HISTOIRE DES ROMAINS

 

NEUVIÈME PÉRIODE. — LES CÉSARS ET LES FLAVIENS (14-96), CONSPIRATIONS ET GUERRES CIVILES. DIX EMPEREURS, DONT SEPT SONT ASSASSINÉS

CHAPITRE LXXV — NÉRON (13 OCT. 54 - 9 JUIN 68).

 

 

I. — LE QUINQUENNIUM NERONIS.

Auguste n’avait osé établir ni l’hérédité ni le principe meilleur de l’adoption. Il était cependant inévitable, puisque toute l’autorité avait été remise au prince, que, sous une forme ou sous une autre, cette idée de la transmission héréditaire du pouvoir entrerait dans les esprits pour passer ensuite dans la coutume. Elle se produisit, en effet, mais d’une manière détournée et bâtarde, comme tout ce qui venait, de cette constitution sans sincérité ; de sorte que nous sommes arrivés au cinquième empereur sans avoir encore vu une succession naturelle ou une adoption déterminée par des raisons d’État. Les Césars recourent bien à l’adoption, même lorsqu’ils ont une descendance légitime, et ce serait excellent si la préoccupation de l’intérêt public désignait les personnes ; mais les choix se font au hasard, selon qu’il plaît aux gens du palais et aux soldats des gardes. Les uns veulent un prince à conduire, les autres un empereur à rançonner ; et pour cela, tout leur est bon, enfant ou vieillard, pédant imbécile[1] comme était Claude, ou histrion féroce comme sera Néron.

Le nouveau maître du monde n’avait pas dix-sept ans[2], il était de la gens Domitia et de la branche qu’on appelait à la barbe d’airain. Chaque famille romaine prétendant avoir été en rapport avec les dieux, les Ænobarbus racontaient que les Dioscures avaient chargé un de leurs ancêtres d’annoncer au sénat la victoire du lac Régille, et qu’en preuve de leur divinité ils avaient touché sa barbe, qui de noire était aussitôt devenue jaune cuivré. Ce trait de physionomie resta dans la famille ; mais elle en avait un autre : c’était une race dure et violente ; têtes de fer, disait Crassus, et cœurs de plomb. Le père de Néron avait tué un affranchi qui refusait de boire jusqu’à l’ivresse ; sur la voie Appienne, il avait, à dessein, écrasé un enfant sous le galop de son cheval, et, en plein Forum, crevé un œil à un chevalier romain assez hardi pour oser le contredire.

Le fils fut digne du père. C’était un esprit hypocrite, lâche et méchant, bien préparé par conséquent pour les crimes ordinaires aux despotes romains, et auquel la nature avait donné quelque désir de poésie et d’art, ce qui le rendra, par impuissance d’atteindre à l’art même, envieux des artistes et des poètes, puis cruel pour ceux qui sauront saisir le rameau d’or. Nous allons avoir devant nous un tyran vaniteux et grotesque, salement débauché, et qui ne léguera à l’histoire ai une pensée ni un acte méritant de voiler un coin de ses infamies.

Cependant les maîtres renommés n’avaient point manqué à Néron ; mais l’éducation ne se fait pas seulement par les livres et les discours : de bons exemples valent mieux que les plus belles paroles. Aussi les conseils de Burrus et de Sénèque réussirent moins que les leçons d’une cour licencieuse et homicide : Néron fut ce que le firent les mœurs de Rome, la nature violente qu’il tenait de sa race et surtout le pouvoir absolu. La pourpre que ses trois prédécesseurs avaient teinte dans le sang de tant de victimes était, comme la tunique d’Hercule, imprégnée d’un venin mortel : elle inoculait la cruauté qui faisait d’abord un bourreau, ensuite une victime, de l’imprudent assez téméraire pour oser la revêtir, sans être capable de se défendre contre le dangereux poison.

Néron d’ailleurs n’était point l’élève d’un sage : Sénèque, à qui Burrus laissait la direction de cette éducation impériale, mérite moins le titre de philosophe qu’on lui donne que le surnom de son père le rhéteur. Celui-ci faisait de la déclamation à propos de lieux communs ; son fils fit de la rhétorique à propos de philosophie. Il était philosophe comme Lucain fut poète, Pline orateur et Tacite historien tous déclamaient ; le dernier seul avec génie.

Sénèque est un nouvel exemple des tendances pratiques du génie romain : élégant et habile arrangeur de mots, il traversa toutes les écoles sans s’arrêter à aucune[3], bien que celle de Zénon eût ses préférences littéraires. Chemin faisant, il ramassa ces vérités morales qui forment le fonds commun de l’humanité et qu’en cherchant bien on retrouve, en des proportions différentes, au-dessous de torts Ies systèmes qui ont duré. Ce n’est que du sable sans ciment, disait Caligula de ses écrits ; mais dans ce sable brillaient des paillettes d’or[4]. Aussi est-il resté, comme Cicéron, un des maîtres de la jeunesse : du temps de Quintilien, qui le juge avec sévérité, et pourtant avec justice, ses livres étaient dans toutes les écoles[5]. Il y a toutefois cette différence entre les deux philosophes, que le style de l’un, plein d’afféterie et de subtilités, est chargé d’une ornementation qui n’est déjà plus le grand art d’écrire, tandis que la diction de l’autre est le modèle de l’élégance latine. Dans Cicéron, tout est simple et vents sans effort ; c’est de l’esprit et du meilleur, avec une chaleur pénétrante où l’on reconnaît, l’excellent homme et le bon citoyen. On sent trop dans Sénèque le travail du rhéteur qui dispose froidement une œuvre où il se trouve plus d’art que de conviction, moins de force d’esprit que de talent à bien dire. A cette époque olé l’on jouait avec tout, même avec la vie, et olé les lettres devenaient comme de nos jours un métier, Sénèque resta jusqu’à sa dernière heure un acteur consommé. Son rôle fut celui de l’homme vertueux ; son thème, la philosophie morale. On l’a appelé un directeur de conscience ; il voulut l’être, à condition qu’on le dispensât de diriger la sienne, et il irait d’un côté ses maximes, de l’autre sa conduite. Dans ses livres, dit un ancien historien[6], il condamna la tyrannie, et il fut l’instituteur d’un tyran ; les courtisans, et il ne quittait pas la cour ; la flatterie, et nul ne flatta si bassement[7]. Il vantait la pauvreté, au milieu d’immenses richesses[8] ; les mœurs honnêtes, et, à en croire Dion[9], il ne valait guère mieux que ses contemporains ; une vu simple, dans des jardins qui rivalisaient avec ceux de l’empereur, dans des villas remplies de toutes les recherches de l’élégance romaine. Je voudrais bien savoir, disait en plein sénat un ancien proconsul, au temps de la plus grande faveur de Sénèque, je voudrais bien savoir par quel procédé philosophique il a, en quatre ans, amassé 300 millions de sesterces[10]. Pour finir comme il avait vécu, il Mourut avec emphase. Malgré, son traité de la Providence et ses éloges du suicide à la manière de Caton, il tenait trop à la vie pour prévenir Néron mais le messager de mort arrivé, il fit des libations à Jupiter Libérateur, déclama ses plus brillantes maximes, et, par jalousie peut-être, encouragea sa femme, la belle Pauline, à se tuer avec lui.

Ces paroles sembleront sévères, mais on sait ce que trop souvent valent pour l’action, pour la conduite énergique et sensée des affaires de l’État, ces beaux esprits dont les périodes cadencées n’auraient jamais dû retentir qu’au prétoire ou dans la chaire de Quintilien. Ailleurs[11] nous rendrons justice à l’écrivain qui a le mieux répondu aux besoins de ces temps terribles par sa philosophie de la mort[12]. Ici nous cherchons l’homme sous le prétendu sage qu’Agrippine avait donné pour précepteur à son fils, et nous sommes forcé de reconnaître que cet égoïste qui, après le soin de sa fortune et de son crédit, ne voyait rien au-dessus de l’art de bien discourir, ne pouvait être qu’un mauvais maître et un ministre insuffisant.

Sénèque n’imagina point pour son élève un autre système d’éducation que le régime alors en usage et qui nous est resté. La rhétorique en faisait le fond et l’étude des poètes en était la forme essentielle, c’est-à-dire l’abus des mots harmonieux, des images brillantes, des idées vagues ou parfois trop précises, et le perpétuel emploi de cette mythologie qui faisait descendre si souvent les dieux sur la terre qu’avec elle l’esprit ne pouvait remonter vers le ciel. Suétone accuse même Sénèque d’avoir écarté des yeux du jeune prince les anciens orateurs dont la parole virile gouvernait les cités, afin de ne point faire tort à ses propres discours, en exposant à une comparaison dangereuse la véritable éloquence et la déclamation[13]. L’élève eut comme le maître des dehors brillants : pour le sénat et la représentation, un air grave, des phrases pompeuses, des mots à effet. Nais on lui laissa prendre dans la vie privée des goûts futiles ou bas. Sénèque avait deviné les recommandations de Rousseau : Néron apprit à faire beaucoup de choses avec quoi on comptait l’occuper et le distraire : il sut peindre, graver, sculpter, conduire un char, s’accompagner sur la lyre, même aligner des vers, sauf à recourir à d’habiles arrangeurs pour les mettre sur pieds[14]. dieux eût valu cent fois l’éducation par les affaires.

Tout cela pourtant, en une certaine mesure, eût été bon si, pour régler ou contenir cette activité extérieure et multiple, le philosophe avait su mettre au cœur de son élève ces fortes doctrines du devoir qui sont à la vie morale ce que le lest est au navire : la condition d’équilibre et de stabilité. Ce n’est pas qu’il ménageât les bons avis ; il en donnait beaucoup et très doctoralement. Voulait-il conseiller la clémence, il lui dédiait un traité sur cette vertu et se hâtait de le publier, ou il en rédigeait un autre sur la colère, avec les plus belles sentences pédagogiques. La vanité, cette maladie des artistes, si funeste aux hommes d’État, lui faisait ainsi composer à tout propos, pour le prince, quantité de discours, après chacun desquels on ne parlait dans la ville que de la sagesse du philosophe et du génie de l’écrivain[15]. Il y trouvait son compte ; mais cette éducation tout en paroles et en figures, pédante, déclamatoire et fausse, conduisait Néron à ne pas prendre plus au sérieux les qualités qu’on lui recommandait de cette façon que les autres thèmes habituels aux rhéteurs. Il écoutait davantage et comprenait mieux quand Sénèque lui disait déjà le mot de Villeroy à Louis XV enfant : Regardez cette ville, ce peuple ; tout cela est à vous[16]. Que valaient auprès de ce jeune furieux les maximes de Zénon après cet enseignement de son omnipotence absolue ?

On n’oserait dire que c’était de la part de Sénèque un calcul et qu’il lui convenait, pour conserver le pouvoir, de ne rien enseigner à Néron de son métier de roi. Ce métier, il aurait fallu que lui-même le connût ; et le philosophe n’avait probablement pas le sens pratique et la volonté ferme qui font les grands ministres[17].

J’ai peur que la renommée austère de Burrus ne soit pas plus solidement assise que celle de Sénèque. On va voir ses coupables complaisances à l’égard de Néron, et Josèphe, un contemporain, l’accuse d’avoir vendu aux Syriens, pour une grosse somme, les lettres impériales qui devinrent la cause de la révolte des Juifs et de leur grande guerre[18].

Au reste tous deux ont une excuse : Néron sortait à peine de l’enfance le jour où il eut le droit de commander au monde ; combien de temps saura-t-il commander à ses passions, au milieu d’une société où les plus sages étaient si rarement maîtres des leurs ? Cinq ans, disait l’antiquité, qui oubliait que, durant ce quinquennium tant vanté, eut lieu le double assassinat de Britannicus et d’Agrippine. Il est vrai que l’empoisonnement d’un héritier présomptif passait alors pour de la prudence, et que les meurtres domestiques semblaient des affaires intérieures dont on n’avait pas à s’occuper.

Néron commença bien, comme Caligula, et, gâté par le pouvoir, il finit comme lui. Dans un discours que Sénèque composa[19], il promit au sénat de prendre Auguste pour modèle et de séparer sa maison de l’État, afin que tout se fit au grand jour, non plus par les favoris du prince et dans l’ombre du palais, mais suivant les lois, par les Pères, par les consuls, par les magistrats de la république. Le sénat charmé voulut enchaîner le prince à ses promesses : il décréta que ses paroles seraient gravées sur une plaque d’argent et que, chaque année, les consuls en feraient solennellement lecture.

Mais le discours répété et la représentation finie, Néron retourne à ses plaisirs et aux jeunes amis qui flattent déjà ses pissions naissantes et qui trouveront des éloges pour toutes ses folies, des excuses pour tous ses crimes. Cette cour frivole et ambitieuse qui se forme autour de lui n’osera de quelque temps entrer en lutte avec l’autre, où règnent sa mère et ses vieux ministres. Othon, le licencieux Pétrone, qu’il appelle l’arbitre du goût, et tous ses gais compagnons, respectent encore Agrippine ; Burrus leur impose, et Sénèque se montre assez facile pour ne pas les irriter. Mais que l’impératrice et les conseillers restent bien unis ; car, s’ils se divisent, cette jeunesse dorée aura vite pris leur place ! Pour le moment, Néron se fait bon fils, bon prince : il a des caresses pour sa mère, de la pitié pour les malheureux, de sensibles paroles pour les rigueurs nécessaires ; au premier combat de gladiateurs qu’il donna, il ne laissa tuer personne, et, un jour que Burrus lui présentait à signer deux sentences capitales ; Ah ! Que je voudrais ne pas savoir écrire, s’écria-t-il[20]. Une autre fois, comme le sénat lui adressait des actions de grâces, il l’arrêta en disant : Attendez que je les mérite. Sénèque lui avait sans doute soufflé les deux mots ; cette sentimentalité fort peu romaine entrait dans le rôle qu’il voulait lui faire jouer. Le philosophe, qui croyait surtout aux périodes agréablement cadencées et aux phrases à effet, pensait avoir tout gagné, quand le prince avait bien récité sa leçon.

Agrippine d’ailleurs ne tenait pas à mûrir de bonne heure l’esprit de son fils : elle avait élevé Néron à l’empire surtout pour régner sous son nom. On prétend qu’un astrologue lui avait prédit que son fils deviendrait empereur, mais qu’il la ferait mourir. Que je meure, aurait-elle répondu, pourvu qu’il règne. Comme tant d’autres, cette anecdote a été faite après coup et ne montre qu’une moitié du caractère d’Agrippine. Le mot que notre poète lui prête est plus vrai :

Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.

L’impératrice ne pouvait prétendre à garder seule le pouvoir ; elle comptait au moins le partager. Burrus et Sénèque, ses créatures, l’affranchi Pallas, intendant du palais et son favori, ne devaient point contrarier ses desseins, et Néron lui-même paraissait accepter ce partage. On a vu[21] qu’elle avait fait tuer, pour son compte, Narcisse ; pour celui de son fils, Silanus. Sa prévoyance maternelle ne se serait pas arrêtée là : si les deux ministres ne s’étaient opposés[22], elle aurait, par d’autres meurtres, débarrassé Néron, sans qu’il s’en mêlât, de tous ceux qui semblaient capables de lui faire un jour obstacle. Aussi l’empereur se montrait reconnaissant pour cet amour de lionne défendant ses petits de la griffe et de la dent ; le premier mot d’ordre donné aux gardes fut celui-ci : A la meilleure des mères. Elle ne le quittait pas, écrivait ses dépêches, dictait ses réponses aux ambassadeurs, et, afin que Rome entière vît bien son influence elle sortait avec lui dans la même litière, ou lui faisait accompagner à pied celle qui la portait[23]. Elle n’eût osé le suivre à la curie ; mais il assemblait le sénat dans son palais, et, derrière un voile, elle pouvait tout entendre. Un jour que Néron recevait des députés arméniens, elle se présenta pour monter sur l’estrade de l’empereur, et elle allait siéger avec lui, lorsque Néron, averti par Sénèque, alla au-devant d’elle, prévenant par une marque de respect ce qui eût scandalisé même des Romains de ce temps : l’aveu public de la hautaine intervention d’une femme dans les affaires de l’État[24].

Il parut bientôt nécessaire aux deux ministres de contenir cette domination qui avait avili Claude et de faire respecter l’empereur, même par sa mère. Malheureusement, Burrus et Sénèque, malgré l’austérité de leurs doctrines, ne trouvèrent d’autre expédient pour combattre l’influence d’Agrippine que de favoriser les passions du prince. Ses amis, Othon et Sénécion, eurent plus de liberté pour leurs propos, pour leurs désordres ; et Sénèque donna lui-même les mains à une intrigue qui commença les dérèglements de Néron. Un de ses parents servit de prête-nom au prince pour cacher sa liaison avec l’affranchie Acté. Il s’en excusait sans doute, en face de sa philosophie, en répétant le mot que lui prête un vieux scholiaste de Juvénal : Empêchons cette bête fauve de goûter une seule fois au sang[25].

Néron se jeta avec fougue dans b voie qu’on lui ouvrait, et bientôt parla d’épouser Acté, en répudiant sa femme, la chaste Octavie. Agrippine se plaint qu’on lui donne une esclave pour rivale ; et, par ses reproches, éloigne son fils au lieu de le ramener. Elle s’en aperçoit, et, comme ce n’est pas la vertu ou la bonne renommée du prince qui lui importe, mais l’ascendant qu’elle veut garder sur lui, elle change de ton et de conduite, s’accuse d’une sévérité déplacée, lui prodigue les plaisirs et l’or, car Pallas lui a fait un trésor aussi riche que celui de l’empereur. Il était trop tard : les caresses incestueuses furent aussi inutiles que la colère. J’aimerais mieux, disait Néron, renoncer à l’empire que supporter plus longtemps cette domination[26]. Les ministres ne laissèrent pas Agrippine douter de la perte de son crédit en faisant disgracier Pallas[27]. A ce coup qui la frappe doublement, elle éclate en menaces, elle veut tout révéler : elle conduira Britannicus aux prétoriens, leur dira les crimes de la maison des Césars, le poison, l’inceste, et rendra au légitime héritier l’empire paternel qu’un intrus retient pour insulter sa mère.

Néron avait gardé trop bon souvenir du mets des dieux[28] pour ne point la prévenir. Britannicus, dit Tacite, entrait dans sa quinzième année. Comme, aux fêtes des Saturnales, Néron et lui jouaient avec des jeunes gens de leur âge, ils s’avisèrent de tirer au sort la royauté : elle échut à l’empereur, qui donna aux autres des ordres faciles il exécuter, mais commanda à son frère de s’avancer au milieu de l’assemblée et de leur chanter quelque chanson pour montrer cette belle voix qu’on vantait en lui[29]. Il espérait l’embarrasser et faire rire à ses dépens. Britannicus, sans se déconcerter, récita de vieux vers d’Ennius : Ô mon père ! Ô ma patrie ! Ô maison de Priam ! etc. ....[30]

Par ces plaintes d’un jeune fils de ici, privé de l’héritage paternel, Britannicus semblait rappeler ses malheurs et l’usurpation. L’émotion fut vive ; la haine du pince leu accrut, eh de ce jour, il prit la résolution de se délivrer de l’imprudent qui osait se souvenir. Locuste, condamnée pour beaucoup de forfaits, était gardée comme un instrument utile : un tribun du prétoire veillait sur elle. Néron appelle le soldat et commande un poison que Locuste prépare,, mais qui est trop faible ou que le prince trouve trop lent. Il menace le tribun ; il frappe de sa main l’empoisonneuse et ordonne son supplice ; elle se récrie qu’elle a voulu cacher le meurtre en évitant une mort soudaine. Ai-je donc à craindre la loi Julia ?[31] dit le meurtrier ; et il l’oblige à préparer dans son palais, sous ses yeux, un venin plus subtil ; il l’essaye lui-même sur des animaux et fait augmenter la dose.

C’était l’usage, pour les repas, que les jeunes membres de la famille impériale mangeassent à une table séparée et plus frugale, sous les yeux de leurs parents. Britannicus y avait sa place et il ne prenait rien qui n’eût été goûté à l’avance par un esclave de confiance. Tuer du même coup l’esclave et le maître, c’eut été déceler le crime. On servit à Britannicus un breuvage auquel l’esclave put goûter impunément, mais si chaud que le prince demanda de l’eau pour le rafraîchir. À ce moment, on y versa le poison. Le malheureux jeune homme tomba foudroyé. Les tins s’effrayent, d’autres fuient ; les plus habiles restent à table, les yeux fixés sur Néron, qui, sans trouble, leur dit : C’est une de ces attaques d’épilepsie auxquelles mon frère est sujet ; la vue et le sentiment vont lui revenir. Et il continua de boire, tandis que les esclaves enlevaient le corps du dernier rejeton des Claudes pour le porter au bûcher qui avait été préparé d’avance.

Le lendemain, Néron excusa dans un édit la précipitation des obsèques. C’était, disait-il, la coutume de nos ancêtres de soustraire aux yeux les funérailles du jeune âge, et de ne point en prolonger l’amertume par une pompe funèbre. Quant à lui, privé de l’appui d’un frère, il n’avait plus d’espérance que dans la république : nouveau motif pour le sénat et le peuple d’entourer de leur bienveillance un prince qui restait seul d’une famille née pour le rang suprême.

Agrippine, qui assistait au festin homicide, reconnut les leçons qu’elle avait données : son dernier espoir périssait avec Britannicus ; elle le sentit et ne put cacher son épouvante. Dans Rome, aucune voix ne s’éleva contre le fratricide, et beaucoup l’excusèrent[32] ; les plus nobles, même les plus austères personnages, et par ces mots Tacite désigne sans doute Sénèque et Burrus, s’en rendirent complices en acceptant les terres et les palais de la victime (55 de J.-C.). Sénèque fit mieux : quelques mois après, il dédia à Néron son traité de la Clémence, où il le félicite de n’avoir pas encore versé une goutte de sang[33]. Locuste eut aussi sa part : l’impunité et de vastes domaines, mais avec l’obligation de faire des élèves dans son art, qui semblait devenir une institution d’État[34].

Cependant Agrippine ne renonçait pas à la lutte. Elle ramassait de l’argent, flattait les sénateurs, les centurions, comme pour se faire un parti : du moins on le disait. Néron lui ôta alors ses gardes et la renvoya du palais, sans rompre encore avec elle ; mais, à partir de ce jour, il ne lui fit plus que de rares visites, toujours accompagné de soldats, comme s’il eût craint quelque trahison, et il se bornait à un froid embrassement. La disgrâce de l’impératrice devenait publique : on s’éloigna d’elle, sauf quelques femmes qui continuèrent à la voir par un reste d’affection ou plutôt pour jouir du plaisir féminin de son humiliation. Un incident, digne d’une cour orientale, faillit amener la catastrophe que quelques-uns déjà entrevoyaient. Elle avait une amie, Julia Silana[35], épouse de ce Silius que Messaline avait pris pour amant. Déjà sur le retour, mais très riche, cette femme voulut se donner le luxe d’un jeune époux. Agrippine, moins âgée qu’elle et demeurée dans le veuvage, trouva impertinente la prétention de cette vieille impudique[36] et empêcha le mariage. Pour se venger, Silana fit accuser l’impératrice, par deux de ses clients, de pousser à la révolte Rubellius Plautus, qui, du côté maternel, était aussi proche parent d’Auguste que Néron. On tuerait l’empereur ; puis, le coup fait, Agrippine prendrait Plautus pour époux et assouvirait enfin, en régnant avec lui, sa fureur de domination. Les deux clients n’osèrent aller droit au palais pour une révélation aussi grave, mais ils répétèrent leur leçon à an affranchi de la tante de Néron, Domitia, mortelle ennemie d’Agrippine, et l’affranchi, charmé de servir la haine de sa maîtresse, révéla tout à l’histrion Paris, son ancien compagnon d’esclavage. Celui-ci avait ses libres entrées au palais ; il arriva jusqu’au prince au milieu d’une débauche nocturne. A son récit, Néron s’épouvante et s’irrite ; il veut d’abord tout tuer, à commencer par sa mère, et chasser Burrus, qui n’a rien su découvrir, sans doute parce qu’il doit sa fortune à l’impératrice. Sénèque calme cette colère en montrant qu’il y a bien une accusation, mais pas encore de preuves, et Burrus promet la mort d’Agrippine si elle ne parvient pas à se justifier.

Au matin, Burrus, Sénèque, les affranchis, se rendirent à sa demeure, et la fière, impératrice fat réduite à paraître en accusée devant ses créatures. Elle le lit avec sa hauteur ordinaire, exigea une entrevue avec son fils, et, au lieu de supplier, commanda qu’on punît ses accusateurs, qu’on donnât à ses amis des charges, des gouvernements. Pour une fois encore, Néron obéit à sa mère. Silana fut condamnée à l’exil, ses deux clients à la relégation, l’affranchi trop zélé à la mort ; on ne s’occupa point des autres[37].

Ces sombres histoires du palais sont devenues, grâce à Tacite et à notre goût pour les dramatiques récits, presque la seule histoire des empereurs ; il en est une autre pourtant, celle de l’empire, et Burrus et Sénèque, plus libres maintenant, la faisaient, en essayant de concilier à leur élève, par de sages mesures, l’affection du sénat et des provinces. Ces deux ministres, qui, avec un autre prince et un plus ferme caractère, auraient sauvé leur honneur, montraient une suffisante habileté dans les choses ordinaires du gouvernement. Ils se complétaient heureusement l’un par l’autre, le philosophe par l’homme de guerre et d’administration, et ils donnaient le rare exemple de deux amis se partageant le pouvoir sans arrière-pensée de trahison[38]. Ils prirent des mesures contre les faussaires[39], firent condamner les prévaricateurs[40], supprimer les droits de présence payés aux juges, l’État devant aux citoyens une justice gratuite[41] ; et ils écoutaient les plaintes qu’on entendait encore contre ce qui restait de publicains infidèles. Ce n’est pas que les anciennes exactions eussent reparu ; mais les peuples, habitués à plus d’ordre et de justice, devenaient plus exigeants. Naguère ils se regardaient comme des vaincus qui devaient tolérer bien des souffrances avant d’oser élever la voix ; maintenant ils font partie d’une grande famille, dont tous les membres ont droit aux bienfaits d’une administration vigilante et paternelle. Sénèque comprenait mieux que ne le feraient croire les haineuses railleries de l’Apokolokyntosis, les voies nouvelles dans lesquelles le monde était entré. Le citoyen du municipe de Cordoue, le philosophe qui, dans ses livres, effaçait jusqu’à la différence entre l’esclave et le patricien, ne pouvait pas, dans les affaires, tenir bien grand compte de la suprématie romaine et de l’infériorité provinciale. Ainsi, par le progrès des idées et à raison même de la position que, depuis Tibère, les empereurs avaient prise en face de l’aristocratie, les provinces voyaient leur condition s’améliorer. Néron sera regretté vingt ans dans l’Orient ; hors de Rome et de l’Italie, Domitien passera pour un excellent prince.

