HISTOIRE DES ROMAINS

 

NEUVIÈME PÉRIODE. — LES CÉSARS ET LES FLAVIENS (14-96), CONSPIRATIONS ET GUERRES CIVILES. DIX EMPEREURS, DONT SEPT SONT ASSASSINÉS

CHAPITRE LXXIV — CALIGULA ET CLAUDE (37-54).

 

 

I. — CALIGULA (37-41).

Né le 31 août de l’an 12, Caligula, dont le vrai nom, celui des actes officiels et des médailles, est Caïus César, allait achever sa vingt-cinquième année. Le vieil empereur lui préférait Tiberius Gemellus, son propre sang ; mais il fit céder ses prédilections à ce qu’il crut être l’intérêt public : son petit-fils n’avait que dix-sept ans, Caligula semblait donc plus capable de gouverner ; d’ailleurs, choisir Gemellus c’eût été probablement décider sa mort. Il se contenta de lui donner une part de son héritage domestique et des prérogatives impériales. Le sénat cassa ce testament et conféra au seul Caligula tous les pouvoirs[1].

Quant au prince mort, on lui fit des funérailles impériales sans beaucoup de pompe et avec encore moins de douleur : on ne lui décerna aucun des honneurs qui avaient été décrétés pour Auguste ; on ne s’engagea même pas à jurer par ses actes et on ne fit point de lui un dieu : c’était presque le déclarer tyran. Aussi son nom ne fut jamais placé sur la liste des empereurs que renfermait la formule du serment prêté chaque année par les consuls, à leur entrée en charge. Mais je pense que si Tibère avait pu, comme dit Pline, assister à sa postérité, il se serait peu soucié des affronts faits à sa mémoire, et moins encore de la divinité qu’on lui refusait.

Rome, fatiguée du sombre despotisme qui finissait, salua de ses acclamations l’avènement du fils de Germanicus. Le nouvel empereur justifia d’abord toutes les espérances. Il rendit de grands honneurs à la mémoire de sa mère et de ses deux frères, dont il alla lui-même chercher pieusement les cendres ; et, pour qu’on ne craignît point de nouveaux supplices, il brûla tous les papiers de Tibère. Il défendit les accusations de lèse-majesté, rappela les bannis, ouvrit les prisons et releva de la sentence qui les frappait ces autres condamnés d’Auguste et de Tibère, les livres de Labienus, de Cremutius Cordus et de Severus : Qu’on les lise, dit-il, je suis intéressé plus que personne à ce que la postérité sache tout. Il décerna à son aïeule Antonia les honneurs que Livie avait eus ; à ses sœurs, les prérogatives des vestales : à son oncle Claude, le consulat. Il adopta Gemellus et lui conféra le titre de Prince de la jeunesse. Le peuple eut des largesses, les soldats des gratifications qui portèrent au double les legs de Tibère[2]. En même temps l’impôt odieux sur la vente des marchandises était supprimé pour l’Italie. Les magistrats rentraient dans le plein exercice de leurs droits, sans qu’on pût en appeler au prince de leurs sentences, et les comices d’élection étaient rétablis ; seulement il ne se trouvait plus ni candidats, ni électeurs. Enfin, quand il prit possession du consulat, il prononça dans la curie un discours rempli de si magnifiques promesses, que le sénat, pour lier le prince par ses propres paroles, ordonna que chaque année on fit une lecture solennelle de la harangue impériale.

Avec ce digne fils de Germanicus, le plaisir et la liberté rentraient donc dans la ville ; les âmes comprimées se relevaient, et toutes les voix, naguère muettes, éclataient en cris joyeux. Ce n’était plus que fêtes, jeux et spectacles : l’âge d’or d’Auguste était revenu ; n’avait-on pas mieux que la liberté ? Un jeune empereur qui donnait tout à tous. L’encens fumait sans relâche sur les autels, où la foule vêtue de blanc, couronnée de fleurs, accourait chaque jour remercier les dieux d’avoir accordé un tel prince à la terre ; en trois mois on immola cent soixante mille victimes, et le sénat, pour ne pas demeurer en reste avec le favori du peuple, décréta que le jour de son avènement serait célébré comme l’anniversaire d’une nouvelle fondation de Rome.

Aussi quel effroi lorsque, au huitième mois, Caligula tomba malade. Chaque nuit le peuple assiégeait son palais pour avoir des nouvelles ; il y en eut qui offrirent leur vie aux dieux en échange de la sienne !

La maladie provenait d’excès honteux. Caïus, dit le Juif Philon, qui le vit à Rome, changea sa première manière de vivre, laquelle, du temps de Tibère, avait été plus sobre, et conséquemment plus salubre, en une plus somptueuse et délicieuse ; car on ne parlait lors que de boire force vin tout pur, manger force viandes, et encore que le ventre frit plein et appesanti de tant de choses, la gloutonnerie pourtant n’était assouvie. Les bains suivaient, puis hors temps et saison, vomissements et derechef tout incontinent l’ivrognerie et gourmandise sa compagne, et paillardise avec enfants et femmes, et autres vices semblables qui détruisent l’âme et le corps[3]. Pour Caïus, le corps se tira de la crise, hais non l’esprit. Ce mal inconnu semble avoir développé en lui une sorte de folie furieuse ; il se releva tel qu’on prétend que Tibère l’avait deviné. Je le laisse vivre, aurait dit le pénétrant vieillard, mais ce sera pour son malheur et pour celui du monde.

Durant sa maladie, il avait institué sa sœur Drusilla héritière de tous ses biens et de l’empire ; quelque temps après, il l’épousa, et, quand elle mourut, il en fit une divinité qu’on adora sous le nom de Panthée[4] (38). Gemellus l’inquiétait, il le tua. La vertueuse Antonia lui adressait des reproches, il l’empoisonna ou la réduisit à s’ôter la vie. Macron avait été son confident, son protecteur, sous Tibère, et la femme de ce favori avait oublié pour lui ses devoirs ils les fit mourir tous deux. Silanus, son beau-père, eut le même sort. Sa sœur Julia Livilla, après avoir été le jouet de ses caprices, fut chassée de son palais et reléguée dans une île déserte. Les exilés, à qui la loi laissait leur fortune et les règlements impériaux certaines aises, lui parurent mener une vie trop douce : il les rit tuer, de sorte qu’il ne se trouva pas une grande famille romaine qui ne fût dans le deuil. Un des droits les plus chers aux citoyens était de ne pouvoir jamais subir une punition corporelle. Un questeur fut battu de verges, des sénateurs furent mis à la question. Un vieillard, un consulaire, vint un jour le remercier de ne lui avoir pas ôté la vie ; il lui donna son pied à baiser ! Il trouva plaisant d’obliger ceux qui durant sa maladie avaient fait des vœux imprudents à tenir parole ; un d’eux hésitait : on le couvrit comme une victime de verveine et de bandelettes, puis on le livra à une troupe d’enfants qui le poursuivirent par les rues, en lui rappelant son vœu, jusqu’à la roche  Tarpéienne d’où on le précipita[5].

Après Drusilla, il enleva successivement à leurs maris deux matrones qu’il épousa pour les répudier aussitôt et les condamner à l’exil. Une troisième, Cesonia, sut mieux le fixer, mais au prix de quelles terreurs ? Il voulait, lui disait-il, la faire mettre à la torture afin de savoir pourquoi il l’aimait tant ; ou bien encore : Que je fasse un signe, et cette chère tête tombera. Il se plaisait à renouveler avec ses amis ces plaisanteries cruelles. Au sénat, il aimait à parler et il invitait tout l’ordre équestre à venir l’écouter. Dans son palais, il rivalisait avec les cochers du cirque, les gladiateurs et les mimes. Trois consulaires furent un jour gravement convoqués pour l’entendre chanter ; c’était déjà Néron.

Cette fois nous avons bien un tyran insensé qui joue avec la fortune et la vie des Romains, un de ces génies malfaisants qui tuent pour le plaisir de tuer : son règne est l’orgie du pouvoir. Pour l’honneur de l’humanité, il faut croire que ces attaques d’épilepsie dont il souffrait dans son enfance, et le dernier mal dont il avait été frappé, avaient rendu son esprit trop faible pour qu’il lie fléchit pas sous tant de puissance. Il est rare que le rapide passage d’un état de gène et de terreur à une liberté sans bornes se fasse impunément : l’âme la plus ferme en est ébranlée. Que devait produire ce soudain changement sur un jeune homme dans l’âge des passions violentes, hier moins assuré de son existence que le dernier des sujets, aujourd’hui maître, absolu de 80 millions d’hommes ? Caïus était à l’époque de la vie où la jeunesse s’épanouit sur le visage, et un teint hâve, des yeux enfoncés, des tempes creuses sous un large front dégarni de cheveux, lui donnaient l’aspect d’un vieillard. Ses nuits sans sommeil, son activité désordonnée, sa fièvre de débauches, montrent un corps malade autant qu’une âme perverse : turbata mens, dit Tacite.

On a cru que pour lui, comme pour Tibère, l’histoire s’était montrée trop sévère, et que Suétone, Dion, n’avaient ramassé que des anecdotes de provenance suspecte. Il se peut qu’on ait chargé certains détails de sa vie et dépassé la mesure de ridicule que pouvait supporter, sans le comprendre, cet esprit troublé. Mais, durant son règne, je ne trouve rien qui ressemble à la sagesse administrative de Tibère. Cet esclave de la veille ne songe qu’à faire trembler ; il se plait à épouvanter ses femmes, ses favoris, tous ceux qui l’approchent : Qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne, répète-t-il sans cesse. Il a la monomanie de la force, et il s’étudie devant un miroir à prendre des airs terribles. Il ne veut ni conseillers ni ministres, et, par ostentation de puissance, il provoque les peuples, les corps, les individus, sans songer que les Germains, qu’il fait mine d’attaquer, peuvent lui répondre par une guerre dangereuse ; les Juifs, dont il outrage les croyances, par une révolte ; la plèbe de Rome, soumise à l’impôt, par une émeute ; le sénat, menacé, par des conspirations ; et Chéréas, qu’il insulte, par un coup de poignard. Au milieu d’un festin, il se prend tout à coup à rire ; les consuls veulent connaître la joyeuse pensée qui égaye l’empereur : C’est que je songe, leur répond-il, que je puis d’un mot vous faire étrangler tous les deux. Cette idée de l’omnipotence impériale est toute sa politique, et, avec la ténacité du maniaque, il la pousse à ses dernières conséquences : il se fait dieu sur la terre et croit lui-même à sa divinité. J’ai droit, dit-il, sur tout et sur tous : Omnia mihi et in omnes licere[6]. Avec les conditions de pouvoir établi par Auguste, c’était de la logique, mais la logique d’un insensé.

Il était fou assurément lorsque, assis entre les statues de Castor et de Pollux, il se faisait publiquement adorer sur la grande place de Rome ; lorsqu’il prenait successivement le costume et le nom de tous les dieux, qu’il allait s’entretenir au Capitole avec son frère Jupiter, quelquefois le menaçant, le défiant : Tue-moi, lui criait-il, sinon je te tue[7] ; ou que durant l’orage il répondait aux éclats de la foudre par des pierres qu’une machine lançait contre la nue, avec de sourds grondements qui voulaient imiter le bruit du tonnerre. Les sanctuaires les plus vénérés furent profanés. Il commanda qu’on lui amenât d’Olympie le Jupiter de Phidias et qu’on érigeât sa propre image à Jérusalem dans le temple de Jéhovah, ce qui était pour les Juifs la plus cruelle des insultes. Heureusement, le gouverneur de Syrie, Petronius, prit sur lui de gagner du temps, en faisant travailler lentement les ouvriers à la statue. Il eût payé cette prudence de sa tète si le tyran avait vécu. Même sort attendait en Grèce Memmius, qui avait osé désobéir, en invoquant de menaçants présages, pour sauver le chef-d’œuvre de Phidias. Auguste et Tibère laissaient les Grecs d’Asie leur bâtir des temples, Caïus s’adjugea celui que les Milésiens élevaient à Apollon et s’en fit construire d Rome même, où il institua en son honneur des sacrifices et des prêtres : sacerdoce étrange, car il avait nommé son cheval Incitatus un des nouveaux pontifes ; il est vrai qu’il voulait aussi le faire consul. C’était une manière d’outrager la magistrature républicaine.

On doutera peut-être de la véracité de ceux qui racontent ces folies, mais qu’on lise la Légation de Philon, qui est une sorte de document officiel, et l’on n’hésitera plus à croire que Caïus prenait au sérieux sa divinité. Philon, personnage considérable dans sa nation et un des hommes éminents de ce siècle, était venu à Rome avec quatre autres députés pour réclamer justice au nom des Juifs alexandrins. La première fois que Caïus vit les envoyés, il leur dit en grinçant des dents : N’êtes-vous pas de ces gens, ennemis des dieux, qui, seuls, quand tous les hommes reconnaissent ma divinité, me méprisez et préférez à mon culte celui de votre Dieu sans nom ? Et plus loin : Ces imbéciles.... qui ne veulent pas croire que je participe à la nature divine !La cause de la haine que Caïus portait à notre peuple, dit Philon, était sa conviction que les Juifs ne souscriraient jamais à son désir de passer pour Dieu. Ces paroles permettent d’accepter la conversation suivante entre Caligula et Vitellius que Dion rapporte : Tu sais que Diane est ma femme. La vois-tu lorsqu’elle vient chez moi ?Ô maître ? il n’est permis qu’il vous autres dieux de vous voir vous-mêmes. Et ce Vitellius était un des plus grands personnages de l’empire.

Faut-il parler de ses profusions insensées, de ses soupers coûtant 10 millions de sesterces, de ses constructions impossibles, de ses villas flottantes, navires décorés de pourpre, d’or et de pierreries, portant des arbres, des vignes, des jardins, des portiques ; et de ce pont jeté sur la mer entre Baia et Pouzzoles, long de 3600 pas, couvert d’une chaussée comme la voie Appienne ? Il y passa à cheval, armé de toutes pièces, les troupes suivant, enseignes déployées, car on battait un ennemi, Neptune. Pourtant, il en avait eu peur ; avant de s’engager sur le pont, il lui avait offert un sacrifice qui devait apaiser sa colère, et il en avait fait un autre à l’Envie, afin de détourner, disait-il, toute influence jalouse de sa gloire. Le lendemain, course de chars, l’empereur en tête, dans le costume des cochers du cirque. Puis une fête splendide la nuit aux flambeaux, et, pour dernier passe-temps, les convives jetés au hasard dans la mer. En moins de deux ans il eut vidé l’immense épargne de Tibère ; des condamnations la remplirent. Une des victimes était moins riche qu’il ne croyait : Celui-là m’a trompé, dit-il, il pouvait vivre. Il voulait qu’une part lui fût assurée dans les testaments. Mais, si le testateur le faisait trop attendre, pour qu’a se hâtât, il lui envoyait du poison. Cependant il n’aimait pas que la mort arrivât vite ; il faisait tuer ses victimes à petits coups : Frappe, disait-il au bourreau, de façon qu’on se sente mourir !

Des impôts de toutes sortes furent établis : deux et demi pour cent sur toutes les sommes en litige devant les tribunaux de l’empire ; droit sur les portefaix, sur les courtisanes, même, ce qui était plus grave, sur les denrées alimentaires mises en vente dans Rome. On leva ces impôts avant qu’ils eussent été promulgués ; et, comme on se plaignit, il fit afficher son décret si haut et en si petits caractères qu’on ne put le lire, ce qui permit de trouver beaucoup de gens coupables de contraventions. Aussi le peuple et l’empereur, si bien d’accord aux premiers jours, finirent par ne plus s’entendre ; l’un murmura, l’autre sévit. Un jour, au théâtre, les soldats chargèrent l’assistance ; une autre fois on manquait de condamnés pour les bêtes, il leur fit jeter des spectateurs.

Il est méchant, mais de plus il est envieux. Toute gloire l’importune, et il voudrait supprimer l’histoire comme il supprime ceux qui le gênent. Il fit abattre les statues des hommes illustres qu’Auguste avait érigées dans le Champ de Mars ; il proscrivit les poèmes d’Homère et voulut chasser Tite Live des bibliothèques, comme infidèle et mauvais historien. La science des jurisconsultes lui semblait inutile : il répétait souvent qu’il ferait en sorte que l’on n’aurait à consulter personne, excepté lui. Les souvenirs de famille ne sont pas plus respectés ; il interdit aux plus nobles Romains les distinctions de leur race : à Torquatus le collier, à Cincinnatus la chevelure bouclée, à Cn. Pompée le surnom de Grand.

Ce prince, qui semblait n’être au monde, dit Sénèque, que pour montrer ce que peuvent les plus grandi vices dans la plus haute fortune[8], ambitionna cependant la gloire militaire. En l’an 59, il partit subitement de Rome pour les bords du Rhin, y fit de grands préparatifs, et traversa même le fleuve. Mais, sur la fausse nouvelle que l’ennemi approchait, il se jeta en bas de son char, courut à cheval regagner le pont, et, comme la voie était encombrée par les bagages, il se fit passer de main en main par-dessus les têtes, afin d’arriver plus tôt sur la rive gauche. Il ne pouvait pourtant se dissimuler que ce n’était pas ainsi que César combattait. Pour effacer le souvenir de cette panique, il imagina une autre campagne. Pendant un festin, on lui annonce que les Germains se sont montrés : il quitte héroïquement la table, court à l’ennemi, et revient le soir avec des prisonniers. C’étaient des soldats de sa garde germaine qu’il avait fait cacher dans un bois voisin. Puis il écrivit au sénat, gourmandant sa paresse, lui reprochant ses plaisirs, pendant que le prince s’exposait pour Rome aux fatigues et aux dangers. De vrais Germains cependant firent une excursion en Gaule, Galba les repoussa, et l’empereur eut cette fois assez de lucidité d’esprit, peut-être de peur, pour l’en récompenser au lieu de l’en punir. Un chef breton s’étant réfugié prés de lui, il décida aussitôt une grande expédition dans l’île (40 de J.-C.). On dit que les légions arrivées à Boulogne se rangèrent en bataille le long de la rive ; que Caligula, monté sur sa flotte, s’avança en mer, puis que, virant de bord, il redescendit au rivage, s’assit sur un trône et fit sonner par toutes les trompettes de l’armée. l’ordre de l’attaque. Les légionnaires cherchent l’ennemi, Caligula leur montre la mer, et leur fait ramasser les coquillages de la côte. C’étaient les dépouilles de l’Océan qu’il réservait pour le palais impérial et pour le Capitole[9]. Un monument éternisa cette victoire : un phare fut construit sur le lieu même pour guider à l’avenir la marche de ses flottes sur cette mer domptée. Il s’était déjà fait proclamer sept fois imperator, mais il ne fallait pas moins qu’un triomphe magnifique pour récompenser de si glorieux travaux.

