] Digeste, XL, 3, 1.

[81] Digeste, XLVII, 22, 1.

[82] Ex magna et justa causa (Paul, V, 6, § 15 ; Digeste, XXIV, 2, 4 ; Cod., V, 17, 5).

[83] Dion, LXXI, 32, et Digeste, XLVIII, 19, 8, § 1.

[84] Ut .... maxima hominum pars, militum omnes fere copia languore defecerint (Eutrope, VIII, 12).

[85] La principale préoccupation de Marc-Aurèle dans les traités qu’il conclut avec ces peuples fut d’établir une bonne police de la frontière, en interdisant à quelques-uns d’entre eux la fréquentation des marchés communs (Dion, LXXI, 11).

[86] Ainsi les Quades, les Marcomans et les Iazyges s’étaient alliés, car, dans les traités faits avec eux. Marc-Aurèle défendit aux Quades, placés entre les deux autres peuples, toute relation avec leurs voisins. (Dion, ibid.) Suivant Capitolin (chap. 22), tous les peuples, de l’Illyricum à la Gaude, s’entendirent.

[87] Capitolin, Pertinax, 2.

[88] Pausanias, X, 34.

[89] Capitolin, M. Anton., 23. Il y eut cependant des levées faites en Italie. (Wilmanns, 636.) C’est le seul exemple que l’on connaisse pour le deuxième siècle.

[90] Capitolin, M. Anton., 21.

[91] Dion ou Xiphilin le fait périr de poison, et, à les lire (LXXI, 2), on croirait volontiers que Marc-Aurèle s’était débarrassé de son collègue, ce qui est absurde. Marc-Aurèle lui reprocha seulement d’être remissior. Mais il ne fallait pas beaucoup de mollesse pour mériter de la part du sévère stoïcien une pareille épithète. (Capitolin, M. Anton., 9.)

[92] Hainburg, ou Petronell, aux environs d’Hainburg.

[93] Capitolin, M. Anton., 22.

[94] Dion, LXXI, 7.

[95] La legio XIIa Fulminata, cantonnée en Orient, n’a probablement jamais été dans le pays des Quades. Cf. Letronne, Inscr. d’Égypte, II, n° 525, et Noël des Vergers, Essai sur Marc-Aurèle, p. 90-93. Les fraudes pieuses commencèrent de bonne heure : on fit courir des lettres de Marc-Aurèle attribuant le salut de son armée aux prières des chrétiens. (Eusèbe, Hist. eccl., V, 5.)

[96] Le traité fut peut-être conclu en ce moment (175). Capitolin (M. Anton., 22) parle de Marcomans transportés en Italie et distribués sans doute comme colons aux propriétaires ; Dion (LXXI, 2), de Germains répartis dans les armées et les colonies ; ceux qu’on établit près de Ravenne essayèrent de s’emparer de cette ville pour la piller.

[97] Dion lui reproche, comme Cassius, d’avoir toléré des malversations, probablement par défaut de vigilance.

[98] Un de ses éditeurs, Niebuhr, dit de ses lettres : Pravum et putidum genus ! et le dernier, Naber : Verba venditat et voces, et præterea nihil....

[99] M. Waddington a trouvé dans le Haouran cinq inscriptions avec le nom d’Av. Cassius, et datées de 168, 169, 170 et 171. Or la durée des fonctions d’un légat dans les provinces consulaires étant de cinq ans, Cassius était, en 172, dans la dernière année de son commandement ; de là sa révolte. (Inscr. de Syrie, n° 2221. Voyez Borghesi, V, 437, n° 1.) Cependant, d’après une inscription du C. I. L., III, n° 13, Marc-Aurèle ne serait arrivé à Alexandrie qu’en 176.

[100] Vulcatius Gallicanus donne, dans la Vie d’Avidius Cassius, une lettre de Faustine, la réponse de Marc-Aurèle et un extrait du message de celui-ci au sénat pour arrêter les poursuites contre la famille et les complices de Cassius ; il ajoute que Commode, après la mort de son père, fit brûler vifs les enfants et les proches du rebelle. Tillemont (II, 641) croit que les lettres de Marc-Aurèle et de Faustine sur Cassius sont fausses.

[101] Dion, LXXI, 31.

[102] .... Ut se innocentem probaret (Capitolin, M. Anton., 27).

[103] Il avait pris, dès l’année 172, le titre de Germanicus. (Eckhel, t. VII, p. 75.)

[104] Dion, LXXI, 15-19. Les Iazyges obtinrent alors de commercer avec les Roxolans, à travers la Dacie, à condition de demander chaque fois l’autorisation du gouverneur de celle province. Capitolin dit qu’à raison de ces nombreuses guerres, Marc-Aurèle donna à des consulaires, magistrats supposés plus capables, des gouvernements confiés jusqu’alors à des prétoriens. Un préteur remplaça aussi le procurateur de la Rhétie et du Norique.

