HISTOIRE DES ROMAINS

 

NEUVIÈME PÉRIODE. — LES CÉSARS ET LES FLAVIENS (14-96), CONSPIRATIONS ET GUERRES CIVILES. DIX EMPEREURS, DONT SEPT SONT ASSASSINÉS

CHAPITRE LXXVIII — TITUS ET DOMITIEN (79-96).

 

 

I. — TITUS (79-81).

Vespasien mort, Titus[1] prit le titre d’Auguste. Élevé à la cour de Néron parmi les jeunes compagnons de Britannicus, il assistait au banquet fatal prés de son ami, et goûta peut-être au poison[2]. Il servit avec distinction comme tribun en Germanie, en Bretagne, et on l’a vu terminer la difficile guerre de Judée. Les soldats le comptaient parmi les plus braves ; les chefs l’estimaient le plus habile, et d’heureuses qualités lui donnaient une foule d’amis. Cependant le goût qu’il laissait voir pour les festins et les spectacles, sa sévérité dans l’exercice de la préfecture du prétoire et le meurtre de Cæcina inspiraient des inquiétudes. Mais les leçons de son père lui avaient profité. Le gouvernement de quatre-vingts millions d’hommes lui parut chose assez sérieuse pour qu’il ne songe plus qu’aux affaires. Son père l’y avait préparé en l’associant à l’empire[3] ; il lui avait donné le titre de César, la censure, la puissance tribunitienne, la préfecture du prétoire et sept consulats. Arrivé au pouvoir dans l’âge de la maturité, plein d’expérience, et rassasié de plaisirs par ses excès mêmes, il n’eut plus qu’une passion, celle du bien public. Dés le premier jour il congédia ses amis de débauche ; du vivant de son père, il avait déjà fait aux préjugés romains le sacrifice de ses vifs sentiments pour la reine juive Bérénice, qu’il avait renvoyée en Orient[4]. En prenant possession du grand pontificat, il déclara qu’il garderait ses mains pures de sang, et il tint parole : personne, sous son règne, ne périt par ses ordres. Deux jeunes patriciens avaient été condamnés à mort pour conspiration contre sa personne : il leur pardonna, les fit asseoir à ses côtés aux jeux du Cirque, et quand on lui présenta, suivant l’usage, les épées des gladiateurs, il les leur remit, pour qu’ils choisissent eux-mêmes : confiance peu dangereuse sans doute, mais qui fut fort applaudie. Vespasien, menacé de continuels complots, avait ménagé quelques restes de l’ancienne tyrannie, les délateurs et suborneurs de témoins, sans user de leurs services ; Titus les fit battre de verges, vendre ou déporter. Il ruina la délation même lorsqu’il refusa de recevoir les accusations de lèse-majesté, lorsqu’il défendit d’incriminer un fait au nom de plusieurs lois et qu’il accorda la prescription aux morts, en interdisant d’attaquer leur mémoire, passé un certain terme qu’il fixa.

Il y avait à craindre que cette bonté ne dégénérât en faiblesse. Ainsi Tibère avait sagement établi que les grâces accordées par un prince seraient confirmées individuellement par son successeur sous peine de nullité ; Titus reconnut par un seul acte la validité de toutes les concessions antérieures[5]. C’était plus monarchique, puisque la volonté impériale semblait alors une et immuable, malgré la diversité des princes ; mais c’était se priver d’un utile contrôle et lâcher la bride à l’avidité qu’aucune crainte de l’avenir ne retenait plus. Aussi les solliciteurs accoururent ; aucun ne fut repoussé ; et comme ses conseillers s’effrayaient de, ces dons qui épuisaient le trésor et de tant de promesses qu’il ne pouvait tenir : Il faut, répondit-il, que personne, ne sorte mécontent de la présence du prince. Au peuple qui, lui, ne sollicitait ni grades ni fonctions, il donna, pour la dédicace du Colisée, des jeux magnifiques qui durèrent cent jours, une naumachie, des gladiateurs, cinq mille bêtes féroces. D’une estrade placée sur le théâtre, il jetait à la foule des boules en bois contenant chacune un bon pour des comestibles out des vêtements, pour des vases d’or et d’argent, pour des esclaves, des attelages, des troupeaux entiers. Il construisit de nouveaux thermes, où il laissa entrer la populace pendant qu’il s’y baignait lui-même ; et afin qu’elle retrouvât au moins dans les fêtes sa royauté perdue, il lui montra beaucoup de déférence, plaisantant au théâtre avec l’assistance, déclarant que tout se passerait au gré de l’assemblée, non au sien ; que les spectateurs n’avaient qu’à réclamer ce qu’ils voudraient pour aussitôt l’obtenir. Un mot trop admiré peint cette débonnaire facilité : Ô mes amis ! disait-il en soupirant, un soir qu’il n’avait rien donné, ô mes amis ! J’ai perdu ma journée !

Les devoirs d’un chef d’empire sont plus austères, et la popularité acquise de cette sorte, aux dépens des ressources de l’État, n’est pas la meilleure ; celle de Titus était immense, on le comprend, après l’administration sévère de Vespasien. Hâtons-nous de dire que les populations affligées de quelque fléau le trouvèrent aussi prompt à soulager leurs misères que les courtisans à satisfaire leurs désirs. Une éruption du Vésuve engloutit Herculanum, Pompéi et Stabies ; une peste enleva, dans Rome seulement, des milliers de personnes ; enfin un incendie, qui dura trois jours, dévora encore une fois le Capitole, la bibliothèque d’Auguste et le théâtre de Pompée. Dans la Campanie, il envoya des consulaires avec beaucoup d’argent, et il appliqua au soulagement des survivants les biens dévolus au lise, par la mort de ceux qui avaient péri dans le désastre sans laisser d’héritiers. A Rome, il se chargea de tout réparer, et, pour faire les fonds nécessaires, il vendit les meubles du palais impérial. Ces prodigalités, dont quelques-unes étaient nécessaires, contribueront peut-être à la gêne de Domitien, et l’on verra comment Domitien échappait à la gêne.

Ce règne ne dura que vingt-six mois, du 23 juin 79 au 13 septembre 81. Comme Titus allait visiter ses biens paternels dans la Sabine, il fut pris d’une fièvre violente qui bientôt ne laissa plus d’espoir. On rapporte qu’entrouvrant les voiles de sa litière il regarda le ciel avec des yeux pleins de larmes et de reproches. Pourquoi, disait-il, sitôt mourir ? Dans toute ma vie il n’y a pourtant qu’une seule chose dont j’aie à me repentir. Quelle chose ? On l’ignore, ne la cherchons pas[6]. Ne disons pas non plus que cette courte durée de son principat ne laissa pas à son amour du bien publie le temps de s’éteindre, aux applaudissements populaires le temps de se lasser, aux obstacles celui de se dresser sur sa route pour le jeter peut-être dans une autre voie[7]. Les bonnes renommées d’empereurs ne sont pas assez nombreuses pour que nous disputions à Titus le titre qu’il reçut de ses contemporains : les Délices du genre humain.

Quelques écrivains ont parlé de poison que Domitien lui aurait donné ; mais Suétone, qui accepte si aisément les rumeurs sinistres, ne croit pas à celle-là, et les médecins de Titus ont dit à Plutarque que ce prince mourut de bains pris mal a propos. Les Juifs en savaient bien plus long sur cette mort prématurée, et le Talmud raconte encore que Titus, retournant en Italie avec les vases sacrés ravis par lui dans le temple de Jéhovah, fut assailli par une furieuse tempête : Le Dieu des Juifs, s’écria-t-il, n’a donc de force que sur la mer où il a déjà englouti Pharaon. S’il est vraiment Dieu, qu’il me combatte sur terre. A ces mots une voix répondit : Méchant, fils de méchant, j’ai donné la vie à une créature infiniment petite, c’est elle qui combattra pour moi. Dès que Titus eut touché le rivage d’Italie, un moucheron entra dans ses narines et monta dans son cerveau qu’il rongea durant sept années. Un jour que le prince passait devant la boutique d’un forgeron, le bruit du marteau sur l’enclume arrêta l’insecte et l’atroce souffrance. Titus alors donna quatre pièces d’argent par jour à un homme qui se tint près de lui en frappant incessamment sur une enclume. Pendant un mois, le moyen réussit ; niais au bout de ce temps l’insecte, accoutumé au bruit, se remit à ronger. Quand Titus mourut, on ouvrit son crâne et on y trouva un moucheron gros comme une hirondelle, armé d’ongles de fer et d’un bec d’airain. Avec cette histoire qu’ils contaient à leurs enfants, les Juifs poursuivaient de leur haine implacable la mémoire du destructeur de Jérusalem.

On a rarement l’occasion de mêler l’histoire de la terre à celle des hommes parce que les changements dans le relief du sol, grandioses pour l’ensemble d’une époque géologique, s’accomplissent sous nos yeux d’une manière imperceptible. Cependant on a gardé, pour le temps de Titus, le souvenir d’un coup soudain et terrible : l’éruption du Vésuve, après un repos de deux mille ans peut-être, et la destruction de plusieurs villes campaniennes.

Les anciens avaient bien reconnu la nature volcanique de cette montagne ; niais aucun de ceux qui nous ont conservé les traditions les plus lointaines ne savait qu’elle eût vomi des flammes. Au premier siècle de notre ère, il ne restait qu’une moitié de l’ancien cratère, qu’on peut reconnaître encore, la Somma ; l’autre moitié, du côté de la mer, s’était effondrée, et un large plateau couvert de vignes sur ses flancs, à son sommet de buissons hantés par les sangliers, occupait la place du cratère actuel. Pour se représenter les lieux tels qu’ils étaient alors, il faut donc, supprimer le cône de cendres noires, haut de 400 mètres, qui s’est élevé au-dessus de l’ancien plateau et d’où le voyageur a une vue incomparable sur Naples, son golfe, ses îles et les cités qui se pressent le long de ces rives enchantées, tandis que sous ses pieds la bouche du volcan s’emplit de bruits menaçants, de fumée et de vapeurs sulfureuses, qui déposent çà et là, sur les pierres tombées à son pourtour, des teintes éclatantes de rouge, de jaune, d’orangé, de violet, comme pour mettre au front de la sombre montagne les restes d’un diadème brisé.

Un tremblement de terre, qui, le 5 février 63, secoua la Campanie et renversa presque toute la ville de Pompéi[8], annonçait que les feux souterrains reprenaient leur activité. Le calme revint cependant et dura seize ans[9], jusqu’au milieu de l’été de 79. Alors les agitations du sol recommencèrent ; les puits et les sources tarirent, la mer bouillonnait, et l’on entendait de sourds grondements. Enfin, le 23 août, une immense nuée, semblable à un pin gigantesque dont la tète montait à 5.000 mètres de hauteur, apparut au-dessus du Vésuve, sombre et répandant la nuit autour d’elle, mais constamment déchirée par les éclairs. Pline le naturaliste, qui commandait la flotte de Misène, surpris de cet étrange phénomène, voulut, avec une curiosité de savant, l’étudier de près. Il fit armer les galères pour prendre à bord les soldats de marine stationnés à Resina et les gens de la côte qui étaient affolés de terreur. Mais le fond de la mer s’était relevé, et il ne put toucher au rivage, où les vagues brisaient avec fureur, tandis que la cendre, les pierres, pleuvaient sur les vaisseaux. La position devenait dangereuse et sans utilité pour personne ; il alla débarquer un peu plus loin, à Stabies, d’où il vit le Vésuve couvert de feux ; la lave débordant du nouveau cratère qu’elle venait de s’ouvrir et coulant par les fissures latérales ; les gaz combustibles qui s’enflammaient au contact de l’air ; enfin la nuée toujours suspendue au-dessus de la montagne et qui, au milieu des ténèbres dont tout le pays était enveloppé, reflétait l’immense incendie. Pline observait tranquillement tous ces phénomènes, prenait des notes et dictait. Sur le soir, il se coucha et dormit d’un profond sommeil. Mais la cour de la maison s’emplissait de cendres ; la maison elle-même mentirait à chaque instant de s’écrouler. Ses gens l’éveillèrent, et il sortit la tête couverte d’un oreiller, à cause des pierres qui tombaient. On se rendit au bord de la mer ; elle était très grosse, et l’on ne put s’embarquer. Pline, fort replet et fatigué d’une marche pénible, s’étendit à terre. A ce moment, des flammes parurent s’approcher, précédées d’une odeur de soufre. Il se leva soutenu par deux esclaves, mais trop tard, et retomba mort, asphyxié sans doute par l’acide carbonique qui, dans les éruptions volcaniques, se dégage en abondance et, plus lourd que l’air, reste à la surface du sol, où Pline, en se couchant, l’avait respiré[10]. Il n’avait que cinquante-six ans.

Pendant que Pline mourait à Stabies, Pompéi, petite ville marchande de douze mille habitants, bâtie près de l’embouchure du Sarno, sur une ancienne coulée de lave, était ensevelie sous 5 mètres de pierres ponces et de cendres ; Herculanum, sous 60 ou 80 pieds de boues liquides[11] qui, solidifiées par le temps, portent aujourd’hui les deux villes de Portici et de Resina. Sur une tessera, ou jeton de spectacle, trouvée à Pompéi, étaient marqués la place où celui qui la possédait devait s’asseoir, et le titre d’une comédie de Plaute, Casina, qu’on représenta peut-être la veille du jour où la ville périt.

Les deux cinquièmes de Pompéi sont aujourd’hui déblayés, et le visiteur a l’étrange spectacle d’une ville romaine qui reparaît au jour après dix-huit siècles : petite ville assurément, petites maisons, rues étroites, monuments sans grandeur, art sans éclat, quoique non sans grâce, et cependant tout cela produit une impression profonde. Ce peuple romain a laissé de tels souvenirs, que rien qu’à se trouver dans un de ses plus obscurs municipes, mais d’où il semble titre sorti d’hier, on éprouve une sorte d’impression religieuse[12].