Afin d’avoir des captifs à traîner derrière son char, il fit enlever tous les Gaulois de haute stature, ou, comme il disait, de taille triomphale, les forçant de s’habiller à la mode de leurs voisins de Germanie, d’apprendre leur langue, de laisser croître et de rougir leurs cheveux.

Les soldats riaient sans doute de ces étranges victoires, tout en profitant des largesses qu’elles leur procuraient. Une fois pourtant ils se sentirent, eux aussi, menacés. Caligula, à bout de passe-temps, s’était rappelé au milieu des légions de Germanie que, vingt-cinq ans auparavant, elles s’étaient révoltées contre Germanicus son père. Sous prétexte de les haranguer, il les réunit sans armes autour de son tribunal, et déjà la cavalerie les enveloppait pour les décimer, quand les soldats, prenant l’éveil, coururent aux tentes et s’armèrent. Le coup était manqué : Caïus laissa la son discours, son projet, et s’enfuit.

Dans l’intervalle de ces travaux militaires qui le retinrent deux années en Gaule pour le malheur de ce pays, il vivait au milieu des fêtes et des supplices, mêlant les unes aux autres ; car il avait toujours un bourreau sous la main pour donner la question, pendant qu’il était à table, ou exécuter au milieu de l’orgie quelque provincial coupable d’être riche. Tous les dix jours, il apurait ses comptes, en dressant périodiquement des listes de proscrits dont la fortune lui était nécessaire. On lui apportait les rôles de la province, et il marquait pour la mort, au fur et à mesure de ses besoins, les plus forts contribuables.

Un jour qu’il venait de perdre au jeu, il sortit un instant, prit dans ses registres des noms au hasard, et, rentrant, dit à ses compagnons : Vous autres, vous jouez pour quelques misérables drachmes, moi d’un seul coup je viens d’en gagner 150 millions.

A Lyon, une autre fantaisie lui vint : il vendit la garde-robe du palais impérial et les meubles de sa villa. Il mettait lui-même aux enchères, et il fallait payer, non la valeur de l’objet, mais les souvenirs qui s’y rattachaient, surtout la qualité du vendeur. Ceci, disait-il, a appartenu à Germanicus, mon père ; ce vase est égyptien, il était à mon aïeul Antoine ; le divin Auguste portait ce vieux manteau à la journée d’Actium ; et les écus d’or tombaient dans la main du fripier impérial. Toutes les nippes des Césars, toute la défroque des demi-dieux de Rome y passa. Un jour qu’il vendait ce qui restait du mobilier des fêtes qu’il avait données, il aperçoit Saturninus qui dormait sur un banc et dit au crieur : Prends garde à cet ancien préteur ; il me fait signe de la tête qu’il veut enchérir. Et à chaque mouvement du malheureux dormeur la somme montait. Quand Saturninus se réveilla, il devait 9 millions de sesterces ; mais il avait acheté treize gladiateurs.

Auguste avait établi à Lyon des combats d’éloquence et de poésie Caligula ajouta au règlement de ces jeux que les vaincus payeraient eux-mêmes les prix des vainqueurs et que les auteurs de mauvais écrits effaceraient leurs ouvrages avec leur langue, à moins qu’ils ne préférassent un saut dans le Rhône. Un Gaulois eut cependant l’honneur de lui dire un jour son fait. Il trônait en Jupiter Olympien, impassible et grave, comme il convient à un dieu. L’homme du peuple fend, la foule, s’approche et s’arrête les yeux fixes et comme ébahi. Le dieu, flatté de l’impression qu’il produit, demande à cet homme ce qu’il lui semble. Ce qu’il me semble ? répond le Gaulois : que tu es une bien grande extravagance ! Caïus était ce jour-là d’humeur débonnaire, il pardonna. Le hardi Gaulois n’était, il est vrai, qu’un pauvre cordonnier.

Un Romain ne s’en tira pas si bien, ou plutôt s’en tira mieux, car Sénèque a consacré son nom et son courage. Canus Julius avait eu avec Caligula une vive altercation qu’il avait soutenue très librement. Sois tranquille, lui dit le tyran en le congédiant, j’ai ordonné ta mort. — Merci, excellent prince, reprit Canus ; et il passa dans la plus parfaite égalité d’âme les dix jours que la loi de Tibère lui donnait. Il jouait aux dés quand le centurion entra. Attends que je compte les points, lui dit-il. Ses amis pleuraient : Pourquoi vous affliger ? Vous disputez pour savoir si l’âme est immortelle, moi je vais l’apprendre. — A quoi penses-tu ? lui demanda un de ses amis au moment où il allait être frappé. — Je veux bien observer si dans ce moment rapide l’âme se sent en aller du corps[10].

Mais laissons dams Suétone et Dion la honteuse histoire du troisième César. Il nous faudrait pour la raconter sa parole qui n’hésite devant aucun mot, devant aucun fait. Quel profit trouverions-nous à vivre plus longtemps avec ce monstre de cynisme et de cruauté ? Il nous donnerait la mesure de ce que Rome pouvait supporter de tyrannie ; ne le savons-nous pas déjà ?

Il ne sera cependant pas inutile de raconter une dernière scène ou l’on verra à quel degré d’insolence était monté Caligula, à quel degré de bassesse le sénat était tombé.

Longtemps Caïus avait décrié Tibère et encouragé ceux qui parlaient mal de lui. Une fois cependant, à la curie, il prononça un de ces discours étudiés qui devaient, pensait-il, lui assurer la gloire de l’homme le plus éloquent du siècle. Son thème, ce jour-là, fut l’éloge de Tibère et la honte de ceux qui l’attaquaient : Moi, votre empereur, il m’est permis de le faire ; mais vous, vous commettez une impiété en accusant votre ancien chef. Alors il produisit les écrits que, dans les commencements de son principat, il prétendait avoir bridés, les fit lire par ses affranchis et en tira la preuve que c’étaient les sénateurs qui avaient envoyé à la mort tous les suppliciés du dernier règne : les uns en se faisant accusateurs ; les autres, faux témoins ; tous, en rendant le décret de condamnation. Et il ajouta cette terrible vérité : Si Tibère a commis quelque injustice, vous ne deviez pas de son vivant, le combler d’honneurs, ni, par Jupiter ! Après sa mort, blâmer ce que vous aviez vous-mêmes consacré par décret. C’est vous qui avez tenu envers lui une conduite insensée et coupable ; c’est vous qui avez tué Séjan en le corrompant par l’orgueil dont vos bassesses l’ont gonflé. Aussi tout cela me donne à penser que je n’ai rien de bon à attendre de vous. Le discours se terminait son par l’inévitable prosopopée qu’enseignait l’École et que les rhéteurs exigeaient. Tibère lui-même intervenait : Tu as raison, mon fils, et tu dis vrai ; aussi point d’amitié, point de compassion pour aucun d’eux. Tous te haïssent, et, s’ils le peuvent, ils le tueront. Ne t’inquiète pas de leur être agréable, et ne te soucie point de leurs propos. Ton plaisir et ta sécurité, voilà la mesure de toute justice. Assure l’un et l’autre, et tu verras ces hommes t’honorer. Si tu agis différemment, tu recueilleras en apparence une vaine gloire, et tu périras certainement victime de leurs complots. Celui qui commande est craint et révéré tant qu’il est fort, menacé et entouré de poignards quand on le croit faible. De peur que cette page d’éloquence ne fût perdue pour la postérité, Caïus la fit aussitôt graver sur une plaque de bronze.

Le sénat se croyait arrivé à sa dernière heure. Sous le coup de ces outrageantes paroles et de ces menaces, allait-il se résoudre à quelque acte viril ? Le lendemain il se réunit. Les orateurs se répandent en éloges sur la franchise de Caïus, sur sa pitié envers Tibère, sur soli indulgence à l’égard du sénat. Les Pères lui décernent l’ovation pour avoir vaincu ses justes ressentiments, et, afin de célébrer à jamais sa magnanimité, décrètent qu’à l’anniversaire de la séance où la mémorable harangue leur avait été lue, ainsi qu’aux fêtes du Palatin, des sacrifices seraient offerts à Sa Clémence, pendant que sa statue en or serait conduite au Capitole, entourée des chœurs de jeunes enfants des plus hautes familles qui chanteraient des hymnes en l’honneur du prince.

Ces gens-là étaient dignes les uns des autres ; les sujets valaient le maître ; tous méritaient de subir l’éternelle et inexorable loi d’expiation qui domine l’histoire et en fait la moralité ; les victimes payaient pour leur lâcheté et leurs vices, comme le bourreau payera bientôt pour sa cruauté.

La force d’un pouvoir ne se mesure pas à sa violence. Malgré tant de sang versé, ce règne malheureux avait détendu les ressorts du gouvernement, abaissé la dignité de l’empire et compromis la paix publique. Pour que l’administration fût plus uniforme, Tibère saisissait toute occasion de réduire en provinces les royaumes alliés ; Caligula ne se donnait point de pareils soucis ; il fit présent de l’Iturée à Soæmus, de la Petite Arménie à Cotys, d’une partie de la Palestine à Agrippa, et il rendit la Commagène à Antiochus, ajoutant pour ce dernier, en dédommagement des dix-neuf ans de royauté qu’il avait perdus, une partie de la Cilicie et une grosse somme d’argent. Il est vrai qu’il les lui reprit peu de temps après. Artaban avait chassé Mithridate de l’Arménie ; au lieu de soutenir le roi exilé, Caïus l’emprisonna et laissa l’Arménie aux Parthes. Il appela à sa cour Ptolémée, roi de Maurétanie, puis, irrité de la curiosité dont il était l’objet, il le fit tuer. Les sujets de Ptolémée se révoltèrent, et il fallut une longue guerre pour les réduire.

Tibère était sévère pour tout le monde ; il avait rompu à l’obéissance les grands aussi bien que les soldats, le peuple et les provinces : chacun était tenu à sa place. Caïus remplaça cette discipline nécessaire par la plus capricieuse tyrannie et une confusion désordonnée. Au théâtre, il aimait à voir pêle-mêle nobles, mendiants et chevaliers, fidèle image du chaos de son esprit et de ses volontés contraires, aujourd’hui il faisait sabrer la foule, à laquelle demain il jettera des millions. Il lui distribuait des fruits, des oiseaux rares, et il laissait Rome sans un sac de blé, niais avec lies fêtes et des jeux pour chaque jour. Ses soldats recevaient des largesses pour de ridicules exploits, et il voulait décimer des armées entières. Il flattait les prétoriens, leur laissait toute licence, et s’entourait d’une légion celtique formée de Germains grossiers et violents qui avaient toute sa faveur. Les provinces lui adressaient-elles des députés, il les recevait au milieu de ses architectes et les faisait courir à sa suite à travers ses palais et ses jardins, écoutant les ouvriers en même temps que les orateurs, mêlant ses ordres pour les maçons à ses réponses aux envoyés. De sorte que rien ne se faisait plus et que, sans quelques hommes formés à l’école de Tibère, des troubles auraient éclaté sur divers points[11].

Durant près de quatre années, personne dans le peuple, l’armée ou les provinces ne protesta contre ces saturnales du pouvoir. Tout l’empire était comme l’homme de Lyon, il regardait étonné, stupéfait, cette grande extravagance. Cependant, lorsque Caïus revint de la Gaule à nome avec des menaces pour les sénateurs qu’il refusa de laisser accourir à sa rencontre, pour le peuple même, à qui il souhaitait de n’avoir qu’une tête afin qu’il prit l’abattre d’un coup, des conspirations se formèrent contre ce furieux que la nature avait enfanté pour l’opprobre et la ruine du genre humain[12]. Deux de ces complots furent découverts ; le troisième réussit. Un tribun des prétoriens, Chéréas, qu’il traitait de lâche et d’efféminé, réclama le droit de frapper le premier coup. Le 24 janvier 41, on célébrait dans un théâtre provisoire, élevé au pied du Palatin, des jeux en l’honneur d’Auguste, et auxquels l’empereur assistait. Sur le midi, il sortit pour aller prendre un instant de repos, et, laissant sa garde germaine prendre la rue qui menait au palais, il s’engagea dans une galerie écartée qui diminuait le chemin. Chéréas, de service ce jour-là, l’y suivit avec les conjurés, et le frappa d’un coup d’épée à la tète. Caligula voulut fuir, mais tomba et fut percé de trente coups[13].

 

II. — TENTATIVE DE RESTAURATION RÉPUBLICAINE ; CLAUDE (41).

Nous avons vu ce que le pouvoir absolu avait fait des deux premiers successeurs d’Auguste ; comment il avait dans les dernières années troublé et corrompu la ferme intelligence de Tibère, et dès les premiers jours perverti dans Caligula un esprit faible et emporté, qui trébucha sous la double ivresse d’une autorité sans limites et de passions sans frein. Cet empire, qui à vrai dire n’a pas d’institutions, ira ainsi, au hasard des circonstances, d’un tyran à un fou ; et lorsqu’il rencontrera un bon prince, il pourra en remercier les dieux, car ce ne sera pas la sagesse des hommes qui aura préparé une domination bienfaisante.

A la nouvelle que Caligula venait d’être tué, ses soldats germains s’étaient précipités dans le palais et avaient égorgé tous ceux qu’ils y avaient trouvés : trois sénateurs périrent ainsi ; puis, revenant au théâtre d’où Caïus sortait quand il rencontra Chéréas, ils pénétrèrent dans l’enceinte l’épée à la main, le visage menaçant. Le sénat, les chevaliers, le peuple même, s’attendaient à un massacre ; à chaque instant on apportait des blessés et l’on entassait les tètes des morts sur un autel. Mais un crieur publie étant venu annoncer que l’empereur, au lieu d’être, comme on le croyait, légèrement atteint, était tué, le zèle des Germains tomba, et ils se retirèrent. Le sénat délivré s’assembla aussitôt, et, comme la populace criait autour de la curie : Vengeance ! Vengeance ! Il la fit haranguer par Valerius Asiaticus, qui loua hautement le coup. Plût aux dieux, disait-il, que je l’eusse moi-même happé !

Les républicains trouvaient enfin une situation selon leurs vœux. Il leur semblait que l’expérience d’un gouvernement monarchique, souhaité par plusieurs, devait être maintenant jugée, et, comme Caïus ne laissait ni fils ni collègue de sa puissance tribunitienne, l’avenir n’était point engagé. Rien donc n’empêchait de revenir à la république. Chéréas le disait ; ses complices demandaient la suppression du principat ; on parlait d’abolir la mémoire des Césars, de renverser leurs temples, et le sénat s’abandonnait à la douce espérance de reprendre son pouvoir. Il essaya de s’emparer du mouvement pour faire tourner la révolution à son profit. Un décret honora Chéréas et ses amis du titre de restaurateurs de la liberté ; un autre condamna la mémoire de Caïus et ordonna aux citoyens de se retirer dans leurs maisons, aux soldats de regagner leurs quartiers, sous promesse, pour les uns, d’un dégrèvement d’impôt, pour les autres, de gratifications. Chéréas s’était assuré des soldats de quatre cohortes[14] ; le soir venu, il fit ce qui ne s’était point fait depuis près d’un siècle : il demanda le mot d’ordre aux consuls, qui lui donnèrent celui de Liberté.

Comme aux ides de mars, les conjurés n’avaient point fait de plan ; pour le moment qui suivrait le meurtre et on perdait le temps en paroles. Mais ou se trouvait la force, depuis que les armes ne se mêlaient plus à la toge ? Le sénat était incapable de prendre une résolution virile, et en face de cette décrépitude se dressait un pouvoir confiant, fier et décidé : les prétoriens, qui avaient une forteresse aux portes de Rome, des armes, la discipline utilitaire et un intérêt évident à ne pas laisser l’État retourner aux jours où tout se faisait à la curie et au Forum, rien à l’armée. Pendant que le sénat délibérait et décrétait, ils agirent. Claude, le frère, si longtemps méprisé, de Germanicus était avec son neveu quelques moments avant l’attentat ; effrayé du tumulte et des cris de mort dont le palais retentissait, il s’était caché en un coin obscur ; un soldat le découvrit et le montra à ses camarades. Claude leur demandait la vie. Sois notre empereur, répondirent-ils. Et, comme il tremblait à ne pouvoir marcher, ils l’emportèrent à leur camp. Le sénat y envoya quelques-uns de ses membres pour reprocher à Claude cette usurpation de la tyrannie et lui commander d’attendre les décisions du conseil suprême de la république, en l’invitant à venir délibérer avec eux. Les députés tinrent un assez ferme discours, mais ils comprirent bien vite que les quatre cohortes de Chéréas, tes esclaves que les grands menaçaient d’armer, et l’autorité consulaire, et les décrets des Pères, seraient un bien faible obstacle pour ces vieux soldats. Ils se jetèrent aux genoux de Claude et le conjurèrent d’éviter une guerre civile, ajoutant plus bas que, s’il voulait l’empire, il le demandât du moins au sénat. Claude répondit d’abord à mots couverts ; puis, entraîné par les conseils du roi juif Agrippa et par les instances des gens de guerre, il ne donna plus à une seconde députation que la promesse d’un gouvernement modéré où le sénat aurait une grande part d’influence. Enfin, avec une décision qu’il n’avait pas encore montrée, il harangua les troupes, leur fit prêter serment, leur distribua de l’argent[15] et en promit à leurs camarades des légions à l’instar du donativum accordé à ses soldats par un général victorieux, le jour de son triomphe : c’était le prix de l’empire qu’il leur payait. Les soldats érigeront cette coutume en loi, et un jour elle fera de l’empire un domaine à vendre au plus fort enchérisseur.