A l’instigation de ses conseillers, Néron proposa en l’an 58 une mesure que nous appellerions très démocratique : la suppression, en faveur du commerce, de l’industrie et des pauvres, de tous les impôts indirects, ce qui eût amené, comme conséquence nécessaire, l’augmentation des droits sur la propriété et sur les successions. Les riches, menacés, firent repousser par le sénat le projet impérial, et Tacite, l’ami des grands, se félicite de l’avortement d’un dessein, peut-être impraticable, mais qu’il ne comprend pas[42]. On fit du moins quelques réformes utiles. Il fut prescrit que les règlements arrêtés pour chaque forme d’impôt seraient publiquement affichés, afin que les contribuables connussent bien où s’arrêtaient les droits des publicains. Au bout d’un an, il y eut prescription à l’égard des sommes qu’on aurait omis de lever ; pour les plaintes, au contraire, plus de jour néfaste : injonction aux magistrats de ne jamais refuser l’examen d’une accusation portée contre les fermiers des impôts ; tous les procès de ce genre durent se vider au Forum, devant les juges ordinaires, avec appel au sénat, au lieu d’être portés devant les officiers du Trésor, qui dans ce cas étaient juges et partie. Certains avantages furent faits aux provinces frumentaires pour le transport des blés à Rome : les navires employés à ce service cessèrent d’être compris dans le cens, de sorte que les marchands d’outre-mer ne payèrent plus l’impôt pour cette portion de leur fortune qui était représentée par leurs vaisseaux. La manie des jeux gagnait les provinces ; tous les gouverneurs voulaient en célébrer ; on le leur interdit, parce que c’étaient les habitants qui d’ordinaire faisaient les frais de ces ruineuses magnificences. On établit encore, dit Tacite, quelques autres règlements très sages, mais qu’on n’observa pas longtemps. Cependant la suppression de l’impôt du quarantième et du cinquantième[43], celle aussi de quelques autres droits illégalement introduits, étaient encore maintenus au temps de Trajan[44].

A Rome, on retira les gardes qui veillaient à la police des jeux, afin que le peuple en parût plus libre, mieux encore pour que la discipline des soldats ne s’y perdît pas. On rechercha d’anciens délateurs et l’on réduisit au quart la récompense que la loi Poppæa leur assurait. Les sénateurs dans la gêne furent secourus[45] ; les pauvres, protégés contre les questeurs du trésor, qui usaient trop sévèrement du droit de saisie ; le crédit public, raffermi par un don de 40 millions de sesterces fait à l’ærarium[46] ; le peuple enfin, gratifié de distributions en argent et en vivres, surtout de jeux et de représentations théâtrales. Malgré le goût de Néron pour ces plaisirs, on chassa d’Italie les histrions et les conducteurs de chars ; car le théâtre et le cirque étaient devenus des lieux de cabales et de factions.

Une autre mesure fut directement favorable aux malheureux restés en servitude : à Rome, le préfet de la ville, dans les provinces le gouverneur, furent chargés de recevoir les plaintes des esclaves victimes des sévices de leurs maîtres[47] ; les Antonins établiront même, pour ce cas, une pénalité sévère. C’est une preuve dit mouvement des esprits vers une solution plus généreuse de cette grande question sociale ; il s’est déjà montré sous Claude ; on le verra s’accroître presque à chaque règne et produire de sérieux changements dans la législation. Mais le parti des vieux Romains qui venait de proposer la loi contre les affranchis réussit à en faire passer une autre plus terrible, celle qui condamna tous les esclaves d’un maître assassiné, et tous les affranchis par testament qui habitaient sous son toit, à partager le supplice du meurtrier. S’ils n’étaient point coupables d’avoir- tué leur maître, ils l’étaient de ne l’avoir point défendu[48]. Une occasion se présenta bientôt d’exécuter cette loi terrible. Le préfet de la ville ayant été assassiné par un de ses esclaves, tous les autres, an nombre de quatre cents, furent envoyés au supplice la populace voulait les délivrer ; elle s’armait de bâtons et de pierres ; Néron promulgua un édit sévère et appela les cohortes prétoriennes qui bordèrent les rues où les condamnés passaient. Le peuple commençait donc à se prendre de pitié pour ces malheureux que naguère il croyait bons tout au plus à le divertir quand on les jetait aux bêtes. Néron s’imposa la loi qu’il observa longtemps de ne point ouvrir la curie à des fils d’affranchis[49].

Par haine pour la domesticité da palais et sa récente domination, le sénat voulait augmenter la sévérité des lois concernant les affranchis, en permettant aux patrons de rendre à la servitude ceux qui se montreraient indignes de la liberté : c’était remettre en question l’état d’une foule de citoyens. L’empereur repoussa sagement toute mesure générale, et n’autorisa que des poursuites individuelles pour les faits particuliers qui se produiraient[50] ; mais il laissa le sénat supprimer les honoraires des avocats et l’obligation pour les questeurs désignés de donner des jeux de gladiateurs : double décision favorable à l’aristocratie, puisque la première, en éloignant les pauvres du barreau, faisait passer aux riches l’influence que cette fonction assurait, et que la seconde déchargeait d’une grosse dépense les jeunes nobles qui arrivaient à la vie politique.

Quelques changements eurent lieu dans les attributions des magistrats inférieurs. Ce qui restait de prérogatives aux tribuns et aux édiles fut encore diminué, au profit des préteurs et des consuls, de sorte que ces deux anciennes charges, si importantes autrefois dans l’État, tombèrent au rang de simples magistratures municipales pour la ville de Rome. Les questeurs, à qui Claude avait confié l’administration de l’ærarium, manquaient, par leur âge, d’autorité ; on revint à l’ordonnance d’Auguste, et cette gestion fût rendue à d’anciens préteurs[51].

En somme, Burrus et Sénèque, aidés du sénat, auquel ils marquaient une grande considération[52], menaient doucement l’État. Le prince lui-même, dans sa vie publique, avait une tenue convenable. Lorsque le jeune consul siégeait sur son tribunal, il était attentif, écoutait les plaideurs en leur interdisant les longs discours, et ne rendait jamais la sentence sur l’heure, mais le lendemain et par écrit, après avoir lu à l’écart l’opinion des autres juges. Ces scrupules de conscience affichés avec ostentation cessaient en même temps que l’audience, et Rome, qui s’émerveillait de cette précoce gravité, apprenait avec étonnement que son prince courait la nuit les rues de la ville sous un déguisement d’esclave, entrant dans les boutiques et les tavernes pour casser et piller, ou se ruant sur les gens attardés, au risque de trouver plus fort que soi. Un sénateur, Julius Montanus, lui rendit ainsi avec usure les coups qu’il en avait reçus et faillit le faire périr sous le bâton. Hais il eut l’imprudence de reconnaître l’empereur dans le bandit qu’il battait si bien, et celle plus grande encore de lui en faire d’humbles excuses. Néron se souvint de sort inviolabilité tribunitienne et le força de se donner la mort. Dès lors il ne se risqua plus qu’avec des gardes qui le suivaient à distance et au besoin interposaient l’épée[53]. Le jour, il était au théâtre, troublant la police de la salle, encourageant les applaudissements ou les lutées, excitant le peuple à briser les bancs et à se livrer bataille sur la scène, tandis que lui-même, d’un poste élevé, prenait part à la mêlée avec des projectiles lancés au hasard : un préteur fut ainsi blessé de sa main[54].

Ces brutales licences n’étaient que des fantaisies qu’on passait volontiers au jeune empereur. Les fils de bonne maison, les petits maîtres (trossuli), trouvaient ces façons fort plaisantes et les imitaient ; si bien que, à en croire Tacite, Rome ressemblait la nuit à une ville prise d’assaut. D’ailleurs, la foule obscure faisait seule encore les frais de ces récréations impériales. Mais les passions grandissent les crimes vont venir.

 

II. — LES MEURTRES ET L’ORGIE.

Othon avait épousé Sabina Poppæa, qui passait pour la plus belle femme de Rome. Type de la coquetterie ambitieuse[55], modèle de ces femmes en qui la passion ne vient pas excuser le désordre, elle n’aimait qu’elle-même, elle n’avait d’autre culte que celui de sa beauté, d’autre souci que d’assurer l’empire de ses charmes. Elle souhaitait de mourir avant d’avoir perdu les grâces de son visage, et pour en relever l’effet elle ne se montrait jamais que demi voilée, soit qu’elle fût ainsi plus belle, soit plutôt afin d’irriter les regards. Othon avait pour Poppée une affection profonde[56] ; il eut le tort de parler d’elle à Néron, qui voulut la voir. Séduit, entraîné par des refus calculés et une tactique savante, il oublia bientôt et la vertueuse Octavie et son favori imprudent. Othon fut exilé dans le gouvernement de Lusitanie (58), où il resta dix ans.

Jusqu’alors Néron avait caché dans l’ombre ses désordres et ses vices[57]. Sous l’influence de cette femme artificieuse et hautaine, qui avait tout bravé pour arriver où elle était, il cessa de contraindre sa nature mauvaise, et ses deux ministres perdirent tout le terrain que gagnait Poppée. Trop fière pour s’arrêter dans l’adultère, Poppée voulut être impératrice. Deux femmes la gênaient : Octavie, l’épouse légitime, Agrippine, qui ne souffrirait pas que l’hymen formé par elle fût rompu au profit d’une rivale bien autrement dangereuse que l’affranchie dont naguère la faveur l’irritait. Agrippine était la plus à craindre, car, fille de Germanicus et petite-fille d’Auguste[58], sœur de Caïus et femme de Claude, elle réunissait en sa personne tous les souvenirs et, bien des gens n’étaient pas loin de le penser, tous les droits de la maison impériale où Domitius Néron n’était qu’un étranger. Serait-elle allée jusqu’à réaliser ses menaces ? Aurait-elle voulu renverser la fortune qu’elle avait élevée ? On n’ose le croire, bien qu’il ne soit pas téméraire d’imaginer un forfait de plus dans cette famille des Atrides romains. Poppée se chargea de le persuader à Néron, qui fatigué d’obéir quand le monde entier lui obéissait, avait déjà remplacé dans son cœur l’affection par la haine. Elle irritait par des sarcasmes l’impétueux jeune homme qui consentait, disait-elle, à être moins un empereur qu’un pupille tenu en laisse par une gouvernante impérieuse ; d’autres fois elle lui montrait l’insultant orgueil, la dangereuse ambition de cette femme, qui n’hésiterait pas à sacrifier son fils à ses aïeux et à elle-même.

Néron n’était que trop disposé à écouter de pareils discours. L’idée de se débarrasser d’un censeur incommode, déjà familière à son esprit, ne l’effrayait plus ; depuis longtemps, il hésitait moins devant l’odieux du crime que sur les moyens de l’accomplir. Le fer laissait des traces, et le poison était difficile à administrer : Agrippine se souvenait trop bien, pour se laisser surprendre, de ces champignons qui avaient envoyé Claude chez les dieux et de la coupe servie à Britannicus ; elle était d’ailleurs, disait-on, familiarisée avec les antidotes et elle pourrait se sauver nième après une imprudence. L’affranchi Anicetus, commandant de la flotte de Misène, proposa un plan qui devait éloigner les soupçons. Néron était à Baïes ; il y attira sa mère par de tendres lettres, la combla de prévenances et d’égards, et, après le souper, la reconduisit au vaisseau magnifique qui l’attendait.

Les dieux, dit Tacite, semblaient avoir ménagé à cette nuit l’éclat des feux célestes et le calme d’une mer paisible. Le navire voguait en silence. Une des femmes d’Agrippine, appuyée sur les pieds du lit où reposait sa maîtresse, lui parlait avec transport du repentir de Néron, de ses caresses, de la faveur qu’elle retrouvait. Tout à coup le plancher de la chambre s’écroule sous d’énormes masses de plomb, le vaisseau s’entrouvre et tout s’abîme dans les flots ; un de ses officiers placé prés d’elle est écrasé, mais le dais du lit avait protégé l’impératrice et sa suivante. Dégagée des débris, celle-ci, pour être sauvée, crie qu’elle est la mère de l’empereur ; on l’assomme à coups de crocs et de rames. Agrippine, gardant le silence, quoique blessée, gagne à la nage, puis sur des barques qu’elle rencontre, le lac Lucrin, et de là se fait porter à sa maison de campagne.

Le crime était trop clair ; elle feint cependant de l’ignorer pour empêcher qu’on ne l’achève, et elle envoie dire à son fils que la bonté des dieux et la fortune de l’empereur l’ont fait échapper au plus grand péril. Néron le savait déjà ; effrayé de la colère de sa mère, de ses tentatives auprès des soldats qu’elle voudra soulever, il demandait conseil à Sénèque, à Burrus, qui peut-être avaient tout ignoré[59]. Ils gardèrent longtemps le silence ; Sénèque le rompit le premier : Les soldats, demanda-t-il au préfet du prétoire, consommeront-ils le meurtre ? Burrus refusa pour ses prétoriens. Ils sont trop attachés, dit-il, à la famille des Césars et à la mémoire de Germanicus ; qu’Anicetus achève son ouvrage. L’affranchi accepta. De ce jour enfin, dit Néron, je vais régner.

La conférence parricide finissait quand l’envoyé d’Agrippine se présente. Le prince laisse tomber un poignard aux pieds de l’homme et crie : A l’assassin ! On le saisit, on le charge de chaînes. Néron a maintenant le prétexte qu’il faut à la lâcheté romaine pour changer les rôles : c’est la mère qui aura voulu tuer son fils et qui, désespérée de n’avoir point réussi, se sera donné la mort. Les meurtriers pénétrèrent sans obstacle jusqu’au lieu où l’impératrice s’était retirée. Un d’eux lui porta un coup de béton à la tête ; mais elle, découvrant le sein où elle avait porté Néron : Frappe ici, dit-elle au centurion[60]. Le crime infâme consommé, Néron eut un instant de remords et de terreurs. Ses lâches conseillers se hâtèrent de l’en débarrasser. Tandis que Sénèque écrivait au sénat, au nom de l’empereur, pour accuser Agrippine et remercier le génie tutélaire de l’empire qui avait voulu prévenir par un naufrage ses coupables attentats[61], Burrus lui amena les centurions, les tribuns, qui le félicitèrent d’avoir échappé aux complots de sa mère. Le mot était donné : la victime devenait l’assassin. Les temples s’ouvrirent, l’encens fuma sur les autels ; la cour entière, puis le sénat, les villes voisines, les provinces, remercièrent les dieux du salut de l’empereur. Cédait à qui parviendrait le mieux par les éclats de sa joie à étouffer le cri de la nature dans le cœur du coupable[62]. Un seul homme, le jour où les sénateurs vouèrent des statues à Minerve et au prince pour la découverte de la prétendue conspiration, un seul, Thrasea, osa se lever et sortir : Courage inutile et dangereux, dit Tacite ; inutile, non ; car cette protestation silencieuse montrait au moins qu’il y avait encore des âmes qui repoussaient l’universelle souillure, et lorsque partout s’obscurcissaient les notions morales, il fallait bien que quelqu’un, dût-il y périr, gardât pour le transmettre le dépôt sacré de la conscience humaine. Les stoïciens eurent dans Rome païenne cet honneur ; et Thrasea avec sa femme, fille de l’héroïque Arria, avec son gendre Helvidius Priscus, était alors le plus illustre représentant de cette école. Groupe isolé, ils ne pouvaient rien faire de plus que de donner au tyran la leçon de leur silence.

Mais cette leçon, il ne l’entendit même pas au milieu des acclamations publiques. Lorsqu’il revint de la Campanie à Rome, les tribuns sortirent à sa rencontre ; le sénat avait pris des habits de fête ; les femmes, les enfants, étaient rangés en troupes suivant le sexe et l’âge, comme dans les cérémonies religieuses ; et partout des amphithéâtres étaient dressés ainsi qu’on faisait pour les triomphes : la Rome impériale célébrait la fête dia parricide, et Néron triomphait de la bassesse des Romains. Quelles pensées s’élevaient dans son esprit quand il traversait, pour monter au Capitole, les flots pressés de cette foule aussi coupable que lui-même, puisqu’elle se faisait si facilement sa complice ? Devant quels caprices, devant quels crimes hésitera-t-il maintenant que ce ne sont plus seulement leurs droits politiques que ces hommes ont remis dans ses mains, mais leur conscience ?

Poppée n’avait plus qu’Octavie à craindre. Cette jeune femme, chaste et sans appui, intéressait le peuple, et un reste d’affection pour cette royauté tombée protégeait auprès de Néron la fille de Claude. Octavie d’ailleurs n’essayait paso même de lutter. Douce et résignée, elle cédait le palais et les honneurs à son indigne rivale, qui, pour être plus sure de son empire, éloignait Néron des affaires et le polissait au désordre.

Le premier caprice qui lui vint fut de conduire des chars. Sénèque objecta la dignité du rang ; Néron savait son Homère : il cita les anciens héros, et Apollon, le cocher divin, et la mythologie, et l’histoire de la Grèce. Pour les Grecs, les jeux publics étaient une noble distraction, comme nos tournois l’ont été au moyen âge ; et ces solennités politiques et religieuses, lien de la nationalité hellénique, avaient encore formé le grand système d’éducation physique auquel ce peuple avait dû ses qualités militaires ; aussi les citoyens les plus distingués se faisaient honneur d’y paraître et d’y vaincre[63]. A Rome, où l’on abandonnait ces jeux aux esclaves, ils étaient devenus ce que des esclaves pouvaient en faire, une école d’infamie, et ils marquaient d’une flétrissure tous ceux qui s’y mêlaient. Néron, le moins Romain des empereurs, ne voyait aucune honte à suivre ces pratiques étrangères. Il croyait copier la vie grecque et il n’en faisait que la parodie. Ses ministres se résignèrent : on forma dans la vallée du Vatican un enclos oit, sous les yeux de sa cour, il pût déployer son adresse. Mais les applaudissements des courtisans lui étaient suspects de complaisance ; il voulut ceux du peuple, et le peuple admis applaudit bien davantage, de sorte que Néron crut avoir égalé la gloire des plus fameux dompteurs.

Mis en goût par ce succès facile, il voulut satisfaire aussi sa vanité de chanteur et de poète. Un théâtre de cour fut dressé, sur lequel, pour préparer les voies à l’impérial histrion, des consulaires, des femmes de premier rang, représentèrent les rôles les plus impudiques ; après quoi Néron vint y chanter des vers en s’accompagnant de la Ivre : une cohorte de prétoriens, des centurions, des tribuns, étaient là, avec Burrus, affligé et honteux, mais louant tout haut (59 de J.-C.)[64].

Dans sa passion pour les modes de la Grèce, il imagina, l’innée suivante, d’instituer un concours entre les orateurs et les poètes, puis les jeux Néroniens célébrés tous les cinq ans aux frais de l’État, et où devaient se disputer des prix de musique[65], de courses à cheval et d’exercices gymniques. Au premier concours, les juges lui décernèrent naturellement la palme de l’éloquence et de la poésie ; afin de ne pas demeurer en reste avec eux, le sénat décréta des remerciements aux dieux pour cette victoire qui décorait Rome d’une gloire nouvelle, et les vers du poète césarien, gravés en lettres d’or, furent dédiés à Jupiter Capitolin. Mais des décrets serviles, les autres empereurs en avaient eu ! Néron obtint davantage : durant son règne si court, quatre cents sénateurs, six cents chevaliers, descendirent dans l’arène comme gladiateurs[66]. Ils n’eurent même pas l’honneur qu’y trouvaient les esclaves : celui d’une mort courageusement donnée ou reçue : Néron, pour une fois au moins, défendit les coups mortels. Cependant il en fit combattre d’autres contre les bêtes, qui étaient bien capables de ne pas imiter cette réserve. Suétone dit : Beaucoup d’emplois du cirque furent remplis par des chevaliers et des sénateurs[67].

Chaque jour, durant ces jeux, on distribuait au peuple des provisions et des présents de toute espèce : des oiseaux par milliers, des mets à profusion, des bons payables en blé, des vêtements, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves, des bêtes de somme, des bêtes sauvages apprivoisées, et enfin jusqu’à des vaisseaux, des îles, des terres. Pour la populace de Rome, l’empire était une table bien servie.

Néron avait alors vingt-deux ans. Malgré l’adultère de Poppée, le meurtre de Britannicus et celui d’Agrippine, malgré des débauches honteuses et des scandales publics, Sénèque et Burrus s’applaudissaient de leur tolérance. Ils croyaient avoir gagné, en échange des crimes qu’ils n’avaient pas empêchés et des plaisirs qu’ils laissaient au prince, la liberté pour eux-mêmes de faire le bien de l’État.

Rome, en effet, et l’Italie, et les provinces, vivaient paisiblement. La ville, quoi qu’en dise Tacite, n’était pas chaque nuit mise au pillage par Néron. Les promesses faites par l’empereur à son avènement étaient encore observées. Le sénat[68], les consuls, étaient occupés d’importantes affaires, et l’on recherchait les charges, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps. Un l’an 60, il y eut pour la préture, que le sénat donnait, des brigues violentes qui nécessitèrent l’intervention du prince. Néron termina le conflit en dédommageant, par le commandement d’une légion, chacun des trois candidats qui n’avaient pas été nommés[69]. Les lois étaient exécutées, les crimes punis, même sur des coupables puissants. Un tribun du peuple fut, pour un meurtre, frappé des peines portées par la loi Cornelia, de Sicariis ; un sénateur, plusieurs chevaliers, un questeur, furent déportés pour supposition de testament[70] (61 de J.-C.). Un familier du palais, accusé de vendre la faveur du prince, ayant insulté dans un écrit le sénat et les pontifes, l’empereur évoqua la cause[71] et le bannit de l’Italie. La loi de majesté vieillissait oubliée : depuis Claude, on ne s’en était plus servi. Néron avait bien relégué à Marseille Cornelius Sylla, accusé d’avoir voulu le surprendre et le tuer dans une de ses nuits de débauche. Le fait était faux, car si l’on conspirait souvent à la curie, les affranchis, pour se rendre nécessaires, inventaient plus souvent encore au palais des conspirations[72]. L’exil de Sylla était le prélude de la guerre que Néron fera bientôt à tous ceux qu’il regardera comme des prétendants. Dans cet État si mal constitué, l’empereur régnant expiait sa tyrannie par la terreau que lui causait l’empereur futur. Cependant il n’y avait pas encore eu de meurtres juridiques ; on avait même entendu le prince, durant une maladie, parler de ceux qui pourraient le remplacer et nommer un personnage, Memmius Regulus, qui eût été digne en effet de l’empire. Mais un autre Romain, de mœurs antiques, Rubellius Plautus, issu des Jules par sa mère, ayant, malgré sa réserve et l’obscurité où il se tenait, attiré sur lui les regards, Néron lui commanda d’aller vivre sur les terres qu’il possédait en Asie, et de faire ce sacrifice à la tranquillité de la ville[73] (60 de J.-C.) ; deux ans après, il l’y fit tuer. Ce ne fut qu’en 62 qu’on vit la première accusation de majesté. Un préteur, Antistius Sosianus, récita au milieu d’une compagnie nombreuse un poème satirique contre Néron. Déféré au sénat, il fut condamné, sur l’avis de Thrasea, à la déportation dans une île, avec confiscation des biens[74]. Thrasea n’avait invoqué que la loi sur les libelles : détour habile qui laissait dans le fourreau l’arme terrible dont on ne se servait, que trop une fois qu’elle était tirée. Même sentence à l’égard de Fabricius Veiento pour des libelles contre le sénat et les pontifes : il fut chassé d’Italie, et le prince fit brûler ses ouvrages, qu’on rechercha et qu’on lut avec avidité, dit Tacite, tant qu’il y eut péril à le faire, et qui tombèrent dans l’oubli dès qu’il fut permis de les posséder[75]. Cornutus n’avait prononcé qu’un mot. Néron voulait écrire l’histoire de Rome, en quatre cents livres et en vers : C’est beaucoup, dit-il, personne ne les lira. Ce mot le fit exiler.

L’Italie ne se repeuplait point, parce que l’importation étrangère des blés[76], les grands domaines qui s’accumulaient par les confiscations dans les mains du prince et de ses favoris, enfin l’émigration continue de la population libre, rendaient l’agriculture onéreuse et les campagnes désertes. Néron voulut envoyer des vétérans coloniser Antium et Tarente où il n’y avait plus d’habitants ; pas un ne s’y rendit[77] : ils aimaient mieux s’établir dans les provinces où ils avaient servi. La Campanie seule, dans la péninsule, était florissante grâce à son beau ciel et à son immense commerce. Pouzzoles était si riche, qu’elle avait des combats de gladiateurs auxquels toute la Campanie accourait, même des émeutes de nobles et de plébéiens, comme Rome autrefois. D’autres s’oubliaient jusqu’à s’armer en guerre contre leurs voisins. On apporta un jour à Rome un grand nombre de gens de Nucérie blessés et mutilés dans une sanglante mêlée avec ceux de Pompéi[78], et le sénat dut intervenir : Pompéi perdit pour dix ans le droit de donner des combats de gladiateurs ; toutes les associations non autorisées furent dissoutes et plusieurs citoyens condamnés à l’exil.

Un châtiment plus terrible lui arriva d’un voisin qu’elle ne redoutait pas. En 65, te Vésuve, tranquille depuis des milliers d’années, s’agita, sans toutefois ouvrir son cratère, et cette agitation souterraine fut assez forte pour détruire presque entièrement Pompéi et Herculanum. Les habitants de ces villes, jusqu’alors heureuses, étaient riches ; ils relevèrent bien vite leurs ruines. Un citoyen, Nonius Balbus, rebâtit à lui seul les murs et la basilique d’Herculanum, et nous avons encore les statues que, dans leur reconnaissance, ses compatriotes lui élevèrent ainsi qu’à son fils et aux membres de sa famille.

Syracuse, une des grandes étapes du commerce d’Alexandrie, sollicitait la permission de multiplier ses jeux et de dépasser, pour les luttes du cirque, le nombre de combattants fixé par la loi. Thrasea fit à cette proposition l’honneur de la combattre. Peut-être le rigide stoïcien voyait-il plus loin gaze ne le dit Tacite et avait-il, pour refuser cette dispense des lois, d’autres raisons que celles qu’on trouve dans l’historien. Il pouvait juger ce qu’avaient fait de Rome son amphithéâtre, ses distributions de blé, sa populace oisive, et il redoutait, pour les villes des provinces, si empressées à imiter la capitale, la même corruption et les mêmes misères. Mais Thrasea ne fut point écouté, et cette manie de prendre Rome pour modèle gagnera jusqu’aux plus lointaines cités : les Trévires seront au cirque le jour où les Barbares surprendront leur ville.

Le bonheur n’a pas d’histoire ; une vie paisible et douce dans le calme et le bien-être s’écoule obscurément et sans bruit. L’absence d’événements dans les provinces serait donc une raison de les croire heureuses, alors même qu’on ne saurait pas la métamorphose que dans l’espace de peu d’années les plus importantes ont subie. Que l’on compare l’Espagne de Strabon avec celle de Pline, la Gaule de l’un avec celle de l’autre. Cependant, entre ces deux écrivains, il n’y a pas l’intervalle d’un demi-siècle. Au temps où nous sommes arrivés on trouve deux faits significatifs : l’un de l’an 60, l’autre de l’année précédente. Un tremblement de terre avait renversé Laodicée, une des grandes villes d’Asie. Ses habitants la rebâtirent avec leurs seules ressources, sans daigner solliciter un secours qui ne leur eût pas été refusé[79] ; ils se trouvaient trop riches pour tendre la main à l’empereur. Mais qu’un incendie désole la capitale, et les provinciaux lui offriront ce que dans une pareille calamité ils ne demandent plus pour eux-mêmes ; Lyon seul donnera 4 millions de sesterces. Dans la Cyrénaïque, d’immenses domaines, propriété de l’ancien roi Apion, appartenaient à l’État, mais ils avaient été envahis ; Claude en avait fait faire une recherche exacte par le propréteur Acilius Strabon. Les Cyrénéens prétendirent qu’il y avait prescription ; ce n’était pas exact, car les lois romaines n’accordaient pas que les droits de l’État pussent jamais être périmés. L’affaire fut renvoyée par le sénat au prince ; il approuva les décisions du propréteur, parce qu’elles étaient légales, mais il céda aux alliés ce qu’ils avaient usurpé, parce que l’équité et la bonne politique le commandaient[80]. Voilà quelle était la situation des villes dans les provinces, et l’esprit du gouvernement impérial, même sous Néron.