Si nous voulons, dit M. Boissier, apprécier les belles maisons de Pompéi comme il convient et nous bien rendre compte des agréments qu’elles devaient avoir pour leurs propriétaires, il faut nous défaire de quelques préjugés. Les habitants de cette charmante ville semblent préoccupés de chercher par-dessus tout leur bien-être, niais ils ne le placent pas où nous le mettons : chaque siècle, en ce genre, a ses opinions et ses préférences, et il y a une mode pour la façon d’être heureux comme pour le reste. Si nous nous laissions trop dominer par cette tyrannie de l’habitude qui ne nous permet pas de croire qu’il soit possible de vivre autrement que nous vivons, les maisons de Pompéi nous paraîtraient peut-être petites et incommodes. Mais si nous oublions un moment nos idées et nos usages, si nous essayons de nous faire Romains par la pensée, nous trouverons que ceux qui les habitaient les avaient très bien faites pour eux, et qu’elles étaient parfaitement appropriées à tous leurs goûts et à tous leurs besoins. Il est difficile aujourd’hui, dans nos grandes villes, même aux gens riches, de posséder un hôtel pour eux seuls. Ils se logent la plupart dans des maisons qu’ils partagent avec beaucoup d’autres ; leurs appartements se composent d’une série de pièces vastes, aérées, percées de larges fenêtres, qui prennent l’air et. le jour sur des rues ou des places. Il n’y a rien de semblable à Pompéi. Le nombre des maisons habitées par une seule famille y est très considérable. Les pièces principales sont toutes au rez-de-chaussée’. Les plus riches se sont construit une maison située entre quatre rues, et qui occupe, comme on disait, une île entière. S’ils sont économes de leur fortune, ils distraient de ce vaste espace de terrain quelques parcelles dont ils font des boutiques qu’ils louent un bon prix ; ces boutiques occupent quelquefois tous les dehors de l’habitation. Tandis que chez nous la façade est soigneusement réservée pour les beaux appartements, à Pompéi, on l’abandonne au commerce, ou bien on la ferme de murs épais et sans ouvertures. Toute la maison, au lieu de regarder vers la rue, est tournée vers l’intérieur. Elle ne communique avec le dehors que par la porte d’entrée, rigoureusement fermée et gardée ; peu de fenêtres, et seulement dans les étages supérieurs[13] on veut vivre chez soi, loin des indifférents et des étrangers. Aujourd’hui, ce que nous appelons la vie domestique appartient beaucoup au public. Le monde entre chez nous aisément, et, quand il n’y vient pas, nous voulons au moins l’apercevoir par nos fenêtres largement ouvertes. Chez les anciens, la vie privée est plus véritablement solitaire que chez nous. Le maître du logis ne tient pas à voir dans les rues ; surtout il ne veut pas que de la rue on regarde chez lui. Dans sa maison même, il a des divisions et des distinctions. La partie où il accueille les étrangers n’est pas celle où il se retire avec sa famille ; on ne pénètre pas aisément dans ce sanctuaire qui est séparé du reste par des corridors, fermé par des portes ou des tentures et gardé par des concierges. Le maître reçoit quand il veut, il s’enferme chez lui quand il lui plait ; et si quelque client, plus ennuyeux et plus tenace, l’attend à sa sortie dans le vestibule, il a une porte de derrière (posticum), sur une rue étroite, qui lui permet de s’échapper.

A ceux qui trouvent les pièces des maisons pompéiennes un peu trop étroites à leur gré, on a déjà répondu que les habitants passaient une grande partie de leurs journées hors de chez eux, sous les portiques du Forum ou des théâtres. Il faut ajouter que, si les chambres ne sont pas grandes, elles sont nombreuses. Le Romain use de sa demeure comme de ses esclaves, il a des pièces différentes pour tous les incidents de la journée comme il a des serviteurs pour toutes les nécessités de la vie. Chaque pièce, chez lui, est faite exactement pour l’usage auquel on la destine. Il ne se contente pas, comme nous, d’une seule salle à manger ; il en a de plusieurs dimensions, et il en change selon la saison, selon le nombre des amis qu’il veut traiter. La chambre où il fait sa sieste pendant la journée, celle où il se retire la nuit pour dormir, sont très petites, elles ne reçoivent la lumière et ne prennent l’air que par la porte : ce n’est pas un inconvénient dans le Midi, où l’obscurité donne la fraîcheur. Il n’y demeure d’ailleurs que juste pendant qu’il dort. Pour le reste du temps, il a une cour fermée ou presque fermée qu’on appelle atrium, une cour ouverte ou péristyle.

C’est là qu’il séjourne le plus volontiers quand il est chez lui. Il s’y trouve non seulement avec sa femme et ses enfants, mais sous l’œil de ses serviteurs, et quelquefois dans leur société ; malgré ses goûts de retraite et d’isolement dont j’ai parlé, il n’évite pas leur compagnie : c’est que la famille antique est plus étendue que la nôtre, elle comprend à un degré inférieur l’esclave et l’affranchi, de sorte que le maître, en vivant avec eux, se croit toujours avec les siens. Ces cours ouvertes et fermées, où la famille passe sa vie, se retrouvent dans toutes les maisons pompéiennes sans exception. Elles y sont indispensables pour donner du jour à tout le reste. Aussi prend-on plaisir, même chez les moins riches, à les orner avec goût, quelquefois avec profusion. Si le terrain le permet, où y plante quelques arbustes, on y fait pousser quelques fleurs ; les moralistes[14], les gens du monde, se moquent de ces jardins en miniature, entre quatre murs ; ils en parlent à leur aise, eux qui possèdent des villas magnifiques avec de grands arbres et des treilles suspendues à des colonnes élégantes. Chacun fait ce qu’il peut, et j’avoue que je ne saurais être sévère à ces pauvres gens qui voulaient à toute force se mettre devant les yeux un peu de verdure. Je leur en veux davantage de leur amour pour ces petits ruisseaux qu’ils appellent pompeusement des euripes, pour ces grottes en rocailles ou en coquillages qui ne sont que des colifichets prétentieux. Ce qui les excuse, c’est que ce goût bizarre a été partagé par les bourgeois de tous les pays et de tous les temps. Ceux de Pompéi au moins l’emportent de beaucoup sur les autres par les précautions qu’ils prennent pour que leurs regards ne tombent jamais sur quelque objet déplaisant. Ils possèdent de belles mosaïques, des stucs brillants, des incrustations de marbre où leurs yeux se reposent volontiers. L’éclat fatigant des pierres blanches a été partout adouci par des nuances agréables. Les murs sont peints en gris ou en noir, les colonnes teintées de jaune ou de rouge. Le long des corniches courent des arabesques gracieuses, composées de fleurs entrelacées, où se mêlent par moments des oiseaux qui n’ont jamais existé et des paysages qu’on n’a vus nulle part. Ces fantaisies sans signification plaisent à l’œil et n’exercent pas l’esprit. De temps en temps sur un panneau plus vaste une scène mythologique peinte sans prétention et à grands traits rappelle au maître quelque chef-d’œuvre de l’art antique, et l’en fait jouir par le souvenir. Quelquefois ce petit bourgeois est assez heureux pour posséder une imitation en bronze d’une des ouvres les plus belles des sculpteurs grecs, un saure qui danse, un athlète qui combat, un dieu, une déesse, un joueur de cithare, etc.[15] Il en sait le prix, il en comprend la beauté, il l’a placé sur un socle, dans un atrium ou son péristyle, pour le saluer du regard toutes les fois qu’il entre ou qu’il sort. C’étaient des gens heureux que ces riches Pompéiens ! Ils savaient embellir leur vie de tous les agréments du bien-être, la relever par les jouissances des arts, et je crois que beaucoup de personnages importants de nos plus grandes villes seraient tentés d’envier le sort des obscurs citoyens de ce petit municipe.

 

II. — DOMITIEN (81-96) ; SAGE ADMINISTRATION DES PREMIÈRES ANNÉES.

La jeunesse de Domitien[16] avait été digne des temps de Néron, et il avait fatigué de ses intrigues son père et son frère. Cependant il était sobre, au point de ne faire qu’un seul repas par jour[17] ; il avait le goût des exercices militaires[18], de l’étude et de la poésie, surtout depuis la haute fortune de sa maison. Vespasien lui avait accordé des honneurs, mais point de pouvoir, et il n’avait, à la mort de Titus, que Ies titres de César et de Prince de la jeunesse. Dans sa hâte à saisir enfin cet empire si longtemps convoité, il abandonna son frère expirant pour courir à Rome, au camp des prétoriens. Un donativum et l’empressement des Romains à accepter l’hérédité toutes les fois qu’elle se produisait lui assurèrent une place que nul d’ailleurs n’était en mesure de lui disputer.

Il y a le jour de leur couronnement peu de mauvais princes. Presque tous commencent bien, et, dans les monarchies despotiques, la plupart finissent mal, surtout quand les règnes se prolongent. Néron, si l’on oublie Britannicus, fut cinq ans un bon empereur ; mais la pente du pouvoir absolu est glissante avec un précipice au bout. Les passions, si on ne les maîtrise, les circonstances contraires, si on ne les domine, entraînent à la longue dans l’abîme. Domitien régna quinze ans, un an de plus que Néron, et son règne reproduisit la même histoire : d’abord un gouvernement sage, puis tous les excès ; heureusement les excès n’arrivèrent que sur le tard : son quinquennium dura treize ans.

Les deux tyrannies diffèrent encore d’une autre manière : l’une eut des dehors brillants, parfois joyeux ; l’autre, malgré l’éclat des fêtes, fut triste et sombre. Le Néron chauve[19] vécut comme Tibère avait fini. Vaniteux autant que le       fils d’Agrippine, Domitien accumula sur sa tète tous les titres, et se décerna à lui-même l’apothéose ; ses édits portaient : Notre seigneur et notre dieu ordonne[20].... Le nouveau dieu ne dédaigna pas de vulgaires honneurs. Il prit, après une expédition sans gloire, vingt-quatre licteurs et le droit de siéger au sénat en costume de triomphateur[21]. Dix-sept fois il fut consul, et vingt-deux fois il se fit proclamer imperator pour des victoires qui n’avaient pas toujours été gagnées. Il rappela encore Néron par son goût pour les spectacles et pour les constructions ; il renouvela les jeux Néroniens, donna des naumachies où des flottes entières combattirent, célébra les jeux séculaires, bien que quarante et un ans à peine se fussent écoulés depuis ceux de Claude. En un seul jour on vit cent courses, chacune à quatre quadriges faisant cinq fois le tour de l’hippodrome. C’était plus que le peuple n’en demandait. Pour soutenir son attention lassée, pour rendre les luttes plus vives, en rendant les concurrents plus nombreux, il ajouta aux quatre factions ou couleurs du Cirque, vert, bleu, rouge et blanc, deux couleurs nouvelles, le jaune et le violet, aurata et purpura. On vit dans le stade jusqu’à des courses de jeunes filles. Les questeurs avaient depuis longtemps laissé tomber l’usage ruineux de donner à leur entrée en charge des combats de gladiateurs ; Domitien les obligea d’y revenir et ne manqua jamais d’assister à tous ces spectacles. Martial le loue d’avoir rétabli les luttes moins dangereuses du pugilat[22]. Il distribua au peuple trois congiaires, chacun de 300 sesterces par tête, et un jour il lui servit un large festin. Plusieurs fois il fit jeter aux spectateurs des présents de toutes sortes, que les chevaliers, même les sénateurs, se disputaient aussi avidement que les déguenillés de la plèbe ; et le fils du maquignon de la Sabine se donnait le plaisir de voir le peuple romain, ses pontifes, ses consulaires et ses prétoriens, roulant à ses pieds dans la poussière pour s’arracher une aumône du maître.

Titus n’avait pu réparer tous les désastres du dernier incendie ; Domitien élargit plusieurs rues[23], releva les monuments tombés et en bâtit grand nombre d’autres avec plus de magnificence que de goûts. Les seules dorures du Capitole, au dire de Plutarque, lui coûtèrent au delà de 12.000 talents[24], plus que ne vaut tout l’Olympe, dit Martial[25]. Moins irrévérencieux que le poète, nous dirons que l’art véritable n’a pas besoin de ces parures fastueuses. La demeure qu’il se construisit sur le Palatin dépassa en magnificence tout ce que Rome avait encore vu[26].

La direction donnée par Vespasien à l’administration impériale continua. Domitien rendit la justice avec zèle et accorda très souvent sur son tribunal, au Forum, des audiences extraordinaires. Révisant avec soin les jugements dont on appelait, il cassa plusieurs sentences des centumvirs dictées par la faveur, nota d’infamie les juges corrompus et bannit les délateurs qui avaient accusé un innocent. La relevé police des mœurs avait été sévèrement faite dans l’ancienne république, et longtemps avec succès ; quelques empereurs la continuèrent, trouvant à cela le double avantage de jouer le personnage austère, sans rien abandonner de leurs vices secrets, et d’atteindre par les lois morales ceux qu’ils ne pouvaient frapper par les lois politiques.