Les consuls, qui devaient hériter du pouvoir rendu au sénat, ne renonçaient pas à l’espoir de réussir. Durant la nuit, ils disposèrent, dans les lieux propres à prévenir une surprise, les cohortes urbaines toujours jalouses des prétoriens et par conséquent dévouées au sénat, et ils réunirent autour du Capitole un grand nombre de gladiateurs, les soldats de marine, les cohortes des vigiles et quelques prétoriens que Chéréas avait entraînés. Ces précautions prises et avant que le jour parût, ils convoquèrent le sénat dans le temple de Jupiter. Mais la situation devenait périlleuse ; la peur arrêta les timides : cent membres à peine répondirent à l’appel des consuls. Ceux-là du moins semblaient bien décidés à courir tous les risques : en réponse à un message pacifique de Claude, ils s’écrièrent que jamais ils ne rentreraient volontairement en servitude : c’était une déclaration de guerre. Claude leur fit dire par Agrippa que, puisqu’ils voulaient combattre, ils n’avaient qu’à choisir un lieu hors de la ville, pour que Rome au moins et les temples ne fussent pas souillés du sang des citoyens. Cette assurance du prince et les désertions qui d’un instant à l’autre se multipliaient parmi leurs défenseurs, ébranlaient la confiance des plus résolus, lorsqu’un grand tumulte se fit aux portes de la curie : les soldats sur lesquels on avait compté demandaient à leur tour un empereur, ne laissant au sénat que le soin de choisir le plus digne. Aussitôt, dans l’assemblée, les partisans de la république se turent et les ambitions éclatèrent. Un beau-frère de Caïus, Minutianus, offrit de se charger du fardeau de l’empire ; Valerius Asiaticus réclama l’honneur de ce dévouement ; Scribonianus, d’autres encore, se mirent sur les rangs. Pendant que les consuls discutaient leurs titres. Chéréas haranguait les soldats, pour leur faire honte d’aimer si peu la liberté : Vous demandez un empereur, leur disait-il, je vous en donnerai un, quand vous m’apporterez un ordre d’Eutrychus. C’était un cocher du cirque, favori de Caïus et naguère tout-puissant. Comme ils criaient le nom de Claude : Après un fou, vous voulez un idiot ; mais prenez garde, j’irai vous chercher sa tête. Ce discours réussit mal. Pourquoi combattre, dit un soldat, contre nos amis et nos frères, quand nous avons un empereur ? Et, tirant son épée, il prit la route du camp des prétoriens ; tous ses compagnons le suivirent. La populace les y avait déjà précédés pour mendier, elle aussi, quelque don de joyeux avènement.

Les sénateurs, restés seuls, se reprochèrent les uns aux autres leur folle témérité ; puis, laissant là le Capitole et leurs rêves républicains, ils coururent au-devant de celui que tout à l’heure ils proscrivaient. Plusieurs furent blessés par les prétoriens furieux, et beaucoup eussent été tués sans l’intervention de Claude. Chéréas avait donné un exemple dangereux ; le nouveau prince, rentré au palais, l’envoya au supplice : il y marcha courageusement. Sais-tu tuer ? demanda-t-il au soldat chargé de l’exécution. Ton épée n’est peut-être pas bien affilée ; celle dont je me suis servi pour Caligula valait mieux ; et il voulut qu’on le frappât du même glaive. Quelques jours après, on célébrait les parentalia, fêtes funèbres où chacun faisait des libations en l’honneur des ancêtres. Beaucoup de citoyens mêlèrent Chéréas à ces sacrifices domestiques ; ils le suppliaient de leur être propice ; ils lui demandaient d’oublier leur lâche résignation. Quelques-uns de ses complices périrent avec lui. Un d’eux, Sabinus, que Claude voulait s’associer, refusa la vie ; il se jeta sur son épée avec tant de violence que la poignée de l’arme entra dans la blessure[16].

Telle fut cette révolution avortée. Elle montra ce que nous savions déjà ; les ambitieuses espérances de quelques nobles ; la servilité du sénat, l’indifférence des citoyens qui ne sont plus que les bourgeois de Rome, et surtout la faiblesse du pouvoir civil qui ne put se faire respecter de quelques cohortes. Ce n’était pas l’armée, ce n’étaient pas les vingt-cinq légions qui avaient vendu l’empire et vaincu le sénat sans tirer l’épée, sans sortir de leur camp ; il avait suffi de quelques milliers de prétoriens. Comme les voiles habilement jetés par le premier prince sur la constitution impériale sont rapidement tombés ! Le quatrième empereur n’est plus que l’élu d’une poignée d’hommes armés auxquels s’est jointe la tourbe de Rome. Il avait suffi des vingt-sept ans écoulés depuis la mort d’Auguste pour assurer cette prépotence de la soldatesque que nous avons montrée comme le terme inévitable de l’institution césarienne.

On voit donc ce qui se trouvait à la base de l’empire : une cause permanente de révolution ; Claude nous montre ce qu’il y avait au sommet : une perpétuelle terreur. Toute sa vie il eut présent à l’esprit le souvenir de Caïus assassiné. Il s’entoura de gardes, non seulement au palais, mais au sénat et jusque dans les festins, où des soldats, au lieu d’esclaves, le servaient, tandis que d’autres, la lance à la main, veillaient autour de lui[17]. Personne ne l’approchait, pas même une femme, ni un enfant, sans qu’on se fût assuré, en les fouillant, qu’ils ne portaient point d’armes cachées, et, chez ses amis, il n’entrait qu’après avoir fait sonder tous les recoins de la chambre, jusqu’aux matelas des lits. Précautions inutiles : il se garde contre l’épée et le poignard, c’est par le poison qu’il périra ; il redoute et surveille tout le monde, et sa femme le tuera !

Claude avait alors cinquante ans[18]. Presque toujours malade dans son enfance, il était longtemps resté entre les mains des femmes et des affranchis, auprès de Livie son aïeule, et, plus tard, de sa mère Antonia, qui traitèrent durement le pauvre enfant, qu’on n’osait montrer au peuple ni aux soldats[19]. Tout le monde finit par l’oublier, à quarante-six ans il n’était même pas sénateur. On n’avait trouvé qu’une fonction à lui donner, celle d’augure, et l’on chargea de prévoir l’avenir l’homme qu’on jugeait incapable de comprendre le présent. Il se consola par le travail, écrivit divers ouvrages, quelques-uns en grec, entre autres les Annales des Carthaginois et celles des Étrusques, deux livres dont l’histoire déplore la perte[20]. Il voulut même introduire dans l’alphabet latin trois lettres qui lui planquaient, et Quintilien tenait la réforme pour nécessaire[21]. Ces patientes études en l’honneur de populations étrangères dissipèrent en lui plus d’un préjugé romain et lui donnèrent assez de lumières pour voir souvent juste dans les affaires publiques[22], mais pas assez de volonté pour gouverner, même sa maison. Comme il n’avait pas une nature capable de se redresser sous les affronts, il resta durant tout son règne ce qu’il avait été dans sa jeunesse, quand il tremblait devant Livie et Antonia, sans tenue ni dignité, parce qu’il était sans caractère, irrésolu, parce qu’il avait pris l’habitude d’obéir, de sorte qu’avec de bonnes intentions il laissa faire presque autant de mal qu’un prince détestable. Les tyrans de Rome peuvent se caractériser par leur genre de cruauté : Tibère l’avait froide et calculée ; Caligula, féroce ; Claude l’eut peureuse et bête. Le premier il donna aux Romains l’étrange spectacle d’un gouvernement de sérail où Ies femmes et Ies esclaves sont tout-puissants. Ceux qui alors le dirigeaient étaient sa femme Messaline, dont le nom est resté celui même de l’impudicité, et les serviteurs qui avaient vieilli dans sa maison.

 

III. — LES AFFRANCHIS ; RÉFORMES ET TRAVAUX PUBLICS.

Dans l’ancienne Rome, la constitution et les mœurs étaient contraires aux affranchis, parce que tout se faisait en public et par les citoyens. Il n’en fut plus de même sous l’empire, où le prince eut besoin d’hommes de confiance dont la vie fût liée à la sienne. Les affranchis ont bien mauvais renom et ils le méritent par leur esprit d’adulation et de servilité. Mais, d’abord, cet esprit était celui de tout le in onde après Actium, des plus grands comme des plus petits, de sorte qu’il n’était pas un élément nouveau dans la société romaine ; ensuite la classe des affranchis fournissait nécessairement des hommes distingués, car elle résultait, je l’ai déjà dit et il le faut répéter, à cause du préjugé contraire, elle résultait d’une sorte de sélection naturelle faite au sein de l’immense multitude d’hommes tombés dans la servitude. Parmi ceux qui y, étaient nés, combien n’avaient-ils pas quelque droit à se croire les frères ou les fils de leurs maîtres ? Ne sait-on pas d’ailleurs que les plus intelligents étaient soigneusement instruits et restaient dans la maison à titre de scribes, de grammairiens, de précepteurs, d’artistes, de médecins, ou d’hommes de confiance pour gérer la fortune de leur patron ? Que d’esclaves turcs, par les mêmes raisons, sont devenus pachas et vizirs !

On ne voit pas agir les affranchis de César ; Auguste retint les siens dans l’ombre. Mais c’est une nécessité pour les gouvernements absolus de se servir de petites gens. Nos rois n’accordaient les grandes charges civiles dans le gouvernement qu’à des hommes nouveaux, et Louis XIV en excluait systématiquement la haute noblesse. Par des raisons semblables, les empereurs romains agirent de même, quand la réalité cachée par Auguste fut mise à nu par ses successeurs, et que l’État devint la maison du prince. Le seul ministre qu’ait eu Tibère fut un chevalier ; sous Claude, ses domestiques régnèrent ; c’étaient quatre affranchis : Calliste, qui prétendait l’avoir sauvé du poison sous Caligula ; Polybe, son lecteur ; Narcisse, son secrétaire, et Pallas, son intendant. Celui-ci se disait descendant des rois d’Arcadie, généalogie acceptée du sénat, où un Scipion vanta le désintéressement du noble affranchi qui, en vue de l’utilité publique, daignait se laisser compter parmi les serviteurs du prince. Ces hommes étaient avides, mais dévoués et fidèles : Narcisse, dit Tacite, eût donné sa vie pour son maître[23]. Claude, qui venait de voir le sénat proclamer la république, ne pouvait, comme Auguste, l’associer à son gouvernement, ni prendre pour conseillers ces grands qui tout à l’heure se disputaient l’empire, qui, tant de fois, conspireront contre lui. Des affranchis étaient plus sûrs ; il se livra à eux tout entier et fut, dit Suétone, plutôt leur ministre que leur prince, n’ayant, ajoute Tacite, ni affections ni haines que celles qui lui étaient commandées par eux[24].

Ces hommes, contrairement à l’habitude des parvenus, se montrèrent favorables aux gens de leur condition, ils en mirent partout. Jusqu’au règne d’Hadrien, les affranchis furent les véritables administrateurs de l’empire, puisqu’ils remplirent tous les bureaux de la chancellerie impériale et quantité de charges au dehors[25]. Au reste, pour ceux qui regardent ailleurs qu’à Rome, ce gouvernement des libertini ne manqua ni d’activité ni même de gloire.

Claude débuta sagement. Après s’être fait donner par le sénat la plupart des titres qu’avaient eus ses prédécesseurs, il proclama une amnistie générale. Il sut que Galba, en Gaule, avait été sollicité de prendre l’empire : il le mit au nombre de ses meilleurs amis ; on a vu qu’il avait voulu sauver Sabinus. Il cassa tous les actes de Caligula, niais fit jurer l’observation des lois d’Auguste. Il abolit les nouveaux impôts, rappela les bannis, rendit les biens injustement confisqués et restitua aux villes les statues que Caïus leur avait enlevées. Il interdit l’action de lèse-majesté et livra à leurs maîtres ou fit combattre dans l’arène les esclaves qui avaient servi de délateurs. Naturellement débonnaire, ennemi du faste, qu’il n’avait jamais connu, il prenait sans trop de peine ces façons bourgeoises qui avaient tant servi à la popularité d’Auguste, mais il en perdait le bénéfice par d’étranges inconséquences. Ainsi, il visitait ses amis malades avec une nombreuse et bruyante escorte ; il se levait devant les magistrats, sollicitait les consuls, le sénat, comme s’il n’eût compté que sur leur faveur, et les Pères étaient obligés de délibérer sous la surveillance du préfet du prétoire et de ses tribuns admis en armes dans la curie. Il aimait à juger, et souvent jugeait bien, contrairement au droit, mais suivant l’équité, au grand scandale des jurisconsultes, qui ne voyaient que les textes et les formules. Une femme refusait de reconnaître son fils, les preuves étaient douteuses : il lui ordonne d’épouser le jeune homme et la force d’avouer sa maternité ; c’était un autre jugement de Salomon. Sa tenue sans dignité, sa tête branlante, ses mains agitées d’un tremblement convulsif, son bégaiement, et parfois des sentences ridicules ou des plaisanteries de bas étage, le déconsidéraient. J’ai ouï dire à des vieillards, raconte Suétone, que les avocats abusaient de sa patience au point de le rappeler, quand il descendait de son tribunal, et de le retenir par le pan de sa toge. Un plaideur grec osa lui dire : Et toi aussi, tu es vieux et imbécile ! Un chevalier romain, après lui avoir reproché sa sottise et sa cruauté, lui lança au visage un poinçon et des tablettes qui lui firent à la joue une blessure profonde.

Pour que les greniers de Rome fussent toujours remplis, il fit, dans l’intérêt du commerce des grains, des règlements qui subsistaient un siècle après lui, et il prenait. à sa charge les pertes causées aux fournisseurs par les tempêtes ; mais il laissait sa femme et ses affranchis gagner sur les marchés et causer des famines, de sorte qu’une année on fut obligé d’établir un maximum. Il envoyait au supplice ceux qui usurpaient le titre de citoyen ; il l’ôtait à tous ceux, même des provinces orientales, qui ne parlaient pas latin, et Messaline, Pallas, vendaient ce titre au plus offrant. Auguste avait aboli la censure, il la rétablit et l’exerça plutôt avec le goût d’un antiquaire amoureux des vieux usages qu’avec la conscience des besoins réels de l’empire. Il n’accepta point de défense présentée par des avocats et nota des citoyens pour être sortis d’Italie sans sa permission ; il fit briser chez le vendeur un char d’argent d’un travail précieux, et publia en un seul jour vingt édits pour avertir de bien goudronner les tonneaux, attendu que les vendanges seraient bonnes ; pour recommander le sue d’if contre la morsure des vipères, pour annoncer une éclipse[26], etc.

La populace, qui se reconnaissait dans ce vieillard peureux et bavard, sensuel et gourmand, grand amateur de jeux[27], de procès et de bons mots à gros sel, cruel sans méchanceté, grondeur sans colère, moraliste de petites choses, très paterne et bonhomme au fond[28], malgré son goût pour les spectacles de mort et sa facilité à tuer, la populace l’aimait, et, un jour qu’elle le crut assassiné, elle fit presque une émeute.

Les affranchis, qu’un long pouvoir n’avait pas encore gâtés et qui se sentaient, comme leur maître, entourés de périls, répondirent aux conspirations par des supplices, mais aussi ils cherchèrent à justifier leur influence par des services. L’on vit ce que sans doute on n’attendait guère : à l’intérieur, de sages mesures et d’utiles travaux ; dans les provinces, une administration libérale ; au dehors, une politique ferme et que le succès récompensa.

La législation civile de Claude est remarquable ; depuis Auguste il ne s’était point fait d’innovations aussi importantes.

Les esclaves malades étaient tués ou abandonnés par leurs maîtres ; les plus heureux étaient portés dans l’île du Tibre, auprès du temple d’Esculape : mais qu’ils y guérissent ou mourussent, cela regardait le dieu ; Claude décida que l’abandon équivaudrait au don de la liberté, et que le maure qui tuerait son esclave serait puni comme homicide[29]. Cette loi atteste le mouvement qui s’opérait dans les idées, et dont Sénèque est alors dans la société païenne le plus illustre représentant. Les esclaves ne sont pas encore tout à fait des hommes, mais ils cessent d’être des choses dont le propriétaire use et abuse à son gré. Toutefois les affranchis qui entouraient le prince ne demandaient pas qu’on relâchât les liens du patronage : une constitution défendit d’admettre en justice l’affranchi à témoigner contre son patron et menaça d’être rendus à leur maître ceux qui, après avoir reçu de lui la liberté, l’obligeraient a se plaindre de leur ingratitude.

L’ancienne loi sacrifiait la famille au paterfamilias. Le sénatus-consulte Velléien défendit les femmes contre leur ignorance des subtilités du droit relativement aux obligations[30], et la mère qui avait perdu ses enfants obtint par une constitution impériale la faculté de leur succéder comme les autres agnats, ad solatium liberorum amissorum. Le mariage était interdit aux soldats : il leur reconnut les droits des pères de famille[31].

D’après l’ancienne législation, le fils de famille ne pouvait rien acquérir qui lui appartint en propre. Cette incapacité fut peu à peu détruite par la théorie des pécules, surtout par celle du castrense peculium, établi par Auguste, et qui donnait au fils la propriété de ce qu’il acquérait au service militaire. Claude développa ce droit nouveau et essaya de protéger les fils de famille contre eux-mêmes et contre les usuriers. Ceux-ci reçurent défense de prêter à intérêt aux enfants durant la vie des pères. Tacite pense que cette loi arrêta leurs brigandages. C’est peu probable ; cependant, en interdisant aux créanciers d’intenter une action au fils, même après la mort du père, le sénatus-consulte Macédonien[32] leur enlevait une garantie qui devait rendre les prêts plus rares, mais aussi plus onéreux pour le débiteur de bonne foi.

Auguste avait attaqué la doctrine si rigoureuse de l’ancien droit à l’égard des legs, en donnant force obligatoire aux codicilles, et les fidéicommis étaient ainsi devenus de véritables dispositions testamentaires ; mais la juridiction des fidéicommis n’avait été déléguée jusqu’alors aux magistrats de Rome que comme une commission annuelle, elle leur fut attribuée par Claude à perpétuité ; il la concéda même aux autorités provinciales[33] : c’était encore un pas dans une voie libérale.

Les avocats faisaient des gains énormes ; un plaideur malheureux et trompé était venu se tuer chez l’un d’eux ; Claude eût voulu les supprimer, ce qui était absurde ; il fixa du moins pour leurs honoraires un maximum de 10.000 sesterces[34] ; et leurs exigences en devinrent probablement plus grandes, car ces sortes de lois produisent le contraire de ce que le législateur en attend. Les fêtes prenaient une partie de l’année et diminuaient le travail ; le nombre des jours fériés fut réduit[35] ; mais l’oisiveté le fut-elle ? Toutes ces mesures n’en étaient pas moins l’indice d’une bonne volonté honorable.

Ces parvenus qui gouvernaient sous le nom de l’empereur essayèrent aussi de maintenir la distinction des ordres. On ne put devenir citoyen si l’on ne parlait facilement latin, fût-on un des premiers de sa province ; chevalier si l’on avait pour père un affranchi ; sénateur si l’on n’était au moins arrière-petit-fils d’un citoyen, et l’on n’obtenait la questure, c’est-à-dire l’entrée aux grandes charges publiques, qu’à la condition d’avoir assez de fortune pour donner au peuple un combat de gladiateurs. Une femme libre qui avait commerce avec un esclave tombait en servitude[36]. Ils firent aussi bonne police dans Rome. Les Juifs troublaient de nouveau la ville[37], et les bannis des provinces y accouraient : on chassa les uns et les autres.

