HISTOIRE DES ROMAINS

 

HUITIÈME PÉRIODE — AUGUSTE OU LA FONDATION DE L’EMPIRE

CHAPITRE LXVIII — ORGANISATION DES FRONTIÈRES.

 

 

I. — FRONTIÈRE DE L’EST ET DU SUD.

Vers l’an 19 av. J.-C., époque du dernier voyage d’Auguste en orient, l’œuvre de la fondation du gouvernement impérial, tel qu’il l’avait comprise, était achevée. Depuis six ans il avait fermé le temple de Janus, et le calme régnait dans les esprits comme dans les provinces. Cépion et Muréna, qui avaient osé conspirer contre une prospérité si grande, n’avaient point trouvé de complices. Le travail reprenait possession de ce monde, d’où il avait été chassé, et, par une exception rare dans l’histoire des nations, une reconnaissance unanime saluait comme un dieu sauveur l’auteur de tous ces biens.

Auguste n’avait cependant encore accompli que la moitié de sa tâche. Il restait à s’assurer, par la politique ou par les aimes, d’assez solides frontières pour que des attaques importunes ne pussent troubler ce grand travail d’apaisement. En Europe, il fallait fortifier la barrière du Rhin, enfermer les Alpes dans l’empire et porter au Danube les avant-postes des légions ; en Asie, placer l’Arménie sous l’influence romaine et intimider les Parthes ; en Afrique, contenir les nomades et rouvrir, dans ce vieux monde, les anciennes routes de commerce suivies par Carthage et les Ptoléméen À en croire un document officiel, tout cela fut fait avec d’innombrables victoires : J’ai été, dit Auguste, proclamé vingt et une fois imperator ; pour les succès de mes lieutenants, le sénat décréta cinquante-cinq fois des actions de grâces aux dieux, et huit cent quatre-vingt-dix journées ont été employées à ces sacrifices ; dans mes triomphes, neuf rois ou enfants de rois ont été conduits devant mon char. Le nouveau prince ne fut pas si belliqueux ; il avait peu de goût pour la guerre, et, dans l’histoire militaire de son règne, on doit moins voir des combats et des conquêtes, qu’une suite de mesures de police prises sur une grande échelle. Nul souverain n’a plus sincèrement que lui cherché la paix dans la guerre.

En Orient, où la société grecque depuis longtemps soumise et réglée lui laissait peu de chose à faire, il avait mis son séjour à profit pour déterminer les rapports de l’empire avec les Arméniens et les Parthes. De ce côté les Romains ne touchaient à l’Euphrate que par la Syrie ; sauf cette coupure, la ligne des frontières, depuis le Pont jusqu’à la mer Rouge, était couverte par des États vassaux. Auguste venait de s’assurer de leur fidélité : ici en changeant les chefs, là en accordant des faveurs, comme il avait fait pour le Cappadocien Archélaos et pour Hérode, le roi des Juifs, dont il avait augmenté les domaines. Ces changements opérés avec autorité, la présence d’Auguste et le voisinage d’une armée romaine, surtout le respect imposé par cette belle et sage ordonnance d’un empire naguère si agité, avaient produit sur les Arméniens et les Parthes une impression profonde, et ils avaient rendu les armes sans combat.

En Arménie régnait Artaxias, le fils de cet Artavasde si indignement traité par Antoine, et naturellement ennemi des Romains. En l’an 20, des intrigues que nous ne connaissons pas, et que Tacite appelle un complot de ses proches, mais où l’on peut, sans trop de scrupules, voir la main de Rome, le précipitèrent du trône, et des députés vinrent prier Auguste de leur donner pour roi Tigrane, autre fils d’Artavasde. Ce prince, élevé à Rome, ne pouvait être qu’un proconsul impérial sur le trône d’Arménie. Auguste se hâta de l’envoyer en Asie, avec Tibère et une armée. L’armée fut inutile ; les Arméniens tuèrent Artaxias, et Tibère, qui croyait combattre, n’eut qu’à poser la couronne sur la tête du nouveau vassal de l’empire.

A ces nouvelles les Parthes s’effrayèrent. Depuis ses victoires sur Antoine, Phrahate avait passé par bien des vicissitudes. Chassé deux fois de ses États par un compétiteur, auquel la Syrie était toujours ouverte en cas de revers, deux fois aussi rétabli par les Scythes, il se sentait entouré d’ennemis et tremblait au moindre bruit d’armes qui retentissait sur les bords de l’Euphrate. En l’an 23, son rival Tiridate préparant, du fond des provinces romaines, une troisième invasion, Phrahate demanda son extradition. On se contenta de lui rendre un de ses fils, tombé depuis longtemps au pouvoir des Romains, et on lui fit promettre en échange de restituer les drapeaux de Crassus. Pendant trois ans, il oublia ses promesses ; les événements d’Arménie les lui rappelèrent, et Auguste vit les Parthes, reniant lâchement leur gloire, lui rendre les captifs et les enseignes des légions qu’ils avaient vaincues.

Par son effet sur l’opinion, ce succès valait mieux qu’une victoire ; Auguste en témoigna sa gratitude à Phrahate par de riches présents. Mais ces dons étaient encore une perfidie. Il lui envoya une belle Italienne, Thermusa, qui prit sur l’esprit du monarque barbare un tel empire, qu’après avoir supplanté ses rivales et s’être fait déclarer reine[1], elle obtint de lui qu’il confierait tous ses enfants à Auguste. Depuis ce jour, Rome eut le moyen de répondre à une agression des Parthes en leur renvoyant la guerre civile. Les successeurs d’Auguste trouvèrent le procédé bon et firent souvent aux princes de l’Orient des cadeaux de vases d’or et d’argent élégamment ciselés, de riches étoffes, de vins précieux, surtout de belles esclaves.

La frontière de l’Euphrate allait donc être en sûreté, grâce aux quatre légions cantonnées dans la Syrie[2], aux États vassaux échelonnés le long du fleuve, à ce Tigrane d’Arménie que Tibère a couronné, mieux encore à l’italienne qui règne au profit de Rome dans Ctésiphon, et qui a pris les mesures nécessaires pour réserver à son fils Phrahatace l’affection et la couronne du vieux monarque : c’étaient de solides avantages. À Rome, l’opinion attendait mieux : on n’y parlait que de conquêtes qui donneraient à l’empire l’Océan pour ceinture, de sorte qu’il y aurait sur la terre un prince chef des nations, comme il y avait au ciel un dieu maître suprême de l’Olympe[3]. Properce, Tibulle, Horace, avaient un instant oublié leurs amours pour célébrer les héros qui allaient franchir les remparts de Bactres, enlever à ses chefs parfumés leurs robes de lin, dompter les Sères aux chevaux bardés de fer, les Gètes glacés et l’Indien que brûlent les feux du soleil. Virgile partageait l’ivresse générale et voyait déjà Auguste élevant des colonnes triomphales aux deux extrémités du monde[4].

Le prince, plus sage que ses poètes, s’était contenté d’obtenir des Parthes un acte de déférence, qu’on pouvait faire passer pour un acte de soumission, et il s’était assuré des garanties contre eux, en se donnant le moyen d’intervenir dans leurs affaires. Afin de les tenir plus sûrement en paix, il avait renoué les relations de Marc Antoine avec Kanichka ou son successeur, et ce puissant roi de Bactriane, qui commandait, dit Strabon, à six cents princes sur les deux rives de l’Indus, lui envoya, à Samos, une somptueuse ambassade, dont l’arrivée fit grand bruit dans l’empire, surtout lorsque en présence d’Auguste un philosophe, venu avec les ambassadeurs, fut entré en riant dans le bûcher qu’il s’était fait préparer à Athènes.

Une chose plus sérieuse que l’inutile mort de ce fou vaniteux était l’établissement de relations amicales avec le prince indien et sans doute avec d’autres, car la même politique se retrouve sur toutes les frontières. Dans l’inscription d’Ancyre, Auguste énumère avec complaisance les peuples qui avaient demandé son amitié, et se vante d’avoir, le premier des chefs de Rome, plusieurs fois reçu des ambassades indiennes ; il a raison d’en tirer gloire, le commerce était intéressé à ces relations autant que la politique, c’est-à-dire la richesse autant que la paix de l’empire. Pendant tout son principat, l’ordre ne fut pas une seule fois troublé sérieusement dans les provinces orientales. L’expédition que l’empereur envoya de ce côté en l’an 1" de notre ère, sous les ordres de C. César, eut moins pour but de défendre la Syrie, qui n9était point menacée, que d’attirer sur le jeune héritier d’Auguste les regards de l’empire et de lui faire à peu de frais un renom militaire. Le roi des Parthes vint à sa rencontre jusqu’au bord de l’Euphrate : démarche qui devait assurer la tranquillité de ces régions, en montrant les deux empires étroitement unis. L’Arménie s’agitait ; Caius y entra, et, après de faciles succès lui imposa pour roi le Mède Ariobarzane. Établis entre les Arméniens et les Parthes, les Mèdes avaient intérêt à nouer de bons rapports avec Rome. Cette alliance qu’ils avaient offerte à Antoine, Auguste la rechercha. Après la mort d’Ariobarzane, il laissa soit fils Artavasde lui succéder. La dynastie mède s’affermissait donc sur le trône d’Arménie, niais une opposition nationale semble s’être formée contre les princes étrangers : Artavasde fut tué, et Auguste, renonçant à une politique qui tournait si mal, envoya aux Arméniens un descendant, réel ou prétendu, de leurs anciens rois, Tigrane, qui n’est cité par aucun historien, mais que mentionne le Monument d’Ancyre (n° 27).

