HISTOIRE DES ROMAINS

 

DIXIÈME PÉRIODE. — LES ANTONINS (96-180). — LA PAIX ROMAINE.

CHAPITRE LXXX — HADRIEN (117-138).

 

 

I. — COMMENCEMENTS DU RÈGNE ; FORTIFICATION DES FRONTIÈRES.

Cousin et pupille de Trajan[1], Hadrien avait été élevé avec soin, selon les meilleures recettes de l’éducation du temps, peut-être à Athènes, où il prit un goût si vif pour la littérature de ce pays, qu’on l’appelait le petit Grec. On croit même qu’il eut Plutarque pour maître. Esprit curieux, il voulut tout connaître : la médecine et l’arithmétique, la géométrie et la musique, l’astrologie judiciaire et les mystères des initiations religieuses[2]. Il étudia toutes les philosophies, même celle d’Épictète, qu’il aima sans suivre ses conseils, et il fit des tableaux et des statues, des vers et de la prose ; mais il est probable que sa peinture valait sa poésie[3], dont il nous reste quelques échantillons. Ces études variées ne lui avaient pas donné, dans les lettres, un jugement sain ; il préférait Antimaque à Homère, Caton à Cicéron, Ennius à Virgile, quoiqu’il consultât, comme un oracle assuré, les sorts virgiliens ; et l’on pourrait craindre qu’ayant le goût faux en littérature, il n’eût pas l’esprit juste en politique, si l’on ne savait que les grands écrivains sont souvent de pauvres hommes d’État, et que Richelieu mettait Chapelain au-dessus de Corneille.

Tout le monde lui reproche, sans en donner de preuves bien sérieuses, sa vanité et sa jalousie à l’égard des hommes supérieurs : défauts avec lesquels un prince ne fait rien de bon, et l’on verra qu’Hadrien fit de grandes choses. Ce qui est plus sûr, c’est que ce lettré d’un goût douteux possédait toutes les qualités militaires qu’un prince peut utiliser dans la paix, car il n’eut point, comme empereur, à les montrer dans la guerre ; et il gouverna bien, puisque l’empire lui dut vingt et un ans de prospérité. De sa personne, il était grand et bien fait, avec l’air intelligent et doux. Comme François Ier, il commença la mode de laisser pousser sa barbe pour cacher des cicatrices qu’il avait au visage. Aussi, lorsque dans la galerie des bustes d’empereurs on a étudié cette physionomie originale qui ne paraît pas appartenir à la race des Césars, on s’attend bien à trouver dans son règne une histoire nouvelle. Sa tête penchée comme pour mieux entendre, ses yeux de marbre dont le regard est encore si pénétrant, ses lèvres à demi ouvertes qui semblent aspirer la vie, annoncent l’homme qui voulait que rien n’échappât à sa vigilance ou à sa curiosité. Les contemporains furent frappés comme nous de cette figure étrange ; et, pour exposer ses doctrines gnostiques, qui pénétraient alors dans beaucoup d’esprits et dans tous les cultes, l’auteur inconnu d’un livre longtemps fameux en Orient[4] imagina un entretien du prince qui désirait tout savoir avec le philosophe qui prétendait tout révéler.

Il monta un à un les degrés de la hiérarchie, fut vigintivir, tribun légionnaire, questeur (101), charge qui lui ouvrait le sénat, tribun du peuple, préteur, légat légionnaire, enfin consul quelques mois avant l’âge légal[5]. Il suivit Trajan dans toutes ses expéditions et s’y montra dur à la fatigue, brave au danger, mais, de plus, intrépide à table : ce qui était une autre manière de faire sa cour au prince[6]. Chargé du commandement des légions de Pannonie, il imposa aux Sarmates le respect de son nom, aux soldats celui de la discipline, aux agents du fisc la modération.

Trajan lui avait fait épouser Sabine, fille de Matidie et petite-fille de sa sœur Marciane : mariage qui rapprochait encore du pouvoir son pupille, devenu son neveu. Après quelques combats heureux dans la seconde guerre Dacique, il lui avait envoyé l’anneau orné de diamants que lui-même avait reçu de Nerva au moment de son adoption, et il le mettait en état de faire honneur aux charges dont il l’investissait : ses libéralités, par exemple, permirent à Hadrien de donner au peuple, durant sa préture, des jeux magnifiques. Enfin, se fiant à son talent d’écrivain autant qu’à son habileté politique, il le chargea de rédiger les discours impériaux prononcés devant le sénat et que Licinius Sura avait jusqu’alors composés. Ces faveurs étaient plus que des promesses. Un second consulat et le gouvernement de la Syrie fortifièrent les espérances d’Hadrien, qui, de plus, comptait sur l’impératrice, dont l’affection aida beaucoup à sa fortune, et, au dernier moment, la décida. On prétendit que Plotine avait arraché à l’empereur expirant l’adoption de son neveu ; d’autres croyaient même que cette adoption n’avait jamais été faite, et le père de l’historien Dion Cassius, qui fut gouverneur de la Cilicie sous Marc-Aurèle, racontait à son fils que les lettres adressées par Plotine au sénat, pour lui apprendre le choix du nouveau prince, étaient supposées. Un homme, disait-on, placé dans le lit de Trajan, avait, derrière les tentures et dans les ténèbres, murmuré d’une voix mourante qu’il adoptait Hadrien pour fils et pour successeur.

Les pauvres esprits auxquels nous avons affaire maintenant pour nous renseigner sur l’histoire de, ce temps se plaisent à chercher en de petites choses la cause des grands événements, qui d’ordinaire ne se trouve pas là. Aussi ce gouverneur, qui en savait si long sur une intrigue nécessairement très secrète, me semble avoir ramassé, un demi-siècle après l’événement, dans les on-dit d’une province écartée, un conte fait pour les amis toujours nombreux des aventures merveilleuses. Mais ce récit, comme tant d’autres qu’on fit courir par un système de médisance dont nous apprécierons les motifs, ne peut prévaloir contre la vraisemblance. Trajan a dû léguer l’empire à celui que, dans ses entretiens intimes, il désignait pour son successeur. Il s’en était ouvert au confident de toutes ses pensées, à Licinius Sura, qui répéta la confidence, et, pour faciliter à son neveu l’accès du principat, il avait d’avance disgracié ceux qui auraient pu lui faire obstacle, entre autres deux sénateurs, Palma et Celsus, qu’on va bientôt voir conspirer contre le nouvel empereur. Depuis la mort de Sura, Hadrien était l’homme de l’empire qui tenait de plus près à Trajan par le sang, par les honneurs dont il avait été revêtu, par les pouvoirs qui venaient encore de lui être conférés, avec le commandement de l’armée la plus nombreuse et de la province la plus importante. Choisir un autre successeur après avoir éveillé tant d’espérances et remis tant de forces aux mains de l’intéressé, c’eût été décider la guerre civile, et l’on n’a pas le droit d’imputer cette faute à Trajan. Si l’acte d’adoption écrit à Sélinonte n’avait pas été fait à Antioche, c’est qu’il répugnait à Trajan, tant qu’il n’avait pas désespéré de ses forces, de paraître avoir besoin, comme Nerva, d’un collègue plus jeune pour apaiser les séditions ; d’ailleurs, désireux jusqu’au dernier moment de ménager le sénat, il avait voulu ne proclamer son héritier qu’au sein de cette assemblée, où il se rendait lorsque la mort l’arrêta. Quant à l’idée que, en négligeant de désigner son héritier, Trajan s’était promis d’imiter Alexandre, sans avoir comme lui pour excuse la jeunesse qui permettait au héros macédonien les longs espoirs, c’est une autre puérilité qu’on ne saurait prêter à un aussi ferme esprit[7]. Le retard à régler la succession impériale n’en fut pas moins un malheur, car la redoutable conjuration qui menaça Hadrien dès l’année 119 eut pour cause la façon dont il parut s’être glissé au pouvoir, dans l’ombre et par la main d’une femme, au lieu d’y entrer la tête haute, présenté par le glorieux empereur au sénat, au peuple, à l’armée.

Hadrien apprit à Antioche la mort de son oncle par une dépêche qui précéda de deux jours l’arrivée du courrier officiel : chose qui se comprend sans qu’il y ait besoin de supposer un mystère (9 et 11 août 117). Il eut donc le temps de tout préparer pour un succès, d’ailleurs certain. Son procédé l’ut très simple : aux soldats, il promit un double donativum[8] ; aux sénateurs, il écrivit la lettre la plus modeste. Les uns n’étaient pas plus capables de résister à l’argent que les autres à de belles paroles soutenues de sept légions : chacun avait sa part, et se tint pour satisfait.

Hadrien avait longtemps vécu dans les camps. Allait-il continuer le règne belliqueux de son prédécesseur ? Il n’en fut rien : Auguste succéda encore une fois à César, le génie de l’administration à celui des conquêtes. Tandis, en effet, que l’urne d’or qui contenait les restes du héros était solennellement portée à Rome et que le sénat votait au prince mort l’apothéose, un temple et des jeux Parthiques, Hadrien abandonnait les pays que Trajan avait cru conquérir en les traversant. Des quatre provinces récemment formées en Orient : Arménie, Mésopotamie ; Assyrie, Arabie, il n’en garda qu’une, la dernière, parce qu’elle était hors de l’atteinte des Parthes. C’était sagesse de ramener les aigles romaines en arrière de l’Euphrate et de reprendre, de ce côté, l’ancienne frontière ; mais ce fut une faute de renoncer à faire de l’Arménie l’inexpugnable rempart que ce pays, aux mains de Rome, aurait été pour les provinces orientales[9]. L’Arménie rentra dans la dépendance incertaine où elle avait toujours été à l’égard des deux empires qui l’enveloppaient.

On a accusé Hadrien d’avoir cherché, par cette conduite, à ternir la gloire de son prédécesseur : cependant on était si bien convaincu de l’inanité des dernières expéditions, que pas un murmure ne s’éleva contre la nouvelle politique ; et lorsqu’il rentra dans Rome, au milieu de l’année 148, il y fut reçu avec les acclamations accoutumées. Le sénat voulait même qu’il célébrât en son nom le triomphe voté pour son prédécesseur. Il se refusa à cette double injustice, et l’on porta triomphalement la statue de Trajan au temple de Jupiter ; c’était déjà trop, puisqu’il n’y avait point eu dans la guerre Parthique de succès durables. Quant à l’insurrection juive, en Chypre, aux bords du Nil et à Cyrène, Hadrien en avait étouffé les derniers restes ; mais ce succès n’était qu’une grande mesure de police : la répression d’émeutes qui, sur les lieux, paraissaient formidables et dont, à Rome, on ne parlait même pas.

Les soldats avaient reçu leur donativum, le peuple eut le sien d’abord trois pièces d’or (75 fr.), et après la conjuration de Nigrinus un double congiaire. L’Italie fut dispensée de fournir l’or coronaire ; les provinces n’en donnèrent qu’une partie, et le Trésor fit remise des arrérages qui lui étaient dus depuis seize années[10].

A l’égard des sénateurs, Hadrien tint la même conduite que Nerva et Trajan ; il assistait régulièrement à leurs séances, et, à la curie, au palais, s en toute circonstance, il leur prodiguait les marques extérieures de considération. Il avait renouvelé le serment de ne point en condamner un seul à mort ; il compléta le cens sénatorial à tous ceux qui l’avaient perdu sans qu’il y eût de leur faute, et défendit qu’un membre de la haute assemblée comparût devant des juges qui ne seraient point de son ordre. Un jour qu’il aperçut un de ses esclaves se promenant entre deux sénateurs, il envoya quelqu’un lui donner un soufflet pour lui apprendre à marquer la distance qu’il y avait de lui à ceux qui pouvaient devenir ses maîtres. Lorsqu’il recevait les sénateurs, il se tenait debout, se souvenant que César avait donné des complices à ses assassins en ne daignant pas se lever devant le sénat. Il admit les plus distingués d’entre eux parmi ceux qu’on appelait alors les amis ou les compagnons du prince, et que l’on désignera plus tard par le titre de comtes ; il en honora plusieurs de deux, même de trois consulats ; il renvoya à la curie, au lieu de les traiter dans son conseil privé, les plus importantes affaires, et défendit d’en appeler à l’empereur d’un jugement du sénat[11] : décision très flatteuse pour les Pères et sans danger pour le prince, qui n’avait pas à craindre que la curie rendit jamais une sentence contraire à son avis. En signe de cette parfaite union entre les deux pouvoirs, Hadrien faisait frapper des médailles où l’on voyait Rome contemplant le Génie du sénat et, le prince qui se donnaient la main[12] ; d’autres avaient la légende : Libertas publica, avec l’image de la Liberté portant le sceptre et le bonnet phrygien. L’imperator se dissimulait derrière le princeps senatus, et ces dehors républicains étaient confirmés par des déclarations républicaines : Je veux, répétait-il souvent, gouverner la république de façon qu’on reconnaisse qu’elle est le patrimoine du peuple et non le mien[13]. Il parlait ainsi, sans persuader à personne qu’il n’était point le maître ; le consulaire Fronton, l’ami de Marc-Aurèle, avouait plus tard qu’il avait toujours eu grande peur d’Hadrien ; mais personne ne demandait qu’il en fut autrement, tout le monde étant d’accord pour se contenter de paroles.

Il aimait à rendre la justice, et, pour les cas ordinaires, il remplissait en tous lieux et en tout temps, comme nos anciens rais, sa fonction de justicier, assis sur son tribunal, le public admis alentour. Une femme l’arrête un jour dans la rue et veut lui soumettre une affaire. Il refuse de l’entendre et la renvoie : Pourquoi es-tu empereur ? lui demande-t-elle ; aussitôt il l’écoute. Pour l’instruction et le jugement des causes graves, il s’entourait des magistrats les plus élevés en dignité, de sénateurs du premier rang et des plus célèbres jurisconsultes, qu’il demandait au sénat l’autorisation d’adjoindre à sa cour de justice[14] : demande qui était encore un hommage rendu à l’ordre amplissime. Aussi, à la première conspiration qui se forma, les Pères montrèrent leur zèle à défendre l’ami du sénat.

Le complot était dangereux, car il avait pour chefs quatre consulaires, personnages considérables dans l’armée ou à Rome. Pourquoi ce complot s’était-il si vite formé ? Au lendemain de son avènement, Trajan avait un panégyriste, comme s’il eût accompli déjà beaucoup de choses mémorables ; à peine arrivé à Rome, son héritier y trouva des assassins. C’est qu’Hadrien, tenu par son oncle dans une demi obscurité qui s’augmentait de tout l’éclat jeté par la grande figure du conquérant de la Dacie, n’était encore connu que pour un esprit élégant ; et, depuis son avènement, il n’avait eu ni le temps ni l’occasion de montrer l’énergie qui commande l’obéissance ou la résignation. Trajan, vieux général renommé, avait dès le commencement de son règne inspiré à la fois le respect et la crainte ; son successeur, au début, n’imposait pas ; il ne manquait pas de gens pour dire que l’élu de Plotine ne méritait point la place où la ruse l’avait fait monter, et les chefs militaires qui avaient traversé les Carpates ou franchi le Tigre dédaignaient le petit Grec farci de toutes les sciences de l’école, dont le premier acte de gouvernement avait été l’abandon de leurs dernières conquêtes. La conspiration doit avoir été la réaction de l’esprit militaire du dernier règne contre l’esprit civil du règne nouveau. Deux généraux destitués, Cornelius Palma, le vainqueur des Arabes, et Lusius Quietus, le meilleur capitaine de l’armée d’Orient, furent l’âme du complot. Le premier, qui était de vieille date ennemi d’Hadrien, avait été disgracié par Trajan ; le second, Maure d’origine, esprit inquiet et violent, s’était fait chasser de l’armée[15], mais avait reconquis par d’importants services dans les guerres de Dacie et d’Orient la faveur de Trajan. Il reçut de ce prince le titre de préteur, les faisceaux consulaires, et, au moment de la révolte des Juifs d’Égypte, le gouvernement de la Palestine, sans doute avec celui d’Arabie, pour empêcher la rébellion de gagner les provinces orientales[16]. Hadrien, qui redoutait sa turbulence et son ambition, l’avait d’abord relégué dans l’obscur gouvernement de la Maurétanie, puis révoqué à la suite de nouvelles intrigues qui avaient agité cette province.

Lusius et Palma, vieillis dans les commandements, n’avaient pas, quoique consulaires, leurs habitudes à Rome. Ils avaient donc besoin, pour agir dans la ville, de s’adjoindre des hommes qui y fussent influents : deux autres consulaires, Publilius Celsus et Avidius Nigrinus, s’associèrent à leurs desseins. Nous ne savons rien du premier, si ce n’est qu’il avait obtenu pour la seconde fois le consulat en 113, avant le second consulat d’Hadrien. Quant à Nigrinus, il devait être fort en vue, quoique jeune encore, car Trajan lui avait donné en Achaïe une de ces missions extraordinaires[17] qui n’étaient confiées qu’à d’importants personnages, et Spartien, qui écrivait la biographie d’Hadrien avec les Mémoires de cet empereur sous les yeux, assure que le nouveau prince, dont le mariage était resté stérile, avait songé à ce personnage pour la succession à l’empire[18]. Mais Hadrien n’avait que quarante-trois ans ; sa santé était bonne ; l’attente eût donc été longue. Nigrinus, que Spartien appelle un dangereux intrigant, insidiator, aura pensé qu’il ferait plus vite ses affaires par une conjuration.

A ces quatre consulaires se joignirent beaucoup d’individus[19] incapables de résister à la tentation de machiner dans l’ombre quelque belle entreprise de meurtre et de révolution. Leurs pères n’avaient cessé d’agir ainsi sous les Flaviens, surtout sous les Jules, et quelques-uns d’entre eux étaient encore, au temps de Nerva et de Trajan, restés fidèles à cette tradition de l’assassinat. Chaque époque a sa maladie morale qui provient des institutions ou de l’état social : à nos chevaliers du moyen âge, il fallait des guerres privées ; aux nobles de Henri IV et de Louis XIII, des duels, comme il faut aux agitateurs modernes des émeutes. Pour les oisifs du sénat romain, la grande distraction et la plus sérieuse affaire était un complot. On convint de tuer Hadrien, soit pendant un des sacrifices que sa dignité lui imposait, soit à une de ses chasses qu’il aimait à prolonger jusque dans les endroits dangereux.

L’empereur venait d’être appelé sûr le Danube par un mouvement des Barbares. Les conjurés furent donc obligés d’attendre son retour, mais des paroles imprudentes mirent sur la trace de la conjuration. Le sénat instruisit rapidement le procès, et, sachant bien que dans un État despotique tout compétiteur est un condamné à mort, il rendit à l’empereur le service de faire exécuter les coupables, sans lui demander des ordres. Après son retour précipité, le prince se plaignit d’une justice si prompte, en déclarant qu’il aurait fait grâce, au moins de la vie. On peut soupçonner la sincérité de ces paroles dites après l’exécution ; cependant lorsqu’on voit Hadrien changer, peu de temps après, les deux préfets du prétoire qui avaient poussé le sénat aux résolutions extrêmes, et plus tard choisir pour fils adoptif le gendre d’une des victimes, on est porté à croire, avec Marc Aurèle, que les Pères mirent trop de hâte à témoigner de leur fidélité. Hadrien oublia, raconte son biographe, ceux qu’il avait eus pour ennemis avant de devenir le maître. — Te voilà sauvé ! avait-il dit à l’un d’eux le jour de son avènement ; et pressé par son ancien tuteur, Cœlius Attianus, de se débarrasser de gens très justement suspects, notamment du préfet de la ville, le plus important personnage de Rome, il s’y était refusé[20]. Toute son histoire montrera qu’il n’avait pas le goût du sang.

Ainsi, dès les premiers mois de son règne, Hadrien avait renouvelé et affermi l’alliance de Nerva et de Trajan avec l’aristocratie sénatoriale. Cependant il conserva contre elle certaines défiances, que la récente conjuration n’était point faite pour diminuer, et il garda toujours présent à l’esprit le souvenir de Domitien et de la misérable existence passée par ce prince, à Rome, au milieu des terreurs et des périls[21]. Au lieu de rester enfermé dans la capitale, avec ses affranchis, dont la principale étude était de corrompre leur maître pour profiter de ses vices[22], et en face du sénat, auquel il n’était pas prudent de montrer de trop près et trop longtemps le souverain, quand le prince entendait l’être, Hadrien vécut partout, excepté à Rome. Ce n’est point qu’il comptât borner ses soins à garantir sa sécurité personnelle. Au contraire, nous trouvons en lui le prince qui a compris mieux qu’aucun des empereurs romains tous les devoirs de sa charge. S’il m’arrive malheur, je te recommande les provinces, avait dit Trajan au jurisconsulte Priscus qu’il jugeait digne de l’empire. Hadrien n’oublia jamais ce mot, et puisque, en tout, sa volonté était souveraine, il pensa qu’il devait tout voir, avant de tout décider. Son règne n’est, à vrai dire, qu’un long voyage à travers les provinces, dont il voulut connaître les besoins en les étudiant sur place, et les fonctionnaires, en les voyant au milieu de leurs fonctions, afin d’éviter les erreurs, les oublis, les injustices que causait le voile épais de la cour et du monde officiel s’interposant, à Rome, entre l’empereur et l’empire. Avec cette manière de vivre, il déjouait les intrigues qui rte pouvaient le suivre partout, et, en même temps, il s’assurait de la fidélité des légions, qu’il visita tour à tour ; de sorte qu’il trouvait doublement son compte à bien faire son métier d’empereur.

La chronologie de ces voyages est difficile à établir[23], et nous avons sur chacun d’eux très peu de renseignements, bien que Hadrien y ait employé les deux tiers de son règne, treize ou quatorze ans sur vingt et un. Avant d’exposer son administration intérieure, en le suivant, dans les provinces, pour y recueillir le maigre butin de faits particuliers il chaque pays que nous fourniront les médailles, les inscriptions ou les histoires[24], allons, comme lui, d’abord sur la frontière et voyons de quelle façon il entendait pratiquer la politique de paix, dont il avait fait, dès les premiers jours de son règne, la règle de son gouvernement.

Cette politique usa de deux moyens : au delà de la frontière, le régime des subsides, auquel fut donnée une large extension, afin de retenir les Barbares chez eux ; sur la frontière même, une puissante défensive, constituée par d’immenses travaux de fortification et par l’établissement dans les armées de la plus sévère discipline.

L’usage des subsides inauguré par Auguste, continué par ses successeurs, mais au hasard des circonstances, devint pour Hadrien un principe de gouvernement, dont malheureusement l’application se laisse deviner plutôt qu’elle ne se révèle par des faits nombreux. On a vu qu’au lieu d’aventurer ses forces au cœur de l’Asie, il les avait repliées sur la frontière que la nature elle-même avait marquée en arrière du grand désert de Syrie ; il fera de même en Bretagne, afin, dit son biographe, de ne rien garder d’inutile. Puis, sa frontière nettement tracée et les enchevêtrements de limites, qui auraient produit des contacts dangereux, soigneusement évités, il agit au delà par la persuasion, les conseils, lés présents, pour établir de bons rapports entre les Barbares et l’empire. Il pensionna un roi des Roxolans et bien d’autres, car on lit dans Spartien qu’il s’attacha tous les rois par ses libéralités[25] : parole que Dion et Aurelius Victor répètent et qu’Arrien confirme[26]. Au prince des Ibériens, raconte le premier, il envoya un éléphant, une cohorte de cinq cents hommes armés et de riches cadeaux. Quand il passait au voisinage des Barbares, il invitait leurs chefs à se rendre près de lui, et il échangeait avec eux des présents, en ayant soin que les siens lussent digues de la main qui les offrait. Aussi, lorsque Spartien nous dit qu’il donna un roi à des Germains, nous pouvons être assurés que ce chef revint au milieu des siens ; suivi de conseillers qui devaient le maintenir dans la fidélité à l’empire, et avec les moyens d’apaiser la turbulence guerrière de son peuple. Du côté de la mer Noire, Arrien nomme six rois qui tenaient d’Hadrien leur pouvoir[27].

Si nous connaissions mieux la diplomatie de ce prince, nous le verrions certainement exercer sur les peuples établis le long de ses frontières une action multiple et continue, avec de l’or, du commerce, peut-être des intrigues, c’est-à-dire en essayant de lier à l’empire, par les intérêts, cette première barbarie, qui aurait, servi de rempart contre la barbarie plus dangereuse échelonnée derrière elle.

Cette politique, qui prévenait les difficultés extérieures, est, celle dont les Arnéricains, lés Anglais et les Russes ont, de nos jours, tiré tant d’avantages sans y voir de la honte, comme on a voulu en mettre dans la conduite des empereurs romains[28]. Plus tard, ce moyen de défense deviendra fatal en irritant les appétits des Barbares, que l’empire ne sera plus en état de contenir ; mais, au temps d’Hadrien, il était habile et sage, parce que derrière cette modération se trouvait la force. Dion Cassius n’est pas un grand esprit, mais, mêlé, comme consul, aux grandes affaires, il a compris ce système : Il combla, dit-il, les rois de ses largesses ; les étrangers ne tentèrent aucun mouvement contre lui, parce qu’il ne les inquiéta jamais, et aussi parce qu’ils connaissaient bien la puissance de ses préparatifs. Beaucoup même se laissèrent gagner au point de le prendre pour arbitre dans leurs différends.

Toute l’histoire extérieure de l’empire pendant ce règne est dans ces mots : Rome eut alors la paix : non la paix lâche et sans prévoyance qui accepte la honte ou prépare les désastres, mais la paix active : et résolue qui ne craint pas la guerre, parce qu’elle a organisé de grandes forces toujours prêtes. Sous Hadrien l’empire eut l’aspect d’un soldat au repos sous les armes, mais les tenant d’une main virile.

On sait. que l’armée romaine n’avait point de garnisons à l’intérieur. Le plus grand général de l’époque impériale, Trajan, avait formulé le principe d’une bonne administration de la guerre : N’éloignez pas le soldat des enseignes ; les petites garnisons détruisent l’esprit militaire. Toute l’armée était donc retenue à demeure au voisinage de la frontière. Elle couvrait l’intérieur de l’empire et n’y résidait pas. En arrière, elle défendait la civilisation qui, à l’abri de cette protection, poursuivait paisiblement son œuvre ; en avant, elle contenait la barbarie et les flots agités de cette mer toujours menaçante. La vie était pour elle rude et austère, car ses campements s’élevaient dans des solitudes brûlantes ou glacées, au milieu de marais qu’elle desséchait, de forêts on elle ouvrait des routes, de plaines incultes qu’elle rendait fécondes ; et comma le Barbare était à deux pas, guettant toute occasion de meurtre et de pillage, il fallait avoir la main au glaive en même temps qu’à la cognée, et l’œil partout.

Cependant, avec le temps et la sécurité croissante, la mollesse s’était glissée dans les camps. Une foule d’industriels étaient venus s’établir à l’ombre du rempart pour exploiter les besoins et les vices du soldat, l’élégance et le luxe des chefs. Auguste avait réservé aux fils des sénateurs et des chevaliers les grades de tribun et de préfet. Ces jeunes élégants, condamnés à passer cinq années au camp, avant d’arriver aux charges civiles et aux honneurs, y avaient porté leurs habitudes, et les castra stativa étaient peu à peu devenus des villes où se trouvaient tous les agréments des cités.

Hadrien fut sans pitié pour cette mollesse. Il fit détruire, dit son biographe, les grottes artificielles et les portiques construits pour abriter contre la pluie ou la chaleur du jour, les salles de festin et les maisons de plaisance où l’on oubliait les rudes devoirs du service. Il chassa les mimes, les baladins, tous les artisans de la vie facile qui énervent le corps et l’âme du soldat[29], et pour consacrer le souvenir de ce retour à l’austérité des mœurs militaires, il fit frapper des médailles qui le montrent marchant à la tète des soldats avec ces mots à l’exergue : DISCIPLINA AVG., comme si une nouvelle divinité était descendue du ciel pour le salut de l’empire.

Le camp rendu à sa première sévérité, il y garda tout le monde, refusant les congés qui n’étaient pas rendus nécessaires par d’impérieux motifs, afin que les légions fussent toujours au complet, et les officiers, les soldats toujours en haleine. D’ailleurs il croyait que l’homme de guerre se fait au camp, comme l’ouvrier à l’atelier, le laboureur dans la plaine : chacun dans le milieu qui lui convient.

Il modifia l’armement des soldats et fit de nouveaux règlements pour les bagages. Sur ce double point, nous sommes réduits aux conjectures. Mais le prince qui faisait exécuter chaque mois trois grandes marches à ses soldats[30], et suivait lui-même leurs colonnes, n’a dû s’occuper des impedimenta que pour en diminuer le nombre et doubler la force de l’armée, en augmentant la rapidité de ses mouvements. Si les logis fastueux lui paraissaient mauvais au camp, les embarras de bagages devaient lui sembler dangereux en campagne ; et, puisqu’il avait supprimé les uns, il est certain qu’il réduisit les autres[31].

Pour les armes, nous ignorons aussi les changements qu’il opéra ; mais il nous reste l’ordre de service donné par son lieutenant Arrien, gouverneur de la province de Cappadoce, que les Alains menaçaient d’envahir[32]. Ce sont des instructions aussi minutieuses et précises que pourraient l’être celles du meilleur général moderne ; elles règlent la composition de l’armée, sa marche, les dispositions à prendre sur le champ de bataille, pendant l’action et après la victoire. Comme Arrien y parle de corps de toute espèce, il est évident que les Romains avaient pris aux Barbares leurs armes, afin de réunir aux moyens d’action propres aux légions tous ceux dont l’ennemi disposait. Je trouve d’ailleurs dans un autre passage d’Arrien l’ordre de l’empereur à tous les généraux d’étudier les armes et la tactique des Parthes, Arméniens, Sarmates et Celtes[33].

Cette attention à améliorer sans cesse l’armement des soldats et les évolutions des troupes était du reste une vieille et heureuse tradition de la politique des Romains. Les guerres contre les Gaulois d’Italie leur avaient enseigné l’avantage des casques d’airain et des boucliers bordés d’une lame de fer ; pour combattre les Cimbres ils avaient changé la hampe du javelot, l’arme de jet des légionnaires ; aux Espagnols, ils avaient pris leur courte et forte épée ; aux Grecs, peut-être la disposition de leurs camps, certainement leur artillerie de siège et leur poliorcétique. Un vaisseau carthaginois échoué au rivage avait été le premier modèle de leurs galères de combat. Ainsi, ce peuple qui se croyait le premier peuple du monde, et qui l’était, apprenait toujours et perfectionna sans relâche la science qui lui avait soumis l’univers.

Aucun service n’échappait à la surveillance d’Hadrien et à ses réformes, ni celui des ambulances, qu’il visitait chaque jour, lorsqu’il était au camp, ni celui des vivres, qui ne manqua jamais, ni les arsenaux, les magasins d’armes et d’habillement, qu’il tint toujours remplis. Un ordre sévère dans les dépenses[34] permettait de faire face à tous les besoins.

Il contrôlait par lui-même, dit l’historien Dion Cassius, tout ce qui se rapporte à l’armée, comme les machines, les armes, les fossés, les retranchements, les palissades, et aussi tout ce qui tient à chacun, c’est-à-dire la manière de vivre, les habitations et les mœurs. Il corrigea plusieurs abus introduits par la mollesse et exerça tout le monde, chefs et soldats, à divers genres de combat, récompensant les uns, réprimandant les autres, enseignant à chacun son devoir. Enfin, par ses actes et par ses ordonnances, il mit en si bon état la discipline et les exercices, qu’aujourd’hui encore ses règlements font loi dans l’armée[35].

Ces réformes pouvaient exciter des plaintes ; il les prévint en se soumettant lui-même aux plus sévères exigences de la vie militaire. Lorsqu’il venait au camp, l’armée ne comptait qu’un soldat de plus. Son costume était sévère, sans or ni pierreries dans l’armure, seulement une poignée d’ivoire à sa lourde épée ; son repas, frugal, fait avec les provisions des légionnaires : lard, fromage, piquette, et toujours pris en public[36] ; sa façon de vivre, celle du meilleur officier. Si l’armée était en marche, une traite de 20 milles (50 kilomètres), à pied et sous les armes, au milieu des cohortes, ne l’effrayait pas, et je ne suis pas sûr que lorsqu’il faisait traverser le Danube à la nage à toute sa cavalerie, il ne se trouvait pas avec elle[37]. Plus dur pour lui-même que le dernier des soldats, il allait tête nue sous les neiges de la Calédonie comme sous le soleil de la haute Égypte ; jusque dans les dernières années de sa vie, il s’exerça à lancer le javelot, à manier les armes, et jamais, au camp ou dans les marches, il ne voulut se servir de voiture ou de litière.

Voilà d’irrécusables témoignages qui changent quelque peu la physionomie de l’ami d’Antinoüs, mais l’histoire sérieuse a encore bien des corrections à faire dans l’histoire traditionnelle.

Quand on demande leur vie à des soldats pour des querelles qui leur sont étrangères, il faut au moins leur donner l’exemple des qualités et des vertus qu’on exige d’eux. Hadrien comprit cette vérité de bon sens et de justice. Il en résulta qu’en voyant le prince attacher une telle importance aux exercices virils et veiller avec une telle attention à tous les services, il n’y eut pas de centurion, de tribun, de légat, qui crût pouvoir rien négliger. Alors l’empire posséda une armée qui fut comme un corps robuste, aux membres souples et vigoureux, capable de supporter toutes les fatigues, de braver tous les dangers, et prête, du jour au lendemain, à sortir de ses campements pour une expédition ou pour la bataille.