L’aristocratie, dépouillée à Rome, gardait à l’armée les premiers grades ; Claude les lui laissa. Un règlement militaire détermina l’avancement des chevaliers, qui débutaient par le commandement d’une cohorte, puis d’une aile de cavalerie et n’arrivaient qu’ensuite au tribunat légionnaire. On ne voulait cependant pas que l’armée conservât un trop long souvenir de ses nobles chefs : défense fut imposée aux soldats de remplir à l’égard des sénateurs le devoir des clients et d’aller les saluer dans leurs maisons. Claude montra la même défiance lorsqu’il s’attribua le droit, jusqu’alors réservé au sénat, d’accorder à ses membres des congés pour voyager hors d’Italie, et qu’il interdit toute érection de statue dans Rome sales permission expresse. Le peuple même ne vit point respecter les derniers droits qui lui restassent, sa royauté au théâtre ; de sévères édits le punirent d’avoir insulté un consulaire et quelques nobles matrones[38].

Dans les fonctions publiques il fit peu de changements. Le droit, jusqu’alors exercé par les préteurs, de donner des tuteurs aux pupilles, passa aux consuls, et les procurateurs du prince obtinrent que leurs jugements auraient la même force que les siens[39]. La première mesure semble bonne, parce qu’on ne pouvait aller chercher trop haut une protection impartiale pour les orphelins[40] ; la seconde était mauvaise, parce qu’elle donnait aux agents financiers une importance dont ils abuseront, et qu’en rendant le fisc juge et partie dans sa cause, elle renouvelait les inconvénients des tribunaux autrefois confiés aux chevaliers. Il chargea trois anciens préteurs de recouvrer les créances de l’État, et quelques administrateurs du trésor public ayant été accusés de malversation, il ne les punit point, mais il examina leurs livres, cassa des baux, et s’imposa l’obligation de veiller de prés sur leurs successeurs[41].

Claude, dit son biographe, entreprit de grands travaux, mais il s’attacha moins au nombre qu’à l’utilité. Il acheva un aqueduc commencé par Caligula, qui amenait d’une distance de 40 milles l’eau de plusieurs sources, et la distribuait dans les quartiers les plus élevés de Rome[42] ; il fit, ce que César n’avait pas eu le temps d’exécuter, un port à Ostie, avec deux jetées précédées d’un môle que surmontait une tour semblable au phare d’Alexandrie, pour guider la nuit la marche des vaisseaux[43]. Ce travail était de la plus haute importance pour Rome, car, sans lui, l’approvisionnement de la ville en grains eût été fort mal assuré. Les blés de Sardaigne, de Sicile et d’Afrique arrivaient aisément à Rome, la traversée n’étant point longue et se faisant dans la bonne saison. Il n’en était pas de même pour la flotte d’Alexandrie qui ne partait qu’en septembre ; il lui fallait, dans les meilleures conditions, douze on treize jours de mer pour atterrir à l’embouchure du Tibre, et, à cette époque de l’année, les colères de la Méditerranée commencent[44]. Aussi avait-on préparé dans le détroit de Messine des refuges pour les vaisseaux désemparés par la tempête[45]. Quand de Sorrente ou de Caprée on avait reconnu, à leur voilure particulière, les messagers (tabellarias) qui annonçaient l’approche des navires égyptiens, toute la Campanie descendait à Naples et à Pouzzoles pour saluer la flotte frumentaire pénétrant dans le golfe incomparable dont la grande île d’Ischia protège l’entrée[46]. Là, elle était en sûreté ; mais, de Pouzzoles à Rome, il restait plus de 200 kilomètres à faire le long d’une cote sans ports et fort dangereuse dans les gros temps, pour ne trouver à la fin que l’embouchure envasée du Tibre. Claude se résolut à transformer ce mauvais mouillage en un port vaste et sûr. Les ingénieurs déclaraient l’œuvre impossible, il persista, et un bassin d’une superficie de 70 hectares fut creusé. Dans le même temps il encourageait les armateurs en prenant à son compte les risques de mer et en accordant des privilèges à ceux qui équiperaient fées vaisseaux pour le transport des grains : aux citoyens, le bénéfice des lois caducaires ; aux matrones, les droits reconnus aux hères de quatre enfants ; aux Latins, le jus civitatis, quand ils auraient durant six années apporté dit blé à Rome dans un navire portant au moins 10.000 modii[47]. Le port fut creusé, et Ronce n’eut plus à craindre la famine ; malheureusement le Tibre enlève tant de sable aux terrains qu’il traverse que son delta avance en moyenne de 4 mètres par an, et le port de Claude, changé en un pâturage humide, est aujourd’hui à 2 kilomètres et demi de la mer.

Il aurait aussi fallu améliorer la navigation du Tibre, et pour cela creuser son lit ou y faire arriver des eaux plus abondantes ; cette idée conduisit à reprendre un projet présenté à Auguste, le dessèchement du lac Fucin. Ce lac, qui couvrait une surface de 16 000 hectares, mais dont la plus grande profondeur n’était que de 20 mètres, manquait d’écoulement naturel ; aussi les pluies et la fonte des neiges causaient des crues subites et des inondations désastreuses, durant lesquelles les eaux montèrent plus d’une fois de 15 mètres. Les darses demandaient depuis longtemps qu’on exécutât cet ouvrage, qui eût rendu des terres fertiles à l’agriculture. Claude l’entreprit. Contraint de renoncer au projet primitif d’ouvrir une communication avec le Tibre, il se décida à jeter les eaux du lac dans le Liris. Durant onze années, trente mille hommes travaillèrent sans relâche à creuser, au travers de roches très dures et d’argiles mouvantes, un souterrain long de 5600 mètres, avec une section moyenne de 8 à 9 mètres carrés, et on les ouvriers arrivaient par trente-deux puits de 20 à 130 mètres de profondeur ; un même nombre de petites galeries inclinées servait à la sortie des matériaux. Quand cette œuvre colossale approcha de sa fin, dix-neuf mille hommes montés sur vingt-quatre trirèmes donnèrent sur le lac la représentation d’un combat naval. De peur que cette armée condamnée é périr pour le plaisir du peuple ne tentât quelque coup désespéré, une autre, formée des prétoriens et des cavaliers de l’empereur, bordait le lac sur des esquifs couverts par un rempart où des catapultes et des balistes étaient dressées. Les combattants défilèrent devant le prince en lui jetant le cri des gladiateurs dans l’arène : Salut, empereur ; nous te saluons, nous qui allons mourir ! Claude, tout joyeux de les voir si bien disposés à faire les honneurs de sa fête, ne voulut pas demeurer en reste avec eux : Salut à vous ! répondit-il. Mais, à cette parole, ils jettent leurs armes, ils refusent de combattre. L’empereur, disent-ils, a prononcé leur grâce. Et l’on vit Claude courir, dans son magnifique costume, le long du lac, menaçant les uns, suppliant les autres, et les décidant enfin à s’égorger. Quelle société, quels temps, que ceux où l’on réunissait sans peine, en un même lieu, dix-neuf mille criminels pour mourir dans une fête ! Évidemment nous ne pouvons juger ces hommes avec la rigueur de nos idées modernes sur les droits de la vie.

 

IV. — ADMINISTRATION PROVINCIALE ET GUERRES.

L’administration provinciale fut, comme sous Auguste et Tibère, vigilante, avec des intentions encore plus libérales. Des concussionnaires furent punis sur la plainte des provinciaux[48], entre autres Cadius Rufus que les Bithyniens avaient accusé, et, pour qu’on pût toujours citer devant le sénat un gouverneur au sortir de charge, Claude se fit une loi de ne jamais donner de nouvelles fonctions qu’après un intervalle de plusieurs mois. Souvent il répéta dans le sénat qu’une bonne gestion était un service à lui personnellement rendu. Ne me remerciez pas, disait-il a ceux qu’il nommait, ce n’est point une grâce que je vous ai accordée ; nous partagerons ensemble le poids de l’empire, et je serai votre obligé si vous administrez bien[49].

Auguste avait voulu constituer, au milieu des nations soumises, une minorité romaine qui fût le point d’appui du gouvernement, minorité assez forte pour faire partout respecter l’ordre et que, par ses lois, il essayait de rendre digne de sa mission. Mais, avec ce système, on ne gouvernait encore que dans l’intérêt de Rome, de Rome pacifiée, je le veux bien, et ramenée, Auguste du moins l’espérait, aux antiques vertus. Effort inutile ! car c’était ne prétendre à rien moins qu’à arrêter le mouvement du monde, comme si les empereurs eussent pu continuer l’aristocratie républicaine contre laquelle ils achevaient, par les supplices, les batailles de Pharsale, de Thapsus et de Philippes. Représentants malgré eux-mêmes d’intérêts nouveaux, ils remplissaient, à leur insu, le rôle que les circonstances leur imposaient, et, tout en croyant ne veiller qu’à la pais publique, ils favorisaient une des brandes évolutions du monade. Auguste avait conseillé d’être avare des privilèges de la cité romaine ; et, dans le court espace de trente-quatre ans, le nombre des citoyens s’était accru de deux millions : au recensement de l’an 14, ils n’étaient que 4.937.000, sur plus de 21 millions d’âmes ; lorsque Claude ferma le lustre en 48, il en annonça 5.984.072, ou, selon d’autres chiffres, 6.944.000, qui représentaient une population de 30 millions, et un accroissement moyen annuel de 260.000 citoyens, soit plus d’un pour cent. par an. Ainsi, l’œuvre d’assimilation avançait, mais lentement, et toujours au hasard, sans l’organisation qui eut forme de cette nation nouvelle une masse homogène. Même en établissant de temps à autre quelque colonie, en faisant çà et là quelques citoyens, on cédait à une nécessité qu’on ne comprenait point, et l’on ne savait pas, ce qui est le grand art des politiques, faire d’une force, qu’il était si facile de produire et de discipliner, un élément de progrès et de conservation. Claude avait devina ce secret de la grandeur romaine ; en plein sénat, à la face de ces nobles qui oubliaient que leur laticlave cachait tant d’Italiens et d’étrangers, il rappela, avec une rare intelligence de l’histoire, continent Rome s’était formée ; il montra que la même loi d’extension continue et d’assimilation progressive qui avait fait la fortune de la république devait être le salut de l’empire. Cette question fut agitée, en l’an 48, à propos d’une pétition des notables de la Gaule chevelue qui, déjà citoyens, sollicitaient le jus honorum, ou le droit d’arriver aux dignités romaines[50]. Beaucoup de sénateurs s’y opposaient ; Claude appuya vivement la demande, et la faculté d’entrer au sénat fut d’abord concédée aux Édues ; elle devait bientôt s’étendre aux citoyens des autres peuples fédérés de la Gaule et de l’Espagne[51]. L’aristocratie en garda rancune au prince et, après sa mort, exprima par la bouche de Sénèque sa haine contre rami des provinciaux. Par Hercule, dit la Parque, je voulais ajouter quelques jours à sa vie, pour qu’il fit citoyens ce peu de gens qui restent à l’être ; car il s’était mis en tête de les voir tous en toge, Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons même. Mais, puisqu’il faut bien laisser quelques étrangers pour graine, qu’il soit fait comme tu l’ordonnes. Ailleurs, il lui reproche de n’être qu’un bourgeois du municipe de Plancus, né à Lyon, à 16 milles de Vienne, un franc Gaulois. Aussi, comme il convenait à un Gaulois, a-t-il pris Rome. Sénèque voulait dire : pris les droits et les honneurs de Rome pour les donner aux Transalpins.

A l’égard des autres provinces, les textes manquent ; sans prendre a la lettre les exagérations haineuses de Sénèque, on peut cependant affirmer que, dans une mesure un peu différente, la même conduite fut partout suivie. D’après ce que nous rapporte l’historien Josèphe, Claude fut aussi favorable aux Juifs qu’à ses compatriotes des bords du Rhône. Ceux-là, moins ambitieux, n’enviaient pas l’honneur du laticlave ; mais, déjà répandus dans toutes les provinces orientales, ils s’y faisaient donner, malgré leur turbulence à Rome, le libre exercice de leur religion et de leurs coutumes, même l’exemption du service militaire. Il est juste, leur écrivait-il, que chacun vive dans la religion de son pays. Mais, lorsqu’ils voulaient employer aux fortifications de Jérusalem l’or que, de tous les points de l’empire, ils envoyaient a leur temple, l’empereur arrêtait ces travaux, qui laissaient trop voir l’éternelle espérance de ce peuple indestructible[52].

Les dieux de la Grèce étant frères de ceux du Capitole, Claude fit reconstruire en Sicile le temple de Vénus Érycine, et il tâcha d’introduire à Rome les mystères d’Éleusis[53]. En même temps, il provoquait un sénatus-consulte qui chargea les pontifes de remettre en honneur l’antique sagesse de I’Italie, la science des aruspices. Ce retour aux plus vieilles coutumes de l’Hellade et du Latium annonce que l’ancien culte se sentait menacé par les superstitions étrangères, et que le gouvernement essayait de donner satisfaction aux impatiences religieuses, sans sortir de la tradition gréco-romaine. Un seul clergé provincial fut frappé, plutôt encore par raison politique que par motif religieux. Les druides continuaient contre Rome une lutte sourde dont Claude, tout occupé de rendre la Gaule romaine, s’inquiéta. Il reprit la politique de Tibère et poursuivit rigoureusement ceux qui ne s’y conformaient pas. En 43, un chevalier de la Narbonnaise fut mis à mort, parce qu’au tribunal où il plaidait pour un procès on trouva sur lui le talisman druidique de l’œuf du serpent, qui faisait, croyait-on, gagner toutes les causes[54]. Mais tandis que le druidisme était proscrit à Rome, Mithra y entrait[55], et les chrétiens vont y venir.

Cette lutte en entraîna une autre. Puisque Rome se prenait corps à corps avec le druidisme pour le déraciner de la Gaule, il fallait qu’elle allât aussi l’abattre clans la Bretagne. Avec le système de tolérance habile suivi par Auguste, la conquête de l’île des Bretons n’était pas nécessaire. Mais les druides maintenant soumis à une persécution sanglante passaient en foule le détroit, et de là envoyaient à leurs anciens disciples de continuelles provocations. L’île devenait un foyer d’intrigues que, pour la tranquillité de la Gaule, il fallait éteindre. Un transfuge montrait d’ailleurs cette expédition comme rendue facile par les querelles intestines des tribus insulaires. Claude se décida à l’entreprendre (43). Les légions de la basse Germanie, effrayées d’une guerre qui depuis César avait mauvais renons, refusaient de partir. Narcisse vint de Rome les haranguer. Mais l’affranchi parut à peine sur le tribunal, que les soldats indignés lui crièrent : Ah ! voici donc les saturnales où les esclaves sont maîtres ! Et saisissant leurs enseignes, ils suivirent leur général[56]. Plautius les partagea en trois divisions polar débarquer plus aisément. La côte ne fut pas même défendue. Les Bretons croyaient qu’ils n’avaient, comme leurs hères, qu’à harceler les Romains et à gagner du temps pour les forcer à fuir ; mais la Gaule aujourd’hui soumise, et non armée comme elle l’était contre César, aidait à la conquête au lieu de la rendre impossible. Plautius suivit patiemment les Bretons au travers de leurs marais, an fond de leurs bois, dispersa leurs détachements, les poussa jusqu’à la Severn, et gagna au bord de ce fleuve une bataille qui dura deux jours. Puis il tourna vers la Tamise, derrière laquelle les insulaires réunirent toutes leurs forces sous le commandement de Caractac, chef puissant et renommé.

Tout le sud de l’île était soumis ; c’était la première fois depuis Auguste que le dieu Terme avançait réellement. Plautius réserva au prince l’honneur d’achever cette conquête. Sous prétexte de difficultés qui nécessitaient sa présence, il l’invita à passer dans l’île. Claude s’y rendit, franchit la Tamise avec les légions, qui battirent le chef breton et prirent sa capitale, Camulodunum (Colchester). Les insulaires n’étaient point de force à tenir tête à un empereur romain ; ils demandèrent la paix, livrèrent leurs armes, et, au bout de seize jours, Claude repassait en Gaule avec le surnom de Britannicus[57].

Plautius, resté en Bretagne, y organisa une nouvelle province. Mais la domination romaine n’avait : pas encore franchi cette barrière du pays de Galles où se sont toujours arrêtées les invasions victorieusement faites sur la côte orientale[58], et le successeur de Plautius, Ostorius Scapula, se trouva en 50 aux prises avec un soulèvement général des peuples de l’Ouest. Les druides de l’île de Mona réunirent autour du drapeau de l’indépendance politique et religieuse toutes les tribus établies derrière les montagnes qui traversent l’Angleterre du nord au sud. Le héros de la première guerre et le plus brave des chefs bretons, Caractac, qui avait préféré l’exil aux bienfaits de l’étranger, eut encore le commandement suprême. Au même moment les Icènes, au sud de l’Humber, prirent les armes, et les Brigantes, peuple puissant qui dominait plus au nord, de l’un à l’autre rivage, préparèrent une défection. La province était enveloppée d’ennemis. Heureusement, il n’y eut point de concert dans cette triple attaque, et les Icénes, forcés par les seules cohortes auxiliaires dans un camp qu’ils croyaient inexpugnable, les Brigantes, soumis par un mélange de douceur et de sévérité, rentrèrent en repos. Une colonie de vétérans fut établie, pour veiller sur les tribus du nord, à Camulodunum, à proximité de la Gaule, afin d’être facilement secourue, et Ostorius put enfin aller chercher les peuples de l’Ouest, dans les âpres montagnes des Ordoviques (le centre du pays de Galles). Caractac harcela quelque temps l’ennemi, mais des deux côtés on souhaitait une action générale. Les Romains acceptèrent le champ de bataille choisi par les Bretons : un terrain descendant en pente douce de hautes montagnes et dont les approches étaient défendues par une rivière encaissée. Tant qu’on se battit de loin, les insulaires eurent l’avantage ; mais lorsque les légionnaires, couverts par la tortue, eurent joint l’ennemi, le javelot et l’épée ouvrirent de larges brèches dans les rangs des Bretons qui n’avaient ni casques ni cuirasses. Ils tombèrent en foule ; leur chef, moins heureux, put fuir. Il alla demander asile à la reine des Brigantes, Cartismandua, qui le livra aux Romains. Le Vercingétorix breton conduit à Rome avec sa femme, sa fille et ses frères, y entra au milieu d’une fête pompeuse où l’on étalait ses dépouilles ; il demanda sans lâcheté la vie, et, chose nouvelle à Rome, l’obtint[59]. Plus tard, quand il eut visité toutes les merveilles entassées au bord du Tibre, il s’étonnait de l’ambition de Rome. Comment, disait-il, vous avez de si magnifiques palais et vous enviez nos pauvres cabanes ! (51 de J.-C.)