La prépondérance passait aux vaincus : la première place au sénat, comme le premier rang dans les lettres romaines, appartenait à un étranger, l’Espagnol Sénèque, et il était seul, un jour de modestie nécessaire, à s’étonner de cette fortune[81]. A côté de lui vivait toute une colonie de ses compatriotes : ses deux frères, Gallion et Mela, dont le premier avait été gouverneur d’Achaïe et consul, tandis que le second s’enrichissait dans les emplois de finance ; son neveu, Lucain, le poète épique ; Martial, auteur d’épigrammes où se trouvent encore plus d’ordures que d’esprit avec la bassesse de la mendicité ; le géographe Pomponius Mela ; le rhéteur Quintilien, qu’on fait le législateur de l’éloquence, c’est-à-dire de ce qui échappe à toute loi, mais dont le livre est un véritable traité d’éducation ; enfin le Gaditain Columelle, assez hardi pour entreprendre tout à la fois de refaire le de Re rustica de Caton, celui de Varron, et d’achever les Géorgiques de Virgile[82]. Cette colonie d’Espagne, à laquelle rte manquait aucune ambition littéraire, éclipsait celle de Gaule, qui avait d’abord tenu à Rome le haut du pavé et fourni Cornelius Gallus, le rival de Tibulle, l’historien Trogue Pompée, Votienus Montanus, une des victimes de Tibère, Domitius Afer, son orateur favori. Cependant le Marseillais Pétrone gouvernait encore la mode et la cour. L’Afrique était représentée par le stoïcien Cornutus ; l’Asie par Apollonius de Tyane, qui toutefois ne s’arrêta guère à Rome ; la Grèce ou plutôt l’Épire, par Stace, le brillant improvisateur. L’Italie semblait épuisée, et à l’amertume des paroles de ses poètes on pouvait reconnaître la reine délaissée.

Cette littérature de décadence, où le procédé remplace l’inspiration, où les recettes d’école tiennent lieu de. génie, où une foule de grammairiens et de rhéteurs enseignent au plus juste prix l’art d’inventer, quand l’esprit d’invention est mort, peut intéresser les curieux ; l’histoire n’a rien à v chercher, sauf quelques détails de mœurs et la preuve de l’abaissement de l’art. J’excepte les écrits philosophiques de Sénèque, qui fournissent pour l’étude des idées d’utiles renseignements. Cette invasion provinciale n’a donc pas profité aux lettres .latines, par la raison que les provinciaux des régions de l’Ouest, du Sud et du Nord n’avaient point de littérature indigène qui pût déterminer un courant nouveau et fécond dans la littérature nationale, comme le firent chez nous, à différentes époques, ceux qui s’inspirèrent de Lope de Vega, de Shakespeare et de Gœthe. N’apportant rien de leurs provinces, ils se mettaient à l’école de leurs maîtres et puisaient dans une source tarie. Les meilleurs écrivains de ce temps jusqu’au milieu du second siècle, Tacite, Juvénal, les deux Pline, sont encore des Romains[83].

Les charges publiques étaient envahies comme la littérature : on voyait l’Espagnol Gallion commander à l’Achaïe, l’Aquitain Vindex à la Lugdunaise, le Grec Florus à la Judée, le Juif Alexandre à l’Égypte. Les provinciaux prenaient au sérieux leur droit de veiller sur la gestion des magistrats impériaux, et la fortune ou la honte de nobles familles dépendait de l’insulaire ou du Bithynien qui apportait à Rome, au nom de sa province, des actions de grâces ou des plaintes. Un gouverneur de la Cyrénaïque, accusé par les habitants, fut chassé du sénat. Le Crétois Timarchos se vantait de faire à son gré récompenser ou punir les proconsuls qui avaient gouverné son île. La prétention était impertinente ; mais elle montre comme ces peuples étaient prêts à l’action publique, si on leur en eût ouvert la carrière, et comme il eût été facile de les faire sortir de leurs municipes pour les amener à la conception d’un grand État, s’ils y avaient trouvé une place assurée et digne.

Le vieux parti romain, qui dans les provinciaux voyait toujours des vaincus et des sujets, s’irritait de leur intervention dans les affaires publiques. Thrasea, dans le sénat, Tacite, dans l’histoire, se sont faits les organes de ses ressentiments. Autrefois, fait dire l’historien à l’orateur, les nations tremblaient devant nous, dans l’attente du jugement d’un seul homme, préteur, proconsul ou simple envoyé du sénat. Maintenant c’est nous qui portons nos hommages et nos adulations à l’étranger. Le moindre d’entre eux nous fait décerner des remerciements et plus souvent des accusations. Aussi chaque administration commence avec fermeté, et finit avec faiblesse, parce que nos proconsuls, aujourd’hui, ressemblent bien moins à des juges sévères qu’à des candidats qui sollicitent des suffrages. Et n’osant retirer aux provinciaux le droit de réclamer justice, il voulait qu’on leur interdît de demander des récompenses. Un sénatus-consulte proposé par le prince et sans doute rédigé par Sénèque, ce provincial si peu aimé des provinciaux, défendit aux assemblées des provinces de s’occuper à l’avenir de pareilles questions. C’était la mutilation d’un ancien droit qu’il convenait, au contraire, d’étendre en le transformant. Heureusement ce décret tomba bien vite en désuétude, aboli qu’il fut à la mort de Néron.

Ainsi les provinciaux travaillaient, perçaient des routes, jetaient des ponts, défrichaient le sol, disputaient aux Romains d’origine les honneurs littéraires, même les fonctions publiques. Sans doute, beaucoup de grandes villes copiaient Rome, et la vie n’y était pas meilleure. Mais Tacite parle des vieilles mœurs italiennes qui se conservaient au fond de l’Apennin, et il nous montre l’embarras des députés provinciaux assistant, la rougeur au front, aux représentations théâtrales de Néron[84]. Dans les camps surtout, au milieu de ces légions retenues depuis Auguste en face des Barbares et du danger, la discipline, le courage, l’habitude des rudes labeurs, s’étaient conservés. Par là s’explique ce contraste de princes insensés et d’un empire paisible. Cette domination de Rome était si nécessaire, qu’elle se maintenait toute seule. Jusque alors le monde ancien avait vécu sous le régime de la force ; malgré beaucoup d’arbitraire encore et beaucoup de cruauté, il entrait dans le régime du droit, et il en gardera une longue reconnaissance.

Les premiers événements militaires du principat de Néron eurent l’Orient pour théâtre. Dès l’an 54, les Parthes sous Vologèse avaient envahi l’Arménie ; de promptes et énergiques mesures : les légions de Syrie complétées, la fidélité des chefs de la petite Arménie et de la Sophène assurée par la concession du titre de roi, des ponts jetés sur l’Euphrate, Corbulon envoyé en Orient et un rival suscité à Vologèse, décidèrent ce monarque à livrer des otages[85] ; son frère Tiridate resta toutefois en possession de l’Arménie (an 55). Corbulon, gêné par la rivalité du gouverneur de Syrie, Ummidius Quadratus, qu’on lui avait associé, et plus encore par la désorganisation de l’armée d’Orient, n’avait pu faire mieux. Demeuré seul à la tête des troupes, à la mort de son collègue, il passa trois années à rétablir la discipline, qu’avait compromise un trop long séjour des soldats dans les villes efféminées de la Syrie. Il renvoya les vétérans, obtint une légion de Germanie, des auxiliaires galates et cappadociens, et les garda tous, même l’hiver, sous la tente, prêchant d’exemple autant que de parole, travaillant lui-même, tête nue, aux retranchements. Quand il fut sûr de ses légions et qu’il vit Vologèse occupé par un soulèvement de ses provinces orientales, il envahit l’Arménie, déjoua les attaques comme les ruses de Tiridate, et lui prit sa capitale, Artaxata, qu’il livra aux flammes. Avec des fatigues extrêmes, il passa de la vallée de l’Araxe dans celle du Tigre, où il s’empara de Tigranocerte. Il avait ainsi traversé deux fois presque toute l’Arménie, et ce royaume semblait dompté on envoya de Rome pour le gouverner le petit-fils d’un ancien roi de Cappadoce, Tigrane, à qui Corbulon laissa quelques troupes. Il eut soin, pour rendre, dit Tacite, son administration plus facile, de donner aux rois alliés de l’Ibérie, du Pont, de la petite Arménie et de la Commagène, les districts arméniens voisins de leurs États (an 60)[86].

Mais Tigrane, à peine échappé aux voluptés de Rome, voulut trancher du conquérant. Il osa provoquer les Parthes par une invasion dans l’Adiabène. A la nouvelle de cet outrage, Vologèse, poussé par les grands de son empire, abandonna la guerre d’Hyrcanie  et prépara un armement formidable. Corbulon même s’alarma de cet élan national et demanda qu’un second général défendit l’Arménie pendant qu’il soutiendrait sur l’Euphrate le principal effort des Barbares. Cette division des forces amena des revers. Corbulon empêcha bien les Parthes d’envahir la Syrie, mais Cæsennius Pætus, qui commandait en Arménie, se laissa vaincre et enfermer dans son camp, avec les débris de deux légions Bientôt à bout de courage comme de patience, il traita avec Vologèse, promit d’évacuer l’Arménie et ramena dans la Cappadoce ses enseignes humiliées (62). Cette défaite releva la gloire de Corbulon, et, après un conseil tenu avec les principaux du sénat, Néron l’investit de pouvoirs presque aussi étendus qu’avaient été ceux de Pompée contre Mithridate. Auguste et Tibère ne confiaient ces grands commandements qu’à des princes de leur maison ; mais le palais était vide autour de Néron, il ne restait plus personne de la famille des Jules ; force était donc de recourir à un soldat parvenu, qui bientôt deviendra suspect. Corbulon n’eut pas besoin de combattre Vologèse lui demanda la paix sur les lieux mêmes, théâtre de son récent triomphe ; et le Romain oubliant Tigrane, son ancien protégé, promit de reconnaître Tiridate, si le frère du roi des Parthes déposait devant les légions son diadème, puis allait à Rome reprendre des mains de Néron la couronne d’Arménie (65)[87]. L’empire conservait donc ses avantages : l’Arménie restait un État feudataire, comme Auguste et Tibère l’avaient voulu, et comme le demandait la sécurité des provinces asiatiques. La guerre Parthique avait mauvais renom : depuis Crassus et Antoine, elle avait toujours donné quelques inquiétudes. Aussi les succès de Corbulon causèrent une joie générale, et les médailles frappées cette année posent l’image d’un autel de la Paix[88].

On avait pu sans danger tirer, pour cette guerre, des troupes de la Pannonie et des bords du Rhin ; car tout le long de cette frontière régnait une paix profonde, qui durant tout ce principat ne fut pas une seule fois troublée. Plautius Ælianus, le premier conquérant de la Bretagne sous Claude, commandait dans la Mœsie. Cet habile général, privé d’une partie de ses forces, que Corbulon avait appelées à lui, n’en fit pas moins respecter sur le Danube le nom romain. Il traita avec les Bastarnes et les Roxolans, obligea plusieurs rois jusqu’alors inconnus aux Romains de venir dans son camp adorer les enseignes des légions et les images de l’empereur. Il força même, bien loin de la Mœsie, les Scythes à lever le siège d’une ville située au delà du Borysthène, et apprit aux officiers romains à tirer une grande quantité de blé de ces pays où la nature a déposé si libéralement les éléments d’une inépuisable fécondité. La rive droite du Danube était dépeuplée ; il y transporta cent mille Barbares, mais eut soin de les disperser en des villages où, mêlés aux colons romains, ils s’habituèrent aux arts de la paix. La prospérité de ces régions, naguère désertes, fut rapide ; dans un siècle et demi toute la force de l’empire paraîtra s’y être réfugiée[89].

Dans la vallée moyenne du Danube, les Suèves de la Moravie restaient paisibles, et les Marcomans ne s’étaient pas encore relevés de leurs désastres. Plus haut, l’œuvre de la colonisation avançait dans les terres décumates qui couvraient les sources du grand fleuve et l’Helvétie. Aussi les légions de la Germanie Supérieure ne voyaient point d’ennemis devant elles ; celles dit Rhin inférieur avaient à peine de loin en loin une alerte. Un jour des Frisons voulurent s’établir sur des terres vagues et désertes ; quelques cavaliers auxiliaires suffirent à les chasser. Leurs députés étaient cependant venus à Rome solliciter cette concession. Conduits au théâtre, ils virent sur les bancs du sénat des personnages en costumes étrangers. Ce sont des députés, leur dit-on, de nations braves et fidèles, à qui le prince accorde cet honneur. — Il n’y en a pas, s’écrièrent-ils, de plus braves ni de plus fidèles que les Germains ; et ils allèrent, aux applaudissements du peuple, prendre place à côté d’eux.

Malgré ces protestations de dévouement, leur demande fut repoussée. Peu après, une tribu plus puissante, les Amsibares, chassés par les Chauques, sollicitèrent un établissement au bord du Rhin. Leur chef était un vieux guerrier qui avait servi sous Tibère et sous Germanicus. Il venait, disait-il, couronner un attachement de cinquante années, en mettant sa nation sous la puissance de Rome. Comme aux Frisons, il leur fut durement répondu de s’éloigner, et, sur la nouvelle qu’ils nouaient une alliance avec les tribus voisines, les légions prirent les armes. Au seul bruit de leur marche tout s’apaisa. Les Amsibares, restés seuls, reculèrent, et mendièrent partout un asile, qui leur fut partout refusé, comme si la colère de Rome les suivait au fond de la Germanie. Ils errèrent misérablement chez les Usipiens et les Tubantes, puis chez les Cattes et les Chérusques, marquant leur route avec les ossements de leurs guerriers, de sorte qu’il parut bientôt ne plus rien rester de cette grande tribu : Tacite la croyait anéantie[90]. Elle reparaîtra plus tard ; et, sous le nom redouté de Francs, les Amsibares entreront en vainqueurs dans le monde romain, où ils se présentaient alors en suppliants.

Repousser les Germains de la rive gauche du Rhin était d’une bonne politique, mais, à la condition de ne pas faire le désert entre la Gaule et les Barbares. En s’interdisant les conquêtes pacifiques, on empêchait le rayonnement de la civilisation romaine qui eût éveillé sur la rive droite du fleuve l’industrie, le commerce et la vie sociale, barrière plus sûre que les solitudes où accourront les plus braves des Barbares, dès qu’ils sentiront trembler, dans la main de l’empire, l’épée de César, de Drusus, de Germanicus et de Tibère. Rais Auguste l’avait dit : plus de guerre avec les Germains. On aimait mieux encourager leurs querelles, et, du haut des retranchements du Rhin et du Danube, contempler leurs luttes, comme à l’amphithéâtre les combats de gladiateurs. Cet été (58), dit Tacite, les Hermundures et les Cattes se livrèrent une grande bataille ; ceux-ci furent défaits. Les deux partis avaient dévoué à Mars et à Mercure l’armée qui serait vaincue. Selon ce vœu, hommes, chevaux, tout ce qui appartenait aux Cattes fut exterminé. Ainsi les Barbares tournaient contre eux-mêmes leur rage. Et ailleurs : Les Bructères ont été chassés et anéantis par une ligue des nations voisines qu’a soulevée contre eux la haine de leur orgueil, l’appât du butin, ou peut-être une faveur particulière des dieux pour nous. Le ciel ne nous a pas même envié le spectacle du combat. Soixante mille Barbares sont tombés, non sous le fer des Romains, mais ce qui est plus admirable, devant leurs yeux et pour leur plaisir. Puissent, ah ! puissent les nations, à défaut d’amour pour Rome, persévérer dans cette haine d’elles-mêmes, puisque la fortune n’a désormais rien de plus à nous offrir que les disgrâces de nos ennemis[91].

Avec cette politique de paix, il ne restait aux généraux d’autre moyen attirer sur eux l’attention de l’empereur que d’occuper leurs soldats à des travaux utiles. Corbulon leur en avait donné l’exemple sous Claude ; deux légats de Néron entreprirent, l’un d’achever la digue commencée soixante-trois ans auparavant par Drusus, pour contenir le Rhin, l’autre de couper le plateau de Langres pour joindre la Moselle à la Saône. Cette dernière opération échoua par la jalousie du gouverneur de la Belgique ; et pendant dix-huit cents ans personne n’osa réaliser la grande conception du général romain[92].

Dans la Bretagne, la limite des possessions romaines était mal déterminée ; ni le gord ni l’Ouest n’étaient soumis. Sous Didius Gallus et sous Veranius son successeur, il y avait eu de continuels tiraillements. Pour en finir avec ces troubles, Suetonius Paulinus, le rival de gloire de Corbulon, se décida à traverser les montagnes de l’Ouest, et à mettre la main sur le sanctuaire de la religion druidique, l’île de Mona (Anglesey), où siégeait le haut collège des prêtres et d’où partaient les exhortations, les conseils, les plans de révolte[93]. L’île est séparée de la Bretagne par un étroit canal ; les soldats hésitèrent un moment, en voyant sur la rive opposée une troupe nombreuse, au milieu de laquelle couraient des femmes telles qu’on peint les Furies, dans un appareil funèbre, les cheveux épars, et agitant des torches enflammées. Tout autour étaient les druides, qui, les mains levées vers le ciel, prononçaient d’horribles imprécations. L’action fut cependant promptement décidée : la hache des légionnaires abattit leurs vieilles forêts et brisa ces autels grossiers, où ils cherchaient la volonté d’Hesus et de Taranis dans les entrailles de victimes humaines. Ce fat le dernier combat des druides.

Au même moment éclatait une révolte sur les derrières de farinée. Le roi des Mènes avait légué à Néron la moitié de ses biens. On n’en mis, pas moins de lourds impôts sur son peuple, qu’on poussa en même temps à de folles dépenses pour lesquelles les banquiers de Rome fournissaient des fonds à de ruineux intérêts : au témoignage de Dion, Sénèque fut un de ces impitoyables usuriers. Le roi des Icônes, par cette largesse, avait cru assurer une sauvegarde à sa famille ; sa femme Boadicée et ses deux filles n’en furent pas moins victimes des plus brutales violences. En l’absence de Suetonius, les centurions et les vétérans de Camulodunum (Colchester) commettaient mille excès, chassaient les Bretons de leurs maisons, de leurs champs, et les traitaient en captifs plutôt qu’en sujets. Ces désordres ne s’étendaient pas au delà du territoire de la nouvelle colonie ; mais le procurateur Decianus pressurait la province entière ; et il s’était abattu sur elle une nuée d’Italiens et de provinciaux qui exploitaient la récente conquête, surtout ses mines de plomb et d’étain dont les produits passaient en Gaule. Plus de cent mille étrangers étaient déjà établis dans la Bretagne, tant la civilisation romaine s’étendait vite sur les pays que les armes lui ouvraient ! Londinium, sur la Tamise, était déjà l’entrepôt d’un grand commerce ; Verulamium[94] lui cédait à peine en opulence ; d’autres cités encore s’élevaient, avec les institutions et les mœurs de l’Italie : Camulodunum avait le temple et le sacerdoce du divin Claude. Et il n’y avait pas dix-huit ans que les légions étaient descendues dans l’île ! Cette invasion en pleine paix, ces coutumes étrangères, cette prise de possession de la Bretagne par une société nouvelle, plus encore que les exactions des procurateurs et que la rapacité des usuriers[95], soulevèrent les tribus orientales. Boadicée s’était mise à leur tête ; Camulodunum fut pris et incendié ; une légion en partie exterminée ; Londres, Vérulam, détruits, et leurs habitants, hommes, femmes, enfants, égorgés ou mis en croix. Quatre-vingt mille alliés ou citoyens périrent[96].

Suetonius, accouru de l’île de Mona, n’avait pu réunir que dix mille hommes. Il offrit cependant la bataille à l’immense armée des Barbares, dont Boadicée parcourait les rangs, avec ses deux filles sur son char, leur demandant de venger son honneur et leur liberté ravie. Aujourd’hui, s’écriait-elle, il faut vaincre ou mourir, et je vous en donnerai l’exemple. La bataille fut ce qu’elle devait être avec un général et des soldats tels que ceux qui défendaient, ce jour-là, la cause de Rome. Il resta, dit-on, sur le, champ de bataille jusqu’à quatre-vingt mille Barbares, hommes ou femmes, car ils avaient amené leurs femmes pour qu’elles vissent leur triomphe. Boadicée tint parole, elle s’empoisonna. La province retomba de ce seul coup sous le joug (61)[97]. Mais Suetonius y perdit son commandement. Dénoncé à Rome par le procurateur impérial, cause de sa sévérité, il vit arriver un affranchi de Néron qui soumit sa conduite à une enquête. Le glorieux général, vaincu par un ancien esclave, fut rappelé (61).

Les légions romaines maintenaient donc, en Occident comme en Orient, leur vieille renommée, et, grâce à leur courage, on pouvait croire encore l’empire sous la direction énergique et sage de ses premiers chefs. Mais cette habileté, cette modération du gouvernement impérial, tenaient à deux hommes, Burrus et Sénèque. Le premier mourut en 62, non sans quelque soupçon d’empoisonnement ; Néron lui donna pour successeur, comme préfet du prétoire, l’impur Sophonius Tigellinus. Inquiet de son isolement, Sénèque voulut quitter la cour et rendre ses immenses richesses au prince, qui s’irrita de cette accusation contre son amitié et le retint ; mais le philosophe, tout en gardant ses biens, renvoya ses courtisans, ferma sa maison, et, sous prétexte d’études, vécut loin des affaires[98]. C’était trop tôt ou trop tard, surtout trop tard. Burrus mort et Sénèque éloigné, la tyrannie déborda. Si elle s’était déjà inondée par des coups terribles, du moins elle n’avait frappé qu’à de longs intervalles ; maintenant que Tigellinus et Poppée restent maîtres de la cour, nous allons revoir les extravagances et les cruautés de Caligula. Ce n’est pas que Néron ait changé. Il était contenu par les uns ; il fût excité par les autres, et les premiers excès en amenèrent de plus grands. Tigellinus avait été nommé préfet du prétoire avec Fœnius Rufus ; ce partage ne lui donnait que la moitié de la place de Burrus : pour l’avoir entière, il flatta les caprices ou les haines du prince. Il prétendit que Sylla, relégué à Marseille, et Plautuis, en Asie, voulaient soulever les armées du Rhin et de l’Euphrate. Néron envoya chercher leur tête : l’un fut tué à table, l’autre au milieu de ses exercices habituels de gymnastique[99].

Pour sceller son alliance avec la concubine, Tigellinus poussa Néron à répudier Octavie : on supposa un adultère avec un esclave égyptien. Ses affranchies furent mises à la torture ; plusieurs cédèrent à la violence des tourments, mais le plus grand nombre résista, une entre autres qui repoussa les questions de Tigellinus par une sanglante et véridique injure[100]. Cependant le divorce est prononcé, et Octavie, renvoyée du palais, puis de Rome, est reléguée, sous une garde de soldats, en Campanie. Le peuple, qui avait pour les destins de l’empire, pour la vie ou la mort des grands, une parfaite indifférence, surtout les femmes, qu’une injustice conjugale révolte bien plus qu’un crime d’État, aimaient cette fille de Claude à qui l’on avait tué son père, sa mère, son frère, et qu’une prostituée chassait du trône à vingt ans. Quand la nouvelle s’en répandit dans les rues, des murmures éclatèrent, non pas en secret comme chez les consulaires, mais tout haut : la populace pouvant risquer davantage, parce qu’elle avait moins à craindre. Néron n’était point brave : il s’inquiéta et rappela Octavie. Aussitôt le peuple courut joyeux au Capitole pour remercier les dieux ; il renversa les statues de Poppée, couvrit de fleurs celles d’Octavie, et, faisant, pour la première fois depuis bien longtemps, une émeute au nom de la morale outragée, il pénétra jusque dans le palais avec des cris de haine et de mépris pour la nouvelle impératrice. Mais des soldats parurent armés de fouets, et cette foule d’esclaves se débanda lâchement. La vengeance de Poppée fut terrible.

L’information faite parmi les esclaves d’Octavie n’avait convaincu personne ; il fallut combiner une machination infâme. Anicetus, ce préfet de la flotte qui avait assassiné Agrippine, était un personnage prêt à tout faire : on le mande ; il débarrassera, lui dit-on, l’empereur de sa femme, comme il l’a délivré de sa mère. Cette fois, il ne sera besoin ni d’un coup de main ni d’un coup de poignard : il s’avouera le complice des adultères d’Octavie et se laissera condamner à un doux exil. S’il accepte, il recevra secrètement de grandes richesses ; s’il refuse, la mort. Anicetus n’hésite pas ; il se vante tout haut d’avoir violé la couche impériale et va jouir en Sardaigne d’une opulente infamie. Alors Néron, qui reprochait naguère à Octavie sa stérilité, l’accuse dans un édit public d’avortements provoqués pour cacher ses désordres, d’intrigues avec Anicetus pour soulever la flotte de Misène ; et il la relègue dans l’île de Pandataria, où bientôt lui arrive un arrêt de mort. La malheureuse jeune femme n’avait pas la trempe stoïque que ces temps exigeaient : elle ne voulait pas mourir. Ses plaintes, ses larmes, n’adoucissent point les centurions ; on lui lie les membres ; on lui ouvre les veines, et, comme son sang glacé par la terreur coulait trop lentement, on la jette dans un bain brûlant qui l’étouffe. Sa tête fut apportée à Rome et remise à Poppée : c’était l’usage ; au palais, on tenait à vérifier les ordres de mort, même à jouer avec ces débris livides. Les sultans aussi ont garni les portes du sérail de trophées sinistres ; du moins ils n’insultaient pas à la mort.

Il y eut encore des gens presque aussi coupables que les trois complices de cette tragédie infâme : les sénateurs, pour remercier les dieux d’avoir sauvé l’empereur des trames d’Octavie, décrétèrent que des offrandes publiques seraient faites dans tous les temples. En ce temps-là, le sénat de Rome valait moins que sa populace.

D’autres meurtres suivirent parmi les affranchis : Poppée voulait renouveler le palais impérial. Doryphore fut empoisonné pour avoir combattu son mariage ; Pallas parce qu’il faisait trop longtemps attendre d’immenses richesses[101] ; Sénèque même fut inquiété par une accusation. Une fille que Poppée donna à l’empereur augmenta son crédit. Pour célébrer cet événement, le sénat voua des temples, des combats religieux. Mais à peine le bruit des fêtes avait-il cessé que l’enfant mourut. Néron montra une douleur aussi grande que l’avait été sa joie. Les pères conscrits le consolèrent en faisant de sa fille une déesse.