Mais elle fut aussi une armée docile. Il n’y avait pas de soldat qui pensât à marchander l’obéissance à un chef qui ne commandait aux autres que ce qu’il s’imposait à lui-même, et qui à toutes les qualités militaires joignait l’esprit de justice.

Hadrien ne donnait le cep de vigne, insigne du grade de centurion, qu’aux plus braves des légionnaires ; il renvoyait du camp les officiers imberbes à qui Auguste l’avait ouvert, les soldats qu’on y recevait trop jeunes, et ceux qu’on y gardait trop vieux, afin de n’avoir pas à leur payer la vétérance. Pour nommer un tribun, il n’exigeait plus de la naissance, mais de l’âge et du mérite. C’était l’accès des hautes charges facilité aux bons soldats ; et comme ils le voyaient encore visiter leurs malades dans les quartiers, veiller, sans dédaigner aucun détail, à leur bien-être et à leur sécurité, s’occuper de leurs intérêts et de leur avenir jusqu’à connaître tous les vétérans par leur nom, ils montraient pour cette sollicitude une reconnaissance qui,empêcha toute mutinerie durant ce règne de vingt et un ans, où l’armée n’eut cependant ni un jour de butin ni un jour de victoire[38].

Lorsque l’on se rend de Constantine à l’oasis de Biskra, on trouve à Lambessa, au pied de l’Aurès, un camp romain qui garde encore son rempart de pierre, celui de la légion IIIe Augusta, le prætorium ou résidence du légat qui la commandait, et à 2 kilomètres du camp, au milieu d’autres ruines, un piédestal qui porte une allocution adressée aux troupes par Hadrien. Il vante leur zèle à exécuter tous les,exercices prescrits, même les plus difficiles ; à faire, en un jour, des travaux où d’autres emploieraient une semaine ; à porter des fardeaux énormes ; à se livrer des combats simulés qui sont une image de la guerre et qui y préparent, etc.[39]

Cette inscription, toute mutilée qu’elle est, en dit assez pour montrer qu’Hadrien n’avait pas oublié même une poignée d’hommes perdus au bord du grand désert, et nous en concluons que sa vigilance se portait sur chacun des points de l’immense circonférence tracée autour de l’empire par les postes militaires des légions.

Il nous reste un autre document contemporain, un fragment de la Poliorcétique d’Apollodore. Hadrien, qui savait utiliser tous les talents, avait demandé au grand architecte de rédiger un traité sur les machines de guerre. Apollodore fit mieux ; en peu de temps il écrivit le traité, et, de plus, il dessina les machines et les exécuta ; puis il envoya au prince dessins et explications, avec les nombreux ouvriers qu’il avait formés[40]. C’était ce que nous appellerions une nouvelle artillerie de siège et de campagne, puisque Apollodore paraît avoir fait peu de cas de celle qui était en usage : Les anciens, dit-il, n’ont pu me servir. Et ses engins nouveaux, il les fit légers, quoique puissants, et très mobiles, leves et veloces ; car, ajoute-t-il, lorsque j’étais avec toi aux armées, j’ai appris ce que les nécessités de la guerre exigent de mobilité pour les hommes et pour les machines. Toutes ces vieilles choses sont encore, sous d’autres formes, des vérités aujourd’hui.

Mais à quoi servirent tant de préparatifs et de dépenses ? Pourquoi tant de soin à mettre en état un instrument qu’on n’employa point ? Hadrien prépara la guerre pour avoir la paix. Avec une armée si parfaitement exercée et si docile, toujours prête par conséquent pour une action foudroyante, il put, sans péril, inaugurer une politique pacifique. Personne, au dedans ou au dehors, ne considéra cette résolution comme un aveu de faiblesse, et il ne se trouva pas plus d’ambitieux pour exciter une sédition, que de roi, ou de peuple assez hardi pour attaquer une frontière si bien gardée.

Mais regardons à la frontière même ; le spectacle y est aussi curieux que dans les camps.

La première dont Hadrien s’occupa fut celle du Danube. A peine arrivé d’Orient à Rome, il avait été, rappelé dans la Mœsie par une incursion des Roxolans. Le roi de ce, peuple s’était irrité de ce qu’on avait réduit la pension que Trajan lui faisait[41], et des nuées de cavaliers barbares, ancêtres des Cosaques d’aujourd’hui, s’étaient abattues sur la Dacie orientale, tandis que les Sarmates Iazyges, qui étaient de leur sang, attaquaient la province à l’occident. Ces tribus prenaient, au contact de Rome, certaines habiletés des gouvernements bien assis. Sous Trajan, le Décébale étendait de tous les côtés ses intrigues et envoyait des émissaires jusque chez les Parthes. Quand les légions se furent établies dans cette province de Dacie qui, par la disposition de ses montagnes, semblait une grande forteresse, coupant en deux une partie du monde barbare, les Sarmates de la Theiss continuèrent à s’entendre, par derrière les Carpates, avec ceux du Dnieper[42], et ils attachaient tarit de prix à conserver ces rapports, qu’on les verra, sous Marc Aurèle, consentir à ne pas mettre un bateau sur le Danube, à la condition de pouvoir trafiquer entre eux à travers le pays des Daces. C’est qu’ils cachaient, sous ces relations de commerce, des relations politiques qui facilitaient les coalitions par lesquelles l’empire fut si souvent assailli et enfin précipité.

Celle qu’Hadrien avait alors devant lui ne paraît pas avoir été très redoutable. Cependant il accourut au milieu des légions de Mœsie, et il faisait déjà de grands préparatifs, quand lui parvint la nouvelle de la conspiration de Palma et de Quietus. En de telles conjonctures sa présence était nécessaire à Rome ; au lieu de combattre, il rétablit l’ancien subside, se fit un ami du roi des Roxolans, qui semble avoir pris son nom[43], et le renvoya au plus vite, avec son peuple, à leurs campements, sur les rives du Boug et du Dnieper. Pour n’avoir pas à revenir sur cette frontière, nous en montrerons dès maintenant l’organisation défensive, à laquelle Hadrien travailla sans doute durant tout son règne.

Le territoire situé au nord des bouches du Danube, entre le Sereth et le Dniester (Bessarabie), par lequel les Roxolans venaient de passer et par où passeront toutes les invasions ultérieures, faisait partie, sous l’autorité d’un procurateur, du gouvernement de la illeesie inférieure. C’était une possession importante, quoique l’empire n’y eut point aventuré de colonies, parce que les troupes cantonnées dans la Dobroutcha pouvaient s’y porter rapidement et fermer la large ouverture qui, de ce côté, s’étend des Carpates à la mer. Ainsi, une légion, la Ve Macédonique, avait été établie à Troesmis (Iglitza), non loin de la tête du delta danubien et des lieux où s’élèvent aujourd’hui, sur l’autre rive, les grandes villes de Braïla et de Galatz. Parmi les nombreuses inscriptions qui y ont été trouvées, une, du temps d’Hadrien, montre la future cité encore à l’état de village (vicus) formé par les baraques des vivandiers. Pour le camp, il avait été habilement placé sur ce promontoire haut de 440 pieds, d’où l’on domine au loin le cours du Danube, parsemé d’îles nombreuses qui en facilitent à la fois le passage et la défense. Au moindre bruit d’invasion, la légion accourait au delà du fleuve, derrière le Sereth, et barrait la route aux envahisseurs, ou, par la menace de couper leur retraite, les forçait à une fuite précipitée. D’ailleurs, les Romains s’étaient depuis longtemps donné, à l’extrémité de cette région, un point d’appui, la ville de Tyras, ancienne et riche colonie de Milet, fondée, aux bouches du Dniester, dans le voisinage de la ville actuelle d’Akkerman[44]. Ils en avaient même un second en Crimée (Chersonèse Taurique), à Kertch (Panticapée), où régnait un roi des Sarmates qui se disait grand ami de l’empire et d’Hadrien[45]. Une autre colonie milésienne, Olbia (Otchakof), aux bouches du Borysthène (Dnieper), un des plus grands marchés de ces régions, leur servait encore de sentinelle vigilante. Enfin, la flotte du Pont-Euxin reliait ces points avec les places maritimes de la Mœsie : Tomi (Kustendjé) et Odessus (Varna) ; de sorte que, du vaste demi-cercle décrit par le littoral, d’Odessus à Olbia, une moitié était bien défendue, l’autre bien surveillée.

Ainsi, la vallée inférieure du Danube, couverte au nord par les Carpates, l’était à l’est par des postes avancés, d’où les Romains contenaient la barbarie qui ondulait, comme une mer sans rivages, dans l’immense étendue des plaines sarmatiques.

A qui revenait l’honneur de cette organisation défensive ? Sans doute à cet habile gouverneur de la Mœsie, Plautius Ælianus, dont nous avons déjà parlé. Tyras doit avoir réclamé la protection de l’empire au temps où Plautius exécuta, entre le Sereth et le Dniester, l’immense razzia qui lui donna cent mille captifs, dont il fit autant de laboureurs pour sa province[46]. Mais, à une époque ou à une autre, soit dans le séjour de l’année 418 au bord du Danube, soit dans un voyage postérieur, Hadrien s’est occupé certainement de ce pays ; où il avait servi comme tribun légionnaire dès le règne de Domitien[47], et où venait de se montrer le premier péril qu’il ait eu à conjurer, depuis son avènement. Des médailles célèbrent son arrivée dans la Mœsie ; d’autres le montrent haranguant les troupes de cette province, et les habitants de Tomi font graver en son honneur une inscription, la plus ancienne en langue latine qu’on ait trouvée dans les ruines de cette cité[48]. Enfin, un rescrit de Septime Sévère, adressé aux habitants de Tyras, rappelle et confirme des privilèges qu’un légat d’Hadrien leur avait reconnus[49].

Est-ce lui qui éleva le long du Danube inférieur et sur la branche méridionale de son delta tant de postés qui furent longtemps le boulevard de l’empire turc, après avoir été celui de l’empire romain[50] ? On rte saurait le dire. Mais quand on aura vu tout à l’heure ce qu’il fit sur le Danube moyen et en Bretagne, on sera autorisé à croire qu’il ne négligea rien pour établir la sécurité d’une de ses frontières les plus vulnérables.

Ces détails, étrangers en apparence à l’histoire générale, font comprendre par quelles habiles précautions l’empire se mit en état de résister à la pression du monde barbare durant deux siècles, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il eut pour chefs, à part ces deux fous : Caligula et Néron, des princes, souvent cruels à Rome, mais toujours prévoyants sur les frontières. Ils montrent aussi quel cas il convient de faire de la tradition qui attribue à Hadrien la destruction du pont de Trajan par jalousie de la gloire de son prédécesseur, et jusqu’à l’intention d’abandonner la Dacie, projet dont ses amis, dit-on, vinrent cependant à bout de le détourner[51]. Il n’avait pas gardé les conquêtes au delà de l’Euphrate et du Tigre, parce que, dans ces pays, pas un citoyen romain ne s’était fixé ; mais il favorisa l’émigration de colons latins dans la Dacie, et la preuve, c’est qu’ils y sont encore. Ceux que Trajan avait pu, en quelques années, y faire passer, n’étaient certainement pas en assez grand nombre pour assurer à leurs descendants la possession de si vastes pays. Les mesures prises pour la protection militaire de la vallée du Danube donnant toute sécurité à cette région, le courant de colonisation continua de s’y porter. Aussi l’on y trouve des inscriptions en l’honneur d’Hadrien[52], des travaux exécutés en son nom[53], et des médailles sur lesquelles la nouvelle province, devenue un des boulevards de l’empire, est représentée par le belliqueux symbole d’une femme assise sur un rocher, qui d’une main tient le glaive recourbé des Daces, de l’autre une enseigne[54].

Quant au pont de Trajan, il était maintenant si loin des Barbares et si facile à défendre, qu’il doit n’avoir été mis hors d’état de servir qu’à l’époque où les troupes romaines ne pouvaient plus tenir dans la Dacie ; et cette nécessité arriva seulement un siècle et demi après Hadrien, quand Aurélien, entre 270 et 275, ramena sur la rive droite du Danube le reste des troupes romaines et les colons qui voulurent les suivre[55]. Vingt ans auparavant, Decius avait encore mérité le surnom de Daciarum restitutor.

La frontière la plus exposée, et en même temps la plus rapprochée de I’Italie, était celle du Danube moyen, le long de la Pannonie, que le fleuve enveloppe par le nord et l’est, depuis son confluent avec le Gran jusqu’à celui de la Save. Au delà de cette ligne se pressaient une masse de nations germaines et slaves souvent vaincues, jamais domptées, qui d’un bond pouvaient atteindre les Alpes et forcer les portes de l’Italie. Naguère, les Roaolans avaient, des bords de la mer Noire, combiné leur attaque avec une de ces tribus, établie entre la Theiss et le Danube, les Sarmates Iazyges, qui restèrent en armes, malgré l’abandon de leurs alliés[56] ; et dans quelques années, sous Marc-Aurèle, tous les peuples de cette frontière mettront l’empire en très sérieux péril. Hadrien vit ce danger, que Rome d’ailleurs connaissait bien depuis la rude campagne de Tibère en cette région ; lui-même y avait commandé après sa préture et dès cette époque avait eu affaire aux Sarmates. Il songea d’abord à prendre une partie de ces Barbares, comme dans un étau, entre les deux provinces de Pannonie et de Dacie, réunies en un grand commandement militaire ; et ce gouvernement, il le donna avec de pleins pouvoirs au plus habile de ses généraux[57], Marcius Turbo, qui avait tout récemment écrasé, en Égypte, une insurrection juive[58], puis apaisé en Maurétanie les troubles excités par Quietus. Plus tard, au contraire, pensant assurer mieux la défense par la division de ces commandements trop étendus, il fit deux Dacies[59], comme il y avait deux Mœsies ; et il plaça sur la frontière de fortes garnisons. Lorsque Trajan avait formé la province de Pannonie inférieure, il lui avait attribué une légion[60], qui établit ses principaux quartiers en face et à proximité de l’ennemi, à Aquincum, sur la montagne de Bude, et à Mursa, sur la Drave, non loin de son embouchure dans le Danube. Là, comme à Trocsmis, comme partout où s’arrêtait une troupe romaine, les marchands avaient suivi les soldats, les vétérans s’étaient fixés prés de leurs anciens camarades, et leurs cabanes avaient donné naissance à deux villes dont Hadrien fit deux places importantes : Mursa le reconnaissait pour son fondateur et porta son nom[61] ; Aquincum lui dut sans doute le rang de colonie. Les sites étaient si bien choisis, que l’une est aujourd’hui la capitale de l’Esclavonie (Eszeg) et l’autre celle de la Hongrie (Ofen ou Bude).

La ligne du Danube moyen allait donc être bien gardée. Plus haut, trois légions avaient été échelonnées, le long du fleuve, à Brigetio (O-Szony, près de Komorn)[62], à Carnuntum (Petronell), qui prit le nom de municipe Élien[63], et à Vindobona (Vienne), où stationnait la flottille du Danube.

Couverts à droite et à gauche par les grandes armées de la Pannonie et de la Germanie Supérieure[64], d’ailleurs adossés aux Alpes et naturellement défendus par leurs montagnes, le Noricum et la Rhétie ne paraissaient pas exiger beaucoup de précautions militaires. On n’y trouve jusqu’à Marc-Aurèle, pour les administrer, que des procurateurs et, pour les défendre, que des détachements isolés, cohortes ou escadrons. Cependant Hadrien les visita ; les historiens ne parlent point de ses voyages dans cette région, mais les monnaies en ont conservé le souvenir, et longtemps on lui a attribué la fondation de Juvavum (Salzbourg)[65] au milieu d’un pays magnifique, en un point où la nouvelle cité barrait la route de l’Italie à toute incursion venant de Bohême par la vallée de l’Inn.

On a vu, à propos des terres Décumates, quel était le système de défense des Romains pour arrêter de ce côté les incursions des Barbares : Hadrien le continua en l’améliorant. Lorsque Spartien parle du voyage de ce prince dans les provinces germaines, il se contente d’écrire : En beaucoup d’endroits où ne se trouvait point de fleuve pour servir de barrière contre les Barbares, il formait une espèce de muraille avec de grands pieux enfoncés en terre et fortement liés entre eux. Ces paroles en disent beaucoup sur la volonté de l’empereur de fortifier son empire, mais fort peu sur les moyens qu’il employait. Nous pouvons heureusement les préciser par l’étude d’une ligne de fortifications très reconnaissable encore aujourd’hui, par les levées de terre et les débris de murailles qui subsistent, ou par les fouilles qui ont montré l’assiette des constructions disparues. Le mur des Pictes, en Bretagne, nous apprendra ce qu’était le mur du Diable, en Germanie[66] ; et en voyant le prétendu fossé de Trajan dans la Dobroutcha, œuvre barbare du quatrième siècle, reproduire, avec son triple agger courant à travers une plaine immense, le système appliqué par Hadrien dans l’île des Bretons, nous aurons le droit de dire que toutes les frontières vulnérables étaient couvertes de défenses analogues, parce que c’était une tradition de la politique romaine.

Ce fut sous les yeux mènes du prince que les travaux du Vallum Hadriani commencèrent. Il en avait choisi l’emplacement sur l’isthme large de 100 kilomètres que la Tyne et l’Irthing, descendus d’une chaîne de hauteurs à pente abrupte vers le nord, traversent en sens contraire pour aller se perdre dans deux golfes[67], où les marées de l’Océan refoulent assez loin leurs eaux. Cet isthme lui parut une excellente position défensive. Les travaux qu’il y fit exécuter[68] d’une mer à l’autre furent de trois sortes.

D’abord, comme premier obstacle opposé à l’assaillant, un fossé large en moyenne de 36 pieds anglais, profond de 45, et creusé sur certains points dans les roches les plus dures, grès, calcaires ou basaltes, qu’il n’évite jamais, afin de suivre toujours la seconde ligne de défense dont il couvre les approches. Parfois cependant il disparaît sur la pente des collines abruptes, où il n’était plus nécessaire. En plaine, au contraire, et dans les positions menacées, il était protégé par un glacis ou parapet formé des matériaux que le déblai avait fournis, et dont la crête, sur certains points, domine de 20 pieds le plafond du fossé. Les terres de ce parapet, haut de 6 à 7 pieds, étaient, de distance en distance, consolidées par des chaînons de pierre.

En arrière de ce premier obstacle s’élevait un mur en maçonnerie dont on voit encore partout les substructions ou les restes, large de 6 à 8 pieds, quelquefois de 40, haut de 12 à 15, et dominé par des tours de garde au nombre de quatre par mille, ce qui en donne près de trois cents pour toute la construction ; les murs de ces tourelles avaient encore 5 pieds d’épaisseur. Sur la face méridionale du rempart en pierre avaient été construits, à un mille de distance les uns des autres, quatre-vingts réduits, ou postes de garde, larges de 60 pieds, avec une porte ouvrant au sud pour le service ordinaire de la garnison, et quelquefois une autre ouvrant au nord, dans le mur même, pour les sorties et la défense du fossé. Telle était l’excellence du mortier employé, que le temps n’aurait pu rien contre ces ouvrages, et qu’à cette heure tous seraient encore debout, si la main de l’homme ne les avait renversés.

Par surcroît de précaution, et afin d’arrêter des ennemis venus de l’intérieur, ou des bandes qui auraient franchi, après un coup de main heureux, les premières défenses, un autre fossé, entre deux levées de terre de hauteur inégale, protégeait par le sud l’ensemble de la fortification, de sorte que les garnisons des tours et des réduits, assaillies de front et en arrière, pouvaient faire face des deux côtés.

Entre le mur du nord et l’épaulement du sud courait une voie militaire près de laquelle étaient établis, dans les sites les plus favorables et toujours à proximité de l’eau, dix-sept camps retranchés, castra stativa, qui pouvaient se soutenir mutuellement, puisqu’ils n’étaient éloignés en moyenne les uns des autres que de 6 kilomètres. Ils étaient entourés d’un mur en pierre épais de 5 pieds et s’appuyaient à la grande muraille ; quelques-uns faisaient même saillie au delà, vers le nord. Le rempart méridional était précédé d’un chemin de ronde, de sorte que tous les mouvements de troupes se faisaient à couvert. Enfin, une voie militaire venant du sud, c’est-à-dire du point où les légions débarquaient, fut construite ou réparée par Hadrien ; prés de Leicester ou a trouvé une borne miliaire avec son nom.

Ces deux fossés attenant à trois remparts, cette muraille défendue par trois cents tours et quatre-vingts réduits, ces dix-sept castra statua mis en facile communication par une route empierrée qui, large de 70 pieds, avait, comme les fossés, les parapets et le mur, 100 kilomètres de développement, tout cela formait une immense forteresse couvrant l’isthme entier, et telle qu’aucun peuple n’en a jamais élevé. Aussi, en voyant cette œuvre colossale accomplie sur la frontière le moins sérieusement menacée, il faudra bien que nous consentions à trouver qu’il y avait encore une rare énergie dans ces Romains de l’empire, capables de s’imposer de tels travaux pour mettre les derniers de leurs sujets à l’abri de la plus légère inquiétude.

Trois légions[69], aidées d’un certain nombre de cohortes auxiliaires, et sans doute aussi par beaucoup d’indigènes, semblent avoir exécuté rapidement cet ouvrage, qui, d’après les calculs d’un Anglais, exigea près de trois millions de journées de travail (2.865.671) ; de sorte qu’en comptant 25.000 travailleurs ou 250 hommes par kilomètre, il aurait pu être achevé en quatre mois[70]. On avait partagé tout l’espace d’une mer à l’autre entre les cohortes, et chacune avait dû creuser les fossés, élever les parapets et le mur, sur la portion de terrain qui lui était assignée[71], si bien qu’il y eut autant d’émulation entre les travailleurs qu’on en voyait un jour de bataille entre les combattants. Parmi ces travailleurs se trouvaient jusqu’à des Daces qui, sous le nom de cohorte Ælienne qu’Hadrien leur avait donné, étaient venus, de leur lointaine patrie, aider les Romains à consolider une domination qu’eux-mêmes venaient de subir[72]. Un château fort, Pons Ælius (Newcastle), fut bâti à l’extrémité orientale du rempart, et une flottille, avec une cohorte de soldats de marine, y stationna.

Mais cette œuvre appartient-elle tout entière au successeur de Trajan ? Agricola avant lui, plus tard Septime Sévère, Théodose, même Stilicon, n’ont-ils pas élevé le mur et le vallum du sud ? D’abord ces défenses, dont toutes les parties se protégent mutuellement, révèlent un seul auteur, puisqu’elles se rattachent à un seul plan[73] ; ensuite aucune inscription trouvée sur les lieux n’est antérieure à Hadrien, tandis que plusieurs, découvertes dans les réduits qui faisaient corps avec le mur[74] et dans les castra stativa[75], portent son nom. Les monnaies conduisent à une pareille conclusion. Dans un vase d’airain mis à jour en 1837, on a recueilli trois pièces d’or et soixante deniers, dont plusieurs à l’effigie d’Hadrien et pas un qui lui soit postérieur. Enfin, une inscription, malheureusement très altérée, semble un fragment de lettre adressée par lui à des troupes établies entre les deux mers, pour les féliciter d’avoir cédé sans murmure à la nécessité qui les empêchait de porter jusqu’aux limites du monde les bornes de l’empire, et d’avoir conservé les frontières que la république s’était données[76].

On comprend que nous ne puissions donner une date aux restes d’antiquités, chaînes d’or, bagues, pierres gravées, boulets de pierre, et débris de toute sorte trouvés dans le Vallum. Les légions portaient avec elles, dans les contrées les plus sauvages, la vie romaine avec ses élégances et ses besoins. Un des plus impérieux était de posséder des thermes où l’on trouvât, à volonté, de l’eau à toutes les températures : chaude dans le caldarium, tiède dans le tepidarium, froide dans le frigidarium, et de l’air chaud dans les chambres voûtées de l’hypocauste.

Il n’y eut de grandes fortifications que dans les provinces d’Europe, où étaient les plus dangereux ennemis, et, durant un demi-siècle, les Calédoniens, les Germains, les Sarmates, frappés, pour parler comme Dion, d’une crainte respectueuse, n’osèrent les franchir. En Afrique, l’Atlas et le Sahara couvraient les villes romaines dont, alors comme aujourd’hui, les nomades avaient besoin pour leur subsistance, sans vouloir s’y établir, et que, par conséquent, ils ne menaçaient point. Pourtant, comme les peuples de ces provinces et les montagnards de la Kabylie avaient des habitudes invétérées de brigandage, l’empire établit sur les routes qu’il construisit, et à la tête des vallées où la colonisation se développa, une foule de postes militaires qui étonnent nos officiers par leur nombre et par le choix judicieux de leur emplacement[77].

En Syrie, un autre désert rendait les forteresses inutiles ; et dans l’Asie Mineure, une bonne armée sous des chefs habiles, des peuples sédentaires et pacifiques, enfin l’amitié des rois habilement entretenue, donnaient toute sécurité à l’empire. Mais l’Euxin bordé de nations barbares pouvait leur livrer l’accès des provinces romaines. Pour prévenir les attaques des pirates, une flotte taisait la police de cette ruer, et des forteresses échelonnées sur les côtes méridionales, depuis Trapézonte jusqu’à Dioscurias ou Sébastopol, dans la Colchide, contenaient les populations riveraines.

L’homme de confiance d’Hadrien dans cette région était un de ses plus dignes lieutenants, Arrien de Nicomédie, qui nous a laissé d’importants ouvrages, entre autre une circumnavigation de l’Euxin. Hadrien lui avait demandé cette reconnaissance du littoral pontique ; le général l’effectua lui-même, quelque pénible qu’elle fût, et le Périple n’est autre chose que son rapport, dont on ne peut toutefois déterminer la date. Il y étudie les accidents de la côte, les ports, les fleuves navigables et ceux qui ne le sont pas, jusqu’à la salure des eaux et à la direction des vents. Il énumère les villes, les peuples limitrophes, les tribus de pillards qu’il promet d’exterminer, les rois qui tiennent d’Hadrien leur couronne, et qu’il affermit dans leur fidélité. A l’embouchure d’un fleuve, on lui fait voir, sans le convaincre, l’ancre du navire Argo, et il ne semble pas plus crédule au mythe de Prométhée lorsqu’on lui montre de loin la cime du Caucase où le Titan avait été enchaîné. Mais si le passé l’intéresse peu, le présent l’occupe beaucoup. Quand il rencontre un fort, il fait manœuvrer devant lui la garnison[78], examine tout attentivement, et sur tout envoie un mémoire que ce Grec écrit en latin parce qu’il s’agit d’une correspondance officielle. A Apsaron, dit-il, où sont cantonnées cinq cohortes, je fis la visite des armes, du rempart, des fossés, des malades et des magasins de vivres. Aux bouches du Phase se trouvait une autre place gardée par des soldats d’élite, protégée par un double fossé et par un mur garni de toutes les machines propres à lancer des traits ou des pierres ; il en augmenta les défenses. Une troupe romaine tenait garnison à Sébastopol[79], point extrême du monde gréco-romain, au pied du Caucase, et qui, malgré l’éloignement, avait reçu les bienfaits d’Hadrien, puisque le sénat et le peuple l’appelaient leur bienfaiteur. Arrien y continua son inspection militaire, regardant à tout, sans oublier les malades. Il y apprit que le roi du Bosphore Cimmérien venait de mourir, et songeant que son prince pouvait avoir quelque action à exercer de ce côté, il se rendit à Panticapée, capitale de l’État, y montra sa flotte et confirma ce peuple dans l’alliance romaine. Quand il rentra dans sa province, il avait fait le tour de cette mer, mesuré les distances, marqué les stations et fait voir à tous, amis et ennemis, que l’empire était sur ses gardes[80].

Voilà ce qu’Hadrien avait voulu savoir ; et comme nous avons vu, par le Vallum de Bretagne, de quelle manière il fortifiait ses frontières, nous apprenons par le Périple ce qu’il demandait à ses généraux de vigilance et d’activité. Cette démonstration faite, trous n’avons plus à chercher pourquoi le monde resta un demi-siècle en paix.

Un de ces peuples du Caucase qui devint plus tard très redoutable causa pourtant un moment d’inquiétude. Les Alains, après de grands ravages dans la Médie et l’Arménie, menacèrent d’envahir la Cappadoce[81]. Deux légions furent aussitôt mises en mouvement avec leurs auxiliaires et ce que nous appellerions leur artillerie, et les Alains effrayés rentrèrent dates leurs montagnes. De ce côté, Hadrien avait d’ailleurs d’utiles alliés, les rois des Ibériens et des Albaniens. L’Ibérien Pharasmane se décida même à venir aux bords du Tibre sacrifier dans le temple de Jupiter ; et des Bactriens, qui y parurent en suppliants, renouvelèrent le spectacle, cher à la vanité romaine, des ambassades orientales.

Grâce à cette politique prévoyante et à ces armées formidables, la vie romaine gagnait chaque jour sur la barbarie. Le désert s’animait, depuis Damas jusqu’à Pétra, et le nomade voyait avec surprise s’élever des monuments splendides aux lieux où il avait coutume de chasser l’antilope et le chacal. Dans la haute Égypte, des centurions veillaient à l’exploitation des carrières de porphyre pour les temples de Rome et d’Athènes ; dans les Carpates, les affranchis de l’empereur dirigeaient les travaux des mines, et, en Afrique, les gorges de l’Atlas étaient garnies de postes militaires, afin qu’on pût, dans le Tell, labourer avec sécurité. Une grande partie de la vallée du Danube se faisait romaine, celle du Rhin le devenait, et, derrière les retranchements des terres Décumates, les maîtres du Walhalla germanique cherchaient à trouver place dans le Panthéon de Rome. Sur des monuments de cette région, on a lu le nom d’un compagnon d’Odin, l’Hercule Saxanus (Sachsnôt), à côté de ceux de Tarants, le dieu celtique, et de Mithra, la divinité orientale : témoignage de ce mélange des idées qui s’opéra jusqu’à la circonférence du monde romain, sous le rayonnement de la civilisation latine, tant que ce grand corps de l’empire conserva sa virilité. Cette force pouvait-elle agir plus loin ? Le génie classique, armé de toutes les élégances de la Grèce, de toute la raison de Rome, aurait-il pu porter ses institutions municipales, son droit privé, ses fières idées stoïciennes de dignité humaine, au milieu de cette barbarie vague et flottante, où la famille et la propriété étaient si faiblement constituées, où les cités étaient des cabanes éparses sur de vastes espaces, et les temples, de grands bois dont l’ombre et le silence causaient de religieuses terreurs ? On n’en saurait douter, si les usurpateurs militaires, en désorganisant l’armée et les finances d’Hadrien, n’avaient d’abord dépensé, pour la guerre civile, la force et les ressources préparées contre les Barbares ; si, de plus, l’administration impériale, se substituant partout à l’action des citoyens et pénétrant jusque dans les derniers replis de ce grand corps de la société romaine, n’avait fini par y glacer les sources de la vie. Ce n’est pas une inexorable fatalité qui gouverne le monde et précipite les empires ; le règne d’Hadrien prouve que la sagesse, et une sagesse ordinaire, aurait pu tout conserver.

 

II. — VOYAGES.

Suivons maintenant Hadrien dans ses voyages à travers les provinces. En 118 ou 119, il avait été rappelé des bords du Danube dans sa capitale par la conspiration des consulaires ; après un séjour de quelques mois à Rome et en Italie, il commença, par la Gaule et les bords du Rhin, la visite des provinces occidentales (121). On ignore ce qu’il fit en Gaule. Il réunit sans doute à Lyon, comme nous savons qu’il le fit en Espagne, les députés des trois provinces, car un fragment d’inscription indique un vote de gratitude émis par l’assemblée des trois Gaules. Il nous reste, de son passage en ce pays, d’autres preuves officielles de la reconnaissance des peuples. Ces témoignages sont à bon droit suspects. Cependant on en peut accepter quelque chose, parce qu’il était dans le plan de la politique d’Hadrien de réprimer les abus et d’attacher les provinciaux à l’empire par la sagesse de son gouvernement. Or nous avons des monnaies frappées pour lui, avec la légende : Au restaurateur des Gaules, et l’image d’une femme tombée à terre que l’empereur relève. Nous savons qu’il secourut en Gaule, comme il l’avait fait sans doute ailleurs, tous les soldats invalides et indigents[82]. Il construisit des routes, il éleva dans Nîmes, en l’honneur de Plotine, une basilique, ouvrage admirable, dont, les ruines mêmes ont disparu[83] ; peut-être commença-t-il les Arènes et le pont du Gard qui furent achevés, comme la basilique, par Antonin[84]. Lorsqu’il entra dans Cologne, il put se rappeler que, vingt-trois années auparavant, il avait. le premier apporta ; dans cette ville, à Trajan, la nouvelle de son adoption ; il connaissait donc .aussi ces quartiers ; mais nous ignorons ce qu’il y fit. Son biographe parle seulement d’un roi donné à un peuple germain, de réformes accomplies dans les camps, de travaux exécutés sur la frontière. Nous n’en demandons pas davantage pour affirmer qu’Hadrien continua, de ce côté, l’œuvre de Trajan ; qu’il pratiqua sur le Rhin, comme sur le Danube, le régime des subsides, et qu’il contint l’ardeur guerroyante des Barbares, en leur montrant que si l’empire ne voulait pas faire avancer à leurs dépens sa frontière, il entendait garder celle qu’il s’était donnée.