[105] A en croire Pausanias, qui écrivait sous Marc-Aurèle, ce prince aurait dompté Germains et Sarmates. C’est ce qu’on lit aussi dans l’inscription n° 861 du recueil d’Orelli. Hérodien, plus exact, se contente de dire : Il avait vaincu une partie de ces peuples et traité avec les autres ; le reste s’était réfugié dans ses forêts. Sa présence les y retenait et les empêchait de rien entreprendre.

[106] L. Vulcatius Gallicanus (Avid. Cass., 9) nous apprend que l’écrivain qui a été la source principale pour les Scriptores Hist. Aug., Marius Maximus, avait cherché à diffamer Faustine, infamari eam cupiens. Capitolin dit seulement (M. Anton., 23) : De amatis pantonimis ab uxore fuit sermo ; sed hæc omnia per epistolas suas purgavit.

[107] Cette ressemblance est attestée par Fronton. J’ai vu tes fils, écrit-il à l’empereur .... tam simili facie tibi ut nibil sit hoc simili similius (ad M. Anton., I, 5). Capitolin lui-même traite de fable populaire l’histoire de la naissance de Commode (tatem fabellam vulgari sermone contexunt) et celle des relations de Faustine avec Verus, qu’ensuite elle aurait empoisonné. Faustine avait en deux fils nés avant Commode, qui moururent jeunes, et quatre ou cinq filles, dont l’aînée, Annia Lucilla, épousa d’abord Verus, puis Pompeianus. Trois sœurs de Commode lui survécurent. (Lampride, Commode, 13 ; Hérodien, I, 12.)

[108] Le biographe d’Avidius Cassius nie cette complicité, que le bon sens repousse. Voyez la lettre qu’il cite de Faustine.

[109] Il écrivait à Fronton (V, 25) : Tous les matins, je prie les dieux pour Faustine. Pour honorer sa mémoire, novas puellas Faustinianas instituit. (Capitolin, M. Anton., 26.) Un bas-relief de la villa Albani représente Faustine au milieu de jeunes filles et leur donnant du blé que celles-ci reçoivent dans un pli de leur robe.

[110] Sur cette question, voyez un mémoire de M. Renan, aux Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1867, p. 205-215. Wieland a soutenu la même thèse avec une moins grande abondance de preuves, dans ses Sümmtliche Werke, t. XXIV, p. 378. Spon avait déjà inventé, il y a près de deux siècles, le genre faux, bruyamment retrouvé de nos jours, de faire l’histoire d’une personne d’après les traits de son visage, dans sa dissertation sur l’Utilité des médailles pour l’étude de la physionomie (Recherches curieuses d’antiquités, XXIVe dissert., p. 586 ; 1685). Il dit de Faustine la jeune : Abusant de la bonté de son mari, elle s’abandonna à une vie libertine. Sa physionomie fait assez connaître son penchant. Elle était jolie, avait l’œil fripon et la mine d’une étourdie dont la tête allait plus vite que les pieds. Elle a même l’air d’un oiseau, et particulièrement de ces oiseaux chanteurs qui ne s’occupent qu’à voler, chanter et badiner ; car cette petite tête, ces petits yeux, ce petit visage avancé, ce cou long, ont assez de rapport avec une linotte. Je ne serais pas étonné que de là vint cette phrase d’Ampère : Ses bustes ont toujours l’air de vouloir entrer en conversation avec le premier venu.... et sa tête un peu penchée semble écouter une conversation. Avec ces procédés, on fait peut-être de l’esprit, mais on ne fait pas de l’histoire.

[111] Voyez Tacite, Histoires, I, 16.

[112] Auguste, qui lui-même était fils adoptif de César, avait préparé l’avènement de son gendre, le grand Agrippa, aux dépens de ses petits-fils, et, en adoptant Tibère au détriment de son héritier légal, Agrippa Posthume, il avait forcé le fils de Livie d’adopter Germanicus, bien que Tibère eut lui-même un fils en âge d’homme. À son tour, Tibère laissa le pouvoir, non pas à son propre sang, mais à Caligula. Claude, par l’adoption de Néron, déshérita son fils Britannicus. Enfin l’adoption de Clodius (Cicéron, pro Domo, 15) prouve que, dès le temps de Cicéron, les anciennes conditions de l’adoption étaient, suivant les circonstances, observées ou laissées à l’écart.

[113] Marc-Aurèle, IV, 23.