Un événement, qui fit moins de bruit que ces catastrophes royales, est pour nous plus significatif : la mort de Lollius que l’empereur avait donné pour guide ü son petit-fils. Le conseiller vendit son crédit aux rois de l’Orient et amassa en peu de temps une fortune scandaleuse ; le roi parthe, qu’il voulait sans doute mettre à trop forte rançon, ayant dénoncé ses manœuvres, Caïus le chassa de sa maison, et il s’empoisonna[5]. Nous tirons de cette mort la conséquence que, si les habitudes proconsulaires n’étaient pas encore oubliées, c’était avec de grands risques qu’on les pratiquait.

Dans la Judée, Hérode mourut quatre ans avant notre ère ; son fils Archélaos, qu’il avait désigné pour son successeur, n’osa prendre le titre de roi sans le consentement de l’empereur, qui ne lui accorda que celui d’ethnarque, avec la Judée, la Samarie et l’Idumée. Sa cruauté ayant causé de sanglantes émeutes, Auguste, qui n’en voulait nulle part, le força de comparaître par devant lui, pour répondre aux accusations de ses sujets, et l’exila à Vienne, où il mourut (6 de J.-C.). Pendant que la Judée était périodiquement ensanglantée par les violences de ses roitelets et de ses factions, la Syrie développait sa prospérité, au sein de la paix profonde qu’elle devait à Rome. Gagnés enfin par ce contraste, les Juifs demandèrent et obtinrent la réunion (le leur pays au domaine de l’empire. Le changement fut très simple : il y eut de moins, en Palestine, un roi et une cour avec quantité d’intrigues et d’exactions, de plus un procurateur ayant le jus gladii, quoique place ; sous l’autorité supérieure du gouverneur de la Syrie. Le pays garda sa religion, ses libertés municipales et ses droits de justice, sauf que ses magistrats ne purent ordonner une exécution à mort, sans l’assentiment du procurateur. C’était une précaution contre les haines locales et une garantie pour les condamnés.

Au sud de l’empire, quelques guerres avaient eu lieu avant et pendant le séjour d’Auguste en Orient. Chaque année, des flottes considérables traversaient la nier Rouge pour gagner l’Inde, et, naviguant dans une mer difficile, avaient besoin de trouver le long de la route des ports de refuge. Auguste se proposa de soumettre les peuples qui habitaient ces rivages et de mettre la main sur l’Yémen, où l’antiquité croyait que la nature avait placé d’inépuisables richesses. L’an 24, Ælius Gallus partit d’Égypte avec dis mille soldats sous la conduite d’un chef des Nabatéens[6]. Ces Arabes, dont la capitale était l’entrepôt du commerce de toute la péninsule, avaient intérêt à faire échouer l’expédition. Gallus, trompé par son guide, erra sis mois dans des solitudes affreuses. Il prit toutefois plusieurs villes et pénétra jusqu’à cieux journées de chemin du pays des aromates. Mais les maladies et le manque de vivres le forcèrent à revenir sur ses pas[7].

Cependant la Candace, ou reine d’Éthiopie, croyant l’Égypte dégarnie de troupes, l’envahit et prit Syène, Éléphantine et Philæ (22 av. J.-C.). Petronius, avec dix mille hommes seulement, chassa les Éthiopiens et les poursuivit l’espace de 970 milles[8], jusqu’à leur capitale Napata, dont il s’empara. Une seconde attaque de la Candace contre un poste que le préfet avait fortifié à cinq journées au sud de Philæ (21 av. J.-C.) fut assez malheureuse pour que la reine consentit à payer un tribut et à envoyer à Auguste des ambassadeurs. Il les reçut à Samos, où vinrent aussi, avec des présents, des députés scythes et indiens[9]. Content d’avoir fait sentir à ce peuple que les déserts ne le mettaient point hors d’atteinte, il eut la prudence de renoncer au tribut.

Cette double expédition des deux cinés du golfe Arabique n’avait pas réussi. Du moins le nom romain et une crainte salutaire avaient été portés dans ces régions, et le commerce de la mer Rouge en prit un plus libre essor[10].

Les fastes capitolins placent en cette année 21 un triomphe de Sempronius Atratinus pour l’Afrique, et en l’an 19 un second triomphe africain décerné à Cornelius Balbus[11]. Ce proconsul d’Afrique avait pénétré sur les traces des anciens marchands carthaginois jusqu’au Fezzan[12], vaste oasis qui a toujours été le principal marché de l’Afrique septentrionale. C’est le point de rencontre des caravanes qui viennent du Maroc et de l’Égypte, du Soudan et des rives de la Méditerranée ; on y compte cent villages. Balbus rattacha ce pays à l’Afrique romaine[13], et aujourd’hui encore on voit sur sa frontière, au puits de Bonjem, un édifice romain bâti d’énormes quartiers de rocs ; c’était une station des troupes impériales[14].

Ainsi, en Afrique, les Romains perçaient à travers le désert pour renouer les anciennes relations de Carthage, des Cyrénéens et de l’Égypte, avec les marchés intérieurs, et leurs flottes s’aventuraient à travers l’océan Indien. Sur cette frontière la politique d’Auguste était toute commerciale, entreprenante, active, et le résultat sera pour ces provinces une prospérité plus grande et plus durable qu’en aucun autre point de l’empire. En Asie, où il s’était trouvé en face de vieux États dont il savait les ressources, il avait été ferme, mais réservé : il avait lutté d’adresse plutôt que de force ; il avait fondé ce système d’influence et d’intervention pacifique qui fera longtemps régner la paix sur les bords de l’Euphrate. Aussi, lorsque, après ces trois années si bien remplies (21-19), il rentra dans Ronde, qu’Egnatius Rufus venait d’agiter au nom de la liberté des comices, le peuple, oubliant les plaintes et les conseils de l’ambitieux qu’il avait un instant suivi, comme il suivait toute curiosité, courut au-devant du prince et lui offrit le consulat à vie avec la préfecture des mœurs.

Il n’y avait en cela ni lâcheté ni faiblesse, car tous étaient sous le charme, tous acceptaient cette domination qui, ne cherchant que la paix, trouvait encore la victoire ; et l’on répétait les beaux vers où l’ami de Mécène montrait la reine d’Éthiopie fugitive, l’Arménie presque domptée, les Daces vaincus, et, au milieu d’une cour formée par les députés du monde, un chef parthe à genoux devant Auguste, recevant de ses mains une couronne, comme si Phrahate devait la sienne à l’empereur[15]. Rien n’avait flatté l’orgueil romain comme cette apparente soumission d’un ennemi réputé invincible. En souvenir de cette victoire sans larmes, un arc de triomphe fut élevé à celui qui avait délivré les aigles captives ; et on les plaça dans le temple de Mars Vengeur, où tous les rois qui solliciteront l’amitié d’Auguste viendront attester leur bonne foi en face de ces trophées reconquis.

Auguste était donc à ce moment heureux où tout souriait à sa fortune et servait sa grandeur. La paix régnait aux frontières, à l’intérieur l’anarchie avait été vaincue, et de bonnes lois, de sages réformes, légitimaient son pouvoir. Autour de lui se groupaient une famille nombreuse et de glorieux génies. Octavie lui restait ; Julie, mariée à Agrippa et protégée contre ses vices par les vertus de son époux, répondait aux vœux de l’empereur par une heureuse fécondité. Deux Princes, Caïus et Lucius, adoptés par Auguste, allaient continuer le sang des Césars[16]. Cependant Livie ne voyait pas encore dans ces enfants des rivaux pour ses fils ; Tibère ne montrait que des talents, et Drusus, aimé du peuple et des soldats, allait signaler son courage. Quelques nuages cependant avaient déjà passé à cet horizon brillant. Lucius César

Marcellus était mort, et la poésie se voilait de deuil, car le chantre d’Énée expirait à cette heure même dans Brindes, et Tibulle le suivait au tombeau. Mais la mort de Marcellus, ce favori du peuple qui eût trompé peut-être ses espérances, avait rendu Agrippa à l’empire ; Ovide et Properce remplaçaient Tibulle, et les Muses pouvaient partager entre Horace et Tite Live la couronne tombée du front de Virgile.