Ces soins militaires ne lui faisaient pas négliger les intérêts civils ; même dans les provinces frontières, il voulait qu’on lui rendit compte des travaux à exécuter par les villes, des ressources qui devaient y pourvoir ; et, lorsqu’il en était besoin, il ajoutait le nécessaire[85]. Les médailles frappées en commémoration de son séjour dans les provinces le représentent souvent avec un livre, symbole de sa vigilance administrative[86].

Si le Forum Hadriani marqué, sur la carte de Peutinger, près de Lugdunum Batavorum est une fondation d’Hadrien, on pourrait en conclure qu’après l’inspection des deux Germanies il aura pris par le pays des Bataves pour gagner la mer et la Bretagne (122). Il était appelé dans cette grande île par de récentes incursions des Calédoniens[87]. Lorsque Agricola avait porté au delà des monts Cheviots, jusqu’aux golfes de la Clyde et du Forth, sa ligne de défense, il avait devancé, dans le nord de l’île, la civilisation romaine, qui n’avait point osé le suivre jusque-là et ne dépassait guère les environs d’Eboracum (York). De hardis planteurs étaient allés plus loin, mais leurs fermes disséminées étaient exposées aux courses rapides des montagnards, qui, passant entre les postes, pillaient, tuaient, et avaient disparu quand les cohortes arrivaient. Celles-ci cependant les atteignirent un jour, mais perdirent beaucoup de monde en cette rencontre, ce qui confirma Hadrien dans la pensée de ne rien laisser au hasard à une telle distance de l’Italie. Après avoir, par quelques combats heureux, inspiré aux Calédoniens un juste effroi[88], il se résolut à faire en Bretagne le mouvement de concentration qu’il avait exécuté sur l’Euphrate. Nous avons dit comment il l’opéra. Mais en établissant sur la Tyne sa principale défense, il abandonnait réellement tout le pays qui s’étend de ce fleuve au Forth, c’est-à-dire de Newcastle à Édimbourg, et l’on pourrait s’étonner qu’il ait consenti à n’occuper que les deux tiers de l’île, au lieu d’en achever la conquête par un effort qui n’était certainement pas au-dessus de sa puissance. Un Anglais, Gibbon, nous en donne la raison : Les maîtres d’un empire qui renfermait les climats les plus riants de la terre et les provinces les plus fertiles ne regardaient qu’avec mépris des montagnes battues de continuels orages, des lacs cachés sous d’épais brouillards, et des vallées incultes où le cerf et le daim étaient chassés par des Barbares hideux et nus. Un Grec est encore plus dédaigneux pour cette vieille Angleterre qui, de nos jours, a tenu quelque temps le sceptre du monde : Les Romains ne se sont pas souciés de soumettre le reste de la Bretagne, la partie qu’ils occupent leur étant déjà à peu prés inutile[89]. D’ailleurs, si l’on se rappelle l’opiniâtre résistance opposée, jusque dans les temps modernes, par les Highlanders aux rois d’Écosse et par ceux-ci aux Anglais, on estimera peut-être qu’Hadrien eut doublement raison de ne point se jeter dans cette aventure.

Après avoir corrigé dans la Bretagne beaucoup d’abus[90], il regagna la Gaule et la traversa une seconde fois jusqu’aux Pyrénées pour se rendre en Espagne, où il demeura un hiver entier (122). Il dut y montrer son activité ordinaire ; mais de tout ce travail il ne subsiste pas d’autres témoignages que des fragments d’inscriptions attestant qu’il améliora des routes, et un mot gravé sur des monnaies : Au restaurateur de l’Espagne. Nous serions particulièrement curieux de savoir ce qui se passa dans l’assemblée des représentants de toutes les cités ibériennes, qu’il convoqua à Tarragone pour la dédicace du temple d’Auguste reconstruit à ses frais. Spartien ne parle que des vifs reproches adressés par l’empereur aux citoyens d’Italica, ses compatriotes, qui, par de coupables manœuvres, cherchaient à se soustraire à l’enrôlement[91]. On a vu que la ruine de l’esprit militaire dans les provinces était l’inévitable conséquence de l’organisation donnée par Auguste à son armée permanente. Nous savions par Tacite que les Gaulois avaient depuis longtemps perdu le goût des armes ; voici que la preuve du même changement nous est fournie par les Espagnols.

Spartien raconte un péril qu’Hadrien courut à Tarragone et dont il se tira non sans gloire. Un jour qu’il se promenait seul dans un parc voisin de la ville, un esclave de son hôte se jeta sur lui, comme un furieux, l’épée à la main. Très vigoureux et leste, il esquiva le coup et saisit le malheureux que les gardes accourus voulaient mettre en pièces : c’était un fou. Le prince chargea les médecins de le guérir et ne se plaignit même pas au maître qui avait de si dangereux serviteurs. Ce récit, qui montre avec une certaine complaisance la modération d’Hadrien, est sans doute emprunté à ses Mémoires. Les choses ont donc pu se passer autrement ; du moins apprenons-nous par là qu’il tenait à ce qu’on lui reconnût cette possession de soi-même qui est la force du sage, et l’esprit de justice qui l’empêchait de prendre un l’ou pour un coupable.

Il est singulier que, durant ce séjour en Espagne, Hadrien n’ait visité ni son lieu d’origine, Italica, ni Gadès, la patrie de sa mère[92]. Pour qu’il ait résisté au désir si naturel de montrer le maître du monde à ceux qui l’avaient vu naître dans une maison à peine consulaire, quelque nécessité urgente a dû précipiter son départ. Est-ce que les Maures remuaient encore ? Spartien le dit, sans qu’on puisse conclure de ses paroles que l’empereur se soit directement rendu d’Espagne en Afrique, où d’ailleurs il semble être allé deux fois au moins, car son allocution aux troupes de Lambèse est de l’année 128.

Nous ne savons rien du premier voyage ; mais il nous reste au sujet du second quelques détails que nous placerons ici pour n’avoir pas à revenir en Afrique. Depuis cinq ans, il n’était pas tombé une goutte d’eau dans les oasis. Ce fait, qui n’a rien d’extraordinaire, est toujours une calamité[93] ; et comme à son arrivée une pluie abondante survint, on y vit un miracle et on lui attribua ce bienfait, qui le rendit cher aux Africains. Il les gagna par de plus réels services : il mit fin aux désordres de la Maurétanie, fonda plusieurs colonies ou donna ce titre à d’anciens municipes, comme à Thenæ dans la Byzacène, à Zama dans la Numidie ; il répara le grand aqueduc qui menait à Carthage les eaux du mont Zaghouan[94], et il fit achever par la légion cantonnée à Lambèse les travaux de l’Aurès : une voie longeant les hauteurs, et, à l’entrée de chaque gorge, un fortin pour défendre le passage[95]. C’était le système du Vallum Hadriani, avec cette différence que la montagne tenait lieu de muraille.

Les villes suivirent l’exemple qui leur était donné, et il se produisit partout de grands efforts pour embellir les cités ou faciliter entre elles les communications. Ainsi une inscription nous apprend qu’à cette époque Cirta construisit à ses frais tous les ponts sur la voie qui menait de ses murs à Rusicade (Philippeville), c’est-à-dire de Constantine à la mer. Qu’on ne s’étonne pas de nous voir recueillir des faits qui semblent n’avoir aucune importance ; alors qu’on est réduit à tirer l’histoire d’un règne considérable de monuments aussi rares, on se trouve dans la condition du naturaliste qui n’a pas le droit de négliger le moindre débris d’un animal disparu, parce que ce débris lui révélera peut-être ce qu’était l’animal en son entier, sa forme, ses organes, sa vie même. A défaut de renseignements plus nombreux, relevons encore le mot de Spartien : Il combla de bienfaits les provinces africaines, et cette légende de plusieurs monnaies : Au Restaurateur de l’Afrique. On verra plus loin ce qu’il faut entendre par ces mots.

L’empereur revint d’Afrique dans sa capitale, et, l’on conjecture, d’après une monnaie, qu’il s’y trouva en 120 pour l’anniversaire de la fondation de Rome. Vers la fin de cette année, il était déjà en route vers l’Orient, que les Parthes menaçaient. Hadrien invita Chosroës à une entrevue, et tout  s’apaisa (122 ou 123). Il lui renvoya sa fille, faite prisonnière par un des généraux de Trajan, mais refusa de lui rendre le trône d’or massif des Arsacides, trophée qui était pour les Romains ce que les drapeaux de Crassus avaient été pour les Parthes. En pareille circonstance, Trajan avait rejeté avec hauteur les avances et les explications, forcé les Parthes à une guerre dont ils ne voulaient pas, et, après beaucoup de sang répandu et de villes détruites, il avait reculé, vaincu par une nature plus forte que son génie. Hadrien pacifiait Monnaie commémorative l’Orient sans l’ébranler par le choc des armes et sans y faire de ruines. De quel côté est la bonne politique ?

Il paraît avoir séjourné trois ou quatre ans (122-125) dans les provinces orientales, où il retourna en 129. Dans l’impossibilité de distinguer ce qu’il fit en ces contrées durant chacun de ces voyages, nous reporterons au second[96] le petit nombre de faits dont nous aurons à parler.

Vers la fin de l’année 125, il reprit le chemin de la Grèce, en traversant cette mer brillante des Cyclades[97], où le navigateur a toujours en vue quelque île au nom sonore, pleine de souvenirs et de poésie. Il passait lentement, s’arrêtant aux lieux que l’histoire avait marqués d’une trace ineffaçable, ou que la nature et l’art avaient décorés d’un site renommé ou d’un chef-d’œuvre. Temples fameux, tableaux et statues célèbres, théâtres des exploits antiques, il voulait tout voir, et charmait des peuples artistes par cet hommage rendu aux objets de l’orgueil national. Athènes, où l’on sentait un souffle éternel de jeunesse et de beauté[98], n’eut pas un citoyen qui montât plus souvent au Pnyx, pour s’asseoir au pied du roc équarri qui avait été la tribune de Démosthène, et d’où l’œil contemple avec ravissement la ville entière, la moitié de l’Attique, la mer qui scintille en fuyant vers Salamine et Épidaure, tandis que, à deux jets de pierre, les Propylées et le Parthénon dominent de leur souveraine beauté ce merveilleux ensemble.

Il rentra en Italie après l’hiver, par la Sicile (126). A Antioche, il était monté de nuit sur le mont Casios[99], pour y voir le soleil sortir, à l’orient, des brumes matinales ; il fit de même à l’Etna. Ne dirait-on pas un de nos contemporains gravissant le Righi pour contempler une de ces grandes harmonies de la terre et du ciel, dont le spectacle est devenu un besoin pour des âmes fatiguées par les soucis d’une existence trop enfermée et trop laborieuse ? Les anciens n’avaient pas ce goût de la beauté pittoresque. Les Grecs la sentaient par instinct de poètes ; mais beaucoup de Romains auraient volontiers supprimé la mer, les lacs et les montagnes qui arrêtaient leurs cultures ou gênaient leurs voies militaires[100]. Hadrien, dont les bustes ont une physionomie si peu romaine, n’était pas plus de son temps par ce trait de son caractère, qu’il ne l’était par sa façon de régner.

Ces éternels voyages, ces courses de l’Euphrate à la Tamise et du Danube à l’Atlas, étonnaient la mollesse des Romains et blessaient leur orgueil de maîtres du monde. Il ne leur paraissait pas que le prince dût tant de sollicitude à des vaincus. Les poètes s’en moquaient : Non, disait l’un d’eux, Florus, non je ne voudrais pas être César pour avoir à courir au travers du pays des Bretons, pour avoir à souffrir les frimas de la Scythie. Et Hadrien lui répondait : Et moi, je ne voudrais pas être Florus pour courir les tavernes de la ville, pour m’enterrer dans les cabarets et y souffrir la morsure des cousins. Rome reçut froidement un prince qui la négligeait et ne voulait ni de ses fêtes ni de ses honneurs, pas même de son consulat. De 119 jusqu’à sa mort, en 138, il ne prit pas une seule fois les faisceaux[101] ; presque toujours il dédaigna de faire mettre sur les monnaies son titre de tribun[102], signe pourtant de sa souveraine puissance ; il n’accepta qu’après onze ans de règne celui de Père de la patrie[103], et ne fut proclamé qu’une seule fois imperator[104].

Quel motif le décida à partir encore ? Fut-ce cette froideur ou la crainte des complots dont sa capitale était le foyer habituel, ou le parti bien arrêté par cet empereur provincial de vivre pour les provinces et de contenter ses goûts en même temps qu’il remplissait ses devoirs ? On ne saurait le deviner à l’aide des rares monuments qui nous restent ; mais, après un séjour à Rome dont on ne peut fixer la durée, il quitta cette ville pour visiter ou revoir l’Afrique (128) ; puis il retourna en Orient[105] et s’arrêta de nouveau en Grèce (129). Comme nous avons le livre d’un autre grand voyageur, presque contemporain, qui parcourut ce pays quand le souvenir d’Hadrien y était encore vivant, nous allons savoir par lui, ce qu’il faut mettre sous ces paroles que Spartien répète à propos de chaque province où l’empereur s’arrêtait : Il la combla de ses  libéralités. En nous disant ce que le prince fit dans la Grèce, Pausanias nous apprendra ce qu’il a dû faire ailleurs[106]. Cependant nous ne devons pas nous attendre à trouver là ni travaux de fortifications, ni constructions de voies militaires, inutiles en un pays situé au cœur de l’empire, où ne résidait aucune légion.

A Corinthe, il construisit des bains dans plusieurs quartiers de la ville et un aqueduc qui amena l’eau du lac Stymphale[107] ; à Némée, un hippodrome. Il rendit à Mantinée son glorieux nom, lui bâtit un temple de Neptune, et grava sur le tombeau d’Épaminondas une inscription qu’il composa lui-même. Dans la Phocide, il dota Hyampolis d’un portique et Abès d’un sanctuaire d’Apollon pour remplacer le grand temple, qui, brûlé par les Thébains dans la guerre Sacrée, attendait depuis cinq siècles qu’on relevât ses ruines. Aux Argiens, il donna comme offrande pour leur temple de Junon l’oiseau favori de la déesse, un paon d’or dont la queue étincelait de pierres précieuses, et il leur permit de rétablir la course équestre des jeux Néméens qui était tombée en désuétude. Enfin, entre Corinthe et Mégare, il élargit la voie Scironienne, sentier de piétons où, après lui, deux chars purent marcher de front, et, sur la route d’Éleusis à Athènes, il rétablit un pont que le Céphise avait emporté[108]. Nous en saurions bien davantage si nous possédions l’inscription placée dans le Panthéon d’Athènes, qui énumérait les temples élevés par lui ou enrichis de ses offrandes, tous les actes de sa munificence dans le pays de ses prédilections, et jusqu’à ses libéralités aux cités barbares.

Mais il y avait en Grèce un lieu qu’il préférait à la Grèce entière, la cité de Minerve, dont il voulait faire la capitale de la Hellade et de tout l’Orient hellénique. Les Athéniens se crurent revenus aux meilleurs jours de leur histoire, lorsqu’ils virent le maître du monde prendre l’habit grec[109] et se faire leur concitoyen ; remplir sérieusement ses fonctions d’archonte[110] et d’agonothéte ; présider à leurs jeux, à leurs mystères d’Eleusis, et placer sur le tombeau de Miltiade la statue qu’ils avaient oublié d’y mettre[111]. A en croire Eusèbe en sa Chronique, ils lui auraient demandé une constitution qui conserva l’assemblée et les tribunaux populaires, mais précisa les attributions du sénat comme juge des affaires contentieuses. Il vivait en riche particulier, accessible à tous, discutant avec les artistes des plans d’édifices, avec les philosophes des questions de doctrine ; parfois il coupait ces plaisirs tranquilles par des exercices violents, fût-ce une chasse à courre ; et le soir venu, il célébrait en des vers grecs que nous avons encore sa victoire périlleuse sur une ourse des montagnes de Thespies[112].

Athènes redevenait ce qu’elle avait été autrefois, la grande école de la Grèce. On recommençait à lui demander des leçons pour parler et écrire ; et les rhéteurs, les sophistes, accouraient y chercher un renom qui leur valait la. richesse, les honneurs, même de lucratifs sacerdoces qu’on donnait volontiers à ces beaux diseurs[113], au risque de confier le soin des intérêts religieux à ceux qui allaient faire la solitude dans les temples. L’empereur se plaisait à leurs discours, mais s’occupait surtout de grandes constructions dans la plaine de l’Ilissus. Comme il voyageait entouré d’architectes et d’ouvriers habiles, organisés à l’instar d’une légion et répartis en cohortes sous des chefs expérimentés[114], l’ouvrage allait vite : en peu de temps une ville nouvelle s’éleva près de l’ancienne cité, et un arc de triomphe, qui subsiste encore au-dessous de la pointe orientale de l’Acropole, porte ces mots gravés sur une de ses faces : Ici est la ville de Thésée, et sur l’autre : De ce côté est la ville d’Hadrien. Hadrianopolis fut, dès son origine, décorée de nombreux monuments qui, ne pouvant avoir la sévère grandeur du temple de la déesse vierge, réunissaient du moins toutes les élégances architecturales d’un temps où l’art cherchait le beau dans la magnificence.

Il fut aidé dans ce travail par le célèbre rhéteur Hérode Atticus, maître d’Aulu-Gelle et de Pausanias que, fort heureusement pour nous, sa rhétorique n’a point séduit, mais que son érudition a gagnés. Hérode bâtit ou acheva, dans la nouvelle ville, un pont sur l’Ilissus, le Stade, qu’il couvrit de marbre pentélique[115], et, sur une des collines qui le dominent, un temple de la Fortune. II avait fondé une riche bibliothèque : Hadrien l’entoura de portiques soutenus par cent vingt colonnes en marbre de Phrygie ; les murs étaient faits du même marbre ; les plafonds, cachés sous l’albâtre ou l’or ; les salles, décorées de statues et de tableaux précieux. Près de, là il construisit un gymnase où l’on comptait cent colonnes en marbre de Libye ; plus loin, c’était un temple de Junon. Aussi les Grecs, ravis de ces faveurs faites à leur race, même de celles qui semblaient ne s’adresser qu’aux seuls Athéniens[116], placèrent une statue d’Hadrien dans le temple d’Olympie, à côté de celle qu’ils avaient élevée à Trajan, et bâtirent, dans la nouvelle cité d’Athènes, le Panhellénion[117], temple de Jupiter et d’Hadrien, près duquel devaient se célébrer des jeux annuels en présence des députés de la Grèce entière.

Durant quelque temps ce Panhellénion parut être le sanctuaire politique de la Hellade, comme les temples de Rome et d’Auguste l’étaient à Tarragone et à Lyon pour les provinces occidentales. Des inscriptions de la fin du règne d’Antonin[118] montrent les Panhellènes en correspondance avec des peuples lointains, même avec l’empereur. Mais les Grecs de ce temps n’étaient plus capables de mettre en commun autre chose que leurs plaisirs. A Lyon, nos pères montrèrent parfois de l’esprit politique ; je crains qu’il ne se soit agité dans Athènes que de mesquines passions et qu’on n’y ait entendu que de basses flatteries. L’abaissement devant le maître y fut certainement plus grand. Autour de l’autel de Rome et d’Auguste, les Gaulois avaient du moins dressé les statues de leurs soixante cités, pour représenter, en face des nouveaux dieux, la nationalité gauloise. Cette idée, qui ne manquait pas de grandeur, ne vint pas aux Grecs. Il y eut bien, au Panhellénion, d’innombrables statues envoyées par les cités helléniques du continent, des fies, de la côte d’Asie et du Pont ; mais toutes étaient l’image du prince, comme s’il devait seul remplir la terre et le ciel. N’était-il pas le vrai Zeus Panhellénien, l’Olympien par excellence ? On lit encore, à Athènes, sur le piédestal de la statue érigée à cette occasion par les Dienses[119], ce surnom que les Grecs lui avaient donné et que tout l’Orient répéta : Olympio[120].

Toutes ces constructions et Hadrianopolis elle-même ont disparu ; cependant, lorsque, en descendant des Propylées, on laisse derrière soi le temple de Thésée et que l’on contourne par le sud le roc gigantesque si noblement couronné de ruines majestueuses, on voit d’abord sur la pente de l’Acropole le théâtre de Bacchus qui garde les sièges de marbre blanc où s’asseyait Périclès et d’où Hadrien a entendu quelque comédie de Ménandre ; plus loin, dans la plaine de l’Ilissus, quinze colonnes, les unes isolées, les autres encore réunies par leur architrave et dont les proportions colossales, la riche ordonnance, les teintes chaudes et dorées, qui s’enlèvent sur l’azur du ciel, frappent l’esprit d’étonnement et d’admiration, même à deux pas du Parthénon. Ces colonnes sont tout ce qui reste du temple le plus vaste de l’univers gréco-romain, l’Olympiéion, commencé par Pisistrate, continué par Auguste et achevé, au bout de sept siècles, par Hadrien[121].

Pourquoi tous ces temples relevés ou construits ? Est-ce par zèle religieux ? Hadrien était de cet âge où les religions, lentement mais de continu,

baissent comme la mer,

aux heures des marées descendantes ; il voyait venir

Le vieux prêtre courbé,

offrant

Sur le dernier autel la dernière hécatombe[122] ;

et il avait entendu retentir le cri funèbre : Πάν ό μέγας τέθνηxε. Mais il s’inquiétait peu des grands Olympiens qui allaient mourir ; il était artiste, et l’art n’ayant pas de plus belle expression que des temples, il en bâtissait ; et il appelait les sculpteurs et les peintres à les décorer, les rhéteurs à discourir, les philosophes à rêver sous leurs portiques. Si la divinité n’y était plus, la pensée humaine les remplissait ; et cette civilisation de la Grèce était si belle, cette paix romaine de l’empire était si grande, qu’il ne lui semblait pas que l’âme eut besoin d’autre chose[123].

D’Athènes il gagna l’Asie proconsulaire, qui paraissait, au milieu de l’immense jardin de l’empire, la région la plus favorisée. C’était la patrie des artistes qui élevaient tous ces monuments, et des sophistes dont l’habile faconde contenait en Orient l’invasion de l’idiome des conquérants, et allait bientôt éteindre, jusqu’en Italie, le clair et simple génie du Latium. Au retour du voyage d’Athènes, ces hommes ouvraient école dans quelqu’une des cinq cents villes d’Asie, et arrivaient bien vite à la fortune, même à la puissance. Favorinus, à Éphèse, Aristoclès, à Pergame, étaient d’importants personnages, et Polémon régnait véritablement à Smyrne : le sénat écoutait ses avis avec déférence ; la foule applaudissait ses discours ; quand il voyageait, ses chevaux avaient des rênes d’argent, et derrière son char marchait une armée d’esclaves. Il obligeait les gouverneurs à compter avec lui ; nous verrons au règne suivant de quelle façon il traita celui qui allait devenir l’empereur Antonin. Mais comment un proconsul de ce temps aurait-il résisté au favori de tout l’Orient grec et du prince, à l’homme dont un autre rhéteur fameux, Hérode Atticus, disait : J’ai eu Polémon pour maître, quand j’étais moi-même un maître d’éloquence ? Et il raconte que, arrivé à Smyrne, sa première visite fut pour Polémon : Quand, mon père, t’entendrons-nous ? Connu pour être un auditeur redoutable, Hérode fut étonné de la réponse du maître : Aujourd’hui même ; allons et écoute[124]. Après tant de siècles de guerre, le monde, fatigué d’agir, ne voulait plus connaître que l’ivresse de la parole sonore, harmonieuse et vide ; tous les Grecs d’Égypte se réunirent, sous Antonin, pour dresser dans Alexandrie une statue au rhéteur Aristide, en témoignage de leur admiration[125]. De Rome à Athènes, d’Athènes à Smyrne, de Smyrne à Alexandrie, à Carthage, régnait ainsi l’improvisation[126], don charmant qui étonne les foules et gagne les causes d’un moment, mais souvent funeste à l’art véritable et à la pensée. Ces habiles arrangeurs de mots, qu’auront-ils fait avant un siècle de la civilisation ancienne ? Qu’en font-ils déjà dans Athènes et Alexandrie ?

Dans ces provinces d’Asie, on trouve en mille lieux les traces du passage d’Hadrien ou son souvenir : villes détruites par des tremblements de terre qu’il aida à sortir de leurs ruines[127] ; cités secourues et embellies qui, en reconnaissance, prirent son nom, instituèrent des jeux ou frappèrent des médailles pour le dieu sauveur et le restaurateur des provinces ; temples et statues élevés en sou honneur ; ports et chemins construits à ses frais. Il n’est pas une région de la grande presqu’île où il semble que n’ait passé le voyageur impérial qui, par ses dons, ses conseils, son exemple, suscitait une noble activité, une émulation généreuse pour tous les travaux de la vie civilisée. Ainsi le grand gymnase de Smyrne fut construit à l’aide d’une souscription publique qu’Hadrien provoqua ou soutint en donnant lui-même une très grosse somme[128], et nous avons encore la liste des souscripteurs[129]. C’était déjà notre système d’encouragement aux œuvres d’utilité publique par une subvention de l’État. Il en fut de même partout et dans toute la période Antonine ; par là s’explique que l’empire apparaisse alors comme un immense atelier de constructions.

Citons quelques faits au hasard, puisqu’il n’est possible d’arriver à l’exactitude ni pour les dates ni pour l’itinéraire.

Hadrien prit terre sans doute à Smyrne, la perle de l’orient et la vraie capitale de la riante Ionie. Assise au fond d’un golfe qui rivalise avec les plus beaux du monde, sur les pentes d’une montagne que couronnent aujourd’hui les ruines d’une immense forteresse génoise, mais où les Grecs avaient certainement mis un temple, entourée de fertiles campagnes que traverse le fleuve d’Homère, Smyrne était un magnifique vestibule pour pénétrer en Asie, et les gouverneurs romains entraient toujours par là dans leur province. Hadrien y avait un grand ami, Polémon, qui venait de prononcer à Athènes le discours pour la dédicace de l’Olympiéion, et qui avait inspiré au prince une bienveillance particulière pour la ville qu’on appelait, dans la Grèce orientale, le sanctuaire des Muses. Cette bienveillance se montra par de nombreuses libéralités qui servirent à la construction de plusieurs édifices, entre autres d’un temple, et à celle d’un gymnase que Philostrate déclare le plus beau de l’Asie. Les Smyrniotes lui donnèrent en échange les titres d’olympien, de sauveur, de fondateur, et décrétèrent en son honneur des fêtes perpétuelles ou jeux hadrianiens. Milet fit de même, et toutes les autres. Le prince sceptique savait bien que penser de cette emphase orientale que nous avons le tort de prendre au mot : c’était la politesse du temps, et il ne s’arrêtait pas plus à ces formules qu’aux notes d’une musique mélodieuse que le vent emporte. Fut-il plus sensible aux médailles qu’ils frappèrent à l’effigie d’Antinoüs ? Je le crains.

Aux environs de Smyrne se trouvaient deux curiosités archéologiques qu’Hadrien ne manqua certainement pas d’aller voir : le tombeau dit de Tantale, à mi-côte du Sipylus qui domine le golfe, et, à une journée de chemin de la ville, sur la route de Sardes à Éphèse, le Nymphæum, où se voyait un bas-relief dont parle Hérodote et que Sésostris y aurait fait sculpter quinze siècles avant notre ère[130].

Il visita Milet, qui vient de nous rendre quelques débris d’une construction colossale trouvés au milieu des alluvions du Méandre, et la riche cité d’Éphèse, alors si prospère qu’il faut quatre heures pour traverser l’espace couvert par ses ruines ; cependant elle avait mis deux cent vingt ans à rebâtir son sanctuaire de Diane. Hadrien y éleva un temple à la Fortune romaine, que tous les peuples adoraient, là même où elle n’avait point d’autel. Il parcourut Lesbos et la Troade[131]. Pour plaire aux dévots de l’Iliade, quoiqu’il ne l’admirât pas, il rétablit le tombeau d’Ajax et rendit de grands honneurs au moins aimable des héros d’Homère ; pour gagner les habitants d’Alexandrie-Troas, il leur donna un aqueduc, qu’on voit encore près d’Eski-Stamboul, et dont il chargea un des beaux parleurs du temps, Hérode Atticus, de surveiller la construction. C’était déjà la coutume de ne pas s’en tenir aux devis. Atticus dépensa beaucoup plus qu’Hadrien n’avait promis. Mais le prince, libéral et non prodigue, amoureux de l’ordre en tout, même aux dépens de ses amis[132], approuva ses procurateurs qui se plaignaient, et l’excédant des frais resta au compte du rhéteur.

Il laissa aux habitants d’Ilion quelque chose dont leur vanité fut, pour un moment, plus satisfaite que de l’aqueduc d’Aristide : six vers grecs célébrant la gloire de leur cité et leur courage : Hector, fils de Mars, si tu m’entends sous terre, salut à toi. Sois fier de ta patrie. Ilion, la fameuse cité, est toujours peuplée d’hommes ; ils ne te valent pas, et pourtant, eux aussi, ils aiment les combats. Les Myrmidons ne sont plus. Va et dis à Achille : La Thessalie entière est aux pieds des enfants d’Énée.

A Nicomédie on lui donna le nom de fondateur avec moins de flatterie qu’en d’autres lieux, et Cyzique lui bâtit un temple dont, au dire du rhéteur Aristide[133], la masse imposante était vue de si loin, que, dans la Propontide, il remplaçait les signaux qui guidaient la marche des navires. Il s’arrêta longtemps dans cette région de la Bithynie que les Turcs nomment la mer d’arbres, et qui rappelle à nos voyageurs les plus doux paysages de la Suisse : eaux courantes, prairies encore vertes sous le soleil de juillet, nombreux troupeaux ; et, çà et là, des chalets en troncs d’arbres non équarris[134]. Hadrien, grand chasseur[135], se plut dans ce pays giboyeux et y fonda deux villes, dont l’une, nommée les Chasses d’Hadrien, Hadrianothères, consacrait le souvenir d’un de ses exploits : il y avait abattu une ourse énorme, telle qu’on en trouve encore sur les pentes de l’Olympe.

En Cappadoce, il acheta beaucoup d’esclaves pour le service des camps, mesure qu’on s’explique mal, car les légions pouvaient s’approvisionner partout de la marchandise humaine. Mais les Cappadociens étaient déjà fameux, aux beaux jours d’Athènes, pour leur cervelle épaisse aussi bien que pour leurs larges épaules, et le pays n’était qu’un grand marché d’esclaves. Est-ce alors, ou dans son précédent voyage, qu’il visita le Pont et qu’il eut avec les rois des pays voisins les rapports dont nous avons parlé ? On n’en saurait rien dire. Contentons-nous de ce que raconte Arrien[136], qu’à Trapézonte (Trébizonde) l’empereur voulut contempler la mer du même lieu où les Dix-Mille avaient jeté leur cri de joie, en reconnaissant l’Euxin et le terme de leurs travaux. Sur ce site admirable et pour rappeler ce double souvenir, on éleva une statue du prince qui, le doigt étendu, montrait la mer, mais peut-être aussi le temple de Mercure qu’il avait donné à cette cité marchande, et le port qu’il avait construit pour ses navires, jusqu’alors sans abri dans la mauvaise saison.

Nous ignorons ce qui lui arriva dans la capitale de la Syrie, grande cité, riche et dissolue, qui avait bien vite relevé les ruines du récent tremblement de terre, et où l’on ne pouvait tenir un soldat trois mois sans faire de lui un efféminé ou un séditieux. Antioche l’irrita probablement, comme Julien plus tard, par les sarcasmes d’une population vaniteuse et insolente, également incapable de rester sans maître et d’en garder un. Hadrien, qui avait élevé ou aidé à construire des monuments d’utilité publique dans la ville où il avait pris la pourpre, voulut restreindre l’étendue de la circonscription dont elle était la métropole[137], en créant une seconde province de Syrie, projet qui semble n’avoir été exécuté que sous Septime Sévère. Il avait lu sa fortune dans la fontaine sacrée de Castalie à Daphné : il ferma cet oracle dangereux.

D’Antioche il se rendit à Héliopolis ou à Damas, limite de la langue et de la nationalité syriennes ; au delà c’était le désert, la race arabe, la vie sous la tente et les longues troupes de chameliers allant chercher, à Ctésiphon et sur le golfe Persique, les denrées de la Perse et de l’Inde. Le monde romain communiquait avec l’empire des Parthes par trois routes : l’une, au nord, avec divers embranchements, que suivaient les armées, le commerce timide et les voyageurs isolés s’acheminant vers la Haute Mésopotamie ; deux, au sud, à travers le dé sert et aboutissant à peu prés au même point, vers la région où l’Euphrate et le Tigre se réunissent pour tomber ensemble à la mer : c’était le chemin des caravanes. Lorsqu’elles revenaient du bas Euphrate, celles-ci, selon qu’elles voulaient atteindre la Méditerranée à Alep, pour gagner l’Asie-Mineure, ou à Gaza, pour descendre en Égypte, prenaient au nord-ouest vers la Cœlésyrie, ou à l’ouest par le pays des Nabatéens. En abordant la frontière romaine, ces deux routes se reliaient à une autre qui, de Damas à Pétra, suivait la limite des terres cultivées et du désert, de sorte que, à elles trois, ces routes formaient un immense triangle ayant son sommet vers la Characène[138], sur le Pasitigre, sa base le long des dernières pentes de l’Anti-Liban, et ses deux côtés à travers le grand désert.

