HISTOIRE DES ROMAINS

 

SEPTIÈME PÉRIODE — LES TRIUMVIRATS ET LA RÉVOLUTION (79-30)

CHAPITRE LXI — LE DUUMVIRAT D’OCTAVE ET D’ANTOINE (36-30).

 

 

I. — SAGE ADMINISTRATION D’OCTAVE, REVERS ET FOLIES D’ANTOINE EN ORIENT.

Le problème des destinées futures de la république se simplifiait. Naguère encore il y avait des partis, le peuple, le sénat, les nobles et des ambitieux grands ou petits. Au-dessus de ce chaos d’intrigues, trois hommes s’étaient élevés, puis deux, puis un seul. Celui-là mort, l’anarchie avait reparu ; et trois hommes encore avaient ressaisi le pouvoir, pour recommencer l’expérience avortée. Voici qu’il n’en reste plus que deux, comme dix-sept ans auparavant ; mais combien les idées monarchiques ont fait de progrès ! Au temps du triumvirat de César et de Pompée, Brutus, Caton et Cicéron vivaient encore. Ces nobles cœurs sont froids maintenant, et le peuple, le sénat, ont abdiqué sans retour, on pourrait dire sans regrets. Antoine est maître de l’Orient, Octave de l’Occident, et ils règnent tous deux, en attendant qu’un seul l’emporte.

Depuis la déposition de Lépide, Octave avait quarante-cinq légions, vingt-cinq mille cavaliers, prés de quarante mille hommes de troupes légères, et six cents vaisseaux portaient ses enseignes[1]. Mais le lendemain de la victoire est plus à craindre que le jour du combat, pour les chefs révolutionnaires. Les soldats, sentant leur force, demandèrent impérieusement les mêmes récompenses qu’après la bataille de Philippes. Il leur promit des couronnes, des armes d’honneur ; à leurs tribuns, à leurs centurions, il donnera la robe prétexte ; il les fera sénateurs de leurs villes. Toutes ces belles choses sont des jouets d’enfants, répondit le tribun Ofilius ; à un soldat il faut de l’argent et des terres. Octave ne parut pas s’offenser de cette liberté ; mais, la nuit suivante, le tribun disparut[2]. Au reste, il distribua vingt mille congés et des gratifications pour lesquelles la Sicile seule fournit 1600 talents, chaque soldat reçut 500 drachmes. Après avoir réglé l’administration de la Sicile et envoyé Statilius Taurus en Afrique, pour prendre possession de cette province, il revint à Rome ; le sénat le reçut aux portes de la ville ; le peuple, qui voyait renaître soudainement l’abondance, l’accompagna au Capitole, couronné de fleurs. On voulait le combler d’honneurs. Commençant déjà son rôle de désintéressement et de modestie, il n’accepta que l’inviolabilité tribunitienne, l’ovation et une statue d’or[3]. On proposait encore de lui donner la dignité de grand pontife qui serait enlevée à Lépide ; il refusa, pour ne pas violer la loi qui déclarait cette charge à vie.

César s’était perdu en affichant tout haut son mépris pour ces hypocrisies politiques qui prêtent la vie à des morts. Octave accepta comme tout le monde le mensonge encore aimé, que la république durait. Le second triumvirat était devenu, en vertu d’un plébiscite, une magistrature légale, à la différence du premier, qui n’avait été qu’une association secrète de trois hommes puissants. Ce fut de cette légalité qu’Octave se montra le scrupuleux observateur. Avant de rentrer dans la ville, en dehors du pomœrium, car un imperator ne pouvait haranguer au Forum, il avait lu un discours dans lequel il rendait compte au peuple de tous ses actes, et il en fit distribuer des copies. Il y invoquait la nécessité comme excuse des proscriptions ; il promettait, pour l’avenir, la paix, la clémence, et, en preuve de sa modération nouvelle, il fit brûler publiquement des lettres écrites à Sextus Pompée par plusieurs grands personnages. Afin de montrer que les besoins seuls de la guerre et non un esprit de rapine l’avaient obligé à lever tant d’or, il supprima plusieurs impôts et fit aux débiteurs de l’État et aux publicains une remise des arrérages dus par eux au trésor[4]. Enfin il déclara qu’il abdiquerait aussitôt qu’Antoine aurait terminé sa guerre contre les Parthes. En attendant, il rendit aux magistratures urbaines leurs anciennes attributions, afin qu’on ne pût douter de la sincérité de ses promesses, et il ne voulut au bas de sa statue d’autre inscription que celle-ci : Pour avoir, après de longues tourmentes, rétabli la paix sur terre et sur mer.