 

II. — FRONTIÈRE DU RHIN ET DU DANUBE.

Le premier coup contre cette prospérité si grande lui vint des lieux d’où viendront tous les dangers de l’empire, des bords du Rhin. Des Sicambres, Usipètes et Tenctères avaient franchi le fleuve, battu la cavalerie romaine et enlevé à Ichius l’aigle de la cinquième légion. A cette attaque, comme à un signal convenu, répondit tout le long du Danube un long cri de guerre. Le monde barbare sembla se lever tout entier. L’Istrie et la Macédoine furent envahies, et le vassal des Romains en Thrace, Rhémétalcès, appela les légions à son aide contre les Besses et les Sautromates (17 et 16 av. J.-C.)[17]. Auguste, bien que surpris, agit avec résolution. Il rouvrit le temple de Janus ; et partageant, comme il l’avait déjà fait, l’administration de l’empire avec son gendre Agrippa, en ce moment associé pour cinq ans à la puissance tribunitienne, il l’envoya en Syrie pour veiller à ce que ce tumulte n’eut point d’écho en Orient. Lui-même, quelques mois après, se rendit en Gaule (16 av. J.-C.). A son approche, les Sicambres rentrèrent dans leurs forêts, après avoir livré des otages, et ses lieutenants dans la Germanie, la Pannonie, le Norique et la Thrace, reprenant partout l’offensive, apaisèrent la révolte ou rejetèrent au delà dia Danube et du Rhin les peuples qui avaient franchi ces deus fleuves. Le légat de Germanie, Domitius Ahenobarbus, dépassant les plus hardis de ses prédécesseurs, porta ses aigles sur la rive droite de l’Elbe, fit alliance avec les habitants, et, au milieu d’eux, dressa l’autel d’Auguste, afin de convier ces populations au respect de l’empire et de ses dieux[18]. L’autel des Ubiens avait été le signe élevé par Rome sur les bords du Rhin, pour appeler à elle la Germanie occidentale ; celui de Domitius, s’il peut durer, sera le foyer d’oie l’influence romaine rayonnera entre l’Elbe et l’Oder (15 av. J.-C.). Au retour, il construisit, à travers les plaines marécageuses qui séparent l’Ems de la Vechta, les Pontes Longi. Avec l’épée, les Romains gagnaient les batailles ; avec des forteresses et des routes, ils en assuraient les résultats.

Entre les Gaules et la Pannonie, la frontière de l’empire était brisée par les Alpes, cette forteresse de l’Europe centrale qu’occupaient des montagnards sauvages et pauvres. Ce qu’ils n’avaient pas, ils le prenaient, et leurs incursions désolaient les riches plaines qui s’étendent au pied des deux versants. On se rappelle le désespoir des Helvètes, décidés à fuir leur patrie, pour échapper à ces attaques impossibles à prévoir comme à venger. Les Cisalpins n’avaient pas moins à souffrir. Auguste, pour mettre un terme à leurs alarmes, chargea Drusus et Tibère de dompter les Rætiens. Les deux frères, partis en même temps de l’Italie et de la Gaule, se rencontrèrent au milieu de la Rætie, et les barbares, poursuivis sur leurs lacs, traqués dans leurs montagnes, cédèrent à la discipline romaine[19]. Comme Agrippa avait fait pour les Cantabres, on les arracha au pays où ils se seraient toujours souvenus qu’ils avaient été libres ; il n’y fui laissé que le nombre d’hommes nécessaires à la culture des champs ; les Taurisques et les habitants du Norique eurent le même sort.

Les vainqueurs se firent aussitôt pionniers, percèrent des routes, bâtirent des forts ; et Auguste jeta audacieusement au delà des montagnes et du Rhin, à deux pas du Danube, une grande colonie, Augusta Vindelicorum (Augsbourg). En communication avec l’Italie par une voie qui traversait le pays des Grisons, et assise sur le Lech, qui tombe dans l’un des deux grands fleuves allemands et à ses sources près de l’autre, la capitale des nouvelles provinces était bien située pour barder la partie la plus vulnérable de la frontière romaine sur la Germanie[20]. Plus bas, sur le Danube, au point de rencontre du Norique et de la Pannonie, une place forte fut construite, Carnuntum, qui tint en bride ces deux provinces[21]. Auguste avait surveillé de la Gaule ces opérations importantes, retenu qu’il y était par le besoin de mettre la dernière main à l’organisation de ce pays[22]. Quand il en partit, il laissa Drusus à la garde du Rhin. Ainsi c’était le fils même de l’empereur, un des héritiers de son pouvoir, qui venait s’établir en ces rudes contrées pour les protéger contre les barbares. Jamais pareille sollicitude n’avait été montrée pour des  vaincus, pour des sujets.

A l’autre extrémité de l’empire, Agrippa visitait la Judée, où il sacrifia dans le temple de Jérusalem, et il parcourait toutes les provinces orientales. Les détails manquent sur ses travaux ; les historiens aie nous parlent que de Béryte, tirée par lui de ses ruines, et d’un jugement solennel qui mit un terme aux longues contestations des Juifs et des Grecs dans les villes d’Asie[23]. Mais nous connaissons son activité, son dévouement à la prospérité, publique, et nous pouvoirs affirmer que l’administrateur habile, le guerrier redoutable, employa utilement, pour le bonheur des provinces, ce séjour de quatre années en Orient. Il n’eut pas une seule fois à tirer l’Épée, cependant il soumit un royaume. Un certain Scribonius, soi-disant petit-fils du grand Mithridate et qui s’était emparé du Bosphore Cimmérien, avait été, à quelque temps de là, égorgé par ses sujets. Pour mettre un terme à des agitations qui compromettaient la sécurité des transactions commerciales dont cet État était le centre, le général romain se décida à le réunir au royaume de Pont et ordonna à Polémon de s’emparer du Bosphore. Auguste, pour avoir la paix sur ses frontières, cherchait à fortifier les petits États vassaux de l’empire avec autant de soin que le sénat autrefois les affaiblissait. Les habitants résistèrent. Il fallut l’annonce qu’Agrippa arrivait à Sinope avec une flotte conduite par Hérode pour leur faire tomber les arrhes des mains. Intéressé par sa position, qui faisait de lui et de ses enfants les héritiers d’Auguste, à fonder par son exemple les habitudes monarchiques, Agrippa refusa le triomphe qui lui fait décerné. Cette conduite servit de règle aux autres généraux, et les plus belles victoires ne valurent plus à ceux qui les gagnèrent que les insignes du triomphe. Il ne faudrait pas voir une lâche flatterie clans cette modération, pas plus qu’il n’y avait de vanité ridicule dans le spectacle du prince montant au Capitole, pour les succès de ses lieutenants. Chez ce peuple de soldats, l’idée militaire avait été dominée par l’idée religieuse : pour eux, le vainqueur véritable était l’imperator qui avait pris les auspices et non le général qui avait combattu. Beaucoup ne croyaient plus à cette faveur des dieux attestée par les entrailles des victimes, mais l’usage durait toujours.

La modestie d’Agrippa était commandée par celle du prince : à son retour des Gaules, Auguste rentra de nuit dans la ville. Le lendemain, après avoir salué le peuple accouru autour de sa demeure, il alla au Capitole déposer aux pieds de la statue de Jupiter les lauriers qui couronnaient ses faisceaux, puis à la curie rendre compte au sénat assemblé de ce qu’il avait fait depuis son départ de Rome.

Le calme partout rétabli ou maintenu, les deux chefs de l’empire étaient rentrés presque en même temps dans Rome (13 av. J.-C.). Auguste y prit enfin le grand pontificat, et Agrippa fut continué pour cinq ans dans la puissance tribunitienne. Mais la vie si bien remplie de ce grand ministre touchait à son terme. Envoyé contre les pannoniens révoltés, il n’eut qu’à se montrer pour les soumettre, et, il revenait, quand une maladie l’arrêta dans la Campanie. Auguste, averti au milieu d’un spectacle, accourut en toute hâte, trop tard pour recevoir le dernier soupir de son gendre (mars 12 av. J.-C.). Sa douleur fut profonde, car il perdait, avec Agrippa, moins un lieutenant qu’un ami et un collègue nécessaire, devant qui toute ambition se taisait. Pour la sûreté du gouvernement nouveau, rien n’avait valu l’exemple de ce Romain des anciens temps, aussi riche de vertus et de renommée que les plus grands hommes de la république, et qui volontairement s’effaçait devant le prince en lui renvoyant sa gloire. La postérité, qui aime surtout Mécène, a été injuste envers l’infatigable travailleur pour qui le pouvoir ne fut que l’obligation d’agir sans relâche dans l’intérêt de tous. Mais si depuis Actium l’empire fut enfin gouverné et non plus mis au pillage, une grande part doit être faite dans cette révolution à celui qu’on trouve toujours préoccupé de l’utilité publique. Qu’il reste donc associé à la gloire d’Auguste, comme il le fut à ses travaux, au sénat ou dans les magistratures, au conseil ou sur les champs de bataille[24] !

Sa mort laissa dans la famille impériale un vide que rien ne put combler, et marqua le commencement de cette seconde période des longs règnes, si souvent languissante et triste. Depuis ce jour, la solitude et le deuil se firent, chaque année, plus grands autour d’Auguste. Déjà Mécène semble en disgrâce[25], et Horace refuse les avances du maître du monde. Entouré d’intrigues et de complots, entraîné à des guerres dangereuses, frappé d’un grand désastre public, Auguste verra tous les siens tomber l’un après l’autre ou couvrir de honte sa maison, et il restera jusqu’à soixante-seize ans le dernier vivant de ses amis, de ses enfants, de ses grands hommes, seul en face de Tibère.