Pendant qu’on triomphait à Rome, les Silures continuaient une guerre de surprises et d’embuscades qui coûtait beaucoup de monde aux Romains. Uri jour, ils enveloppèrent un corps laissé dans leur pays pour y construire des forteresses, et ils l’eussent écrasé, si Ostorius n’était accouru avec toutes ses forces. Une autre fois, ils enlevèrent deux cohortes auxiliaires et distribuèrent à leurs voisins le butin et les prisonniers, qui allèrent rougir de leur sang les autels druidiques toujours debout dans l’île de Mona ; une légion même fut battue. Mais A. Didius, le successeur d’Ostorius, qui était mort dans sa charge, rendit le calme à la province, sans toutefois en étendre les limites ; il se contenta, pour protéger les conquêtes de ses prédécesseurs dans le sud-est de l’île, de jeter en avant de la province un petit nombre de postes fortifiés[60].

Ces victoires gagnées aux extrémités du monde, sur des peuples que César n’avait pu soumettre, qu’Auguste et Tibère n’avaient osé attaquer, eurent un grand retentissement dans tout l’empire. On a récemment trouvé en Asie un monument élevé par Cyzique à Claude, le vainqueur des Bretons[61].

Les légions avaient franchi l’Océan ; elles passèrent aussi le Rhin. Dès la première année du règne de Claude, les Cattes, les Marses et les Chauques avaient été vaincus, et la dernière des aigles de Varus reconquise ; de soi-te qu’à ce principat revenait la gloire d’avoir arraché aux Barbares, après cinquante ans, leur dernier trophée. Cependant le souvenir même de la grande défaite commandait de ce côté la prudence[62]. La Bretagne n’était qu’une île dont les aigles romaines avaient déjà vu les rives opposées ; la Germanie commençait un monde, celui des Barbares, dont nul ne connaissait les limites. On disait à Rome qu’y gagner une province, c’était citer une goutte d’eau à l’Océan ; que mieux valait s’arrêter à la limite naturelle du Rhin, et de la travailler à ruiner les ligues, à diviser les peuples, à placer les chefs dans l’intérêt de l’empire. Cette politique d’auguste et de Tibère fut aussi celle de Claude, et le succès y répondit, lorsque des Chérusques vinrent lui demander pour roi un neveu d’Hermann, né à Rome où il avait toujours vécu et qui portait le noie significatif d’Italicus (47 de J.-C.). Quelque bas que fût tombé ce peuple depuis sa défaite, il s’indigna bientôt d’obéir à un agent de l’empereur. Italicus fut chassé ; mais les Langobards, sans doute gagnés par l’or de Rome, le rétablirent, et les patriotes proscrits allèrent offrir leur courage aux Cattes et aux Chauques, les seuls peuples de la Germanie qui osassent encore regarder un Romain en face. Les premiers harcelaient de loin en loin les troupes de la haute Germanie ; les seconds, conduits par un transfuge romain, allaient sui, des flottilles ravager les côtes gauloises, que les habitants, énervés par la paix et la prospérité, ne savaient plus défendre[63]. Vis un grand général venait d’arriver dans la basse Germanie, Corbuton, qui rappelait par sa sévérité les temps antiques. Il avait trouvé les légions amollies par une longue oisiveté ; une discipline impitoyable et de continuels travaux leur rendirent l’aspect des vieilles phalanges républicaines. On le sut bientôt chez les tribus voisines, et les Frisons, libres depuis dix-neuf ans, consentirent sans combat à recevoir de lui des lois, des magistrats, et à s’enfermer dans les limites qu’il leur fixa ; une forteresse fut bâtie pour les contenir. Corbulon voulait encore atteindre derrière eux les Chauques ; ses vaisseaux allaient mettre un terme à leurs pirateries et ses soldats menaçaient leurs frontières, lorsqu’un ordre de Claude l’arrêta. En ramenant derrière le Rhin ses aigles qu’il avait cru mener à une conquête, il ne dit que ces mots : Heureux autrefois les généraux romains ! Cette parole fort admirée n’était cependant que le cri ambitieux d’un républicain qui regrettait ces temps où les généraux dédaignaient l’impuissante colère d’un gouvernement sans force, et engageaient à leur gré Rome dans des guerres nouvelles (47 de J.-C.). Pour occuper du moins les soldats, Corbulon leur fît creuser, entre la Meuse et le Rhin, un canal de 25 milles destiné à rendre moins dangereuses les inondations de l’océan. Claude lui accorda en récompense les insignes du triomphe. Son successeur, Curtius Rufus, obtint le même honneur pour avoir ouvert dans le territoire de Mattium une mine d’argent dont le produit fut médiocre et dura lieu. Mattium était à plus de 120 milles du Rhin ; on voit que ce système de pais armée avait placé sous l’influence romaine toute la rive droite du fleuve jusqu’assez loin de son cours.

Il y a encore une conséquence à tirer de ces faits : c’est que si le gouvernement impérial était avare pour les légions de gloire militaire, il leur en offrait une autre, celle des grands travaux d’utilité publique. Voici Corbulon qui creuse un canal, Rufus qui ouvre des mines, et l’armée de la haute Germanie qui continue l’immense retranchement des terres décumates. Tout à l’heure Paulinus achèvera la chaussée de Drusus le long du Rhin, et Vetus voudra ouvrir une communication navigable entre la Saône et la Moselle, c’est-à-dire entre le Rhin et le Rhône, entre la Méditerranée et l’océan du Nord. En Espagne, dans les provinces du Danube, ce sont des ponts, des aqueducs, des routes que les légions construisent ; dans l’Asie Mineure, des ports que l’on agrandit ou que l’on ouvre[64]. Partout les loisirs qu’une sage politique leur donne sont utilement employés[65]. Tacite aurait dû comprendre ces grandeurs de la paix plutôt que d’accueillir dans sa grave histoire ces lettres anonymes où l’on suppliait l’empereur, au nom des armées, d’accorder d’avance à leurs commandants les honneurs du triomphe, pour qu’ils ne cherchassent plus à les mériter en soumettant leurs troupes à tant de rudes labeurs.

Tacite ne voit aussi qu’une satisfaction de vanité pour l’impératrice dans l’envoi d’une colonie de vétérans chez les Ubiens, dont la ville, oie elle était née, prit dès lors le nom de Colonia Agrippina (50 de J.-C.) ; mais l’empire avait besoin d’une place forte et toute romaine sur le Rhin inférieur, et le lieu était si bien choisi, que Cologne est restée jusqu’à ce jour une des grandes villes de l’Allemagne. Les Romains même reconnaîtront bientôt, durant la guerre de Civilis, la sagesse de cette mesure.

Dans la haute Germanie, l’empereur se contenta encore de repousser les Cattes sans essayer de les dompter. L’honneur de cette expédition revint tout entier aux cohortes gauloises des Némètes et des Vangions qui allèrent surprendre, l’ennemi et délivrèrent quelques soldats de Varus, captifs depuis quarante ans. Pomponius, campé avec ses légions vers le Taunus, y attendait les Cattes, dans la pensée qu’ils poursuivraient jusque-là ses cohortes. Mais la crainte d’être pris à dos par les Chérusques, maintenant amis fidèles des Romains les arrêta, et ce furent des députés et des otages qui vinrent solliciter la paix (50 de J.-C.). Les Frisons rentrés dans une demi servitude, les Chauques contenus, les Chérusques affaiblis, les Cattes humiliés[66], Claude avait le droit de frapper une monnaie triomphale avec la légende de Germanis.

Au sud, le roi que Drusus avait donné trente ans auparavant aux Suèves de la Moravie, Vannius, menacé d’une révolte, avait imploré le secours des légions : Claude laissa les Barbares vider entre eux leur querelle ; mais des troupes réunies derrière le Danube se tinrent prêtes à faire respecter par les deux partis le territoire de l’empire. Cette conduite réussit. Le roi dépossédé fut reçu avec ses vassaux dans la Pannonie, et les deux chefs victorieux qui se partagèrent son royaume sollicitèrent eux-mêmes l’amitié de l’empereur (50 de J.-C.).

La tranquillité des pays de la rive droite du Danube est attestée par le silence même des historiens ; un fait d’une certaine importance eut cependant lieu à l’extrémité de ces provinces. Rhémétalcès, que Caligula avait fait seul roi de toute la Thrace, ayant été tué par sa femme, ses anciens sujets se soulevèrent, et Claude en profita pour réduire ce royaume en province (vers l’an 46) ; vingt ans après, Agrippa disait aux Juifs : Deux mille soldats romains suffisent à garder la Thrace[67]. Byzance avait fourni des secours en cette occasion ; elle en donna encore dans la guerre qu’on fit au roi du Bosphore (49), et, en récompense, obtint une exemption de tribut pendant cinq années[68].

Ce roi du Bosphore, descendant du grand Mithridate, dont il portait le nom, devait à Claude sa couronne[69]. L’empereur, peu de temps après son avènement, avait fait une nouvelle distribution des royaumes vassaux. E avait rendu à Antiochus la Commagène, que Caligula lui avait donnée, puis reprise, délivré l’Ibérien Mithridate, que Caïus avait jeté dans les fers, augmenté le domaine du Juif Agrippa et érigé la Chalcidique en royaume pour son frère Hérode, enfin cédé à Palémon quelques cantons de la Cilicie en échange du Bosphore, transféré à un autre Mithridate. Ce nouveau roi, ambitieux et turbulent, comme pour justifier son origine, voulut s’agrandir aux dépens de ses voisins. Claude le déposa et le remplaça par son frère Cotys. Mithridate essaya d’entraîner dans sa cause quelques peuples de ces régions, séduisit les uns, attaqua les autres et attira sur eux une expédition romaine. Les misérables villes de ses alliés furent enlevées sans peine et cruellement traitées. Une d’elles offrait dix mille esclaves pour se racheter ; esclaves et maîtres, on tua tout. Mithridate vint se livrer lui-même. Quand il parut devant l’empereur, il lui dit fièrement : On ne m’a point amené ; je suis venu. Si tu en doutes, laisse-moi partir et fais-moi chercher[70]. (49 de J.-C.).

C’était pour qu’il recouvrât l’Arménie que Claude avait donné la liberté à Mithridate l’Ibérien. Les dissensions des Parthes rendaient l’entreprise facile. Ce malheureux peuple était retombé dans son anarchie habituelle, après la mort d’Artaban III (44 de J.-C.). Vardan et son neveu Gotarzès se disputaient le pays, tour à tour fugitifs ou maîtres de la couronne. Pour la troisième fois ils allaient en venir aux mains, à l’extrémité de l’empire, dans la Bactriane, au moment même où Mithridate rentrait en Arménie, avec des troupes romaines qui prirent les villes, tandis que les Ibériens battaient le plat pays. Vardan, resté enfin seul maître de l’empire, réduisit Séleucie, que depuis sept ans les Parthes tenaient assiégée, et se disposa à envahir l’Arménie. Le gouverneur de Syrie, Marsus, le menaça, s’il en passait la frontière, de franchir lui-même l’Euphrate. De nouvelles catastrophes prévinrent cette guerre. Vardan fut tué par les grands dans une partie de chasse, et Gotarzés rentra ; mais la noblesse députa en secret vers Claude pour lui demander Méherbate, fils de ce Vonon, ancien candidat d’Auguste et de Tibère au trône des Arsacides. L’empereur s’empressa de déférer à ce vœu, en faisant remarquer au sénat qu’il avait, comme Auguste, la gloire d’avoir reconquis l’Arménie et donné un roi aux Parthes[71]. Mais, au lieu de pousser vivement l’entreprise, Méherbate voulut jouir de sa fragile royauté : le zèle de ses partisans tomba ; il fut vaincu et pris (49). Gotarzés lui fit couper les oreilles et le laissa vivre après cette humiliation. Il mourut lui-même presque aussitôt de maladie, et le sceptre passa à son fils Vonon, qui le porta quelques mois seulement (50 ou 51). Vologèse, son successeur, allait régner trente années, non sans gloire.

Claude s’était vanté trop vite d’avoir eu en Orient la fortune d’Auguste.. Son protégé chez les Parthes était fugitif et déshonoré ; son candidat au trône d’Arménie, plus malheureux encore, fut renversé par un neveu, Rhadamiste, qu’il avait comblé de bienfaits, et qui le fit mourir, avec sa femme et ses enfants, étouffé sous des monceaux d’étoffes, pour ne pas violer le serment qu’il lui avait prêté de n’attenter a sa vie ni par le fer ni par le poison. Quelque habitué qu’on fut en Orient aux crimes des maisons royales, on s’indigna de celui-ci. Vologèse crut l’occasion favorable de recouvrer l’Arménie pour son frère Tiridate. Toutes les villes lui ouvrirent leurs portes ; mais l’hiver et une contagion le chassèrent. Rhadamiste, revenu d’Ibérie, se baigna dans le sang de ceux qu’il appelait des rebelles. Ils se soulevèrent contre lui, investirent son palais, et il ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval. Sa femme, Zénobie, grosse de plusieurs mois, le suivait. Pour ne point ralentir la fuite de son époux, elle lui demanda la mort ; il la frappa lui-même et jeta son cadavre dans l’Araxe. Mais le coup n’était point mortel ; des bergers la recueillirent ; elle guérit, et fut conduite vers Tiridate, qui la traita en reine. L’influence romaine en Arménie était perdue ; Corbulon la rétablira au commencement du règne suivant.

En Lycie, quelques Romains avaient été tués, et cette petite république était fort troublée ; Claude lui cita une liberté dont elle usait mil, et la réunit à la Pamphylie[72]. Il sera question ailleurs des affaires de Palestine ; disons seulement qu’à la mort d’Agrippa, en 44, Claude jugeant le fils de ce prince trop jeune pour lui succéder, avait de nouveau réuni la Judée à la province de Syrie.

Pour achever le récit du peu d’événements que nous connaissons sur l’histoire provinciale durant ce principat, rappelons encore les succès de Suetonius Paulinus dans la Maurétanie au commencement du règne de Claude. Ce général franchit l’atlas, dont il trouva les cimes couvertes de neige, et pénétra à travers un pays brûlant jusqu’au Tafilet[73]. Son successeur Geta faillit périr de soif avec toute son armée. La découverte inopinée d’une source les sauva, et une victoire décisive sur les Maures permit de faire de leur pays deux provinces, séparées par le Mulucha : la Maurétanie Césarienne et la Maurétanie Tingitane, où de nombreuses colonies portèrent les coutumes et la langue de Rome[74]. Ces conquêtes valurent à Claude l’honneur de reculer, comme Sylla et Auguste, le pomerium.

A ce règne ou au suivant se rattachent les hardies reconnaissances dont parle Ptolémée, et qui furent poussées dans l’intérieur de l’Afrique par Julius Maternus, jusque dans la contrée d’Agysimba, au pays des rhinocéros, et par Septimius Flaccus, chez les Éthiopiens, à trois mois de marche au delà de Garama. Pline rapporte (VI, 24) qu’un affranchi du fermier des douanes impériales dans la mer Rouge, ayant doublé l’Arabie, fut poussa ; par les vents jusqu’à l’île de Taprobane, qu’il y resta six mois, apprit la langue du pays, et, au retour, ramena quatre ambassadeurs qui donnèrent à Claude de curieux renseignements sur l’île, ses habitants et son commerce avec les Sères.

Ce principat ne manquait donc pas de gloire militaire et politique. La Maurétanie et la moitié de la Bretagne conquises ; les Germains contenus, humiliés et perdant les derniers trophées de leurs anciennes victoires ; le Bosphore retenu dans l’obéissance ; la Thrace, la Judée, réduites en provinces[75], et les divisions des Parthes longtemps entretenues ; à l’intérieur, quelques sages lois, d’utiles travaux, une prospérité croissante[76] ; dans les armées, la discipline et une activité tournée vers le bien public, sous la direction de généraux vieillis dans les commandements[77] ; enfin de lointaines ambassades renouvelant le curieux spectacle qui avait tant flatté, sous Auguste, la vanité romaine : certes il y avait dans ces faits, dans ces résultats, de quoi satisfaire l’orgueil d’un prince plus exigeant à cet égard que Claude ne le fut jamais. Mais il nous faut maintenant rentrer dans Rome pour y voir l’agonie de l’aristocratie romaine et quels exemples offrait au monde la maison impériale, où régnait une femme impudique dont la sensualité païenne aurait pu faire la déesse de la débauche et de l’orgie. Les leçons venues de haut descendent plus bas qu’on ne pense ; Messaline aura des émules parmi les matrones, et Locuste ne travaillera pas pour la seule Agrippine.

 

V. — MESSALINE.

Le vice et le bourreau avaient si bien décimé la noblesse romaine, que Claude fut obligé de faire des patriciens, la même année où il ouvrit le sénat aux notables des provinces (48). Une aristocratie se substituait à l’autre : celle du monde remplaçait celle de la cité, signe manifeste que bientôt aussi vont arriver les empereurs provinciaux. Les gentes créées par César et par auguste s’étaient déjà éteintes[78], et il restait bien peu des cinquante maisons troyennes que Denys d’Halicarnasse comptait encore sous le premier empereur. Claude lui-même avait aidé à en diminuer le nombre : durant son règne périrent trente-cinq sénateurs et plus de trois cents chevaliers : plusieurs, victimes des passions honteuses et de l’avidité de Messaline, quelques-uns emportés par le suicide que des hommes sans croyances et sans utile emploi de la vie[79] estimaient la dernière ressource d’une existence fatiguée par le plaisir et la crainte, mais le plus grand nombre frappés à la suite de complots imprudents ou de crimes avérés. On se souvenait de la tentative avortée après la mort de Caïus, et on croyait pouvoir la reprendre ; même après Néron, il y aura des républicains, car les folies des nouveaux empereurs ravivaient les regrets pour ce gouvernement qui avait conquis le monde. Plus nombreux encore étaient ceux qui, voyant la première place si étrangement occupée, croyaient facile d’en jeter bas un prince que sa mère appelait une erreur de la nature, un homme commencé et non achevé.