Dans le pays de la soif, les marchands n’avaient semé ni villes ni villages ; ils y passaient vite, ne s’arrêtant qu’aux puits qui jalonnaient le chemin ; mais ils avaient, de temps immémorial, établi leurs entrepôts autour des sources de Palmyre et dans l’enceinte inexpugnable des rochers de Pétra. C’est là que se signaient les sauf-conduits achetés aux Arabes et qu’on déposait les marchandises, là qu’étaient réunis les provisions, les montures et les guides. La conduite d’une caravane était une expédition difficile qui rapportait toujours de l’honneur, souvent du profit, et les premiers magistrats de ces villes en acceptaient la charge[139]. Des inscriptions célèbrent encore leur habileté ou leur courage, et des statues leur étaient élevées par ceux dont ils avaient sauvé la fortune ou la vie[140].

Au delà de ces deux oasis, du côté de l’Euphrate, rien que le vide ; mais, derrière elles, de grandes cités : Baalbek, Damas, Bostra, Gérasa, Philadelphie, dont les ruines comptent parmi les plus belles que nous connaissions.

Comment se produisit ce phénomène de grandes cités florissant à l’extrême frontière de l’empire et au bord du désert ?

Les malheurs de ses voisins avaient fait la fortuite de cette région. Beaucoup de familles grecques qu’Alexandre et ses successeurs avaient entraînées sur leurs pas, au fond de l’Asie, reculant devant la réaction des races indigènes, s’étaient repliées sur la Syrie, la première terre où elles avaient retrouvé quelque chose de leur langue, de leurs coutumes et de leur religion[141]. Un autre flot d’hommes lui arriva du côté opposé. Au temps des Hérode, la Palestine était fort riche et la Galilée couverte d’une population exubérante. Durant la guerre d’extermination conduite par Titus, une foule d’habitants de la rive droite du Jourdain passèrent sur la rive gauche, qui appartenait alors au roi des Nabatéens, et montèrent jusqu’à Damas, Héliopolis, Palmyre, où l’on a la preuve de l’existence d’une communauté hébraïque[142]. A une époque incertaine, des Arabes Himyarites, émigrés du Yémen, s’étaient établis dans le Haouran et le Belkâ ; sédentaires et cultivateurs, ils protégèrent le pays contre les Arabes des tentes, et Bostra leur capitale devint le grenier de ces régions[143]. Ce qu’on appelle le désert, du moins de ce côté, n’est en effet qu’une terre en friche. Que l’homme y vienne, et qu’une police habile à contenir les montagnards et les nomades lui donne la sécurité, et il utilisera, dans ces cantons facilement arrosables jusque vers la mer Morte, les eaux abondantes des montagnes qui, sous un soleil brûlant, feront produire à la terre de riches moissons. Après les coups frappés par Corbulon et Trajan sur les Parthes, après l’ordre sévère mis en Judée par Titus, dans la province d’Arabie par Cornelius Palma, de nombreuses populations étaient accourues en ces régions ; et la bonne police établie par Rome et Hadrien y développait une prospérité jusqu’alors inconnue.

En outre, ces hommes, qui plus tard se montrèrent dans leurs colonies d’Espagne les plus habiles irrigateurs du monde, ont eu dans tous les temps le génie du trafic. Arabes, Grecs, Syriens, Juifs s’adonnèrent avec ardeur à un commerce que le goût croissant des denrées orientales rendait chaque jour plus actif et qui se fit en toute sécurité au milieu de la paix romaine. La vitalité de l’empire se montra énergiquement dans cette province, où affluaient les hommes et les choses, les exilés de la Grèce asiatique et les proscrits de la Palestine pour la peupler, les laboureurs et les marchands pour l’enrichir, les soldats pour la défendre[144]. L’art suivit la fortune qui l’appelait et enfanta les merveilles de Baalbek et de Tadmor, où un seul portique, soutenu par des colonnes de marbre, avait 4000 pas de longueur. Ainsi s’explique que la mer de sable ait donné à ces villes la richesse que l’Océan donne à tant de cités maritimes : c’étaient les ports du désert.

Cette prospérité datait de loin, puisque quelques-unes de ces villes remontaient aux temps bibliques et que les architectes romains ont élevé leurs monuments sur des substructions colossales. A Baalbek du moins, l’enceinte des temples du Soleil, qu’Hadrien commença, et de Jupiter, que Sévère construisit, a pour assises des pierres d’un calcaire fort dur, dont trois sont longues chacune de 20 mètres, hautes de 5 et larges d’autant ; une quatrième, plus grande encore, est restée dans la carrière, à 1000 pas de là.

Demeurée longtemps comme Damas dans une dépendance incertaine de l’empire, Palmyre avait enfin reconnu, après la soumission de Pétra (105), l’autorité directe de Rome[145]. Hadrien y arriva en l’année 130 [146] avec sa légion d’ouvriers. Nous ignorons ce qu’il y fit, mais il doit avoir laissé des preuves de sa libéralité dans une ville qui avait, pour sa politique générale, une extrême importance, puisqu’elle se trouvait au point de contact des deux empires, et que, en lui donnant les moyens de développer son commerce, il se donnait a lui-même de nouvelles garanties pour la paix. Sur la route qui va de Damas à Palmyre, et de cette ville à l’Euphrate, on a trouvé les traces d’environ quarante-deux postes ou châteaux forts, à trois heures de distance les uns des autres[147]. Les soldats romains ne peuvent avoir occupé tous ces postes ; mais on a la preuve qu’ils tenaient garnison dans quelques-uns de ceux qui jalonnaient la première partie de cette route ; et comme Trajan, venu, sur la fin de sa vie, en Orient pour une grande guerre, n’a pas eu le loisir de songer à ces précautions de la paix, c’est qu’Hadrien les a prises lorsqu’il parcourait lui-même ces étapes. Une part doit aussi lui revenir dans les magnifiques constructions que Palmyre commençait à élever[148]. Il lui donna les privilèges du jus Italicum, avec le titre le plus envié par les cités provinciales, celui de colonie[149] ; et de grandes largesses ont certainement accompagné ces faveurs, car la ville voulut s’appeler Hadrianopolis[150].

La province d’Arabie était de formation récente. Palma, qui l’avait conquise en 105, Trajan, qui l’avait organisée en 106, n’avaient pas eu le temps de pourvoir à tout. Ce qu’il restait d’essentiel à y faire, Hadrien l’exécuta, puisque la province consacra des médailles Restitutori Arabiæ ; Gérasa fit commencer à lui la suite de ses monnaies impériales, et Damas en frappa avec la légende : Au dieu Hadrien, ou avec la double effigie de l’empereur et de l’impératrice. Trajan avait fait la fortune de Bostra en y établissant une légion. Pour reconnaître quelque libéralité d’Hadrien, sans montrer une trop vive ingratitude envers son prédécesseur, la ville cessa momentanément de mettre sur ses monnaies le nom de son second fondateur, mais ne le remplaça point par celui du nouveau prince. Au milieu de tant de basses adulations, cette flatterie contenue était presque de la dignité. Hadrien s’occupa certainement de l’ancienne route de chameliers qui allait de Damas à Pétra. Ses soldats, qu’il savait faire travailler, construisirent, en diverses directions, des voies militaires dont on voit les restes, même sur le plateau de Moab[151], et la capitale du Haouran devint le centre d’un grand commerce qui portait il Damas les dattes du Hedjaz et les parfums de l’Yémen ; dans l’Arabie, les blés, les raisins secs de la vallée du Jourdain, et les étoffes de l’Asie Mineure ; aux ports de la Méditerranée, les denrées de l’Orient que ses caravanes allaient chercher directement aux entrepôts du bas Euphrate[152]. Vers la mer Morte, l’attention du voyageur impérial, qui ne voulait négliger aucune curiosité de la nature et de l’art, dut être éveillée par les sombres récits qui couraient sur ce lac étrange aux eaux pesantes et amères qui ne peuvent nourrir un être vivant, et où Vespasien avait fait jeter des criminels garrottés pour s’assurer que les corps humains y surnagent. Mais il n’était pas donné, même au plus intelligent des empereurs, de trouver, en parcourant ces lieux, l’intérêt qu’y rencontre aujourd’hui le dernier de nos voyageurs, lorsque, au flambeau de la science moderne, celui-ci voit les hautes cimes du Liban couvertes de neiges éternelles et, de ses glaciers, sortir de puissants cours d’eau[153] ; dans le Haouran, les montagnes qui s’agitent sous l’effort des feux souterrains, et la plaine, fouettée par une tempête intérieure, qui se soulève comme une mer orageuse[154] ; enfin sur une ligne de 800 lieues, du Bab-el-Mandeb aux sources du Jourdain, la terre qui se déchire, et., au sud de l’immense fissure[155], l’océan Indien se précipitant entre l’Afrique et l’Asie, tandis que les eaux du nord, arrêtées par un ressaut du sol[156], s’accumulent dans le gouffre du lac Asphaltite, la dépression la plus profonde des trois continents. On n’avait pas encore écrit cette terrible page de l’histoire de la terre, et Hadrien, en ces mêmes lieux, n’entendait parler que de quelques villes misérables, détruites par la colère du ciel. La légende, comme il arrive souvent, était moins grande que l’histoire.

De la pointe méridionale de la mer Morte, Hadrien gagna le Wadi-el-Arabah, le fleuve sans eau, qui s’étend jusqu’au golfe Élanitique. Après une marche de trente heures, il arriva au voisinage du mont Hor, dont le sommet, suivant une tradition biblique que les musulmans ont gardée, porte le tombeau d’Aaron, et, par une gorge étroite où le soleil ne descend jamais, il entra dans la capitale des Nabatéens. Dès le temps de Strabon, on comptait à Pétra beaucoup de Romains qui étaient venus s’établir chez ce peuple entre les mains duquel se trouvait, pour une bonne partie, le commerce du bas Euphrate et de l’Inde avec l’Égypte. On rencontre encore çà et là les restes d’une voie romaine qui reliait la Palestine à cette ville, et l’un de ses monuments rappelle une élégante peinture de Pompéi. Quelques-uns doivent dater du passage d’Hadrien, car, en signe de sa reconnaissance intéressée, Pétra prit le nom de ce prince et commença par lui la série de ses monnaies impériales.

Dans la Palestine, Hadrien donna une plus grande activité aux travaux de la colonie romaine et des temples qu’il avait fondés à Jérusalem, ce qui fera éclater bientôt une formidable insurrection[157].

Il entra en Égypte par Péluse[158], où il honora la mémoire de Pompée en élevant un monument funéraire à celui qui avait eu des temples et n’avait pas un tombeau. Naguère toute la vallée du Nil avait été en grande agitation[159] : Apis s’y était manifesté après de longues années d’absence. L’étrange dieu n’était pas facile à trouver, car ses adorateurs voulaient qu’il prouvât sa divinité, en laissant voir sur son front une tache blanche en forme de croissant, sur son dos la figure d’un aigle, au-dessous de sa langue l’image d’un scarabée : exigences auxquelles il ne pouvait satisfaire sans un peu d’assistance sacerdotale et beaucoup de crédulité populaire. Il y avait d’antres conditions d’ordre surnaturel qu’il était plus difficile de vérifier : Apis devait être né d’une génisse vierge fécondée par un éclair descendu du ciel. Grâce à ces merveilles, le dieu était en grand honneur dans toute l’Égypte. Les villes s’en étaient disputées la garde à main armée ; Alexandrie même, la ville grecque, avait prétendu à cet honneur. Hadrien était en Gaule au moment de ces désordres ; il évita sagement d’y mêler l’autorité impériale et les laissa s’apaiser d’eux-mêmes ; lorsqu’il arriva, depuis longtemps le calme était rétabli, le dieu enfermé dans son temple, et les ouvriers occupés à tailler son tombeau, qu’un Français a retrouvé au Serapeum, sous la colline de Sakkara[160].

L’Égypte semble avoir plu médiocrement à ce grand curieux. Elle avait perdu sa forte vie religieuse et nationale ; l’art même y était arrivé au dernier terme de la décadence, ainsi qu’en témoigne le petit temple élevé pour Nerva prias des cataractes de Syène. Une image d’Hathor qu’on date du temps d’Hadrien n’est ni grecque ni égyptienne, elle n’a ni la grâce des statues de l’Ionie ni la majesté imposante des œuvres pharaoniques. Cependant, comme les momies de ses prêtres avec leur masque d’or, l’Égypte brillait d’un éclat étrange fait des gloires du passé et de la richesse du présent. Aucune invasion n’avait violé ses temples ni renversé les monuments de ses rois ; les Ptolémées avaient ajouté les œuvres de l’art grec à celles des Pharaons, et elle était le centre d’un immense commerce, le foyer d’une activité bruyante. Les esprits y travaillaient comme les bras ; toutes les denrées de l’Orient passaient par Alexandrie, toutes les idées philosophiques et religieuses du monde venaient y retentir. Ce bruit fatigua le prince que charmait la calme sérénité de la vie athénienne, s’écoutant au milieu de ces chefs-d’œuvre de l’art et de la pensée qui, par leur beauté seule, élevaient doucement l’esprit vers les sphères supérieures. Alexandrie, fournaise ardente où tout roulait et se mêlait, scories informes et métal, précieux, faisait regretter à Hadrien les templa serena de la Grèce, d’où le sage regardait le monde avec tranquillité[161].

Autre crime aux yeux du prince artiste : Alexandrie était laide. Tristement assise sur une grève désolée, entre un lac salé et la mer, au point où le désert finit, Alexandrie n’avait ni la grâce des cités grecques, où la nature était toujours pour moitié dans la grandeur des œuvres de l’homme, ni le charme des villes d’Orient, qui sont parfois, comme le Caire aujourd’hui, d’incomparables guenilles. En partie détruite durant la grande insurrection juive des derniers jours de Trajan, elle n’avait sans doute pas encore relevé toutes ses ruines, quoique Hadrien eut largement pris part à la dépense[162] ; et la grande rue de Canope, malgré ou à cause de sa régularité, le palais des rois, avec son immense étendue[163], le Phare, qui n’avait de beauté que pour les navigateurs[164], ne suffisaient pas à réveiller une admiration lassée par les merveilles de l’art grec.

L’ami des philosophes prit d’abord plaisir à visiter la Bibliothèque, le Musée, et à s’entretenir avec les savants hommes attirés par ces écoles fameuses. Il leur proposa des questions et les discuta avec eux ; mais ne leur trouvant qu’une science troublée et vaine, il prépara la ruine de la vieille institution, eu y créant des sinécures par le don à des absents de la pension égyptienne, tandis qu’il avait doté les écoles d’Athènes et de l’Asie Mineure de chaires[165] qui y entretenaient la vie. Ce n’est point qu’il s’inquiétât de la liberté dont on y jouissait. Les empereurs avaient gardé un fonctionnaire que les Ptolémées chargeaient de contenir toute exubérance, l’épistolographe, sorte de ministre des cultes et de la littérature. Aussi Timon appelait-il le Musée la cage des Muses, faisant entendre que les oiseaux de prix nourris dans cette royale volière n’avaient pas la licence de chanter sur tous les tons[166]. Cette littérature, en effet, et ces philosophies étaient fort inoffensives. Les subtilités de la grammaire et de l’étymologie en faisaient surtout les frais. On discutait les textes anciens, non l’autorité du prince ; on dissertait sur les entités métaphysiques, mais point sur le meilleur des gouvernements ; on vivait dans les temps mythologiques, beaucoup plus qu’à l’époque présente ; et les plus hardis bornaient leur audace à essayer de sauver le paganisme en l’expliquant par des allégories. La magie, la théosophie, avaient la leur foyer ; le gnosticisme y florissait ; les doctrines y étaient comme ces fleuves aux rives incertaines qui s’étendent au loin et confondent leurs eaux limoneuses[167].

Hadrien dut se plaire moins encore à Memphis, car les rois grecs n’avaient point respecté la capitale des Pharaons, et depuis longtemps ses palais servaient à bâtir ceux d’Alexandrie. En voyant naguère, sur l’emplacement de cette ville, quelques amas de briques décomposées et uni forêt de palmiers balançant leur tête élégante au-dessus des lieux où s’élevaient les palais des rois, je me demandais si Memphis avait jamais employé, pour les édifices particuliers, autre chose que des briques séchées au soleil. Ce peuple habitait, comme à présent, des maisons de boue, mais construisait pour l’éternité ses temples et ses tombeaux[168]. Il ne semble pas qu’Hadrien ait été frappé de la majesté sombre et religieuse des grands édifices de la haute Égypte. Dans sa villa de Tibur, où il voulut avoir une représentation des plus beaux monuments qu’il eût remarqués durant ses voyages, on signale à peine un souvenir d’Égypte, le Canope, long bassin destiné à des jeux nautiques, et qui n’avait d’égyptien qu’un petit temple de Sérapis bâti à son extrémité et quelques statues apportées des bords du Nil ou copiées sur celles des Pharaons.

Tandis qu’Hadrien remontait ce fleuve, Antinoüs s’y noya par accident[169], ou en se dévouant pour son maître, un dieu ayant déclaré ce sacrifice nécessaire au salut de l’empereur. Si la dernière version est vraie, ce dieu voulait des mœurs honnêtes ; l’affection d’Hadrien était un scandale et sa douleur fut une honte. Il fit d’Antinoüs un dieu dont l’image se dressa dans les villes d’Asie, et la divinité homicide rendit des oracles qu’Hadrien se plaisait à composer : satire du paganisme plus sanglante que celle de Lucien, qui pourtant fera bientôt si rude guerre aux dieux. Il est à noter que ce culte de la beauté masculine appartient exclusivement à l’Orient hellénique. Si l’on a trouvé à Rome et dans ses environs beaucoup de bustes et de statues d’Antinoüs, nous n’avons qu’une seule inscription latine en son honneur, et aucune monnaie de fabrication romaine ne porte son nom[170].

Cette apothéose du vice grec, quelques belles statues du nouveau dieu qui servirent à renouveler les types de Bacchus et d’Apollon, des inscriptions sur le colosse de Memnon et la fondation d’Antinopolis, qu’une route garnie d’aiguades, de stations et de postes fortifiés reliait aux ports de la mer Rouge[171], voilà tous les souvenirs qui nous restent du séjour d’Hadrien en Égypte. Il y en aurait un autre, si la mosaïque de Palestrina représentait son voyage en ce pays. On doit renoncer à cette attribution[172]. Je crois au contraire à l’authenticité de la lettre du prince à Servianus. L’allure, il est vrai, n’en est pas impériale, mais Hadrien aimait à rire et à se gausser des gens. Très cher Servianus, je connais bien cette Égypte dont tu me faisais l’éloge, ce peuple inconstant et léger qui, au moindre bruit, s’agite et court, cette race séditieuse, insolente et vaine. Leur capitale est riche ; tout y abonde, et personne n’y est oisif. Les uns soufflent le verre ; les autres fabriquent le papier ou tissent le lin ; chacun a un métier et s’y applique, même les goutteux, même les aveugles. Leur dieu à tous, chrétiens, juifs et le reste, c’est le gain. Il faudrait aussi d’autres mœurs à cette cité qui, par sa grandeur, mérite de tenir le premier rang en Égypte. J’ai fait pour elle tout ce qu’elle a souhaité ; je lui ai rendu ses anciens privilèges ; je lui en ai donné de nouveaux. Moi présent, ce n’étaient qu’actions de grâces ; à peine fusse je éloigné qu’ils ont outragé mon fils Verus, et tu sais, je pense, tout ce qu’ils ont débité sur Antinoüs[173].

Cette lettre est d’un artiste que le bruit des métiers ennuie ou d’un prince que la liberté de parole irrite : probablement les deux à la fois ; dans tous les cas, il semble qu’Hadrien n’ait été frappé en Égypte que de la turbulence des Alexandrins ; mais nous retiendrons, à l’honneur de sa mémoire, qu’insulté par des gens d’Antioche et bafoué par ceux d’Alexandrie, il se contenta de répondre aux uns en leur retirant un titre, aux autres en nous laissant d’eux un portrait dont tous les témoignages attestent la ressemblance. Théodose sera moins patient à Thessalonique.

L’impératrice Sabine, qui semble avoir accompagné Hadrien dans beaucoup de ses voyages, le suivit certainement en Égypte et remonta le Nil au moins jusqu’à Thèbes, pour y voir la statue de Memnon, ce fils de l’Aurore qui, chaque matin, saluait l’apparition de sa mère par un bruit mélodieux. Nous apprenons par un bas-bleu du temps[174], la poétesse Balbilla, que le dieu, mauvais courtisan, parut d’abord ne pas sentir l’honneur qui lui était fait et se soucia peu du visage courroucé de l’impératrice ; Sabine dut lui faire deux visites avant qu’il daignât lui répondre. On le lui a bien rendu. La science, brutale avec les dieux, a tué le Fils de l’Aurore et remplacé la gracieuse mythologie par un phénomène tout physique : le bruit résultait de l’ébranlement vibratoire que causaient les premiers rayons du soleil en chassant énergiquement l’humidité dont la roche s’était imprégnée durant la nuit. Il se produit dans les granits de Karnac ; de Humboldt l’a entendu dans ceux de l’Amérique méridionale, et, dans certaines conditions atmosphériques qui provoquent une évaporation rapide de l’humidité, on peut entendre partout, au bord de l’océan on au voisinage des grands bois, ces bruits singuliers que les paysans appellent le chant de la forêt[175].

Nous voici arrivés à la fin de ces longs voyages, sans avoir pu en préciser rigoureusement ni l’ordre ni la date[176] ; mais c’est leur caractère qu’il importait surtout de montrer, et ce caractère se Hadrien, restaurateur du marque par les faits que nous avons recueillis. A présent, nous avons le droit de dire que la sollicitude d’Hadrien, ses réformes, ses constructions, ses libéralités, s’étendirent à tout l’empire, car nous avons des monnaies qui prouvent son passage dans vingt-cinq provinces et ses bienfaits dans douze d’entre elles[177] : Restitutori orbis terrarum.

Les charges qu’il se laissa donner dans plusieurs villes ont la même signification de condescendance pour les sujets. Ainsi, il fut préteur d’Étrurie, dictateur, édile et duumvir dans des cités italiennes[178], démarque à Naples, archonte à Athènes, quinquennal à Italica et à Hadria. On dira que ces charges n’étaient que des titres d’honneur décernés par la flatterie ; je le veux bien, quoique le prince les fit gérer par un représentant ; dans tous les cas, on n’aurait pas songé à les offrir à un empereur pour qui tout l’empire aurait été enfermé dans l’enceinte de Rome[179]. Le régime municipal lui doit même une amélioration que nous avons gardée : le droit pour les cités de recevoir directement, et non plus, comme sous Trajan, par des legs et donations. C’était leur ouvrir, étant données les mœurs romaines, une source abondante de revenus.

En l’année 134, Hadrien rentra en Italie et n’en sortit plus. Il n’est pas besoin de dire que Rome et la péninsule profitèrent, comme les villes provinciales, de son goût pour les constructions[180]. Il répara une infinité d’édifices sans y effacer le nom des fondateurs, ce qui, pour les Romains, était le comble de la modestie ; il éleva un temple à Trajan, un autre à Vérius et à Rome, dont il fut l’architecte ; il se construisit sur la rive droite du Tibre un immense tombeau qui est devenu le Château Saint-Ange, et le pont qui réunit encore cette forteresse à la ville est son ouvrage. Enfin il voulut que sa villa de Tibur lui rappelât les monuments et les sites qui l’avaient le plus frappé dans ses voyages : le Lycée, l’Académie, le Prytanée, le Pécile, des temples, des bibliothèques, un théâtre, même des champs Élysées et un Tartare. C’était comme un musée du monde : idée heureuse qui pourtant venait d’un curieux plutôt que d’un artiste, car bien des choses y étaient nécessairement mesquines. Cette vallée de Tempé, avec des montagnes faites de main d’homme, ces monuments réduits à d’humbles proportions et reconstruits loin du milieu matériel et historique pour lequel ils avaient été faits, auraient été une erreur de goût, si Hadrien, vieilli et fatigué, avait cherché dans sa villa autre chose que le plaisir légitime d’y retrouver à chaque pas un objet qui réveilla en lui quelque souvenir de ses bonnes années. Les Romains faisaient de grandes choses et avaient souvent le goût des petites. Lisez la description que Pline le Jeune nous donne des jardins d’une de ses maisons de plaisance. Que d’enfantillages ! Et à Pompéi, combien de petites fontaines et de petites grottes en rocaille ou en coquillages, de petits jardins et de petits ruisseaux qui portent le nom pompeux d’Euripes ! A cet égard, Hadrien fut plus Romain qu’un autre, et je ne doute pas qu’il n’y ait eu dans sa villa de très puériles imitations de monuments fameux, et quelques arrangements de terrain pour faire des sites et des fleuves célèbres, où le Pénée dû être représenté par un filet d’eau. N’en soyons pas moins reconnaissants pour une fantaisie qui nous a valu les statues, les bas-reliefs, les mosaïques découverts dans les fouilles que, depuis deux cents ans, on pratique dans cette villa[181] dont les ruines couvrent un espace long de 3 milles. Beaucoup d’objets précieux des musées de Rome, l’obélisque des Barberini qui décore aujourd’hui la promenade du Pincio[182], ont été tirés de cette mine féconde ; et la flore de l’Europe s’est enrichie de quantité de plantes exotiques qu’il avait semées dans ses jardins de Tibur[183].

Tant d’années passées par le prince loin de sa capitale, tant de travaux accomplis en Italie et dans les provinces, à ses frais ou à son exemple, prouvent trois choses qu’il importe de noter : la richesse des cités qui pouvaient exécuter de si nombreuses constructions d’embellissement ou d’utilité ; le bon état des finances publiques, puisque le prince prenait une large part à ces dépenses ; enfin la tranquillité de l’empire, où tout allait de soi, sans arrêt dangereux, ni secousse violente, qu’Hadrien navigua sur le Nil, ou qu’il chassa dans les montagnes de la Calédonie.

Cet ordre tenait à la forte discipline des légions, à l’esprit de justice qui animait, comme on le verra tout à l’heure, l’administration générale, mais aussi à l’activité des travaux publics qui, occupant quantité de bras, chassaient la faim, mauvaise conseillère, malesuada rames. De même que nous avons trouvé pour la politique extérieure d’Hadrien un principe de gouvernement, la paix armée, nous en trouvons un autre pour sa politique intérieure, le développement des travaux publics. Par le premier, il était en désaccord avec son prédécesseur ; par le second, il l’imitait. Tous deux, en effet, ont été de grands bâtisseurs, non point uniquement par goût personnel, mais par une règle de conduite qu’ils s’étaient imposée, qu’ils appliquaient avec persévérance et dont les peuples se rendaient compte. Dans la dédicace d’un temple égyptien, on lit ces mots : Pour le salut de l’empereur Hadrien.... et pour le succès des travaux ordonnés par lui[184]. Il faut que le spectacle de cette activité laborieuse ait singulièrement frappé les esprits, puisque l’on en retrouve l’écho dans une formule de prière adressée aux dieux et jusque dans une inscription de l’hiérophante d’Éleusis : Moi, la grande Prêtresse, j’ai initié le maître du monde.... Celui qui a versé un flot d’or sur toutes les villes de l’univers[185]. n Lors donc qu’Eutrope disait de ces princes qu’ils couvraient la terre de leurs constructions, cet écrivain signalait une grande idée politique, et non pas une puérile satisfaction de vanité.

 

III. — ADMINISTRATION.

Le monde n’avait pas encore connu une pareille prospérité. Et ces richesses créées par l’industrie ou le commerce de l’univers, on en jouissait avec sécurité ; car la terrible loi de majesté ne menaçait plus la tête ou la fortune des riches[186], et les fonctionnaires étaient sévèrement surveillés. Naguère encore, la curie avait retenti d’accusations que les députés de la Bétique, de l’Afrique et de la Bithynie étaient venus porter devant le sénat dans les premières années de Trajan. où avait revu de monstrueuses dilapidations, la liberté, la vie même de chevaliers romains vendues à prix d’argent. Avec un prince qui fit trois ou quatre fois le tour de l’empire, et qui, dans chaque province, demeurait assez longtemps pour tout entendre, avec la volonté de tout savoir, ces crimes n’étaient plus possibles. Il y eut cependant des exécutions ; des gouverneurs de province, des intendants de finance, ou procurateurs, furent condamnés. Quand les victimes de ces magistrats infidèles se taisaient par crainte, Hadrien suscitait lui-même des accusateurs[187].

Mieux valait prévenir que réprimer. Hadrien traça aux gouverneurs de province des règles invariables. Les lois, les édits, les sénatus-consultes, les rescrits des princes, formaient un pêle-mêle de décisions souvent contradictoires, dont quelques-unes d’ailleurs ne s’appliquaient qu’à des cas particuliers ou à de certaines provinces. Par l’ordre de l’empereur, le préteur Salvius Julianus, un des jurisconsultes dont les ouvrages ont servi aux rédacteurs des Pandectes autant que ceux de Papinien, réunit les anciens édits prétoriens et tous les travaux faits sur la lex Allalua, que depuis longtemps les préteurs se transmettaient sans y beaucoup changer ; il en coordonna les dispositions qui formèrent, sous le nom déjà ancien d’Édit perpétuel, une sorte de code de la juridiction prétorienne et un règlement général de procédure. Hadrien provoqua un sénatus-consulte qui, en l’année 131, donna force de loi à ce nouvel Édit perpétuel. Les préteurs, les gouverneurs de province et tous les magistrats chargés de rendre la justice durent s’y conformer, sauf à ajouter, pour les espèces nouvelles qui viendraient à se produire, des règles de forme et des articles accessoires conçus dans l’esprit de l’œuvre législative dont le sénat et le prince venaient de consacrer l’autorité. C’était la loi substituée à l’arbitraire, un bienfait assuré aux provinces, et la première édition de ce grand livre qui est devenu le Corps des lois romaines[188].

Hadrien n’entendait point arrêter par cette codification, comme il est arrivé en d’autres temps et en d’autres pays, la vie juridique qui avait pris un si brillant essor[189]. Il encouragea, au contraire, les études des prudents, en confirmant par un rescrit l’autorité de leurs réponses officielles, auxquelles il donna force de loi lorsqu’elles étaient unanimes[190].

La paix sur les frontières, l’ordre dans les provinces, l’économie au palais, même à l’armée[191], la justice partout, enfin cette bonne politique qui donne de bonnes finances, permirent que le prince, sans charger les peuples, embellit les cités, pensionna des lettrés et des artistes, dégrevât les provinciaux des frais d’entretien de la poste impériale, et augmentât l’assistance accordée par Trajan aux enfants pauvres[192]. Mais s’il voulait que l’État secourût la misère ou le malheur, il n’entendait pas que le contribuable se fit à lui-même des largesses aux dépens du trésor public. Quelques mois après son avènement, il avait brûlé toutes lés créances du fisc depuis seize ans, qui montaient à l’énorme somme d’environ 200 millions de francs[193]. Un tel chiffre d’arrérages donnerait à penser que l’administration financière était bien mal conduite ou que les guerres de Trajan avaient obéré le peuple et les provinces. Afin de prévenir le retour de tels abus, Hadrien créa une charge nouvelle, celle d’avocat du fisc, qui fut, pour les intérêts financiers de l’État, ce que notre ministère public est pour les intérêts de la société et le respect de la loi. Dans chaque province, l’avocat du fisc rechercha ceux qui retenaient injustement un revenu ou un bien du domaine et les poursuivit devant le procurateur du prince, ou au tribunal du gouverneur. Mais on peut être assuré que si le nouveau magistrat montra dans sa fonction de la vigilance, il n’y mit point de dureté, car il eût agi contre les désirs du prince qui refusait les héritages des citoyens ayant des enfants[194], laissait aux fils des condamnés à la confiscation une partie de la fortune paternelle[195], quelquefois la totalité, en disant ces mots qu’on lit encore au Digeste[196] : J’aime mieux enrichir l’État d’hommes que d’argent. C’était de la part d’Hadrien une protestation généreuse et intelligente contre la coutume de la confiscation que nous avons mis dix-sept siècles à abolir.

On prête à Hadrien une réforme considérable : il en aurait fini avec l’hypocrisie du gouvernement impérial, en constituant franchement la monarchie, et Aurelius Victor prétend que la réorganisation administrative qu’il opéra subsistait encore à la fin du quatrième siècle, sauf quelques changements introduits par Constantin[197]. Dans cette opinion trop absolue, il faut voir le souvenir persévérant de la sagesse d’Hadrien ; c’est un hommage rendu au prince qui mieux qu’aucun autre eut le sentiment de l’ordre à mettre dans toutes les parties de l’État. Il n’a point fait au deuxième siècle l’œuvre du quatrième, mais il l’a préparée. On tonnait, à cet égard, deux faits importants : il réorganisa le consilium municipis et il retira les offices du palais aux affranchis, qui, depuis Auguste  et surtout depuis Claude, avaient été les véritables chefs de l’administration : tous les secrétaires de l’empereur furent pris dans l’ordre équestre[198]. Or placer dans les offices du palais, au lieu d’affranchis, serviteurs aveugles de leur maître, des chevaliers romains qui devenaient les fonctionnaires de l’État, et, par une conséquence nécessaire, réorganiser, les bureaux du gouvernement, c’était changer la maison du prince, jusqu’alors peu différente d’une riche maison particulière, en une grande administration publique.