Le travail ébauché une première fois pendant le second séjour d’Auguste au delà des Alpes demandait à être repris et consolidé. Drusus, laissé en Gaule pour y achever le dénombrement et veiller star les Germains, s’attacha les provinciaux par ses manières affables, et les amena à faire la démonstration dont il a été parlé, l’érection du temple de Rome et d’Auguste. La docilité des provinces chevelues lui ôtant toute préoccupation sur ce qu’il laissait derrière lui, il passa le Rhin, en visita attentivement la rive droite, construisit des forts pour commander les passages, et, ces précautions prises, prépara une expédition sérieuse. La vaste plaine de l’Allemagne septentrionale est coupée par plusieurs cours d’eau  l’Ems, le Wéser et l’Elbe, qui, courant du sud au nord, forment, contre un ennemi venant du Rhin, une suite de lignes de défense. Si l’ennemi arrive par nier, ces fleuves, au contraire, lui donnent accès jusque clans l’intérieur du pays. Drusus prit la dernière route, qui le portait rapidement sur les derrières des tribus les plus remuantes. Pour éviter la navigation dangereuse du littoral batave, il creusa, du Rhin à l’Yssel[26], un canal (Fossa Drusiana) qui mena ses navires au lac Flevo (Zuyderzée), dont l’émissaire s’ouvrait sur la mer du Nord. Les Frisons s’étant laissé gagner, il pénétra hardiment dans l’Ems, où il vainquit les Bructères en un combat naval, et aux bouches du Wéser, où ses vaisseaux, laissés à sec par le reflux, auraient couru le risque d’être détruits par les Chances, si les Frisons qui suivaient par terre ses mouvements n’étaient arrivés à temps pour le dégager.

Cette première expédition effraya, ou attira dans l’alliance de Rome, les peuples du Nord depuis longtemps ennemis de leurs voisins du Sud, entre autres les Chances qui gagnèrent à leur défection cet éloge de Tacite : Ils sont la plus noble des nations germaniques, la seule qui fasse de la justice le soutien de sa grandeur. Mais les Sicambres, les Chérusques et les Suèves, oubliant leurs inimitiés, unirent leurs forces contre ces Romains qui venaient les chercher jusque dans leurs forêts. Les Cattes refusèrent d’entrer dans la ligue. C’était un peuple puissant dont l’infanterie était renommée : Les autres Barbares vont au combat, dit le peintre de la Germanie, les Cattes seuls vont à la guerre. Les Sicambres, pour punir ce qu’ils regardaient comme une trahison, envahirent leur pays. Drusus saisit l’occasion ; il jeta un pont sur le Rhin, près de l’embouchure de la Lippe : depuis César, ce n’était plus une opération difficile, et il pénétra une seconde fois jusqu’au Wéser. Arrêté sur ses bords par le manque de vivres, il rétrograda ; mais le retour ne fut qu’une suite de combats ; et, vers les sources de la Lippe, l’armée, cernée de toutes parts, semblait réservée à quelque grand désastre. Les Barbares, qui avaient brûlé vifs vingt centurions, se partageaient déjà les dépouilles ; aux Sicambres les captifs, aux Suèves l’argent et l’or, aux Chérusques les chevaux. Un vigoureux effort délivra les légions et dispersa ces rêves. Drusus bâtit en cet endroit la forteresse Aliso (Hamm ou Elsen, près de Paderborn), et il y laissa garnison, pour servir de point d’appui dans les opérations subséquentes. Un autre fort, élevé plus près du Rhin, relia ce poste avancé à la principale ligne des défenses romaines (11 av. J.-C.).

Par la soumission récente des Battes et des Vindéliciens, Rome s’était approchée du Danube ; mais ce fleuve appartenait encore aux Barbares. Durant les campagnes de Drusus en Germanie, ils se soulevèrent, et tout fut en feu, du Norique au Pont-Euxin. Dans la Thrace, Auguste, pour récompenser la fidélité des Odryses, leur avait abandonné quelques terres. des Besses consacrées à Bacchus. Un prêtre de ce dieu prêcha la guerre sainte, tua l’un des deux fils de Cotys et chassa le tuteur de l’autre, Rhémétalcès, jusque dans la Chersonèse. Toute la Thrace était perdue, la Macédoine même fut envahie. Un habile homme, L. Pison, délivra ces provinces après une lutte pénible, et Rhémétalcès, déclaré roi, fut chargé de veiller avec plus de soin sur la paix de ces régions. Il parait s’être bien acquitté de sa tâche, car il fut plus tard en mesure de fournir d’utiles secours contre les Dalmates et les Pannoniens.

De ce côté, la guerre fut conduite par Tibère. En l’an 12 avant J.-C., il dévasta toute la Pannonie, désarma la population, et vendit les plus braves comme esclaves. Mais, l’année suivante, ce peuple avait déjà retrouvé des armes et des guerriers ; les Dalmates, excités par ce réveil de toutes les nationalités barbares, firent aussi défection ; et Auguste revit avec effroi la guerre aux portes de l’Italie[27]. Tibère conjura le péril à force d’activité, et mérita de partager les honneurs décernés à Drusus pour ses succès au delà du Rhin.

Les défaites répétées des Dalmates et des Pannoniens, l’amitié du grand peuple des Scordisques et la vigilance de Rhémétalcès, permettaient de compter sur la paix le long du Danube. Auguste voulut voir de près l’autre frontière, celle du Rhin ; en l’an 10, il passa une troisième fois dans la Gaule, avec Tibère et Drusus. Il fallait d’importantes raisons pour que les trois chefs de l’empire se fussent réunis dans cette province. Auguste comptait y augmenter, par sa présence et ses adroites flatteries, l’affection pour Rome et le dévouement à sa cause[28], mais aussi arrêter les mesures à prendre pour cette guerre de Germanie, d’où les légions revenaient toujours victorieuses et toujours sans profit. Malgré ses intentions pacifiques, il comprenait bien que l’empire ne pouvait faire halte sur le Rhin. Si l’on voulait rester maître paisible de la rive gauche, il fallait dominer au loin la rive droite. Il y avait donc deux sortes d’opérations à faire : les unes défensives, pour rendre la position sur le Rhin inexpugnable ; les autres offensives, pour porter la terreur au milieu des tribus germaniques, et les condamner sinon à l’obéissance, du moins au repos. Auguste s’occupa surtout des premières. Dans le but de soumettre cette frontière à une plus active surveillance, il sépara la vallée du Rhin de la Belgique, et en forma deux gouvernements, la première et la seconde Germanie[29]. Pour défendre le passage du fleuve, il fit construire une ligne de cinquante forts s’appuyant sur Mayence, Bonn et Xanten (Vetera Castra), très forte position entre la Meuse et le Rhin inférieur, où l’empire tint presque toujours deux légions. Bonn au sud de Cologne et Gelb (Gelduba) au nord de cette place furent reliées à la rive droite par des ponts que défendirent deux flottilles. En face de Mayence, on commença sur le Taunus des fortifications qui devaient s’étendre plus tard à travers toute la forêt Hercynienne. Là où le fleuve, en élargissant ses rives, devient moins profond et moins rapide, on forma une seconde ligne de défense en arrière de la première, par des postes retranchés établis sur la Meuse[30]. A ces mesures se rattache l’établissement de colons gaulois dans la Souabe, territoire ouvert par où les Germains pouvaient, en se glissant entre le Rhin et le Danube, pénétrer dans les possessions romaines. L’émigration, favorisée par les gouverneurs de la Gaule, amena dans les terres décumates, ou soumises à la dîme, une foule d’aventuriers qui couvrirent ce point faible de la frontière gallo-rætique[31]. La ville des Rauraques (Augst, prés de Bâle), au grand couda du Rhin, commencée par Plancus, le fondateur de Lyon, reçut de nouveaux accroissements, et deux légions établies, l’une dans la haute Alsace, l’autre à Vindonissa[32], chez les Helvètes, fermèrent cette trouée du Jura et des Vosges par laquelle Arioviste avait passé.

Tous ces points étaient bien choisis pour faire du Rhin une barrière infranchissable ; ils l’étaient aussi pour favoriser l’offensive, car de leurs camps Ies légions pouvaient s’élancer au cœur de la Germanie. Deux grands affluents du Rhin descendent des monts de Bohême et du Harz (Teutberg) ; le Mein, qui se jette au fleuve en face de Mayence ; la Lippe, qui y tombe non loin de Vetera Castra, après avoir passé entre le pays marécageux des Bructères et les collines boisées des Sicambres. Les légions de Vetera vouaient s’ouvrir devant elles la large vallée de la Lippe qui les menait au pays des Chérusques ; celles de Mayence surveillaient et menaçaient le vaste bassin que le Mein traverse, et, de Cologne, il était facile d’atteindre le Wéser en gagnant le point où les Sudètes finissent et ou le Harz commence.

Auguste fut surpris, au milieu de ces travaux, par des bruits de guerre éclatant sur la double frontière qu’il croyait déjà pacifiée. Les Dalmates se révoltaient ; les Daces, franchissant le Danube sur la glace, envahissaient le territoire pannonien, et les Cattes, cette fois unis aux Sicambres, parce que les Romains voulaient les obliger à changer de, demeure, reprenaient les armes. Les deux fils de Livie coururent à ces ennemis qu’ils connaissaient. Tibère triompha sans peine des Dalmates et dompta leur turbulence, en les obligeant à tourner leur activité vers l’exploitation des mines[33]. Dans les provinces danubiennes, il disposa si habilement ses garnisons, que la paix y fut rétablie pour quinze ans. Les marchands romains y accoururent, apportant avec eus les mœurs et la langue de l’Italie. La connaissance de la discipline, même celle de l’idiome des Romains, dit un témoin oculaire, étaient répandues chez les Pannoniens ; beaucoup cultivaient les lettres et s’étaient familiarisés avec les exercices de l’esprit[34]. Sirmium, Siscia, Salone, étaient les principaux foyers d’où rayonnait l’influence romaine.