Un assassin, armé d’un poignard, pénétra un jour jusqu’au lit de l’empereur : deux cavaliers essayèrent de le tuer, l’un à la sortie du théâtre, l’autre durant un sacrifice[80]. Un petit-fils de Pollion, un petit-fils de Messala, tentèrent une révolution[81] et firent entrer dans le complot des gens du palais. Pomponius enfin commença une guerre civile, et Scribonianus souleva l’armée de Dalmatie, en promettant à ses soldats de rétablir la république, tandis que Vinicianus, un des candidats à l’empire, après le meurtre de Caïus, un préteur en charge et nombre de sénateurs et de chevaliers préparaient à Rome un mouvement. Scribonianus, proclamé empereur, écrivit à Claude une lettre pleine de reproches sanglants et lui ordonna de rentrer dans la vie privée, d’où il n’aurait jamais dû sortir. Le timide empereur eût volontiers obéi. Le respect que les légions conservaient pour la famille des Césars le sauva. Effrayés d’un présage contraire, les rebelles refusèrent de marcher sur Rome, et le premier empereur sorti des castra stativa fut tué après cinq jours de royauté. Sa femme dénonça ses complices ; tous ceux qui ne purent acheter la faveur de Messaline ou celle des affranchis périrent. Malgré des lois récentes, on reçut les délations des esclaves contre leurs maîtres, et des sénateurs furent envoyés à la question. On épargna les enfants, mais la plupart des femmes partagèrent le sort de leurs époux. Une d’elles s’illustra : Arria, femme du consulaire Pætus. Elle suivit dans une barque le vaisseau qui l’amenait à Rome et, quand elle le vit condamné, au lieu d’implorer pour elle-même Messaline, qui l’aimait, elle saisit un poignard, s’en frappa, puis le donna tout sanglant à Pætus dont le courage faiblissait : Tiens, lui dit-elle, cela ne fait pas de mal[82]. Vinicianus et beaucoup d’autres se tuèrent. Par un singulier contraste avec la mollesse de leur vie, ces Romains dégénérés voulaient qu’on les reconnût au moins a leur dernière heure pour les fils de leurs pères. Quand Valerius Asiaticus n’eut obtenu de Claude, après une défense touchante, que le choix de la mort, redevenu calme depuis qu’il n’avait plus à disputer sa vie, il reprit pour un jour ses exercices ordinaires, se baigna et donna un grand festin, où il montra beaucoup de gaieté. Au sortir de table, avant de se faire ouvrir les veines, il alla visiter son bûcher, dressé dans son,jardin, et, le trouvant trop près de ses arbres, il le fit changer de place, de peur qu’il n’endommageât leur magnifique ombrage. Bien mourir était le seul point d’honneur qui restât à ces Romains. Messaline leur donna de fréquentes occasions de le montrer[83].

Claude n’était point fait pour garder l’amour d’une femme. Il avait épousé en premières noces Pœtina, qu’il répudia pour des fautes légères, et Urgulanilla, qu’il chassa à cause d’ignobles débauches et d’un soupçon d’homicide. Elle lui avait donné une fille, Claudia ; d’abord il l’accepta, puis la fit jeter nue à la porte de sa mère, en disant qu’elle était le fruit d’un commerce adultère. Messaline, sa troisième femme, était arrière-petite-fille de la sœur d’Auguste, la vertueuse Octavie, dont le sang ne prévalut pas dans sa postérité sur le sang vicié d’Antoine. La mère de Messaline, Lepida, lui conseilla, par son exemple, tous les dérèglements, et Claude la prit déjà souillée. Elle était probablement atteinte d’une de ces maladies qui suppriment la conscience et portent à tous les désordres[84].

Avec cette femme impudique, nous allons trouver, pour la première fois en Occident, la vie des cours asiatiques : mélange de complots, de supplices et de monstrueuses dissolutions. Il était inévitable qu’en s’établissant au Palatin, le despotisme oriental y amènerait à sa suite les mœurs d’Alexandrie et de Ctésiphon : la rivalité des femmes, l’influence des affranchis, les conspirations de palais. Du premier coup, Rome dépasse les scandales les plus fameux. Il n’y a eu jusqu’à présent dans l’histoire qu’une Messaline, et Juvénal poursuit encore l’impériale courtisane du fouet sanglant de son vers indigné. Dans quelques années, une autre impératrice empoisonnera son mari ; un empereur tuera sa mère, son frère, sa femme, et toutes les folies, tous les vices, toutes les cruautés, vont se déchaîner sur une société tremblante et pourrie.

L’histoire oublierait les débauches de Messaline, si ce scandale publie n’en avait pas encouragé d’autres et si la cruauté ne s’était point mêlée à l’orgie. Son beau-père, Silanus, ose dédaigner ses avances ; elle l’accuse d’un complot que Narcisse confirme, parce qu’un songe le lui a révélé, et, sans autre examen, Silanus est mis à mort. Le sénateur Vinicius se rend coupable du même dédain, elle le fait empoisonner. Pour Asiaticus, la cause de sa mort est son immense richesse : il avait encore embelli les jardins de Lucullus, Messaline veut les avoir, et Claude le condamne. Julie, fille de Germanicus, semble inspirer à son oncle un intérêt trop vif, et par sa fierté blesse l’impératrice ; celle-ci invoque les mœurs, parle d’adultère, et Julie, envoyée en exil, y trouve bien vite des assassins. Sénèque, bel esprit et grand moraliste, qui eut le tort de mettre rarement sa conduite d’accord avec ses écrits, avait la confiance de Julie, il est relégué en Corse et y resta huit ans[85]. Une autre Julie, nièce aussi de l’empereur, a le même sort. Poppée lui disputait le danseur Mnester ; elle l’accusa d’adultère et la poussa au suicide ; quant à l’histrion, il reçut, de l’empereur même, l’ordre d’obéir en tous points à Messaline. Il faudrait les libertés de la langue latine pour redire les déportements de l’impériale courtisane et ses honteuses orgies, soit au fond du palais, en compagnie des plus nobles matrones livrées a la promiscuité sous les yeux mêmes de leurs époux[86], soit la nuit, dans les rues de Rome, au milieu des victimes de la débauche publique : lassata viris, nec dum satiata[87].

L’empereur ignorait tout. Justus Catonius, préfet du prétoire, montrait quelque indignation et parlait d’ouvrir les yeux du prince : il périt aussitôt. L’indigne faiblesse de Claude pour la mère de Britannicus et d’Octavie, la connivence des affranchis et la mort qui eût puni toute révélation indiscrète, assuraient l’impunité et encourageaient à plus d’audace. Messaline en vint à vouloir légaliser l’adultère et légitimer la prostitution, afin de trouver dans la débauche un attrait de plus, celui du vice jouant avec la loi et bafouant les derniers restes de la pudeur publique. Si l’on en croit un récit conservé par Tacite[88], mais que Josèphe ne connaît pas, elle aurait voulu épouser, suivant tes formes ordinaires, un de ses amants, Silius. Leur union aurait été annoncée d’avance, consignée dans des actes authentiques, consacrée par les prières des augures, par les cérémonies religieuses, par un sacrifice et un banquet solennel. Claude qu’effrayaient des prodiges qui menaçaient, disait-on, l’époux de Messaline, aurait signé lui mène au contrat, afin de détourner de sa tête les malheurs annoncés[89].

Pour l’impératrice, cette parodie effrontée des rites ordinaires devait aiguiser le plaisir de débauchés en quête d’inventions nouvelles. Silius s’y prêtait dans la pensée que la comédie finirait de tragique façon par la suppression non seulement du mari, mais du prince. Quant au vieillard, crédule et peureux, il se disait sans doute, avec l’esprit formaliste des anciens, ou on lui avait persuadé, que le destin serait satisfait par un mariage accompli suivant les prescriptions de la loi et qui n’irait pas au delà des apparences[90]. Aussi n’y a-t-il même pas à penser qu’il se soit réservé, comme dédommagement, après avoir sauvé l’empereur, de pousser l’oracle jusqu’au bout eu vengeant le mari et ce que nous appellerions sou honneur, si ce sentiment n’avait pas été inconnu des Romains de ce temps-là et de Claude surtout.

Les affranchis, d’abord troublés de cette étrange aventure, commencèrent à s’effrayer, quand ils virent Messaline dépouiller le palais pour orner la demeure de Silius et tous les trésors des Claudes s’entasses chez le nouvel époux. Jeune, hardi, Silius ne se laisserait pas mener comme leur imbécile patron ; et, apparenté aux plus grandies familles, investi en ce moment du consulat, il était redoutable. Ce qu’il venait d’oser montrait son ambition ; évidemment il ne s’arrêterait pas dans la dangereuse position qu’il avait prise ; déjà il pressait Messaline de le débarrasser de Claude. Calliste et Pallas hésitaient cependant à braver la colère de l’impératrice ; ils se souvenaient de Polybe qu’elle avait sacrifié[91], bien qu’il eût pour se défendre contre elle la complicité de, l’adultère. Narcisse persista : il dévoila tout à Claude, alors à Ostie pour veiller aux approvisionnements de Rome. Sais-tu, lui dit-il, que tu es répudié ? Silius a eu pour témoins le peuple, le sénat et l’armée ; tes esclaves, tes richesses, sont chez lui : que tu tardes un moment, et Rome est eu son pouvoir. Claude, à ce récit, que des sénateurs confirment, retombe dans ses terreurs ordinaires ; il croit Silius déjà proclamé et demande à ceux qui l’entourent s’il est encore empereur. Mais Narcisse sentait qu’il avait joué sa vie, qu’il fallait alter jusqu’au bout ou périr ; il entraîne son maître à Rome.

On était alors in milieu de l’automne ; Messaline, dans son palais, représentait une scène de vendanges : les pressoirs foulaient les raisins ; le vin coulait dans les cuves ; des femmes, à demi vêtues, comme les bacchantes, d’une peau de daim, dansaient à l’entour, et Messaline, les cheveux épars, le thyrse en main, Silius couronné de lierre, accompagnaient des chœurs lascifs. Un de leurs compagnons de débauche monte sur un arbre, pour jouer de là sans doute le personnage de quelque dieu caché dans le feuillage des bois. Que vois-tu de là-haut ? lui crie-t-on. — Je vois, répond-il, un orage furieux du côté d’Ostie.

L’orage, qu’il vint du ciel ou de la terre[92], approchait. Des bruits d’abord se répandent que Claude arrive irrité, et bientôt des courriers l’annoncent. La fête se disperse, car ces libertins, tout au plaisir, n’avaient rien préparé pour la résistance. Messaline se réfugie dans les jardins de Lucullus ; Silius se rend au Forum, en apparence pour y remplir sa charge ; les autres courent çà et là ; mais les centurions sont déjà à leur poursuite et les saisissent dans les rues, dans les retraites où ils se cachent. Après quelques instants de trouble, l’impératrice retrouve son assurance. Elle commande à ses enfants, Octavie et Britannicus, d’aller au-devant de leur père ; elle conjure Vibidia, la première des vestales, de se rendre auprès du souverain pontife pour implorer sa clémence ; elle-même, suivie de trois personnes qui seules de toute sa cour ne l’ont pas abandonnée, traverse à pied la ville entière, monte dans un de ces tombereaux qui servent à emporter les immondices des jardins, et prend la route d’Ostie.

Si le prince eût été seul, elle était sauvée. Mais Narcisse, pour ne pas le quitter, avait pris place sur le char qui le ramenait à Rome avec ses deux amis Cecina et Vitellius. Celui-ci, type accompli du courtisan servile, attendait, pour avoir un avis, que le Prince eût parlé, et Claude parlait de façon bien embarrassante : tantôt s’emportant contre sa femme, tantôt s’attendrissant au souvenir de leurs enfants. Aussi Vitellius ne disait que ces mots : Ô crime, ô forfait ! Narcisse n’en put tirer davantage.

Cependant Messaline approchait et criait qu’elle était la mère d’Octavie et de Britannicus, qu’on devait écouter sa défense. Narcisse couvrit sa voix en rappelant Silius et le mariage ; mais il eut soin de faire avancer le char, et, pour occuper les yeux de Claude, il lui remit un mémoire sur les débauches de sa femme. Aux portes de Rome, ses enfants l’attendaient ; on les fit éloigner. Toutefois Vibidia pénétra jusqu’au prince et lui représenta combien il serait odieux qu’une épouse fût livrée à la mort sans avoir pu se défendre. Narcisse répondit que le prince l’entendrait, qu’il lui serait permis de se justifier, et il pressa la vestale de retourner à ses pieuses fonctions.

L’affranchi conduisit Claude droit à la maison du coupable, où il lui montra les richesses des Nérons et des Drusus, devenues le prix de l’adultère. A cette vue, Claude s’émut enfin, et sa colère éclata ; il se laissa mener au camp des prétoriens, les harangua et les rendit juges des coupables. Silius, amené devant eux, ne chercha pas à se défendre et demanda qu’on hâtât sa mort. Plusieurs chevaliers romains, d’un rang illustre, montrèrent la même fermeté. Le préfet des gardes nocturnes, l’intendant des jeux, un sénateur, furent aussi mis à mort. Un pauvre diable d’acteur, Mnester, mêlé à cette tragédie, espéra un moment se sauver ; il invoqua l’exprès commandement par lequel Claude lui-même l’avait soumis aux volontés de Messaline ; ce n’était point, comme d’autres, l’intérêt ou l’ambition, mais la nécessité qui l’avait fait coupable, et il eût péri le premier si l’empire fût tombé aux mains de Silius. Les affranchis répondirent qu’après avoir immolé de si grandes victimes on ne devait pas épargner un histrion ; que, volontaire ou forcé, l’attentat n’en était pas moins énorme. On n’admit pas même la justification du chevalier romain Montanus, jeune homme de mœurs honnêtes, mais d’une beauté remarquable, que Messaline, aussi capricieuse dans ses dégoûts que clans ses fantaisies, avait appelé chez elle et chassé : dès la première nuit.

Durant ces exécutions, Messaline, retirée dans les jardins de Lucullus, dressait une requête suppliante, non sans un reste d’espoir et avec des retours de colère, tant elle avait conservé d’orgueil en cet extrême danger. Si Narcisse n’eût hâté sa mort, le coup retombait sur lui. Claude était revenu dans son palais, et, charmé par les délices d’un repas dont on avança l’heure, il laissait tomber sa colère. Qu’on aille, dit-il, avertir la malheureuse Messaline de venir demain se justifier ! Narcisse comprend qu’il est perdu si tout n’est terminé avant la nuit ; il sort brusquement et signifie aux centurions et au tribun de garde d’aller tuer Messaline ; un autre affranchi, Evodus, est chargé de veiller à l’exécution.

Evodus court aux jardins où Messaline était étendue à terre, près de sa mère, Lepida, qui l’exhortait à honorer sa mort en se frappant elle-même. Mais cette âme corrompue était saris énergie ; elle s’abandonnait aux larmes, aux plaintes vaines, quand tout à coup les portes s’ouvrent avec violence et les soldats paraissent, le tribun gardant le silence : l’affranchi, avec la bassesse d’un esclave, se répandant en injures. Alors, pour la première fois, elle comprit qu’il fallait mourir, et accepta un poignard ; tandis que d’une main tremblante elle l’approchait de sa gorge et de son sein sans oser frapper, le tribun la perça d’un coup d’épée. Claude était encore à table quand on lui annonça que Messaline était morte, sans dire si c’était de sa main qu’elle avait péri. Il ne s’en informa point, demanda à boire et acheva tranquillement son repas. Même insensibilité les jours suivants ; il vit sans donner un signe de colère ou de tristesse la joie des accusateurs, la douleur de ses enfants. Le sénat fit abattre les statues de Messaline et décerna au meurtrier les ornements de la questure[93].

Nous avons donné au récit de cette mort d’une prostituée presque autant de place qu’à celui des grandes victimes de la république ; c’est que ce contraste peint les deux époques : des tragédies de sérail sont à présent une partie de l’histoire du peuple romain.

Claude avait juré aux prétoriens assemblés de garder le célibat, puisque le mariage lui réussissait si mal, et de se laisser tuer par eux s’il violait son serment. Ce n’était pas le compte des affranchis ; ils voulaient faire une impératrice pour rester maîtres du palais, et s’occupèrent aussitôt de marier l’empereur une quatrième fois. Chacun soutint des prétentions rivales. Narcisse protégeait Pætina, que Claude avait répudiée ; Calliste, la riche et belle Lollia Paulina, divorcée de Caïus ; Pallas, une fille de Germanicus, Agrippine. Celle-ci, a qui sa mère avait légué son esprit impérieux et son ambition, était veuve de Domitius Ænobarbus, qui lui avait laissé un fils alors âgé de onze ans[94]. Quoiqu’elle fût belle, elle n’avait rien de la femme, mais elle avait tout de l’ambitieux sans cœur : la longue persévérance, les froids calculs et, au moment opportun, les résolutions implacables, sans hésitation, sans remords. Elle avait décidé qu’elle serait impératrice et son fils empereur. Il fallait donc épouser Claude : mais Claude était son oncle, et les lois romaines défendaient le mariage entre parents à ce degré. Un sénatus-consulte leva cet obstacle, et un chevalier fournit un exemple. Dès qu’Agrippine fut entrée dans la couche impériale, elle voulut commander. Claude, qui savait maintenir la paix dans l’empire, ne sut jamais la faire régner autour de lui, parce qu’il était capable d’avoir des idées justes, mais absolument impropre à dominer des hommes. Les affranchis et l’impératrice se disputèrent le vieillard : il resta a celle-ci, qui, après avoir obtenu ce qu’elle voulait, l’adoption de son fils, l’empoisonna.

Les affranchis étaient en mauvaise position pour lutter contre elle. La crainte que les enfants de Messaline, Octavie et Britannicus, ne fussent un jour en état de venger leur mère sur ceux qui l’avaient perdue, les enchaînait à la fortune de la nouvelle impératrice. Aussi eut-elle tout aussitôt l’influence et le pouvoir, quelle saisit d’une main ferme et qu’elle sut garder. Les allures du gouvernement changèrent, dit Tacite[95], Agrippine un maître qui ne se jouait point des affaires avec la légèreté de Messaline. L’autorité fut grave, presque virile. En public, de la sévérité, plus souvent de la hauteur ; dans le palais, point de désordres, à moisis qu’ils ne fussent utiles au pouvoir ; mais une insatiable avidité, qui se couvrait du prétexte d’augmenter les ressources de l’État. Fille, sœur, épouse d’imperators, elle se disait appelée au partage d’un empire que les siens avaient fondé ou affermi, et elle voulait recevoir les mêmes honneurs que Claude, les respects du sénat, les actions de grâces des ambassadeurs, les prières des captifs, et, spectacle nouveau, assister aux revues des troupes, présider en habit militaire aux enseignes romaines[96]. Le sénat lui avait décerné le privilège de monter au Capitole dans la litière où l’osa portait les choses saintes, et le droit qu’avait eu Livie de mettre sur la monnaie son image à côté de celle du prince. Elle fut la première femme et la seule qui ait osé fonder une colonie avec les rites consacrés, et cette colonie subsiste encore, Cologne ; elle était moins l’épouse que le collègue de l’empereur.