Dans cet esprit mobile et violent, aucune impression ne durait longtemps. Des plaisirs indignes, des débauches honteuses, succédèrent aux larmes et sa passion pour le théâtre le reprenant, il courut à Naples faire entendre au peuple cette voix divine qui n’avait encore charmé que les courtisans. L’expérience ne parut pas réussir à son gré ; car il parla de passer en Achaïe, les Grecs seuls sachant écouter. Cependant il prenait grand soin de discipliner son auditoire. De jeunes chevaliers avec une troupe de cinq mille plébéiens divisés en cohortes et exercés à battre des mains à propos, à varier, à graduer les applaudissements, le suivaient partout. On les appelait les Augustiani, et leurs chefs avaient un traitement de 40.000 sesterces[102]. La populace de Rome, qui craignait pour sa subsistance, si le prince s’éloignait, le retint : le chef de l’empire était surtout pour elle l’intendant des vivres. Néron, arrêté d’ailleurs par un mauvais présage, demeura et prouva à sa manière sa reconnaissance pour une popularité dont il jugeait mal les motifs. Il monta à Rome même sur le théâtre et chanta devant le peuple entier. Le sénat, pour prévenir cette horde, lui avait décerné d’avance le prix du chant ; il n’en voulut pas. Je n’ai besoin, dit-il, ni de la brigue ni de l’autorité du sénat ; je veux l’égalité avec mes rivaux et des couronnes qui ne soient dues qu’à l’équité des juges. En effet, il s’assujettit à toutes les lois prescrites aux musiciens : à ne point s’asseoir, à ne point cracher, à ne se moucher jamais à n’essuyer la sueur de son front qu’avec la robe qu’il portait, et, après le chant, à mettre un genou en terre, à tendre respectueusement la main vers l’assemblée, à solliciter avec l’air de la crainte la sentence des juges. Qu’on ne se fie pas trop à cette humble attitude, car la loi de majesté, et les délateurs, et les soldats épars sur les gradins, veillent à l’inviolabilité du vaniteux artiste. Il y a maintenant un nouveau crime, celui d’applaudir mal ou de paraître indifférent : Vespasien courut risque de la vie pour s’être un moment assoupi dans une de ces représentations qui duraient des jours entiers.

D’autres fois, il faisait des places publiques de Rome des salles d’orgie et de débauche. Je n’ose répéter, même après le grave Tacite[103], le récit de cette fête donnée par Tigellinus sur l’étang d’Agrippa dont les bords étaient garnis de maisons où les plus illustres matrones rivalisaient de honte avec d’impures courtisanes qui couraient nues sur la rien opposée : danses obscènes, chants lascifs, orgies monstrueuses, et, dernière abomination, l’empereur prenant pour époux un débauché infâme, en présence des aruspices, avec le voile nuptial et les torches d’hyménée[104]. Si vous croyez que cette fois Tacite exagère, interrogez Pétrone ; mais on lit Pétrone, on ne le cite pas. Il faut donc renoncer à peindre cette folle société des héritiers de Caton et de Brutus, enivrée de paix, de richesse, de bonheur ; oublieuse du passé qu’elle ne pouvait comprendre ; insouciante de l’avenir qu’elle ne voulait pas sonder, parce qu’elle croyait à une puissance fatale qui entraînait toute chose irrésistiblement ; d’autant plus pressée de jouir, pour user en d’irritantes débauches le moment présent, le seul dont elle ne doutât pas. Pétris de boue et de sang, comme on l’avait dit de Tibère, ces hommes jouaient avec la vie, la honte et la mort, versaient le poison couronnés de fleurs, ou frappaient de l’épée entre deux plaisirs ; donnant, recevant le coup fatal sans remords, presque sans regrets, comme, à la fin d’une orgie, les convives fatigués brisent les coupes, s’affaissent et tombent.

 

III. — L’INCENDIE DE ROME ; LES CHRÉTIENS.

Heureusement pour le monde, au-dessous de ces palais où habitait la luxure éhontée, sous cette Rome que l’Apôtre appelle la grande prostituée qui a corrompu les rois de la terre et enivré les nations du vin de son impureté, se formait dans l’ombre un peuple nouveau dont les croyances et les mœurs étaient en contradiction absolue avec les pratiques romaines, puisqu’il remplaçait les joies du corps par les macérations, les préoccupations de la terre par l’amour du ciel, le culte de la vie par celui de la mort. Jamais doctrines et mœurs plus contraires ne s’étaient trouvées en présence ; une lutte mortelle était inévitable, et l’une des deux sociétés devait tuer l’autre. Comme il était juste, ce fut le représentant le plus dépravé de la sensualité païenne qui livra le premier combat.

Au milieu de l’année 64, un incendie qui dura neuf jours dévora dix des quatorze quartiers de Rome. C’était le plus terrible désastre que la ville eût souffert depuis l’invasion gauloise[105] ; encore les Barbares avaient-ils brûlé seulement un amas de cabanes ou de maisons sordides et quelques pauvres temples. Que de chefs-d’œuvre de la Grèce, que de monuments de l’histoire de Rome, périrent alors ? Les rhéteurs et les poètes, dont l’art est de remplacer par de vivants acteurs les causes incertaines ou cachées, ont sans hésiter accusé Néron. Séduits par l’infernale grandeur de la fantaisie qu’aurait eue l’impérial histrion de brûler sa capitale pour la rebâtir à son gré, de détruire tous les souvenirs de l’ancienne Rome pour remplir du sien la Rome nouvelle, ils nous le montrent, pendant que le feu accomplit son œuvre, debout sur la tour de Mécène ou au sommet du Palatin afin de mieux voir l’immense destruction, et là, en costume de théâtre, la lyre en main, chantant des vers sur la ruine de Troie, tandis que les soldats du prétoire et les esclaves du palais attisaient l’incendie, ; tandis que les machines et les catapultes étaient dressés pour renverser les murailles qui arrêtaient le passage du fléau. Nous voudrions pouvoir laisser aux poètes cette fête babylonienne et ce crime à Néron. Mais Tacite, qui peut-être se trouvait en ce temps-là dans la ville, rapporte les bruits accusateurs, sans les affirmer, et tout son récit donne à croire que le feu qui, durant une nuit brillante de juillet, et par un vent violent, avait pris dans des magasins d’huile, au milieu d’un quartier marchand[106], résultait d’un de ces accidents si ordinaires à Rome, où les incendies étaient, avec la mal’aria, le fléau habituel. Néron habitait alors sa villa d’Antium, à quinze ou seize lieues de Rome ; quand il arriva, le feu avait déjà consumé son palais. Il courut toute la nuit, sans gardes[107], pour diriger les secours, et les jours suivants il fit ouvrir à la foule sans asile les monuments d’Agrippa et ses propres jardins. On construisit à la hâte des hangars pour recevoir les plus indigents ; on fit venir des meubles d’Ostie et des villes voisines ; enfin le prix du blé fut réduit à 3 sesterces le modius.

Cependant, comme les pauvres avaient beaucoup souffert et qu’il faut toujours à la foule un coupable, on s’en prit naturellement à l’empereur de l’incendie, comme on s’en prenait à lui de la famine. Il y avait d’ailleurs des gens intéressés à propager les bruits accusateurs pour ruiner la popularité de Néron dans le bas peuple : la conspiration de Pison était alors en pleine activité, et ces consulaires qu’on disait avoir vus[108] au milieu du désordre, excitant les esprits, faisaient sans doute partie du complot. Par une habile manœuvre, le gouvernement détourna sur d’autres les soupçons et donna un aliment à la colère publique en accusant les chrétiens d’avoir mis le feu aux quatre coins de la ville.

Les chrétiens étaient alors, pour la foule, confondus avec les Juifs. Sectateurs de l’ancienne ou de la nouvelle loi, tous priaient dans les synagogues aux mêmes jours de fête et semblaient adorer le même Dieu, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui leur avait donné le même signe d’élection, le baptême sanglant., dont beaucoup de chrétiens portaient encore la marque[109]. À Rome, où ils étaient peu nombreux[110], ils habitaient le même quartier que les Juifs, une espace de Ghetto, centre des petites industries et des bouges où le feu avait probablement commencé. Cependant ils se séparaient des enfants d’Israël par leur foi au Christ et à la résurrection[111], par l’esprit plus large de leur doctrine dont saint Paul, dans ses enseignements à Rome et dans ses Épîtres, surtout dans l’épître circulaire qui a pour titre πρός ‘Ρωμαίους aux chrétiens d’Orient, venait de se faire le théologien. Mais, comme ils n’avaient, pour préciser et maintenir le dogme, ni les livres canoniques[112], ni l’organisation épiscopale, ni les conciles ; leur croyance, encore à l’état de légende transmise oralement, avait quelque chose d’indécis et de flottant qui, à raison même de ce caractère, lui permettait de se répandre plus aisément qu’un formulaire étroit et rigide. Les nouvelles idées, sous la forme chrétienne ou juive, gagnaient de temps à autre quelques prosélytes, parce qu’elles répondaient aux secrètes aspirations des âmes élevées et délicates, que ne satisfaisait pas la stérilité religieuse du culte officiel, ni la sécheresse de l’orgueilleuse philosophie de Zénon. Elles se glissaient même dans le palais du prince. Josèphe raconte qu’il fut introduit près de Poppée par un comédien juif fort aimé de Néron. De grande race parmi les siens, très lettré, encore plus souple et insinuant, Josèphe gagna les bonnes grâces de Poppée, qui, ainsi que beaucoup de femmes de ce temps-là et de tous les temps, mêlait la religion au plaisir. Elle avait, dit-il, l’esprit très religieux[113]. Entendez que cette femme sans cour était cependant troublée au fond de l’âme par le grand problème qui s’agitait alors. Les anciens dieux se mouraient ; elle cherchait un dieu nouveau, et beaucoup faisaient comme elle, cette Acté, par exemple, la première affection de Néron, dont plusieurs affranchies semblent, d’après leurs inscriptions tumulaires, avoir été chrétiennes. Une sévère matrone, Pomponia Græcina, qui ne quittait point ses vêtements de deuil, qu’on ne vit jamais sourire et qui fut accusée de superstitions étrangères, était probablement aussi chrétienne ou juive[114]. Il y avait donc, au sein de la société romaine, jusque dans les rangs les plus élevés, des infiltrations de croyances hostiles à l’ancien culte. Elles n’étaient point bruyantes et se cachaient dans l’ombre ; mais on les sentait cheminer sourdement, et quelques-uns redoutaient la colère des dieux, que devaient irriter ces prédications impies. Juifs et chrétiens, en effet, dans leurs cantiques, maudissaient l’idolâtrie païenne, et on en comprenait assez pour savoir que Rome, ses dieux, son empire, étaient l’objet de leur exécration religieuse. Que devaient penser ceux qui pouvaient lire en grec ces paroles d’Isaïe : Le sculpteur a coupé un arbre de la forêt, un pin que Dieu a planté et que la pluie du ciel a nourri. Il en prend la moitié pour faire cuire son pain, sa viande ; et après qu’il s’est réchauffé ; après qu’il s’est rassasié, il dit : Bien, j’ai chaud maintenant ; ce bois a fait bon feu. Alors, du reste il sculpte un dieu ; il s’incline ; il le prie en s’écriant : Délivre-moi, tu es mon dieu ! Oh ! Leur cœur n’est que cendre et poussière ?

Malgré l’idiome étranger, leurs prophéties menaçantes transpiraient au dehors : J’ai vu l’impie ; il était plus haut que les cèdres du Liban ; mais j’ai passé ; déjà il n’était plus. — Jéhovah a brisé la verge des tyrans ; il a frappé les peuples du fouet de sa colère. — Tu es tombée du haut des cieux, Étoile du matin ; te voilà jetée à terre, toi qui commandais à toutes les nations ! Tu avais dit dans ton cœur : Je monterai jusqu’au ciel ; j’établirai mon trône par delà les étoiles et je siégerai sur la cime des monts ; et maintenant ceux qui te voient te regardent avec étonnement et se disent : Est-ce donc là celui qui faisait trembler la terre, celui qui précipitait les rois ?Je me lèverai, dit le Seigneur ; j’effacerai leur nom ; et de leur pays, je ferai un désert ; il deviendra la demeure des hiboux. L’Écriture est pleine de ces menaces contre les tyrans de Babylone qu’on pouvait prendre aisément pour ceux de Rome, et le Dieu unique y parle à chaque page de sa toute-puissance qui ruinait celle des divinités de l’Olympe.

Par des raisons politiques et par dédain pour ce petit peuple, Rome avait toléré un culte qui était l’absolue contradiction du sien. Mais avec ses assemblées secrètes qui permettaient de croire à des pratiques criminelles, avec cette adoration d’un homme, mort sur la croix du supplice des esclaves, qui paraissait une provocation révolutionnaire, la secte nouvellement sortie de Judée inspirait une haine violente. Tacite, Suétone, au siècle des Antonins, alors que l’on connaissait mieux les chrétiens, ne parlent encore d’eux qu’avec mépris[115]. Ces malheureux, dit Tacite, abhorrés pour leurs infamies, doivent leur nom à Christus, qui a été supplicié sous Tibère. Sa mort réprima pour un moment cette exécrable superstition. Elle se répandit en Judée, son lieu d’origine, et jusque dans Rome, où viennent se réunir et se développer les vices et les crimes de l’univers[116]. Après l’incendie, quelques voix crièrent : Voilà les coupables ! Il n’en fallait pas davantage à la foule effarée par un grand fléau[117] pour se ruer sur ces hommes ennemis de ses dieux et qu’elle ne voyait jamais à ses fêtes ni à ses plaisirs. Mais quelles étaient ces voix hostiles ? Celles de la populace au milieu de laquelle vivaient les judaïsants et qui, depuis longtemps, leur rendait le mépris qu’ils avaient pour les autres peuples[118] ; peut-être aussi celles qui, du fond du palais, avaient provoqué ce mouvement d’opinion. On sait de quelle haine les sectateurs de l’ancienne loi poursuivaient ceux de la nouvelle[119]. Les prédications de saint Paul avaient avivé ce sentiment au sein de la communauté juive de Rome, et les esclaves ou affranchis du palais qu’il avait convertis faisaient horreur à ces Juifs qu’on a vus protégés de Poppée et admis dans la familiarité de l’empereur[120]. Il n’est pas impossible qu’ils aient cru servir Néron et eux-mêmes en montrant les auteurs du crime dans ces chrétiens qui se plaisaient, disait-on, aux idées de vengeances célestes, de conflagration universelle et de destruction du monde. Et on avait raison de le croire, car si l’Apocalypse, qui témoigne d’une si violente passion contre la société romaine, n’était pas encore écrite, l’esprit apocalyptique, avec sa fièvre de destruction et de renouvellement du monde, était déjà dans l’Église[121].

Ce plan, s’il a été conçu, était bien combiné et de nature à tromper tout le monde. On saisit d’abord ceux à qui la torture arracha les aveux qu’elle obtient toujours, puis, sur leur indication, une foule d’hommes qui furent moins convaincus d’avoir brûlé Rome que d’être haïs de tout le genre humain. Ainsi, pour satisfaire le peuple, on voulut trouver des incendiaires, c’est-à-dire des coupables d’un crime parfaitement défini, mais on ne les chercha que parmi ceux qu’indiquaient la haine publique et sans doute la jalousie intéressée des Juifs de la cour.

Quand Néron eut les victimes qui lui étaient nécessaires et dont il était sûr que personne ne prendrait la défense, il imagina, afin de sceller sa réconciliation avec la populace, de lui préparer une grande fête où il réserva un rôle aux condamnés. Il n’était pas facile de varier les plaisirs de ces habitués de l’amphithéâtre[122]. La croix, la hache, les tenailles ardentes, on voyait cela tous les jours ; jeter ces malheureux au bûcher, c’eut été empiéter sur les droits du cirque ; les enterrer vifs supprimait l’attrait du spectacle, la vue des angoisses, de la douleur et de la mort. On en enveloppa de peaux de bêtes et on les livra à des chiens furieux qui les mirent en pièces. C’était encore une réminiscence de l’arène ; Néron trouva mieux. Ceux qui restaient furent enduits de résine et attachés tout vivants à des poteaux doit ils purent contempler les jeux donnés au peuple dans les jardins du palais. Le soir venu, on les alluma, et ils servirent de flambeaux pour éclairer l’orgie. En racontant ces passe-temps féroces, Tacite, malgré lui, se sent ému d’un peu de pitié pour les victimes.

Quoi qu’en disent deux écrivains chrétiens du quatrième et du cinquième siècle, Sulpice Sévère et Orose, les exécutions ne paraissent pas s’être étendues hors de Rome. Du moins nous ne connaissons ni décret du sénat ni édit du prince ordonnant une recherche générale des chrétiens, et le vrai caractère de cette persécution est marqué par Tacite lorsqu’il dit que les chrétiens furent immolés moins au bien public qu’à la cruauté de Néron[123]. On n’en saurait conclure qu’il n’y eut pas de meurtres isolés, comme celui d’Antipas à Pergame[124]. Un magistrat zélé pour ses vieux autels trouvait dans la législation existante plusieurs moyens de frapper un chrétien en l’accusant de maléfice, c’est le mot même dont Suétone se sert contre eux[125] ; de superstition étrangère, ce qui était bien évident ; de sacrilège, car il niait les dieux ; de lèse-majesté, n’offensait-il pas le souverain pontife chef de l’empire ? enfin de participation à une société secrète et à des assemblées nocturnes, délit imposé aux chrétiens par leur foi même, puisqu’elle les forçait d’assister à des réunions qu’ils étaient contraints de cacher à tous les yeux. Trajan n’agira point par d’autres motifs, et il le fera sans aucun trouble de conscience.

Il ne faut pas que la très légitime indignation qu’on éprouve au spectacle de ces cruautés rende injuste à l’égard de tous ceux qui les ont commises. On ne réclame point l’indulgence pour Néron, mais il est des princes excellents qui, en prononçant des sentences de mort pour cause de religion, les croyaient commandées par les lois de Rome, par ses idées religieuses et par l’intérêt publie. La persécution ne prouve rien contre des hommes tels que Trajan, Hadrien et Marc-Aurèle, mais elle prouverait beaucoup contre l’union adultère de la religion et de la politique, si cette union n’avait pas été la vie même de la société ancienne. Alors le culte était une partie du patriotisme et la première des institutions de la cité ; sa prospérité semblait faire celle de l’État, de sorte que tout ce qui menaçait la religion officielle était une menace contre l’État lui-même. Aussi une des maximes les plus anciennes du gouvernement romain était la défense d’introduire de nouveaux cultes sans l’autorisation du sénat[126] ; sous la république on avait souvent chassé de la Ville les divinités étrangères et leurs adorateurs ; plus d’une fois même, jeté les premières au Tibre, du moins leurs images, et les autres au bourreau.

Mais si les Romains défendaient, à Rome, leurs dieux contre les dieux étrangers, hors de Rome ils respectaient les religions nationales, tant qu’elles n’étaient pas, comme le druidisme, une cause de fermentation politique ou, comme il arriva parfois, à la suite des prédications chrétiennes, une occasion de désordre dans les cités. On voit bien cette politique par l’histoire de saint Paul. Quand les Juifs de Corinthe le traînèrent comme blasphémateur au tribunal du proconsul d’Achaïe, celui-ci refusa de les entendre : S’il s’agissait d’une injustice ou d’un crime, je vous écouterais, leur dit-il ; mais je ne suis pas juge de ces sortes de choses ; c’est à vous d’y pourvoir. Plus tard, les Juifs de Jérusalem ayant voulu tuer l’apôtre, le tribun qui commandait dans la ville le sauva et l’envoya à Césarée avec cette dépêche pour le gouverneur : Je n’ai trouvé en lui aucun crime, car les choses dont on l’accuse ne concernent que leur loi. Toutefois, comme les prêtres continuaient à ameuter le peuple contre le fauteur de troubles[127], Félix, afin de prévenir de nouveaux désordres, commença une enquête. Mais Paul était citoyen romain ; il en appela à l’empereur et fut conduit à Rome, où d’affaire tomba : il recouvra sa liberté peu de temps avant le grand incendie, ce qui ne permet pas de supposer qu’un an plus tard la profession de foi chrétienne fût devenue un crime d’État[128].

Ainsi, Rome ayant laissé aux Juifs leur loi nationale, le judaïsme et ses différentes sectes, au nombre desquelles on comptait le christianisme, jouissaient en Judée d’une liberté complète, et, dans les provinces, d’une tolérance à laquelle le gouvernement ne renonça que de loin en loin, pour arrêter une propagande trop active ou des abus se cachant sous le voile religieux[129]. Telle resta jusqu’à Trajan la condition légale des judaïsants, Juifs ou chrétiens d’origine hébraïque. Cependant la guerre de Judée qui commença en 66 fit peut-être encore des victimes à Rome. L’Église met vers ce temps l’exécution en cette ville de saint Pierre et de saint Paul[130], tradition qui n’est pas historiquement démontrée ; car, en dehors de la légende chrétienne, on n’a même point la preuve que saint Pierre soit venu à Rome, et, à partir de 64, on ne sait plus rien de saint Paul[131]. Mais l’absence de preuves historiques ne suffit pas pour infirmer cette croyance, parce que les écrivains païens auraient pu même assister à la mort des deux apôtres, gens pour eux inconnus et de petite condition (humiliores), sans y attacher plus d’importance qu’à tant d’autres supplices qu’ils voyaient tous les jours.

On dit que Néron, qui commença cette cruelle guerre de l’empire contre les chrétiens, enveloppa bientôt après les philosophes dans la persécution. Le stoïcien Musonius, impliqué dans la conspiration de Pison, fut exilé à Gyaros et plus tard contraint de travailler enchaîné à l’isthme de Corinthe, tout chevalier qu’il était. Le fameux Apollonius de Tyane, qui vint à Rome pour voir, disait-il, quelle bête c’était qu’un tyran, comparut aussi sous l’inculpation de magie : il échappa cette fois, mais, en partant pour la Grèce, Néron ordonna de chasser de Rome tous ceux qui faisaient profession publique de philosophie. L’authenticité de cet édit n’est attestée que par Philostrate, dont l’autorité est suspecte. Cependant, on peut admettre que les accusations de Tigellinus contre les stoïciens, secte arrogante qui ne fait que des intrigants et des séditieux, aient produit quelque impression sur le prince[132]. De leurs idées, il n’avait rien à craindre, car elles n’étaient point faites pour descendre dans le peuple ; mais elles impatientaient Néron, et non sans motif, parce qu’elles mettaient les esprits dans une direction où des attentats pouvaient se décorer du nom de dévouement public et de protestation morale contre la tyrannie. Dans le silence du forum et de l’éloquence politique, la philosophie était devenue une mode qui attirait quelques honnêtes gens et beaucoup de mécontents. Tous les beaux esprits philosophaient, d’autant mieux qu’on pensait m’avoir rien à craindre de la loi de majesté en traitant de vieux thèmes d’école et que, sous ce manteau commode, on s’érigeait en censeur du maître[133]. Celui-ci, sans reconnaître dans les vices du méchant ceux qu’il avait, dans les vertus du juste celles qu’il n’avait pas, ressentait contre ces prédications importunes une sourde colère, la même qu’eut Louis XIV lorsque les anciens frondeurs du parlement et la haute bourgeoisie opposèrent l’austérité janséniste aux vices dorés de Versailles. Toutefois entre le gouvernement et les philosophes il n’y aura que des escarmouches, qui feront sans doute des victimes, mais qu’un peu de bon sens, de part et d’autre, arrêtera ; la vraie bataille se livrera au sujet des croyances, et elle durera deux siècles.

Rome avait eu facilement raison du druidisme, religion usée, étroitement nationale et sans force d’expansion. Par les raisons contraires, le christianisme, qui se répand dans la foule inaccessible aux philosophes, deviendra le plus redoutable ennemi pour cette société dont le chef est, à la fois, le maître des choses humaines et des choses divines, l’empereur et le souverain pontife. Il trouvera la force dans sa faiblesse, la vie dans son ardent désir de la mort ; et le magnifique poème dont les martyrs de Néron viennent d’écrire la première page sera un de ses titres à la conquête du monde.

On rebâtit Rome avec plus de régularité d’après un plan arrêté entre les architectes et l’empereur : les rues furent larges et droites ; les maisons moins hautes, isolées, et reconstruites en pierres d’Albe ou de Gabies, avec des portiques pour ombrager les façades, et des réservoirs d’eau en prévision de nouveaux incendies ; les déblais emportés par le Tibre servirent à combler les marais d’Ostie. Néron s’était chargé de livrer aux propriétaires l’emplacement purgé de tous les décombres, de bâtir les portiques et d’allouer une récompense à ceux qui auraient achevé leurs maisons avant un terme fixé. Il s’était adjugé à lui-même un espace immense depuis le Palatin jusqu’aux Esquilies, et y construisit des ruines de sa patrie un palais et des jardins où l’on trouva des champs de blé, des prairies, des lacs, des bois, des perspectives ménagées avec un art que les modernes ont cru découvrir, lorsqu’ils ne faisaient que le retrouver ; c’était, au milieu même de Rome, une résidence des champs. Mais cette villa avait été décorée avec une telle profusion de pierreries, d’objets et de métaux précieux qu’on l’appela la Maison d’Or. En avant du vestibule se dressait une statue de Néron, haute de 120 pieds[134] ; des portiques ou arcades à trois rangs de colonnes et de 1000 pas de longueur l’entouraient. L’intérieur était tout doré ; le plafond des salles, fait de tablettes d’ivoire mobiles, laissait échapper par d’étroites ouvertures des parfums et des fleurs. Une de ces salles tournait jour et nuit pour imiter le mouvement du monde. Enfin donc, disait-il quand tout fut terminé, enfin je serai logé comme un homme[135]. Comme un satrape d’Orient, devait-il dire, car il y avait en tout cela moins de bon goût que de faste asiatique. Néron, qui se disait artiste et poète, l’était par les mauvais côtés. Ce luxe insensé lui semblait une preuve de sa toute-puissance. Aucun empereur, disait-il, n’a su tout ce qu’il pouvait faire ; et il recherchait l’extraordinaire, afin de montrer que la nature même devait lui obéir[136]. C’est ainsi qu’il voulait creuser du lac Averne au Tibre, au travers des montagnes et des marais Pontins, un canal où deux gros navires pourraient passer de front[137], de sorte que la mer parut arriver jusqu’à Rome, tandis que Rome immensément accrue descendrait jusqu’à Ostie.

Ces ruineuses constructions n’arrêtaient pas les autres prodigalités pour ses jeux et ses festins, où un seul mets coûtait parfois 4 millions de sesterces ; pour ses meubles de nacre et d’ivoire, ses vêtements de soie et de pourpre qu’il ne portait jamais deux fois ; pour ses mules qu’on ferrait d’argent et pour les chevaux de Poppée qu’on ferrait d’or ; pour cette armée de serviteurs qui n’emmenait pas moins de mille voitures dans les plus petits voyages ; pour les largesses aux courtisanes, aux acteurs, à ce musicien, à ce gladiateur, qui reçurent des patrimoines et des maisons où, du temps de la liberté, des citoyens avaient suspendu aux murailles les faisceaux consulaires et la toge triomphale[138]. Ajoutez les distributions au peuple, qu’il habituait à un vice resté traditionnel à Rome[139], en jetant au hasard la fortune dans la foule, sous forme de bons payables en argent, en or, en pierres précieuses, même en domaines ; et la patrie de Caton vous apparaîtra comme un de ces palais que l’imagination construit pour les khalifes de Schéhérazade[140].