Drusus, de son côté, s’était résolu à faire aussi de la Germanie une province ; aidé d’auxiliaires barbares, il vainquit les Dattes, et, se rabattant sur les Marcomans alors établis aux bords du Mein, il les refoula vers l’Est. Des succès dégageaient la rive droite du Rhin en face de Mayence. Pour frapper les tribus du Ford comme celles du Centre, il remonta à travers le pays des Chérusques jusqu’à l’Elbe, éleva un trophée sur ses bords et y reçut les ambassadeurs des Cimbres, qui lui demandèrent son amitié. Les deux peuples s’étaient rencontrés sur les rives du Pô, et ils se retrouvaient aux derniers confins de la Germanie : quel progrès fait en un siècle par les armes romaines ! Drusus renvoya leurs députés à son père, et Rome impériale vit ces ennemis redoutés de Rome républicaine apporter en offrande à Auguste, comme à un dieu, les instruments de leurs sacrifices[35].

L’hiver approchant, Drusus avait repris la route de ses cantonnements, lorsque, par une chute de cheval, il se blessa mortellement. Tibère, alors à Pavie, franchit les Alpes en toute hâte et put recevoir les derniers embrassements de son frère. Ce vaillant prince n’avait que trente ans : sa mort était une perte irréparable pour l’empereur. Drusus avait mis sa gloire dans la conquête de la Germanie, œuvre difficile qu’il eût peut-être accomplie et qui eût donné à la Gaule un boulevard nécessaire. A Rome, on parlait de ses sentiments républicains[36], comme on le disait de Marcellus et d’Agrippa, comme on le dira de Germanicus et de tous ceux que leur naissance placera à côté du pouvoir : c’est une tactique bien vieille et toujours nouvelle des princes héritiers ou, comme dans le cas présent, des factions qui veulent se servir d’eux. Auguste avait le droit de compter sur le dévouement de Drusus autant que sur son habileté, même de voir en lui le protecteur des enfants de Julie. Il avait fait élever à Drusus un arc de triomphe qu’on voit encore dans Rome, à l’entrée de la voie Appienne. Dépouillé des marbres qui le recouvraient, cet arc a l’aspect triste et sévère qui convient à un monument de victoire si vite devenu un monument de deuil universel.

En l’an 8, Auguste partit une quatrième fois pour la Gaule avec l’aîné des fils d’Agrippa, Caius César, et Tibère qu’il avait contraint à épouser Julie. Une trahison odieuse fit recommencer les hostilités. Toutes les tribus germaniques lui avaient envoyé des ambassadeurs ; mais, du pays des Sicambres, aucun député n’était venu : sur ce prétexte, il refusa la paix demandée. Ce brave peuple, pour n’être point une cause de guerre, se décida à suivre l’exemple de se voisins. Quand l’empereur eut tous les chefs de la Germanie sous la main, il les saisit et les emprisonna en diverses cités des Gaules, où d’ennui et de honte ils se tuèrent[37]. La victoire fut du côté de l’iniquité, Tibère, à la tête des légions de Drusus, vainquit les Sicambres et transplanta quarante mille Barbares dans la Gaule. Une partie des Cattes, chassés de leur pays par la guerre civile, obtînt de s’établir dans Me des Bataves, à la seule condition de mettre au service de l’empire leurs armes et leur courage[38]. La politique romaine peuplait ainsi la rive gauche du Rhin, et essayait de faire le désert sur la rive opposée : mesure inutile, car ces peuplades refoulées sur elles-mêmes reviendront bientôt aux lieux d’où on les chasse, et mesure dangereuse, car l’établissement de Germains en Gaule commence ce système de colonisation des frontières qui donnera aux Barbares la garde des portes de l’empire. La mission historique que la conquête de César avait imposée à Rome était de porter au Rhin la civilisation latine ; en germanisant la Gaule orientale, Auguste y manquait, et cette politique, continuée par ses successeurs, a préparé le succès des invasions qui ont fait allemande la rive gauloise du grand fleuve[39].

Les victoires de Tibère semblaient avoir dompté les Germains. Auguste se décerna l’honneur de reculer le pomerium, puisqu’il croyait avoir reculé les frontières de l’empire (8 av. J.-C.)[40]. Pour la troisième fois, il ferma le temple de Janus, et pendant douze années ces portes d’où sortait la guerre ne s’ouvrirent point.

C’est au milieu de ce silence des armées que naquit Celui qui allait mettre au ciel un seul Dieu et sur la terre un seul dogme : la fraternité[41].

Cette paix universelle n’était cependant pas si complète que l’empereur pût craindre pour ses légions la dangereuse oisiveté des camps. Préoccupé de consolider la puissance romaine sur le Rhin et le Danube, il avait presque oublié l’Euphrate, lorsque des troubles en Arménie et l’intervention des Parthes dans ce royaume que Rome devait garder sous sa tutelle l’obligèrent, pour ne pas laisser défaire l’œuvre de ses plus belles années, d’envoyer son petit-fils Caius en Orient (1 av. J.-C. - 4 après). Le jeune prince visita d’abord l’Égypte, traversa avec des forces considérables le pays Nabatéen, la Palestine, la Syrie, et alla mettre sur le trône d’Arménie un vassal de l’empire. C’était une nouvelle reconnaissance des frontières orientales, comme celle qu’Auguste avait faite en l’an 30, puis en l’an 20, et Agrippa cinq ans plus tard ; elle était sans danger sérieux, car, pour abandonner l’Arménie à l’empereur, le roi des Parthes, fils de cette astucieuse Italienne donnée par Auguste à Phrahate, ne demanda qu’une chose : qu’on lui gardât bien ses frères à Rome[42]. Quelques années après, incestueux et parricide, Phrahatace fut massacré avec sa mère par ses sujets indignés. Orodès, qu’ils proclamèrent à sa place, se montra si cruel, qu’un nouveau meurtre les en débarrassa, et leurs députés vinrent à Rome chercher un roi. Auguste leur donna Vononès. Une monarchie si troublée n’était pas à craindre.

Dans la Germanie, les légions parcouraient aussi chaque année le pays pour y montrer leurs enseignes. Dans les années 4 et 5 de J.-C., Tibère revint se mettre à leur tête pendant deux campagnes ; il pénétra encore jusqu’à l’Elbe par terre, taudis qu’une flotte y entrait par mer, et il établit ses quartiers d’hiver au cœur de la, Germanie. Cette nouveauté était plus menaçante que les courses périodiques des légions, car de ces camps l’influence romaine gagnera de proche en proche les tribus voisines. Officiers et soldats, nouant avec les Barbares des relations de tous les jours, feront à leurs mœurs, par la civilisation, une guerre plus dangereuse pour leur liberté que tous les coups dont ils les frappent sur les champs de bataille. Déjà nombre de leurs chefs vont à Rome prendre des leçons de vie plus douce, et recevoir l’anneau d’or de l’ordre équestre. Quelques-uns des plus renommés sont tout Romains. La Germanie est sur la petite où s’est perdue la nationalité gauloise. S’arrêtera-t-elle à temps ? C’est déjà une province, écrit un historien qui servait alors dans les légions de Tibère.

Pendant que ce travail s’accomplissait au nord, entre le Rhin et l’Elbe, un grand royaume barbare s’élevait au sud, à deux pas des avant-postes romains. Un Marcoman, Marbod, accouru à Rome comme tant d’autres Germains, avait été frappé de cette organisation savante où tout était admirablement disposé pour la domination. La leçon lui profita. De retour au milieu des siens, avec l’autorité d’un homme qui a vu de grandes choses et qui est en état clin faire, il saisir, le pouvoir, retire son peuple des bords du Mein, où il a été vaincu, et l’établit dans la Bohême, qui, derrière son rempart de montagnes, semble une forteresse au milieu du inonde barbare. L’Elbe, qui s’en échappe ait nord, lui ouvre une porte vers ces pays où les légions à cette heure s’établissent, et, du haut de ces montagnes qui baignent leur pied dans les flots du Danube, il peut entendre le cri de guerre des Pannoniens et voir les Aines glacées des Alpes. Contre les siens, qui l’ont proclamé roi, Marbod s’était donné une garde et s’était bâti pour résidence une forte citadelle, Marobudum (Budweis ?) ; contre ses voisins, il avait, aidé de nombreux transfuges romains, discipliné soixante-dix mille fantassins et quatre mille cavaliers, qu’il exerçait en des guerres continuelles. Presque tous les Suèves s’étaient ralliés à ce chef qui relevait si glorieusement leur nom. Les Semnons et jusqu’aux Lombards reconnaissaient sa suprématie.

Auguste s’alarma de cette puissance, que Tibère en plein sénat estimait plus à craindre pour Rome que ne l’avait été Pyrrhus ou Antiochus, et il résolut de l’abattre avant qu’elle eût encore grandi. Une armée formidable de six légions, réunie sur le Danube, s’apprêta à franchir le fleuve pour attaquer la Bohême par le sud, tandis que le commandant de la Germanie supérieure, perçant avec une force égale à travers la forêt Hercynienne, l’attaquerait par l’ouest. Tibère était arrivé déjà à Caruntum, la place d’armes des Romains en ces régions, quand un soulèvement terrible éclata sur ses derrières : c’étaient les Pannoniens et les Dalmates qui, croyant les légions déjà aux prises avec les Marcomans, prenaient encore une fois les armes. Rome échappa à ce danger par la bute qui avait perdu tous ses ennemis : Marbod consentit à traiter, et Tibère put tomber avec ses forces sur les rebelles (6 de J.-C.).