[114] Epist., 44. ....Jure naturali omnes liberi nascuntur (Ulpien, au Digeste, I, 1, 4).

[115] Marc-Aurèle disait de la Nature : tout vient de toi, tout est par toi, tout rentre en toi (IV, 23).

[116] Digeste, I, 10, avec cette définition de la justice : Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi.

[117] Cujus merito quis nos sacerdotes appellet : justitiam namque colimus et boni et æqui notitiam profitemur (Ulpien, au Digeste, I, 1, § 1).

[118] Ces idées sont développées aux chapitres LXXXII, § 4, et LXXXVII, § 2.

[119] Saint Justin, dans sa première Apologie (15, 16), présentée à Antonin, avait cité plusieurs de ces sentences.

[120] Saint Nil et les solitaires du Sinaï. Saint Nil avait seulement substitué le nom de saint Pierre à celui de Socrate, supprimé une pensée sur l’amour et introduit l’idée de l’immortalité de l’âme, omise dans le Manuel. On le lisait encore au treizième siècle, dans des couvents de bénédictins.

[121] Lucien, l’Assemblée des dieux.

[122] Sur cette idée qui perçait partout, voyez Macrobe, Saturnales, I, XVII, 19 ; saint Augustin, Epist. 16, lettre de Maxime de Madaure, etc.

[123] Cf. Juvénal, Satires, X, 91-5 ; VI, 510-555, et Suétone, Tacite, passim. Marquardt, Handbuch der Röm. Alterth., t. IV, p. 99-150. Artémidore, sous Antonin, avait écrit un traité des songes, Oncirocrilicon, et Marc-Aurèle (I, 17) croyait avoir reçu durant son sommeil des révélations au sujet de remèdes qu’il avait ensuite employés.

[124] Apulée fut lui-même accusé de magie. Saint Justin nous apprend, en sa seconde Apologie, que les livres prophétiques d’Histaspe et des sibylles étaient défendus, et qu’on punissait de mort ceux qui en faisaient lecture. Les misères sur lesquelles s’appuyait l’accusation portée contre Apulée prouvent combien ces dangereux procès étaient facilement intentés. Ils ont dû faire beaucoup de victimes, pas autant toutefois que nos procès de sorcellerie. En deux ans (1527-28), dans la seule ville de Wurtzbourg, l’évêque fit brûler cent cinquante-huit prétendus sorciers.

[125] Cette prophétie avait couru sous Antonin. Cf. Alexandre, Orac. Sibyll., liv. VIII, v. 73 et suiv. Elle menaçait les trois empereurs (Antonin, Marc-Aurèle et Verus) du retour de Néron, ό φυγάς μητρσατόνος, c’est-à-dire de l’Antéchrist.

[126] Cf. Capitolin, M. Anton., 13, et Ammien Marcellin, XXV, IV, 17.

[127] M. Renan (l’Église chrétienne, p. 491) met la mort de Justin sous Antonin, mais avec hésitation. On ignore, dit-il, si ce fut dans les derniers mois d’Antonin ou dans les premiers de Marc-Aurèle.

[128] Il se trouve pourtant au Digeste, XLVIII, 19, 30, un rescrit de Marc-Aurèle qui condamne à la relégation dans une île ceux qui agitent les esprits par des pratiques superstitieuses. Ce rescrit était certainement applicable aux chrétiens. Je coudrais y voir un moyen fourni aux juges de prononcer contre eux une autre peine que la mort, et nous savons qu’un certain nombre de chrétiens furent en effet relégués en Sardaigne. Voyez, le règne de Commode. Quant au martyre de Polycarpe, sous Marc-Aurèle, nous avons suivi les calculs de M. Waddington.

[129] Fausse pour les chrétiens, l’accusation pouvait être vraie pour d’autres. Dans tous les temps, les trafiquants de sciences occultes prétendaient obtenir la faveur du diable, en lui sacrifiant les êtres les plus purs, c’est-à-dire des enfants : il fallait du sang d’enfant pour leurs opérations magiques. Cela se vit jusque sous Louis XIV : l’abbé Guibourg et la Voisin avouèrent eu avoir égorgé plusieurs. (Archives de la Bastille, t. VI.)

[130] La communauté chrétienne de Lyon devait être cependant peu nombreuse. Nous avons beaucoup d’inscriptions de cette ville, et celles qui se rapportent à des chrétiens n’apparaissent pas avant le quatrième siècle. Il en est de même à Nîmes.

[131] Cf. note de M. L. Renier aux Œuvres de Borghesi, t. VIII, p. 614.

[132] Cf. Pensées, I, 17.

[133] Jus autem magis vetus restituit quam novum instituit (Capitolin, M. Anton., 11).