Mais comment payer ces extravagances ? Le fisc, à la fin, s’épuisait, et le trésor public était pauvre ; il fallait donc des ressources extraordinaires. Les Romains avaient offert un spectacle qui heureusement n’a été donné qu’une fois au monde, celui d’un peuple s’enrichissant des dépouilles de l’univers. Avec l’empire, l’exploitation cessa ; mais comme le travail est le seul producteur de la richesse et que l’on travaillait peu, surtout parmi les vainqueurs ; comme les impôts sur les sujets étaient modérés et que la multiplication du nombre des citoyens tarissait certaines sources de revenus, tandis que les dépenses croissaient chaque jour en faveur des deux puissances nouvelles, l’armée et la cour, les empereurs furent dans la situation où se trouvèrent la royauté capétienne, quand elle sortit de son petit domaine pour gouverner la France, et les Tudors après la guerre des deux Roses. Pressé par le besoin, Philippe le Bel éleva ou avilit arbitrairement la monnaie et brilla les Templiers ; Henri VIII dépouilla l’Église et envoya ses lords à l’échafaud. Les empereurs usèrent de moyens financiers analogues : ils prirent l’or là où il se trouvait, chez les riches, et, pour être bien surs de le tenir, ils prirent en même temps la tête de ceux qui le possédaient. Durant des siècles, l’empire ottoman assura ainsi ses revenus. Rois, sultans et empereurs étaient conduits par une mauvaise organisation de l’État à tuer pour voler.

Avant d’en venir à la loi de majesté, pour apurer ses comptes, Néron usa d’autres façons. Reprenant l’idée de Sylla que la monnaie n’est qu’un signe ayant la valeur qu’il plait à l’État de lui attribuer, il diminua le poids de l’aureus[141], tailla quatre-vingt-seize deniers d’argent à la livre, au lieu de quatre-vingt-quatre, et doubla l’alliage, 10 pour 100 au lieu de 5 [142]. C’était un gain petit et lent ; il en chercha de plus rapides. Il avait, pour la reconstruction de Rome, sollicité, c’est-à-dire extorqué les dons des particuliers et des provinces[143]. Cela ne suffisant pas, il mit au pillage, par tout l’empire, les propriétés publiques, qui sont habituellement mal défendues. En Grèce, en Asie, il arracha des temples les offrandes précieuses et les images des dieux[144]. A Rome, il prit tout l’or que le peuple romain, dans ses prospérités ou dans ses revers, avait consacré à ses divinités tutélaires ; il fit fondre jusqu’aux statues des dieux pénates. Après le vol, l’impôt[145] ; le génie fiscal, qui devait se montrer un jour si inventif, lui révéla une nouvelle source de profits : il fit des édits somptuaires ; il défendit l’usage des couleurs pourpre et violette, puis il excita sous main les marchands à en vendre et confisqua les biens de ceux qui en achetèrent. Un autre moyen lui servit à battre monnaie, la chasse aux testaments : il déclara que les biens de ceux qui dans leur testament se seraient montrés ingrats envers le prince, appartiendraient au fisc ; mais où commençait, où finissait l’ingratitude ? Un préteur pour le compte duquel il joua, avec d’autres acteurs, lui paya son rôle 1 million de sesterces ; c’était dans la même proportion sans doute qu’il entendait qu’on lui fit des legs. Pour la loi de majesté, elle servit surtout après la conspiration de Pison, en l’an 65.

 

IV. — LES CONSPIRATIONS ET LES EXÉCUTIONS ; SÉNÉQUE, LUCAIN, THRASEA ; LE STOÏCISME.

Depuis le temps où quelques-uns des hommes les plus honorables de la cité s’étaient associés pour tuer le premier César, d’autres pour le venger et prendre sa place, il y avait toujours eu dans Rome la conspiration secrète des prétendants ou des républicains, et la conspiration publique de l’éloquence. La rhétorique déclamatoire qui faisait le fond de l’éducation romaine faussait les esprits, et, en leur montrant le passé sous de trompeuses couleurs, rendait la classe lettrée ennemie du présent. Ces adversaires du régime impérial étaient, suivant leur tempérament, leurs vices, leurs vertus, ou l’état de leur fortune, des mécontents qui boudaient le pouvoir, des ambitieux qui voulaient le prendre, des républicains qui rêvaient de le renverser.

On a vu dans l’histoire de Tibère combien de prétendants songeaient à lui disputer l’empire. Chaque règne eut les siens ; il en sera ainsi depuis Auguste jusqu’à Dioclétien, et tant que durera cette monarchie militaire. Nous en avons déjà trouvé sous Néron ; du moins Tigellinus a fait tuer Sylla et Plautus à ce titre ; nous allons en voir d’autres, et sans doute nous ne les connaissons pas tous. Quant aux républicains, il a été déjà dit qu’on en comptait plus sous Tibère qu’au temps d’Auguste et qu’il y en aurait bien davantage à la cour de Néron. Mais il faut s’entendre sur la république que l’on voulait. Ce n’était pas le libre État où chaque citoyen, souverain au forum, faisait la loi à laquelle ensuite il obéissait religieusement. Personne ne songeait aux fils des vainqueurs d’Annibal en voyant cette populace dépenaillée, qui de sa royauté n’avait gardé que le droit de s’impatienter au cirque quand Néron tardait à faire commencer les jeux, et qui se taisait dés que le prince lui jetait sa serviette par la fenêtre en signe que son dîner finissait[146]. Les chevaliers, qui n’avaient plus la ferme de l’impôt, ni la judicature criminelle, ne comptaient pas davantage dans les préoccupations des politiques. Il n’en était pas de même du sénat. Les grandes ruines veulent être vues de loin. Au lendemain d’Actium, on n’avait guère de vénération pour ce sénat de hasard où chaque victoire avait jeté d’heureux aventuriers. Mais quand les esprits eurent trouvé, dans le temps écoulé, le point de perspective nécessaire ; lorsque, durant les loisirs politiques de cinq principats, on se mit à regarder en arrière, vers ces époques heureuses qui n’avaient point connu de tyrans baladins ou imbéciles, les yeux et les souvenirs s’arrêtèrent sur ces pères conscrits qui avaient dompté l’Italie et soumis l’univers. Alors la curie parut le temple de la sagesse, le sénat devint une idole, et Lucain l’appela l’Ordre vénérable. Cette idole, les empereurs, parvenus d’hier, la traitaient assez mal, lui faisant commettre mille indignités, avec toutes sortes de respects extérieurs. Cependant c’était un grand nom, et l’on se disait qu’il serait facile d’en faire encore une grande chose, rien qu’en mettant la réalité sous les apparences, en ramenant le prince à n’être, comme l’indiquait son titre, que le premier du sénat. C’est là ce qu’on avait voulu à la mort de Caïus et ce que l’on voulait encore sous Néron : les idées de révolution n’allaient pas plus loin. Aussi les Antonins paraîtront l’avoir accomplie par les égards qu’ils montreront à l’assemblée, et leur popularité tiendra autant à cette politique qu’à leurs vertus.

Néron, au contraire, affichait publiquement son mépris et sa haine pour le sénat, comme on a vu Caligula le faire insolemment. On lui prêtait l’intention de l’abolir et il laissait un de ses flatteurs lui dire : Je te hais parce que tu es sénateur. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de pères conscrits se soient jetés dans la conspiration de Pison, qui fut puissante aussitôt que formée. Tacite ne s’explique pas sur les projets ultérieurs des conjurés. Les uns parlaient de la liberté et du sénat, les autres d’un nouvel empereur. Il est évident que le dégoût inspiré par Néron à la haute société romaine devait pousser au désir de se débarrasser de lui ; que la révolution serait tentée par ceux qui avaient intérêt à la faire, c’est-à-dire par le sénat, et qu’elle se ferait à son profit ; qu’en conséquence, sans supprimer le chef, représentant l’unité du pouvoir dont tout le monde reconnaissait la nécessité, on prendrait des précautions pour subordonner ce chef à l’assemblée.

Ces conjurés n’étaient pas des hommes de l’âge d’or et d’une vertu antique. Il se trouvait autant de vices et de débauches dans leurs maisons qu’au palais de l’empereur et pas plus d’intelligence des vrais besoins de l’État. Leur chef était Pison, de l’illustre famille des Calpurnius. Il possédait des avantages qui en ce temps-là séduisaient la foule et n’excitaient pas encore l’envie : une grande fortune, une haute noblesse, de belles manières. Il était secourable aux petits, qu’à l’exemple des patrons des anciens jours il défendait devant les tribunaux ; accessible aux inconnus, dont le plus obscur ne le quittait pas sans emporter un secours ou tout au moins de bonnes paroles ; du reste, aimant le luxe et le plaisir comme tous ceux de sa condition, sans beaucoup de scrupules sur les moyens d’y arriver[147], et n’ayant, comme eux encore, le désir de monter au premier rang que par la mesquine ambition de ne pas rester au second. Il consentait bien à ce qu’on l’y portât, mais n’entendait pas se donner la peine de conduire lui-même l’entreprise.

La conspiration était surtout militaire. Néron avait partagé le commandement des gardes entre deux préfets : Tigellinus, son favori, et Fænius Rufus qu’on laissait dans l’ombre et qui voulait en sortir. Celui-ci avait gagné des tribuns, des centurions, jusqu’à des soldats, indifférents aux questions politiques, mais quelques-uns honteux de la dégradation de l’empereur, un plus grand nombre désireux de changement, simplement pour changer ou pour monter en grade. A la suite venait la foule des gens ruinés et des mécontents, recrues habituelles des complots et des émeutes.

Au nombre des sénateurs enrôlés dans la conjuration se trouvait un des consuls désignés, Plautius Lateranus[148], le seul peut-être qui songeât à quelque réforme constitutionnelle. Sénèque la connut[149]. Il n’y avait plus de sécurité pour lui que dans la mat de Néron, qui avait voulu l’empoisonner. Sans accepter une part active dans l’exécution, il se promit peut-être d’exploiter à son profit la bonne volonté que plusieurs conjurés lui montraient. Une vanité de poète blessé y jeta son neveu Lucain. L’auteur de la Pharsale, qui dans son poème met si aisément de côté l’histoire véritable, comme, dans sa vie, le compagnon de jeux, le favori de Néron laissait à la porte du palais les fières maximes du chantre de Caton[150], Lucain, quelque bon courtisan qu’il fût, n’avait cependant pu se résigner à flatter la manie malheureuse de Néron et à reconnaître l’empire des vers à celui qui avait déjà l’empire du monde. Néron lui défendit de faire des lectures publiques de ses ouvrages. Le dépit rappela au poète Brutus et Cassius ; il prit leur rôle[151] ; nous verrons comment il le joua. Une femme qui était du complot, Épicharis, voulut gagner un chiliarque de la flotte de Misène ; cet homme la trahit, mais elle nia tout, et le secret fut sauvé. Les conjurés comprirent toutefois qu’on était sur leurs traces et qu’il fallait se hâter. Ils proposèrent à Pison de tuer le prince, quand il viendrait, comme il en avait l’habitude, le visiter sans gardes dans sa villa de Baïa. Pison refusa. Il craignait que, le coup frappé à Baïa, on ne le prévint à Rome, soit quelque ambitieux, soit le consul Vestinus qui aurait peut-être essayé de rétablir la république. On remit l’exécution au jour des jeux du cirque, et un sénateur, Flavius Scævinus, sollicita l’honneur de frapper le premier coup.

La veille, Scævinus écrivit son testament et chargea son affranchi Milichus de faire aiguiser un poignard, qu’il avait pris dans un temple d’Étrurie et qu’il croyait destiné à servir d’instrument pour quelque noble entreprise. Puis il donna un grand festin à ses amis, la liberté aux esclaves qu’il aimait le plus et de l’argent aux autres. Il commanda encore à Milichus de préparer l’appareil nécessaire pour bander les plaies et étancher le sang. Ces circonstances éveillèrent les soupçons de l’affranchi ; il courut au palais et raconta tout. Scævinus, mandé aussitôt, nia d’abord. Mais il avait eu une longue conférence avec un conjuré, Antonius Natalis. On les interrogea séparément, ils se coupèrent, et Natalis, appliqué à la torture, fit des aveux complets ; il nomma Pison et Sénèque. Scævinus, averti qu’il avait parlé, déclara les autres, parmi eux Tullius Sénécion, Lucain et Afranius Quintianus. Lucain dénonça sa propre mère Acilia ; les deux autres dénoncèrent Glitius Gallus et Asinius Pollion, leurs meilleurs amis. Voilà le grand courage de ces fiers républicains ! Devant la torture, avant la moindre épreuve, ils perdent toute dignité, et pour sauver leur vie, ils jettent au bourreau leurs amis, leurs proches. Lucain n’est-il pas parricide aussi bien que Néron, lui qui accuse sa mère innocente[152] ? Que de lâcheté le despotisme et la corruption avaient fait descendre dans les âmes en apparence les mieux trempées ! Jamais le niveau moral du monde n’avait été aussi bas.

Une femme, une courtisane, fit honte à ces indignes Romains. Épicharis était retenue en prison. Néron ordonna qu’on déchirât son corps à la torture. Mais ni les fouets, ni les feux, ni la rage industrieuse des bourreaux qu’irritaient les bravades d’une femme, ne purent la vaincre. Le lendemain, comme on la ramenait à la question dans une litière, parce que tous ses membres étaient brisés, elle se passa, durant le chemin un lacet au cou et s’étrangla. Des soldats montrèrent aussi quelque reste des vieilles vertus. Néron demandait à un centurion pourquoi il avait conspiré. Il répondit : Mais je n’avais pas de meilleur service à te rendre après tous les crimes dont tu t’es chargé. A la même question le tribun Subrius Flavus répondait : De tous tes soldats nul ne te fut plus fidèle tant que tu méritas d’être aimé. Mais je te hais depuis que je t’ai vu assassin de ta mère et de ta femme, cocher, histrion et incendiaire. Conduit dans un champ voisin où on lui creusait une fosse trop étroite : Cela même, dit-il, ils ne savent le faire. Le tribun chargé de le tuer lui recommandait de bien tendre la gorge : Frappe aussi bien, lui dit-il. Les autres centurions souffrirent la mort sans faiblesse. Il n’en fut pas de même de plusieurs sénateurs.

On avait pressé Pison de tenter quelque coup hardi, de parler au peuple, aux soldats, de se jeter au moins dans les hasards d’une lutte désespérée, puisque de l’empereur il n’avait à attendre que la mort. Mais ces efforts effrayèrent l’indolent patricien, qui était déjà acteur comme Néron[153] et qui, peut-être, eût gouverné comme lui. Il écrivit dans un codicille de grands éloges pour l’empereur et attendit que les soldats lui apportassent l’ordre de se faire ouvrir les veines. Le préfet du prétoire Fænius Rufus souilla aussi son testament par de lâches lamentations.

Le consul Vestinus eut plus de courage. Il donnait un grand repas ; les soldats arrivent et le demandent : il se lève, suit le tribun dans une chambre où déjà le médecin attendait. On lui coupe les veines, et il est porté encore plein de vie dans un bain chaud, sans avoir proféré une parole. Lateranus, le consul désigné, refusa de rien révéler ; Épaphrodite, que Néron lui avait envoyé, n’obtint de lui que cette réponse : Quand j’aurai quelque chose à dire, c’est à ton maître que je parlerai. — Mais tu vas être jeté en prison. — Faut-il y aller en larmes ?Tu seras envoyé en exil. — Qui m’empêche d’y aller gaiement ?Tu seras condamné à mort. — Ce n’est pas une raison pour gémir. — Qu’on le mette aux fers. — Je resterai libre. — Je vais te faire couper la tête. — T’ai-je dit que ma tête eût le privilège de ne pouvoir être coupée ? On le traîna au supplice. Le tribun chargé de l’exécution était du complot. Lateranus lui tendit la gorge sans mot dire, et le premier coup n’ayant fait que le blesser, il secoua la tête, puis la replaça dans l’attitude convenable pour être abattue[154].

Sénèque ne pouvait mourir aussi simplement. Il avait prudemment refusé de se mettre en avant, mais quelques conjurés voulaient, disait-on, après s’être débarrassés de Néron par Pison, se défaire de celui-ci et donner l’empire à Sénèque. Il revint, en effet, de Campanie à Rome pour le jour de l’exécution, et il s’était arrêté dans une villa à quatre milles des murs, quand l’empereur, poussé par Poppée, lui fit connaître les accusations de Natalis. Au retour du messager, Néron demanda si le coupable s’était fait justice. Il n’y songe pas, répondit le tribun. On le renvoya porteur d’un ordre de mort. Sénèque le reçut sans émotion, et voulut se faire apporter son testament. Sur le refus du centurion, il prit ses amis à témoin de l’impossibilité où il était de reconnaître leurs services. Je vous lègue, leur dit-il, l’exemple de ma vie. Et comme ils fondaient en larmes : Où donc est cette philosophie, où donc cette raison qui depuis tant d’années a dia vous préparer à tous les coups du sort ? Sa femme Pauline ne voulait pas lui survivre. Il combattit d’abord sa résolution, puis sa tendresse s’alarma de la laisser exposée aux outrages : Je t’ai montré, lui dit-il, ce qui pouvait t’engager à vivre : tu préfères l’honneur de mourir. Je ne suis point jaloux de tant de vertu. Le même fer leur ouvrit le bras à tous deux. Comme son sang coulait lentement, il se fit couper les veines des jambes et des jarrets. Son éloquence ne l’abandonna pas, même à son dernier moment ; il appela ses secrétaires et leur dicta un long discours. Cependant la mort ne venait pas ; il prit de la ciguë, qui resta sans effet. Alors, les soldats le pressant d’en finir, il entra dans un bain chaud, et comme le maître de Platon, dans la prison d’Athènes, avait répandu quelques gouttes de poison en l’honneur de la divinité, il jeta un peu d’eau sur ses esclaves en offrant cette libation à Jupiter Libérateur. Sénèque voulait être le Socrate romain. S’il ne l’avait pas été par sa vie, il allait presque le devenir par ses ouvrages.

Pauline, dont les plaies avaient été bandées par les émissaires de Néron, vécut encore quelques années, mais en conservant une extrême pâleur qui rappelait son sacrifice. Lucain, que son odieuse délation n’avait pu sauver, avait aussi reçu l’ordre de mourir : Néron lui laissait le choix des moyens. Il écrivit un billet à son père pour lui recommander quelques corrections à faire à son poème, dîna copieusement et tendit les bras : un médecin lui coupa les veines. Lorsqu’il sentit le froid gagner les extrémités de son corps, il déclama des vers de la Pharsale où il avait peint la mort à peu près semblable d’un soldat. Ces hommes, qui n’avaient pas de ferme croyance au cœur, mouraient, même les meilleurs, théâtralement, en posant devant la mort, comme le gladiateur dans l’arène.

Lucain est un des noms populaires des lettres latines, et cependant son œuvre ne l’est pas[155]. La Pharsale était un magnifique sujet, le plus tragique qu’un poète patriote pût choisir, puisqu’il s’agissait de l’événement le plus considérable des temps anciens : la mort de la république et la naissance de l’empire. Soutenu par l’histoire qui lui donnait de grands hommes, de grandes choses, des contrastes de mœurs, d’idées, d’ambitions, l’auteur n’avait pas besoin du secours périlleux des fadaises mythologiques ni des recettes ordinaires aux épopées de convention. Mais, pour traiter une pareille matière, il fallait une maturité d’esprit qui fit nécessairement défaut à ce poète de vingt-cinq ans. Il manquait aussi de grâce, de sentiment et de naturel, parce que le naturel, qui semblerait devoir être l’attribut de ceux que n’ont pas encore éblouis les fausses splendeurs de la vie, est dans l’art un des derniers dons de la Muse. Comme il arrive souvent à la jeunesse qui grossit sa voix et raidit ses membres pour faire croire à sa virilité, il voulut être nerveux et fort. La Pharsale a des vers qui paraissent sortir d’une trompette d’airain, et l’on sent circuler dans tout le poème une sève trop forte qui donne des rameaux noueux et vigoureux, mais ne laisse pas éclore ces fleurs délicates et suaves qu’une nature plus douce et plus vraie fait naître sous les pas de Virgile. Voltaire, qui pour plus d’une raison lui est favorable, a dit de son poème : Il me semble que je vois un portique hardi et immense qui me conduit à des ruines. Peut-être aussi cette grande histoire lui a-t-elle été fatale. L’épopée primitive, qui parle dans le silence de tous les témoignages, agrandit l’histoire en la faisant elle-même. Dans les temps où il ne reste de secrets pour personne, l’histoire diminue les poètes qui veulent jouer avec des colosses qu’ils n’ont pas créés. On aimera toujours mieux voir César et Caton face à face que dans le miroir imparfait de Lucain.

Sénèque était au terme de sa vie d’écrivain ; Lucain commençait la sienne ; cette double mort doit être ajoutée aux crimes dont le souvenir pèse sur la mémoire de Néron. Nous retrouverons plus tard le philosophe, il nous faut abandonner ici le ponte, qui peut-être eût fait mieux si on l’avait laissé vivre[156]. Un style énergique et précis, de grandes images, de beaux vers, le recommandent aux lettrés ; mais il n’a rien à nous donner pour notre livre, car son histoire est fausse, son éloquence sent l’école[157], et sa philosophie vient du Portique, où nous aimons mieux l’aller chercher.

Les exécutions achevées, les bannis partis pour leur exil et les confiscations prononcées, Néron publia un édit avec un mémoire qui racontait tout au long le complot et les aveux des conjurés. Puis vinrent les récompenses : 2000 sesterces h chacun des prétoriens, qui désormais ne payeront plus le blé des rations ; les ornements du triomphe et des statues dans le Forum à Tigellinus, à Petronius Turpilianus et à Nerva[158], ceux du consulat à Nymphidius ; puis encore les basses adulations des Pères qui vouèrent des courses de chevaux, des offrandes religieuses ; le consul désigné, Anicius Cerialis, demandait un temple pour le dieu Néron[159]. Le poignard de Scævinus fut consacré à Jupiter Vengeur, et le mois d’avril devint le mois Néronien. Malgré ces bassesses, il faut pourtant reconnaître que, si quelques innocents furent frappés, les conjurés étaient évidemment coupables et que leur condamnation avait été légitime.

La mort de Poppée, que Néron blessa mortellement dans un accès de brutale colère, sembla réveiller sa cruauté[160]. Il défendit à Cassius de paraître à ses obsèques, et peu après il l’exila. Silanus, accusé de je ne sais quelle complicité avec lui, mais victime de sa popularité et de sa descendance d’Auguste, fut relégué à Barium et vit bientôt arriver les exécuteurs ordinaires, un centurion et des soldats. Le centurion l’engageait à se faire ouvrir les veines. Silanus, jeune et fort, répondit avec colère, se défendit quoique désarmé, et ne tomba que comme en un combat, percé de coups, tous reçus en face. Un autre drame suivit celui-là. Le consulaire Antistius Vetus, beau-père de Rubellius Plautus, une des premières victimes de Néron, était craint à cause de cette parenté, car les crimes se tiennent et s’attirent. Accusé par un homme qu’il avait autrefois puni durant son proconsulat d’Asie, il se retira dans la ville de Formies et envoya sa fille Pollitta solliciter auprès du prince. Pollitta avait vu son mari assassiné sous ses yeux ; et avant que les meurtriers n’emportassent sa tête sanglante, elle avait voulu la baiser une dernière fois, gage d’un amour qu’elle n’oublia pas. Elle conservait le sang pieusement recueilli et les vêtements qui en avaient été trempés ; toujours inconsolable, toujours enveloppée de deuil, elle ne prenait d’aliments que pour ne point mourir. Sur les instances de son père, elle se rendit à Naples, et, comme on ne lui permettait pas d’approcher de Néron, elle se plaçait sur son passage, lui criait d’écouter l’innocent, de ne point livrer un consul, son ancien collègue, à un affranchi, employant tour à tour les larmes et Ies imprécations. Tout fut inutile ; alors elle revint dire courageusement à son père qu’il fallait mourir. Antistius Vetus ne souilla point son testament du nom de son meurtrier. Il appela ses esclaves, leur distribua l’argent qu’il avait et leur permit de prendre tout ce qu’ils pourraient emporter, sauf trois lits qu’il se réservait pour les funérailles. Ensuite, lui, sa belle-mère et sa fille s’ouvrirent les veines dans la même chambre, avec le même fer, et trois générations disparurent à la fois dans une même maison[161].

La peur est implacable, et Néron avait eu peur. Aussi, depuis la conspiration de Pison, les condamnations se succédaient-elles avec une effrayante rapidité. Tout à l’heure, c’était Antistius Vetus ; c’est maintenant Publius Anteius ; le brave Marcus Ostorius Scapula, dont les meurtriers redoutaient la force et qui tendit la gorge sans résistance ; Annæus Mela, le père de Lucain ; Anicius Cerialis, Rufrius Crispinus, ancien préfet du prétoire ; Pétrone, voluptueux efféminé qui, jouant avec la mort, se coupa les veines, les ferma, les rouvrit, tandis qu’on lui récitait des chansons et des poésies joyeuses. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d’autres, se promena, dormit, et, pour finir, décrivit dans son testament les plus monstrueuses débauches de Néron, puis le lui envoya cacheté (66). Comme tant d’autres à cette époque, il avait mal mené sa vie, mais il en sortait bravement. Ces morts stoïques étaient du reste devenues dans cette étrange société comme une bienséance que tout homme qui se respectait devait observer.

La plus illustre victime fut Thrasea Pætus. En le tuant, dit Tacite, Néron voulut tuer la vertu même. On lui reprochait de n’être pas venu depuis trois ans au sénat, de n’avoir jamais sacrifié pour la conservation du prince, pour sa voix divine[162], de nier la divinité de Poppée ; son silence, son éloignement des affaires, étaient, disait-on, une accusation contre l’empereur, contre lui-même : Caton reparaissait[163]. On peut trouver qu’il avait eu bien tard ces scrupules, après que l’empire l’eut fait monter au faite des honneurs, lui le provincial du municipe de Padoue. Et quand Eprius Marcellus[164] sommait le consulaire de se montrer enfin dans la curie, le pontife d’assister aux prières publiques, le citoyen de prêter le serment annuel de fidélité ; lorsqu’il lui reprochait d’aller disant partout : Le sénat, les magistrats, les lois, Rome même, n’existent plus ; nous sommes bien forcés d’admettre que cette conduite d’un homme si en vue, dont la maison était le rendez-vous des personnages les plus distingués de la ville[165], devait paraître un encouragement à de dangereuses entreprises. Mais vivre dans la retraite et médire du gouvernement au milieu de ses pénates semblera toujours un crime singulier ; il fallait Néron pour que Thrasea reçût l’ordre de délivrer le prince d’une opposition si discrète.

D’abord on lui interdit de se montrer aux fêtes données pour l’arrivée de Tiridate à Rome. Dans une lettre froide et digne, il se borna à demander au prince des juges ; on lui en donna : le sénat fut convoqué. Dès la pointe du jour, comme pour protéger les Pères contre un coup de main de prétendus conspirateurs, la curie fut entourée par deux cohortes prétoriennes en armes et par une foule d’hommes qui laissaient voir des épées sous leur toge, gens payés sans doute pour représenter le peuple dans cette tragédie et le montrer accourant à la défense de Néron. Le questeur du prince donna connaissance d’un message impérial où, sans nommer personne, Néron reprochait aux sénateurs d’abandonner les fonctions publiques et de légitimer par leur indifférence pour les intérêts de l’État celle de l’ordre équestre. Le sénat comprit et les accusateurs étaient prêts. II ne semble pas qu’il y ait eu de débat contradictoire, ni que personne ait osé défendre Thrasea. L’accusé attendait chez lui la décision des Pères. Quand il la connut, il se prépara à mourir avec fermeté, mais sans ostentation : il ne fit point à ses amis de discours étudiés, les congédia afin de ne les point compromettre, et contraignit sa femme Arria de se conserver pour leur fille. Seulement, quand on lui eut ouvert les veines des bras, il appela le questeur qui avait apporté l’arrêt et lui dit : Regarde, jeune homme. Puissent les dieux détourner ce présage ! Mais tu es né dans un temps ois il est bon de fortifier son âme par des exemples de courage.