Domitien est, depuis auguste, le prince qui se montra le plus sévère pour l’ordre public. Il prit le titre de censeur perpétuel et il maintint avec rigueur la distinction des ordres dans les solennités : un jour, il rendit à son maître un esclave entré par fraude dans l’armée, où il était parvenu au grade de centurion. Il poursuivit les auteurs de libelles, chassa, du sénat un ancien questeur trop passionné pour la pantomime, et fit deux choses fort déplaisantes au petit peuple, mais l’une très morale et l’autre très nécessaire : il supprima les scandaleuses représentations publiques des mimes, qui étaient la joie de la plèbe[27], et les échoppes encombrant les rues, qui lui servaient de gagne-pain[28]. Un des affranchis du palais avait élevé à son fils un monument avec des pierres destinées au Capitole, il fit renverser le tombeau comme sacrilège[29]. Ses mœurs n’étaient point d’un censeur ; il séduisit la fille de son frère, Julie, et la nouvelle Junon, comme les Grecs l’appelaient, périt en voulant faire disparaître la preuve d’un commerce coupable[30]. Mais s’il avait de l’indulgence pour lui-même, il n’en eut pas pour les autres. Vespasien et Titus avaient fermé les yeux sur l’inconduite des prêtresses de Vesta ; trois reçurent l’ordre de se donner la mort, et la grande vestale, Cornélie, fut enterrée vivante, selon l’ancienne coutume. Quand les pontifes allèrent la prendre pour la conduire au supplice, elle leva les mains au ciel, invoqua Vesta, les autres dieux, et, pendant toute la route, ne cessa de répéter : Quoi ! César me déclare incestueuse, moi dont les sacrifices l’ont fait triompher ! En descendant dans le caveau fatal, un de ses voiles s’accrocha aux marches de l’échelle, elle le débarrassa, et, le bourreau voulant l’y aider, elle refusa avec horreur, comme si le seul contact de cette main eût dit souiller sa pureté virginale. Un chevalier romain, son complice, périt sous les verges, dans le Comice ; un autre, d’ordre sénatorial, fut banni[31]. Ces condamnations jetèrent l’effroi dans la ville, et Stace est véridique cette fois lorsque, en décrivant la statue colossale de Domitien, il montre ses yeux de bronze fixés sur le temple de Vesta comme pour s’assurer que le feu troyen brûle sans relâche au fond du sanctuaire silencieux, et que la déesse se loue enfin de la vertu de ses prêtresses[32]. La loi Scantinia, sur un vice honteux, fut sévèrement appliquée, même à des chevaliers, à des sénateurs. Un membre de l’ordre équestre avait repris sa femme, après l’avoir répudiée pour adultère ; il le raya de la liste des juges. Les femmes qui s’étaient déshonorées n’eurent pas le droit d’aller en litière, ni même de recueillir des legs et des successions. La mode orientale des eunuques s’étendait ; il chercha à la détruire au profit de la morale publique et de la bonne administration que ces hommes ont toujours compromise[33]. Il essaya même, comme Auguste, de rendre les affranchissements plus difficiles. Enfin, pour resserrer l’antique lien de la clientèle, il supprima la sportule parée par les patrons en argent, 25 as, et rétablit l’usage des repas communs, cenæ rectæ. Le roi, comme on appelait le patron, fit de nouveau asseoir le client à sa table, mais en face de quelques mets de rebut, tandis que lui-même soupait magnifiquement.

Vespasien avait commencé la guerre contre les habitudes efféminées et les mœurs mauvaises ; Domitien la continuait avec énergie. Aussi Quintilien l’appelle le très saint censeur[34]. L’épithète est de trop ; niais la censure fut rigoureuse, sans réussir, bien entendu, à rendre, comme le prétend Martial, les temples aux dieux et les mœurs au peuple ; ou à contraindre la pudeur à rentrer dans les familles[35]. Lisez le poète lui-même, et vous verrez quelle est l’efficacité de ces sortes de lois. On ne saurait dire pourtant que ces réformes aient été absolument inutiles ; et quand nous retrouverons à Rome une société honnête, nous nous souviendrons des sévérités de Vespasien et de son fils.

Le peu d’agriculture qu’il y avait encore en Italie était surtout vinicole ; Domitien défendit de planter de nouvelles vignes, afin de laisser de la place au blé, et, pour augmenter le prix des vins de la péninsule, il commanda qu’on arrachât dans les provinces la moitié des anciens plants : mauvaise mesure, qui du reste ne fut pas exécutée. Son père, son frère, avaient jeté l’inquiétude parmi les colons en reprenant, au profit du fisc, les terres vagues des colonies. Domitien les laissa aux anciens possesseurs, en leur accordant le bénéfice de la prescription. Ainsi, dit un vieil auteur, il délivra de crainte toute l’Italie[36].

Dans les premiers temps, il ne se montra point avide, et, ce qui était une vertu peu romaine, il refusait l’héritage de ceux qui avaient des enfants. Il délivra de toute poursuite les débiteurs dont les noms étaient affichés au trésor depuis plus de cinq ans, et, afin de réprimer le zèle intéressé des délateurs pour les droits du fisc, il condamnait les accusateurs à l’exil quand ils ne gagnaient pas leur cause. Un prince, disait-il, qui ne punit pas les délateurs les encourage.

Il augmenta d’un tiers la paye des soldats mesure commandée par le renchérissement de toutes choses depuis César. Le dictateur avait fixé leur solde annuelle à neuf pièces d’or ; elle était encore à ce taux sous Domitien ; il la porta à douze[37]. Pour prévenir les révoltes, il interdit de réunir deux légions dans un même camp et de recevoir dans la caisse militaire, sur les économies des soldats, plus de 1000 sesterces au nom de chacun d’eux[38]. Il voulait aussi diminuer l’armée pour réduire les dépenses ; la crainte des Barbares l’en empêcha.

Gomme son père encore, Domitien, qui affectait de prendre Minerve pour divinité protectrice[39], encouragea les arts et les lettres ; ses grands travaux fournirent de l’occupation aux artistes, et on le voit donner en une fois à un philosophe 600.000 sesterces pour s’acheter une terre aux portes de Pruse[40]. Afin de remplacer les bibliothèques détruites par les derniers incendies, il fit chercher de tous côtés des livres, et copier à Alexandrie les ouvrages perdus[41]. Poète lui-même, il appelait auprès de lui Stace et Martial, sans toutefois que ses dons les aient fait arriver à la fortune, qu’ils mendièrent toujours ; il recevait les éloges de Valerius Flaccus, de Silius Italicus et de Quintilien, à qui il confiait l’éducation de ses petits-neveux[42], et il instituait, au Capitole, un concours quinquennal de poésie, d’éloquence et de musique qui se célébrait encore au cinquième siècle (agon Capitolinus). Un autre avait lieu tous les ans dans son palais d’Albe. Juvénal composa sous lui sa première satire, la septième. Pline l’Ancien venait de mourir ; mais Tacite, qu’il avait nommé quindécemvir et préteur (88), allait écrire la Vie d’Agricola[43], et Pline le Jeune, arrivé aussi à la préture en l’an 93, était en possession de toute sa renommée. Ainsi sous ce règne se rencontrèrent les plus considérables des poètes de second ordre, un prosateur fameux et un écrivain de génie qui méditait déjà ses redoutables livres. On y trouve encore des jurisconsultes célèbres, Palfurius et Armillatus, auxquels Juvénal reproche de trop multiplier les droits régaliens[44], et surtout le chef de l’école proculéienne, Pegasus, qu’il fit préfet de Rome, et que le satirique est forcé d’appeler un très saint interprète des lois[45]. Grâce à ces graves personnages qui, depuis Auguste, se succédaient sans interruption dans les conseils du prince, la société civile, au-dessous et à l’abri des tempêtes qui agitaient la société politique, s’organisait chaque jour d’une manière plus équitable. Il en sera longtemps ainsi, et les plus mauvais règnes verront les plus précieuses conquêtes de l’esprit de justice.

Nous n’avons aucun détail sur l’administration de Domitien dans les provinces. Quelques inscriptions attestent qu’il y continua les travaux de son père[46] ; et il est permis de croire que l’autorité s’y montra équitable et ferme, quand on lit ces mots d’un biographe peu bienveillant : « Il sut si bien contenir les magistrats de Rome et les gouverneurs des provinces, qu’ils ne furent jamais ni plus désintéressés ni plus justes[47], n ou lorsqu’on se rappelle qu’un des plus actifs délateurs, Bebius Massa, accusé par les habitants de la Bétique, fut condamné sur les plaidoiries de Sénécion et de Pline le Jeune. Suétone ajoute ces paroles qui donnent beaucoup à penser : La plupart de ceux-là mêmes qu’il força d’être justes et intègres, nous les avons vus accusés après lui de toutes sortes de crimes. Ce qui veut dire que, sous l’administration plus douce qui remplaça la sienne, ils se dédommagèrent de leur désintéressement forcé. Les empereurs qu’on a le plus décriés, je ne parle pas des fous, comme Caligula et Néron, mais des politiques, comme Tibère et Domitien, furent terribles a l’aristocratie, et, quand les dangers de leur position eurent développé en eux une cruauté naturelle chez ce peuple, dont le plus vif plaisir était de voir le sang couler, ils frappèrent tout autour d’eux sans pitié. Mais, nous l’avons dit déjà, la seule question pour 80 millions d’hommes, c’était d’avoir la paix et l’ordre.

Après avoir montré l’autorité absolue des empereurs, le provincial Appien ajoute : Voilà deux cents ans à peu prés que ce régime subsiste ; dans cet espace de temps, la ville s’est embellie d’une façon merveilleuse, les revenus de l’empire se sont accrus, et, par le bienfait d’une paix constante, les peuples sont arrivés au comble de la prospérité. On voit le compte que tenaient les provinciaux des tragédies accomplies à Rome. Tout au plus leur semblaient-elles des leçons d’égalité données à des gens qui ne la comprenaient guère et une sorte de duel entre les riches d’hier et ceux qui le seront demain. Avec le fabuliste qu’effrayaient les cornettes et panaches, ils tiraient du spectacle de si terribles vicissitudes cette moralité : Le menu peuple toujours échappe, mais les chefs succombent[48]. La délation ôte ce que la délation avait donné. Horace avait déjà, près d’Auguste, chanté l’aurea mediocritas, Martial la célèbre encore au temps de Domitien ; avec des princes qui peuvent tout donner, mais aussi tout prendre, c’est le vœu des gens sages.

Il y eut plusieurs guerres sous Domitien, toutes défensives, excepté l’expédition contre les Cattes, qui ne fut qu’une grande mesure de police pour éloigner de la frontière les maraudeurs ennemis[49].

A en croire Pline le Jeune et Tacite, ces guerres ressemblèrent à celles de Caligula : les victoires de Domitien étaient des défaites ; ses captifs, des esclaves achetés ; ses triomphes, d’audacieux mensonges. Suétone n’est pas si sévère, et il n’eût pas manqué de l’être, lui qui raconte avec tant de complaisance les fâcheuses aventures de Caïus sur le Rhin et au bord de la Manche, si Domitien eût renouvelé la comédie de Caligula se procurant des provinciaux de taille triomphale. Mais Suétone n’écrivait ni le Panégyrique de Trajan ni la Vie d’Agricola ; il n’avait pas le souci d’éclipser, en faveur de son prince, toutes les gloires impériales, ni de grossir la renommée d’un lieutenant, en laissant entrevoir les hauts faits qu’il eût accomplis sans la jalousie de son chef. Domitien, dit-il, fit plusieurs guerres, les unes qu’il entreprit volontairement, les autres qu’il ne pouvait éviter, comme l’expédition contre les Sarmates, qui avaient massacré une légion, et les deux campagnes contre les Daces, pour venger deux défaites de ses troupes. Après plusieurs combats mêlés de succès et de revers, il célébra un double triomphe, offrit à Jupiter Capitolin une couronne de laurier[50].

L’empire était contraint, pour sa sécurité, de peser de temps à autre sur les remuantes peuplades qui bordaient sa double frontière dit Rhin et du Danube ; Domitien, en s’y portant lui-même, ne fit que suivre l’exemple de ses plus illustres prédécesseurs. Durant la révolte de Civilis, les Caties (Nassau, Hesse et partie de la Westphalie) avaient essayé de surprendre Mayence. Vespasien n’avait pas jugé à propos de venger cet affront ; Domitien pensa qu’après deux empereurs qui, depuis leur avènement, n’avaient pas quitté Rome, il était nécessaire que le troisième, pour sa sécurité même, se montrât aux légions et fit cesser leurs longs loisirs par des expéditions sans danger. En 84, il vint se mettre à la tête de l’armée du Rhin, pénétra sur les terres des Cattes, qui reculèrent dans l’intérieur de leurs forêts, et, au retour, il prit le nom de Germanique, qu’il ne méritait pas pour une expédition sans batailles ni conquêtes. Cependant un écrivain militaire qui fit peut-être cette campagne, Frontin, en parle avec éloge[51], et elle semble avoir atteint le but proposé, puisque, sur le Rhin, la paix ne fut pas une seule fois troublée durant ce règne.

Le choix de Trajan pour le gouvernement de la haute Germanie montre que Domitien voulait de ce côté une surveillance sérieuse[52]. Le nouveau général, malgré son humeur guerroyante, s’appliqua à constituer une puissante défensive, en couvrant le sud-ouest de l’Allemagne par une ligne de postes fortifiés, de levées de terre et de retranchements dont on retrouve çà et là les traces sous les noms de Mur du Diable, de Fossés des Païens, etc., depuis le Rhin, bien au-dessous de Mayence, jusqu’au Danube vers Ratisbonne. Drusus, Tibère et Germanicus avaient commencé un siècle auparavant ces travaux, en face de Bonn, et les avaient poussés parallèlement au Rhin, à travers le Westerwald, peut-être jusqu’au Taunus, dont les nombreuses sources thermales attirèrent de bonne heure les Romains.

La vallée du haut Danube, anciennement peuplée de Celtes, avait été germanisée par les Teutons et les Suèves. Mais après la défaite d’Arioviste et la retraite des Marcomans sur la Bohème, surtout lorsque Auguste eut pris possession de la rive droite du Danube et couvert de camps, de colonies, la rive gauche du Rhin, ce coin de la Germanie que le Rhin enveloppe et où le Danube a ses sources n’avait plus été tenable pour les Barbares. Des Gaulois étaient revenus sur ces terres abandonnées et, en retour de la protection romaine, y payaient la dîme de leurs moissons (agri decumates). Pour défendre leurs cultures et un territoire qui eût ouvert aux Germains la Gaule et l’Helvétie, on continua vers le Danube les travaux commencés sur le Rhin inférieur. Bien des princes jusqu’à Probus s’en occupèrent sans qu’il soit possible de faire la part de chacun. Domitien y donna un soin particulier, car, suivant Frontin[53], il fit construire une ligne de défense longue de 120 milles. Pendant la révolte d’un légat dont il sera parlé plus loin, les Germains avaient pénétré jusqu’au Rhin et menacé la Gaule ; Trajan fut sans doute chargé de prévenir un pareil danger. On diffère sur le tracé qui, franchissant le Taunus et l’Alp de Souabe, semble avoir enveloppé la vallée inférieure du Mein, où se trouve la grande route pour pénétrer au cœur de l’Allemagne, et tout le bassin du Neckar. A l’abri de ces défenses qui rejetaient les Germains sur le centre de leur pairs, la population s’accrut dans les terres décumates, elle eut son centre religieux et politique aux Autels Flaviens (Rothweil sur le Neckar), où elle vint adorer la divinité de Rome et. des empereurs. C’était comme une province nouvelle qui se formait aux dépens de la barbarie fortement contenue, ainsi qu’on forme un nouveau territoire en refoulant par des digues les eaux vagabondes[54].