Et elle était véridique, car son administration énergique remettait tout à sa place dans la péninsule : Sabinus en chassait les bandits ; les esclaves qui s’étaient échappés à la faveur des troubles étaient saisis et rendus à leurs maîtres, ou mis à mort quand ils n’étaient point réclamés ; plusieurs cohortes de gardes de nuit qu’il organisa poursuivirent dans Rome les malfaiteurs ; et, en moins d’une année, la sécurité, depuis si longtemps perdue, se retrouva dans la ville et dans les campagnes[5]. Enfin donc, Rome était gouvernée. Au lieu de magistrats, n’usant de leurs charges que dans l’intérêt de leur ambition et de leur fortune, elle avait une administration vigilante, qui se préoccupait du bien-être et de la sûreté des habitants. Aussi les villes d’Italie, sauvées de la famine par sa victoire et rendues au repos par l’ordre qu’il mettait en tout, bénissaient cette autorité bienfaisante ; déjà quelques-unes plaçaient l’image d’Octave parmi les statues de leurs dieux protecteurs.

Après le traité de Brindes, Antoine était resté à Athènes, auprès d’Octavie, veillant à la fois, au milieu des fêtes, sur les événements d’Italie et sur les affaires d’Orient. Les Parthes étaient peu redoutables hors de leurs plaines immenses. Sur le sol accidenté de la Syrie et de l’Asie Mineure, leur cavalerie n’avait pu tenir contre l’infanterie romaine, et les lieutenants d’Antoine avaient remporté partout d’éclatants avantages. Sosius les avait chassés de la Syrie ; Canidius, vainqueur des Arméniens et des gens d’Albanie et d’Ibérie, leurs alliés, avait porté ses enseignes jusqu’au pied du Caucase. Mais les plus beaux succès revenaient à Ventidius, cet Asculan que, dans la guerre sociale, le père du grand Pompée avait conduit captif derrière son char de triomphe. Il avait battu, en Cilicie, les Parthes et Labienus, qui fut tué dans sa fuite. Une nouvelle armée parthique avait eu le même sort ; son chef, Pacorus, était aussi resté sur le champ de bataille, et les Parthes avaient été chassés au delà des frontières de l’empire. Ventidius n’avait cependant osé les poursuivre, dans la crainte peut-être d’exciter la jalousie de son chef ; mais, pour leur fermer la route de l’Asie Mineure, il s’était arrêté au siège de la forte place de Samosate, en Commagène, dont le roi, Antiochus, avait livré passage aux Parthes[6].

En l’honneur de ces succès, Antoine donna, dans Athènes, des jeux magnifiques, où il se montra avec les attributs d’Hercule. Les Athéniens, qui déjà avaient épuisé pour lui toutes les sortes d’adulations, ne surent trouver, durant ces fêtes, d’autre flatterie nouvelle, que de lui offrir la main de Minerve, leur protectrice. Il accepta, en exigeant, comme dot de la déesse, 1000 talents. Quand ton père, le puissant Jupiter, épousa ta mère Sémélé, disaient les malheureux pris au piège, il ne demanda pas qu’elle lui apportât de patrimoine. — Jupiter était riche, répondit le triumvir, et moi je suis pauvre. Cependant, réveillé par les victoires de ses lieutenants, Antoine se montra un instant en Asie, au siège de Samosate, dont il enleva la conduite à Ventidius, en le renvoyant triompher à Rome. Antiochus lui avait offert, à son arrivée, 1000 talents comme rançon de la ville ; le triumvir fut heureux d’en obtenir 300 pour s’éloigner. Il revint encore à Athènes, laissant Sosius en Syrie[7].

Ce général eut fort à faire avec les Juifs. L’agent de tous les troubles, dans ce petit royaume, était le ministre d’Hyrcan, l’Iduméen Antipater. Nommé par César procurateur de la Judée et soutenu par son fils Hérode, tétrarque de Galilée, il avait conçu le projet d’enlever le trône à la famille des Maccabées. Les Parthes le chassèrent et remplacèrent le faible Hyrcan par son neveu Antigone ; mais Hérode, réfugié à Rome, y gagna la faveur d’Antoine, qui le fit reconnaître, par le sénat, roi des Juifs, pour l’opposer au protégé des Parthes. Sosius, chargé de soutenir le nouveau roi, prit d’assaut Jérusalem, et le dernier représentant de l’héroïque famille des Maccabées, traîné à Antioche, y fut battu de verges et décapité. Hérode prit sans obstacle possession du trône, où il crut s’affermir en épousant Mariamne, l’héritière de la dynastie qui venait de finir[8] (37).