Leur plan avait été cependant bien calculé. Toutes les troupes romaines cantonnées dans leur pays étaient allées rejoindre Tibère ; qu’ils eussent attendu un mois, et la guerre engagée avec 14arbod n’eût pas laissé un soldat entre le Danube et les Alpes : l’Italie leur était ouverte. Mais ils voulurent prévenir le départ des corps auxiliaires qu’ils avaient dû fournir et qui, dans le camp romain, eussent été des otages. Leurs premiers coups furent dirigés contre les villes, foyers de la domination et de l’influence romaines. Les Pannoniens se jetèrent sur Sirmium, les Dalmates sur Salone : huit cent mille hommes, disait-on à Rome, étaient soulevés ; deux cent mille avaient des armes, et des chefs habiles conduisaient le mouvement. Ils formèrent trois corps : le premier resta à la garde du pays, le second envahit la Macédoine, l’autre se dirigea sur Nauportus, qui défendait l’entrée de l’Italie par les Alpes Juliennes. Auguste trembla devant ce péril. Dans dix jours l’ennemi peut être sous les murs de Rome, dit-il aux sénateurs ; et il n’exagérait pas ses craintes, car Rome était dépourvue de soldats. On était menacé de la disette, qui se changea bientôt en famine et obligea l’empereur de chasser de Rome tous les étrangers. Les Sardes se révoltaient, les Gétules refusaient d’obéir à Juba, les montagnards de l’Isaurie désolaient les provinces voisines, et partout le brigandage renaissait[43]. L’œuvre de trente années était compromise ; les jours sombres étaient venus.

Des mesures énergiques et promptes furent prises. On fit des levées ; on rappela les vétérans et cinq légions d’outre-mer. Les sénateurs et les chevaliers promirent pour toute la durée des hostilités des contributions régulières, les riches, suivant leur fortune, un ou plusieurs soldats, pris parmi leurs esclaves, avec six mois de vivres. On dissimula la honte de cette ressource extrême, en donnant à ceux-ci, avec les armes, la liberté. Tibère ne s’occupa la première année que du soin de couvrir l’Italie ; il s’établit fortement à Siscia, où il barrait la vallée de la Save, et il attendit que les légions qui arrivaient d’Orient, soutenues des auxiliaires du Thrace Rhémétalcès, fissent par la Mœsie une importante diversion. Mais le gouverneur de cette province échoua dans une attaque contre les retranchements du mont Alma, et les Daces, auxquels les circonstances laissaient beau jeu, s’étant jetés sur la Mœsie, il dut y revenir précipitamment. Du Danube au cœur de la Macédoine, les bandes insurgées couraient librement le pays.

Auguste fit de nouveaux efforts ; au printemps (7 de J.-C.), il envoya à Tibère son neveu Germanicus, avec une seconde armée. Quinze légions, c’est-à-dire la force la plus considérable qu’on eût vue depuis les guerres civiles, étaient réunies. Mais ce pays coupé de fleuves et de montagnes était admirablement propre à une guerre de partisans ; l’année se passa sans amener de résultats ; encore les Romains n’eurent à se vanter que d’un succès de Germanicus contre les Dalmates et d’une victoire qui avait failli leur coûter cinq légions. Auguste, plus inquiet, se rendit, malgré ses soixante-dix ans, à Ariminum, afin d’être plus prés des événements. Par malheur, ces peuples, qui faisaient tête si courageusement à deux cent mille Romains, n’avaient pas compté sur un ennemi plus terrible, la faim ; les terres, laissées sans culture, ne donnèrent point de moissons, et une mortalité affreuse, causée par des aliments insalubres, les décima. Sans avoir été vaincus, ils cédèrent[44] ; ils ne rendirent pas leurs armes, elles leur tombèrent des mains. Pourquoi, demandait Tibère à Bato, le chef des Dalmates, as-tu causé cette révolte ?Pourquoi, répondit hardiment ce brave, envoyez-vous, pour garder vos troupeaux, des loups au lieu de chiens et de bergers ? Le futur empereur se souviendra de cette parole. Afin d’étouffer sous des ruines les dernières étincelles de l’incendie, on soumit la Pannonie à une dévastation régulière : cette exécution sauvage s’appelait pacifier le pays. Quelques bandes se cantonnèrent dans les montagnes qui séparent les Dalmates des Pannoniens et y demeurèrent longtemps indépendantes ou, dans la langue de Rome, brigands. Le reste releva ses cabanes, se remit à défricher ses terres, à polir ses mœurs, et, ne pouvant être libre, tâcha de se faire Romain[45]. Tibère rentra dans Rome en triomphe.

Ainsi, la guerre était enfin rejetée loin des populations laborieuses ; et l’on n’entendit plus, même aux frontières, le bruit de cette mer sourdement agitée qui brisait encore contre les postes avancés des légions. Le peuple romain, ivre de sa grandeur, célébrait lui-même son apothéose en disant celle de Rome, et recevait de ses postes la prouesse d’une puissance sans bornes et d’une durée sans fin :

His ego nec metas rerum nec tempora pono :

Imperium sine fine dedi[46].

C’est au milieu de ces prospérités que se fit entendre le cri lugubre, présage de l’avenir : Varus est mort !

Les Romains n’avaient pas en Germanie oublié leur prudence ordinaire. Les inimitiés héréditaires des tribus axaient été mises à profit. Toute la côte jusqu’à l’Elbe était alliée ; le long du Rhin, les Usipètes et les Tenctères étaient soumis ; quarante mille Sicambres avaient été transportés en Gaule, et l’on croyait pouvoir compter sur les Bructères. Des postes fortifiés, s’appuyant sur la grande forteresse d’Aliso, aux sources de la lippe, surveillaient le pays ; et à Cologne, comme à Lyon, s’élevait un autel dont les Germains étaient les prêtres et Rome la divinité[47]. Çà et là se formaient déjà quelques établissements où les Barbares apportaient leurs produits grossiers, et s’initiaient à la vie romaine[48]. Leurs chefs, attirés au service dans les légions, allaient verser leur sang pour Rome[49] ; et, rentrés dans leurs tribus avec des colliers d’or et des armes d’honneur, récompense de leur courage, ils racontaient les merveilles qu’ils avaient vues, et cette Italie couverte d’autant de cils qu’ils avaient de cabanes, et cette grande home peuplée comme un monde, et ces maîtres de l’empire qu’on adorait comme des dieux, parce qu’ils en avaient la puissance. Ces récits frappaient l’imagination des Barbares, et la divinité d’Auguste paraissait bien plus certaine aux bords du Wéser que sur ceux du Tibre. Un jour, dit Velleius Paterculus (II, 109), nous campions sur l’Elbe, en face des Barbares rangés sur la rive opposée. Tout à coup, un de leurs chefs, vieillard d’une taille majestueuse, détache un canot, et, s’avançant au milieu du fleuve, demande à voir César. On y consent ; il aborde, et, après avoir longtemps contemplé Tibère en silence : Nos guerriers, dit-il, sont insensés. De loin ils vous honorent comme des dieux ; de près ils craignent de se confier à votre foi. Pour moi, César, je te remercie de la faveur que tu m’as accordée ; car ces dieux que je ne connaissais que par la renommée, aujourd’hui je les ai vus. Ce jour est le plus heureux de ma vie. Il obtint de toucher la main du général, et, rentrant dans son canot, les yeux toujours attachés sur César, il regagna le camp de ses compatriotes.

Qu’on laisse faire au temps, et le charme exercera son influence sur des peuples simples à qui toute grandeur impose. Il avait bien opéré sur ces Gaulois qui, en présence d’Alexandre, terrible et menaçant, ne craignaient que la chute du ciel ; qui, en face de Caligula, monstre couronné, ne trouveront qu’à railler et à rire. Mais on voulut précipiter leur conversion ; la violence rappela à ces enfants qu’ils étaient des hommes.

La position prise par Marbod et la révolte des Pannoniens avaient décidé Auguste à hâter !’œuvre de la transformation de la Germanie. Varus, ancien gouverneur de Syrie, fut envoyé au delà du Rhin avec cette mission. Homme dur, et habitué à la servile docilité des peuples de l’Orient[50], Varus ne pouvait comprendre qu’il eût des ménagements à garder. Ce fut avec la plus entière sécurité qu’il publia son édit, et qu’il alla au milieu des Barbares étonnés dresser son tribunal, appeler les causes et rendre ses sentences au nom de lois faites sur les bords du Tibre. Les Germains vengeaient eux-mêmes leurs injures ; Varus se réserva le droit de les punir. Cette intervention des légistes dans leurs affaires, cette justice bavarde, ces combats de paroles obscures et parfois outrageantes, irritèrent profondément des hommes dont les coutumes juridiques étaient plus rapides et plus simples, parce qu’elles supposaient la véracité du serment ; plus solennelles, parce que, tout en action et en symboles, elles faisaient de chaque procès un drame où le coupable, la victime et le peuple jouaient chacun un rôle. S’agissait-il d’un meurtre ? Avait-on trouvé un homme mort, gisant sur le sol ? Le corps était enterré, une corde au cou. Au bout de quelques jours on l’exhumait ; et les gens du canton, approchant tour à tour, saisissaient la corde et tiraient le mort sur la terre nue. Le coupable reculait devant cette épreuve dans laquelle la victime désignait elle-même son meurtrier, car, pensait-on, le sang sortait des blessures dés qu’il touchait la corde. La loi germanique n’avait point de peines corporelles, elle ne donnait pas la vie pour la vie. Le prêtre seul pouvait, au nom des dieux, frapper un Germain, et il n’y avait que les lâches ou les traîtres qui fussent punis de mort : encore fallait-il une sentence de l’assemblée générale. L’or payait le sang. Mais si le meurtrier, dit la loi Salique, était trop pauvre, et que les siens ne voulussent point ou ne pussent l’aider, douze témoins juraient pour lui que, ni sur terre ni sous terre, il n’avait plus de bien qu’il n’en offrait. Alors il rentrait en sa demeure, prenait, aux quatre coins, de la poussière, puis, se tenant sur le seuil, de la main gauche il jetait de cette terre sur ses plus proches parents. Ensuite, en chemise, sans souliers ni ceinture, un bâton à la main, il sautait par-dessus le seuil de sa cabane, par-dessus la haie de son champ ; il était vargus, c’est-à-dire outlaw, proscrit ; la forêt sans bornes ou la mer sans limites devenaient son domaine[51].