Son premier acte fut de casser les fiançailles d’Octavie avec Silanus, qui, regardant cette rupture comme un arrêt de mort, se tua le jour même des noces de l’empereur, et tout aussitôt elle fiança Octavie avec son fils Domitius (49). Pour lui gagner un peu de la popularité dont jouissait un écrivain célèbre par ses talents et ses disgrâces, elle plaça prés de lui comme précepteur Sénèque, qu’elle fit rappeler d’exil[97] et nommer préteur. L’année suivante (50), Pallas arracha à Claude, en lui citant l’exemple d’Auguste et de Tibère, l’adoption de Domitius, bien que celui-ci n’eût que deux années de plus que Britannicus, le fils de l’empereur. Le nouveau prince impérial prit depuis ce jour un nom qu’il a rendu fameux, celui de Néron ; il fut bientôt entouré des honneurs qui montraient en lui l’héritier de l’empire. On lui décerna le consulat pour le jour où il aurait vingt ans ; en attendant, il fut consul désigné, prince de la jeunesse et eut hors de Rome le pouvoir proconsulaire. On distribua en son nom un donativum aux soldats, un congiarium au peuple, et sa mère, qui ne perdait aucune occasion de le produire en public, de le présenter comme le successeur naturel de Claude, lui fit célébrer des jeux magnifiques, et donner, quand il eut la préture, un combat de gladiateurs. Elle en fit encore l’avocat des provinces ; en l’an 52, il harangua en grec, dans le sénat, pour solliciter des grâces en faveur d’Ilion, de Rhodes et d’Apamée ; en latin, pour faire envoyer un secours d’argent à Bologne[98]. Claude, oubliant son propre sang, laissait tout faire. Aux jeux du cirque, où Néron parut avec la robe triomphale, Britannicus n’eut que la prétexte[99] ; peu à peu ses partisans furent éloignés, et, après une parole où :Agrippine voulut voir une insulte pour son fils, on chassa ses affranchis, ses esclaves ; on mit à mort ses gouverneurs. Les deux préfets du prétoire passaient pour lui être dévoués, ils furent remplacés par Burrus, brave soldat et ministre dévoué au bien de l’État, mais qui, en acceptant cette charge des mains d’Agrippine, prenait : l’engagement de servir les intérêts de son fils aux dépens de ceux de Britannicus, isolé maintenant et comme prisonnier dans le palais de son père.

Une vengeance de femme, la mort de Lollia Paulina, qui avait osé disputer à Agrippine la main de Claude, et l’exil de Calpurnie, dont l’empereur avait un jour loué la beauté, causa peu d’étonnement, malgré un hideux détail conservé par Dion. Agrippine avait commandé qu’on lui apportât la tête de Lollia ; ne reconnaissant pas ces restes défigurés par la mort, elle ouvrit la bouche pour s’assurer à certain signe des dents que c’était bien la tète de sa victime. Une accusation intentée au proconsul d’Afrique, Statilius Taurus, sous prétexte de concussions, fit plus de bruit et rendit au sénat un instant de courage. Statilius avait d’immenses richesses, c’était là son crime. Comme tant d’autres, il se tua avant le jugement. Malgré les instances d’Agrippine, le sénat déclara l’accusation calomnieuse et chassa de son sein le délateur[100]. Un autre sénateur venait d’être banni pour une délation contre Vitellius.

Cependant Britannicus grandissait. Un retour de tendresse dans le cœur du vieil empereur était à craindre. Quelques menaces lui étaient échappées dans l’ivresse[101], et Narcisse ne cachait plus qu’il croyait une nouvelle catastrophe nécessaire ; il flattait Britannicus ; il priait les dieux d’abréger son adolescence pour qu’il pût chasser les ennemis de son père. Malheureusement il tomba malade, et, pour se rétablir, il fut contraint d’aller prendre les eaux de Sinuessa. Sa vigilante fidélité ne protégeant plus la vie de l’empereur, Agrippine se résolut à mettre un terme à ses anxiétés. Elle s’était récemment préparée à ce dernier crime en faisant périr sa belle-sœur, Domitia Lepida, tante de Néron, et qui lui disputait le cœur de son fils. Elle s’adressa à une empoisonneuse de profession, Locuste, qu’on venait de condamner pour un de ces crimes où elle était si habile, et, ajoute Tacite, que l’on ménagea longtemps comme un instrument nécessaire de la politique impériale[102]. Locuste fut chargée de préparer un mets favori de Claude ; l’estomac trop chargé n’ayant pu garder le poison, un médecin, sous prétexte de faciliter les vomissements, introduisit dans la gorge du prince une plume imprégnée d’un venin subtil (13 oct. 54). Mais l’assassinat avait été consommé avant l’heure fixée par les astrologues comme la plus favorable au nouveau prince ; on ferma donc toutes les issues et l’on répandit le bruit que Claude allait mieux. Il était déjà mort que le sénat, les consuls et les pontifes faisaient encore des vœux pour lui dans les temples, et qu’on appelait des comédiens pour le distraire.

Dans le palais, tout se préparait pour assurer l’empire à Néron. Agrippine, feignant ruse douleur profonde, tenait Britannicus embrassé, l’appelait la vivante image de son père, et, par de perfides caresses, l’arrêtait près d’elle avec ses sœurs Antonia et Octavie. Enfin, à midi, les portes du palais s’ouvrirent tout à coup, et Burrus présenta Néron à la cohorte de garde. Cette troupe, sur un signe de son préfet, le reçut avec acclamation. Quelques soldats demandèrent bien à plusieurs reprises où était Britannicus, mais, leurs paroles ne trouvant pas d’écho, ils suivirent le mouvement. Néron se rendit au camp des prétoriens ; il las harangua, leur promit la même gratification que Claude leur avait donnée, et les soldats, ratifiant le marché, le proclamèrent empereur. Le sénat ne vint qu’après ; il confirma la décision des soldats, et les provinces l’acceptèrent sans balancer. Personne, en face de l’impérieuse impératrice, à qui tout obéissait, et le palais, et le sénat, et l’armée, n’osait prononcer le nom du malheureux prince que son père lui-même Semblait avoir déshérité. Narcisse, son seul défenseur, reçut l’ordre de se tuer. Un autre personnage, Silanus, descendant, des Césars, et qui pouvait aussi devenir un rival, fut empoisonné. Agrippine avait elle-même commandé ces exécutions, pour que son fils rie trouvât pas un obstacle sur la route qu’elle lui avait ouverte par un parricide.

On avait tué Claude ; ce n’était pas une raison pour n’en point faire un dieu. On lui décerna donc les honneurs divins[103]. En réalité, ce décret du sénat n’était aube chue que l’engagement officiellement pris de n’inquiéter personne au sujet du dernier règne, puisqu’on déclarait ainsi que tous les actes du prince mort étaient ratifiés et que son nom serait maintenu sur la liste des empereurs. Cependant Sénèque vengea la conscience publique par un pamphlet très injurieux pour le dieu nouveau et pour ses collègues en divinité[104]. C’est un curieux témoignage des sentiments véritables qui se cachaient sous l’hypocrisie de la religion et de la politique officielles ; en voici le résumé.

Ce qui se fit au ciel avant le troisième jour des ides d’octobre, je veux l’apprendre à nos neveux. Si vous êtes curieux de connaître de qui je tiens cette véridique histoire, demandez-le à celui qui vit Drucilla monter au ciel. Il est inspecteur de la voie Appienne, par où l’on sait que le divin Auguste et Tibère César sont allés chez les dieux. Il vous dira qu’il a vu Claude prendre le même chemin d’un pas inégal.

On était au milieu du jour ; Claude commençait à pousser son âme au dehors sans qu’elle pût trouver une issue à travers ce corps contrefait. Mercure, qui s’était toujours amusé de cette facétieuse créature, prit à part une des Parques et lui dit : Comment une femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un misérable en de pareils tourments ? Voilà bientôt soixante-quatre ans qu’il est en querelle avec son âme, et il ne sait pas encore s’il a jamais vécu. Qu’attends-tu donc pour faire ta charge ? La Parque consent à couper le fil enroulé sur un vil fuseau ; Claude vomit son esprit et cesse enfin, non de vivre, mais de paraître vivant.

Vous n’avez pas oublié ce qui se passa alors sur la terre et quelle fut l’allégresse publique. Au ciel, on fait savoir à Jupiter qu’il vient d’arriver un quidam d’une taille honnête : tète blanche, chef branlant, pied boiteux et sur les lèvres je ne sais quelles menaces. Interrogé touchant son pays, il répond d’une voix inarticulée ; ce n’est ni un Grec ni un Romain. Le dieu, peu au courant des choses de ce bas monde, ne reconnaît pas le nouveau venu, et même ne peut découvrir à quelle nation il appartient. Pour se tirer d’embarras, Jupiter appelle Hercule, qui, ayant couru toute la terre, doit en connaître tous les peuples. Mais, quand le héros vit cette face étrange, cette démarche de travers, quand il entendit cette voix qui n’était celle d’aucun animal de la terre, lui qui n’avait pas tremblé devant les monstres de Junon, il se troubla et crut qu’il lui tombait sur les bras un treizième travail. Cependant, en regardant mieux, il reconnaît une façon d’homme et lui demande en grec d’où il vient. Claude est tout joyeux de rencontrer un philologue et de trouver une occasion de placer ses histoires. Hercule, qui ne saisit pas bien ce que l’autre lui conte, a peur que le fou ne lui fasse un mauvais parti. Il finit pourtant par se rassurer, et comme, au demeurant, c’est un assez bonhomme de dieu, il se serait laissé duper, sans la Fièvre qui, seule de toutes les divinités de Rome, avait fait cortége à Claude. Toi, lui dit-elle, qui as visité plus de pays que le plus infatigable muletier, tu sais qu’il y a des Lyonnais. Eh bien, cet homme est du municipe de Plancus, c’est un Gaulois, un franc Gaulois. Là-dessus, Claude, furieux, ordonne que l’on conduise la Fièvre au supplice. Mais, à voir comme tous les assistants s’inquiétaient peu de lui, vous auriez dit qu’ils étaient ses affranchis.

Cependant le sénat olympien s’assemble. L’ouvrage, mutilé en cet endroit, ne nous permet d’assister qu’à la fin de la séance, au moment où le père Janus, jovial habitué du Forum, prend la parole. Il représente qu’autrefois c’était une grande affaire de devenir dieu, mais qu’on donne aujourd’hui cet honneur à tout le monde et que ce n’est plus rien ; aussi il vote pour qu’on n’en fasse pas davantage, et propose que le premier qui, fabriqué dieu sur la terre, en peinture ou en bronze, arrivera à l’Olympe, soit battu de verges. Jupiter est d’un autre avis. Il importe, dit-il, à notre république, que Romulus ne soit pas seul à dévorer des raves bouillantes ; je vote donc pour que le divin Claude ait sa divinité, et que cette merveille soit ajoutée aux Métamorphoses d’Ovide. Les opinions étaient très divisées ; Hercule, gagné à la cause de Claude, courait ici, courait là, comme s’il eût été en plein sénat de Rome, disant, pour lui trouver des partisans : Ne me désobligez pas, j’ai fait de ceci mon affaire. Une autre fois, si vous voulez quelque chose de moi, je vous rendrai la pareille.

Mais le divin Auguste se lève, et, pour la première fois depuis qu’il est au ciel, fait entendre sa noble faconde. Il raconte les meurtres de Claude, ordonnés sans que les accusés eussent été entendus. Cela, dit-il, ne se fait pas au ciel. Voici Jupiter : il a bien brisé la cuisse à Vulcain en le jetant du haut de l’Olympe, et suspendu sa femme par les pieds, un jour qu’il était en colère ; avais il n’a jamais tué personne, quoiqu’il règne depuis si longtemps. En vérité, si vous faites des dieux pareils, personne ne vous reconnaîtra plus pour des dieux. Cet avis l’emporte ; Mercure saisit Claude par la nuque et l’entraîne aux enfers. Pendant la route, ils rencontrent sur la Voie sacrée une belle cérémonie de funérailles, et, comme on n’avait pas épargné la dépense, il était clair qu’on enterrait un dieu ; ce fut là que Claude comprit enfin qu’il était mort. Narcisse s’empressa au-devant de lui, et, le précédant comme un héraut, s’écria : Claude César arrive ! Aussitôt la foule de ses victimes accourt, battant des mains et chantant l’hymne des prêtres d’Apis : Nous l’avons trouvé, nous l’avons trouvé, réjouissez-vous ! Lui s’étonne et leur demande par quel hasard tous ses parents, amis et connaissances sont réunis là. C’est toi, assassin de tes amis et de tes proches, qui nous as envoyés ici, lui répond Pompée, à qui Claude avait rendu son noie de Magnus, mais à qui il avait pris sa tête. On le traîne devant Éaque, qui le condamne sans l’entendre, en lui disant : Souffre ce que tu as fait souffrir aux autres ; et Claude trouve ce procédé injuste, mais il ne le trouve pas nouveau, l’ayant appliqué souvent. Lorsqu’il s’agit de déterminer la peine, les uns proposent qu’il prenne la place de Tantale, d’autres celle de Sisyphe ou d’Ixion. Éaque répond qu’en donnant leur congé à ces vétérans de l’enfer, on laisserait à Claude l’espérance de l’obtenir, et il condamne le vieillard imbécile et avide à poursuivre un gain qui fuira toujours : il jouera éternellement aux dés avec un cornet sans fond. Déjà le nouveau fils de Danaüs cherchait à saisir de ses mains crispées les dés fugitifs ; mais Caligula arrive ; il le réclame comme son esclave, en produisant des témoins qui l’ont vu déchirant Claude à coups d’étrivières ; il l’obtient et l’abandonne à un de ses affranchis qui oblige le César procédurier à traîner perpétuellement des sacs de procès.

Ce pamphlet mythologique parut au peuple, ou plutôt aux courtisans du nouveau règne, manquer de conclusion et de hardiesse. Il en finit un et sa façon, en remplaçant le supplice de l’empereur contrefait par sa métamorphose en citrouille.

Claude méritait peut-être cette oraison funèbre qui livre à la moquerie les maîtres du ciel aussi bien que ceux de la terre ; mais ce n’était pas au flatteur de Claude à récrire[105]. Cependant je ne suis pas certain qu’Horace et auguste lui-même n’eussent pas ri en secret de cette impertinente réponse au Carmen seculare de l’an 17 av. J.-C. A soixante-trois ans de distance, c’était bien la même société, mais le philosophe satirique lui ôtait le masque que le premier empereur et son poète lauréat avaient essayé de lui mettre.

 

 

 

 



[1] Jus arbitriumque omnium rerum illi permissum est (Suétone, Tibère, 14).

[2] Tibère avait légué 250 drachmes à chaque prétorien, Caligula doubla la somme. (Dion, LIX, 2.) Les cohortes urbaines eurent 925 drachmes par tète, les légions 85, le peuple 75, plus 11.250.000 drachmes à répartir entre tous les citoyens.

[3] Philon, Leg. ad Caium, traduction de Bellier, p. 1034 (1612).

[4] Le sénateur Livius Geminius jura qu’il l’avait vue monter au ciel. Cette bassesse lui fut payée 200.000 drachmes. (Dion, LIV, 11.)

[5] Une petite ville de Lusitanie s’était aussi dévouée pour le salut de Caligula, mais, prudemment, elle n’avait pris que l’engagement de combattre ses ennemis, ce qui lui assurait les bénéfices de l’adulation, sans lui imposer une charge bien redoutable. (Wilmanns, 2859.)

[6] Suétone, Caligula, 20. Du reste c’était déjà la théorie admise : Jure civili, dit Sénèque (de Benef., VII, 4), omnia regis sunt.... ad reges potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas ; et ch. 6 : Cæsar omnia habet, fiscus ejus privata lantum ac sua ; et universa in imperio ejus suni, in patrimonio propria. C’est ainsi que parlera Louis XIV.

[7] Sénèque, de Ira, I, 20, et Dion, LIX, 28.

[8] Ad Helv., 9.

[9] Merivale ne croit pas à cette scène grotesque, et je pense comme lui que de vagues promesses de soumission, apportées par quelque chef breton, auront autorisé Caligula à borner là son expédition.

[10] Sénèque, de Tranq. an., 14. Dion (LIX, 9) attribue cependant à Caligula une bonne mesure l’ordre équestre étant considérablement réduit, il y appela les personnages les plus considérables des provinces. Pour diminuer la puissance du proconsul d’Afrique, il donna le commandement de la légion qui séjournait dans cette province au légat de Numidie, règlement qui fut conservé. (Ibid., 21.)

[11] Josèphe, Ant. Jud., XIX, 4. Il n’y avait plus de blé dans la ville à sa mort que polir sept ou huit jours. Les seules choses utiles qu’il ait faites furent deus aqueducs à Rome et quelques havres près de Rhegium et en Sicile pour les vaisseaux qui amenaient le blé d’Égypte : encore ne les acheva-t-il pas. (Suétone, Caligula, 21 ; Josèphe, Ant. Jud., XIX, 1 ; Frontin, de Aquæd.) Il fit placer dans le cirque du Vatican le grand obélisque. (Pline, Hist. nat., XVI, 40 ; XXXVI, 9 ; Suétone, Claude, 20.) Je note comme un trait des mœurs du temps qu’il permit de venir aux spectacles sans chaussure, fort ancienne coutume, ajoute Dion (LIX, 7), observée parfois dans les tribunaux, pratiquée souvent par Auguste dans les assemblées et abandonnée par Tibère ; par contre, il autorisa les sénateurs à assister aux jeux avec des chapeaux thessaliens pour se garantir du soleil. (ibid.)

[12] Sénèque, Cons. ad Pol., 36.

[13] Chéréas envoya tuer sa femme Cesonia et sa fille âgée de deux ans. Le sénat voulut noter Caius d’infamie. Claude s’y opposa, mais fit, en une nuit, disparaître ses statues. Il ne fut donc pas déclaré tyran ; seulement son nom, comme celui de Tibère, fut supprimé de la liste des empereurs, et, rapporte Dion (LX, 4), nous ne faisons mention d’eux ni dans nos serments ni dans nos prières.