En quittant, pour la dernière fois, Tarente et l’Italie (36), Antoine y avait laissé Octavie et ses enfants. Il était décidé à prendre enfin lui-même la conduite de la guerre contre les Parthes. Mais à peine eut-il touché le sol de l’Asie que sa passion pour Cléopâtre se réveilla plus insensée que jamais. Il la fit venir à Laodicée, reconnut les enfants qu’il avait eus d’elle, Alexandre et Cléo pâtre, et donna au premier le titre de roi des rois, comme s’il lui réservait, pour héritage, les royaumes qu’il allait conquérir. Les ennemis de Rome ne devaient pas faire seuls les frais de sa générosité. Cléopâtre, fidèle à la politique immuable de tous les maîtres intelligents de l’Égypte, fit ajouter à son royaume ce que les Pharaons et les Ptolémées, les Arabes et les Mameluks, Bonaparte et Méhémet-Ali ont toujours convoité, la Phénicie, la Cœlésyrie, Chypre, avec une partie de la Judée et de l’Arabie, et toute la Cilicie Trachée, qui fournissait les cadres du Taurus exploités pour la marine, c’est-à-dire presque tout le littoral du Nil à l’Asie-Mineure[9]. Ces pays étaient, pour la plupart, des provinces romaines. Mais est-ce qu’il y avait encore une Rome, un sénat, des lois, autre chose que le caprice du tout-puissant triumvir ?

Antoine avait alors treize légions, présentant titi effectif de soixante mille hommes, dix mille cavaliers et trente mille auxiliaires, principalement fournis par l’Arménien Artavasde, ennemi d’un autre Artavasde, roi de la Médie Atropatène. L’Asie trembla au bruit de ces préparatifs[10]. Jusque dans la Bactriane jusque dans l’Inde, on parlait de l’immense armée des guerriers de l’Occident ; et la division était parmi ses ennemis ! Une nouvelle révolution avait ensanglanté le trône de Ctésiphon. Au récit de la mort de son fils Pacorus, Orodès, tombé dans un profond abattement, avait désigné Phrahate comme son successeur. Celui-ci, impatient de régner, avait tué son père et tous ses frères. Plusieurs nobles, menacés par lui, s’étaient enfuis, et Antoine, renouvelant, en faveur du plus considérable d’entre eux, Monæsès, la générosité d’Artaxerxés envers Thémistocle, lui avait donné trois villes pour son entretien.

Du mont Ararat, point culminant de l’Arménie, descendent deux chaînes de montagnes qui enveloppent l’immense bassin où coulent le Tigre et l’Euphrate. L’une couvre de ses hauteurs la Syrie et la Palestine ; l’autre la Médie, la Susiane et la Perse. De la première se détache, au nord, le Taurus, qui se prolonge jusqu’à l’extrémité de l’Asie Mineure ; de la seconde, les montagnes qui forment, à l’est, la rive méridionale de la mer Caspienne. Pour arriver à Ctésiphon, placé sur le Tigre, il y avait donc deux routes : l’une, plus courte, faisait traverser les plaines arides de la Mésopotamie, c’était celle de Crassus ; l’autre, plus longue, parles montagnes de l’Arménie et de la Médie Atropatène, tournait ces solitudes brûlantes et conduisait l’infanterie romaine, par un terrain favorable à sa tactique, vers Ecbatane et Ctésiphon, au cœur même de l’empire. Ce fut celle-ci que choisit Antoine. La saison était déjà trop avancée quand il entra en campagne ; il aurait dû prendre ses quartiers d’hiver en Arménie, pour y faire reposer ses troupes, fatiguées d’une marche de 8.000 stades, et, aux premiers jours du printemps, avant que les Parthes eussent quitté leurs cantonnements, il aurait aisément fait la conquête de la Médie ; mais, pressé du désir de retrouver Cléopâtre, il continua d’avancer pour terminer promptement la guerre.

Trois cents chariots portaient toutes ses machines, parmi lesquelles on votait un bélier long de 80 pieds. Retardé par ce lourd attirail, Antoine se décida à le laisser derrière lui, sous l’escorte d’une division, et pénétra jusqu’à Phrahate, à peu de distance de la mer Caspienne. Il reconnut la faute qu’il avait faite d’abandonner ses machines, en votant toutes ses attaques échouer devant cette place, plus encore en apprenant que Phrahate avait surpris le corps qui les gardait, tué dix mille hommes et brûlé le convoi. Artavasde, découragé par cet échec, se retira avec ses Arméniens. Pour relever le courage (le ses troupes, Antoine, avec dix légions, alla chercher l’ennemi, le rencontra à une journée de son camp, le mit en fuite et le poursuivit longtemps. Mais quand, revenus sur le champ de bataille, les légionnaires n’y trouvèrent que trente morts, cette victoire, que tout à l’heure ils croyaient si grande, leur parut être à peine une escarmouche, et, comparant le résultat avec l’effort qu’il avait conté, ils tombèrent dans le découragement. Le lendemain, en effet, ils revirent l’ennemi aussi hardi, aussi insultant glue la veille. Pendant cette affaire, une sortie des assiégés avait jeté l’effroi dans le camp romain ; les trois légions laissées dans les lignes avaient fui ; à son retour, Antoine les fit décimer.