Dans l’intérieur de la Germanie, Domitien nouait d’utiles alliances sans y compromettre ses armées il envoyait de l’argent à un chef des Chérusques, mais refusait de le soutenir militairement ; il décidait le roi des Semnons à venir Rome, avec la vierge Ganna qui avait remplacé Velléda comme prophétesse des Germains. Ces deux personnages s’en retournèrent comblés de présents et rentrèrent dans leur pays avec une idée de la puissance romaine qui valait mieux pour la tranquillité des frontières qu’une victoire des légions[55].

La même politique fut suivie en Bretagne et les mêmes travaux y furent exécutés. Depuis les grands coups frappés par Plautius sous Claude et par Suetonius Paulinus sous Néron, la guerre s’y était à peu prés arrêtée, et la civilisation avait commencé son œuvre. On a vu avec quelle rapidité la vie romaine, le commerce, l’usure, s’étaient répandus dans l’île. Vespasien, qui s’était signalé dans les premières campagnes de la conquête, avait voulu achever l’entreprise de Claude, et il avait envoyé successivement en Bretagne trois habiles généraux : d’abord Cerialis et Frontinus, qui domptèrent au nord et au sud-ouest les Brigantes et les Silures, deux peuples redoutés ; puis, en 78, Agricola, qui soumit les Ordovices, au centre du pays de Galles, et l’île de Mona. La Bretagne entière se trouva alors conquise et pacifiée jusque vers les Highlands d’Écosse. Agricola s’approcha de ces montagnes, mais s’arrêta sur l’isthme, large de 30 milles, qui s’étend entre les deux mers, du golfe de la Clyde à celui du Forth, et couvrit cet espace de forts reliés entre eux par un retranchement, de manière à garantir la province contre les incursions des montagnards. Ceux-ci vinrent bravement l’attaquer ; il les vainquit au pied des monts Grampians, malgré le courage de leur chef Galgac, à qui Tacite prête un discours que nulle oreille romaine n’entendit et que pas un Latin n’aurait pu comprendre. Les légions, après ce succès, rentrèrent derrière leur ligne de défense ; mais la flotte alla reconnaître la pointe septentrionale de l’île, les Orcades et peut-être les Shetlands. Tacite veut que Domitien se soit alarmé de la gloire d’Agricola. Mais on ne pouvait gagner une renommée bien retentissante dans ces combats à peu près sans péril, contre des peuplades peu nombreuses, mal armées et si pauvres, que, dans son maigre butin, le vainqueur ne trouvait pas un trophée à mettre sous les yeux du peuple de Rome. Capitaine méthodique et lent, Agricola n’avait pas les grandes qualités qui rendent les généraux, redoutables à un gouvernement soupçonneux ; honnête homme, bon citoyen, soumis à la loi et au prince, il ne pouvait inspirer d’ombrage à celui qui ne craignit pas de donner le consulat et sa meilleure armée à Trajan. La renommée d’Agricola est surfaite ; il n’a ni conquis ni civilisé la Bretagne, comme son gendre le donne à penser ; mais il a convenablement rempli par deux succès et des travaux utiles un gouvernement dont la durcie excéda celle des commandements ordinaires[56] : sept années (84). Tacite est forcé de dire que Domitien proposa dans le sénat son rappel « avec de grands éloges et en lui faisant décerner les décorations triomphales, une statue couronnée de laurier et les autres honneurs qui tiennent lieu de l’ancien triomphe ». Mais il a soin d’ajouter qu’Agricola rentra modestement à Home, de nuit, sans appareil ; que le prince le reçut froidement, tout en lui offrant le gouvernement de Syrie ; enfin qu’Agricola eut la sagesse de ne pas accepter ce qu’on souhaitait qu’il refusât. Le tyran soupçonneux et le grand général tombé dans la disgrâce font alors un de ces sombres tableaux où Tacite excelle ; mais, en songeant aux honneurs éclatants déférés à son beau-père, à la faveur dont il jouit lui-même auprès de Domitien[57], on se dit qu’il était utile, sous Nerva, de paraître une victime de son prédécesseur. Agricola vécut neuf années encore[58], sans chercher, par un vain étalage, la renommée et quelque destin fatal. Que les admirateurs de toute parole imprudente, de tout acte audacieux et coupable, apprennent par cet exemple que, même sous un mauvais prince, il peut y avoir de grands citoyens ; que la modération et l’obéissance, si l’on y joint le talent et la fermeté, donnent aussi bien la gloire que ces morts ambitieuses sans profit pour l’État. Par ces paroles, Tacite justifie la sage réserve de son beau-père et, du même coup, condamne les inutiles témérités qu’il a si souvent glorifiées dans ses Annales et dans ses Histoires.

En rappelant Agricola, Domitien avait sans doute voulu inaugurer en Bretagne une politique de paix qui lui permît de réduire ses dépenses militaires. On a vu qu’il imposa la même conduite à Trajan, qui, à deux pas de champs de bataille magnifiques où tant de généraux avaient trouvé la gloire, fut obligé de contenir son ardeur. Quand les Lygiens en guerre avec des peuples slaves essayèrent, par une demande de secours, de mêler l’empire à leurs querelles, Domitien leur envoya cent cavaliers, quelque argent et des promesses. Sur un autre point de la Germanie éclata une lutte terrible : un peuple, les Bructères, subit un grand désastre, par une faveur particulière des dieux envers nous. Le ciel ne nous a pas même envié le spectacle de ce combat où soixante mille Barbares sont tombés, non par le fer des Romains, mais sous leurs yeux et pour leurs plaisirs. Ah ! Puissent les nations persévérer dans cette haine d’elles-mêmes ![59] Ce vœu homicide faisait depuis Tibère le fond de la politique impériale à l’égard des Barbares.

Les Daces établis dans les vastes steppes habités aujourd’hui par les Hongrois, les Transylvains et les Roumains, du Témès à la mer Noire, avec de hautes montagnes pour refuges, y avaient, depuis un siècle, singulièrement multiplié. La vie est facile, en effet, dans ces plaines fertiles où le même champ donne du blé dix années de suite sans s’épuiser et qui nourrissent de leurs troupeaux une partie de l’Europe occidentale, tandis que la région montagneuse est une des plus riches du continent en mines d’or, d’argent, de fer, de cuivre et de sel gemme. Jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés, les Daces n’avaient pas été de trop incommodes voisins. On parle de quelques incursions sous Tibère, mais il n’y eut d’invasion sérieuse qu’au temps de la guerre vitellienne, lorsque Antonius eut laissé la 1liæsie à découvert, en entraînant vers les Alpes les troupes chargées de la défendre. Cette invasion ne doit même pas avoir été bien redoutable, puisqu’il suffit d’une légion pour l’arrêter, et de quelques renforts envoyés plus tard pour ramener la sécurité le long du Danube[60].

Tant que ces tribus restaient isolées, elles n’étaient point à craindre ; mais on a vu qu’au temps de Jules César un de leurs chefs, Bœrébistas, avait réuni les Daces aux Gètes et élevé un empire formidable qui comprit un instant toute la vallée du Danube, depuis le Noricum jusqu’à l’Euxin. Il semble que pareille révolution se soit accomplie parmi les peuplades fixées au nord du fleuve à l’époque des Flaviens. et quilles se soient réunies autour d’un chef habile et résolu, faisant à merveille la guerre des Barbares, incursions audacieuses et fuite rapide, mais capable de faire aussi la grande guerre, de combiner des manœuvres, des plans de bataille. Comme Marbod sous Auguste, le Décébale[61] rêvait de se créer un grand empire, et, sachant que la tactique romaine doublerait la force de ses bandes guerrières, que la civilisation mettrait à profil pour lui d’immenses ressources restées inutiles entre les mains de son peuple, il attirait les déserteurs des légions, les artisans des provinces ; en même temps, il nouait des relations avec tous ses voisins et envoyait des émissaires jusque chez les Parthes[62]. Quand il se tout prêt, il franchit le Danube, battit une légion, tua le gouverneur de la Mœsie Inférieure, Oppius Sabinus, et ravagea toute la rive droite du fleuve jusqu’au pied des montagnes. Domitien devait venger cet affront ; dans l’été de 86, il se rendit en Mœsie où rassemblait une armée, sous le commandement du préfet du prétoire Cornelius Fuscus, et, après les premières opérations, qui rejetèrent les Barbares sur la rive gauche, il retourna en Italie. L’année suivante (87), Fuscus passa le fleuve, s’aventura imprudemment loin de ses rives et fit une retraite désastreuse où il perdit une aigle, une légion et la vie. Cet échec fut réparé l’année suivante par Calpurnius Julianus, gouverneur de la Mœsie Supérieure, qui vainquit les Daces dans nue grande bataille, ravagea leur pays et les décida à demander la paix.

Malgré sa défaite, le Décébale semble avoir gardé de la fierté, et, Domitien, malgré sa victoire, eut de la modération. Cette guerre le fatiguait ; il voulait la finir en ne marchandant pas sur les conditions (déc. 89) ; les Daces lui ayant remis les armes romaines les prisonniers qu’ils avaient entre les mains et des otages, il retira ses légions de leur territoire, à la condition qu’eux-mêmes respecteraient celui de l’empire. Les ambassadeurs du Décébale allèrent à home porter au sénat une lettre de leur prince, qui en contenait sans doute l’engagement, et son frère (?) Diégis se rendit au milieu du camp romain, pour recevoir une couronne de la main de Domitien, comme si le chef barbare était réduit au rang des princes qui tenaient de Rome leur royauté. Afin de sceller l’amitié avec son nouvel allie, Domitien lui envoya en présent de l’argent, des objets curieux pris dans le palais impérial et des ouvriers habiles en toutes sortes d’ouvrages.

Cette paix ne reculait pas les frontières de l’empire[63]. Mais Auguste et Mère n’avaient pas voulu que la domination romaine franchit le Rhin et l’Euphrate ; Domitien pensa, comme eux, qu’il n’était pas prudent de lui faire passer le Danube ; ce sera encore l’avis d’Hadrien quand il abandonnera les conquêtes de Trajan au delà de l’Euphrate. Cette politique prudente a valu à Domitien la honte d’être appelé le tributaire des Barbares par les courtisans de son second successeur, qui célébrèrent le conquérant de la Dacie comme le vengeur de l’honneur romain.

Les paroles de Suétone citées plus haut, les faits que nous connaissons, éloignent l’idée d’un tribut payé aux Daces. Pline lui-même, qui, avec son belliqueux empereur, est revenu au principe que Rome ne traite pas, mais commande, Pline ne fait allusion dans le Panégyrique de Trajan qu’à une paix débattue entre les Romains et les Barbares, ainsi que se font toutes les conventions, et a des otages obtenus, dit-il, en échange de présents, comme si le nom seul d’otages, obsides, reçus par l’empereur, n’était pas l’aveu de la défaite de ses ennemis[64]. Mais ces présents étaient un vieil usage de la politique impériale. Ainsi avait fait héron pour Tiridate d’Arménie, et on a vu Auguste faire mieux encore pour les rois des Parthes[65]. Déjà même les empereurs prenaient à leur service des bandes entières de Barbares, telles que cette cohorte d’Usipiens dont Tacite raconte l’étrange histoire[66] ; et les généraux de Vespasien avaient accordé quelque argent aux Sarmates et aux Daces riverains du Danube pour garder les passages du fleuve, comme les Anglais, les Dusses, même les Américains, ont pensionné tant de radjahs, de sultans et de chefs établis sur leurs frontières. Domitien renouvela sous forme de présents cette solde militaire ; Trajan lui-même et Hadrien n’agiront pas autrement. Cette politique qui armait les Barbares contre les Barbares était bonne avec titi empire fort et des armées vaillantes ; elle deviendra un danger et une honte quand les qualités militaires se seront perdues, quand les coureurs de bois, les batteurs d’estrade, à la solde de l’empire pour éclairer le pays en avant de la ligne des castra stativa, ne sentant plus derrière eux la puissante réserve des légions, guideront au pillage des provinces ceux qu’ils étaient d’abord chargés de surveiller et de contenir.

Les Marcomans, les Quades, que Tibère avait établis sur la gauche du Danube entre la March et le Waag ou le Gran, les Sarmates Iazyges (entre le Témès et le Danube), avaient refusé d’aider l’empire durant la guerre Dacique. Menacés d’une attaque par l’armée de Pannonie, ils envoyèrent à l’empereur des députés qui furent mis à mort. On ignore comment se dénoua cette affaire, qui fut sérieuse puisqu’une légion y périt[67] et que Dion montre Domitien fuyant devant ces peuples. Cependant il n’est question, dans les six dernières années de ce règne, d’aucun trouble sur cette frontière : ce qui donne à penser que, par force ou argent, tout y avait bien fini.

Vers 89, quand la guerre Dacique n’était point terminée[68], un faux Néron se montra en Orient. Les Parthes s’apprêtaient à le soutenir ; une lettre menaçante de Domitien les força de livrer l’imposteur.

En Afrique, les Nasamons, déjà rebelles sous Vespasien, se soulevèrent encore : ils furent presque exterminés ; et la Cyrénaïque, la Tripolitaine, se trouvèrent enfin délivrées des continuelles déprédations de ces nomades[69].