A côté de Thrasea, Tacite place le vertueux Barea Soranus. Proconsul d’Asie, il avait gagné l’affection de sa province, en exécutant de grands travaux au port d’Éphèse et en ne punissant pas les Pergaméens qui avaient empêché un affranchi de l’empereur d’enlever leurs statues et leurs tableaux. Cette sollicitude pour des sujets parut au maître insensé de l’empire une menace de révolte. On trouva un autre grief : Servilia, fille de Soranus, avait consulté les devins pour connaître l’issue du procès intenté à son père ; elle fut impliquée dans l’accusation et comparut au sénat. Le père et la fille étaient debout devant les consuls ; le père chargé d’années, la fille à peine âgée de vingt ans, déjà condamnée au veuvage par l’exil récent de son mari Annius Pollion, et n’osant lever les yeux sur Soranus dont elle semblait avoir aggravé les périls. Interrogée par l’accusateur si elle n’avait pas vendu son collier et ses présents de noces pour en employer l’argent à des opérations magiques, elle se jeta à terre et pleura longtemps en silence ; enfin, embrassant les autels : Non, je n’invoquai, dit-elle, aucune divinité sinistre ; je ne me permis aucune imprécation ; ces malheureuses prières n’eurent d’autre objet que d’obtenir de toi, César, et de vous, sénateurs, la conservation du meilleur des pères. J’ai donné à ces hommes mes pierreries, mes robes, les décorations de mon rang ; j’aurais donné mon sang et ma vie, s’ils l’eussent demandé. Je ne réponds pas d’eux ; je ne les connaissais point auparavant ; j’ignore ce qu’ils sont, quel art ils exercent : pour moi, je ne parlai jamais du prince que comme on parle des dieux. Mais, si je suis coupable, au moins je le suis seule, et mon malheureux père ignorait ma faute.

Soranus ne la laisse point achever : il s’écrie que sa fille ne l’a point suivi en Asie ; qu’on ne l’a point impliquée dans l’accusation de son mari, qu’elle n’est coupable que d’un excès de tendresse ; qu’on sépare donc leur sort, et le sien, quel qu’il soit, lui semblera doux. En même temps ils couraient se précipiter dans les bras l’un de l’autre ; les licteurs se jetèrent entre eux et les retinrent. On les laissa choisir leur genre de mort.

Chacun des deux accusateurs de Thrasea reçut en récompense 5 millions de sesterces (1.250.000 fr.) ; celui de Soranus n’en eut que 1.200.000 (300.000 fr.), mais il reçut en outre les ornements de la questure. On voit que la profession de délateur était le plus lucratif de tous les métiers[166].

Tacite se fatigue lui-même à raconter ces morts ; et, quoi qu’il fasse pour honorer la mémoire des victimes, il ne peut s’empêcher de laisser errer sur ses lèvres les mots de patience servile et de lâche résignation[167]. Ces hommes, en effet, ont bien le courage de mourir saris faiblesse ; ils n’ont pas celui de chercher à se sauver, eux et l’empire, par un beau désespoir. Tant que la guerre civile se continuait au sénat, malgré une juste horreur, on pouvait être du parti de ceux qui, au Palatin, défendaient la cause de l’ordre et de l’avenir. Mais voici que le pouvoir dérive pour la seconde fois vers une cruauté folle, et qu’un saltimbanque couronné ne peut plus vivre sans mêler chaque jour le meurtre à l’orgie. C’est une bête fauve qui tue pour le plaisir de tuer et qui va être abattue, car, dans l’histoire, plus sûrement encore que dans la vie civile, le châtiment suit les grands coupables et presque toujours arrive à temps pour les frapper.

Mais la vengeance qui approche sera la guerre civile, puis l’usurpation militaire ; le fléau existant sera détruit par un autre qui jettera l’empire dans un désordre sanglant, pour aboutir à une tyrannie nouvelle. N’y avait-il donc rien qui pût sauver le monde de ce double mal ? À défaut d’institutions dont -nous avons déploré l’absence, le caractère des hommes suffit à conjurer bien des périls, et l’on vient de voir que Rome ne manquait pas de personnages dont nous prononçons le noua avec respect. Beaucoup suivaient même une doctrine, celle du Portique, qui a été un des nobles efforts de l’esprit humain. Sans examiner ici sa valeur philosophique, on a le droit de lui demander, en tee de toutes ces hontes, ce qu’elle a fait pour les empêcher, et si elle savait former des citoyens aussi bien que des hommes.

On a attribué au stoïcisme ce qui restait de grandeur dans quelques âmes. Il ne leur a pas été inutile, puisqu’il les a soutenues, affermies dans le sentiment de la dignité humaine, forte assise sur laquelle on peut solidement bâtir, mais qui ne doit pas être seule à porter la vie. La vieille Rome n’était pas si complètement effacée que l’ancien courage ne se retrouvât, de loin en loin, dans la Rome nouvelle, comme un legs des mœurs et des générations passées ; et, tout le monde alors philosophant, les hommes des anciens temps allèrent à cette doctrine de Zénon faite pour le petit nombre, et dont les rudes dehors convenaient à leur aristocratique vertu. Dans le monde romain, a dit Hegel, le stoïcisme s’est trouvé chez lui. Même du troupeau d’Épicure il sortait des gens qui savaient mourir aussi bien que Thrasea. On a vu ce voluptueux qui jouait si gaiement avec la mort. À un autre, on annonce que le sénat va le juger : Eh bien, qu’ils fassent ; nous, nous allons au bain, car c’est l’heure. Au retour, on lui apprend qu’il est condamné : A quoi, l’exil ou la mort ?L’exil. — Avec confiscation des biens ?Non. — En route donc ! Nous souperons aussi bien à Aricie qu’à Rome[168]. Qu’on range, j’y consens, sous la bannière du Portique tous ceux qui, dans Rome, se tinrent en dehors de la corruption générale ; mais il faudra convenir que, si cette philosophie honorait ceux qui la pratiquaient, elle était incapable de gagner la foule ; or c’est à ce caractère de fécondité générale et de prosélytisme ardent que se reconnaît la valeur sociale des doctrines. Quelle influence pouvaient exercer sur l’État des hommes qui visaient à l’impossible dans la vertu, comme Néron dans le vice ; qui s’étudiaient à mutiler la nature humaine en supprimant la passion, afin de rendre le sage insensible à tout, même à la gloire ; qui, prétendant n’avoir besoin de rien ni de personne, prenaient en pitié les soucis des autres pour améliorer leur condition, et disaient comme Apollonius : de n’ai nul souci des affaires publiques, ne vivant que pour les choses divines[169] ; ou dont les naïvetés vertueuses font penser aux sentimentales objurgations de Rousseau et de son école ? Grand Dieu ! s’écrie Perse, si tu veux punir un tyran, fais qu’au moment où l’affreux délire l’entraîne, il voie la vertu, et qu’à cette vue il languisse et souffre du regret de l’avoir quittée[170]. J’imagine que Néron, en lisant ces vers, s’amusa fort avec Tigellinus et Sporus de la simplesse du poète stoïcien, mais qu’aussi il s’irritait de rencontrer au milieu de sa joyeuse vie ces hommes au pâle visage qui ne parlaient que de la mort, comme si sous son règne il était impossible de vivre avec honneur. L’orgueilleux égoïsme de la secte était d’ailleurs fortifié par cette croyance au destin[171] qui, selon l’état des âmes, pousse à la résignation stupide ou à l’action violente ; entre les deux, les stoïciens de Rome choisirent la protestation silencieuse et la dignité de la dernière heure. lis se firent un désert au milieu du monde et y vécurent pour eux seuls, confinés dans les choses personnelles, sans s’élever aux considérations du bien général : ce sont les solitaires du paganisme. Abstiens-toi et souffre était leur axiome[172]. Le maître d’Épictète le frappe violemment à la jambe : Prends garde, tu la casseras. Il redouble ; l’os se brise : Je te l’avais bien dit. Voilà leur dure et inactive sagesse. En politique, cette sagesse faisait des mécontents qui boudaient le prince ; elle ne faisait point des hommes d’action ou de bon conseil[173]. Aussi les stoïciens laisseront les tyrans frapper au hasard, et ils croiront avoir assez fait lorsqu’ils se seront montrés impassibles dans les tortures, en jetant au licteur ou à la fortune contraire le mot de Sénèque : Contre les outrages de la vie, j’ai la ressource de la mort. Mais le vrai courage, c’est de rester dans la lutte et non de s’asseoir à l’écart, sauf à bien mourir. S’ils ne s’étaient point contentés de leur oisive vertu, ils auraient peut-être réveillé l’esprit public et empêché le sénat de donner le spectacle immonde de la pire dégradation où une assemblée politique soit jamais tombée. L’émeute faite par le peuple contre Poppée, en faveur d’Octavie, montre que tout sentiment de l’honnête n’était pas perdu, même au sein de la populace de Rome, et qu’il restait encore quelque point où l’homme de cœur et de résolution aurait pu s’appuyer.

Par ce côté, je veux dire par sa doctrine d’abstention, le stoïcisme, si romain à d’autres égards, était ce qu’il y avait de plus contraire à l’esprit de l’ancienne Rome, où durant six siècles le mot vertu signifia dévouement à l’État. On se souvient que, déjà au déclin de la république, la secte d’Épicure détournait le sage du soin des affaires communes ; les deux écoles qui agirent le plus sur l’esprit des Romains de l’empire, loin de gêner la tyrannie, l’encourageaient donc : celle-ci par son indifférence, celle-là par sa résignation ; de sorte que le despotisme impérial ne fat pas plus contenu par les idées qu’il ne l’était par les institutions.

D’ailleurs il faut se souvenir que ce despotisme n’avait été jusqu’alors insupportable qu’aux membres de l’aristocratie sénatoriale. Hors de Rome, en Italie et dans les provinces, on n’avait jamais entendu parler de complot ni d’opposition, et l’on ne voyait pas l’ombre d’un désir de changement. Les villes, les peuples, avaient trouvé, dans l’intérêt même du prince, des garanties presque toujours sérieuses contre les excès des gouverneurs, et dans leurs libertés municipales toute la somme d’indépendance dont leur vanité et leurs affaires avaient besoin.

 

V. — VINDEX.

Mais voici qu’aux crimes Néron va ajouter des fautes et inquiéter ceux qui jusqu’à présent ne l’avaient pas été. Enivré de sa puissance par l’abus même qu’il en faisait, il crut son pouvoir inébranlable et ne recula devant aucune imprudence. Il insulta les généraux les plus célèbres en les soumettant au contrôle de ses affranchis[174], et il enleva aux armées les chefs qu’elles aimaient parce qu’elles avaient vaincu sous eux. Suetonius Paulinus, le vainqueur des Maures et des Bretons, fut disgracié, et Plautius Silvanus, l’habile commandant de la Mœsie, oublié sans honneur à son poste. Deux frères, de la vieille maison Scribonia, Rufus et Proculus, commandaient les armées des deux Germanies ; rappelés sous prétexte de conférer avec l’empereur des intérêts de leurs provinces, ils trouvèrent sur la route l’ordre de se donner la mort. Ce fut le sort du meilleur capitaine de ce temps : Domitius Corbulon. Attiré en Grèce, il eut à peine mis pied à terre au port de Cenchrées, que les sinistres agents des exécutions impériales l’entourèrent ; il se perça de son épée en disant : Je l’ai bien mérité. Était-ce le regret d’avoir servi un tel homme, ou de ne l’avoir point renversé (67)[175] ? Lorsque les généraux virent le sort fait aux plus illustres d’entre eux, ils se sentirent tous menacés ; et quelques-uns, comme Galba, se préparèrent en vue d’une crise inévitable et prochaine.

Néron s’aliénait aussi les soldats et les provinciaux. Les armées étaient des occasions de dépenses, et les provinces des moyens de recettes ; pour maintenir dans ses finances l’équilibre que ses prodigalités dérangeaient, il ne payait plus les unes et il surchargeait les autres. La solde des troupes fut arriérée, les gratifications aux vétérans suspendues ; Dion affirme même qu’il supprima les distributions de blé à Rome[176], et l’on a vu que la révolte de la Bretagne avait eu pour cause l’établissement de taxes trop lourdes. Aux produits de l’impôt il ajouta d’autres profits : j’ai déjà dit ses exactions après l’incendie de Rome. Avec le temps il trouva de nouvelles ressources. Il se mit de compte à demi avec les concussionnaires, permit le pillage à condition d’avoir sa part, et ne conféra plus une charge sans ajouter : Vous savez ce dont j’ai besoin. Ou encore : Faisons en sorte qu’il ne leur reste rien[177]. Et comme il avait persécuté les généraux aimés des soldats, il condamna les gouverneurs aimés des provinces, par exemple Barea Soranus, ce proconsul d’Asie, qui périt en fis, .victime de son intégrité, de ses talents et de l’affection des gens de Pergame et d’Éphèse. On aime à mettre les révolutions au compte de la mobilité populaire ; que de fois les gouvernements ont creusé de leurs mains l’abîme où ils ont disparu !

Une autre cause de ruine pour les provinces eût été les voyages de l’empereur, car il ne se mit jamais en route avec moins de mille voitures. Heureusement il ne quitta qu’une seule fois l’Italie : ce fut quelque temps après l’arrivée de Tiridate à Rome. Ce prince amenait avec lui ses enfants, ceux de ses frères Vologèse et Pacore, sa femme qui, pour cacher ses traits, portait, au lieu d’un voile, un casque d’or. Trois mille cavaliers parthes et une nombreuse escorte romaine lui donnaient une armée pour cortége. Il traversa ainsi l’Asie, la Thrace, la Grèce et l’Illyrie, allongeant le voyage par la crainte superstitieuse que la mer lui causait[178], et ruinant sur sa route les cités à qui l’honneur de voir dans leurs murs un roi d’Arménie coûtait en un jour plusieurs années de leurs revenus[179]. Il entra en Italie en tournant l’Adriatique, gagna Naples, où Néron attendait, et, arrivé en sa présence, fléchit le genou devant lui. Trait de prévoyance soupçonneuse qui rappelle certaine coutume du moyen âge : on n’avait pas exigé qu’avant l’entrevue l’Arsacide déposât son épée, mais on en avait, par un clou, fixé la lame au fourreau. Il y eut à Naples, à Pouzzoles, de grandes fêtes et des jeux où Tiridate prouva son adresse à tirer de l’arc[180].

Néron tenait à montrer aux Romains, dans la condition d’un vassal, le fils et le frère de ceux qu’on appelait les rois des rois ; il revint à Rome avec son hôte. Les prétoriens s’établirent autour du Forum ; lui-même alla s’asseoir sur les Rostres, sur une chaise curule, en costume de triomphateur et entouré des enseignes militaires. Tiridate monta les degrés de l’estrade et se mit à genoux devant Néron, qui lui ôta la tiare et lui ceignit le diadème, tandis qu’un ancien préteur expliquait au peuple, en les traduisant, les prières de l’étranger. On le conduisit de là au théâtre, où l’assemblée salua Néron du titre d’imperator. Comme après une grande et décisive victoire, il porta au Capitole une couronne de laurier et ferma le temple de Janus (an 66)[181].

Cette fête très pacifique, mais d’appareil guerrier, réveilla ses rêves de gloire militaire et de conquête. Il hésitait entre une expédition en Éthiopie, où il aurait trouvé les sources alors introuvables du Nil, une guerre contre les Parthes, pour rivaliser avec Alexandre, ou contre les Albaniens, pour forcer les passages du Caucase que nul général romain ni grec n’avait franchis[182]. Ainsi se tourmentait cette imagination blasée pour avoir été toujours satisfaite, cet esprit avide de merveilleux, parce qu’il n’espérait de sensation nouvelle que dans la recherche de l’inconnu, de l’impossible[183]. Naguère il avait cru à d’immenses trésors de Didon enfouis en Afrique, et il avait bouleversé la province pour les découvrir. Il étudiait la magie avec passion ; et quand Tiridate était arrivé avec ses Chaldéens, il lui avait demandé tous leurs secrets. N’y trouvant que vide et néant, il s’était rejeté sur les œuvres que la main peut accomplir et que l’œil peut voir ; tout à l’heure il voudra couper l’isthme de Corinthe[184], maintenant il se demande laquelle des extrémités du monde, sous les feux de Sirius ou les glaces de l’Ourse, verra ses aigles victorieuses. Déjà les espions sont partis pour visiter le Caucase, et deux centurions ont pénétré jusqu’à des rochers inaccessibles, d’où le Nil se précipite dans des marais inabordables[185]. Lui, s’il est encore à Rome, c’est pour y organiser ses armées ; les légions d’Illyrie, de Germanie et de Bretagne fourniront des corps d’élite. L’Italie même se réveille au bruit de cette ardeur guerrière et donne à son empereur une légion dont tous les soldats ont six pieds de haut il l’appelle la phalange d’Alexandre le Grand.

Il part, mais pour le moment l’armée qui le suit ne porte ni le pilum, ni le bouclier ; la lyre y remplace l’épée, et les casques sont des masques de théâtre. C’est une armée de baladins qui accompagne son chef, la Grèce sera le théâtre de ses exploits. Il y parait dans tous les jeux ; il y chante ; il y conduit des chars (an 67 de J.-C). Au milieu du stade d’Olympie, il tombe ; qu’importe ! Les Grecs ne lui marchandent ni les applaudissements ni les triomphes. On lui décerne dix-huit cents couronnes, et l’on abat devant lui les statues des anciens vainqueurs. Lui-même abat parfois ses concurrents : à Corinthe, un acteur ose lui disputer l’attention publique et le prix du chant ; il le fait étrangler en plein théâtre. Ces victoires chez le peuple de l’art et du goût le rendent si heureux, qu’il veut les payer royalement : comme Flamininus, il déclare que la Grèce sera libre, et de sa voix divine il lit à Corinthe durant les jeux isthmiques le décret que Flamininus du moins faisait proclamer par un héraut. Il promet un bienfait plus sérieux : il entreprend d’ouvrir l’isthme de Corinthe. Ses prétoriens, ait signal de la trompette, attaquent le sol ; lui-même avec un pie d’or détache quelques pelletées de terre qu’il emporte. De toutes les îles les bannis  arrivent, de toutes les provinces les condamnés ; Vespasien lui envoie six mille prisonniers juifs. Il n’y aura plus de peine de mort jusqu’à ce que l’ouvrage soit fini[186]. Mais cette activité utile le lasse bientôt ; il laisse déclarer le canal impossible et retourne à ses jeux, à ses fêtes, entremêlés d’exécutions : ce fut alors que Corbulon périt. A Éleusis, le parricide n’osa se présenter aux mystères d’où le héraut repoussait les impies et les scélérats[187]. La Pythie doit aussi lui avoir rendu quelque mauvaise réponse, car, à Delphes, il fit tuer des hommes et jeter leurs cadavres dans l’ouverture par où s’échappaient les vapeurs prophétiques[188]. Apollon eut hâte de se réconcilier avec un homme qui traitait si mal sa divinité, et un oracle conforme aux vœux du prince valut à la Pythie un don de 100.000 drachmes[189]. Il y avait alors, comme il s’en trouve dans tous les temps, beaucoup d’hommes à la fois impies et crédules qui tour à tour fouettaient et adoraient leurs dieux. Néron, sceptique et dévot, aurait joué au naturel ce personnage de comédie qui fait raccommoder son tonnerre chez le ferblantier du voisinage, puis tremble d’effroi aux sourds grondements de la machine remontée. Ses sacrifices dans Ies temples ne l’empêchaient pas de les piller. De Delphes il enleva cinq cents statues ; il en prit d’autres à Olympie et força les Thespiens à lui abandonner l’Éros de Praxitèle[190] : pour réparer les pertes d’objets d’art causées à Rome par l’incendie de 64, il recommençait les vols des premiers conquérants de la Grèce.

Cependant un de ses affranchis lui écrirait sans cesse de Rome que les affaires exigeaient impérieusement sa présence. Persuade-toi surtout, répondit-il, et répète-moi que je ne dois revenir que digne de Néron. A son retour, ils entra dans Naples, théâtre de ses débuts, sur un char traîné par des chevaux blancs, et, selon le privilège des vainqueurs aux jeux sacrés, par une brèche faite à la muraille. Il en fut de même à Antium, à Albanum, à Rome. Les Romains le virent arriver sur le char qui avait servi au triomphe d Auguste avec une robe de pourpre, une chlamyde parsemée d’étoiles d’or, la couronne olympique sur la tête, et dans la main droite celle des jeux Pythiens. Les autres étaient pompeusement portées devant lui, avec des inscriptions qui disaient où il les avait gagnées, contre qui, dans quelles pièces, dans quels rôles. Derrière le char se pressaient les applaudisseurs à gages, criant, comme dans les ovations, qu’ils étaient les compagnons de sa gloire et les soldats de son triomphe. On démolit ensuite une arcade du Grand Cirque, et il se dirigea, par le Velabrum et le Forum, vers le mont Palatin et le temple d’Apollon. Partout sur son passage on immolait des victimes, on parsemait les rues de poudre de safran, on jetait des oiseaux, des rubans, des gâteaux. Il suspendit les couronnes sacrées dans ses chambres à coucher, autour des lits, remplit ses appartements de statues qui le représentaient en musicien, et fit frapper une médaille où il portait ce costume. Pour conserver sa voix, il ne parlait aux soldats que par l’organe d’un autre ; et, quelque chose qu’il fit, il avait toujours auprès de lui son maître de chant, qui l’avertissait de ménager sa poitrine et de tenir un linge devant sa bouche[191].

L’affranchi qui avait pressé son maître de revenir à Rome voyait juste. L’empire était las d’obéir à un mauvais chanteur, comme Vindex appelait Néron. Une fermentation menaçante agitait les esprits, dans les armées et dans les provinces. Les Juifs étaient en révolte ouverte, et il avait fallu envoyer de grandes forces contre eux. Les pays de langue grecque, façonnés de longue main au despotisme et accoutumés à révérer silencieusement les extravagances de leurs rois, ne donnaient aucun signe de mécontentement. Le don de la liberté fait récemment à l’Achaïe leur semblait une libéralité de bon augure ; Plutarque, même après un demi-siècle, n’en parlait qu’avec reconnaissance. Néron chanteur et musicien, ami des comédiens et des athlètes, poète et cocher du stade, leur plaisait mieux qu’un empereur triste, économe et sévère. Mais dans tout l’Occident, où ne régnaient pas les souvenirs mythologiques et les mœurs de la Grèce, il n’y avait que du mépris pour l’impérial histrion, à qui beaucoup auraient tout pardonné, excepté de renier les coutumes, nationales. Si la gravité romaine s’accommodait du vice et du crime, elle voulait du moins être officiellement respectée. Dans la Lusitanie, l’ancien mari de Poppée, Othon, attendait depuis dix ans l’instant de se venger. Le gouverneur de la Bétique écoutait les exhortations d’Apollonius contre       l’ennemi des philosophes[192], et dans la Tarraconaise, le vieux Galba, un parent de Livie, se rendait populaire en gênant dans leurs exactions les intendants du fisc. Dans sa cohorte prétorienne on parlait tout haut du sénat, de la république, et lui qui avait refusé l’empire après la mort de Caïus, vingt-six ans auparavant, devenu plus hardi à mesure que plus âgé il avait moins à perdre, il ramassait des oracles sur un empereur qui devait sortir de l’Espagne ; il réunissait soigneusement les portraits des sénateurs tués par Néron et il entretenait de secrètes relations avec les bannis des Baléares. Dans les Gaules, un nouveau dénombrement, puis les dons exigés pour la reconstruction de Rome, avaient causé une vive irritation. Ces provinces, si voisines de l’Italie, voyaient presque et entendaient les saturnales étranges dont Rome était le théâtre. Elles étaient trop récemment entrées dans la civilisation romaine, trop gauloises encore, pour ne pas rougir de ces vices honteux que Néron étalait impunément aux bords du Tibre. Toujours aussi curieuses de nouvelles, elles ne manquaient pas de gens qui venaient leur raconter les scènes infâmes de la Maison d’Or ou des jeux Néroniens[193], et leur dire : Votre empereur, je l’ai vu au théâtre sur la scène, mêlé aux acteurs avec la cithare et le cothurne, avec le brodequin et le masque. Je l’ai vu garrotté, je l’ai vu chargé de chaînes, je l’ai vu agité des fureurs d’Oreste, ou jetant les cris de Canacé dans les douleurs de l’enfantement[194]. A ces récits, la sève barbare remontait, et l’on s’indignait d’obéir à un tel maître, moitié femme et moitié baladin.

Un de ceux qui avaient rapporté de Rome le plus de mépris et de colère était l’Aquitain Julius Vindex, de sang royal, et en ce moment gouverneur de à Lugdunaise. Il s’ouvrit aux nobles des Séquanes, des Éduens, des Arvernes, et les décida à se révolter contre Néron. Si dans ces conciliabules on parla beaucoup des vices de l’empereur, quelques-uns sans doute parlèrent aussi des inconvénients de l’empire[195] et se laissèrent aller à cette idée d’une séparation qui, un an plus tard, était entrée en tant d’esprits. Vindex, malgré son origine gauloise, était trop romain pour concevoir autre chose qu’un changement de prince ou de gouvernement ; toute sa conduite le démontre : il fit jurer à ceux qui le suivaient fidélité au sénat et au peuple romain. Mais il n’aurait pas trouvé tant de Gaulois décidés à combattre si, au mépris pour Néron, ne s’étaient jointes, au fond de bien des cœurs, de secrètes espérances. La bataille de Vesontio, où les deux armées gauloise et romaine se précipitèrent l’une contre l’autre avec acharnement, prouve que Vindex, qu’il le voulût ou non, était le chef d’un mouvement national et que les légions de Verginius Rufus toutes composées de Romains, avaient cru, en égorgeant vingt mille Gaulois, détruire des rebelles à l’empire,

Avant de commencer son entreprise, Vindex avait écrit à divers gouverneurs des provinces occidentales pour obtenir leur concours, entre autres à Galba, qui ne répondit point, mais se fit complice de la rébellion en lie livrant pas, comme les autres gouverneurs, les dépêches à Néron. Aussi, lorsque Vindex eut réuni une nombreuse armée de volontaires, il s’adressa une seconde fois à Galba : Viens, il en est temps, lui disait-il ; viens donner un chef à ce puissant corps des Gaules. Nous avons mis déjà sur pied cent mille hommes, nous en armerons davantage. Galba reçut cette lettre à Carthagène et en même temps un message du gouverneur de l’Aquitaine qui l’appelait contre les Gaulois. Il ne balança plus, car il venait d’intercepter l’ordre envoyé par Néron aux procurateurs de le tuer[196] (2 avril 68) ; il leva une légion dans sa province, ce qui lui en fit deux, se forma une sorte de sénat, une garde de chevaliers et répandit partout des proclamations contre l’ennemi commun. Othon, gouverneur de la Lusitanie, lui donna sa vaisselle d’or et d’argent pour en battre monnaie.

Néron était à Naples quand il apprit le soulèvement des Gaules, le jour même où il avait tué sa mère (19 mars 68). Il reçut cette nouvelle avec tant d’indifférence, qu’on soupçonna qu’il était bien aise d’avoir une occasion de dépouiller, par le droit de la guerre, les plus riches provinces de l’empire. Il se rendit au gymnase, regarda lutter les athlètes, et prit le plus grand intérêt à leurs exercices. On lui apporta, pendant son souper, des dépêches plus inquiétantes ; alors seulement il s’emporta contre les révoltés en imprécations et en menaces. Il n’en resta pas moins huit jours sans répondre à une seule lettre, sans donner un ordre ; il ne parlait point de l’événement et semblait l’avoir oublié.