Cette réforme en amena une autre. En s’obstinant à vivre loin de Rome, Hadrien aurait paralysé le mouvement des affaires publiques, s’il ne s’était rendu comme présent dans sa capitale par un conseil de gouvernement investi d’une autorité légale. Auguste avait constitué un conseil privé qui, si Dion n’a pas transporté au commencement de l’empire ce qu’il avait sous les yeux, était investi déjà d’attributions étendues. Mais ce conseil ne semble pas avoir survécu au premier empereur, du moins avec le caractère que celui-ci lui avait donné. On ne sent nulle part son action, et ce qui en subsistait n’était qu’une réunion accidentelle et changeante, formée au hasard des amitiés impériales. Hadrien le reconstitua, en demandant aux sénateurs de donner leur approbation aux désignations qu’il fit de personnages considérables, jurisconsultes fameux, chevaliers, préteurs, mêmes consuls. Le choix de l’empereur et la sanction du sénat donnèrent à des fonctions jusqu’alors d’ordre privé, ou du moins indécises, le caractère d’une sorte de magistrature permanente. Les questions étudiées par les bureaux qu’il venait de réorganiser arrivèrent à ce conseil et y reçurent une solution[199]. L’empereur pouvait donc, sans nulle inquiétude, courir le monde et chercher à Athènes ou en Égypte des hivers plus doux, en Gaule ou dans l’Illyricum des étés moins brûlants ; les Pères avaient fait dans ses mains comme une seconde abdication, et, en son absence, les membres du conseil de gouvernement, suppléant au besoin le sénat par la délégation qu’ils en avaient reçue, et l’empereur dont ils avaient la confiance, assuraient l’expédition des affaires, la tranquillité de Rome et la sécurité du prince. Ce n’était pas un ministère, car les Romains répugnaient, comme nos anciens rois, au partage des attributions ; mais quand des hommes tels que Salvius dulianus, Ulpien, Papinien ou Paul siégèrent au consilium, on put croire qu’un ministre de la justice s’y trouvait. Il n’y a donc point à s’étonner qu’on ait fait remonter les commencements de la transformation monarchique, opérée sous Dioclétien, à l’époque où les affranchis rentrèrent dans l’ombre, les chevaliers dans l’administration centrale, les sénateurs, ou du moins quelques-uns d’entre eux, dans le gouvernement effectif de l’empire.

La haute juridiction civile et criminelle, confiée, en Italie, à quatre consulaires, et la multiplication des curateurs, annoncent aussi l’approche des temps où les anciens droits, les vieux privilèges, vont disparaître devant l’égalité dans l’obéissance. Marc Aurèle remplacera les consulaires d’Hadrien par des juridici[200], magistrats de moindre dignité, investis seulement de la juridiction civile ; mais il donnera la juridiction criminelle au préfet de la Ville dans la région suburbicaire (jusqu’au centième mille), au préfet du prétoire dans le reste de l’Italie[201]. Ainsi, par respect pour cette vieille terre qui avait porté les fortes populations dont Rome avait formé ses légions, on évitait, tout en lui faisant la condition des provinces, de lui en donner le nom.

Les voyages d’Hadrien ne changeaient rien à cet ordre : la poste impériale lui apportait rapidement l’avis de son conseil. D’ailleurs il emmenait avec lui une partie de ceux qui le composaient ; de sorte que le gouvernement le suivait dans ses pérégrinations. Rome, dit Hérodien, est là où se trouve l’empereur[202].

J’omets quantité de réformes sans importance. Hadrien avait la manie de tout réglementer, comme il avait celle de tout savoir, même les secrets des familles. Sa police, qu’à raison de ses continuels voyages il dut rendre très active, écoutait aux portes, regardait dans l’intérieur des maisons et lisait, par-dessus l’épaule, la lettre qu’une femme écrivait à son mari, non, comme Tibère, par esprit de soupçon, mais, comme Louis XV, pour se distraire et rire. S’il multiplia les édits sur les vêtements, les voitures, les bains, les matériaux de démolition[203], les sépultures, qu’il interdit dans l’intérieur des villes[204], etc., il en fit aussi pour fermer les ergastula, où tant d’esclaves, même tant d’hommes libres, enlevés par surprise, étaient retenus et torturés ; pour ôter aux maîtres le droit de vie et de mort sur leur bétail humain et le protéger contre leurs sévices[205], pour leur interdire, à moins d’une autorisation du magistrat, une spéculation infâme : la vente de ces malheureux, hommes et femmes, à un propriétaire de mauvais lieu ou d’une école de gladiateurs ; pour défendre de mettre indistinctement à la question tous les esclaves d’un maître assassiné, même ceux qui n’avaient pas été à portée de voir ou d’entendre, et qui par conséquent n’avaient pu le secourir. Une matrone maltraitait cruellement ses femmes : il la condamna à cinq années de relégation[206] ; les sacrifices humains au Baal carthaginois continuaient : il les proscrivit encore ; enfin, mettant la logique au service de l’humanité, il décida que la femme qui aurait été libre à un moment quelconque de sa grossesse donnerait nécessairement le jour à un enfant libre[207], et que cet enfant naîtrait Romain lorsque ses deux auteurs, pérégrins au jour de la conception, auraient obtenu la cité avant l’accouchement[208]. Il améliora aussi la condition de la femme, l’autorisa à tester[209], et reconnut à celle qui avait le jus trium liberorum le droit de recueillir la succession de ses enfants morts intestats[210]. On a vu Trajan restreindre les droits de la patria potestas ; une décision d’Hadrien, rendue pour un cas particulier, prépara cependant la ruine de l’autorité du père en tant que juge domestique. Un fils avait commerce avec sa belle-mère, le père l’attira à la chasse et l’y tua. Le prince le condamna à la déportation, non pour avoir usé des vieux droits de l’autorité paternelle, mais pour avoir agi en brigand des bois[211].

Une inscription cite une loi d’Hadrien sur le colonat ; nous ne l’avons malheureusement pas. Mais cette seule mention prouve la clairvoyance du prince qui réglementait une condition nouvelle des populations rurales, destinée à remplacer peu à peu l’ancienne servitude[212].

Voilà des édits et des sentences qui feraient excuser bien des travers. Jamais pareil et plus généreux effort n’avait été fait par le législateur pour diminuer cette plaie de l’esclavage, point purulent qui minait le corps social. La législation d’Hadrien nous achemine à la transformation que va subir l’ancien mode de servitude : un grand nombre d’esclaves seront bientôt des colons.

A Rome, beaucoup de simplicité dans la vie, de dignité dans la tenue, quoiqu’il renvoyât bien loin ceux qui voulaient l’envelopper d’ennui, sous prétexte de la majesté du rang ; et si Antinoüs avait eu des successeurs, le vice du moins se dérobait à la pudeur publique. Au palais, les esclaves, les affranchis, retenus dans l’ombre ; point de vin sur la table, mais les repas assaisonnés de conversations variées, de lectures intéressantes ou de représentations scéniques. Des réceptions aux jours de fête ; ordinairement le calme et le silence dans la demeure impériale. Cependant aucune affectation d’austérité ; il prenait part aux plaisirs de ses amis et aussi à leurs douleurs ; il chassait avec eux et les visitait dans leurs maladies, sans leur permettre d’abuser de son affection ni leur donner un crédit dont ils pussent trafiquer, ainsi qu’ont coutume de le faire les césariens et tous ceux qui entourent les empereurs[213]. En public, pour cortége, les citoyens les plus respectés, et point d’avances à la foule, afin d’en tirer ces acclamations si faciles à obtenir et qui si souvent trompent ceux qui les reçoivent. Lorsqu’il revenait du Forum ou de la curie, c’était habituellement en litière, pour qu’on ne le suivit point[214].

Jusqu’à la fin il eut pour les sénateurs les mêmes égards. Arrivait-il des ambassadeurs étrangers, il les présentait lui-même au sénat, exposait leur demande, prenait les avis de chacun, et, après avoir recueilli les voix, rédigeait la réponse dans le sens de la majorité. Avec le peuple il était comme avec les soldats, plutôt sévère qu’affable[215]. Un jour que, durant les jeux, on lui réclamait avec insistance[216] une grâce qu’il ne crut pas juste d’accorder, il la refusa, et, toute l’assistance se récriant, il commanda par le héraut qu’on fît silence et que les jeux continuassent. Une autre fois le peuple le pressait avec grand bruit de donner la liberté à un conducteur de char. Il écrivit sur ses tablettes : La dignité du peuple romain ne lui permet pas de demander que j’affranchisse l’esclave d’un autre, ni de contraindre son maître à l’affranchir lui-même ; et il jeta ces tablettes à la foule. D’autres fois il se tirait d’une importunité par un bon mot. Un solliciteur dont la tête commençait à blanchir et qui n’avait pu obtenir une grâce reparut quelque temps après, les cheveux teints et demandant la même place : Mais je l’ai déjà refusée à votre père, dit le prince.

Il aimait, avons-nous dit, à rendre la justice, et surtout à la faire ; quand il siégeait sur son tribunal, c’était entouré non de ses amis ou de ses familiers, mais des plus savants jurisconsultes, tels que le sénat lui-même n’aurait pu mieux choisir, Julius Celsus, Salvius Julianus, Neratius Priscus[217]. Dion, qui ne lui est pas favorable, remarque cependant que jamais il ne dépouilla personne injustement de ses biens ; et l’historien ajoute avec une naïveté qui est malheureusement une vue nette de certains caractères : Il n’avait point de colère, même pour les gens de peu qui lui rendaient service en agissant contre son sentiment. Mais il n’entendait pas que les juges violassent la loi ; et sa vigilance, celle qu’il imposait à l’administration, rendirent les prévarications bien difficiles[218]. Il voulait que l’intention, et non le fait, fit le coupable, et si, en lui, l’homme a eu des mœurs mauvaises, le prince a su récompenser les bonnes en refusant de punir le meurtrier d’un individu qui avait commis de honteuses violences sur l’accusé ou sur les siens[219].

Il est malheureux que le grammairien Dosithée, qui nous a conservé des lettres et sentences d’Hadrien, ne soit qu’un maître d’école prenant au hasard les exemples qu’il propose à ses élèves. Mieux choisis et plus nombreux, ces fragments auraient permis de lever un coin du voile qui cache la vie habituelle du prince. Tels qu’ils sont, ils le montrent rendant. justice ou donnant conseil à tout venant, sous le vestibule de son palais[220], comme les rois et les cheiks de l’Orient aux portes de leur ville ; et, malgré leur insignifiance, ils aident à saisir le véritable caractère de cette magistrature impériale, faite des prérogatives bien déterminées des anciennes charges républicaines et des pouvoirs indéfinis de l’autorité patriarcale.

Un individu veut s’enrôler : Où désires-tu servir ?Au prétoire. — Mais quelle taille as-tu ?Cinq pieds et demi. — Entre dans les cohortes urbaines, et si tu es bon soldat, la troisième année, tu pourras passer aux prétoriens. (§ 2.)

Un vieux soldat vient au palais : Mes fils, seigneur, ont été pris pour la milice. — C’est fort bien. — Mais ils sont très ignorants : aussi j’ai peur qu’ils n’agissent pas selon les règlements et qu’ils rte nie laissent dans la misère. — Pourquoi craindre ? Ne sommes-nous pas en paix ? Leur temps de milice se passera tranquillement. — Permettez, seigneur, que je les suive, fût-ce comme leur serviteur. — Par les dieux ! n’en fais rien ; il ne convient pas que tu deviennes le valet de tes fils ; mais prends ce ceps de vigne, je te fais centurion[221]. (§ 13.)

Un autre jour, il condamne un fils à nourrir son père vieux et infirme, un tuteur à fournir des aliments à son pupille. Un homme et une femme qui n’avaient pas contracté de justes noces, c’est-à-dire un mariage légitime, se disputent un enfant pour avoir sa part dans les distributions publiques. L’empereur fait venir l’enfant : Auprès de qui demeures-tu ?Chez ma mère. Alors le prince se tournant vers l’homme : Méchant ! laisse ce congiaire qui ne t’appartient pas. (§ 11.)

Comme il assistait à la distribution de ce que nous appellerions les bons de pain, une femme s’écrie : Je te supplie, seigneur, d’ordonner qu’on me donne une portion du congiaire de mon fils qui m’abandonne. Le fils était présent. Moi, seigneur, je ne la reconnais pas pour ma mère. — Eh bien, moi, si tu persistes, je ne te reconnaîtrai plus pour citoyen. (§ 14.)

Un citoyen expose qu’il a le cens équestre et qu’il avait sollicité la concession du cheval d’honneur (equum publicum)[222], mais n’a pu l’obtenir à cause d’une accusation portée contre lui : Celui qui demande le cheval d’honneur doit être à l’abri de tout reproche ; prouve que ta vie est sans tache. (§ 6.)

Il ne se trouve en tout cela rien de bien important pour le droit ou pour l’histoire. Cependant, si Tacite avait lu les fragments de Dosithée, il n’aurait pas reproché à Tibère sa présence dans les tribunaux. L’empereur était un chef militaire, imperator, mais il était aussi de cet âge, où la société voit surtout dans le prince un justicier à la façon de Salomon ou de saint Louis. Aux mains d’un sage, cette faculté de faire le droit, condere jura, à tout propos et sur toute question, est sans inconvénients ; aux mains d’un débauché, d’un violent ou d’un fou, elle a été déjà et elle redeviendra terrible. Hadrien, heureusement, était de la catégorie des sages.

Un tel prince méritait d’être bien servi, et il le fut, parce qu’il avait la qualité qui, chez le prince, peut remplacer toutes les autres : il savait découvrir les hommes utiles et les mettre à la fonction qu’ils étaient en état de remplir le mieux. Mais les écrivains, qui nous ont gardé si peu de choses de l’empereur, ne nous disent rien de ses lieutenants. Il en avait cependant qui étaient dignes des anciens temps. Ainsi Marcius Turbo, son meilleur général, devenu préfet du prétoire, étonnait la mollesse des grands de Rome par son activité et sa vie austère. Il passait tout le jour à travailler au palais, et souvent retournait près du prince au milieu de la nuit. Jamais on ne le vit, même malade, s’enfermer dans sa maison, et Hadrien le pressant de prendre quelque repos, il répondit par le mot de Vespasien : Un préfet du prétoire doit mourir debout[223].

Sulpicius Similis était un autre gardien sévère de la discipline. Un jour, Trajan l’ayant appelé dans sa tente, lui simple centurion, avant les tribuns, il dit au prince : C’est une honte, César, que tu t’entretiennes avec un centurion, tandis que les tribuns sont debout à ta porte et attendent. Il prit malgré lui la préfecture du prétoire, la déposa dès qu’il le put, passa aux champs le reste de sa vie, sept années, et fit écrire sur son tombeau : Ci-gît Similis, qui exista soixante-seize ans et en vécut sept[224].

Le vainqueur des Juifs, Julius Severus, homme aussi d’autorité, mais en même temps de justice, avait gagné si bonne renommée dans soir gouvernement de Bithynie, que, plus d’un siècle après, son nom y était encore vénéré. Arrien est une autre preuve de la sûreté des choix d’Hadrien. Écrivain distingué, historien exact, bon général, chef habile et prévoyant d’une province frontière, il mérita l’estime de son prince, et il a gagné celle de la postérité.

Cependant on reproche à Hadrien une basse jalousie et de la cruauté ; mais il est aisé de reconnaître d’on venaient ces reproches. Durant ses interminables voyages, il promenait avec lui le gouvernement sur tous les grands chemins de l’empire.

Auparavant, la réalité du pouvoir restait au moins dans la capitale, et, de loin, on voyait mal la distance qu’il y avait du Palatin à la curie. Avec Hadrien, l’illusion n’était plus possible. Que faisaient donc les délaissés de Rome, les vieux politiques sans emploi, la jeunesse dorée sans guerre, sans commandements obtenus avant la première barbe[225] ? Que disait-on sous les portiques du forum de Trajan, le long de la voie Sacrée et dans toutes les maisons patriciennes ? Que le petit Grec était encore un petit esprit ; que ce provincial se plaisait avec les gens de son espèce[226] ; que ce grand ami de la paix avait peur de la guerre. On ne lui reprochait pas ses vices, qui étaient ceux de tout le monde, et pas encore sa cruauté, puisque personne ne voyait d’exécutions ; mais on insinuait qu’il avait bonne envie de faire des victimes et l’on exagérait ses travers ; on élevait à la hauteur d’affaires d’État des querelles de ménage entre lui et les sophistes dont il s’entourait. Enfin, comme son mariage était demeuré stérile, on prêtait à l’impératrice Sabine d’abominables propos, et, sans se mettre en frais d’imagination, on lui faisait répéter le mot attribué déjà au père de Néron : D’elle et de moi, il ne peut naître qu’un monstre fatal au genre humain. Il ne faisait pas bon conspirer contre un prince qui avait pour lui le dévouement absolu de trente légions. Aussi ne le fit-on qu’à son avènement, quand on le croyait mal affermi, et à la fin, lorsque, la mort approchant, on pensa que son esprit et sa main faiblissaient[227]. Mais on se dédommageait par des médisances : petite guerre dont Antonin s’était tant effrayé, qu’il n’avait point osé, durant tout son règne, sortir de Rome.

Or, ces médisances, les badauds les écoutaient avidement et les ramassaient pour d’autres qui les écrivirent. Voilà comment nous les retrouvons dans les pauvres historiens de ce temps, Spartien et Dion, surtout le Dion du moine Xiphilin. Avec de tels écrivains, on est forcé de ne tenir aucun compte des accusations vagues, des affirmations saris preuves, lorsqu’elles sont en contradiction avec le caractère bien constaté des hommes, ou avec les événements connus. Ainsi Dion, attribuant à la jalousie l’abandon des conquêtes de Trajan et la destruction du pont sur le Danube, fait preuve d’autant d’ineptie que lorsqu’il montre Hadrien envieux des morts, même d’Homère, et se guérissant une première fois de son hydropisie en épuisant, à l’aide de la magie et des enchantements, l’eau qui enflait son corps. Spartien dit sérieusement que l’empereur avait de telles connaissances en astrologie, qu’il écrivait le soir des calendes de janvier tout ce qui devait lui arriver dans l’année. Plus loin, il accuse la violence de sa cruauté naturelle, vim crudelitatis ingenitæ, et il ajoute : ideirco multa pie fecisse[228]. Pour admettre cette cruauté naturelle, qui aurait eu le singulier effet d’être le mobile de ses bonnes actions. il faudrait autre chose que ces phrases d’où rien ne sort quand on les presse. Nous avons eu trop d’exemples de cette manie malheureuse avec un écrivain de génie comme Tacite, pour accepter sans preuves les affirmations d’auteurs de décadence, à qui manquent complètement le sens critique, le goût de l’ordre et de la précision, mais qui, en. échange, sont déjà doués de la plus niaise crédulité.

On lit dans Dion : Sa jalousie contre les talents supérieurs ruina un grand nombre de gens et causa la perte de quelques-uns. C’est ainsi qu’il chercha à se défaire de Favorinus le Gaulois et de Denys le Milésien[229]. On pourrait croire, d’après ces paroles, qu’il arriva à ces deux hommes quelque fâcheux accident. Or Denys fut fait chevalier romain et Favorinus mourut plein de jours dans les dernières années d’Antonin. Repris une fois par le prince au sujet d’une expression, il s’était aussitôt rendu, et, ses amis le raillant d’avoir cédé si vite, il avait répondu : Vous ne me persuaderez jamais que l’homme le plus savant de l’univers ne soit pas celui qui commande à trente légions. Il serait juste de laisser ce mot au compte de la lâcheté du sophiste ; on le met à la charge du prince, qui apparaît alors comme incapable de supporter la plus légère contradiction. On rapporte du même personnage qu’il s’étonnait de trois choses : Gaulois, il parlait grec ; eunuque, il avait été accusé d’adultère ; enfin, haï de l’empereur, il vivait encore. L’eunuque n’était point modeste, en se vantant d’avoir été l’objet de la haine d’un empereur ; et s’il conserva, comme il semble[230], la faveur d’Antonin, c’est qu’Hadrien ne l’avait pas même chassé de sa cour. Tout le mal peut-être qu’il en avait reçu avait été de se voir préférer d’autres sophistes. Denys de Milet et le philosophe Héliodore perdirent aussi de leur crédit ; mais Épictète garda le sien, et Arrien, son disciple, fut tiré des livres pour être fait consul.

Nous savons qu’Hadrien aimait à s’entourer de lettrés et d’artistes, race autrefois disputeuse et république pleine d’orages, parce que la vanité y était toujours surexcitée. Le prince peut te donner des richesses et des charges, disait Denys à Héliodore, qu’Hadrien venait de prendre pour secrétaire, mais jamais il ne fera de toi un orateur. Que cette humeur difficile t’ait, à certains jours, fatigué, et que, dans ses disputes avec eux, sur un point de grammaire ou de philosophie, il leur ait rappelé, par une réplique impérieuse, la qualité de leur contradicteur, on ne devrait pas s’en étonner. Il aimait à rire et excitait des batailles où il rendait vers pour vers, trait pour trait, sans toujours en émousser la pointe[231]. Un de ces sophistes[232] réclame les immunités que la loi accorde aux philosophes : Lui, un philosophe ! répond Hadrien, quelle erreur ! et il refuse. Le mot était dur et le procédé désobligeant ; mais d’une parole, même acérée, à un coup de hache, la distance est grande, et je ne crois pas qu’elle ait été franchie par le prince, qui aimait trop les lettres pour en persécuter les représentants.

Il honora et enrichit, dit son biographe, tous ceux qui se livraient à l’enseignement, et en éloigna, mais après les avoir comblés de biens, ceux qui n’étaient pas capables de soutenir la renommée de leur profession[233]. C’est notre mise à la retraite avec tous les honneurs de la vétérance. Remarquons, sans nous arrêter à leur histoire, que sous ce règne florissaient : Plutarque, un des maîtres d’Hadrien ; Suétone, son secrétaire, qu’il disgracia pour une offense à l’impératrice ; Phlégon, son affranchi, qui écrivit, sous la dictée du maître, son histoire ; Arrien, habile et savant capitaine ; Ptolémée, l’illustre géographe ; Pausanias, Aulu-Gelle ; enfin un grammairien fameux, Apollonius Dyscole ou le Bourru. Juvénal venait de mourir, et Lucien, Apulée, n’avaient encore rien écrit. Ainsi l’érudition domine et la grande littérature est morte, car bien que tout le monde fasse des vers ou déclame, on ne trouve ni un orateur ni un poète.

Nous avons pu faire bon marché des querelles d’Hadrien avec les sophistes, mais il resterait une tache odieuse sur son nom, s’il était vrai qu’Apollodore eût été mis à mort en représailles de critiques contre un projet de temple dessiné par l’empereur. J’ai peine à croire à cette méchante action, et ce qui s’y rapporte est fort obscur. On dit que, du vivant de Trajan, Apollodore se brouilla avec le futur empereur, en le renvoyant à ses peintures un jour qu’Hadrien voulait lui parler de constructions, et l’on fait de cette rudesse le motif de sa disgrâce. Cependant il resta encore en faveur, puisque le nouveau prince le chargea de faire un colosse qu’il voulait consacrer à la Lune, pour le placer à côté de celui de Néron qu’il avait dédié au Soleil[234]. Le récit de Dion Cassius, ou plutôt de l’abréviateur Xiphilin, est rempli d’invraisemblances. Hadrien, dit-il, bannit Apollodore, mais demeura en correspondance avec lui ; il lui demanda même de composer sur les machines de guerre le livre dont nous avons parlé et qui commence ainsi : Seigneur, j’ai lu ta lettre au sujet des machines, et je suis heureux que tu m’aies jugé digne d’exécuter une pareille œuvre. Plus loin, il ajoute : Dans des jours meilleurs pour moi, quand nous étions ensemble à l’armée.... Ces paroles tristes, mais douces, n’annoncent point beaucoup de haine dans le cœur de l’exilé pour le persécuteur, ni cette demande du prince une bien vive irritation contre le persécuté. Il y a là quelque chose qui nous échappe. Si l’empereur ne mettait pas un terme à cet exil, c’est peut-être que le sénat l’avait prononcé à la suite d’une faute dont le souvenir subsistait. Dion assure qu’Hadrien finit par ordonner sa mort pour avoir dit d’une statue que le prince voulait mettre assise dans un temple : Elle est trop grande : en se levant, elle briserait la voûte. L’habile artiste n’a pu, faire à un connaisseur expert une objection si contraire aux idées des anciens sur la statuaire des dieux, et qui eût été la condamnation de Phidias en même temps que celle d’Hadrien. Il est tout aussi difficile d’admettre que le meurtre du grand architecte soit passé inaperçu. Or Spartien, qui ne ménage pas au prince les accusations de cruauté, et qui parle d’Apollodore, ne fait aucune allusion à sa mort violente. Eutrope et Aurelius Victor ne la connaissent pas davantage, ou du moins n’en disent mot. Si le fait est vrai, il faut qu’on lui trouve d’autres motifs que ceux qu’on donne, car ce meurtre, tel qu’il est raconté, aurait été un acte de folle cruauté, et nous avons le droit de dire qu’Hadrien ne commettait pas de ces actes là[235].

Il est une question que, à l’époque où nous sommes arrivés de l’histoire de l’empire, il faut se faire au sujet de chaque prince : Quelle conduite a-t-il tenue à l’égard de ceux qu’on appelait les désespérés et qui à l’apothéose de l’empereur opposaient celle du crucifié ?

La croyance qui finit se rencontre avec celle qui commence, et elles se mêlent comme deux fleuves arrivés à leur confluent : des sectes chrétiennes différaient si peu des païennes que, à regarder de loin et vite, on distinguait mal les dévots des deux religions. On a lu une lettre d’Hadrien dont nous avons omis, pour le reprendre ici, un passage qui se rapporte aux chrétiens. En Égypte, dit-il, les chrétiens sont des adorateurs de Sérapis, même ceux qui se disent les évêques du Christ. Dans ce pays, il n’y a ni rabbin juif, ni samaritain, ni prêtre chrétien qui ne soit astrologue, devin et charlatan[236]. Le patriarche même, lorsqu’il vient en Égypte, est forcé par les uns d’adorer Sérapis, par les autres le Christ. Ces paroles attestent une certaine préoccupation de la question religieuse dont le monde était alors troublé. Il est évident qu’Hadrien prit quelque souci des problèmes qui s’agitaient au-dessous de lui ; mais, comme les puissants et les heureux du jour, qui regardent de loin et dédaignent les idées nouvelles, il a vu, sans bien comprendre, et, comme beaucoup d’autres aussi, il confondit avec le bien des chrétiens celui dont les Lagides avaient fait le Dieu suprême de la vie, de la mort et de la résurrection.

Cependant l’empereur aurait dû être mieux au courant des dogmes chrétiens, car, à Athènes, il avait admis Aristide, philosophe converti, et l’évêque Quadratus, le premier apologiste, à lui présenter la défense de leur foi (126). L’Église, avec son organisation et ses rites, alors fort simples, ne pouvait inspirer d’inquiétude à un prince qui, dans ses voyages, avait rencontré tant de systèmes, de croyances et de cultes divers, que le vieil esprit romain, étroit et dur, avait été tué en lui pour faire place à l’esprit de tolérance. Les chrétiens, qui prétendaient guérir des malades et ressusciter des morts[237], lui semblaient avoir autant de droit à vivre tranquilles que les prêtres de Sérapis, qui s’attribuaient le même pouvoir. Il n’avait nulle envie de les accuser, comme Domitien, de judaïser, comme Trajan, de former des sociétés secrètes, et il rattachait leur dogme de la Trinité aux doctrines les plus pures de Platon. Les chrétiens, dont les apologistes se  présentaient devant lui avec le manteau des philosophes[238], lui semblaient former une école philosophique, à laquelle il devait donner la liberté qu’il laissait à toutes les autres. S’ils étaient possédés de l’esprit de prosélytisme, tout le monde alors l’avait, à ce point que nous pouvons considérer Sénèque, Épictète, Dion Chrysostome, comme des directeurs de conscience ; que beaucoup tenaient Apollonius de Tyane pour un messie ; et que les chemins, les rues, étaient encombrés de philosophes prêcheurs dont Lucien nous a laissé un portrait qui, sauf l’habit, semble fait à la ressemblance de certains prédicants de carrefours au moyen âge.

Hadrien, qui avait changé les anciennes façons de régner, changea donc aussi les vieilles maximes de gouvernement ; et, puisqu’il mettait le salut de l’empire dans la vigilance et la fermeté de l’empereur, incessamment portées sur tous les points du territoire, c’est-à-dire dans une sagesse toute terrestre, il n’avait plus besoin de le mettre dans la protection de la religion officielle. Malgré son titre de souverain pontife, il laissa les dieux d’Auguste se défendre tout seuls. Néanmoins il faut toujours faire cette réserve, que dans cet empire immense il a pu se trouver quelques villes où des chrétiens aient été victimes soit des emportements d’une populace ameutée, soit de la haine religieuse d’un magistrat imbécile ; que la police du culte appartenait aux décurions[239] et qu’ils croyaient défendre leurs dieux en accusant ceux qui les attaquaient. C’étaient des violences locales contre lesquelles les provinciaux étaient sans défense. Ceux qui, en très grand nombre à cette époque, avaient le titre de citoyens, étaient seuls à l’abri de ces jugements précipités qui tourmentaient la conscience de certains fonctionnaires. Plusieurs, entre autres Licinius Silvanus Granianus[240], proconsul d’Asie, écrivaient à l’empereur qu’il ne leur paraissait pas juste de mettre un homme à mort parce que la populace criait : Le chrétien aux bêtes ![241] Nous avons une des réponses d’Hadrien, celle qui fut adressée à Minucius Fundanus, successeur de ce sage personnage. Saint Justin l’a insérée en entier dans sa première Apologie, et Eusèbe en a mis une traduction grecque dans son Histoire ecclésiastique. Sans retirer les instructions si précises de Trajan à Pline, ce qui aurait été l’équivalent d’une reconnaissance officielle du christianisme, Hadrien semble avoir cherché, par le vague de sa réponse, à fournir aux juges un prétexte de ne frapper les chrétiens que pour des délits de droit commun. Si quelqu’un, dit-il, accuse les chrétiens et prouve qu’ils font quelque chose contre les lois, jugez-les selon la faute qu’ils auront commise ; s’ils sont calomniés, punissez le calomniateur[242].

On dira que c’était n’accorder rien, puisque les lois de l’empire condamnaient les chrétiens. Sans doute, mais d’abord, par son rescrit, Hadrien interdisait la violence, les exécutions tumultuaires, et faisait une obligation de la procédure légale ; ensuite, dans un gouvernement absolu, les lois valent ce que vaut l’esprit qui les applique ; et il faut bien que, sous les termes équivoques dont Hadrien s’était servi, l’administration impériale ait mil la tolérance qui était dans la pensée de son chef, puisque saint Justin trouvait que ce rescrit contenait tout ce que les chrétiens pouvaient demander aux empereurs[243].

Antonin ne songera pas plus que son prédécesseur à donner au christianisme une existence légale, incompatible avec les lois et la constitution même de l’empire, mais il leur accordera la tolérance de fait, qui devait d’abord lui suffire.

Que serait-il advenu si cette politique avait été continuée par les successeurs de ces deux princes ; si les uns n’avaient pas cherché à étouffer le christianisme dans le sang ; si les autres ne lui avaient pas livré le gouvernement en le faisant asseoir à côté d’eux sur le trône ? On eût évité tous les crimes commis par la persécution, qui exalta l’héroïsme des martyrs, mais aussi la haine contre la société païenne, ses arts, sa littérature ; et le christianisme, s’infiltrant peu à peu dans les esprits, eût paisiblement transformé le monde, sans se faire d’abord pouvoir public, ensuite puissance territoriale, ayant la force et en usant, faisant des martyrs après en avoir donné. Alors il eût été pour l’empire un élément de régénération, au lieu d’être une cause de dissolution. Mais le gouvernement du monde appartient à la passion bien plus qu’il la sagesse, et cette idée de la séparation du temple et du forum, ou, pour l’appeler par son nom moderne, la séparation de l’Église et de l’État, qui n’entra jamais dans une tête grecque ou romaine, est un fruit qui aura mis des milliers d’années à mûrir.

Pour Hadrien, il lui reste l’honneur d’avoir agi comme s’il avait eu le respect réfléchi de la conscience religieuse. Sous lui, nul, par ordre du prince, ne souffrit pour ses croyances, dans sa personne ou dans ses biens. Il eut cependant une guerre atroce de religion. Aux premiers jours de son règne, ses généraux avaient écrasé l’insurrection juive qui avait éclaté sous Trajan, à Cyrène, en Égypte, dans l’île de Chypre, où l’exploitation des mines de cuivre, concédée par Auguste à Hérode, à condition d’en partager les revenus avec le fisc impérial, avait attiré un très grand nombre de Juifs. Comme dans toutes les guerres faites au nom du ciel, il avait été commis de part et d’autre d’abominables cruautés. En Chypre seulement, deux cent quarante mille personnes avaient péri ; et défense avait été faite aux Juifs, sous peine de mort, de mettre le pied dans l’île : celui même que la tempête y jetait n’obtenait pas merci[244]. Ailleurs, pareilles cruautés : on parle non seulement de tortures, mais d’immenses égorgements, de cadavres mangés. Dans la Cyrénaïque, dit Orose[245], presque toute la population avait péri, et, si Hadrien n’y avait envoyé de nombreux colons, la terre y serait restée vide d’habitants et inculte.

Cette fois, c’étaient les colonies qui avaient pris les armes. Épuisée de sang, et d’ailleurs contenue par de puissantes garnisons, surveillée par d’habiles généraux, la mère patrie n’avait pas eu la force de recommencer la grande guerre par les armes ; mais elle continuait la lutte par l’esprit, et, sur les ruines de la patrie matérielle, quelques hommes s’étaient donné la lâche de refaire la patrie morale du peuple hébreu.