L’empire conservait donc sa forte assiette militaire : les provinces ne bougeaient pas, les frontières étaient bien gardées, et, malgré quelques succès passagers, les Barbares sentaient peser sur eux sa puissante main. Une seule chose est triste à voir, Rome, et surtout le palais. Au lieu du sage administrateur que nous y avons trouvé jusqu’à présent, nous allons être en face d’un tyran dont la mémoire a été justement flétrie.

 

III. — CRUAUTÉS PENDANT LES DERNIÈRES ANNÉES DE DOMITIEN.

Domitien ne se jeta point dans le crime par goût du sang et caprice de bourreau. Il disait souvent que le nombre des supplices ne dépend pas des princes, et que ceux qui punissent le moins ne sont pas les bons princes, mais ceux qui ont été assez heureux pour trouver rarement à punir[70]. Ces paroles ne viennent pas d’un maniaque de cruauté ; seulement il aurait dû ajouter qu’il est des gouvernements capables île diminuer les châtiments, parce qu’ils savent en prévenir la nécessité. Domitien, au contraire, soupçonneux et inquiet, les multiplia par la terreur même qu’il ressentit et par celle qu’il inspira.

Suétone explique en deux mots sa tyrannie : Sa conduite fut d’abord mêlée de bien et de mal ; mais peu à peu ses vertus devinrent des vices ; le besoin le rendit avide, la peur le fit cruel, inopia rapax, metu sævus. Vespasien avait certainement laissé à ses fils un trésor bien garni ; Titus l’entama par ses prodigalités ; Domitien l’épuisa par les frais énormes de ses constructions et de ses spectacles, surtout par l’augmentation de la solde, qui doit avoir accru les dépenses annuelles d’une cinquantaine de millions D’abord il se montra fort sévère pour la rentrée des impôts. Il en est un, dit Suétone, dont on poursuivait le recouvrement avec beaucoup de rigueur : celui de la didrachme que devaient payer les Juifs ; de tous les côtés on dénonçait au fisc ceux qui, sans en faire profession publique, vivaient dans la religion judaïque ou qui dissimulaient leur origine pour se soustraire au tribut imposé à leur nation. Je me souviens d’avoir vu dans mon jeune âge un receveur visiter, devant une foule de témoins, un vieillard de quatre-vingt-dix ans pour voir s’il était circoncis[71]. De mauvaises finances faisaient bien vite, avec des princes sans scrupules, une détestable politique. Domitien recommença la chasse aux testaments : il suffisait qu’une personne affirmât avoir entendu dire au défunt que César était son héritier pour qu’on saisit l’héritage. La loi de majesté redevint une ressource : un mot, un acte imprudent, entraînaient la perte des biens.

La cruauté de Domitien se montra surtout, et peut-être faudrait-il dire seulement[72], après la révolte d’un personnage de haute condition, Antonius Saturninus, qui prétendait descendre du triumvir et de ce tribun factieux que les Italiens avaient voulu proclamer roi. Il commandait dans la Germanie Supérieure deux légions, qu’il souleva, et il appela les Germains à son aide. Un dégel inopiné les arrêta sur la rive droite du Rhin, tandis que Appius Norbanus Maximus, gouverneur d’Aquitaine[73], accablait Antonius sur la rive opposée. Ce rebelle, à coup sûr, comptait sur d’autres que les sauvages alliés auxquels il ouvrait si patriotiquement l’empire. Pour menacer son prince avec deus légions il a eu des complices ailleurs, à Rome surtout ; aussi Norbanus eut-il soin de briller bien vite la correspondance du vaincu. Domitien épouvanté les rechercha et les poursuivit avec acharnement. Cette révolte doit être de l’année 95, qui, au dire de Tacite et de Pline[74], est celle où commencèrent les grandes cruautés de Domitien. Ainsi trois auteurs contemporains nous montrent la tyrannie arrivant après les provocations, celles-ci ne justifiant pas celle-là, mais l’expliquant. Beaucoup de sénateurs, dit encore Suétone, dont quelques-uns avaient été consuls, furent mis à mort comme instigateurs de complots[75]. Et tous ces complots n’étaient pas imaginaires. Dans les États républicains il y a chaque jour des questions politiques nouvelles ; il n’y en a qu’une seule et toujours la même dans les États despotiques qui ne sont pas encore façonnés à une servile obéissance : le changement du maître. Sur onze empereurs en comptant César, sept sont déjà morts par le fer ou le poison, preuve d’une bien détestable constitution du pouvoir et de l’État ; mais aussi, dans la noblesse, c’est un prodige de vieillir[76]. Le poète dit vrai : les vieilles familles s’éteignent avec une effrayante rapidité ; pour assurer certains services religieux, Auguste, puis Claude, avaient été forcés de créer des patriciens : Vespasien vient d’en faire encore. Que parmi ces victimes des empereurs il y ait eu des innocents, que beaucoup aient été tués sur les plus légers prétextes, cela est probable. Mais la vieille noblesse romaine, après avoir vécu en conspiration permanente contre Vespasien[77] et son fils, devait s’attendre à ce que le prince, sans cesse menacé, se défendit par des supplices. Dure condition imposée à l’empereur et aux grands, à l’un par le droit de défense et l’entraînement de la vengeance, aux autres par les souvenirs trompeurs des temps républicains et par la tentation trop grande de renverser un gouvernement dont l’existence dépendait d’un coup de poignard. Aux premiers jours d’un nouveau règne, dans l’effusion de la joie et de l’espérance, on cherchait à s’entendre : de là ces commencements paisibles ; mais les tristes et implacables nécessités d’une situation malheureuse ne tardaient pas à se développer, et la haine allant toujours s’envenimant[78], chaque victime nouvelle appelait un vengeur ou un supplice nouveau.

Une seule chose eût pu faire cesser cette lutte affreuse. Entre ces combattants acharnés il eût fallu jeter la loi, la loi qui eût protégé le prince contre ses propres excès, les grands contre leur ambition. Mais cette loi constitutive de l’empire personne encore ne l’avait écrite.

La guerre aussi, les occupations des camps, la gloire des armes, eussent donné trêve à la lutte intérieure. Un poète de ce règne, la matrone Sulpicia, se plaint de la paix qui laisse trop longtemps en présence ces adversaires irrités. Avec Caton, elle demande des revers qui réveilleront l’amour de la patrie. Oui, des revers, pour raffermir la puissance de Rome, pour échapper aux molles et énervantes langueurs d’une paix fatale[79]. Un autre contemporain, Juvénal, répéta ce cri de guerre qui ne réveillait plus les belliqueux instincts d’une race dégénérée[80]. Trajan l’entendra et ses exploits feront, avec sa renommée militaire, le repos glorieux et sans tache de son principat. Mais le Parthe était paisible, le Dace apaisé, Ies Germains contenus et la Bretagne conquise. Domitien, qui ne devait pas sa fortune à la guerre, où il avait été peu favorisé, resta dans Rome en face du sénat, et comme Tibère, sans héritier, sans appui, par conséquent menacé comme lui. On ne croit jamais, disait-il, et deux grands empereurs, Hadrien et Marc-Aurèle, le répéteront après lui, on ne croit jamais les princes sur les complots de leurs ennemis qu’après qu’ils en ont péri victimes[81]. Avec cette pensée qu’il était entouré d’assassins, Domitien n’eut plus une heure de repos. II ne laissait que peu de temps en charge les préfets du prétoire, de peur qu’ils ne gagnassent la confiance des soldats, et il partagea les attributions du préfet de la ville entre douze magistrats pour ne pas donner cette autorité à un seul[82]. Il finit par s’éloigner du commerce des hommes et vécut triste, inoccupé, sans autre distraction que la lecture des Mémoires de Tibère. Tibère avait au moins des amis ; le fils de Vespasien et de Domitilla n’en connut pas. Son île de Caprée était à Rome au milieu du palais impérial. Cette solitude, qui recéla des infamies que Caprée n’avait point connues, des adultères, des avortements, fut peuplée des mêmes terreurs. Par une faiblesse étrange, mais générale à cette époque, Domitien croyait au Destin, et il espérait le conjurer en luttant contre lui avec ses bourreaux. Les astrologues l’avaient effrayé de prédictions sinistres ; pour découvrir et tuer ce successeur qu’on ne tue jamais, il fît tirer l’horoscope des personnages importants et il frappa tous ceux sur qui ses soupçons s’arrêtèrent. Ainsi périrent un consulaire à qui les Chaldéens avaient promis une haute fortune et son cousin Sabinus, parce que le héraut qui devait, au Forum, le proclamer consul, l’avait par mégarde proclamé empereur présage infaillible aux yeux de bien des Romains. Les délateurs, proscrits d’abord, reparurent. La délation avait été déjà un lucratif métier ; niais jamais elle n’avait marché le front levé si haut et avec un tel cynisme de cruauté. Metius Carus disait : Ne touchez pas à mes morts, en parlant des malheureux qu’il avait fait proscrire, et il ne souffrait pas qu’on en dit du mal : ils étaient son bien, son orgueil ; il voulait qu’on les honorât, pour qu’on le craignit davantage ; fierté de spadassin qui ne veut avoir tué que des gens de bonne maison. Alors on vit traîner aux gémonies les complices réels ou supposés d’Antonius Saturninus, ceux que les astres dénonçaient, ceux que leur trop grande fortune, leur naissance ou l’indépendance de leurs opinions, rendaient dangereux. A ce dernier titre les stoïciens furent persécutés : Herennius Sénécion pour avoir écrit la vie d’Helvidius, Junius Rusticus pour avoir loué Thrasea. La tyrannie, dit Tacite, étendit ses fureurs jusque sur leurs ouvrages, et fit brûler, par la main des triumvirs, les écrits de ces grands hommes dans la même place où s’assemblait jadis un peuple libre. Insensés qui pensaient étouffer à la fois dans ces flammes la voix du peuple romain, la liberté du sénat et la conscience du genre humain[83].

Le fils d’Helvidius portait un nova dangereux et n’oubliait pas les infortunes conjugales de Domitien[84] ; Maternus déclamait contre les tyrans ; Salvius célébrait le jour de naissance de son oncle, l’empereur Othon : ils périrent. Une femme s’était déshabillée devant une statue de l’empereur : elle fut mise à mort. Dans la chambre de Metius Pompusianus se trouvaient une carte de l’univers et les discours de Tite Live ; Lucullus, en Bretagne, avait laissé ses soldats donner son nom à des lances d’une espèce nouvelle : ils eurent le même sort. On se souvient d’Épaphrodite, cet affranchi de Néron qui, sur l’ordre de son maître, avait aidé le prince à se tuer. Cette obéissance était d’un mauvais exemple, et un homme qui avait versé le sang de César, même par l’ordre de César, ne pouvait vivre : Domitien le fit tuer.

Comme sous Néron, et par les mêmes causes, la pensée libre fut réputée séditieuse : il chassa de Rome les philosophes ; il aurait voulu, dit Tacite, en chasser toute vertu et toute science[85]. Domitien n’était pas fou à ce point, et son décret d’exil n’était, vu la dureté des temps, qu’une mesure analogue à nos lois sur la presse. Quelques-uns de ces sages, comme Artémidore, à qui Pline osa rendre visite, restèrent dans les faubourgs de Rome, d’autres en Italie, mais Épictète s’enfuit en Épire, et Dion Chrysostome jusqu’au milieu des Gèles, où il vécut du travail de ses mains, vêtu en esclave, bêchant la terre, portant l’eau et le bois au camp Voisin des légions de Mœsie. De tous ses biens, il n’avait sauvé et emporté dans l’exil que le Phédon et une harangue de Démosthène. Suivant Philostrate, Apollonius, au contraire, serait revenu à Rome au milieu de cette tourmente, et aurait usé de son crédit auprès de plusieurs personnages pour former une conspiration. Nerva y serait entré, niais en aurait été quitte pour un exil à Tarente, parce que les astrologues prédirent au prince sa mort prochaine. Un autre complot, celui de Juventius Celsus, amena d’autres supplices, et la persécution, s’étendant de proche en proche, descendit jusqu’à des gens du peuple. Ainsi allait s’élargissant le cercle sanglant et sombre où Domitien frappait sans relâche.

L’instrument de toutes ces exécutions, inévitablement suivies de la confiscation des biens, était le sénat, que Domitien tenait comme assiégé par ses soldats. Précaution inutile que ne commandait pas la timidité de ces nobles personnages. Pour un d’entre eux qui osait, comme Pline le Jeune, affronter doucement les agents de la tyrannie, plusieurs se faisaient d’eux-mêmes dénonciateurs, juges et presque bourreaux. Tacite s’écrie douloureusement : Nous nous sommes couverts du sang innocent de Sénécion, et nos propres mains ont traîné Helvidius en prison[86]. Lorsqu’il avait été accusé, un des juges, en plein sénat, avait mis la main sur lui, et, aidé de quelque collègues, l’avait entraîné hors de la curie ; cet empiétement sur les fonctions des licteurs lui avait valu le consulat ! Ah ! dit encore Tacite, nous avons donné au monde un mémorable exemple de patience. Nos pères ont vu les derniers excès de la liberté ; nous, ceux de la servitude. La délation rompant toute société, on craignait de parler, on craignait d’entendre, et nous serions restés sans mémoire comme sans voix, si nous avions pu nous imposer l’oubli, aussi bien que le silence[87].