Troublé enfin par les fréquentes et injurieuses proclamations de Vindex, il écrivit au sénat pour l’exhorter à venger l’empereur et la république, s’excusant sur un mal de gorge de n’être pas venu en personne à la curie. Rien ne le blessait plus dans les manifestes des révoltés que de se voir traiter de mauvais chanteur. Pour les autres imputations, disait-il, la fausseté en était bien démontrée par le reproche qu’on lui adressait d’ignorer un art qu’il avait cultivé avec tant d’ardeur et de succès ; et il s’en allait demandant à chacun si l’on connaissait un plus grand artiste que lui. Cependant les messagers de mauvaises nouvelles arrivaient les uns après les autres ; à la fin, saisi d’effroi, il prit le chemin de Rome. Sur sa route, un présage frivole releva son courage : c’était le bas-relief d’un monument où un chevalier romain traînait par Ies cheveux un Gaulois vaincu. A cette vue, il sauta de joie et rendit au ciel des actions de grâces. A Rome, il n’assembla ni le sénat ni le peuple, mais tint conseil à la hâte avec quelques-uns des principaux citoyens convoqués chez lui, et passa le reste du jour à essayer devant eux de nouveaux instruments de musique. Il leur en fit remarquer, pièce à pièce, le mécanisme et le travail, assurant qu’il les ferait porter au théâtre, pourvu que Vindex le lui permit.

Quand il apprit que Galba et les Espagnes s’étaient aussi révoltés, il perdit entièrement courage, se laissa tomber à terre et y resta longtemps comme à demi mort. On prétend qu’au premier bruit dé la révolte il voulait faire tuer les gouverneurs des provinces et les commandants des armées, en abandonnant aux soldats le pillage des Gaules ; égorger les exilés et tous les Gaulois se trouvant dans la capitale ; empoisonner le sénat dans un festin ; mettre le feu à Rome et lâcher en même temps les bêtes féroces sur le peuple, pour l’empêcher de se défendre contre les flammes. Détourné de ces projets par l’impossibilité de les exécuter, il songea enfin à combattre, mais sans rien préparer pour une expédition sérieuse, car, dans cette nature mobile, à la fois féroce et efféminée, les sentiments les plus contraires se succédaient rapidement. D’abord il avait voulu tout tuer, puis chasser les consuls, se faire apporter les faisceaux, et franchir lui-même les Alpes ; ils avait mis à prix la tête de Vindex : 2.500.000 drachmes pour son meurtrier ; à quoi Vindex avait répondu : Qu’on m’apporte la tête de Néron et je donnerai la mienne en échange. D’autres fois il parlait de la puissance qu’avaient son nom, sa figure, ses larmes. J’irai, disait-il ; je me montrerai sans armes aux légions rebelles. Ma douleur les ramènera au repentir et nous entonnerons ensemble un chant de victoire. Ce chant, je veux le composer sur l’heure[197].

Un événement imprévu parut d’abord relever sa fortune. Lyon, récemment secouru par Néron, tenait pour lui. Cette seule raison eût suffi pour jeter dans le parti contraire les Viennois, ses voisins, depuis longtemps jaloux de la colonie de Plancus, sur qui tombaient toutes les faveurs impériales. Déjà ils la tenaient assiégée. Lyon, encore menacé par les Éduens et les Séquanes alliés de Vindex, appela au secours les légions ibn la haute Germanie.

A leur tête était un soldat de fortune, Verginius Rufus, brave, habile et sans ambition. Il avait en profond dégoût la lâche vie’ de Néron, mais il croyait encore au sénat, au peuple romain, à la légalité. Il s’effrayait à la pensée des malheurs qui fondraient sur l’empire, si les provinces, si les armées découvraient qu’on pût faire -un empereur hors de Rome. La Belgique, qui, sans être dévouée à Néron, voyait avec peine cette prétention des Gaulois du centre de donner un maître au monde, ne remuait pas. Verginius, libre de ce côté, pénétra dans le pays des Séquanes et menaça Besançon. Vindex, accouru pour défendre cette ville, demanda une conférence. Les deux généraux s’entretinrent longtemps, et, désintéressés tous deux, tous deux méprisant Néron, ils s’étaient mis d’accord pour une restauration républicaine. Mais les légionnaires, qui supputaient le butin à faire sur les cités rebelles et à qui les noms autrefois vénérés du sénat et du peuple ne disaient plus rien, se jetèrent, malgré leurs chefs, sur les milices gauloises qu’ils tenaient en grand mépris et vingt mille Gaulois périrent. Vindex, désespéré, se tua. Néron ne gagna rien à cette victoire ; les légions victorieuses abattirent ses images et voulurent proclamer Verginius. Il refusa, malgré leurs menaces, de retourner à Néron, et il eut la force et l’adresse de les contenir jusqu’à ce que des nouvelles certaines lui arrivassent de Rome.

La confusion était extrême, et il semblait que l’empire tombât en dissolution ; le principe qui en avait jusqu’à présent maintenu l’unité et la vie allait lui manquer : la légitimité de la famille naturelle ou adoptive d’Auguste. Des cent huit personnes composant cette maison, trente-neuf, c’est-à-dire plus du tiers, avaient péri de mort violente : trait caractéristique d’un temps où, comme à la cour des sultans, les plus rapprochés du trône étaient aussi les plus exposés. Néron était le dernier de cette race ; avec lui elle allait finir ; et comme rien n’avait été prévu pour la succession au principat, il n’y avait si petit gouverneur de province, si mince général d’armés qui ne songeât à fonder une dynastie nouvelle. Dans la basse Germanie, Fonteius Capito agitait ses légions et contre Néron et contre Galba. Un accusé appelant de sa sentence à l’empereur, il se fit apporter un siège plus élevé, s’y plaça et dit : Tu es devant l’empereur maintenant, parle ; et il le condamna à mort. Claudius Macer, en Afrique, renonçant au titre impérial de legatus Augusti, prenait le nom républicain de propréteur et arrêtait les convois pour Rome, moins en vue de rétablir la république que dans la pensée que le peuple donnerait l’empire à qui ferait cesser la famine. Othon, en Lusitanie, soutenait Galba, qui pouvait ouvrir les avenues du pouvoir. Les légions d’Illyrie députaient à Verginius, pour lui offrir leurs serments ; et si l’armée d’Orient ne se prononçait pas, c’est qu’elle avait sur les bras une guerre difficile. Mais l’exemple que de toutes parts on lui donnait ne sera point perdu, et elle se souviendra bientôt que ce n’est plus à Rome que se font les empereurs[198].

Dans la capitale même la famine était menaçante[199]. Arrive un vaisseau d’Égypte ; on croit qu’il est chargé de blé et l’avant-coureur de la flotte frumentaire : il apportait du sable fin recueilli aux bords du Nil pour le cirque du palais impérial ! La colère, le dégoût, gagnèrent jusqu’à la populace. Restaient les soldats. Un des préfets du prétoire, Tigellinus, faisait en secret son, accommodement avec un ami de Galba ; l’autre, Nymphidius Sabinus, crut qu’au milieu de cet étrange désordre il lui serait aisé de se faire jour jusqu’au palais des Césars. Il n’osa demander encore pour lui-même le pouvoir ; mais, exploitant le mécontentement des prétoriens contre Néron à cause de la faveur que celui-ci montrait à sa garde germaine, il leur persuada que le prince s’était enfui ; et, afin de rendre à l’avance le gouvernement de Galba impossible, il leur promit en son nom 30.000 sesterces par tête, gratification que le vieillard économe ne pourrait et ne voudrait jamais payer. Il comptait se présenter alors et acheter aisément l’empire. Cinquante-quatre ans après la mort d’Auguste, on mettait sa monarchie aux enchères.

Ainsi les provinces, les armées se soulevaient ; le peuple de Rome, qui avait faim, menaçait, et les prétoriens se laissaient conduire par un entremetteur qui attendait le moment d’agir pour soit compte. Dans cette anarchie d’ambitions contraires, un vieux nom, un vieux droit mille fois violé, mais subsistant toujours, faisaient du sénat le maître sinon réel, apparent du moins de la situation. C’était lui que Verginius invoquait, lui dont Galba se disait le lieutenant. Quelque peu habitués que fassent les sénateurs à agir avec résolution, la gravité des circonstances allait les forcer à sortir de leur engourdissement.

Mais que faisait Néron ? Il voyait se disputer de son vivant son héritage, honte que pas un empereur n’avait subie, disait-il lui-même, mais que méritait sa lâcheté. Il coulait fuir en Égypte, chez les Parthes, ou même aller se jeter aux pieds de Galba. Il engageait des aventuriers, des tribuns à le suivre et paraissait ne pas entendre, quand l’un d’eux lui répétait ce vers d’un de ses rôles : Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ? Tous refusèrent et s’éloignèrent. La solitude se faisait dans le palais impérial. Néron, abandonné de ses courtisans, de ses gardes, appelait en vain un gladiateur qui lui donnât la mort. Personne ne répondait. Il était seul, seul avec ses crimes, avec ses craintes, avec sa lâcheté : agonie plus terrible que les violences par lesquelles d’autres périrent, parce que l’âme se relève et se retrempe pour la scène dernière, quand le peuple regarde. Un de ses affranchis, Phaon, eut pitié de lui et lui offrit sa villa à 4 milles de Rome. La nuit venue, il quitta le palais. Enhardis par cette nouvelle, les consuls convoquent le sénat, lui annoncent la fuite du prince et l’invitent à le déclarer ennemi public. Un d’eux était le poète Silius Italicus, le chantre de la seconde guerre Punique. Les Pères, heureux de pouvoir tout oser sans risquer rien, usèrent de la prérogative qu’on voulait bien leur reconnaître de disposer de l’empire, en se prononçant pour celui des candidats qui paraissait avoir les chances les plus favorables, l’élu de Vindex.

Cependant Néron fuyait. Il était parti du palais à cheval, en tunique et pieds nus, couvert d’un vieux manteau, la tête couverte et la figure cachée par un mouchoir, n’ayant pour toute suite que quatre personnes. En passant près du camp des prétoriens, il entendit les cris des soldats, qui faisaient des imprécations contre lui et des vœux pour Galba. Un voyageur dit en apercevant cette petite troupe : Voilà des gens qui poursuivent Néron ; et un autre demanda : Qu’y a-t-il de nouveau à Rome touchant Néron ? L’odeur d’un cadavre abandonné sur la route fit reculer son cheval ; le mouchoir dont il se couvrait le visage étant tombé, un ancien prétorien le reconnut, et le salua par son nom. Arrivé à un chemin de traverse, il renvoya les chevaux, et s’engagea, au milieu des ronces et des épines, dans un sentier, où il ne put marcher qu’en faisant étendre des vêtements sous ses pieds ; il parvint, non sans peine, derrière les murs de la maison de campagne. Là, Phaon lui conseilla d’entrer pendant quelque temps dans une carrière, d’où l’on avait tiré du sable ; mais il répondit qu’il ne voulait pas s’enterrer vivant. En attendant qu’on eût pratiqué une entrée secrète à cette maison, il prit dans sa main de l’eau d’une mare et dit avant de la boire : Voilà donc les rafraîchissements de Néron ! Puis il se mit à retirer les ronces qui s’étaient attachées à son manteau. Le trou creusé sous le mur étant fini, il se traîna sur les mains jusque dans la chambre la plus voisine, où il se coucha sur un mauvais matelas garni d’une couverture en loques. La faim et la soif le tourmentaient ; on lui présenta du pain grossier qu’il refusa, et de l’eau tiède dont il but un peu.

Tous ceux qui étaient avec lui le pressaient de se dérober le plus tôt possible aux outrages dont il était menacé. Il ordonna de creuser une fosse devant lui, sur la mesure de son corps, de l’entourer de quelques morceaux de marbre, s’il s’en trouvait, et d’apporter près de là de l’eau et du bois, pour que les derniers devoirs fussent rendus à son cadavre, pleurant à chaque ordre qu’il donnait, et répétant sans cesse : Quel artiste le monde va perdre ! Pendant ces préparatifs, un courrier vint remettre un billet à Phaon ; Néron s’en saisit, et y lut que le sénat l’avait déclaré ennemi de la patrie, et le faisait chercher pour le punir selon les lois anciennes. Il demanda quel était ce supplice ; il consiste, lui dit-on, à dépouiller le criminel, à lui serrer le cou dans une fourche et à le battre de verges jusqu’à la mort. Épouvanté, il saisit deux poignards qu’il avait apportés avec lui, en essaya la pointe et les remit dans leur gaine en disant : L’heure fatale n’est pas encore venue. Tantôt il exhortait Sporus à se lamenter et à pleurer ; tantôt il demandait que quelqu’un lui donnât, en se tuant, le courage de mourir. Quelquefois aussi il se reprochait sa lâcheté ; il se disait : Je traîne, une vie honteuse et misérable ; et il ajoutait en grec : Cela ne convient pas à Néron ; non, cela ne lui convient pas : il faut prendre son parti dans de pareils moments ; allons, réveille-toi. Déjà s’approchaient les cavaliers qui avaient ordre de le saisir vivant. Quand il les entendit, il prononça, en tremblant, ce vers grec : Des coursiers frémissants j’entends le pas rapide. Et il s’enfonça le fer dans la gorge, aidé par son secrétaire Épaphrodite. Il respirait encore lorsque entra le centurion, qui, feignant d’être venu pour le secourir, voulut bander la plaie. Néron lui dit : Il est trop tard. Et il ajouta : Est-ce là la foi promise ? Il expira en prononçant ces mots, les yeux ouverts et fixes[200]. Icelus, affranchi de Galba, permit qu’on brûlât ses restes. Les derniers devoirs furent rendus à ce maître du monde par sa vieille nourrice et par Acté, fidèle au souvenir de celui dont elle avait été le premier amour (9 juin 68).

Cette fin misérable, cette longue agonie où le voluptueux souffrit toutes les douleurs du corps, où le tyran ne trouva personne pour lui obéir une dernière fois, quand il demandait la mort, fuirent la légitime expiation de ce règne, qui avait été les saturnales du pouvoir. Cependant on a voulu réhabiliter Néron, et c’est en Angleterre, le pays de la froide raison, mais aussi des excentricités, qu’on s’est demandé : Néron fut-il un monstre ? Un contemporain, sans haine et sans enthousiasme, Pline l’Ancien, avait répondu d’avance : Néron fut l’ennemi du genre humain[201].

Mais quel fut l’ennemi de Néron ? Qui pervertit ce caractère où la nature avait mis quelques dispositions heureuses et certaines qualités aimables ? Le pouvoir absolu qu’il reçut à seize ans. Cet empereur est le plus éclatant exemple des dangers du despotisme pour celui qui l’exerce, surtout s’il y arrive dans le jeune âge. Avant d’être le maître du monde, Néron chérissait sa mère, ses maîtres, et il avait du goût pour les lettres, pour les arts. Simple particulier, il eût été un des élégants de Rome, où il aurait vécu longtemps et heureux ; roi absolu, il est mort à trente ans !

Cependant la mémoire de ce comédien grotesque, qui n’avait racheté ses vices et ses crimes par rien de grand dans la paix ni dans la guerre, ne périt pas avec lui. Comme il n’avait pas été publiquement exécuté, quelques-uns crurent qu’il n’était point mort et des imposteurs prirent son nom[202]. Dès l’année 69, un esclave qui lui ressemblait se fit passer pour lui à Cythnos et mit en émoi l’Asie et la Grèce. Un autre parut sous Titus. Vingt ans après, dit Suétone, pendant ma jeunesse, il y eut encore un faux Néron que les Parthes s’empressèrent d’accueillir et qui ne nous fut livré qu’avec beaucoup de peine. A Rome même, chaque année, au printemps et le h juin, son tombeau fut couvert de fleurs et de couronnes ; sur la tribune aux harangues, on apportait furtivement son image et l’on affichait des édits où il annonçait son prochain retour et ses vengeances : popularité malsaine qui fut celle aussi de Catilina, et par laquelle l’histoire ne doit pas se laisser séduire[203].

Une idée plus étrange fut celle que l’Apocalypse, composée peu de temps après sa mort, répandit dans l’Église : Néron devait paraître de nouveau à la fin du monde pour être l’Antéchrist[204]. Au onzième siècle, l’imagination des habitants de Rome était encore obsédée par le fantôme du premier persécuteur des chrétiens. Son esprit, disait-on, hantait les environs du Monte Pincio, et il fallut, pour faire cesser ces terreurs, y bâtir l’église de Santa Maria del Popolo.

 

 

 

 



[1] Je prends ce mot dans le sens latin : Claude était indécis et très faible de caractère, mais non pas pauvre d’esprit.

[2] Né à Antium, le 15 décembre 57. Il  était myope et portait un lorgnon fait d’une émeraude taillée. (Pline, Hist. nat., XXXVII, 64.) Le cognomen de la gens Claudia, Nero, était un vieux mot sabin signifiant brave et hardi : fortis et strenuus. (Suétone, Tibère, 1.) Le nom officiel de Néron dans les inscriptions et sur les médailles est : Nero Claudius Cæsar Augustus Germanicus.

[3] Cf. Epist. 33. Ses écrits n’ont, au point de vue de l’originalité philosophique, aucune valeur. Il n’ajoute rien à ce qu’il emprunte.

[4] Plutarque, dans un ouvrage que nous avons perdu, mais que Pétrarque a lu, avouait qu’aucun écrivain grec ne pouvait lui être comparé pour les préceptes de morale. (Lipsius, Proleg. in Sence.)

[5] Inst. orat., X, 1. Fronton est encore plus dur.

[6] Dion, qui est très sévère pour lui (cf. LXI, 10 ; LXII, 2). Il l’accuse d’avoir, par ses usures exorbitantes sur des prêts s’élevant à 10 millions de drachmes, causé en grande partie la révolte de la Bretagne. Sénèque avoue lui-même qu’il faisait des affaires de commerce jusqu’en Égypte (Epist. 77 ; de Vita beata, 17).

[7] Qu’on lise sa Consolation à Polybe, et le traité de la Clémence écrit après le meurtre de Britannicus.

[8] Tacite, Annales, XIII, 42 ; XIV, 52 ; Pline, Hist. nat., XIV. 5.

[9] Dion, LXI, 10 ; Tacite, Annales, XIII, 42.

[10] Tacite, Annales, XIII, 42.

[11] Au chapitre LXXXVII, § 2.

[12] Garat, qui se mit à relire Sénèque sous la Terreur, dit : Il ne nous restait plus alors qu’une seule chose à apprendre, à mourir. C’est presque toute la philosophie de Sénèque. Cf. Havet, le Christianisme et ses origines, t. II, p. 256.

[13] A cognitione veterum oratorum Seneca (principem avertit), quo diutius in admiratione sui detineret (Néron, 52).

[14] Un très habile écrivain en a dit : Il peignait bien, sculptait bien ; ses vers étaient bons. Suétone (Néron, 52) dit, en effet, qu’il faisait tout cela, mais n’ajoute pas qu’il le faisait bien, et Tacite (Annales, XIII, 3) ne lui accorde que d’avoir connu les éléments de la poésie.... Inesse sibi elementa doctrinæ ostendebat.... Nerva, le futur empereur, était un de ces arrangeurs. Cf. Martial, Épigrammes, VII, 70.

[15] .... Crebris orationibus quas Seneca testificando quam honesta præciperet, vel jactandi ingenii, vote principis vulgabat (Annales, XIII, 11).

[16] Si ce ne sont pas les termes, c’est bien le sens des paroles de Sénèque.

[17] Les littérateurs et les philosophes ont naturellement beaucoup d’indulgence pour Sénèque ; il n’en trouve plus auprès des historiens. Cf. H. Schiller, Gesch. des Nero, passim et p. 291 et suiv.

[18] Antiquités Judaïques, XX, 8.

[19] Tacite remarque que, le premier des Césars, il eut besoin d’emprunter l’éloquence d’autrui. (Annales, III, 5.)

[20] Sénèque, de Clementia, II, 1.

[21] Narcisse s’était opposé à son mariage avec Claude, et il possédait 700 millions de sesterces, qu’elle prit.

[22] .... Ibaturque in ædes nisi Afranius Burrus et Annæus Seneca obviam issent (Tacite, Annales, XIII, 2).

[23] Matri summam omnium rerum privatarum publicarumque permisit (Suétone, Néron, 9. Cf. Tacite, Annales, XIV, 11). La tête d’Agrippine n’est jamais seule sur les monnaies romaines, excepté sur des pièces grecques ou asiatiques ; mais on la trouve réunie à celle de Néron sur quantité de médailles. Cf. Eckhel, Doctr. num., I, p. LXX, et II, passim ; Mionnet, II, passim ; Cohen, I, 175-6.

[24] Tacite, Annales, XIII, 5.

[25] Ad Sat., V, 109 : Non fore sævo illi leoni quia, gustato semel hominis cruore, ingenita redeat sævitia.

[26] Cf. Tacite, Annales, XIV, 2 ; Suétone, Néron, 28 ; Dion, LXI, 11.

[27] Il fut remplacé dans la gestion des nuances de la maison impériale par l’affranchi Etruscus, qui garda son poste jusque sous Domitien. Cf. Stace et Martial.

[28] Θεών Βρώμα : c’était le nom qu’il donnait aux champignons en souvenir du mets à l’aide duquel on avait fait de Claude un dieu, en l’empoisonnant.

[29] Suétone (Néron, 55) dit que Britannicus avait une belle voix et que c’était une des causes de la haine de Néron.

[30] C’est du moins l’opinion de Juste Lipse. Ces vers sont dans Cicéron. Tusculanes, III, 19.

[31] De beneficiis.

[32] Plerique hominum ignoscebant, antiquas fratrum discordias et insociabile regnum æstimantes (Tacite, Annales, XIII, 17).

[33] De Clem., I, 2, 9. Merivale croit même (VI, 93-5) que Sénèque fut au courant de tout et y aida. Le docteur Raabe, dans son livre sur Néron, pense de même... : So sind (Séneca und Burrus) und bleiben sie dock immer in den Augen der Nachwelt Kindermörder (p. 119). Cependant on a soutenu en Allemagne (Stahr, Agrippina, p. 247), même en Angleterre, que cet empoisonnement n’était qu’un conte. J’ai dit pourquoi je ne croyais pas à celui de Germanicus sous Tibère ; par des raisons contraires, je crois absolument à celui de Britannicus sous Néron.

[34] .... impunitatem, prædiaque ampla, sed et discipulos dedit (Suétone, Néron, 33).

[35] Cf. Borghesi, Œuvres, V, 209.

[36] Impudicatu et vergentem annis dictitans (Tacite, Annales, XIII, 19).

[37] On sait que l’exil supprimait et que la relégation laissait subsister pour le condamné tous les droits de cité.

[38] Il est singulier que Sénèque et Suétone n’aient prononcé qu’une seule fois le nom de Burrus (de Clem., 7, et Néron, 55), les deux Pline jamais. Nous ne le connaissons que par Tacite et très imparfaitement.

[39] Tacite, Annales, XIV, 41 ; Suétone, Néron, 17 ; Paul, Sent., V, tout le titre 25 et notamment le paragraphe 6.

[40] Tacite, Annales, XIII, 30, 35, 52 ; XIV, 18, 28, 46.

[41] Suétone, Néron, 17 : Præbente ærario gratuita.

[42] Annales, XIII, 50-51.

[43] Tacite, Annales, XII, 51. Le droit de 4 pour 100 sur le prix des esclaves fut désormais payé, non plus comme auparavant par l’acheteur, mais par le vendeur, ainsi que cela avait lieu dans toutes les ventes ; au fond, rien n’était changé, puisque le vendeur augmentait d’autant son prix. (Annales, XIII, 51.)

[44] On ne sait point quels étaient ces droits, sans doute des espèces de superindictions, frais de recouvrement, etc., établis par les percepteurs à un titre quelconque et que l’usage avait conservés. Verrès appelait ainsi certaines concussions qu’il commettait en Sicile. Il fut rendu sous ce règne un sénatus-consulte trébellien, relatif aux fidéicommis et qu’on date de l’an 62. D’après la table d’Aljustrel, il doit être de l’année 56.

[45] Il leur donnait un traitement annuel de 500.000 sesterces. (Suétone, Néron, 10.)

[46] En l’an 62, il se plaignit dans un édit d’être obligé de donner tous les ans 60 millions de sesterces à la république pour venir en aide à l’ærarium épuisé, et il nomma une commission formée de trois consulaires ad vectigalia publica, sans doute pour aviser à combler le déficit. (Tacite, Annales, XV, 18.)

[47] Sénèque, de Ben., III, 22 ; Digeste, I, 12, 1, § 1 ; ibid., XIII, 7, 24, § 3.

[48] Tacite, Annales, XIII, 32.

[49] Suétone, Néron, 15.

[50] Tacite, Annales, XIII, 20-27.

[51] Sur ces réformes, voyez Tacite, Annales, XIII, 26-29, 31, 34. Suétone dit (Néron, 16) : Multa sub eo animadversa severe et coercita nec minus institute.

[52] Tacite, Annales, XIV, 28.

[53] Tacite, Annales, XIII, 25.

[54] Suétone, Néron, 26.

[55] Elle employait toutes les recettes alors connues, et elles étaient déjà nombreuses, pour prévenir des ans l’irréparable outrage. Elle se couvrait le visage d’un masque contre le soleil et, en quelque lieu qu’elle allât, elle se faisait suivre de cinq cents ânesses, dont le lait lui fournissait des bains qui devaient entretenir la blancheur de sa peau.

[56] On abattit ses statues en même temps que celles de Néron. Othon, après son avènement, les fit relever.

[57] Tacite, Annales, XIII, 47.

[58] Elle était arrière-petite-fille d’Auguste par sa grand’mère Julie, femme d’Agrippa et fille d’Auguste.

[59] Xiphilin, d’après Dion (LXI, 13), accuse Sénèque d’avoir été l’instigateur du parricide en affirmant qu’il a, sur ce point, de nombreux témoignages. Tacite se contente de dire :.... incertum an et ante ignaros (Annales, XIV, 7).

[60] Feri ventrem (Tacite, Annales, XIV, 8).

[61] Quintilien cite un passage de cette lettre (VIII, 5, 18) : Salvum me esse adhuc nec credo, nec gaudeo.

[62] Quintilien cite encore ces paroles de Julius Africanus, au nom de la Gaule : Rodant te, Cæsar, Galliæ tuæ ut felicitatem tuam fortiter feras (ibid., 16). Les Frères Arvales firent des sacrifices au Capitole, sur le Forum et devant la maison paternelle de Néron pour remercier les dieux de son heureux retour. (Henzen, Scari nel bosco sacro dei fratelli Arvali, p. 20.)

[63] Voyez mon Histoire grecque, chap. XV.

[64] Tacite, Annales, XIV, 15.

[65] Tacite, Annales, XIV, 21 ; Suétone, Néron, 12.

[66] Ce sont du moins les chiffres donnés par Suétone (Néron, 12). Je retrancherais volontiers un zéro à chacun des deux nombres.

[67] Ex iisdem ordinibus varia arenæ ministeria (Suétone, Néron, 12).

[68] Afin d’accroître la considération des sénateurs, il statua que, pour les appels au sénat, on consignerait la même somme d’argent que pour les appels à l’empereur.