Après la chute de Jérusalem, lis docteurs de la loi qui avaient survécu à l’épouvantable catastrophe s’étaient réfugiés à Iabné (Jamnia), plus tard à Tibériade, et y avaient ouvert des écoles qui entretenaient le zèle pour la loi parmi ces vaincus que rien ne pouvait abattre, parce qu’ils se sentaient en possession d’une doctrine supérieure à la force qui les avait accablés. Ce peuple était comme le roseau de Pascal : quand le monde l’écrasait, il se croyait encore plus grand que le monde, et il avait raison rie le croire, car à la fin il l’a vaincu, en lui imposant son dogme.

C’est par les écoles, par la science telle qu’on l’entendait alors, que le mouvement national fut préparé, et c’est en elles que les Juifs placèrent leurs espérances de salut. La légende d’Akiba, le plus célèbre de ces docteurs de la loi[246], en est un touchant témoignage. Dans sa jeunesse le nouveau Moïse gardait les troupeaux de Kalba Schéboua. La fille du maître, frappée de la vertu du jeune berger, lui proposa de l’épouser, mais à la condition qu’il irait auparavant s’instruire et gagner des disciples. Akiba partit ; au bout de douze ans, il revenait suivi de douze mille disciples, lorsqu’en approchant de la maison de sa fiancée il entendit le père qui disait avec colère à sa fille : Insensée ! Jusques à quand veux-tu attendre, dans le veuvage, celui qui t’a quittée ? Et elle répondait : Si mon époux veut faire selon mon désir, il passera douze années encore à étudier. Akiba aussitôt retourne à ses livres, et, après le temps prescrit, revient avec vingt-quatre mille disciples. Sa fiancée court à la rencontre de celui qui est devenu le plus célèbre des docteurs de la loi, se prosterne à ses pieds et embrasse ses genoux. Les disciples veulent écarter cette femme en baillons, dans laquelle ils n’ont pas reconnu la patrie en deuil ; mais le maître s’écrie : Que faites-vous ? C’est à elle que nous devons tous notre science.

Jusqu’alors, parmi les Juifs, l’enseignement avait été oral, traditionnel ; la loi seule était écrite. L’école de Tibériade, prévoyant de nouveaux malheurs et une nouvelle dispersion, résolut, de rédiger, après les avoir discutées finie dernière fois, toutes les décisions des docteurs, toutes les prescriptions que l’usage avait introduites, toutes les règles de conduite que la sagesse avait trouvées. C’était le code des lois civiles et religieuses, la Mishna ou loi répétée, que l’école rédigeait pour constituer, à travers le temps et l’espace, le lien moral de la nation.

Quand l’école de Tibériade eut préparé cet immense travail, une dernière tempête pouvait s’élever et les Juifs de la Palestine périr dans lés combats ou dans les supplices : la nationalité juive était sauvée.

Pour prévenir le retour de ces insurrections qui mettaient en péril la paix de l’Orient, Hadrien n’avait pas recouru à la persécution religieuse contre les individus. Il crut qu’il les ferait renoncer à leurs indestructibles espérances dans la venue d’un messie, s’il leur prouvait l’inanité de ces promesses en effaçant jusqu’au nom de Jérusalem. Sur les ruines du temple campait, depuis le grand siège, une partie de la légion Xa Fretensis[247] ; Hadrien l’occupa à déblayer le sol, et, en l’année 122 (?), une colonie nombreuse vint s’établir au pied de la montagne de Sion. La cité de David prit le nom de l’empereur et de Jupiter Capitolin, Ælia Capitolina. Aux lieux où chaque année les fidèles venaient adorer Jéhovah, le Dieu unique, ils trouvèrent les autels de toutes les divinités de l’Olympe. Le signe même de leur foi fut proscrit : la police impériale défendit aux Juifs de pratiquer leur baptême sanglant sur des hommes de race étrangère[248].

Les Juifs paraissaient résignés à la perte de leur indépendance politique ; ils se soulevèrent pour venger l’outrage fait à leur Dieu (132). Des insurrections éclatèrent sur différents points ; puis tout le peuple s’arma sous la conduite d’un homme qui montra tant de courage et d’audace, que les Juifs, encore une fois trompés par l’éternelle illusion, virent en lui le sauveur promis, l’étoile qui devait sortir de Jacob. Akiba, reconnaissant en lui le messie promis à Israël, lui remit, en présence des chefs de la nation, le bâton de commandement et lui tint l’étrier lorsque le fils de l’Étoile, Bar Kokaba, monta son cheval de guerre[249].

Les Romains surpris éprouvèrent d’abord des échecs qu’on dissimula, et, durant trois années, le chef national fut maître dans la montagne royale, chaîne de hauteurs qui s’étend de la Samarie à l’Idumée : nous avons encore des monnaies qu’il fit frapper et qui sont datées par les années de la délivrance[250]. Les chrétiens, comme au temps du siège de Jérusalem, se tenaient à l’écart ; accusés de trahir la cause commune, ils furent persécutés et mis à mort, quand ils refusaient l’abjuration[251]. Mais des auxiliaires accoururent de tous les pays voisins, et ce que l’empereur avait d’abord regardé comme un de ces désordres locaux dont les Romains ne se troublaient pas apparut comme un péril public qui exigeait les plus énergiques mesures. Il appela du fond de la Bretagne son meilleur capitaine, Julius Severus, lui donna d’habiles lieutenants, des forces suffisantes et l’ordre d’éviter les actions générales, d’avancer lentement, mais sûrement, en ne laissant debout derrière lui ni un homme ni une maison. Plus de neuf cents gros villages furent détruits, cinquante places fortes prises et rasées ; cent quatre-vingt mille hommes périrent les armes à la main. Mais qui comptera, dit l’historien, ceux qui succombèrent à la faim, aux misères ou dans la flamme des incendies ? La Judée ne fut plus qu’un désert[252]. Bar Kokaba eut la mort du soldat, il tomba en combattant ; les docteurs de la loi, qui s’étaient enfermés dans la dernière forteresse de l’insurrection, Béther, moururent au milieu des supplices ; Akiba fut déchiré avec des dents de fer rougies au feu, et les fêtes des amphithéâtres romains furent rassasiées de la chair des captifs. A ceux qu’on n’avait pu tuer ou vendre on interdit l’approche d’Ælia Capitolina ; un jour seulement chaque année, il leur fut permis de venir pleurer sur les ruines de la cité sainte[253].

Lorsque, en voyant le chef de l’insurrection, Akiba s’était écrié : voilà le Messie ! un docteur lui avait répondu : Akiba, l’herbe aura poussé entre tes mâchoires avant que le Messie paraisse[254] ; et il semblait que cette dure parole fût vraie pour la race elle-même. L’œuvre de sang avait échoué, et l’on pouvait croire ce peuple anéanti mais l’œuvre de l’esprit triompha.

On eut beau les disperser sur tous les continents et déchaîner contre eux toutes les colères, comme Énée, emportant des ruines de Troie les dieux pénates et le feu sacré pris au foyer national, les fugitifs étaient liards avec une nouvelle arche d’alliance. L’école de Tibériade, continuée dans l’ombre, acheva le grand travail de la Mischna ; et la commune patrie se retrouva partout où fut porté le livre qui la représentait. Grâce à lui, des rives du Gange aux bords du Tage, du fond de la Pologne au pied de l’Atlas, les Juifs gardèrent si bien leur langue et leur loi, qu’en plein moyen âge leurs docteurs allaient d’un bout de l’Europe à l’autre en trouvant partout des concitoyens.

Le peuple de l’Unité, qui jamais n’a voulu qu’un seul Dieu et un seul temple, n’a eu besoin que d’un seul livre pour ne pas périr. Quel triomphe de la pensée sur la force[255] !

Cependant Hadrien avançait en âge ; les années sombres étaient venues avec la vieillesse et les infirmités ; il fallait songer au futur empereur. Se souvint-il des paroles de Tacite : Naître d’un prince est un fait du hasard, mais l’adoption va au plus digne, parce que celui qui adopte sait ce qu’il fait et a pour guide l’opinion publique ? Ou bien de celles de Pline le Jeune disant à Trajan : C’est entre tous qu’il faut choisir celui qui doit commander à tous[256] ? Ce système excellent, mais si difficile à pratiquer, fut heureusement imposé à Hadrien par la nature. Comme tous les princes depuis César, à l’exception de Claude et de Vespasien, Hadrien n’avait pas eu de fils. Il se fit, autoriser par le sénat à nommer son successeur, autorisation qu’il était habile de demander, dangereux d’obtenir, car si elle donnait d’avance la consécration légale à l’élu du prince, ce qui était une garantie d’ordre, elle mettait en mouvement toutes les ambitions et suscitait des espérances que la déception devait changer en mécontentement. De là à des paroles imprudentes, à des intrigues coupables, la pente était facile, et au bout se trouvait le prince irrité, avec le devoir de défendre son successeur et lui-même, c’est-à-dire la paix publique.

Il hésita longtemps, et comme un de ses amis s’en étonnait : Il vous est bien aisé, reprit-il, de parler ainsi, à vous qui cherchez un héritier pour vos biens et non pour l’empire. Enfin, il se décida en faveur de L. Ceionius Commodus Verus, gendre de ce C. Avidius Nigrinus qui avait conspiré contre lui[257]. Était-ce une réparation accordée à la famille d’un homme qu’il avait aimé et une protestation contre la hâte du sénat à le faire mourir ? Dans tous les cas, Hadrien, par cette résolution, se montrait au dessus des rancunes d’une âme vulgaire. Un don de 300 millions de sesterces aux soldats et de 100 millions au peuple garantit leur assentiment.

Verus, d’une vieille famille d’Étrurie, avait, dit son biographe, une beauté royale, et coite beauté servit, de prétexte aux mauvaises langues de Rome pour expliquer son adoption. L’homme qui, après Verus, assura l’empire à Antonin et à Marc-Aurèle, ne peut avoir été décidé par les ignobles motifs que l’on donne. D’ailleurs Verus avait de l’éloquence, des talents, quoiqu’il menât la vie élégante et voluptueuse des riches patriciens. Il avait déjà trouvé le mot de Louis XIV sur le rôle respectif des reines et des maîtresses du roi, et il répondait à sa femme qui lui reprochait quelque infidélité : Le nom d’épouse est un titre pour la dignité, non un droit pour le plaisir. Envoyé, après son adoption, dans la Pannonie, il s’y comporta bien. En l’éloignant de Rome, Hadrien avait voulu le mettre à l’abri des complots qui allaient s’y former, et il lui avait donné le commandement des légions pannoniennes pour avoir en main, par son fils d’adoption, l’armée la plus voisine de l’Italie.

Le choix, en effet, qu’Hadrien venait de faire, et la santé chancelante de l’empereur, sa présence à Rome ou aux portes de la ville, dans son palais de Tibur, par conséquent la facilité de frapper un coup, avaient encouragé l’aristocratie romaine à reprendre ses vieilles et chères habitudes[258] : elle conspira, et les complots firent des victimes. Ces tragédies sont pour nous fort obscures. Il est certain que des tètes tombèrent et que le sénat s’irrita ; mais il ne l’est point que le plus modéré des empereurs ait renoncé sans cause à sa modération. Ces changements à vue dans le caractère et la conduite d’hommes mûris par l’âge et l’expérience ne se font que dans les écoles des rhéteurs. Le prince qui, durant vingt années, n’avait frappé personne, qui, offensé par de certaines gens, au lieu de les punir, se contentait d’écrire en leur province qu’il leur retirait son amitié[259], ne devint pas soudain un bourreau ; il dut rester ce que nous savons qu’il était : un justicier.

Dion ne lui impute que deux condamnations : au commencement de son règne, celle des quatre consulaires mis à mort par le sénat à l’insu du prince ; à la fin, celle de Servianus et de son petit-fils Fuscus, qui avaient désapprouvé, dit-il, l’élection de Verus. Servianus, beau-frère du prince, lui avait joué d’assez mauvais tours. Quand, à la mort de Nerva, Hadrien courut annoncer à Trajan qu’il était empereur. Servianus avait employé tous les moyens de le retarder, pour empêcher qu’il n’arrivât avant le courrier que lui-même expédiait. Une autre fois il avait réussi à indisposer Trajan, en révélant à l’oncle des dettes du neveu. Hadrien n’avait pourtant pas gardé souvenir de ces mauvais procédés, et en maintes occasions il avait honoré Servianu9 par des marques publiques de déférence ; Spartien prétend même qu’il l’avait déclaré digne de l’empire[260]. A quatre-vingt-dix ans Servianus était trop âgé pour y prétendre, sans être assez sage pour éviter les apparences d’une ambition dangereuse[261]. Il se bornait sans doute à désirer que l’empereur adoptàt son petit-fils. Mais Fuscus, âgé de dix-huit ans en 137, n’en ayant par conséquent que quatorze ou quinze quand s’agitait la question de la succession à l’empire, ne pouvait être choisi par un prince qui voyait déjà les signes avant-coureurs de sa fin. La faveur croissante de Verus indisposa Servianus, qu’un troisième consulat en 134 ne put calmer. Fuscus, encore moins réservé, se laissait troubler par de prétendus prodiges qui lui promettaient la souveraine puissance. Il faut qu’autour d’eux se soit formé un parti capable de créer à Verus des embarras et dans l’empire des désordres, pour que le prince sensé que nous connaissons ait fait tuer ce jeune fou et n’ait pas attendu la fin naturelle d’un vieillard arrivé à l’extrême limite de la vie. Ces deux exécutions n’en font pas moins tache dans la vie d’Hadrien.

Spartien mentionne d’autres personnages tombés à cette occasion dans la disgrâce du prince, deux individus qu’il força de se donner la mort, même des soldats et des affranchis qu’il persécuta[262]. Mais étaient-ce des accès de colère aveugle ou l’exécution de justes sentences ? Faute de renseignements, l’on ne peut répondre à cette double question. Seulement, cet auteur écrit que l’adoption d’Antonin déconcerta beaucoup de prétendants ; que Catilius Severtas, préfet de la Ville, qui cherchait à se frayer le chemin du trône, fut privé de sa dignité ; et, en voyant punir jusqu’à des affranchis et des soldats, il faut bien dire que nous trouvons réunis les éléments habituels d’une conspiration véritable[263].

On parle aussi de la mésintelligence qui existait entre Hadrien et l’impératrice. Ces détails de ménage ne regardent pas l’histoire politique ; cependant, comme Dion rapporte des mots cruels de Sabine et qu’on est allé jusqu’à supposer que son époux l’empoisonna[264], il faut bien faire remarquer ici encore une invraisemblance. En 120, du fond de la Bretagne, Hadrien lui marque son affection ou son estime en destituant un des secrétaires impériaux, Suétone, un préfet du prétoire, Septicius Clarus, et beaucoup d’autres personnages qui avaient manqué d’égards envers l’impératrice. Rien ne nous assure qu’il ne l’ait pas emmenée dans tous ses voyages ; nous savons du moins qu’elle fut certainement du dernier, le grand voyage d’Orient, ce qui n’annonce pas une union où la vie en commun aurait été insupportable. Le public ne croyait pas à ces querelles de famille : on frappait des monnaies à la double effigie du prince et de l’impératrice ; on gravait des inscriptions où, sous leurs noms réunis, on écrivait : Aux bienfaiteurs de la cité[265]. L’apothéose qu’Hadrien lui décerna n’était qu’une cérémonie officielle ; mais nous avons de lui des lettres intimes qui montrent un intérieur où régnaient les bons sentiments et non pas les orages. Un jour il écrit à sa mère : Salut, très chère et excellente mère, tout ce que tu demandes aux dieux pour moi, je le demande pour toi. Par Hercule, je me réjouis que mes actes te paraissent dignes d’éloge. C’est aujourd’hui mon jour de naissance ; il faut que nous soupions ensemble. Viens donc, bien parée, avec mes sœurs. Sabine, qui est à notre villa, a envoyé sa part pour notre repas de famille[266]. Une autre lettre, fort amicale, écrite à Servianus, son beau-frère, en l’année 454, quand il venait de lui donner un troisième consulat, se termine ainsi : .... Je t’envoie des coupes à couleurs changeantes, que le prêtre du temple m’a données ; je les ai réservées tout particulièrement pour toi et pour ma sœur, et je désire que vous vous en serviez dans vos réunions aux jours de fête. Prends garde cependant que notre Africanus (sans doute quelque enfant de la famille) n’en use avec trop de complaisance[267]. La mort de Sabine, en 137, est donc encore un crime dont il faut décharger la mémoire d’Hadrien. Cette justice n’aurait pas fait le compte des salons de Rome, où avaient couru des médisances même contre Plotine ; où il en courra bien d’autres contre les deux Faustine, et il est tout naturel qu’ils aient poursuivi Hadrien dans sa vie privée, avec autant de vérité sans doute qu’ils l’attaquaient dans sa vie publique.

Verus ne vécut que peu de temps après son adoption[268]. Je me suis appuyé sur un mur croulant, dit Hadrien, et il chercha un autre successeur. Dion raconte qu’il convoqua au palais les plus considérés des sénateurs, et leur parla ainsi : Mes amis, la nature ne m’a pas accordé de fils, mais vous m’avez permis par une loi d’en adopter un, sachant bien que souvent la nature donne au père un enfant estropié ou imbécile, tandis que, cherchant avec soin, on peut en trouver un qui soit aussi bien constitué de corps que d’esprit. C’est ainsi que j’avais d’abord choisi Lucius, qui était tel que je n’aurais pu espérer qu’il naquit de moi un fils pareil à lui. Puisque les dieux nous l’ont enlevé, j’ai choisi pour le remplacer un empereur d’une naissance illustre, doux et prudent, de commerce facile, que son âge met à distance égale des témérités de la jeunesse et des négligences des vieillards ; soumis aux lois et aux coutumes de nos aïeux, n’ignorant rien de ce qui concerne le gouvernement et résolu à user honnêtement du pouvoir. Je parle d’Aurelius Antoniaus que voici. Bien que je sache sa profonde aversion pour la vie publique, j’espère qu’il ne refusera ni à moi ni à vous de se charger d’un pareil fardeau, et que, malgré son désir contraire, il acceptera l’empire[269]. Ce sont là paroles de prince, et le choix était décidé par des raisons sérieuses. En cherchant cette scène dans Aurelius Victor, on verra ce que les anecdotiers font de l’histoire.

Antonin n’était ni le parent ni l’ami particulier du prince ; il fallut même lui laisser quelque temps pour qu’il se décidât à prendre ce qui n’était pour lui que des chaînes dorées. Comme il n’avait plus de fils, Hadrien usa de son autorité supérieure pour lui constituer une famille légale : il lui fit adopter le fils du César qui venait de mourir, et M. Annius Verus, dont l’esprit supérieur et le grand caractère l’avaient déjà frappé ; aussi se plaisait-il à l’appeler, en jouant sur son nom, le très véridique, Verissimus.

Ces choix réfléchis qui ont donné aux Romains deux de leurs meilleurs princes et au monde un grand homme, cette double adoption qui garantit l’empire, durant deux générations, contre les révolutions de caserne, ne sont pas d’un esprit étroit et jaloux. Il faut admirer la prévoyance d’Hadrien et lui tenir compte d’une vertu peu commune : il n’a pas craint de prendre des successeurs qui pouvaient l’éclipser.

L’adoption de Verus avait fait des victimes, celle d’Antonin ne fit que des mécontents, entre lesquels se trouva le préfet de la Ville, Catilius Severus, qui s’était préparé les voies à l’empire[270]. Le cas était grave, car Severus tenait Rome par ses cohortes, le sénat par ses relations, et sa dignité lui assurait en réalité le premier rang dans l’empire après l’empereur. Les récentes sévérités lui avaient donné de la prudence ; ses menées n’allèrent pas bien loin, et il en fut quitte pour abandonner sa place, ce qui n’était pas d’une grande rigueur[271]. Mais cette indulgence n’étonnera que ceux qui, sur de vagues accusations, croient à la cruauté d’Hadrien.

Les affaires de l’État réglées, le prince voulut terminer les siennes ; il souffrait cruellement et demandait avec instance du poison ou une épée, et, comme on les lui refusait, il se plaignit de n’ètre pas libre de s’ôter la vie, quand il avait encore pour les autres le pouvoir de donner la mort. II mourut (10 juillet 138) en se moquant des médecins dont on ne rit d’ordinaire qu’en santé[272] ; quelques jours auparavant il avait fait ces vers très dignes d’avoir Fontenelle pour traducteur :

Ma petite âme, ma mignonne,

Tu t’en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas !

Tu pars seulette et tremblotante, hélas !

Que deviendra ton humeur folichonne ?

Que deviendront tant de jolis ébats ?

Cette boutade était bien de l’homme qui, en adoptant Verus, disait : Je vais faire un dieu ! Et qui volontiers aurait dit avec Rabelais : Je vais chercher un grand peut-être.

Nous croyons avoir mis dans son vrai jour la figure originale de ce prince, et lui avoir restitué la physionomie que ses maladroits biographes n’ont pas su tracer. Ainsi ce pacifique, qui, durant un règne de vingt et un ans, ne fit pas une seule guerre, est de tous les empereurs celui qui maintint dans les légions la plus rigoureuse discipline, et dans l’État la paix la plus profonde[273]. Cet Athénien à qui l’on ne passe point certain vice dit temps, mais à qui l’on passerait volontiers un peu de mollesse, était plus sobre que Caton[274]. Ce voyageur qui ne semble occupé que, de la beauté des sites et des monuments, ce philosophe qui se plait aux discussions d’école, regarde à tout : administration civile, administration militaire, et en tout il met un ordre excellent. Vaniteux, assure-t-on, il dédaigna les titres et la pompe[275] ; envieux de tous les talents, il leur fournit plus d’occasions que nul autre de se produire ; lettré irascible et jaloux, il honora les lettres et pensionna les savants. Enfin, si l’histoire avait le moyen de contrôler certains actes cruels qu’on lui impute, elle n’aurait probablement à montrer en lui qu’un justicier.

Par le monument de Lambèse, par Dion Cassius et Spartien, nous savons ce qu’Hadrien demandait à ses soldats ; par le Périple d’Arrien, ce qu’il exigeait de ses capitaines ; par la Poliorcétique d’Apollodore, ce qu’il attendait de ses ingénieurs ; par les inscriptions, par les médailles, ce qu’il s’imposait à lui-même de sollicitude vigilante pour les provinces. Pausanias nous a montré comment il embellissait les cités, et le rempart Calédonien de quelle manière il défendait les frontières. Les sénatus-consultes conservés au Digeste nous ont donné l’esprit de sa législation, et le rescrit pour les chrétiens, un exemple de sagesse politique. Enfin, en songeant qu’il fit en outre une importante réforme de gouvernement et une codification des lois romaines, il faut bien reconnaître en lui l’activité féconde d’une intelligence supérieure et non l’agitation stérile d’un esprit inquiet.

Son règne marque, entre ceux d’Auguste et de Constantin, le second âge de la monarchie impériale, celui qui fut tout à la fois le plus brillant et le plus heureux. Nous en avons la preuve dans ces constructions qui se voient encore au désert de Syrie et jusque dans les oasis africaines. Ces colonnades sans fin, ces rues monumentales, ces restes de temples gigantesques, et les ruines majestueuses de Palmyre, de Baalbeck, de Cérasa, etc., qui sont de l’âge des Antonins, ont été l’œuvre d’un peuple heureux et riche. Après la grande terreur de l’an mil, dit un écrivain du moyen âge, la confiance et la sécurité revenant, on se mit partout à rebâtir les basiliques, et le monde revêtit la robe blanche des églises. Il en avait été de même dans l’empire et par des causes analogues. Cette floraison de l’art qui s’épanouit en monuments splendides, des bords du Rhône à ceux de l’Euphrate, c’est le produit de la paix romaine. Depuis deux siècles, point de guerres étrangères, ou du moins point d’inquiétudes sérieuses sur les frontières ; à l’intérieur, sauf les désordres qui suivirent la mort de Néron, point de guerres civiles ; dans les cités, point d’émeutes. Docilement rattachée à l’ordre social par les bénéfices de la clientèle, à ses institutions municipales par les habitudes de bienfaisance ou les libéralités vaniteuses des riches, à l’empire par le bien-être qu’elle devait au développement de l’industrie, du commerce, des travaux publics et de la colonisation[276], la populace ne songeait pas à troubler la double aristocratie de naissance et d’argent qui remplissait les charges, mais payait en largesses la rançon de son pouvoir et de son orgueil. Le règne d’Hadrien est le point culminant de cette prospérité où, grâce à lui, son successeur put retenir le monde ; et, contre l’habitude, les contemporains, sinon à Rome du moins dans les provinces, en eurent le sentiment et en conçurent de la reconnaissance. Parmi les douze cents médailles que l’on connaît d’Hadrien[277] un grand nombre furent le produit de flatteries officielles ; mais peut-on dire que quelques-unes ne reflétaient pas l’opinion vraie des populations, celles, par exemple, qui portent la légende : Felicitati Aug. Sur l’une de ces monnaies, Hadrien et la Félicité publique, tous deux debout, se donnent la main[278] ; sur une autre, l’Allégresse, représentée par une belle jeune femme, écarte de ses deux mains le voile qui lui couvrait le visage, afin de laisser voir la joie du peuple romain : gracieux symboles où tout n’était point mensonge !

Hadrien aurait-il pu faire davantage ? Nous avons reproché au premier empereur[279], alors qu’il était le maître du jeu du monde, de n’avoir pas donné à son empire la forme d’une pyramide inébranlable, en le construisant par assises superposées : à la base, les curies de ville avec la liberté municipale ; au-dessus, les assemblées de province avec des pouvoirs effectifs ; plus haut, le sénat en rapport étroit avec l’aristocratie provinciale et s’y recrutant ; au sommet, l’empereur couvert et contenu par des institutions monarchiques.

Hadrien pouvait encore accomplir ce qu’Auguste n’avait osé entreprendre, et avec plus de facilité, parce qu’il connaissait mieux les provinces, qu’il y avait une popularité meilleure et qu’elles-mêmes comptaient alors plus de citoyens romains.  Mais il n’eut que le vague sentiment de cette nécessité, et ses institutions tendirent seulement à mettre dans le gouvernement plus d’ordre et de justice, sans rien ôter au pouvoir absolu, de sorte que, après comme avant lui, la fortune de l’empire dépendra des qualités ou des vices de l’empereur. Par ce côté, Hadrien se confond dans la foule de ses prédécesseurs, dont aucun n’avait su voir que les peuples qui ont connu, ne fut-ce qu’un jour, la liberté peuvent bien consentir à abandonner au prince la puissance publique, lorsqu’ils reçoivent l’ordre en échange, mais qu’ils se désaffectionnent, lorsqu’il faut remettre en ses mains jusqu’à leurs intérêts de cité et de province. Aussi l’indifférence des populations succédera bientôt à leur amour ; et, quand viendront les jours de malheur, elles n’auront pas plus de dévouement que de force pour défendre un empire qui, après avoir pris leur liberté politique, finira par prendre leur liberté civile.

Cependant l’on ne peut exiger d’un homme qu’il ait été un puissant réformateur ; et l’on reste juste, en se bornant à examiner comment il a vécu dans le milieu où il se trouvait placé, quel parti il a su tirer des circonstances que l’histoire avait produites. A ce compte, malgré son idéal imparfait de gouvernement, Hadrien restera un grand prince. Et si l’on me demandait quel empereur a fait le plus de bien, quel méritait le plus d’être imité, je répondrais : Ce prince intelligent et ferme, sans lâches complaisances envers les soldats et le peuple[280], qui avait de la tolérance pour les idées et n’en avait pas pour les abus ; qui fit régner la loi et non l’arbitraire ; qui constitua une armée formidable, non pour d’inutiles conquêtes, mais afin que, derrière cet inexpugnable rempart, le génie de la paix fécondât toutes les sources de la richesse publique ; qui, enfin, aussi prévoyant à la dernière heure qu’il avait été habile durant son règne, assura au monde romain deux générations d’excellents chefs. Quand la gloire des princes se mesurera au bonheur qu’ils ont donné à leurs peuples, Hadrien sera le premier des empereurs romains.

 

 

 

 



[1] Publius Ælius Hadrianus. Sa famille, originaire du pays des Picentini, était d’Italica, en Espagne ; mais il était né à Rome, le 24 janvier 76. Sa mère était de Gadès, et son aïeul Marcellinus avait le premier porté dans cette maison le laticlave sénatorial. Les inscriptions donnent toujours Hadrianus et non pas Adrianus.

[2] Curiositatum omnium explorator, dit Tertullien. Il aimait les joueurs de flûte, riait aux bouffonneries des mimes, amorçait l’hameçon et était assidu à la palestre. (Fronto, ad M. Ant. de fer. Als., 3.) Eleusinia sacra.... suscepit (Spartien, Hadrianus, 13).

[3] .... de suis dilectis mulla versibus composuit, amatoria carmina scripsit.... cum professoribus et philosophas, libris vel carminibus invicem editis, sæpe certavit (Spartien, Hadrianus, 14-15).

[4] Les Sentences de Secundus. Cf. le mémoire de M. Revillout, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 256.

[5] C’est le cursus honorum ordinaire. La liste de ses titres est plus complète dans l’inscription du C. I. L., t. III, n° 550, qu’on a trouvée à Athènes, au théâtre de Bacchus. Mommsen propose les dates suivantes : pour le tribunat, 105 ; pour la préture, probablement 107 ; pour la légation de Pannonie Inférieure, au commencement de 108. Son premier consulat a pu être fixé, au moyen d’un diplôme militaire récemment découvert, à l’année 108, c’est-à-dire quand Hadrien n’avait encore que trente-deux ans, et il en fallait trente-trois pour être dans la règle ; Trajan en avait trente-huit lorsqu’il avait reçu les faisceaux.

[6] Il tenait bien sa place aux dîners opimes. (Fronton, ibid.)

[7] On a dit aussi que l’affection maternelle de la sévère Plotine pour Hadrien provenait έξ έρωτιxής φιλϊας (Dion, LXIX, 1 et 10). Contre cette accusation protestent l’âge de Plotine, sa réputation attestée par Pline (sanctissima femina), par les médailles (Cf. Franke, op. cit., p. 2934, et Cohen, t. II, p. 90), par Dion lui-même, qui oublie, LXIX, 1, ce qu’il a dit, LXVIII, 5 ; enfin par l’auteur de l’Épitomé, XLII, qui, deux siècles plus tard, l’honorait comme la digne compagne de Trajan. On ignore la date de sa naissance, mais on sait qu’elle avait épousé Trajan longtemps avant l’avènement de ce prince ; elle mourut en 929. Vopiscus (Aur., 14), rappelant les diverses adoptions faites par les empereurs, cite celle d’Hadrien par Trajan.

[8] Le jour de l’avènement de l’empereur équivalait pour le nouveau prince à un jour de triomphe ; et comme les généraux républicains distribuaient aux soldats, quand ils rentraient à Rome sur le char triomphal, une partie de leur butin de guerre, l’imperator, lorsqu’il allait au Capitole remercier les dieux de l’avoir choisi, faisait largesse au peuple et aux soldats d’une portion du tribut des provinces.

[9] Spartien dit : Armeniis regem habere permisit.... Mesopotamenos non exegit tributum..., Parthos in amicitia semper habuit, quod inde regem retraxit, quem Trajanus imposuerat.

[10] Dion, LXIX, 8. Le passage de Dion est incompréhensible ; mais une médaille atteste la remise des 900 millions de sesterces. Quarante-six ans après, Marc-Aurèle remit également tout ce qui était dû au fisc depuis Hadrien.

[11] Digeste, XLIX, 2, 2.

[12] Je suis l’interprétation de M. Cohen (Méd. imp., Hadrien, n° 172), contraire à celle de Mionnet qui, dans le personnage en toge de cette médaille, voit un Jupiter, que rien n’indique.

[13] Exsecratus est principes qui minus senatoribus detulissent (Spartien, Hadrianus, 8).

[14] Quos tamen senatus omnis probasset (ibid., 17).

[15] Dion, LXVIII, 32.

[16] Dion, LXVIII, 32. Une tradition rabbinique met Quietus en rapport avec deux Juifs d’Alexandrie, qui étaient venus en Palestine pour y propager la révolte. (Derenbourg, Hist. de la Palestine, p. 400.) Mais je suis forcé de dire que l’histoire de Quietus d’après les sources juives est en désaccord avec celle que donnent les sources romaines.

[17] Ad ordinandum statum civitatum. Cf. le mémoire de M. Wescher sur le Monument bilingue de Delphes, p. 21 et suiv. M. Wescher établit que Nigrinus fut tribun en l’année 105, consul suffectus entre 109 et 414, légat entre 114 et 117. Il était donc bien prés d’avoir l’âge d’Hadrien, s’il ne l’avait déjà. Quant à l’assertion que l’empereur avait songé à lui pour la succession à l’empire, elle doit être d’Hadrien, qui continua, en écrivant ses Mémoires, à vouloir se disculper de la mort des conspirateurs.

[18] Lucius Verus, adopté plus tard par Hadrien, était gendre de Nigrinus.

[19] .... multis aliis (Spartien, Hadrianus, 7).

[20] Tantum autem statim clementiæ studium habuit.... (Spartien, Hadrianus, 2). Cet Attianus, si prévoyant et si dur, était un des deux préfets du prétoire destitués.

[21] .... quod timeret ne sibi idem quod Domitiano accidit eveniret (Spartien, ibid., 19).

[22] Hadrien lui même le disait : omnibus superioribus principibus vitia imputans libertonum (Spartien, ibid., 20).