Le plus malheureux était peut-être encore le tyran lui-même, et c’était justice : Domitien avait peur. Tout bruit l’épouvantait, tout homme lui semblait un assassin, tout incident un présage funèbre. Il n’osait plus se promener que sous un portique dont les parois étaient recouvertes de pierres polies qui réfléchissaient les objets, de sorte que tout en marchant il pouvait voir ce qui se passait derrière lui. Il interrogeait lui-même les prisonniers, seul, mais en tenant dans ses mains le bout de leurs chaînes. Lui, si avide autrefois de jeux et de spectacles, il n’oubliait un instant ses terreurs que pour de sombres plaisirs et des bouffonneries sinistres. Un jour il invite les principaux du sénat et de l’ordre équestre. Ils entrent dans une salle tendue de noir ; à la lueur de lampes funéraires, ils distinguent des lits pareils à ceux où l’on couche les morts et à la tête desquels était une stèle comme on en met sur les sépulcres ; chacun y lit son nom. De jeunes hommes nus s’avancent, avec l’air de spectres, tournent autour d’eux en exécutant une danse mystérieuse, puis viennent s’asseoir à leurs pieds dans l’attitude qu’on donnait au génie du mort, figuré sur son tombeau, et on leur sert tout ce qui était d’usage dans les repas des funérailles, au milieu d’un profond silence que Domitien seul interrompt par des récits de meurtres et clé massacres. Les convives pensaient toucher à leur dernière heure. Cependant le terrible festin s’achève ; on leur ouvre les portes, mais en les faisant accompagner chez eux par des esclaves inconnus. Ils étaient à peine rentrés en leurs maisons qu’on annonce un envoyé de l’empereur. Ils croient que le licteur arrive avec la sentence de mort ; c’était la stèle que l’empereur leur faisait porter, et qui était d’argent ; les objets dont ils s’étaient servis durant le repas, tous du plus précieux travail ; enfin le génie funèbre, qui n’était plus qu’un jeune et bel esclave[88].

Une autre scène est plus fameuse, celle où Domitien fait discuter par le sénat à quelle sauce un turbot sera mangé. L’aventure est vraie, res vera agitur, dit Juvénal ; mais il faut la voir autrement que lui. Un pêcheur a l’heureuse fortune de trouver au fond de son filet un turbot d’une grandeur inaccoutumée. Dans l’espoir d’une bonne récompense, il le porte tout courant là où l’empereur était en villégiature. En ce moment huit ou dix sénateurs arrivaient de Rome à la villa impériale pour saluer le prince, comme cela avait lieu chaque matin. Domitien, émerveillé de la grosseur du poisson, le montre à ses hôtes, et chacun dit son mot. Mille fois, à des retours de chasse ou de pêche heureuse, pareille chose s’est faite. Le poète a transformé cette scène gastronomique en une grave délibération où s’étale le cynisme de la servilité sénatoriale : c’était son droit et il a eu raison d’en user, puisque depuis dix-huit cents ans on l’a cru sur parole. Un peu moins d’art et un peu plus de bon sens ramènent à de justes proportions sa mordante hyperbole.

Cependant, même en ces années terribles, on voit le tyran préoccupé de travaux utiles. En Espagne, il achève une route commencée par son père ; en Italie, il répare la voie Latine et en ouvre une entre Sinuessa et Pouzzoles, malgré de très grandes difficultés. Par la condamnation rie Bebius Massa que les habitants de la Bétique accusent, il garantit aux provinces que justice sera faite des prévaricateurs, et la nomination de Pline à la préture, vers ce temps, montre qu’il y avait place encore, dans ce gouvernement, pour les honnêtes gens.

Les écrivains ecclésiastiques placent dans les derniers mois de ce règne une persécution des chrétiens. On n’en trouve nulle trace dans les auteurs païens, et les faits que nous connaissons s’expliquent d’eux-mêmes, sans qu’il soit besoin de supposer des mesures générales qui furent prises plus tard, mais ne pouvaient l’être alors. Au temps de Domitien, les Romains ne redoutaient pas encore la nouvelle société religieuse, et, pour le peu qu’ils en connaissaient, ils avaient beaucoup plus de dédain que de crainte. On a vu que, sous Néron, le supplice des chrétiens fut une mesure de police locale, injuste et cruelle, contre de pauvres gens dont la condamnation servit à détourner d’autres têtes la colère surexcitée de la populace, et qu’elle ne fut pas une persécution religieuse. Si les Romains, six ans plus tard, brûlèrent la cité de David et son temple, les nécessités de la guerre imposèrent cette destruction. Aussi, après la victoire de Titus, la tolérance légale que le sénat, puis les empereurs, avaient accordée au mosaïsme lui fut continuée ; Vespasien la confirma en soumettant à l’impôt régulier de la didrachme les Juifs et tous ceux qui, sans en avoir fait la déclaration publique, vivaient à la mode juive[89]. Les chrétiens, à qui surtout s’appliquent les derniers mots, bénéficièrent de cette tolérance. Les communautés juives éparses dans l’empire avaient toujours maintenu entre elles de fréquents rapports, pour faire parvenir à Jérusalem la didrachme du temple ou aider les fidèles dans leurs voyages d’affaires et dans le pèlerinage obligatoire à la terre sainte. La Juiverie formait donc une sorte d’immense société à demi secrète, et, en tous lieux, il suffisait d’un mot, d’un signe pour que l’étranger survenant fût reconnu, puis assisté. Les chrétiens conservèrent soigneusement ces habitudes, grâce auxquelles saint Paul put parcourir tant de pays, secouru dans chaque ville par les disciples qu’il y trouvait on qu’il détachait de la synagogue et par les gentils qu’il gagnait à la nouvelle loi. À la fin, le gouvernement impérial s’inquiéta des conversions qui s’opéraient à Rome et se résolut à les arrêter.

Un sénatus-consulte, rédigé sous Tibère, avait permis à Claude de mettre à mort un chevalier romain affilié au culte druidique, c’est-à-dire coupable d’avoir déserté la religion nationale ; il nous reste un fragment de celui qui fut promulgué sous Vespasien, pour confiner le judaïsme dans le sein de la nation juive[90]. En vertu de cette loi était condamne à la relégation perpétuelle, avec perte de tous ses biens, le citoyen romain, qui s’était soumis au baptême sanglant des Juifs, ou avait laissé ses esclaves s’y soumettre ; le médecin opérateur était puni de mort. Mêmes peines pour les maîtres juifs qui faisaient circoncire leurs esclaves d’origine étrangère. Ainsi le gouvernement impérial eut la sagesse, qui a été à grand’peine retrouvée de nos jours, de ne point entreprendre une persécution religieuse pour contraindre les juifs où les Gaulois à abandonner la foi de leurs pères ; mais il crut avoir le droit d’empêcher ses nationaux de passer à une croyance étrangère, ce qui, dans les idées des anciens, était renoncer à sa patrie d’origine. Il interdit aux Juifs, sous peine de la vie, de porter leur foi hors de leur nation, comme le czar interdisait naguère à ses sujets de voyager hors de son empire ; la Suède, aux protestants, d’embrasser le catholicisme ; l’Espagne, aux catholiques, de lire une Bible protestante.

Ainsi Rome se défend et elle n’attaque pas ; elle laisse à chacun ses croyances, à condition que l’on respectera les siennes. Avec l’esprit nouveau de prosélytisme qui, depuis la perte de la patrie terrestre, animait la synagogue tout autant que l’Église, la colonie juive de Rome s’était reformée, et les affranchissements, nombreux depuis la guerre, l’avaient accrue. Intelligents, actifs, insinuants, les Juifs avaient pris ou créé des industries que la paresse du peuple-roi leur abandonnait, et, orthodoxes ou dissidents, ils s’étaient glissés dans beaucoup de familles. Juifs de toutes les sectes, avec leurs prosélytes grecs et romains, commençaient donc à devenir nombreux dans la ville. Mais ceux qui, comme Tacite, avaient l’obligation de bien voir, puisqu’ils s’étaient donné le droit de juger, distinguaient fort mal encore les sectateurs de Moïse des fidèles de Jésus, livrés, suivant eux, à des superstitions contraires, bien que de même origine. Le gouvernement n’en savait pas davantage et s’en inquiétait peu ; il se contentait de faire payer aux uns comme aux autres, aux Juifs de naissance ou de religion, aux judaïsants[91], la capitation des deux drachmes. Un passage de Suétone, cité plus haut, montre avec quelle rigueur ce tribut était levé et comment le percepteur constatait au besoin la nationalité juive. Les empereurs n’avaient que du mépris pour ce que Tacite et Suétone appellent une superstition honteuse ; et tant que l’ordre publie n’était pas troublé, ils laissaient les croyants prêcher chez eux, et même convertir, à moins qu’ils n’eussent besoin, comme Néron, de victimes obscures pour calmer une agitation populaire, ou, comme Domitien, d’accusés illustres pour déjouer des complots vrais ou supposés. Domitien, pendant quatorze ans, n’exigea des chrétiens et des Juifs rien de plus que le payement de l’impôt particulier qui frappait leur race ; mais huit mois avant sa mort, au moment de ses plus grandes terreurs, il se souvint que la politique impériale avait joint aux crimes de majesté un crime nouveau, celui de druidiser et de judaïser. Le censeur, le grand pontife, qui avait fait mourir quatre vestales, paraissait rester dans son rôle de défenseur zélé de la religion d’État quand il poursuivait les sénateurs qui, abandonnant le culte de leurs pères, ne portaient plus leurs hommages aux dieux protecteurs de l’empire. Ce fut l’accusation sous laquelle périt, au sortir du consulat, Flavius Clemens, neveu de Vespasien par son père Sabinus, le défenseur du Capitole contre les Vitelliens ; neveu aussi de Domitien par sa femme Domitilla, et dont l’empereur avait choisi les fils pour ses héritiers. On était, à ce moment, bien las du tyran ; autour de lui s’échangeaient sourdement des espérances et des menaces : la conspiration était dans l’air. Clemens ou ses amis laissèrent-ils échapper quelques paroles imprudentes ? On ne sait ; mais, accusé d’impiété[92], il périt sous la hache ; sa femme, qui était probablement chrétienne, fut reléguée dans l’île de Pandataria ; on montre près de Rome, sur la voie Ardéatine, un tombeau appelé de son nom et que décorent des symboles chrétiens ; nous ignorons le sort de ses enfants. Acilius Glabrion, ancien collègue de Trajan dans le consulat, semble avoir été victime de deux accusations contradictoires : l’une de judaïser, l’autre d’avoir combattu dans l’arène et tué un lion énorme. Plusieurs autres, sous le même prétexte, furent dépouillés de leurs biens[93]. On ne trouve pas plus pour Domitien que pour Néron de preuves authentiques d’un édit général de persécution. Mais, on l’a dit déjà, les proconsuls n’en avaient pas besoin, car ils étaient suffisamment armés contre les nouveautés religieuses et les associations non autorisées ; ce qui permet d’admettre qu’il y a eu des violences locales[94] dont le bruit n’arrivait pas jusqu’à Rome, les citoyens romains avant seuls le droit d’arrêter la justice des gouverneurs et leur jus necis[95] par un appel au prince. Du reste, il n’y en eut qu’un bien petit nombre, et Tertullien réduit la persécution à quelques sentences d’exil bientôt rapportées[96]. D’après les documents officiels qui nous sont parvenus, Trajan serait le premier qui eût légalisé la condamnation des chrétiens.

Cependant, disent les écrivains postérieurs, la nature entière présageait au tyran sa fin prochaine. Le tonnerre arrachait l’inscription de sa statue triomphale et frappait le temple des Flaviens. Un arbre à qui l’on croyait qu’étaient attachés les destins de l’empereur tomba tout d’un coup avec fracas. La Fortune de Préneste faisait d’effrayantes réponses et parlait de sang. Un aruspice de l’armée de Germanie avait prédit une révolution pour le 14 des calendes d’octobre, et Domitien lui-même annonçait que ce jour la lune serait sanglante. Singulier enchaînement de causes frivoles et de conséquences terribles ? Que l’opinion publique s’émeuve, et aussitôt la crédulité et la peur multiplient les présages. Les prodiges à leur tour, en paraissant révéler l’avenir, provoquent à faction ceux qui hésitaient et qui se décident, lorsqu’ils croient avoir le ciel pour complice. Ce jour tant redouté de Domitien, des conjurés l’attendaient, dans le palais, aux portes mêmes de son appartement.

Le tyran, dit Juvénal, qui avait impunément enlevé à la patrie tant d’illustres citoyens, sans qu’il se montrât un vengeur, périt lorsqu’il commença à se faire craindre de l’humble artisan. Voilà l’écueil où se brisa le monstre dégouttant du sang des Lamia[97]. Un serviteur de Domitilla qu’il venait de proscrire avec son époux se chargea de le tuer. Pour détourner les soupçons, Stephanus[98] feignit d’avoir une blessure au bras gauche, qu’il porta durant plusieurs jours entouré de laine et de bandages. Le moment venu, il y cacha un poignard, et demanda une audience à l’empereur, pour lui dénoncer une conspiration. Tandis que Domitien lisait l’écrit qu’il venait de lui remettre, Stephanus le frappa au bas-ventre. Le prince, légèrement blessé, se défendait, mais des gens de sa maison, des gladiateurs, se jetèrent sur lui et le tuèrent de sept coups de poignard

Le jeune esclave chargé du soin de l’autel des dieux Lares, dans la chambre impériale, s’y trouvait au moment du meurtre ; il raconta la scène : en recevant la première blessure, Domitien lui avait crié d’aller prendre un poignard caché sous son chevet et d’appeler ses gardes, mais du poignard il ne restait que le manche, et toutes les portes étaient fermées ; cependant Domitien avait terrassé Stephanus, et., quoiqu’il eut les doigts coupés, il tâchait de lui arracher son arme ou de lui crever les yeux ; il lutta jusqu’à ce que les autres assassins vinssent l’achever. Il était dans la quarante-cinquième année de son âge et la quinzième de son règne. Son cadavre fut emporté dans un mauvais cercueil par les mercenaires qui enlèvent, la nuit, les morts du peuple. Mais sa nourrice Phyllis lui rendit les derniers devoirs dans sa villa de la voie Latine, et porta secrètement ses restes dans le temple de la famille Flavia. (18 sept. 96.) On renversa ses statues et ses trophées ; on martela son nom sur les monuments publics[99], et le sénat ne l’envoya pas rejoindre au ciel les dieux Flaviens qui s’y trouvaient déjà.