[14] Josèphe n’indique pas s’il s’agit de cohortes prétoriennes ou urbaines.

[15] 15.000 sesterces, environ 5.750 francs par tête. (Suétone, Claude,10.) Josèphe dit 5.000 drachmes, ou un quart en plus. Malgré une légère différence de poids, la drachme était regardée comme équivalente au denier romain, qui était toujours le quadruple du sesterce. Le donativum était une bien mauvaise coutume, mais d’origine républicaine, comme les distributions de blé à bas prix. A chaque triomphe, le général abandonnait à ses soldats une partie du butin. Pompée donna ainsi 6.000 sesterces à chaque soldat (Pline, Hist. nat., XXXVII, 6), César 20.000 (Dion, XLIII, 21). L’usage républicain était très légitime, parce que ces gratifications, après la victoire, étaient faites aux dépens des vaincus et partagées seulement entre les vainqueurs : l’usage impérial ne le fut pas, parce que le donativum, prélevé sur le trésor public, et accordé indistinctement à tous les soldats, ne fut pas la récompense d’un service rendu à l’État.

[16] Josèphe, Ant. Jud., XIX, 1-4, et Bell. Jud., II, 18. Il montre que le peuple regardait la puissance impériale comme un frein nécessaire pour arrêter les desseins et les violences des grands, de nouvelles guerres civiles et les maux dont Rome avait autrefois souffert.

[17] Dion, LX, 5. Cet ordre resta depuis Claude l’étiquette de la cour impériale. L’habitude de fouiller ceux qui paraissaient devant l’empereur cessa sous Vespasien. (Suétone, Claude, 35.)

[18] Il n’appartenait pas même par l’adoption à la famille des Jules qui, à l’aide de cette fiction légale, s’était perpétuée jusque-là au pouvoir. II était petit-fils d’Antoine et d’Octavie par sa mère Antonia, et de Livie par son père Drusus, le frère de Tibère.

[19] Auguste seul eut pour lui quelques bons sentiments, comme on le voit par ses fragments de lettres. (Suétone, Claude, 4.)

[20] Il créa à Alexandrie un nouveau musée où l’on dut faire chaque année une lecture publique de ses deux histoires (Suétone, Claude, 42) : vanité puérile, mais, en même temps, effort pour obliger ces Grecs Alexandrins à s’occuper d’autre chose que d’eux-mêmes et à étudier les peuples de l’Occident. Ce musée Claudien, dont l’empereur avait sans doute assuré l’existence par une dotation, subsistait au temps d’Athénée, au commencement du troisième siècle.

[21] Suétone, Claude, 41-2 ; cf. Tacite, Ann., XI, 13 ; Josèphe, Ant. Jud., XIX, 2 ; Quintilien, Inst. or., XII, 10.

[22] Dion, LX, 3.

[23] Tacite, Ann., XII, 53 et 65 ; Dion, LX, 3.1. Pour leur pouvoir sur Claude, etc., cf. Tacite, Ann., XII, 3 ; XIII, 1 ; Pline, Hist. nat., XXXIII, 53 ; Suétone, Claude, 28 ; Juvénal, I, 308, et les Césars de Julien.

[24] Suétone, ibid., 29 ; Tacite, Ann., .II, 3 :.... nisi indita et jussa.

[25] Voyez Hirschfeld, Untersuchungen auf dem Gebiete der röm. Verwalt. Dans les provinces, les bureaux des gouverneurs étaient formés d’esclaves et d’affranchis du prince, qui vivaient et mouraient dans leur emploi ; de sorte que, comme dans nos ministères, les gouverneurs passaient, mais les bureaux restaient, conservant les dossiers et la tradition, la connaissance et la pratique des affaires. Voyez le rapport de M. L. Renier sur les fouilles du cimetière de Carthage, 29 avril 1881.

[26] Cette éclipse de soleil devant survenir le jour de sa naissance., il eut peur qu’on y vit un mauvais présage et il l’annonça au peuple avec toutes les explications qu’on pouvait alors donner. Il fit, durant sa censure, qu’il partagea avec son grand ami Vitellius, le père du futur empereur, une révision du sénat. Au lieu de punir les indignes, il se contenta, à l’exemple d’Auguste, d’obtenir leur démission volontaire. (Tacite, Ann., II, 25.)

[27] Il restait au théâtre même pendant que le peuple allait dîner. (Suétone, Claude, 53.)

[28] Un de ses convives lui dérobe une coupe d’or, il l’invite le lendemain et lui fait donner un vase d’argile. (Ibid., 32, cf. 58.)

[29] Suétone, Claude, 25 ; Dion, LX, 29. On a déjà vu une amélioration en leur faveur, sous Tibère.

[30] Au sujet de ce sénatus-consulte, Ulpien dit (Digeste, XVI, 1, fr. 2, § 2) : .... providentia amplissimi ordinis laudata : quia opem tulit mulieribus....

[31] Voyez Dion, LX, 24. Dion aurait dû ajouter que ce privilège était accordé aux soldats post honestam missionem, comme le dit l’inscription d’Orelli, n° 2652, qui est du règne de Claude, en 52. Voyez mon chapitre XCI, §2.

[32] Digeste, XIV, 6, 1.

[33] Suétone, Claude, 25.

[34] Tacite, Annales, XI, 5, 7.

[35] Dion, LX, 17.

[36] Ce fut Pallas qui fit proposer cette loi ; le sénat l’en remercia en lui donnant les ornements de la préture et 15 millions de sesterces. Il refusa l’argent ; mais, suivant Tacite (Annales, XII, 53), il possédait 500 millions de sesterces ou prés de 80 millions de francs.

[37] Suétone, Claude, 25 : .... impulsore Chresto. Ce nom, qui en grec signifie utile, bon, était commun à Rome parmi les esclaves ; on le voit dans plusieurs inscriptions anciennes. Cf. Orelli, 4426 et n° 4, et on a encore trouvé, en 1875, six esclaves ou affranchis de Statilius Taurus qui s’appelaient ainsi. (Brizio, Scpolcri scoperli sull’ Esquil., inscr. N° 362, 371, etc.) On a conjecturé que le Chrestus de Suétone était un Grec converti au judaïsme. Suivant Dion (LX, 6), les Juifs étant trop nombreux à Rome pour qu’on pût les chasser sans occasionner des troubles, Claude se contenta de défendre leurs assemblées ; mais si Suétone est suspect quand il raconte des anecdotes, le secrétaire d’Hadrien ne l’est plus, lorsqu’il se réfère à des actes législatifs. Les Actes des Apôtres, XVIII, 2, confirment l’édit d’expulsion.

[38] Tacite, Annales, XI, 13.

[39] Tacite, Annales, XII, 60. Il donna même les ornements consulaires procuratoribus ducenariis (Suétone, Claude, 94).

[40] Marc-Aurèle revint à l’ancien système en l’améliorant. Voyez le chapitre LXXXI.

[41] Dion, LX, 4. Il ôta aux questeurs leurs préfectures d’Italie, qu’il abolit ; mais leur rendit l’administration du trésor (ibid., 24).

[42] Cf. Tacite, Annales, XI, 13, et surtout Pline, Hist. nat., XXXVI, 24 : Tous les aqueducs antérieurs, dit cet écrivain, le cèdent à celui de Claude. Il coûta 55.500.000 sesterces. C’est une des merveilles du monde.

[43] Dion, LX, 11.

[44] Les blés d’Égypte ne pouvaient descendre le Nil qu’après la crue du fleuve, qui commence à la fin de juin ou dans les premiers jours de juillet et atteint son niveau moyen au milieu de juillet, son maximum entre le 20 et le 30 septembre.

[45] Sous Caligula. (Josèphe, Ant. Jud., XIX, 2.)

[46] .... Gratus illarum Campaniæ aspectus est (Sénèque, Epist. 77).

[47] Cicéron dit que les navires de charge étaient de 2000 amphores (Fam., XII, 15), et Pline (Hist. nat., VI, 22), que leur capacité allait jusqu’à 3000. L’amphore contenait 25 litres, pesant 25 kilogrammes ; les bâtiments dont parlent Cicéron et Pline portaient donc 50 ou 75.000 litres : soit 50 où 75 tonnes métriques. C’est la capacité des navires qui font encore le commerce des vins sur les côtes d’Italie. Cf. N. Guglielmotti, Delle due navi romane, 1866. Pour le blé, les navires étaient plus grands. Ceux de 10.000 modii, auxquels Claude accorda un privilège (Suétone, Claude, 18-20, et Ulpien, Lib. regul., III, § 6), jaugeaient 86 tonnes, et l’on trouva bientôt avantage à en construire de plus grands. Lucien (le Navire, 5) parle d’un vaisseau égyptien portant du blé en Italie, long de 55 mètres (220 coudées), large de 14 et profond d’autant.

[48] Il fut condamné en 49. Dion, LI, 24-25 ; Tacite, Ann., XII, 22 ; XIV, 18 ; Josèphe, Ant. Jud., XX, 5.

[49] Dion, LX, 11.

[50] Comme il fallait une fortune de 1.200.000 sesterces pour entrer au sénat, les riches seuls pouvaient solliciter le jus honorum.

[51] Vienne, disait-il.... longo jam tempore senatores huic curiæ confert. Voyez Tacite, Annales, XI, 23-25, et les fragments du discours de Claude trouvés à Lyon en 1528.

[52] Tacite, Annales, XI, 15 ; Josèphe, Ant. Jud., XX, 1, et XIX, 7.

[53] Les initiés de l’autel d’Éleusis étaient choisis vers l’âge de douze a quatorze ans, parmi les Eupatrides et par la voie du sort. L’enfant ainsi désigné se tenait près de l’autel. Chaque année, à la célébration des Éleusinies, il y avait un nouvel initié de l’autel regardé comme un véritable ministre sacré, car les inscriptions nous apprennent qu’il avait rang parmi la plus haute classe du sacerdoce éleusinien.

[54] Suétone, Claude, 25 ; et Pline, Hist. nat., XXIX, 13 :.... interentum non ob aliud sciam. Cet homme portant, devant un tribunal, un talisman magique, tombait sous le coup du décret de Tibère.

[55] Orelli-Henzen, n° 5844.

[56] Dion, LX, 19.

[57] Entre l’Avon et la Severn. Claude décerna à Plautius l’ovation, alla au-devant de lui jusque hors de la villa et l’accompagna en marchant à sa gauche. (Suétone, Claude, 24.)

[58] On n’a pas trouvé d’inscriptions romaines dans le pays de Galles.

[59] Tacite, Annales, XII, 51.

[60] Tacite, Annales, XII, 39-40, et Agricola, 14.

[61] Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1876. (Note de M. Perrot.)

[62] Dion, LX, 670 ; Suétone, Claude, 24.

[63] Tacite, Annales, XI, 16-17. Dites et imbelles (ibid., 18).

[64] Soranus.... Asiæ proconsul.... portui Ephesiorum aperiendo euram insumpserat. En l’an 65. (Tacite, Annales, XVI, 25.)

[65] Plures per povincias similia (Tacite, Annales, XI, 20). Probablement, par exemple, en Syrie, où Tacite vante les efforts de Cassius pour rétablir l’ancienne discipline (Ibid., XII, 42.)

[66] Tacite, Annales, XII, 27-8, et 29-30.

[67] Josèphe, Bell. Jud., II, 28.

[68] Tacite, Annales, XII, 65. La même faveur fut faite à Apamée ruinée par un tremblement de terre ; Rhodes redevint libre, et Bologne, détruite par un incendie, reçut un secours de 10 millions de sesterces. (Ibid., XII, 58.) Cos fut affranchi de tout tribut en l’honneur de son dieu Esculape. (Ibid., 61 ; cf. Dion, LX, 24.)

[69] Cf. Casy, Hist. des rois du Bosphore. — Dans les Alpes, Claude accrut le petit État de Cottius et donna à ce chef de montagnards le titre de roi. (Dion, LX, 24.)

[70] Tacite, Annales, XII, 21.

[71] Tacite, Annales, XI, 8-10.

[72] Dion, LX, 17.

[73] Pline, Hist. nat., V, 1. Cf. Walkenaer, Recherc. géogr. sur l’intérieur de l’Afrique sept., p. 570.

[74] Dion, LX, 9. Elles furent gouvernées par des procurateurs. (Tacite, Histoires, I, 11.)

[75] L’Iturée fut aussi, comme la Judée, réunie à la Syrie après la mort de son roi Sohème, 49. (Tacite, Annales, XII, 23.)

[76] En l’an 49 il y eut cependant en Grèce une grande famine : le boisseau de blé s’y vendait 6 drachmes, peut-être même 12, et l’année suivante il y eut une émeute à Rome pour le prix du blé. Claude fut poursuivi par les cris et les menaces du peuple, mais il prit de promptes mesures pour ramener l’abondance. (Eusèbe, Chron., ad ann. ; Suétone, Claude, 18 ; Tacite, Annales, XII, 43.)

[77] Les choix de Claude sont loués par Tacite. Voyez sur Cassius, Annales, XII, 12, et sur Corbulon, XI, 20. On peut citer encore Ostorius, ducem haud spernendum (ibid., 50). Suetonius Paulinus, le conquérant de la Bretagne et de la Maurétanie, sous qui Vespasien fit ses premières armes ; Burrus, le préfet du prétoire ; Galba, qui commanda successivement en Aquitaine, en Germanie et en Maurétanie : Africam moderate.... Hispaniam pari justitia continuit (Hist., I, 49). Vinius qui Galliam Narbonensem severe integreque rexit (ibid., 48). Vitellius même mérite cet éloge de Suétone : in provincia (Africa) singularent innocentiam præstilit biennio continuato (Vitellius, 5).

[78] Tacite, Annales, XI, 25.

[79] On a vu déjà, au règne de Tibère, avec quelle facilité on se tuait. Dion (LX, 11) raconte que Claude força les chevaliers à venir au sénat toutes les fois qu’ils seraient convoqués. Un jour il fit de si vifs reproches à quelques-uns d’entre eus qui avaient refusé de se rendre à la curie, qu’ils se tinrent.

[80] Suétone (Claude, 13) et Dion (LX, 15) croient à la réalité de tous ces complots. Tacite parle d’un chevalier trouvé avec un poignard au milieu de ceux qui venaient saluer le prince (Annales, XI, 22), et Dion (LX, 18) d’un autre chevalier, celui sans doute qu’Othon, gouverneur de la Dalmatie, dénonça (Suétone, Othon, 1), et que les consuls et les tribuns précipitèrent de la roche Tarpéienne. Tacite parle aussi des instances faites par Silius, consul désigné, auprès de Messaline pour qu’elle tuât l’empereur. (Ibid., 26.) Cela ferait neuf ou dix complots, s’il n’y a pas confusion.

[81] Tacite (Annales, XIII, 45) ne dit que ces seuls mots.

[82] Pline, Lettres, III, 16.

[83] Tacite, Annales, XI, 3.

[84] C’était une femme très vicieuse, mais certaine ment malade. Elle n’avait pas vingt-quatre ans quand elle mourut. M. Ménière, dans un curieux livre intitulé Études médicales sur les poètes latins, croit que Messaline était atteinte de nymphomanie. A la Salpetrière, dit-il, il y a des Messalines qui n’ont rien à démêler avec la morale. (p. 364.)

[85] Un de ses ennemis l’accuse d’avoir été le complice de Julie. .... Domus Germanici adulterum (Tacite, Annales, XIII, 42).

[86] Dion, LX, 18. Sur le désordre des mœurs, cf. Sénèque, de Ben., III, 16 : Les femmes comptent les années, non par le nombre des consuls, mais par celui de leurs maris.... On ne prend un mari que pour piquer un amant. La chasteté n’est plus qu’une preuve de laideur, et il faut être une femme bien repoussante pour se contenter d’une seule paire d’amants.

[87] Je cite ce vers fameux de Juvénal, mais sans y croire.

[88] Annales, XI. 36. Les femmes avaient le droit de signifier l’acte de divorce.

[89] Suétone, Claude, 29.

[90] C’est probablement ainsi que Messaline comptait se défendre, quand elle demandait a Claude de t’écouter et que la première vestale s’indignait qu’on la condamnât sans l’entendre, indefensa. (Tacite, Annales, XI, 54.) Dans l’Apokolokyntosis, l’accusation qui revient sans cesse, c’est que Claude condamnait sans laisser l’accusé se défendre. Il est à remarquer que Sénèque, exilé par Messaline et écrivant sous le règne de sa rivale, n’a pas contre elle les paroles sévères de Tacite, Suétone, Juvénal et Dion ; mais Pline (X, 85), d’un mot, va plus loin qu’eux.

[91] Dion, LX, 51.

[92] Tacite, Annales, XI, 31.

[93] Tacite, Annales, XI, 32-38.

[94] Suétone (Néron, 6) l’accuse d’avoir empoisonné son second mari Crispus Passienus pour en hériter plus vite. Néron était né le 15 décembre 37.

[95] Annales, XII, 7.

[96] Tacite, Annales, XII, 57 : feminam signis Romanis præsidere : ipsa semet parti a majoribus suis imperrii sociam ferebat. — Nos vidimus.... indutam paludamento (Pline, XXXIII, 10 ; Dion, LX, 52).

[97] Tacite, Annales, XII, 8. Le mariage de Domitius avec Octavie n’eut lieu qu’après l’adoption de Domitius par Claude ; alors, pour qu’il n’épousât pas sa sœur, on fit passer Octavie dans une maison étrangère. (Dion, LX, 55.)

[98] Tacite, Annales, XII, 58.

[99] Suétone, Néron, 6.

[100] Tacite, Annales, XII, 57, et Suétone, Claude, 45.

[101] Tacite, Annales, XII, 57.

[102] .... Diu inter instrumenta regui habita (Ann., XII, 66). Je dois dire que Josèphe, qui n’avait pas de raison pour épargner Néron et Agrippine, est beaucoup moins affirmatif (Ant. Jud., XX, 8).

[103] Il eut un temple, des sacrifices, des prêtres, sodales augustales. Agrippine fut même, comme l’avait été Livie, prêtresse du nouveau dieu : elle eut le flaminium Claudiale. (Borghesi, Œuvres, V, 202.)

[104] L’Apokolokyntosis. Le texte, du reste fort incomplet, de cette satire, ne renferme pas la métamorphose que le titre annonce.

[105] Cons. ad Polyb., 26, 51, 59. Le Ludus de morte Claudii, vulgo Apokolokyntosis, est une satire Ménippée, mélange de prose et de vers ; ces anapestes sont élégants et vifs, et, chose singulière, rappellent par leur coupe certaines hymnes de l’Eglise.