[23] M. Julius Dürr (Die Reisen des Kaisers Hadrian) a essayé d’établir la suite chronologique de ces voyages, mais il a été contraint d’y mettre beaucoup de points d’interrogation. Voici la conclusion de ce savant travail : 117, en Syrie, Palestine et Égypte (??), au commencement de novembre dans la vallée du Danube ; — 118, dans la vallée du Danube et arrivée à Rome au commencement d’août ; — 119, séjour à Rome et dans l’Italie méridionale ; — 120, séjour à Rome ; — 121, départ pour la Gaule, la Rhétie et le Dorique ; — 122, en Gaule, en Bretagne et en Espagne ; — 123, en Maurétanie, Afrique, Asie Mineure et Syrie ; — 124, dans le Pont, la Bithynie, la Mysie et les îles ; — 125, en Thrace, Macédoine, Épire, Thessalie et Grèce centrale ; — 126, à Athènes, le Péloponnèse, les iles et la Sicile ; — 127, séjour à Rome ; — 128, en Afrique ; — 129, retour à Rome, voyage en Grèce et séjour à Athènes ; — 130, séjour à Athènes, voyage en Asie Mineure, en Syrie, à Palmyre, Jérusalem, Pétra et en Égypte ; — 131, séjour à Alexandrie, retour par la Syrie ; — 132, en Palestine ; — 133-138, séjour à Rome.

[24] Nous avons les médailles de vingt-cinq provinces visitées par Hadrien. Pour les historiens, il ne reste que Spartien, écrivain confus qui n’a pas plus d’art que de critique, et qui est à Suétone ce que Suétone lui-même était à Tacite, et Xiphilin, l’inepte abréviateur de Dion Cassius. Mais le siècle des Antonins est la plus brillante époque de l’épigraphie romaine, et les médailles d’Hadrien sont peut-être les plus belles de la suite impériale.

[25] Spartien, Hadrianus, 16 ; cf. 12 et 20.

[26] Dion, LXIX, 9 ; cf. Aurelius Victor ou l’auteur inconnu de l’Épitomé, XIV.

[27] Perip. Pont. Eux., chap. II et passim.

[28] De là l’accusation ridicule qu’il acheta la paix des Barbares : A regibus multis pace occultis muneribus impetrata (Aurelius Victor, Épitomé, XIV).

[29] Spartien, Hadrianus, 10.

[30] Végète, I, 27.

[31] On verra plus loin ce qu’Apollodore écrit à l’empereur sur la nécessité de donner aux hommes et aux machines la plus grande mobilité.

[32] Les cohortes d’infanterie et les turmes de cavalerie portaient, comme nos anciens régiments provinciaux, des noms de pays.

[33] Tactique, 44. Ces deux livres d’Arrien, du reste assez courts, sont pleins de curieux renseignements sur la tactique et l’armement des Romains. Pour les opérations, les engins et les travaux de siège, voyez l’étude de M. de Saulcy les Derniers jours de Jérusalem.

[34] Ordinatis impendiis.... agebat ut semper militum numerus sciretur (Spartien, Hadrianus, 10). Cet auteur ajoute (11) qu’Hadrien était très économe pour tout ce qui ne regardait que lui.

[35] LXIX, 9. Végèce, qui cite ces règlements, en tira bon parti pour son ouvrage de Re mil., I, 8. L’empereur Valérien s’autorisait encore, cent cinquante ans plus tard, des règlements militaires d’Hadrien. Cf. Vospicus, Probus, 4.

[36] Il gardait cette frugalité même au palais. Jamais, au dire de Dion (LXIX, 7) ; il ne buvait de vin au repas que les Romains appelaient le prandium.

[37] Du moins Suidas (s. v. Άδρ.) l’affirme, et l’on a l’inscription funéraire du soldat batave qui avait le premier atteint de cette façon la rive gauche du Danube. (C. I. L., t. III, n° 3676.)

[38] A militibus, propter curam exercitus nimiam, multum amatus est (Spartien, Hadrianus, 21). Il donna aux vétérans licenciés le privilége concédé par Auguste aux soldats sous les drapeaux (t. IV, p. 255, n. 3) de disposer de leur pécule, même lorsqu’ils étaient encore in potestate parentum. (Inst., II, 12, proœm.)

[39] Voyez L. Renier, Inscr. d’Algérie, p. 3, et Wilmanns, mémoire sur Lambèse, dans les Commentationes philol., 1877. La légion IIIe Aug., aidée de ses auxiliaires, avait construit une voie militaire de Lambèse à Carthage (Orelli, n° 3564, anno 123), des postes dans toutes les gorges de l’Aurès et une route qui en longeait le pied ; c’est par ces immenses travaux d’utilité publique et militaire, autant que par le nombre et la variété des exercices, que les Romains chassaient l’ennui de leurs camps.

[40] Misi quoque fabros indigenas et reliquos artifices ac operarios (Poliorcetica, texte grec et latin avec figures, dans la magnifique édition princeps de 1693, in proœmio). La portée maximale des machines anciennes était de 440 mètres, selon M. de Rochas, Balistique de l’antiquité, dans l’Annuaire de la Société pour l’encouragement des études grecques, 1877, p. 273. M. de Rochas rappelle qu’Archimède lançait des pierres de 250 kilogrammes, et qu’à Carthagène, quand Scipion prit la place, il y trouva cent vingt oxybèles (catapultes à lancer des traits) de gros calibre et deux cent quatre-vingt-un de petit ; vingt-trois grandes lithoboles (catapultes à lancer des pierres) et cinquante-deux petites : en tout quatre cent soixante-seize pièces d’artillerie, sans compter deux mille cinq cents armes de jet dites scorpions et analogues, pour l’usage, à nos fusils de rempart. Un pétrobole de 30 mines (26 livres) correspondait pour l’effet à notre ancien canon de 12 livres.

[41] Rex Roxolanorum qui de imminutis stipendiis querebatur (Spartien, Hadrianus, 6). On a vu que M. Julius Dürr suppose que le séjour d’Hadrien en Mœsie précéda son arrivée à Rome, ce qu’il me paraît difficile d’admettre.

[42] Cf. sur la parenté de ces peuples, Schafarik, Slav. Alterth., t. I, p. 333-373.

[43] Du moins on a une inscription ainsi conçue : P. Ælio Rasparasano regi Roxolanorum (C. I. L., t. V, 32 ; cf. 33), qui prouve que ce nom d’Ælius, qui était celui d’Hadrien, avait été pris et porté dans cette famille royale.

[44] Orelli-Henzen, n° 6429. Celle inscription, qui relate une lettre de Septime Sévère confirmant des privilèges anciennement accordés à Tyras, montre la persistance de l’empire il protéger ces villes grecques de la côte septentrionale de l’Euxin d’où, par elles, il surveillait et contenait les Barbares de l’intérieur.

[45] C. I. L., t. III, n° 783. Il régna de 92 à 124. Les Romains avaient détaché Héraclée, une des principales villes de la Chersonèse Taurique, du royaume du Bosphore, et l’avaient déclarée libre. (Pline, Hist. nat., IV, 85 ; C. I. G., p. 90.)

[46] On fait commencer l’ère de Tyras en 56 ; mais il n’est pas certain que les lettres solitaires marquées sur ses monnaies comme sur la plupart de celles de la Mœsie et de la Thrace soient, comme on l’a cru, des indices chronologiques.

[47] En 96, dans la Ve Macedonica. (Spartien, Hadrianus, 2, et C. I. L., t. III, n° 550.)

[48] Senatus populusque Tomitanorum. Cette inscription est de l’an 129 (C. I. L., t. III, n, 765). Voyez les Additam., p. 997. Les médailles rapportées de Tomi par la Mission du Danube appartiennent en majeure partie, pour le haut empire, à l’époque des Antonins. (Mém. de la Soc. des Antiq., 3e série, t. V, p. 227.)

[49] C. I. L., t. III, n° 781. Le gouverneur de Mœsie mentionné dans cette inscription porte du moins le même nom qu’un des consuls ordinaires de l’année 133.

[50] Prista (la forteresse actuelle de Rutchuk), Durostorum, qui est devenue Silistrie, Cius (Hirsova), Troesmis (Iglitza), Arrubium (Matchin), Dinogetia, Nuviodunum (Isaktcha), Ægysus (Tultcha), etc.

[51] ... Trajani gloriæ invidens.... amici deterruerunt (Eutrope, VIII, 6).

[52] C. I. L., n° 953, 1371, 1445, 1447.

[53] Son légat fit en l’année 133 construire un aqueduc à Sarmizegetusa. (Ibid., n° 1446.)

[54] On a de ces monnaies du temps d’Hadrien et jusque sous Gallien. (Creppo, p. 103.) Au lieu du glaive recourbé, Cohen voit une faucille. (T. II, Adr., n° 770.)

[55] Cette opinion vient, chez les modernes, d’un passage du livre LCVIII, chap. 13, de Dion, où il est dit qu’Hadrien fit enlever la partie supérieure du pont. Mais ce livre n’est point le texte même de l’historien, et Xiphilin, après avoir cité la très exacte description faite par son auteur, a tout naturellement ajouté que depuis longtemps le pont ne servait plus. Il dit, il est vrai qu’Hadrien en avait fait enlever le tablier. S’il était prouvé que le mot fût de Dion, il n’y aurait pas à y répondre, parce que Dion était presque un contemporain. Mais l’assertion ayant contre elle toutes les vraisemblances historiques, il fait l’attribuer à l’abréviateur, écrivain du onzième siècle, qui aura ramassé une de ces calomnies rétrospectives dont Hadrien a été la victime pour des raisons qu’on expliquera plus tard et qu’on ne lui avait pas épargnées de son vivant, à propos de l’abandon des conquêtes de Trajan ; or on a vu les causes très légitimes de cette dernière résolution.

[56] Eusèbe met dans sa Chronique pour l’an 120 : bellum contra Sauromatas gesium. Ils finirent par faire porter à Rome leur soumission. (Dion, LXIX, 15.)

[57] Dacia Turboni credita titulo Ægyptiacæ præfecturæ, quo plus auctoritatis haberet, ornato (Spartien, Hadrianus, 7). Le préfet d’Égypte avait τήν τεϋ Βασιλέως τάξιν (Strabon, XVII, p. 797) ; loco regum, dit Tacite (Hist., I, 11). Turbo ne fut pas revêtu de la préfecture d’Égypte, il eut seulement les avantages attachés à ce titre. Il y avait alors les magistrats effectifs (consulatu, prætura, etc., fuerti), les magistrats honoraires (allecti int. cons. præt., etc.) et ceux à qui le sénat donnait les ornamenta consul. prætor., etc. Ceux-là n’avaient pas voix délibérative au sénat. (Tacite, Annales, XI, 4 et 38 ; XIII, 53 ; Mommsen, I, 369, et Caillet, Op. laud.) La Dacie et la Pannonie étant deux provinces consulaires, et Turbo simple chevalier, il avait fallu lui donner un titre spécial.

[58] Il avait tué, dit Eusèbe (Hist. ecclés., VI, 11), plusieurs myriades de ces malheureux.

[59] Un diplôme militaire de l’an 129 (C. I. L., t. III, p. 876) nomme la Dacie inférieure ou orientale ; plus tard, probablement sous Marc-Aurèle et avant 168, la Dacie forma trois gouvernements qui étaient presque toujours réunis. (Mommsen, C. I. L., t. III, p. 160.) C’est Trajan qui avait divisé la Pannonie.

[60] Probablement la IIe Adjutrix.

[61] Divo Hadriano Mursenses conditori suo (C. I. L., t. III, n° 3219). La ville paraît avoir été en partie construite par la légion IIe Adjutrix. Une inscription d’Aquincum est consacrée à la mémoire d’un Canabensis ou cabaretier de cette ville, quelque marchand venu là de Cologne. (Musée de Pesth, par E. Desjardins, n° 180.)

[62] L’inscription la plus ancienne, trouvée à Brigetio (C. I. L., t. III, n° 4356), porte le nom d’un légat qui avait été consul sous Hadrien, en 134. La ville n’avait d’abord été qu’un village de vivandiers et de vétérans. Ainsi l’inscription n° 4298 est consacrée par un vétéran de la légion Ie Adjutrix devenu décurion de Brigetio.

[63] Municipium Ælium. Mommsen croit, mais sans en donner de preuves, que c’est plutôt à Antonin qu’elle dut ce nom (C. I. L., t. III, p. 550). Trajan semble avoir été surtout préoccupé en Pannonie de sa grande colonie de Pætovio, où resta l’administration supérieure de la province (ibid., p. 590).

[64] Il y avait trois légions dans la Pannonie Supérieure, autant dans la haute Germanie.

[65] C’était l’opinion de Pighius, qui inspire des doutes à Orelli (n° 496) et que Mommsen combat (C. I. L., t. III, n° 5536).

[66] Le Teufelmauer, qui avait une étendue de 200 milles, reproduit les principales dispositions dit Vallum Hadriani ; c’était un rempart en terre, sans doute palissadé, et précédé d’un large fossé, mur en pierres avec tours d’observation, et, en arrière, une route militaire près de laquelle étaient les camps retranchés. L’ouvrage improprement appelé fossé de Trajan, dans la Dobroutcha, est formé de trois fossés longeant chacun une levée de terre : le vallum le plus méridional, ou le petit fossé, a son parapet au nord et son fossé au sud, pour arrêter une attaque venant de ce côté ; le vallum septentrional ou fossé de pierres, dont les défenses regardent le nord ; enfin le grand fossé, qui longe en partie le second pour en doubler la force, et qui le coupe en plusieurs points. Ce dernier vallum est formé d’une levée de terre comprise entre deux fossés larges et profonds, mais inégaux, celui du nord étant le plus grand ; la crête du parapet en domine le fond de 9 mètres. Le fossé de pierres était défendu par une touraille qui n’a probablement pas été terminée et dont les débris ont donné son nom à ce vallum ; quelques assises visibles près de Kustendjé sont larges de 2 mètres. M. l’ingénieur Michel, à qui j’emprunte ces détails, ajoute : Nous pencherions à croire que les trois fossés dits de Trajan étaient destinés à former un système complet et unique de défense ; qu’ils ont été projetés tous ensemble,... et que l’espace compris entre le petit fossé et les deux autres aurait formé comme un vaste camp retranché, où l’on pouvait se défendre contre les incursions du nord et aussi contre une surprise venant sur les derrières des lignes. Le grand fossé était bordé de camps retranchés dont les enceintes se voient encore ; sur les hauteurs ou à mi-côte étaient des camps circulaires munis de parapets eu pierres. Voyez les Travaux de défense des Romains dans la Dobroutcha, par M. Michel, Soc. des Ant. de France, 3e série, t. V, p. 215. On attribue ces travaux au comte Trajan, en 376, d’après Ammien Marcellin, XXXI, VIII.

[67] Celui de Solway à l’ouest et l’estuaire de la Tyne à l’est.

[68] Through rocks of sandstone, limestone and basalt (Collingwood Bruce, the Roman Wall, p. 55, 3e édit. 1867, fort beau travail dont le duc de Northumberland, avec la libéralité habituelle à la noblesse d’Angleterre, a favorisé de toutes les manières la publication). A la descente des hauteurs de Carvoran à Thirhvall, le fossé a 40 pieds anglais en gueules, 14 au plafond, 10 en profondeur.

[69] On a trouvé le long du mur beaucoup d’inscriptions portant les noms des légions IIe Augusta, VIe Victrix, XXe Valeria Victrix.

[70] Collingwood Bruce, p. 95. Il ne compte que dix mille travailleurs et pense que, à deux cents journées de travail par an, il a fallu deux années pour tout achever.

[71] Bruce (p. 49) explique ainsi les différences qui existent dans la construction, le mur ayant en certains endroits 5 pieds et demi d’épaisseur, en d’autres plus de 10. Pour aller plus vite, des centurions faisaient leur portion de mur plus mince. On croit voir encore sur la face méridionale du mur des marques qui indiquaient les diverses sections.

[72] On a trouvé quantité d’inscriptions relatives à la cohors Ælia Dacicorum près du Vallum. Sur le mélange d’hommes de tous pays dont se composait alors une armée romaine, voyez (C. I. L., t. VII, n° 1195) le diplôme militaire extrait du décret par lequel Hadrien accorda, en 154, les privilèges de l’honesta missio aux vétérans de six alæ et de vingt et une cohortes.

[73] Le savant qui a le mieux étudié le Vallurn, M. Bruce, pense que Sévère n’a fait à ces ouvrages que des réparations. Il est à noter que deux écrivains contemporains de Septime Sévère, les deux historiens les plus considérables de cet âge, Hérodien et Dion Cassius, qui étaient deux contemporains, ne parlent point du mur qu’il avait élevé en Bretagne ; c’est un siècle plus tard que Spartien le lui attribue.

[74] C. I. L., t. VII, n° 660-663 et 835.

[75] C. I. L., t. VII, n° 362, 730, 748.

[76] C’est du moins le sens donné par Hübner à ces fragments (C. I. L., t. VII, n° 498).

[77] Dureau de la Malle (Prov. de Constantine, p. 32) signale, sur la route de Rome à Constantine, des traces de postes militaires de deux espèces : 1° petits postes pour vingt hommes, échelonnés tous les 1000 mètres, avec parapet de 3 à 4 pieds de haut en fortes pierres de taille ; 2° postes plus considérables, sortes de camps retranchés espacés les uns des autres de 16 kilomètres et fournissant la garnison des postes intermédiaires. Le capitaine d’état-major de Vigneral (Ruines romaines d’Algérie, 1ère partie, p. 80), qui trouve ces observations trop absolues, a d’autre part constaté, par une étude attentive, que les Romains, pour protéger les vallées qui s’étendent au pied de la Kabylie du Djurjura, ont enveloppé ces montagnes d’une zone de postes établis entre 300 et 400 mètres d’altitude ; dans le cercle de Guelma seulement, il a relevé la position d’un nombre infini de ruines militaires, la plupart de l’époque byzantine, mais recouvrant des débris plus anciens.

[78] Périple, 5.

[79] Cf. C. I. L., t. III, n° 782. Henzen pense que cette garnison était fournie par l’armée de Mœsie, mais je crois que c’était un détachement des troupes de l’Asie Mineure, puisque le gouverneur de la Cappadoce l’inspecte et lui porte la solde. On a un diplôme militaire délivré par Hadrien à un soldat de la Dacie Inférieure, qui était originaire de Sébastopol. Cette ville, fidèle alliée de l’empire, fut une des cités qui envoyèrent au Panhellénion une statue d’Hadrien (C. I. G., 542). Les rois du Bosphore Cimmérien mettaient toujours sur leurs monnaies l’image de l’empereur régnant.

[80] Il ne semble point qu’il ait suivi, depuis Panticapée jusqu’à Byzance, la côte du pays des Sarmates et des Thraces, littoral qui était sous la surveillance ou l’autorité du gouverneur de la Mœsie ; mais, pour compléter son rapport, il en donna une brève et très incomplète description.

[81] Ce gouvernement était le plus vaste de l’empire, car il comprenait la Cappadoce, le Pont et la Petite Arménie.

[82] M. Caillet (op. laud.) corrige ainsi une phrase incompréhensible de Spartien (Hadrien, 9) : Omnes causarios sublevavit.

[83] Voyez Revue d’archéologie, d’août 1881.

[84] On voit encore dans le mur d’une église, près de Tournon, une inscription de l’année 119 que les bateliers du Rhône lui avaient consacrée (Milliu. Voyage dans le midi de la France, t. II, p. 76). Orelli (n° 824) tient pour suspecte l’épitaphe de son cheval Borysthéne, qu’on dit avoir été trouvée a Apt.

[85] Reditus quoque provinciales solerter explorans, ut, si alicubi quippiam deesset expleret (Spartien, Hadrianus, 11.)

[86] C’est l’opinion de M. Cohen, t. II, p. 174, n° 1.

[87] Spartien, Hadrianus, 11. Un passage de Fronton (de Bello Parth.) prouve qu’il y avait eu aussi une prise d’armes des Bretons et des massacres de soldats romains.... quantum militum a Britannis cæsum.

[88] De là les médailles avec les légendes Adventui Aug. Britanniæ, Exerc. Britannicus. (Cohen, Monnaies des empereurs, t. II, Hadrien, n° 594, 784, 785. Voyez aussi Hübner, C. I. L., t. V, p. 100, col. 1.)

[89] Appien, in Proœm., 5.

[90] Spartien, Hadrianus, 10.

[91] Spartien, Hadrianus, 12.

[92] Il combla Italica de bienfaits et d’honneurs (Dion, LX1X, 10) ; plus tard, il demanda lui-même au sénat d’accorder à ce municipe le titre de colonie (Aulu-Gelle, Noct. Att., XVI, 13), et une inscription parle de ses libéralités à la Bétique (Greppo, p. 95), après la onzième année de son règne, parce qu’il y porte le titre de Pater patriæ qu’il n’accepta qu’en l’année 128.

[93] Il pleut chaque année sur le littoral, mais le Sahara reste quelquefois sept années et davantage sans pluie.

[94] La ville de Zaghouan s’élève au pied de la montagne du même nom, dans un ravissant paysage, sur les ruines d’une cité antique. Une porte triomphale romaine dont il ne reste qu’une arcade de 4 mètres d’ouverture sert d’entrée. Le temple de Zaghouan est au-dessus d’une des sources principales qui alimentaient l’aqueduc de Carthage. Le nom de la divinité à laquelle ce temple fut consacré a disparu avec la frise portant l’inscription dédicatoire. On pense que l’édifice est du même temps que l’aqueduc, c’est-à-dire que, commencé sous Hadrien, il fut terminé sous Septime Sévère.

[95] M. Léon Renier a trouvé à Lambèse un très grand nombre d’inscriptions de cette légion depuis le règne d’Hadrien jusqu’à celui de Constantin. Elle y était sans doute bien longtemps avant Hadrien (cf. Tacite, Hist., II, 97 ; IV, 48, 49), et a laissé des traces d’elle-même où les inscriptions funéraires de ses vétérans, dans quantité de localités de la Numidie, dans l’Aurès et jusque dans les oasis. On vient de trouver (1881) deux bornes milliaires révélant l’existence d’une voie faite par la IIIe Augusta, entre Simittu et Thabraca, à travers les pays des Khroumirs. (Rev. arch., 1881, p. 225, et Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1881, p. 76.)

[96] Ce second voyage en Asie sera, en réalité, le troisième, parce que, après son avènement, il avait traversé lentement les provinces orientales depuis Antioche jusqu’à l’Adriatique per Illyricum.

[97] Post hæc per Asiam et insulas ad Achaiam navegavit (Spartien, Hadrianus, 13). Eusèbe (Chron. ad ann.) lui fait passer à Athènes l’hiver de 125-126, et Franz (C. I. G., t. Ill n°6281) accepte cette date.

[98] Albert Dumont, Éphébie, I, p. 118, d’après Plutarque.

[99] Le Djebel-Okra, qui s’élève à 1500 mètres.

[100] A part Lucrèce, Virgile et quelquefois Horace, qui eurent le sentiment profond de la nature, le reste l’aimait petitement, tout en couvrant de villas les pentes de l’Apennin et les rives du golfe de Naples. Dans les longues descriptions que Pline nous a laissées de ses maisons de campagne, on voit surtout la préoccupation des aises et beaucoup de mauvais goût.

[101] Il avait été consul sous Trajan, en 108 ; il le fut deux fois seulement, après son avènement, en 118 et 119.

[102] C’est ce qui rend si confuse la chronologie de son règne, les années des empereurs étant comptées d’après le chiffre des années de leur puissance tribunitienne. La première commençait au jour de leur avènement, dies imperii, la seconde et toutes les autres, au 1er janvier des années suivantes.

[103] En 128. Eckhel, Doctr. num. vet., VI, 515 et suiv.

[104] En 135, après la guerre contre les Juifs (voy. Henzen, n° 5457).

[105] Cum, post Africam Romam redisset, statim ad Orientem projectus per Athenas iter fecit (Spartien, Hadrianus, 13).

[106] .... ejus itmerum monumenta videas per plurimas Asiæ atque Europæ urbes (Fronton, Princ. hist.).

[107] Il construisit un autre aqueduc à Dyrrachium. (Heuzey, Mission de Mac., p. 387, inscr. 472.)

[108] Éleusis commença sans doute alors à construire ses Propylées retrouvés par M. Fr. Lenormant, et qui étaient aussi grands que ceux d’Athènes. S’ils ne furent pas l’œuvre d’Hadrien, ils furent certainement la conséquence de l’impulsion qu’il avait donnée.

[109] Jamais il ne se montra hors de Rome avec l’appareil de la souveraineté. (Dion, LXIX, 10.)

[110] Son premier archontat est de l’année 112 (Fragm. Hist. Græc., III, 623, éd. Didot) où a retrouvé récemment au théâtre de Bacchus la base de la statue qui lui avait été élevée comme archonte.

[111] Spartien, Hadrianus, 13. Suivant saint Jérôme (de Vir. illustr., 19) .... omnibus pene Græciæ sacris initiatus. On verra plus loin l’inscription de l’hiérophante qui l’initia aux mystères d’Éleusis.

[112] On a trouvé en 1870, prés de Thespies, une épigramme en huit vers composée très probablement par Hadrien, et dont M. Egger a donné la traduction suivante : Jeune archer, fils de Cypris à la douce voix, toi qui habites à Thespies l’Héliconienne, près du jardin fleuri de Narcisse, sois favorable et accueille les prémices, que t’offre Hadrien, d’une ourse que, du haut de son cheval, il eut le bonheur de tuer. Et toi, en échange, puisses-tu, en dieu sage, souffler sur lui la grâce qui vient d’Aphrodite Uranie ! (Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1870, p. 57.)

[113] Hérode Atticus était prêtre de l’Olympiéion. (Voyez l’inscription trouvée par M. Lablache, op. cit., p. 37.) Aristide, son élève, eut le sacerdoce de l’Asie ; Favorinus, celui des Gaules.

[114] Aurélius Victor, Épitomé, XXVIII.

[115] J’ai vu, en janvier 1870, le Stade panathénaïque à peu près déblayé ; les fouilles n’avaient rien donné.

[116] Il donna aux Athéniens, outre de fortes sommes d’argent, une provision annuelle de blé, l’ile de Céphallénie et un aqueduc qu’Antonin acheva la deuxième année de son règne (Orelli, n° 511) ; il rendit un décret pour assurer l’approvisionnement de la cité en huile ; le tiers de toute la récolte de l’Attique lui fut réservé (C. I. G., n° 555).

[117] Le Panhellénion était consacré à Jupiter Panhellénien, suivant Pausanias (Att., 18), à Hadrien, suivant Dion (LXIX, 16). Spartien dit aussi (13) qu’Hadrien se dressa un autel à lui-même dans Athènes, dedicavit.... et aram sibi : opinions qui s’accorderont si l’on admet que ce temple répondait à la pensée politique qui avait fait élever, à Lyon et à Tarragone, ceux de Rome et d’Auguste. Une inscription, découverte à Tégée, donnait à Hadrien le nom de Zeus Panhellenios (Inscr. de Morée, I, p. 91).

[118] Lebas et Waddington, Voyage archéologique, Ve partie, n° 866-7.

[119] C. I. L., t. III, n° 548. Nous avons aussi celles de Céphallénie, Amphipolis, Thasos, Abydos, Sestos, Sébastopol, Milet, Cypre, etc. (C. I. G., n° 331 et suiv.). Les médailles impériales sont rares dans la Grèce proprement dite. Il est à noter que la suite impériale de l’Élide, et très probablement celle d’Argos, commencent à Hadrien.

[120] Abe lui avait donné un des surnoms de Jupiter, Βουλαϊος, le bon conseiller, et sa statue avait été placée à Athènes dans le lieu des séances du sénat.

[121] Le péribole du temple avait 740 mètres (Pausanias, I, 18, dit 4 stades) ; chaque colonne, 1m,98 de diamètre et 18m,28 de hauteur (selon Penrose, 16m,79). Athènes institua à cette occasion une ère nouvelle datant de la dédicace du temple.

[122] L. Bouilhet, la Colombe. Cf. Plut., de Defectu orac., 7 et 19.

[123] Lampride (Alexandre Sévère, 43) écrit : Hadrianus.... templa in omnibus civitatibus, sine simulacris, jusserat fieri, quæ hodie, idcirco quia non habent numina, dicuntur Hadriani. Un de ces temples, à Tibériade, portait encore, du temps de Constantin, le nom d’Άδριανεϊον. Ce passage de Lampride en dit plus sur les vrais sentiments d’Hadrien que les phrases banales de Spartien (Hadrianus, 23) touchant sa dévotion officielle, sacra Romana diligentissime curavit.... pontificis maximi officium peregit.

[124] Vidal-Lablache, Hérode Atticus, p. 28 ; cf. Philostrate, Vitæ Soph., 13.18, in Polem.

[125] Letronne, Inscriptions d’Égypte, I, 132.

[126] Philostrate, II, 3.

[127] Comme Cyzique et Nicomédie. (Saint Jérôme, Chron. ad ann. IV Hadr., et Jean Malala, Chronogr., p. 277.)

[128] C. I. G., n° 3148.

[129] Cet usage, connu sous le nom de Έπιδόσεις, était ordinaire et ancien : voyez, par exemple, ap. Letronne, Inccr. d’Égygte, I, 589, une liste de souscription pour la dépense de sacrifices et de fêles ; ap. Miller, Revue archéol. de 1870, une liste pour l’érection d’un temple, comprenant peut-être deux cent soixante-dix noms, etc.

[130] Kiepert, Rosellini et M. Perrot (Mém. d’arch., n° 2) croient avec raison que ce monument n’est pas égyptien.

[131] Une inscription de l’an 124, trouvée dans les ruines d’Ilion, semble provenir d’Hadrien même, (C. I. L., t. III, n° 466.)

[132] Il était lié avec Atticus, père d’Hérode, et il donna au fils une mission dans l’Asie proconsulaire.

[133] Nous avons encore le discours qu’Aristide prononça le jour de la consécration de ce temple qui remplaça celui d’Éphèse dans l’énumération des sept merveilles du monde.

[134] Voyez le Voyage en Galatie et en Bithynie de M. Georges Perrot. Il se fabrique même dans ces chalets, comme en Suisse, un fromage renommé.

[135] Au témoignage de Spartien et d’Athénée, il tua plusieurs fois des lions, non dans le cirque et d’un lieu sûr, mais à la chasse et en courant des périls. Il faillit plus d’une fois y périr ; un jour il se cassa la cuisse et la clavicule (?).

[136] Peripl. Ponti Euxini, 1. Il doit avoir fait des libéralités dans le Pont, car Néocésarée (Niesara) et Amasie (Amasiah) prirent son nom. Cérasonte (Keresoum ?) commença par lui la suite de ses médailles impériales, et Amisus (Eski-Samsun) frappa à son effigie de nombreuses monnaies en argent.

[137] Borghesi, Œuvres, IV, 160-173. Plus tard, on lui retira même toute garnison (Procope, B. P., I, 17). Il y avait fait construire, dit Malala (Chronograph., p. 362), un bain public, un aqueduc qui portait son nom et un théâtre. Au moyen d’une forte digue, il détourna les eaux qui se répandaient dans des ravins et étaient perdues pour la ville ; cette digue les contenait, malgré leur violence, et elles étaient conduites auprès du théâtre, d’où elles se répandaient dans tous les quartiers. Il fit également construire près des sources de Daphné un temple consacré aux Muses, où ces sources formaient cinq fontaines jaillissantes.

[138] Charax, capitale de ce petit État, occupait à peu près la place de Bassorah.

[139] Voyez les Inscriptions sémitiques de M. le comte M. de Vogüé, p. 8 et 65.

[140] Id, ibid., n° 4 et 5. L’inscription n° 4 dit : Cette statue est de.... Zébéida. Elle fut élevée par les négociants de la caravane qui descendirent avec lui à Vologésias.... pour avoir bien mérité d’eux. Et elle est datée d’avril 147. Le tombeau de ce Zébéida, contemporain d’Hadrien, existe encore. (Ibid., p. 47.)

[141] Au premier et au second siècle de notre ère, l’usage du grec était vulgaire dans la Syrie et dans la région arabique qui confine à la Palestine et à l’Égypte, comme le prouvent les inscriptions grecques des stèles placées au pourtour du second péribole du temple de Jérusalem, l’idiome dont se sert l’Arabe qui sauve Appien (dans le fragment d’Appien retrouvé par Miller), les légendes grecques des médailles des rois de la Characène, etc. Cf. Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 129 et 457.

[142] Derenbourg, Hist. de la Palestine, p. 22, 224 et 402, et de Vogüé, Inscriptions araméennes, n° 65.

[143] Wetzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen, p. 107. Il paraît mettre cet établissement avant le règne de Trajan. M. Caussin de Perceval (Hist. des Arabes, I, 212) le place vers l’année 190 de J. C.

[144] Sous Alexandre Sévère, six légions, suivant Dion Cassius, campaient dans cette région, deux en Syrie, deux en Judée, une en Arabie, une en Phénicie.

[145] Avant cette date, Palmyre fournissait des auxiliaires ; ainsi Titus, dans la guerre contre les Juifs, avait eu des archers palmyréniens, et l’on en trouve dans les troupes cantonnées en Dacie et en Numidie.

[146] Une inscription bilingue mentionne une statue élevée, en avril 131, à Male, qui était greffier lors du voyage d’Hadrien. Cf. de Vogüé, n° 16, et Waddington, n° 2585.

[147] Le consul de Prusse à Damas déclare tenir ce renseignement du cheick Muhammed-ibn-Dûhi. Cf. Wetzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen (1860), p. 105.