Si pour juger Domitien, comme Tibère, on se met à Rome au milieu de la noblesse, c’est, dans les dernières années, un exécrable tyran. Si on ne voit que l’empire, il peut passer pour un prince ferme et vigilant. Les empereurs romains ont, comme leur dieu Janus, double visage ; il faut les regarder sous ces deux aspects. D’ordinaire on n’en montre qu’un : nous ne cachons pas celui-la, mais nous voudrions faire voir aussi l’autre. Le prince du sénat reste donc avec ses délateurs et ses bourreaux, les mains teintes de sang ; l’empereur apparaît avec les traditions de paix et d’ordre commencées par Auguste, continuées par Tibère, Claude et Vespasien. Domitien les suivit encore, mais en restant bien loin, comme administrateur et comme prince, de la sombre et terrible grandeur du second Auguste.

 

 

 

 



[1] Titus Flavius Vespasianus, né à Rome le 30 décembre 11, l’année de la mort de Caligula. (Suétone, Titus, 2.) Il avait donc trente-huit ans et demi à son avènement.

[2] On le crut, dit Suétone, et il fut longtemps et dangereusement malade. (Titus, 2.)

[3] Participem atque etiam tutorem imperii agere (Suétone, Titus, 6). Il porta même, du vivant de Vespasien, le titre d’imperator (Orelli, n° 751), non comme prénom, ainsi que faisait le prince régnant, niais parce qu’il avait triomphé avec son père.

[4] Elle était fille du dernier roi des Juifs Agrippa, sœur du jeune Agrippa, roi d’Iturée, veuve de son oncle Hérode, roi de la Chalcidique, et de Polémon, roi de Cilicie. Elle avait treize ans de plus que Titus, et, par conséquent, cinquante-deux ans à la mort de Vespasien. Mais il est probable qu’elle avait quitté Rome cinq ans auparavant. Elle y revint à l’avènement de Titus, sans changer les résolutions du prince. Cf. Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 7 ; XX, 5, etc. ; Suétone, Titus, 7 ; Dion, LXVI, 15, 18.

[5] Quum instituto Tiberi omnes dehinc Cæsares beneficia a superioribus concessa principibus aliter rara non haberet, quam si eadem iisdem et ipsi dedissent, primus præterita omnia uno confirmavit edicto (Suétone, Titus, 8). Nos rois, au moyen âge, ont fait du principe de Tibère une règle de droit pour le domaine royal.

[6] Était-ce le meurtre sans jugement de Cæcina ?

[7] C’est l’opinion de Dion, de Zonaras, d’Ausone, etc. Felix brevitate regendi. Julien, les Césars, 7, lui reproche des mœurs faciles.

[8] Sénèque, Quæst. nat., VI, 1. Herculanum fut aussi en partie détruite. Nucérie, Naples même, en souffrirent.

[9] D’après une inscription de l’an 76, Herculanum aurait encore été ébranlée en cette année-là par un tremblement de terre, à moins que Vespasien n’ait relevé en 76 les ruines faites en 63, ce qui est peu probable.

[10] Tout ceci, moins la fin bien entendu, est tiré d’une lettre de Pline le Jeune, fils adoptif de son oncle. Une seconde lettre sur la fuite de sa mère et la sienne complète son intéressant récit.

[11] M. Fouqué a calculé qu’en 1865 l’Etna a vomi assez de vapeur d’eau pour que cette vapeur, en se refroidissant dans les hautes régions de l’atmosphère, et retombant en pluie sur la montagne, l’ait couverte de 22.000 mètres cubes d’eau. Pareil fait a lieu dans toutes les éruptions. En 70, ce torrent se précipita sur Herculanum, entraînant d’énormes masses de cendres qui comblèrent les rues, les maisons et s’élevèrent de 30 a 40 pieds au-dessus des plus grands édifices.

[12] La plus grande partie des habitants de Pompéi put s’enfuir avec ses richesses, ou revint les chercher en pénétrant par les étages supérieurs (les maisons à trois étages étaient rares). Cependant il en périt un certain nombre. On a déjà trouvé cinq à six cents squelettes, quoiqu’on n’ait pas encore fouillé la moitié de la ville. Cf. Decrizione di Pompei, par M. Fiorelli, qui dirige si habilement les fouilles. On n’a pas découvert à Pompéi un seul manuscrit, si ce n’est en 1875, les livres de compte du banquier Jucundus ; on a pourtant trouvé une boutique de libraire, mais vide. Herculanum en a déjà donné mille sept cent cinquante-six, dont près de cinq cents ont été déroulés et lus ; ils sont malheureusement de peu d’intérêt. Sur Pompéi, voyez le curieux volume publié par le gouvernement royal pour le dix-huitième centenaire de l’éruption, et Boissier, Promenades archéologiques, p. 287-378.

[13] Les étages supérieurs devaient être réservés pour les pièces moins importantes. On y arrive par des degrés raides et étroits. Il n’y a rien qui ressemble au grand escalier des maisons modernes qui dessert à la fois tous les étages, et qui est commun à tous les appartements, on trouvera chez Nissen (Pompeian Stud., p. 602) des observations très ingénieuses sur le rôle que joue cet escalier dans nos habitations et le caractère qu’il leur a donné. De toutes les parties de la maison moderne, c’est celle qu’un Pompéien aurait le moins comprise.

[14] Voyez ce que dit à ce sujet Fabianus (Seneca rhetor, Controv., II, préf.).

[15] C’est de Pompéi et d’Herculanum, c’est-à-dire de deux villes de second ordre, que viennent les beaux bronzes du musée de Naples qui font l’admiration des étrangers. Chez les bourgeois de nos villes de province, on ne trouverait rien de semblable. Il faut ajouter que ce qu’il y avait de plus beau à Pompéi n’y est pas resté. Nous savons que les habitants ont fait des fouilles après la catastrophe et qu’ils sont venus enlever leurs objets Ies plus précieux. Nous n’avons donc aujourd’hui que ce qu’on n’a pas pu retrouver ou ce qu’on a négligé de prendre. (Boissier, Promenades archéol., p. 314-318.)

[16] Titus Flavius Domitianus, né à Rome le 23 octobre 51.

[17] Avant et après cet unique repas, dit Suétone, il ne prenait qu’un fruit et un verre de liqueur. Il donnait cependant des festins magnifiques, mais n’y tolérait aucun excès et obligeait de quitter la table avant que le soleil se fût couché.

[18] Il était si habile à tirer de l’arc, qu’il faisait passer ses flèches entre les doigts ouverts d’un esclave, ou en plantait deux, à de grandes distances, dans la tête d’une bête lancée, de manière à figurer deux cornes (??). Pline (Hist. nat., in proœm.) et Quintilien (X, 1, 91) parlent avec estime de ses vers. Suétone dit qu’une fois empereur il cessa d’en faire.

[19] Juvénal, Satires, IV, 38.

[20] Caligula s’était déjà dit dieu, et avant Domitien on se servait en parlant de l’empereur des mots : Dominos noster. (Labus, Marm. antichi bresciani, p. 96, n° 4.)

[21] Martial et Stace l’appellent Dacicus, mais ce nom ne se trouve pas sur les monnaies.

[22] Et pugnat virtus simpliciore manu (Epigr., VIII, LXXX).

[23] Plutarque, qui vit à Athènes les colonnes de marbre pentélique destinées au Capitole, dit (Publicola, 47) qu’on les gâta à Rome en les voulant retailler.

[24] Plutarque, Publicola, 15. Près de 70 millions de francs.

[25] Épigrammes, IX, IV, 14 :

Nam tibi quod solvat, non habet arca Jovis.

On peut voir, dans Suétone (Domitien, 4-5), la longue et fastidieuse énumération de ses jeux et de ses constructions.

[26] M. Rosa a récemment retrouvé les fondations de ce palais et les assises du rez-de-chaussée, de sorte qu’on a pu en rétablir aisément le plan général. Voyez-en la description dans les Promenades archéologiques de M. Boissier.

[27] Il n’autorisa que les représentations à domicile. Nerva revint sur cette interdiction que Trajan renouvela d’abord et à laquelle il renonça, après son premier triomphe dacique. (Pline, Panégyrique, 46.)

[28] Martial.

[29] Suétone, Domitien, 8 : Ne qua religio deum contaminaretur.

[30] Bull. de corresp. hellénique, t. VI, p. 396.

[31] Pline (Lettres, IV, 11) a bonne envie de la faire passer pour innocente, afin de laisser un crime de plus sur la mémoire de Domitien ; mais lui-même ne semble guère croire à cette innocence ; et lorsque, sous Nerva, les bannis furent rappelés, on excepta le complice de Cornélie, qui avait été relégué en Sicile. Elle paraissait donc, même alors, avoir été coupable ; Suétone n’en doute pas (Domitien, 8) et Juvénal (Satires, IV, 9 et 10) l’affirme. Le récit de Plutarque (Quæst. Rom., 85) s’applique probablement aux mêmes personnes. La ville était dans l’effroi, dit-il, et les pontifes consultés auraient exigé que deux Gaulois et deux Grecs fussent enterrés vivants dans le forum Boarium.

[32] Silves, I, I, 35.

[33] Il interdit la castration. (Dion, LVII, 2 ; Martial, Épigrammes, IX, VII et VIII.)

[34] Sanctissimus censor, IV, in Proœm.

[35] Martial, Épigrammes, VI, II et VII ; X, CXI ; Stace, Silves, III, IV, 74, et IV, II, 13. Cf. Suétone, Domitien, 7, et Ammien Marcellin, XVIII, 4.

[36] Aggenus, de Gontrov. agr. ap. Goes., p. 68. Cf. Suétone, Domitien, 9 : Subseciva, quæ divisis per veteranos agris carptim superfuerant, veteribus possessoribus ut usucapta concessit. Cf. Orelli, n° 3118.

[37] La paye était de 5 as au temps de Polybe (VI, 39), ou de 8, en tenant compte de la réduction qui fit compter 16 as au denier, au lieu de 10. César la doubla, 10 as (Suétone, César, 20). Elle fut donc sous Domitien de 15 as 1/5 = 5/6 de denier par jour = 25 denarii par mois, ou 300 par an, au lien de 225.

[38] Chaque légion avait sa caisse d’épargne ; Saturninus, dont il sera parlé plus loin, avait pris des dépôts en gage pour s’assurer la fidélité des soldats.

[39] Familiare numen Minervæ (Quintilien, Inst. orat., 11). Cf. Suétone, Domitien, 45.

[40] Pline, Lettres, X, 76.

[41] Suétone, Domitien, 20.

[42] Silius Italicus, Punic., III, 618 et suiv. ; Quintilien, Inst. orat., IX, in Proœm.

[43] Après sa préture, Tacite s’éloigna de Rome, et il en était encore absent en 93. Était-ce par suite d’un exil ? On l’a dit, mais tout y est contraire, et Borghesi (VII, 322) pense que, selon l’usage, Tacite, au sortir de sa préture, reçut le commandement d’une légion ou le gouvernement d’une province impériale, probablement celle de Belgique, où son père avait été procurateur et on il acheva de recueillir les matériaux du de Moribus Germaniæ.

[44] Juvénal, Satires, IV, 53 :

Quidquid conspicuum pulchrumque est æquore toto,

Res fisci est.

Pour Palfurius, voyez, à la fin du chapitre précédent.

[45] Juvénal, Satires, IV, 78-79.

.... optimus alque

Interpres legum sanctissimus.

[46] Ainsi, en l’an 82, il fit réparer par un de ses légats les routes des provinces de Galatie, Cappadoce, Pont, Pisidie, Paphlagonie, Lycaonie et Arménie Mineure.... Vias stravit (C. I. L., III, 312 et 318). On croit qu’il construisit le second camp des prétoriens à Albano.

[47] Suétone, Domitien, 8. Les choix de Domitien furent souvent heureux. Il fit la fortune de Ta-cite (Hist., I, 1), de Pline, du père de Trajan, etc. ; il nomma consuls : Nerva, Trajan, Verginius Rufus, Agricola, le grand-père d’Antonin ; le père de Tacite fut probablement gouverneur de la Belgique, que Tacite administra de 90 à 92. Borghesi, Vif, p. 199 et 521, etc. Valerius Romulus vantait à Trajan le gouvernement de Domitien : C’était un prince détestable, disait-il, mais qui plaçait bien sa confiance. Il ajoutait : Meliorem esse rempublicam et prope tutioremin qua princeps malus est, ea in qua sunt amici principismali (Lampride, Alexandre Sévère, 65).

[48] Phèdre, Fab., II, 6.

[49] Le consul Frontin, un contemporain, dit des Cattes : qui in armis erant.... Nec ignoraret (Domitianus) majore bellum molitione inituros (Stratagèmes, I, 8).

[50] Domitien, 6. Aurelius Victor (de Cæsaribus, II) dit aussi : Dacis et Cattorum manu devictis, et dans l’Épitomé II : Cattos, Germanosque devicit, ce qui explique le victis parcentia fœdera Cattis de Stace (Silves, III, 3, 168).

[51] Stratagèmes, I, 1, 8 ; II, 11, 7.

[52] D’après l’opinion générale, depuis Tillemont jusqu’à M. des Vergers (Chron. du règne de Trajan), ce fut Domitien qui donna cette province à Trajan ; selon Mommsen (Étude sur Pline, dans la Bibl. de l’École des hautes études, p. 10, n. 2) et Dierauer (Gesch. Traj., p. 15), ce serait Nerva ; mais leur preuve la plus forte est une antithèse de Pline que Burnouf même n’a pu prendre à la lettre. Un autre passage montre que, dans les dernières années de Domitien, Trajan occupait une place très en vue, omnibus excelsior (Panégyrique, 91) ; et si cette nomination avait été faite par Nerva, Pline n’aurait pas manqué de tirer quelque effet oratoire de ce choix prévoyant.

[53] Stratagèmes, I, 5, 10 :.... limitibus per centum viginti millia passuuna actis....

[54] Tacite, Germanie, 29 ; Martial, Épigrammes, X, VII.

[55] Dion, LXVII, 5.

[56] Borghesi (Œuvres, III, p. 188) prolonge jusqu’à la fin de l’année 85 le commandement d’Agricola en Bretagne. La durée habituelle de la légation de Bretagne était, d’après Hübner (Rein. Mus., XII, 57), de trois ans.