Mais ce vargus, les licteurs romains l’arrêtent, les verges le déchirent, la hache le frappe, lui que les dieux seuls peuvent frapper ! Pour les moindres délits, des plaidoyers sans fin. Le barbare offre en vain de tout décider par un serment ; Varus veut des enquêtes, des témoins, des discussions de faits et de textes. Faut-il s’étonner qu’au contact de ces deux sociétés contraires le génie romain et le génie barbare se soient sentis ennemis pour toujours ? Siffle donc, vipère, disaient les Germains vainqueurs aux légistes dont ils avaient arraché la langue et cousu la bouche. Cette haine féroce montre d’où la révolte partit.

La noblesse se mit à la tête du mouvement ; un jeune chef des Chérusques, Hermann, fils de Sigimer, fut l’âme du complot. Livré aux Romains comme otage, il leur avait plu et avait reçu l’anneau d’or avec le commandement d’une troupe d’auxiliaires germains. Mais il était l’ennemi héréditaire d’un autre chef des Chérusques, Ségeste, et il satisfit à la fois sa haine contre lui et sa passion pour la belle Thusnelda en ravissant cette fille de son rival. C’était une mortelle offense dont le père, ami des Romains, devait un jour ou l’autre obtenir de Varus la vengeance. Hermann, personnellement menacé, sentit plus vivement alors les griefs de son peuple. Il appela les chefs principaux des Cattes, des Chérusques, des Marses et des Bructères à de secrets conciliabules où l’on arrêta un soulèvement général. En vain Ségeste avertit Varus : Fais-nous arrêter, disait-il, et, sans nous, le peuple n’osera rien entreprendre ; plus tard tu découvriras la vérité. Varus garda sa confiance. Cependant on lui apprend qu’une peuplade éloignée se révolte. C’était un piège pour l’attirer hors de son camp et loin des postes fortifiés. Les chefs qui l’entourent s’offrent à guider sa marche ; ils l’égarent, puis, s’échappant sous prétexte d’aller chercher pour lui des secours dans leurs tribus, ils vont se mettre à la tête des bandes qui déjà approchent. Un fils de Ségeste était prêtre de Rome et d’Auguste, à l’Autel des Ubiens, il rejoignit ses frères.

Embarrassées d’un immense bagage, les trois légions avançaient péniblement, sur une longue ligne, à travers des forêts profondes et humides, sans précaution et comme en pleine paix. D’abord quelques troupes de Barbares se montrèrent, puis leur nombre grossit, et la forêt sembla s’animer tout entière ; l’armée était enveloppée. Elle put cependant gagner un terrain libre et campa. Varus fit brider les bagages et le lendemain rebroussa chemin pour gagner le fort Aliso. Sur cette route il retrouvait, entre les sources de l’Ems et de la Lippe, les hauteurs boisées de l’Osning (Saltus Teutoburgensis) et les terres à demi inondées qui s’étendent à leur pied. Engagés dans ces montagnes où les Germains harcelaient sans relâche, de la tête à la queue, cette masse confuse de fantassins et de cavaliers pêle-mêle réunis, les Romains n’avancèrent qu’en laissant derrière eux une longue traînée de sang ; et quand ils campèrent le soir pour la seconde fois, il ne leur fallait déjà que des retranchements moitié moins étendus. Au matin, une pluie violente les assaillit et ralentit encore leur marche, tandis que les ennemis se montraient plus nombreux et plus acharnés, parce qu’ils savaient que ce jour allait leur livrer les aigles ou les sauver. A la descente des hauteurs, les Romains se trouvèrent dans une plaine marécageuse où Hermann avait réuni le gros de ses forces. Là se passa la dernière lutte ; quelques cavaliers à peine se firent jour jusqu’au fort Aliso, le reste succomba. Varus, pour ne pas tomber vivant au pouvoir des Germains, se jeta sur son épée. Les tribuns et les centurions furent pendus aux arbres sacrés, les légistes soumis à d’affreuses tortures ; et si l’on épargna quelques prisonniers, ce fut pour ajouter à la honte de Rome. Un Catte, un Chérusque, pouvaient maintenant montrer parmi ses esclaves des chevaliers et des candidats au laticlave sénatorial (sept. de l’an 9 de J.-C.)[52].

Ce fut cinq jours après la soumission définitive des Pannoniens et des Dalmates qu’on apprit à home le désastre de Varus. La nationalité germanique se levait victorieuse et menaçante au moment où la dernière nationalité qui résistât dans l’intérieur de l’empire succombait ; elle se levait pour dire sur le Rhin à cette puissance qui depuis trois cents ans avançait toujours, ce que sur l’Euphrate les Parthes lui avaient dit déjà : Tu n’iras pas plus loin.

Hermann, en effet, poursuivait sa victoire. Il enleva tous les châteaux que les Romains avaient bâtis, même celui d’Aliso ; et du Rhin au Wéser, toute la terre de Germanie redevint libre. Il avait fait couper la tête au cadavre de Varus et envoyé ce trophée sanglant au roi des Marcomans. Que ce grand chef, naguère la terreur de Rome, s’unisse à la confédération des tribus du Nord ; que, réparant la faute commise trois ans plus tôt, au montent de la révolte des Pannoniens, il franchisse le Danube, tandis que le libérateur de la Germanie se jettera sur la Gaule, et l’empire justement tremblera. Auguste, qui croit déjà les entendre sur les Alpes, s’écrie avec terreur : Varus, Varus, rends-moi mes légions ! Car les soldats lui manquent. Effrayée de cette guerre, épuisée par les levées récentes, la population se refuse à l’enrôlement. Il a beau noter d’infamie et priver de ses biens un citoyen sur cinq de ceux qui ont moins de trente-cinq ans, et un sur dix parmi ceux qui ont plus que cet âge, il faut encore l’appareil du supplice pour traîner au camp ces Romains dégénérés[53].

Heureusement, Marbod était jaloux de la gloire d’Hermann, et, loin de répondre à son patriotique appel, il renvoyait à l’empereur la tête de Varus. Tranquille de ce côté, Tibère put accourir sur la frontière gauloise, fortifier tous les postes, rétablir la discipline, chasser des camps le luxe et les trop nombreux équipages, même risquer les aigles au delà du Rhin. Après lui, Germanicus resta à la tête des huit légions qui garnissaient la rire gauche du fleuve. Content d’avoir vaincu, l’ennemi ne passait point de la résistance à l’attaque. L’empire était sauvé ; mais la gloire d’un long règne était ternie, car home attendra cinquante années que les généraux rapportent au temple de Mars Vengeur la dernière des trois aigles de Varus, et c’est au bruit de la guerre renaissante qu’allait descendre au tombeau le prince qui avait réduit l’art de régner à l’art de mettre partout la paix et le plaisir.

 

 

 

 



[1] Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 5. On a des médailles où Thermusa est représentée comme reine et divinité céleste.

[2] Tacite, Ann., IV, 5. Il y avait aussi une garnison aux Pyles Syriennes.

[3] Horace, Carm., III, V, 1-3.

Cœlo tonantem credidimus Jovem

Regnare ; præsens davus habebitur

Augustes....

[4] Properce, Carm., III, IV et XII ; IV, III ; Tibulle, Carm., IV, I ; Horace, Carm., II, II ; III, V ; Epist., I, XII ; Virgile, Georg., II, 172 ; III, 16.

[5] Velleius Paterculus, II, 101-2 ; Pline, Hist. nat., IX, 58.

[6] Je suis la chronologie de Clinton, Fasti Hellen. Cependant Strabon, l’ami de Gallus, place l’expédition de la Candace dans le même temps que celle des Romains en Arabie. Au reste ces difficultés ne sont pas inconciliables. Gallus, qui, parti l’an 24, passe l’été et l’hiver à Leucecome, erre six mois de l’an 23 dans les déserts et met deux mois à revenir au bord de la mer Rouge, peut très bien n’être rentré en Égypte qu’au commencement de l’an 22.

[7] Gosselin met la ville de Marsyaha, où il s’arrêta, à deux journées de la Mecque ; M. Fresnel, dans le Hadramant (Journal asiat., juill. et sept. 1810) ; M. Noël des Vergers et M. Caussin de Perceval penchent pour le Yémen.

[8] Pline, Hist. nat., VI, 29.