[69] Annales, XIV, 28. En 62, il fallut interdire les adoptions fictives, parce que, pour profiter de la préférence accordée par la loi Papia Poppæa aux pères de famille, on faisait avant les élections des adoptions qu’on annulait ensuite. Cf. ibid., XV, 19.

[70] Tacite, Annales, XIV, 10 : lege Cornelia damnatur. Cette loi prononçait la déportation et la confiscation ; pour les esclaves, la mort. (Digeste, XLVIII, 10, fr. I, § 15.)

[71] Tacite, Annales, XIV, 50.

[72] Tacite, Annales, XIII, 47.

[73] Consuleret quieti Urbis (Tacite, Annales, XIV, 22).

[74] Tacite, Annales, XIV, 48, 49.

[75] Tacite, Annales, XIV, 50.

[76] L’importation des blés se faisait sur une telle échelle, qu’en l’année 63 le pria des grains ne haussa pas à Rome, bien que Néron eût fait reprendre au peuple et jeter dans le Tibre tout le blé gâté, et qu’une tempête eût détruit sur le fleuve même et à Ostie trois cents navires. (Tacite, Annales, XV, 18.)

[77] Tacite, Annales, XIV, 27. La haute Italie ne partageait pas cette décadence, et la population des Alpes maritimes se trouva assez romanisée pour que Néron lui donnât en 63 le jus Latii. (Tacite, Annales, IV, 32.)

[78] Tacite, Annales, XIV, 17. En l’an 61, Néron fut aussi obligé d’écrire aux Lacédémoniens pour leur reprocher d’abuser de la liberté qu’on leur laissait. (Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane, IV, 11.)

[79] Tacite, Annales, XIV, 37 : Nullo a nobis remedio, propriis opibus revaluit. On se rappelle les secours donnés en pareille occasion par Auguste et Tibère et les travaux publics exécutés dans les provinces. Une inscription montre un procurateur de Néron reconstruisant la route d’Apamée à Niée, vetustate collapsam (C. I. L., III, 346).

[80] Tacite, Annales, XIV, 18.

[81] Annales, XIV, 53.

[82] Quelques-uns, mais sans preuves, font aussi Espagnol Silius Italicus, l’auteur du très prosaïque poème de la seconde guerre Punique. L’Espagne avait aussi donné les deux Balbus, l’un qui fut consul ; l’autre qui, le premier des provinciaux, obtint le triomphe.

[83] Je sais bien tout ce qui manque aux deux Pline, et, d’autre part, j’accorde que Lucain, à ne regarder que le style, est souvent un grand écrivain ; que Martial a de l’esprit, Perse de la force, Stace du brillant, Quintilien une rare correction ; mais, dût-on accuser un égoïsme d’historien, je les laisserais volontiers tous aux lettrés de profession pour garder quatre écrivains qui m’apprennent au moins quelque chose sur l’homme, la société romaine et la science antique.

[84] Annales, XVI, 5. Voyez le chapitre LXXXIII.

[85] Tacite, Annales, XIII, 8, 9. Pour les guerres d’Arménie, voyez le consciencieux travail d’Egli, dans les Untersuchungen de Büdinger, Zurich, 1868.

[86] Tacite, Annales, XIV, 25-26.

[87] Tacite, Annales, XV, 24-32. Ce couronnement n’eut lieu qu’en l’année 66.

[88] Eckhel, Doctr. num., VI, 268 ; Cohen, I, Néron, n. 86-90, et supplém. N., n. 9-13.

[89] On peut lire encore sur la tombeau des Plautii, au Ponte Lucano, près de Tivoli, la très intéressante épitaphe de Plautius Ælianus, qui relate ses services et ses dignités. Cf. Orelli, n° 750.

[90] Tacite, Annales, XIII, 54-56.

[91] Annales, 57, et Germanie, 33.

[92] Tacite, Annales, XIII, 55. Le canal de jonction la Moselle et la Saône s’achève en ce moment.

[93] Tacite, Annales, XIV, 29 ; Agricola, 14.

[94] Auprès de Saint-Albans.

[95] D’après Dion, LXII, 2, la cause de la révolte fut une réclamation de 10 millions de deniers faite par Sénèque, et le remboursement d’un prêt consenti par Claude.

[96] Dion, LXII, 1 ; Tacite (Annales, XIV, 53) dit plus de soixante-dix mille.

[97] Tacite, Annales, XIV, 29-40 ; Agricola, 10. Suétone dit (Néron, 48) que Néron songea un moment à abandonner la province. Ce n’est guère admissible.

[98] Tacite, Annales, XIV, 51-56.

[99] Tacite, Annales, XIV, 57-59.

[100] Castiora esse muliebria Octaviæ quam os ejus (Tacite, Annales, XIV, 60-4).

[101] Dion (LXIV, 14) et Suétone (Néron, 55) n’en doutent pas. Tacite, cette fois plus réservé, se contente de dire : creditus est. (Annales, XIV, 65.)

[102] Tacite, Annales, XIV, 45 ; Suétone, Néron, 25 ; Dion, LXI, 20.

[103] Annales, XV, 57. Cf. Dion, LXII, 25 ; LXIII, 13.

[104] Martial cite le même fait pour un particulier (XII, 42). Cette ignoble aberration faisait alors partie des mœurs romaines.

[105] L’incendie éclata dans la nuit du 18 au 19 juillet, anniversaire de la prise de Rome par les Gaulois ; il dura six jours et sept nuits, et reprit pendant trois journées encore.

[106] Initium in ea parte Circi.... ubi per tabernas, quibus id mercimoniurn inerat quo flamma alitur, simul cœptus ignis et statim validus ac vento citus (Tacite, Annales, XV, 38). Tacite avait alors huit ou neuf ans (Borghesi, VII, 322).

[107] Huc illuc per noctem cursaret incustoditus (Tacite, Annales, XV, 50).

[108] Après la découverte de la conspiration, un des conjurés, interrogé par Néron lui-même, répondit : Je te hais, parce que tu es parricide et incendiaire. (Tacite, Ann., XV, 67. Cf. Stace, Silves, II, 7.)

[109] Le concile de Jérusalem n’avait pas interdit les observances de l’ancienne loi (50 de J.-C.). Saint Paul, qui avait fait prévaloir la doctrine de la liberté évangélique, soumit encore Timothée à la circoncision, parce que les Juifs du pays n’auraient pu se résoudre à recevoir les instructions d’un incirconcis. (Fleury, Hist. ecclés., I, 34.) Paul rappelle (Ep. ad Phil., III, 5) qu’il a été circoncis.

[110] Il ne faudrait pas croire qu’il se trouvât à Rome, en ce temps-là, beaucoup de Juifs et beaucoup de chrétiens. Pour les premiers, ils étaient sous Tibère environ huit mille, sans compter les femmes et les enfants (Josèphe, Ant. Jud., XVII, 3, 1, et XVIII, 3, 5) ; on en relégua la moitié en Sardaigne ; le reste fut chassé de Rome, et naturellement ils ne rentrèrent que peu à peu dans une ville où ils étaient toujours exposés à voir renouveler contre eux le décret d’expulsion de Tibère. Sous Caligula, ils eurent tout à craindre, malgré la faveur dont jouissait Agrippa, un de leurs princes. Ils y revinrent cependant, attirés par les profits qu’ils trouvaient à faire dans la grande capitale. Sous Claude, on les chassa encore (Actes, XVIII, 2). Ils ne pouvaient donc être bien nombreux sous Néron. La propagande leur était difficile ; ils avaient quelques prosélytes de la porte qui écoutaient de loin les prières de la synagogue, mais fort peu de prosélytes de la justice, parce que très peu de païens se soumettaient à la loi cérémonielle de la circoncision. Quant aux chrétiens qui se recrutaient parmi les pauvres, peu d’entre eux avaient été en état de faire, dans les trente et un ans écoulés depuis la mort de Jésus, le long et coûteux voyage de Rome, et la propagande, si active qu’on la suppose, n’avait pas eu le temps d’être très efficace. Il résulte des Actes (XXVIII, 15 et suiv.) qu’à l’arrivée de saint Paul, en l’année 62, les principaux de la synagogue romaine étaient très ignorants de la nouvelle secte (Act., XXVIII, 17 et suiv.), et que les frères venus au-devant de Paul sur la voie Appienne devaient être en bien petit nombre, puisque la faible escorte qui conduisait au préfet du prétoire plusieurs prisonniers d’outre-mer, les laissa communiquer avec eux. Sénèque parait ne pas les connaître (S. Augustin, de Civ. Dei, VI, II), et Perse, qui énumère les superstitions établies à Rome au temps de Néron (Satires, V, 179), ne parle que des Juifs, des prêtres de Cybèle et de ceux d’Isis. Partout où des Juifs s’étaient établis, et chaque grande ville marchande en avait une colonie, il pouvait se rencontrer quelques chrétiens. Saint Paul en trouva dans Pouzzoles (Act., XXVIII, 14), et on a cru lire le mot christianus charbonné sur un mur à Pompéi, lecture problématique, mais non impossible. Les supplices de l’an 64, ordonnés à grand bruit un jour de fête, laissèrent un assez terrible souvenir pour justifier le mot de Tacite, de saint Clément et de l’Apocalypse, sur la multitude des victimes, sans que le nombre en ait été vraiment considérable. Même à Jérusalem, la communauté chrétienne était assez faible et obscure pour que Josèphe ne la cite pas dans l’énumération des partis religieux existant dans la ville. Juste de Tibériade, qui avait aussi écrit une histoire du siège, ne parait pas non plus l’avoir mentionnée. (Photius, Biblioth., 33.)

[111] Le dogme de la résurrection, qui est singulièrement voilé dans les livres de l’Ancien Testament, était cependant admis par les Pharisiens ; mais l’autre grand parti juif, les Sadducéens, le rejetait (Actes, XXIII, 8).

[112] Saint Paul, par exemple, ne connaît aucun Évangile, et les Épîtres apostoliques n’en supposent pas l’existence.

[113] Vit. Jos., 3. Il faut dire qu’elle était très superstitieuse. Tacite (Hist., I, 22) la montre livrée aux astrologues et aux charlatans : Multos secreta Poppææ mathematicos habuerant.

[114] Tacite, Annales, XIII, 32. Voyez notre chapitre LXXXVI, § VI. Les Juifs, comme après eux les chrétiens, cherchaient à gagner les femmes à leurs doctrines. Les habitants de Damas forment le projet d’égorger les Juifs établis au milieu d’eux ; mais ils sont obligés pour réussir de s’engager à un secret absolu, parce que, dit Josèphe (Bell. Jud., II, 20), presque toutes les femmes de la ville appartenaient d la religion judaïque. Cf. S. Paul, ad Rom., chap. XVI ; Pline, Lettres, X, 97. M. Derenbourg (Hist. de la Palestine, p. 223) pense qu’il en était de même dans la Batanée, le Hauran, l’Adiabène, etc.

[115] .... per flagilia invisos (Annales, XV, 44). Christiani, genus hominum superstitionis novæ ac maleficæ (Suétone, Néron, 46).

[116] Annales, XV, 44.

[117] A la première apparition du choléra à Paris, en 1832, le peuple affolé crut à un empoisonnement, et plusieurs personnes furent frappées ou jetées à la Seine comme empoisonneurs.

[118] Adversus omnes alios hostile odium (Tacite, Hist., V, 5). Les mots de Tacite (Ann., XV, 44) à propos des chrétiens :.... Odio generis humani convicti, qu’on traduit habituellement par ennemis du genre humain, doivent s’entendre : condamnés par la haine du genre humain.

[119] Saint Étienne et saint Jacques lapidés à Jérusalem ; saint Paul menacé de mort, etc. Ajoutez les divisions intérieures de la nouvelle église et l’opposition des judéo-chrétiens et des paulinistes, dont témoignent tant de passages des Épîtres et de l’Apocalypse.

[120] Ep. ad Philip. ad finem. Saint Clément (Epist. ad Cor., I, III, V et VI) attribue la persécution à la jalousie.

[121] Cf. Carmina Sibyllina, II, 176. Ces vers sont probablement de l’année 75. Il est à peu près démontré aujourd’hui que l’Apocalypse fut rédigée du temps de Galba. Cf. E. Reuss, Hist. de la Théol. chr., t. I, l. III, chap. V, et Renan, l’Apocalypse.

[122] Les Romains avaient cependant une riche nomenclature de supplices. Cf. Sénèque, de Ira, III, 3 ; Consol. ad M., 20 ; Ep. ad Luc., XIII ; Marquardt, V, 1, 195 ; Friedlænder, II, 252, et Le Blant, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1866, p. 558. Faire flamber des hommes n’était pas même une nouveauté. Sénèque (loco cit.) et Juvénal (Satires, I, 156) en parlent. On enveloppait les condamnés d’une chemise couverte de cire et de soufre, que Juvénal (VIII, 235) appelle d’un nom sans doute populaire : la tunique incommode, tunica molesta.

[123] On a dit qu’ils furent poursuivis comme ennemis du genre humain : ces mots de Tacite sont une phrase de rhétorique et non pas de code pénal. On ne condamnait pas, même dans l’empire romain, sous un pareil prétexte. J’admire le profond savoir de M. de Rossi et la méthode sévère de ses recherches ; il a créé une branche nouvelle de la science, l’archéologie chrétienne, dont le monde savant doit lui être reconnaissant ; mais je demande, tout en le suivant, à ne pas aller, sur certains points, aussi loin que lui. Les victimes de la fête de Néron furent prises parmi les chrétiens, mais ce fut comme incendiaires qu’on les frappa, ce qui exclut encore l’idée d’une persécution religieuse générale. Suétone (Néron, 16) met leur supplice au nombre des mesures de police prises par l’empereur dans l’intérêt de la capitale. Sur cette question, voyez de Rossi, Bull. di Arch. crist., 1865, p. 93.

[124] Apocalypse, II, 13.

[125] Les magiciens sont brillés vifs, dit Paul, Sent., V, 13, 17.

[126] Cicéron, de Leg., II, 8. Voyez le sénatus-consulte contre les Bacchanales, et pour la conduite d’Auguste, de Tibère et de Claude à l’égard des druides. Tertullien connaissait bien cette légalité dure, mais qui reposait sur les idées les plus respectables de patriotisme et de religion : Vetus erat decretum, dit-il (Apologétique, 5), ne quis deus ab imperatore consecraretur, nisi a senatu probatus.

[127] Concitantem seditiones (Actes, XIV, 5).

[128] Pour qu’elle le devint, il aurait fallu un sénatus-consulte ou un édit du prince dont Tacite aurait certainement parlé. Sur cette législation, voyez le mémoire de M. Le Blant sur les Bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs.

[129] Cf. Josèphe, Ant. Jud., XIII, 5, 5.

[130] Tillemont dit en 66 ; Fleury, en 67 ; Pearson, en 68 : c’est la date de saint Jérôme : XIVe Neronis anno. Saint Clément (ad Cor., 1, 5 et 6) affirme ce double martyre qui donnait une si grande autorité à son siége épiscopal. Mais on sait comme les légendes se forment vite au sein des églises naissantes ; son témoignage peut n’être qu’un écho de celle qui s’était établie à ce sujet. Dans l’imagination des fidèles, les deux grands apôtres n’avaient pu disparaître obscurément.

[131] Les Actes et les Épîtres se terminent à la captivité de Paul.

[132] Tacite, Annales, XIV, 57. Le délateur Capito fait les mêmes insinuations contre Thrasea. (Ibid., XVI, 22.)

[133] C’est le mot de Sénèque : .... censuram agere regnantium (Ep. ad Luc., CVIII, 15).

[134] Suétone, Néron, 31 ; Pline (Hist. nat., XXXIV, 7) dit 110 pieds. Après sa mort, on la consacra au Soleil. Cf. Spartien, Hadrien, 19 ; Lampride, Commode, 17. L’auteur de cette statue était ce Zénodore qui avait fait pour les Arvernes la statue colossale de Mercure, placée au sommet du Puy de Dôme. (Pline, Hist. nat., XXXIV, 18.)

[135] Suétone, Néron, 31.

[136] Suétone dit de Caligula, 27 : Nihil tam efficere concupiscebat quam quod posse effici negaretur.

[137] Ce canal, qui aurait eu 230 kilomètres de long, avait pour but d’éviter le cap Misène et le promontoire de Circei, où un grand nombre de navires périssaient tous les ans, et d’assainir la campagne de Rome en desséchant les marais Pontins : entreprise très utile, mais probablement impossible à raison du niveau du sol.

[138] Pline, Hist. nat., XXIII, 11 ; Suétone, Néron, 50.

[139] La passion de la loterie. Néron jetait de petites boules sur lesquelles étaient inscrites les choses à distribuer.

[140] Le fiscus avait de grandes ressources. En 62, Néron fit jeter au Tibre une immense quantité de blé qui s’était gâté dans les greniers publics ; peu de temps après, deux cents navires chargés de grains furent détruits par une tempête, cent autres par un incendie, et telle était encore l’abondance des ressources préparées, que le pria du blé n’en augmenta pas à Rome. Cette même année, il donna à l’ærarium 60 millions de sesterces, en s’engageant à faire pareille libéralité au trésor public tous les ans. (Tacite, Annales, XV, 18.)

[141] Suivant Letronne, l’aureus de César pèse en grains 125,66 ; celui de Néron, 115,39. Pline dit (XXXIII, 3, 4) que Néron réduisit l’aureus jusqu’à 1/45 de la livre, mais ce serait au poids de 7gr,280, et aucune pièce d’or de cet empereur ne descend aussi bas. (Saglio, Dict. des Ant., t. I, p. 563, au mot Aureus.)

[142] Lenormant, la Monnaie dans l’antiquité, t. III, p. 30.

[143] Suétone, 38, et Dion, LXII, 18.

[144] Ce sacrilège causa une révolte à Pergame, où les citoyens empêchèrent un affranchi de Néron d’enlever leurs statues et leurs tableaux. (Tacite, Annales, XVI, 23.) Rhodes aussi refusa de se laisser voler. (Dion Chrysostome, Orat., 31.)

[145] Tacite, Annales, XV, 45.

[146] Le président des courses jetait du haut d’un balcon un mouchoir blanc dans la lice : c’était le signal du départ. (Friedlænder, t. II, p. 212.)

[147] Il avait enlevé la femme d’un de ses amis (Tacite, Annales, XV, 59).

[148] La magnifique demeure de ce Romain servit de résidence à quelques empereurs et fut donnée aux papes par Constantin. (Bunsen, Beschr. der Stadt Rom., III, I, 469.)

[149] Tacite (Annales, XV, 61, 65) n’affirme pas la complicité. Dion (LXII, 24) n’en doute pas. Un vers de Juvénal y fait sans doute allusion : Quis tam perditus ut dubitet Senecam præferre Neroni ? (Satires, VIII, 211.)

[150] Voyez les indignes flatteries qu’il prodigue à Néron au commencement de la Pharsale.

[151] Multus in gloria tyrannicidarum palam prædicanda ac plenus minarum ; usque eo intemperans ut Cæsaris caput proximo cuique jactaret. (Suétone, Luc. vita.)

[152] Rien du moins ne parut prouvé contre elle ; Néron l’oublia.

[153] Tacite, Annales, XV, 65.

[154] Épictète, Dissert., I, 1, 20.

[155] Elle le fut quelque temps à Rome. Suétone (Lucani vita) se souvenait des lectures publiques qu’il en avait entendu faire et des folies des libraires pour illustrer les exemplaires mis en vente.

[156] M. Nisard en doute (Poètes latins de la décadence, t. II, p. 5I), et il se pourrait qu’il n’eût pas tort, les défauts de Lucain étant de ceux dont on ne guérit pas.

[157] Quelques-uns de ses discours sont pourtant fort beaux, témoin celui de Caton près du temple d’Ammon, dont il refuse de consulter l’oracle parce que sa conscience lui suffit :

Un Dieu vit dans nos cœurs ; il nous parle sans voix.

En nous donnant le jour il nous dit une fois

Tout ce qu’il faut savoir,... etc.

Est-il un autre autel pour la divinité

Que la terre, le ciel, l’Océan, l’air immense

Et la vertu... ?

(Pharsale, IX, 574 et suiv., traduction de M. Demogeot.)

Quintilien trouvait Lucain plus orateur que poète.

[158] Cf. Borghesi, Œuvres, V, 29.

[159] Tacite, Annales, XV, 74.

[160] Il ne voulut pas qu’on brûlât son corps, selon l’usage romain ; il le fit embaumer et ensevelir dans le tombeau des Jules. (Tacite, Annales, XVI, 6.)

[161] Tacite, Annales, XVI, 10-12.

[162] On faisait des sacrifices quand il était enrhumé.

[163] Thrasea avait écrit une vie de Caton. (Plutarque, Caton d’Utique, 25, 37.)

[164] Voyez, sur Eprius Marcellus, Borghesi, Œuvres, III, 285-293.

[165] .... illustrium virorum feminarumque cœtus frequentes (Tacite, Annales, XVI, 51).

[166] Paconius, Agrippinus et Helvidius Priscus furent bannis, Montanus déclaré indigne d’occuper une charge publique, etc.

[167] Patientia servilis.... tam segniter pereuntes.... ignavia per silentium pereuntium (Annales, XVI, 16, 25). Il avait déjà parlé dans la Vie d’Agricola (42) de ces morts théâtrales et aussi ambitieuses qu’inutiles : in nullum reipublicæ usum ambitiosa morte inclaruerunt.

[168] Arrien, Epict., I, 1.

[169] Philostrate, Vita Apollonius, V, 35. Sur l’indifférence politique des stoïciens, voyez Martha, Lucrèce, p. 200.

[170] Satires, III, 35-58.

[171] Fata nos ducunt et quantum cuique restat, prima nascentium hora disposuit.... privata ae publica longus ordo rerum trahit.... olim constitutum est quid gaudeas, quid fleas (Sénèque, de Prov., 5).

[172] Sénèque, ad Marc., 10.

[173] Sénèque essaye (de Clem., II, 5) de disculper la doctrine stoïcienne d’être minime principibus regibusque bonum datura consilium. Tigellinus représentait à Néron Stoicorum arrogantia quæ turbidos et negotiorum appelantes faciat (Tacite, Ann., XIV, 57).

[174] Tacite, Annales, XIV, 39.

[175] Il avait été dénoncé par un de ses officiers, Arrius Varus (Tacite, Hist., III, 6). Dion (LXII, 19) dit que bien des gens étaient prêts à le proclamer empereur, et Suétone (Néron, 36) que, Annius Vinicianus, gendre de Corbulon, fut le chef d’une conjuration, préparée et découverte à Bénévent. Aurelius Victor (de Cæsaribus, 5) parle aussi de plusieurs complots ; et Henzen (Scavi, p. 21-22) cite ces mots des tables Arvales pour l’année 66 :.... ob delecta nefariorum consilia, providentiæ reddito sacrifacio. Mais il faut bien reconnaître qu’on ne sait rien de la conjuration de Vinicianus, ni quel rapport elle peut avoir eu avec la mort de Corbulon.

[176] Suétone, Néron, 52 ; Dion, LXII, 18.

[177] Hoc agamus ue quia quicquam habeat (Suétone, Néron, 32).

[178] D’après la doctrine des mages, l’eau salée est impure. (Pline, Hist. nat., XXX, 17.) Cependant il revint par Brindes et Dyrrachium.

[179] Suétone (Néron, 30) dit que la dépense fut de 800.000 sesterces par jour, ce qui donne pour tout ce voyage, aller et retour, qui dura neuf mois, une dépense totale d’environ 200 millions de sesterces. Au départ, Néron lui fit encore présent de 100 millions de sesterces, suivant Suétone ; de 50 millions de drachmes, suivant Dion (LXIII, 6).

[180] Dion, LXIII, 7 ; Pline, Hist. nat., XXX, 6.

[181] Suétone, Néron, 13. Tacite ne semble pas avoir connu cette fermeture du temple de Janus ; mais les médailles (cf. Eckhel et Cohen) confirment le renseignement donné par Suétone.

[182] Tacite, Histoires, I, 6.

[183] Tacite l’appelle : incredibilium cupitor (Annales, IV, 42).

[184] Dion, LXIII, 16 ; Suétone, Néron, 19.

[185] Cf. Pline, Hist. nat., VI, 13 ; Dion, LXIII, 8 ; Tacite, Hist., I, 6 ; Sénèque, Quæst. nat., VI, 8. La description qu’il fait de ces marais, d’après le récit d’un des centurions qu’il interrogea, est encore vraie aujourd’hui. Néron avait aussi envoyé, niais dans un but de commerce, un chevalier romain sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique pour y acheter tout l’ambre qu’il y pourrait trouver. (Pline, Hist. nat., XXXVII, 11.)

[186] Cela du moins avait été décidé pour son canal de Misène à Rome, qui, traversant les marais Pontins, aurait tué d’ailleurs presque tous les travailleurs.

[187] Suétone, Néron, 54.

[188] Dion, LXIII, 14, et Néron ou le percement de l’Isthme, dialogue attribué à Lucien.

[189] Pausanias, X, 7, et V, 26.

[190] Pausanias, IX, 27.

[191] Suétone, Néron, 25.

[192] A moins que Philostrate (Apollonius, V, 10), confondant les lieux et les personnages, n’ait voulu parler de Galba.

[193] Suétone, Galba.

[194] Suétone, Néron, 27-29, et Dion, LXIII, 22.

[195] Voyez, dans Tacite (Hist., IV, 14), le discours de Civilis, où se trouvent ces mots significatifs : Gallias idem cupientes, et celui de Vocula (ibid., 57) donnant le même nom à la révolte de Sacrovir et à celle de Vindex. Plutarque (in Galba) montre la Gaule entière dans l’agitation et disposée à la révolte, même après la mort de Néron.

[196] Suétone, Galba, 9, et Aurelius Victor, de Cæsaribus, 5. A moins qu’il n’ait supposé cet ordre pour justifier sa révolte.

[197] Je ne répondrais pas qu’il n’y ait dans tout ce récit de Suétone plus de caricature que d’histoire. Comme de Néron on pouvait tout attendre, on pouvait aussi tout dire.

[198] Evulgato imperis arcano, pusse principem alibi quam Romæ fieri (Tacite, Histoires, I, 4).

[199] Quand arrivèrent les premiers navires frumentaires que Vespasien avait laissés partir d’Alexandrie, il ne restait plus à Rome de blé que pour dix jours.

[200] Suétone, 47-49. Cf. Dion, LXIII, 29 ; Josèphe, Bell. Jud., IV, 9 ; Eutrope, VII, 9 ; Aurelius Victor, Épitomé, V, 7. Cf. saint Augustin, Civ. Dei, V, 49 ; Pline, Hist. nat., VII, 6.

[201] Pline, Hist. nat., VII, 6 : hostis generis humani. Cf. ibid., XXII, 46. Pline, né l’an 23, mort en 79, avait trente et un ans à l’avènement de Néron.

[202] Tacite atteste qu’il y en eut plusieurs. (Histoires, II, 3.)

[203] On s’est abuses sur cette prétendue popularité, qui n’exista que pour quelques intéressés, mais qui a prêté à des effets littéraires. Cf. Suétone, Néron, 57 : Obiit.... tantumque gaudium publice præbuit ut plebs pileata tota orbe discurreret. Cf. Plutarque, Galba.

[204] Cythnos, où se produisit le premier des faux Nérons, n’est pas loin de Pathmos ; saint Jean écrivait alors (année 69), dans cette dernière île, son Apocalypse. Voyez la curieuse étude de M. Renan, l’Apocalypse, où l’éminent écrivain me paraît d’ailleurs avoir trop d’indulgence pour Néron.