[57] Dignitas nostra.... a Domitiano longius provecta (Hist., I, 1). La Vie d’Agricola fût écrite en 97, après le meurtre de Domitien.

[58] Quand il mourut, ou parla de poison. Nous n’avons eu, dit Tacite, aucune preuve qui m’autorise à l’affirmer. Cette réserve de Tacite est une décharge pour Domitien.

[59] Tacite, Germanie, 33.

[60] Tacite, Histoires, III, 46.

[61] Ce mot, qui signifierait, d’après une étymologie sanscrite, Dhâvakabala, la force des Daces, ne serait pas un nom propre, mais un titre.

[62] Pline, Lettres, X, 16.

[63] Dion, LXVIII, 6, 10. Eckhel (Doctr. num., IV, p. 581) dit qu’il n’existe pas une seule médaille pouvant fournir le moindre indice sur cette guerre.

[64] Ne inducias quidem nisi æquis conditionibus inibant.... obsides non emimus..., nec immensis mueeribus paciscimur (Panég., 11 et 12). Dion dit bien que Domitien paya un tribut annuel, mai. Suétone et Pline, tous deux contemporains, ne le disent point et n’auraient pas manqué d’insister sur cette honte. On a vu les paroles de Suétone et les raisons de Pline. Quant à Dion, nous n’avons plus soi teste pour ses derniers livres, et il est difficile de se tirer des contradictions de Xiphilin. Ainsi, le § 7 du livre LXVII est inintelligible, et c’est au § 10, après la paix conclue, qu’est placé le récit de la grande victoire de Julianus. Du reste, s’il parle du tribut au livre LXVIII, 6, il n’en parle pas au livre LXVII, 7, où il dit au contraire que Décébale δεινώς έτεταλαιπώρητο. Eutrope (VII, 15) dit aussi, sans commentaire, que Domitien triompha des Daces.

[65] Néron avait donné à Tiridate des architectes et des ouvriers pour rebâtir sa capitale, Artaxata. (Suétone, Néron.) Trajan fera aussi une pension au roi des Roxolans. (Spartien, Hadrien, 6.)

[66] Agricola, 98.

[67] Tacite dit (Hist., I, 2) : Coortæ in nos Sarmatarum et Suevorum gentes. Stace, naturellement, amplifie : horrifia Bella (Silves, III, 5, 970). Il y eut, du côté de la Pannonie, sous Nerva, quelques hostilités heureuses pour les Romains. (Pline, Panég., 8 ) La chronologie du règne de Domitien est fort difficile à établir. Henzen (Scavi nel bosco sacro de’ fratelli Arvali, p. 907) montre qu’en 89 Domitien était absent de Rome, peut-être pour la guerre de Pannonie.

[68] Le triomphe pour la guerre Dacique fut célébré, suivant. Eusèbe, dans la dixième année du règne de Domitien, et selon Martial, dans le mois de janvier, par conséquent en janvier 91.

[69] Cette révolte, disent Zonaras et Eusèbe, eut pour cause les exactions de Domitien. Mais que pouvait-il prendre à ces nomades qu’Hérodote nous montre vivant de sauterelles ? Les débris de cette tribu s’établirent au sud de la Marmarique.

[70] Dion, LXVII, 2.

[71] Suétone, Domitien, 12.

[72] .... aliquanto post civitis belli victoriam sævior (ibid., 10). Suétone dit que la guerre civile accrut sa cruauté, mais il énumère avant la révolte des exécutions que nous savons par Tacite n’avoir eu lieu qu’après.

[73] Voyez L. Renier, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, p. 125 et suiv.

[74] Pline était préteur en 93 (Mommsen, op. cit., p. 79), et il avait obtenu cette charge avant que le prince profiteretur odium honorum (Panég., 93). Tacite, de son côté, dit (Agricola, 44-45) qu’à la mort de son beau-père, 25 août 93, les délations de Metius Carus n’avaient encore remporté qu’une victoire, et intra Albanam arcem sententia Messalini strepebat et Massa Bebius jam tum reus erat. Puisque, d’après Suétone et d’après la vraisemblance, le civile nefas d’Antonius et les excès de la tyrannie sont dans le rapport de cause à effet, la date certaine de l’effet, fixée par Pline et Tacite, donne la date probable de la cause, c’est-à-dire au plus tôt la seconde moitié de l’année 95. L’argument que MM. Mommsen et Dierauer tirent de Pline (Panég., 14) et de l’inscription 4062 du recueil de M. Léon Rénier (Inscr. d’Algérie) me paraît sans valeur, car il y a tout lieu de penser que les bella Germanica de Pline, le bellum Germanicum de l’inscription, les horrida bella de Stace, sont la lutte sérieuse et prolongée contre les Marcomans, etc., qui exterminèrent une légion, et non pas la révolte si vite étouffée d’Antonius, à laquelle aucun Germain ne prit part.

[75] Molitores rerum novarum (Domitien, 10). Dion (LXVII, 15) parle, pour l’année 95, d’un Juventius Celsus....

[76] Prodigio par est in nobilitate senectus (Juvénal, Satires, IV, 97).

[77] Assiduas conjurationes (Suétone, Vespasien, 25). Juvénal dit aussi que Brutus ne tromperait plus les nouveaux rois et ajoute : Quis enim jam non intelligat artes patricias ? (Satires, IV, 101.) Il fallait du temps pour que les effets de la réforme opérée par Vespasien pussent se produire, et j’ai déjà expliqué que, si cette réforme diminua le nombre des conspirations, elle ne les supprima point, parce qu’elles étaient, même sous le meilleur prince, dans l’essence de ce gouvernement.

[78] Domitien avait fait la fortune de Tacite ; par la haine que lui portait un cœur honnête et un homme élevé par lui aux honneurs, jugeons de celle des autres.

[79] Somno moriuntur obeso. Romulidarum igitur longa et gravis exilium pax. (Vers 56-57.)

[80] Nunc patimur longæ pacis mata (Satires, VI, 293).

[81] Suétone, Domitien, 20 ; Vulc. Gallicanus, Avid. Cass., 2.

[82] Lydus, de Magistratibus, II, 10. Alexandre Sévère fit à peu près la même chose en adjoignant au præfectus Urbi quatorze curatores. (Lampride, Alex. Sévère, 52.)

[83] Agricola, 2.

[84] L’impératrice avait trompé Domitien pour l’histrion Paris. Il fit tuer celui-ci en pleine rue de Rome, répudia Domitia qu’il aimait beaucoup, puis la reprit, en feignant de céder aux instances du peuple. (Suétone, Domitien, 3 ; Dion, LXVII, 3.)

[85] Expulsis insuper sapientiæ professoribus atque omni bona arte in exsilium acta, ne quid usquam honestum occurreret. Ces derniers mots montrent le procédé habituel de Tacite, la déclamation vague remplaçant Ies raisons bonnes ou mauvaises, mais sérieuses, qui sont ici le désir trop souvent éprouvé parles gouvernements de se débarrasser d’une opposition gênante. Eusèbe place en 89 un édit de bannissement rendu contre les philosophes et les mathématiciens. Dion (LXXII, 13) n’en parle que pour l’année 93-94, et le mot αΰθις, dont il se sert, peut n’être qu’un rappel des édits de Néron et de Vespasien.

[86] Agricola, 2.

[87] Agricola, 45.

[88] Dion, LXVII.

[89] .... qui vel improfessi judaïcam viverent vitam (Suétone, Domitien, 42). Dion dit de même : ές τά τών Ίουδαίων έõη έξοxίλλοντες (LXVII, 14). Cf. Derenbourg, Hist. de la Palestine, p. 331. Aux yeux des païens, le christianisme resta toujours une secte juive qui avait renié le Dieu de ses pères. Galère le dit encore dans son édit de 311. (Lactance, de Morte persec., 36.)

[90] Paul, Sent., V, 22, §§ 5 et 4. Nous n’avons pas la date de cette loi de seditiosis ; elle doit être du temps où, après la destruction de Jérusalem, Vespasien régla la condition des Juifs, ce que nous appellerions leur statut personnel, et qu’il les soumit à l’impôt de la didrachme Ce n’est qu’après cette époque qu’apparaît le crime nouveau de judaïser. Hadrien, Antonin, Septime Sévère, renouvelleront les mêmes défenses. (Digeste, XLVIII, 8, 11.)

[91] Ce nom pouvait d’autant mieux s’appliquer aux chrétiens, aux Juifs et à tous ceux qui flottaient entre les deux doctrines, que Pierre et Jacques, les apôtres de la circoncision, et ceux de leurs frères qui auraient voulu, contrairement à Paul, que les sectateurs de la nouvelle loi suivissent les observances de l’ancienne, considéraient les païens circoncis, quelle que fût leur origine, comme une partie du peuple d’Israël. Jacques les appelle les dispersés des douze tribus.

[92] Suétone dit (Domitien, 15) que ce Clemens, homme d’une incapacité notoire, contemptissimæ inertiæ, périt sur le soupçon le plus frivole, ex lenuissima suspicione. Il fut mis à mort comme athée, dit Dion (Cassius LXVII, 13), accusation commode pour servir les colères du prince, mais qui permet de supposer que la foi de Clemens aux dieux du Capitole était fort ébranlée, sans nous dire quelle était sa foi nouvelle. Il est difficile d’admettre qu’il fut résolument chrétien. Il fut tué au sortir du consulat, tantum non in ipso ejus consulatu interemit ; or les consuls avaient à offrir des sacrifices, à remplir des fonctions religieuses auxquelles Clemens ne se refusa certainement pas, sans quoi le scandale public de cette apostasie eût amené sa mort durant son consulat même. Pour M. de Rossi (Roma sotterranea, I, 265-267, 319-321, et Bull. di Arch. Christ., mai et juin 1865), Clemens était chrétien. Quant à Flavia Domitilla, la vierge et martyre dont parlent les Actes de Nérée et d’Achillée, je partage l’avis négatif de M. B. Aubé, Hist. des persécutions, p. 427 et suiv. Il se peut que le christianisme ait fait à la fin du premier siècle quelques rares conquêtes dans la haute société romaine ; mais je ne puis croire que tant de Flaviens aient été gagnés au christianisme si peu d’années après que saint Paul avait écrit : Dieu a frappé de folie la sagesse du monde, parce que le monde ne l’a pas reconnu.... combien se trouve-t-il parmi vous d’habiles, de puissants, de nobles ? (II Corinth., I, 20) ; c’était surtout en bas que la nouvelle religion se recrutait. Plus d’un siècle après Domitien, Tertullien (ad Uxor., II, 8) écrivait : Il est peu de riches parmi nous ; et Minucius Felix (Octavius, 36) : Plerique pauperes dicimur. Plus tard encore saint Jérôme disait : Ecclesia de vili plebecula congregata est. Voyez Leblant, Rev. arch. de 1880, p. 325. Ce point est de grande importance, car il est une école qui, à l’inverse de la thèse soutenue par les premiers Pères de l’Église, prétend expliquer par de secrètes infiltrations du christianisme dans la pensée païenne, l’admirable élan moral de la philosophie et du droit au premier et au deuxième siècle de notre ère (voyez notre chapitre LXXXVII). La suite de cette histoire montrera que Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, Paul, Ulpien et Papinien sont des Romains et ne sont pas autre chose. Les écrits des uns, les commentaires des autres, ont été le développement logique d’idées antérieures et le résultat nécessaire des circonstances historiques, parmi lesquelles en rte petit comprendre, au premier et au deuxième siècle, le christianisme qui n’eut alors aucune influence sur la pensée païenne.

[93] Dion, LXVII, 14.

[94] Dans une apologie du christianisme présentée en l’année 126 à Hadrien par Quadratus, évêque d’Athènes, et Aristide, il est dit : .... ότι δή τινες πονηροί άνδρες τούς ήμετέριυς ένοχλεϊν έπειρώντο. (Eusèbe, Hist. ecclés., IV, 3.)

[95] Dion, LIII, 14.

[96] Tentaverat et Domitianus, portio Neronis de crudelitate ; sed qua et homo, facile œptum repressit, restitutis etiam, quos relegaverat (Apologétique, 5). Si Tertullien avait cru que le plus grand personnage de l’empire, après l’empereur, un neveu du prince et un consul, avait été mis il mort pour sa foi chrétienne, il n’aurait pas parlé ainsi. Eusèbe (H. E., III, 18) ne connaît pas le martyre de Clemens, quoiqu’il mentionne la déportation de Domitilla. Cependant le crime de judaïser doit dater de Domitien, car les cognitiones de christianis dont parle Pline dans sa lettre à Trajan ne peuvent se rapporter qu’à des procès intentés sous ce prince.

[97] Postquam cerdonibus esse timendus cœperat (Satires, IV, ad finem).

[98] Suétone, Domitien, 17.

[99] Sur la table de cuivre qui porte en cinq colonnes les trois cent cinquante lignes de la lex Malacitana, du moins ce qui en subsiste, et qui fut gravée sous Domitien, le nom de cet empereur a été gratté au poinçon, comme sur beaucoup d’autres. In plerisque Domitiana titulis, dit Orelli, ad n° 767, ejus nomen erasum est ; il fut cependant conservé sur la table de Salpensa. Quelques statues échappèrent aussi. L’étendue de l’empire, l’indifférence des municipes lointains pour les tragédies de Rome, un souvenir de gratitude pour quelque faveur particulière, empêchaient que les décrets qui proscrivaient les images et le nom des empereurs déclarés tyrans fussent toujours et partout exécutés. L’impératrice Domitia semble avoir survécu longtemps à son époux, car une inscription de l’année 140 montre un de ses affranchis qui, après lui avoir élevé un temple, offre aux décurions de Gabii 15.000 sesterces dont le revenu doit être employé à entretenir l’édicule et à célébrer chaque année l’anniversaire de la naissance de sa maîtresse (Orelli, n° 775). Au temps des Trente Tyrans, un général d’Aureolus prétendait descendre de Domitien dont il portait le nom. (Trébellius Pollion, Trente Tyrans, 11.)