[148] Cf. Rob. Wood, les Ruines de Palmyre ; ces monuments ont tous le caractère de l’architecture des Antonins.

[149] Le nom d’Aurelius, porté par plusieurs stratèges de Palmyre, a fait attribuer tous ces bienfaits à Antonin, qui, avant son avènement, s’appelait Titus Aurelius Fulvus ; le nom pris par la ville rend plus probable la désignation d’Hadrien. Dans un village du voisinage, on a trouvé un naos consacré à Baalsamin (de Vogüé, Inscr. aram., p. 50).

[150] C. I. G., n° 4482 e. 601a.

[151] Cf. Rey, Voyage dans le Haouran, p. 136.

[152] Caussin de Perceval, Hist. des Arabes, I, 519.

[153] M. Lartet croit avoir trouvé des moraines et des stries tracées par des glaces en mouvement sur les rochers des montagnes, dans la Palestine, la Syrie et l’Arabie Pétrée. Aujourd’hui le Liban n’a plus de neige qu’en hiver.

[154] Tout le Haouran est couvert de cratères, de cônes et d’immenses coulées de laves brisées sous mille formes : On dirait des vagues soulevées par une tempête. (Rey, Voyage dans le Haouran, p. 63 : sur le caractère volcanique de cette région, cf. Welzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen.)

[155] Les anciens appelaient déjà Syrie Creuse la partie septentrionale du vaste sillon qui s’étend du Liban à la mer Rouge. La partie moyenne a reçu des Arabes le nom d’El-Ghor, la gallée creuse, et la mer Morte, qui égale à peu prias en superficie le lac de Genève, en marque le point le plus bas, 393 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, d’après la plus récente exploration. Voyez Lartet, Géologie de la Palestine, p. 16, 35 et 236. L’évaporation, extrêmement rapide au fond de ce gouffre, enlève en vingt-quatre heures une couche d’eau de 13 millimètres. Aussi le Jourdain, qui à l’époque des crues y jette 6 millions de mètres cubes par jour, ne peut en relever le niveau. Cependant les montagnes dont elle est enveloppée portent la trace d’un niveau très supérieur, sans doute à l’époque où le Liban avait des glaciers. D’après le même géologue, le niveau du lac de Tibériade est à 212 mètres au-dessous de la surface de la Méditerranée, mais, sur le flanc des collines qui l’entourent, on voit des galets roulés à une altitude qui prouve que le lac avait autrefois le même niveau que la Méditerranée.

[156] Le seuil qui sépare les bassins de la mer Morte et du golfe Élanitique paraît élevé de 160 mètres au-dessus de l’Océan.

[157] C. I. G., n° 4667. Je crois qu’Hadrien a passé par les lieux où je l’ai conduit, mais je ne puis assurer qu’il les ait visités dans l’ordre que j’ai suivi.

[158] .... peragrata Arabia, Pelusium venit (Spartien, Hadrianus,13).

[159] Cf. Juvénal, Satires, XV.

[160] M. Mariette. Il le découvrit avec beaucoup d’autres, y compris celui du dernier Apis. La révolution religieuse qui avait tué le dieu a fait laisser son tombeau, monolithe pesant 60.000 kilogrammes, à moitié chemin de la cella qui devait le recevoir.

[161] Voyez, dans le Nigrinus de Lucien, le tableau de la vie athénienne, et, dans Aulu-Gelle (XVII, 8), la simplicité de mœurs qui y régnait. Le philosophe Taurus régalait le soir ses élèves, Aulu-Gelle compris, d’un plat de lentilles et de quelques tranches de concombre.

[162] Saint Jérôme, Chron. ad ann. 118 : Hadrianus Alexandriam a Romanis subversam publicis instauravit impensis.

[163] Strabon, XVII, 1, 8.

[164] M. E. Allard, ingénieur des ponts et chaussées, a fait, dans la grande publication qui a pour titre les Travaux publics de la France, une savante étude des phares de l’antiquité. Il réduit la hauteur de celui d’Alexandrie à 80 mètres et sa portée optique à 22 milles marins, ou environ 42 kilomètres.

[165] Matter, l’École d’Alexandrie, p. 285.

[166] Letronne, Inscr. d’Égypte, t. I, p. 361 ; Athénée, I, p. 22 A. Timon vivait sous Philadelphe.

[167] Il se peut qu’un homme supérieur, Ptolémée, fût alors à Alexandrie ; il s’y trouvait du moins neuf ans plus tard.

[168] Quelques-uns des tombeaux de Memphis subsistent à Sakkara ; mais les temples ont disparu. Du temps de Strabon, Memphis était déjà en décadence, et l’on y puisait comme dans une carrière. Il nous reste des monnaies de bronze commémoratives du voyage d’Hadrien. Sur lime est représentée la ville d’Alexandrie allant au-devant de l’empereur moulé sur un quadrige ; une autre, que nous donnons, le représente voyageant sur le Nil.

[169] C’est le récit qu’en fit Hadrien, qui fonda une ville, Antinopolis, près de l’endroit où son favori était mort le 30 octobre 130, à Cheykh-Abâdeh, dans la province de Minyeh. Dion prétend qu’Antinoüs fut immolé en sacrifice comme victime volontaire (LXIX, 92). La dernière version, plus tragique, fut naturellement celle qui courut le plus. Antinopolis fut bâtie et organisée comme une ville grecque. Le tombeau du favori, digne de ceux des anciens rois, fut précédé de sphinx et d’obélisques.

[170] Orelli, n° 823.

[171] Cette route, appelée via Hadriana, allant d’Antinopolis à Myos Hormos au travers du désert, puis le long de la côte jusqu’à Bérénice, fut achevée en 137, d’après une inscription trouvée par M. Mariette et expliquée par M. Miller, Revue archéol. de 1870, p. 313. Au Djebel-Dokhan, ou se trouvent les carrières célèbres de porphyre et de granit rouge, dans une vallée aujourd’hui inhabitable, se voient les ruines d’une ville fortifiée et un temple commencé, mais non achevé, qui porte une inscription grecque du temps d’Hadrien. (Letronne, Inscr. d’Égypte, I, p. 148.)

[172] Cette thèse de l’abbé Barthélemy (Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXX, p. 503), combattue par Winckelmann (Hist. de l’Art, t. VI, chap. V, § 14), est abandonnée et paraît devoir l’être. Voyez Maspéro, Biblioth. de l’École des hautes Études, t. XXXV, p. 50. Mais rien ne prouve que le voyage d’Hadrien en Égypte n’ait pas mis à la mode la reproduction de scènes égyptiennes, prises au hasard, sur des monuments égyptiens par quelque artiste voyageur ou imaginées et groupées par lui, pour donner une idée de l’étrange pays où Hadrien venait de séjourner.

[173] Vopiscus, Saturninus, 8 ; il déclare avoir pris cette lettre dans les livres de Phlégon, affranchi d’Hadrien, et je ne vois aucune raison de la considérer comme apocryphe. Sur les Alexandrins, cf. Dion Chrysostome, Orat., XXXII, et Ammien Marcellin, XXII, 6.

[174] Letronne, Inscr. d’Égypte, t. II, p. 550 et suiv. Balbilla célébra cette visite par trois pièces de vers qu’elle fit graver sur la jambe du colosse ; et comme elle les a datées, nous savons que la double visite de Sabine eut lieu le 20 et le 21 novembre 130.

[175] Voyez l’admirable mémoire de Letronne sur la statue vocale de Memnon et le livre de Tyndall sur le Son.

[176] Hadrien doit s’être arrêté en 132, au retour de son voyage d’Égypte, dans la Palestine, où commençait la grande insurrection que nous racontons plus loin.

[177] Ce sont les douze provinces ou régions qui firent frapper des médailles avec la légende Restitutori, savoir : l’Achaïe, l’Afrique, l’Arabie, l’Asie, la Bithynie, l’Espagne, la Gaule, l’Italie, la Libye, la Macédoine, la Phrygie et la Sicile. Sur d’autres on lit même Restitutori ou Locupletori orbis terrarum. Cf. Cohen, t. II, Adrien, passim, de 445 à 1088.

[178] La préture d’Étrurie était un sacerdoce provincial. Les magistrats de quelques municipes d’Italie avaient conservé le nom de dictateurs.

[179] Voyez d’autres exemples cités dans l’Index d’Henzen, p. 159.

[180] Spartien nous apprend qu’il donna un écoulement aux eaux du lac Fucin, ou, plus probablement, qu’il rétablit l’émissaire insuffisant, creusé par Claude. Selon Pausanias, il fit creuser un port à l’ancienne Sybaris, entre Brindes et Hydrunte. Une inscription, trouvée à Montepulciano, lui attribue la restauration de la via Cassia depuis Chiusi jusqu’à Florence : Viam Cassiam vetustate collapsam a Clusinorum finibus Florentiam perduxit millia passuum XXCI (Gruter, CLVI, 2). Une antre inscription, découverte prés de Nice, rappelle le rétablissement d’une autre voie : Viam Juliam Aug. a flumine Trebia quæ vetustate interciderat sua pecunia restituit (Maffei, Mus. Veron., CCXXXI, 5) ; de même à Suessa : Viam Suessanis municipibus sua pecunia fecit (Gruter, CLI, 3). A Cupra maritima, il avait rétabli le temple de la déesse du lieu : Munificentia sua templum deæ Cupræ restituit (Orelli, n° 1852). Les habitants de Feruli dans la Sabine (Muratori, CCXXXIII, 4), ceux d’Ostie (Gruter, CCXLIX, 7), de Tiano (Mommsen, Inscr. Neap., n° 5990), de Sorrente (ibid., n° 2112), etc., nous ont laissé des inscriptions par lesquelles ils rendent grâces à Hadrien de ses bienfaits à l’égard de leurs municipes.

[181] Sur la villa d’Hadrien, voyez Boissier, Promenades archéol., tout le chapitre IV.

[182] Cet obélisque semble avoir été amené à Rome dès le temps d’Élagabal pour orner la Spina du cirque des Horti Variani, où il a été retrouvé au commencement du seizième siècle.

[183] Les travaux de la villa Hadriana ont dû commencer en 123 ou 124. (Descemet, Inscr. doliaires, p. 135.)

[184] Letronne (Inscr. d’Égypte, n° 16) prend les mots τά έργα dans le sens général que nous leur donnons. Les paroles de Vespasien montrent que ces grands travaux publics étaient un système bien arrêté de la politique impériale.

[185] Villoison, Mém. de l’Acad. des inscr., t. XLVII, p. 330. Voici la traduction de l’inscription. Mère de Marcianus, fille de Démélrius, je tairai mou nom. Séparée de la foule des mortels, depuis le moment où les enfants de Cécrops m’ont nommée grande prètresse de Cérès, j’ai enseveli mon nom dans les ténèbres de l’abime profond qui renferme les mystères impénétrables. Non, ce ne sont point les fils de la Spartiate Léda que j’ai initiés, ni l’inventeur de ces remèdes salutaires qui triomphent de la mort, ni ce vaillant Hercule qui s’est tiré avec tant de fatigues des douze travaux qu’Eurysthée lui avait imposés. Moi, j’ai initié le maitre de la terre et de la mer, celui dont le vaste empire s’étend sur tant de nations, celui qui a versé un fleuve d’or sur toutes les villes de l’univers, et principalement sur la terre fameuse de Cécrops, l’empereur Hadrien. Elle ne veut pas dire son nom parce que, devenue hiéronyme, elle n’avait plus que le nom de sa charge. Ainsi nos sœurs perdent leur nom de famille en entrant au couvent.

[186] Majestatis crimina non admisit (Spartien, Hadrianus, 17).

[187] Circumiens provincias procuratores et prœsides pro factis supplicio adfecit, ita severe ut accusatores per se crederetur immittere (Spartien, Hadrianus, 13). Voyez au Digeste, XXXIX, 4, § 1, le rescrit sur les denrées que les gouverneurs font acheter pour leur usage.

[188] Godefroy (Cod. Théod., prot., p. 283) estime que l’Édit perpétuel de Julianus a été la source de tout le droit romain jusqu’à la publication du Code de Théodose II. C’est aussi l’opinion de Bach (Hist. Jur. rom., p. 404-442).

[189] Julius Celsus, Neratius Priscus, étaient ses contemporains. Je viens de parler de Salvius Julianus.

[190] Gaius, I, 67.

[191] A l’armée : ordinatis impendiis ; au palais.... ad deprehendendas obsonalorum fraudes (Spartien, Hadrianus, 17) ; dans l’administration.... omnes publicas rationes ita complexus est ut domumprivatam quivis paterfamilias diligens non satius novit (20) Eutrope résume tout cela d’un mot : diligentissirnus circa ærarium (VIII, 3).

[192] Il décida que la pension alimentaire laissée par testament à un enfant jusqu’à l’âge de puberté serait continuée, aux garçons jusqu’à dix-huit ans, aux filles jusqu’à quatorze. (Digeste, XXXIV, 1, 14.) Quant aux postes, avant Hadrien, les cités étaient obligées de tenir pourvues du matériel nécessaire les stations, mansiones, établies sur leur territoire, et elles devaient mettre chevaux et voitures à la disposition du voyageur officiel sur la présentation de son diplôme ou permis de circulation (cette organisation existe encore en Russie). Hadrien semble avoir substitué des contributions fixes aux prestations éventuelles ; Antonin diminua cette charge, et Sévère en fit peut-être supporter une partie par le fisc ; mais, après lui, tout retomba au compte des municipalités. Le cursus publicus servait donc le gouvernement, mais il ne servait pas les particuliers. A mesure que son importance s’accrut, la dépense en pesa plus lourdement sur les villes et devint une des causes de leur misère. Cf. Hirschfeld, op. cit., p. 98.

[193] Orelli, n° 805 ; Eckhel, t. VI, p. 478 ; et Cohen, t. II, pl. VI, n° 1049. Une monnaie représente un licteur mettant le feu à un monceau de créances. Pour l’administration d’Hadrien, voyez une savante thèse de M. Caillet.

[194] Spartien, Hadrianus, 18.

[195] Le douzième (id., ibid.). Dosithée (§ 9) dit le dixième.

[196] Digeste, XLVIII, 20, 7, § 5.

[197] Officia sane publica et palatina, nec non militiæ in eam formam statuit, quæ, paucis per Constantinum immutatis, hodie perseverant (Epit., XIV).

[198] Ab epistulis et a libellis primus equites Romanos habuit (Spartien, Hadrianus, 22). Vitellius avait déjà confié les charges du palais à des chevaliers. (Tacite, Hist., I, 58. Cf. Plutarque, Othon, 9.) Domitien avait fait de même (Suétone, Domitien, 7) ; un illustre chevalier romain qui fut décoré des ornements prétoriens et préfet des Vigiles, Titinius Capito (Pline, Epist., I, 17 ; V, 8 ; VIII, 12), fut ab epistulis sous ce prince, sous Nerva et Trajan. (Kellermann, Vigil., n° 7.) Mais c’était une exception ; la règle rappelée par Spartien ne fut établie que par Hadrien. Voyez Borghesi, t. V, p. 14 et suiv., et Hirschfeld, p. 215, 257, 290.

[199] .... in consilio habuit non amicos aut comites solum, sed jurisconsultos aliosque, quos tamen senatus omnis probasset (Sparlien, Hadrianus, 18) .... Adhibilis in consilio suo consulibus alque prætoribus et optimis senatoribus (ibid., 22). Cf. Dion, LXIX, 7. Les membres de ce conseil étaient divisés en deux classes : conciliares et adsumpti in concilium, comme nous avons des conseillers d’État titulaires, et des maîtres des requêtes ou auditeurs. Ils étaient appointés depuis 60.000 sesterces jusqu’à 200.000, et la différence du traitement marquait celle du rang. Voyez Wilmanns, n° 1286 : cette inscription, étant accentuée, appartient, au plus tard, à la fin du deuxièmesiécle, et, comme elle donne à rempereurles surnomsde plus et de felix que, Commode porta le premier, elle est postérieure à l’an 180. (Eckbel, t. VII, p. 955.)

[200] Sur les juridici, voyez Mommsen dans les Gromati veteres, éd. Lacbmann, t. II, p. 192 et suiv.

[201] Le préfet du prétoire avait incontestablement ce droit sous Sévère ; il est probable, mais on ne peut l’affirmer, que c’est Marc-Aurèle qui le lui donna. Il renouvela la vieille interdiction du négoce pour les sénateurs. (Dion, LVIII,16.) Quant au droit du préfet de la Ville, il est marqué au Digeste, I, 12, 1 pr. et § 4.

[202] Ambulatorium senatum, dit Haubold (de Consist. principum Rom.). Cf. Papinien, au Digeste, XXVII, I, 50 .... honor delatus (in consilium adsumpto) finem certi temporis nec loci habet. Voir Hérodien, I, 6). Il est probable que c’est à Hadrien qu’est dû l’élargissement du jus Latii dont une nouvelle lecture du palimpseste de Gaius (I, 95-96) a permis de bien marquer la différence. Dans les villes qui avaient le Minus Latium, les magistrats seuls acquéraient la cité romaine ; dans celles qui avaient le Majus Latium, tous les décurions obtenaient ce privilége.

[203] Voyez le mémoire de M. Egger sur le sénatus-consulte contre les industriels qui spéculent sur la démolition des édifices, 1872.

[204] Digeste, XLVII, 12, 3, 5. Les Douze Tables l’avaient défendu à Rome.

[205] C’était une modification au sénatus-consulte Silanien (10 de J.-C.), mais dont la disposition principale subsista, car Modestinus dit au Digeste, XXIX, 5, 18, que l’esclave qui, pouvant porter secours à son maitre, ne l’a point fait, doit être puni de mort. Cf. Paul, Sent., III, 4, et Wallon, Hist. de l’esclavage, t. III, p. 60.

[206] Digeste, I, 6, 2.

[207] Digeste, I, 5, 18. Cette décision d’Hadrien est devenue la doctrine des Institutes de Justinien.

[208] Gaius, I, §§ 77 et 92. Il décida également qu’un enfant né d’une Romaine et d’un Latin serait Romain. (Id., I, §§ 30 et 80.)

[209] De feminarum testamentia (Gaius, I, § 115.)

[210] .... Licet ea in potestate parentis esset (Ulpien, Fragm., XXVI, 8). Ce droit n’était reconnu à l’affranchie que lorsqu’elle avait quatre enfants. Cf., au Digeste, XXXVIII, 17, le sénatus-consulte Tertullianum.

[211] .... Quod intronis magis quam patris jure eum inter fecit : nam patria potestas in pidate debet, non atrocitate consistere (Digeste, XLVIII, 9, 5).

[212] La question du colonat est exposée à notre chapitre LXXXII, § 4.

[213] Dion, LXIX, 7.

[214] Omnia ad privati hominis modum fecit (Sparlien, Hadrianus, 9).

[215] Dion, LXIX, 6.

[216] Dion, LXIX, 6.

[217] Spartien, Hadrianus, 18.

[218] De judicibus omnibus semper cuncta scrutando tamdiu requisivit quamdin verum inveniret (Sparlien, ibid., 21).

[219] Eum qui stuprum sibi vel suis per vim inferentem occidit, dimittendum (Digeste, XLVIII, 8, 1, § 8).

[220] Quelques-unes des demandes adressées au prince lui sont faites par écrit, per libellos ; d’autres de vive voix.

[221] Il y avait, dans chaque légion, soixante grades de centurions, tous de rang différent.

[222] Expression ancienne qui ne signifiait plus que l’inscription sur la liste officielle des chevaliers ayant le droit dans la solennité de prendre part à la transvectio. Le chevalier equo publico avait d’abord le cens équestre que donnait la fortune et le rang, que lui décernait l’autorité publique. Or ce rang était nécessaire pour arriver aux grandes charges.

[223] Dion. LXIX, 18.

[224] Dion, LXIX. I9.

[225] Spartien, Hadrianus, 10.

[226] In colloquiis etiam humillimorum civilissimus fuit (Spartien, ibid., 20).

[227] .... Quum animo parum valetet, ideircoque despectui haberetur (Aurelius Victor, de Cæsaribus, 14).

[228] Hadrianus, 16, 23. Voyez, au commencement du chapitre suivant, le conte ridicule fait par Aurelius Victor (de Cæsaribus, 14) au sujet de l’adoption d’Antonin.

[229] LXIX, 3. Spartien dit, au contraire (16), que Favorinus l’emporta sur tous les autres dans son amitié, et ne marque point que cette faveur ait cessé.

[230] Aulu-Gelle, Noct. Att., XX, 1.

[231] Acer nimis ad lacessendum pariter et respondendum seriis, joco, maledicius : referre Carmen carmini, dictum dictui (Aurelius Victor, Épitomé, 14).

[232] Favorinus, ap. Philostrate, Vies des Sophistes, I.

[233] Spartien, Hadrianus, 16.

[234] Spartien, Hadrianus, 19.

[235] Dion, LXIX, 4. Il ne faut pas oublier que nous n’avons point le texte de Dion et qu’il se peut que les deux mots, έφόνευσεν αύτόν, soient une interpolation de Xiphilin, car, au chapitre 2, Dion dit du gouvernement de ce prince : φιλανθρωπότατα άρξας, et il ne lui reproche que les exécutions de 119 et de 137.

[236] Vopiscus, Saturninus, 8. Le mot aliptes, frotteur d’huile, est expliqué par le mot medici du chapitre précédent, évidemment pris en mauvaise part.

[237] Dans le seul fragment qui nous reste de Quadratus, on lit : Οί θεραπευθέντες, οί άναστάντες έx νεxρών (Routh, Reliq. sac., I, 71. Oxf., 1814).

[238] Tillemont, Hist. des Empereurs, II, 328 : Aristide estoit philosophe de profession, et il en garda l’habit lorsqu’il embrassa la foy. Beaucoup de chrétiens portaient aussi le manteau des philosophes, témoin saint Justin (Dial. cum Tryph., init.) et Tertullien après sa conversion (de Pallio).

[239] Lex Genetiva, 64.

[240] Voyez Waddington, Fastes des provinces asiatiques, I, p. 197 et suiv.

[241] Si la lettre de Tiberianus, gouverneur de Palestine, donnée par Malala et Suidas, était authentique, il faudrait admettre aussi la réponse de Trajan ordonnant à Tiberianus et aux autres gouverneurs de laisser les chrétiens en paix. Mais Tillemont la rejette (t. II, p. 578).

[242] On a pensé que ce rescrit était comme une sorte d’amnistie donnée, en 127, à l’occasien de la première fête des decennalia d’Hadrien.

[243] Voy. Eusèbe, Hist. ecclés., IV, 8 et 9, la dernière édition de saint Justin, par Th. Otto, S. Justini opera, Ienæ, 1847, t. I, p.162, ad finem Apolog. Ie, et l’ouvrage de M. Aubé, Saint Justin, philosophe et martyr, p. XLVII-XLIX. Sulpice Sévère et saint Jérôme parlent d’une persécution violente sous Hadrien. Le janséniste le Nain de Tillemont voudrait bien parler comme eux, mais son impartialité l’oblige à dire : Eusèbe ni la plupart des autres ne la content pas. Et elle ne vient pas en effet d’aucun édit de ce prince, comme il est aisé de le justifier par saint Méliton et par Tertullien. (Hist. des Emp., II, p. 319.) Saint Irénée (III, 3) ne cite qu’un martyre, celui de Telesphorus. L’évêque de Sardes, Méliton, sous Marc-Aurèle, se plaignait de ce que les chrétiens fussent alors persécutés en Asie par des édits de magistrats municipaux, ce qui, dit-il, ne s’était jamais fait, et il ignore si ces édits ont été publiés par ordre de l’empereur, ou à son insu. (Eusèbe, Hist. ecclés., IV, 26.) Cf. Dion, LXX, 3, qui montre Antonin a enchérissant sur les marques d’estime dont Hadrien avait honoré les chrétiens.

[244] Dion, LXIII, 32. L’historien Appien fut acteur dans cette guerre et faillit en être la victime ; voyez le curieux fragment de son XXIVe livre, retrouvé et commenté par M. Miller, Rev. archéol., 1869.

[245] VII, 92. Cf. saint Jérôme, Chron., ad ann. 929, et Eckhel, Doctr. num. vet., t. VI, p. 497.

[246] Comme Ezra, il est nommé le restaurateur de la loi, et comparé à Moïse. (Derenbourg, op. cit., p. 396.)

[247] Voyez Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 953.

[248] Spartien, Hadrianus, 13. Hadrien n’avait pas interdit la circoncision des Juifs de race, ce qui eût été une persécution religieuse, et il répugnait à pareille mesure qu’aucun empereur n’ordonna ; il avait simplement renouvelé l’édit de Vespasien pour interdire la propagande juive en dehors de la nation. Des agents trop zélés en ayant fait une mesure générale, Antonin expliqua que la défense ne s’appliquait pas aux fils de Juifs. (Digeste, XLVII, 8, 11.) La politique impériale eut, en ces questions comme dans les autres, une telle continuité, que les mesures de Sévère à l’égard des Juifs furent les mêmes que celles de Vespasien : Judæos fieri vetuit. Un des principaux arguments de saint Justin dans son Apologie pour démontrer la vérité du christianisme est que les chrétiens sont persécutés et que les Juifs ne le sont pas. Lorsqu’il énumère (Dial., 16, 19, 46) les maux qui out frappé les Juifs après leur révolte, il ne mentionne pas la défense de la circoncision. Il dit, au contraire : Ce signe vous a été donné, afin que vous soyez séparés des autres nations et que vous souffriez seuls ce que vous souffrez maintenant avec justice. Et ces maux, ajoute-t-il, ont été la désolation de leur pays par la guerre, leurs villes livrées aux flammes et l’interdiction pour eux de monter à Jérusalem.

[249] On ignore son vrai nom. M. Derenbourg (Biblioth. de l’École des Hautes Études, fasc. XXXe) et M. Renan (l’Église chrétienne, p. 197) l’appellent Bar Kôzêbâ et Bar ou Ben Coziba, le fils de Coziba.

[250] Cf. Madden, History of jewish coinage, p. 154 et suiv. ; de Saulcy, Lettres sur la numismatique judaïque (Revue numismatique, 1865) ; Derenbourg, op. cit., p. 424 ; M. Renan (op. cit., p. 517) croit que le monnayage de Bar Coziba n’a consisté qu’en surfrappes.

[251] Saint Justin, Apologie, IIe, et Orose, VII, 13.

[252] Itiner. Hierosolym., p. 159, édit. Wessel.

[253] Dion, LXIX, 12-14. Hadrien demanda, dans le sénat, les ornements triomphaux pour Julius Severus, ob res in Judæ prospere gestas (C. I. L., III, n° 2850), et lui-mème reçut alors sa seconde salutation impériale.

[254] Derenbourg, op. cit., p. 425.

[255] La Mischna comprend six livres, qui se divisent chacun en plusieurs traités partagés en plus de cinq cents chapitres. Les nombreux commentaires faits, dans le cours des siècles, sur les diverses parties de la Hischna, ont Mrmé les deux Talmuds. La bfassora ou transmission fut tout un système de ponctuation, de signes et d’écriture imaginé pour rendre inaltérable le texte des livres sacrés, dont les copies, minutieusement collationnées avec les originaux, étaient solennellement livrées après une bénédiction publique. C’est ainsi que les Juifs élevèrent, suivant leur expression, une haie vive autour de leurs croyances nationales pour n’y laisser pénétrer aucun élément étranger, et cette espèce de fortification morale a mieux protégé la nouvelle Jérusalem que les murs cyclopéens de la cité de David. La Kabbale fut une autre arme de combat, mais pour la guerre offensive. C’était un moyen de faire circuler, malgré la vigilance de l’ennemi, les projets, les espérances, les doctrines que les seuls initiés pouvaient comprendre à l’aide d’une combinaison de lettres, de chiffres et de citations bibliques dont ils avaient la clef. Nos correspondances chiffrées viennent de là.

[256] Tacite, Hist., I, 16 ; Pline, Panég., 7.

[257] On a beaucoup discuté sur la date qu’il faut assigner à l’adoption de L. Verus. Si l’on en était réduit au témoignage de Spartien (Hadrianus, 23 ; Æl. Ver., 3), on devrait la placer avant sa préture, c’est-à-dire avant l’an 130. Mais les monuments s’y opposent ; sur tous ceux qui sont datés de son premier consulat (130), il est appelé L. Ceionius Commodus (Orelli, n° 1681, 4351, 6086), et c’est seulement sur ceux qui sont datés du second (137) qu’il est appelé L. Ælius Cæsar (Orelli, n° 828, 856, 6527). C’est donc en 136, et, suivant Borghesi (Œuvres, t. VIII, p. 457) , entre le 19 juin et le 29 août, qu’il fut adopté, déclaré César et envoyé dans les deux Pannonies avec les pouvoirs proconsulaires (voy. C. I. L., t. III, n° 4366). On ne peut expliquer le passage de la lettre écrite à Servianus, en 131, et dans laquelle Hadrien l’appelle son fils, filium meum Verum, qu’en supposant que ce prince le nommait ainsi par anticipation, étant dès lors décidé à l’adopter et ayant déjà fait connaître son intention à sa famille, quoiqu’il ne voulu accomplir cette adoption qu’après son retour à Rome, devant le peuple et les pontifes, suivant les formules solennelles de l’adrogatio.

[258] Ils conspirèrent même sous Antonin, le prince selon le cœur du sénat.

[259] Dion, LXIX, 23. S’il était absolument forcé de punir un citoyen ayant des enfants, il modérait le châtiment en proportion du nombre des enfants. (Id., ibid.)

[260] Spartien, Hadrianus, 23.

[261] Servianum quasi adfectatorem imperii, quod servis regiis cænam misisset, quod in sediti regio juxta lectum posito sedisset, quod erectus ad stationes militant senes nonogenarius processisset.... Fuscum, quod imperium præsagiis et ostentis agitatus speraret (Spartien, Hadrianus, 23 ; cf. Dion. LXIX, 17).

[262] .... Liberios denigue et nonnullos milites inseculus est (Spartien, Hadrianus, 15).

[263] En mettant à part les seules victimes mentionnées par Dion, c’est-à-dire les conspirateurs de 119, dont Hadrien regretta l’exécution, et ceux de 137, qui avaient pour chefs un vieillard et un enfant que le prince aurait dit épargner, on ne trouve nommés par Spartien, pour justifier l’imputation de cruauté, que Plœtorius Nepos et Attianus, pour qui l’expression hostium loco habuit (Spartien, 15) ne semble signifier qu’une ruplure d’amitié (cf. id., 23 ; voyez sur Plœtorius Nepos, Borghesi, Œuvres, t. III, p. 122 et suiv.) ; Septicius Clarus, qu’il destitua pour mauvais procédés envers l’impératrice ; Titianus, quem, ut conscium tyrannidis, et argui passus est et proscribi, ce qui veut dire condamné à la confiscation des biens ; Umidius Quadratus et Catilius Severus, quos graviter inseculus est, ce qui ne prouve pas qu’ils aient été frappés d’aucune peine. D’ailleurs Spartien oublie que, dans un autre chapitre (24), il accuse Severus de conspiration. Quant à Polyænus et Marcellus, quos ad mortem voluntariam cœgit (15), nous ne les connaissons pas. On a vu plus haut ce qui concerne Apollodore et les sophistes, et on va voir ce qui regarde Sabine.

[264] Non sine fabula veneni defuncta (Spartien, 23). Si l’impératrice était morosa et aspera. (id., 11), il avait la loi pour s’en débarrasser par un divorce ; un crime n’était pas nécessaire.

[265] Lacupletatoribus municipii (Gabies). (Orelli, n° 816.)

[266] Dosithée, § 15, Corp. juris antejust., éd. Böcking, t. I, p. 212.

[267] Vopiscus, Saturnanus, 8. Sabine, sans doute en ce moment auprès du prince, n’est pas nommée dans cette lettre, mais les paroles d’Hadrien sont une nouvelle preuvede l’intimité qui régnait alors dans la famille impériale.

[268] Il mourut le 1er janvier 138. (Orelli, n° 827.)

[269] Dion, LXIX. 20.

[270] Antonini adoptionem plurimi tunc factam esse dolnerunt, speciatim Catilius Severus, præfectus urbi, qui sibi præparabat imperium. Qua re prodita, successore accepto, dignitate privatus est (Spartien, Hadrianus, 24).

[271] On parle d’autres individus dont Hadrien ordonna l’exécution et qu’Antonin sauva. L’adoption est du 23 février, la mort d’Hadrien du 10 juillet. Or il garda jusqu’au dernier moment toute la netteté de son intelligence, et il est bien difficile d’admettre que si, dans ces quatre mois et demi, il avait prononcé une sentence de mort, elle n’eùt pas été exécutée.

[272] Dion, LXIX, 22.

[273] Spartien, Hadrianus, 22.

[274] Dion, LXIX, 7.

[275] Il n’aimait pas à graver son nom sur les édifices qu’il élevait ; si plusieurs villes le prirent, si beaucoup de monuments le portèrent (Spartien, Hadrianus, 18-19), c’était affaire municipale ; et cette flatterie est de tous les temps.

[276] La colonisation de la Cyrénaïque fut, dans de moindres proportions, une œuvre pareille à la colonisation de la Dacie sous Trajan, et elle eut, pour un grand nombre de pauvres des villes grecques, les mêmes conséquences heureuses.

[277] C’est, du moins, à peu près le chiffre de celles qui ont été décrites par M. Cohen.

[278] Cohen, Hadrianus, 250 et 268.

[279] Voyez le chapitre LXXI.

[280] Voyez Dion Cassius, LXIX, 6 et 16.