[9] Strabon, XXII, p. 821, et XV, p. 719.

[10] Le jaune Caius alla plus tard montrer encore les enseignes romaines en Arabie et jusqu’au bord de la mer Rouge, ou, s’il faut en croire Pline (Hist. nat., II, 67), il reconnut les débris de vaisseaux espagnols naufragés sur ces côtes.

[11] Florus (IV, 12) parle d’une expédition heureuse de Quirinius contre les Marmarides et les Garamantes.

[12] Sa capitale actuelle, placée au centre du pays, Mourzouk, est à trente-cinq journées de Tripoli. Cf. Ritter, Erdkunde, Th. I, 3, 989. Le capitaine Lyon (A narrative of travels in Northern Africa), parti de Mourzouk le 9 février 1820, atteignit la Méditerranée, entre Lebida et Mesurata, le 18 mars, après s’être reposé six jours en route (chap. IX).

[13] Pline, Hist. nat., V, 3. Les deus principales villes prises par Balbus étaient Cydamus, aujourd’hui Ghadamès, à 80 lieues de Tripoli, et Garama (Germah), beaucoup plus loin.

[14] L’inscription qu’on y lit porte le nom de Septime Sévère. (Lyon’s Narrative of travels, chap. VII, p. 240.) Ce voyageur trouva (en 1819) cette grande oasis bien aride, mais il la regarde comme l’étape nécessaire pour ceux qui veulent pénétrer de la Tripolitaine dans le Soudan. Les voyages plus récents de Barth, Overweg, Vogel, de Beurmann, Gerhard, Rohlfs et Nachtigal n’ont encore eu d’autre résultat que d’agrandir nos connaissances géographiques dans ces régions inhospitalières.

[15] Suétone, Octave, 21 ; Justin, XLII, 5 ; Horace, Epist., I, XII ; Carm., I, XI ; II, IV, 8.

[16] Nés l’un en l’an 20, l’autre en l’an 27, et adoptés par leur grand-père.

[17] Dion, LIV, 20. En l’an 9, Crassus avait triomphé des Besses et des Bastarnes. (Id., LI, 24.)

[18] Dion, LIV, 20. J’ai jugé sévèrement les Germains ; je viens de trouver la confirmation textuelle de mes paroles dans un livre récent du Dr. Sickel, Geschichte der deutschen Staatsverfassung, qui déclare (p. 59) que cette race n’avait guère un sentiment du droit plus développé que celui qui régnait dans l’armée de Clovis, et que la deutsche Treue tant vantée est une légende historique.

[19] Horace, Carm., IV, 44 ; Strabon, VII, p. 292.

[20] La Rætie et la Vindélicie ne furent considérées comme provinces que sous Tibère. (Velleius Paterculus, II, 39.)

[21] Je ne sais à quelle époque elle fut bâtie, mais en l’an 5 de J.-C. elle servait de place d’armes à Tibère. (Velleius Paterculus, II, 109.)

[22] Plusieurs des colonies d’Auguste en Gaule et en Espagne sont de cette époque. (Dion, LIV, 23 et 25.)

[23] Strabon, XVI, 736 ; Josèphe, Ant. Jud., XVI, 2.

[24] Dion, LIV, 28. Il avait cinquante et un ans. (Pline, Hist. nat., VII,8.) Auguste prononça son oraison funèbre et le fit ensevelir dans le tombeau qu’il s’était préparé à lui-même.

[25] C’est du moins Tacite qui le dit (Ann., III, 30) : Ætate provecta, spieciem magis in amicitia principis quam vim tenuit, et il ajoute une fort belle phrase sur la fatalité du pouvoir qui ne saurait toujours durer et sur ce dégoût dont se laissent prendre les princes qui ont tout donné, les favoris qui ont tout obtenu. Pline dit beaucoup plus simplement et avec plus de vérité (VII, 52) que Mécène souffrit longtemps d’une maladie nerveuse et d’une fièvre qui, dans les trois dernières années de sa vie, ne lui laissa pas une heure de sommeil. Il est évident qu’un conseiller dans un pareil état de santé devait être bien rarement consulté. Que de fois le grand style de Tacite couvre l’erreur ou le vide !

[26] Au retour, il chercha de prétendues colonnes d’Hercule, confus souvenir laissé peut-être sur ces côtes par quelque navigateur carthaginois. L’audace ne lui manqua pas, dit encore Tacite, mais l’Océan protégea les secrets d’Hercule et les siens. Depuis, nul mortel n’a tenté unetelle recherche : on a jugé plus discret et plus respectueux de croire aux œuvres des dieux que de les approfondir. Belles paroles, d’autant plus sonores qu’elles sont creuses.

[27] Ce fut à cette occasion que la Dalmatie fût mise dans le lot de l’empereur. (Dion, LIV, 34.)

[28] Des auxiliaires gaulois servaient dans l’armée de Drusus, où des Nerviens se signalèrent. (Tite Live, Epit., CXXXIX.) Après la défaite de varus, les Beiges offrirent d’attaquer les Germains et de venger sa mort. (Tacite, Ann., I, 43.)

[29] Il n’y a point de date précise pour ce démembrement ; il paraît avoir eu lieu sous Auguste, car, en l’an 9 de J.-C., Cologne avait, comme Lyon, un autel de Rome et d’Auguste, avec un sacerdos élu, ce qui permet de supposer une organisation provinciale. (Tacite, Ann., I, 39, 57.) La Germanie supérieure s’étendait de l’Aar à la Moselle, la basse Germanie de la Moselle à l’Océan.

[30] Dion, LIV, 35, et Florus, IV, 12. Les travaux sur la Meuse, dont parle Florus, sont probablement d’une époque postérieure.

[31] Tacite, Germanie, 29.

[32] Vindonissa (Windisch), à peu de distance du Rhin et des points où se rencontrent l’Aar, la Reuss et la Limmat, était un poste stratégique d’une grande importance. On y a trouvé des antiquités romaines, notamment un fort beau marbre représentant la Louve et les Jumeaux.

[33] Velleius Paterculus, II, 110.

[34] Florus, IV, 12.

[35] Strabon, VII, p. 205.

[36] Tacite, Ann., I, 35 ; II, 41, 82 ; Suétone, Claude, 1.

[37] Suétone, Octave, 21 ; Tacite, Germanie, 29.

[38] Dion, LV, 6.

[39] Les Allemands applaudissent à cette politique ; dans ces colons, ils voient les pionniers des futures invasions germaniques. (Preuss, Kaiser Diocletian, p. 55.) Durant mon ministère, j’ai fait tous les efforts que la loi aie m’interdisait pas pour remplacer l’allemand par le français dans les écoles primaires des cantons allemands de la Lorraine. Malheureusement, le clergé local se crut intéressé à combattre ces mesures.

[40] Velleius Paterculus, II, 97 ; Dion, LV, 6.

[41] La date de la naissance du Christ est l’an de Rome 747 suivant Fisher, Ideler et Reynold, 749 selon Clinton et Zumpt. Saint Luc et saint Matthieu font naître Jésus deux ans environ avant la mort d’Hérode, qui mourut certainement en 750. L’ère chrétienne devrait donc être reculée de quatre a cinq ans.

[42] Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 5. Suivant Saint-Martin, Phrahate n’était pas mort, mais Phrahatace, le fils de Thermusa, avait déjà le titre de roi. Il tua son père en l’an 9. Comme il sera question plus tard de la Judée, j’indique ici seulement que ce pays fut réduit en province en l’an 6.

[43] Dion, LV, 28. Il parle (LVI, 43) d’un brigand si redouté en Espagne, qu’Auguste promit 250.000 drachmes à qui le lui livrerait.

[44] Dans la Dalmatie la résistance dura encore, en divers endroits, pendant les années 8 et 9. Germanicus y commanda l’armée, et Auguste y envoya Tibère en l’an 9. (Dion, LVI, 11-16.)

[45] Sur cette guerre, Dion, LV, 29, 55, et Velleius Paterculus, qui y prit part, II, 110-14.

[46] Virgile, Énéide, I, 278-279.

[47] Tacite, Annales, I, 57, Ara Urbiorum.

[48] Dion, LVI, 18.

[49] On en voit dans les guerres de Dalmatie. (Dion, LVI, 11.)

[50] Strabon, VII, p. 290 ; Tacite, Annales, II, 45. Quelques mouvements ayant éclaté en Judée, il avait fait mettre en croix sur les routes deux mille prisonniers. (Josèphe, Ant. Jud., XVII, 10.)

[51] Sur cette procédure, voyez Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, mais je crains qu’elle ne soit d’une époque comparativement récente.

[52] Sénèque, Epist., 47 : Multos splendidissime natos, senatorium per militiam auspicantes gradum. (Tacite, Annales, XII, 27.) Quarante ans plus tard, il y avait encore des prisonniers romains chez les Cattes. (Id., ibid. Cf. Dion, LVI, 10-21 ; Velleius Paterculus, II, 118-9 ; Tacite, Annales, I, 55, 57, 61.) Les trois légions détruites portaient les numéros %VII, YVIII et XI% ; ces numéros, considérés comme de mauvais augure, ne reparurent plus dans l’armée romaine. On a beaucoup disserté sur le lieu de la catastrophe. Par le monument commémoratif élevé en 1867 sur le haut du mont Teutberg, les Allemands ont fixé le dernier acte de cette tragédie aux environs de Detmold.

[53] Dion, LVI, 25.