L’hiver approchait : s’il était à redouter pour les Romains, qui déjà manquaient de vivres, Phrahate craignait de ne pouvoir, durant les froids, garder ses Parthes sous la tente. Il fit des ouvertures qu’Antoine s’empressa d’accepter : les légions devaient lever le siège, et le roi s’engageait à ne point les inquiéter dans leur retraite. Pendant deux jours la marche fut tranquille ; le troisième, les Parthes attaquèrent en un endroit qu’ils croyaient favorable. Mais un Marse, longtemps leur prisonnier, avait averti le triumvir : ses troupes étaient en bataille, et l’ennemi fut repoussé. Les quatre jours suivants furent comme les deux premiers ; le septième, l’ennemi se montra de nouveau. Les légions étaient formées en carré, et les troupes légères, répandues sur les ailes et à l’arrière-garde, tenaient l’ennemi à distance. Malheureusement le tribun Gallus, après avoir poussé quelque temps l’ennemi, s’opiniâtra dans une position où il fut entouré : trois mille hommes avaient déjà péri, lorsqu’on put le dégager. Depuis ce moment les Parthes, enhardis par le succès, renouvelèrent chaque matin leurs attaques, et l’armée n’avança qu’en combattant. Dans le péril, Antoine retrouva les qualités qui lui avaient valu autrefois l’amour des troupes ; brave, infatigable, il animait par son exemple, durant l’action, l’ardeur des siens, et le soir il parcourait les tentes, prodiguant aux blessés les secours et les consolations. Ô retraite des Dix Mille ! s’écria-t-il plus d’une fois en pensant avec admiration au courage heureux des compagnons de Xénophon. Enfin, au bout de vingt-sept jours de marche, pendant lesquels ils avaient livré dix-huit combats, les Romains atteignirent la frontière de l’Arménie, au bord de l ‘Araxe dont ils baisèrent pieusement la rive, comme le navigateur, échappé au naufrage, embrasse la terre où la tempête le jette[11]. Leur route depuis Phrahate était marquée par les cadavres de vingt-quatre mille légionnaires !

Si le roi d’Arménie n’eût pas quitté sitôt le camp romain, la retraite eût été moins désastreuse, parce que ses six mille cavaliers eussent permis de profiter des succès. Antoine ne lui adressa cependant aucun reproche, et ajourna sa vengeance, pour n’être point forcé de retarder son retour auprès de Cléopâtre. Malgré un hiver rigoureux et des neiges continuelles, il précipita sa marche, et il perdit encore huit mille hommes. Il atteignit enfin la côte de Syrie, entre Béryte et Sidon, où Cléopâtre vint le rejoindre avec des vêtements, des vivres et des présents pour les officiers et les soldats. Une occasion s’offrit à lui de réparer sa défaite ; Phrahate et le roi des Mèdes se querellèrent au sujet du partage des dépouilles, et le Mède irrité fit savoir qu’il était prêt à se réunir aux Romains avec toutes ses forces pour une nouvelle campagne. Cléopâtre empêcha son amant de répondre à cet appel d’honneur et l’entraîna, à sa suite, dans Alexandrie.

Malgré cette retraite désastreuse, qui contrastait avec les succès remportés cette même année par son collègue, Antoine envoya à Rome des messagers de victoire ; mais Octave eut soin que la vérité fût connue, bien qu’en public il ne parlât qu’avec éloge de l’armée d’Orient et qu’il fit décréter des fêtes et des sacrifices en son honneur[12]. Aux jeux qu’on célébra l’année suivante pour la mort de Sextus, il voulut encore que le char d’Antoine parut avec une pompe triomphale, et, en signe de la cordiale entente qui existait entre eux, il fit placer sa statue dans le temple de la Concorde. C’était bien là l’homme qui avait toujours à la bouche le proverbe : Hâte-toi lentement ; et cet autre : Tu arriveras assez tôt, si tu arrives.

Octavie n’entrait pas dans ces égoïstes calculs ; elle essaya, au contraire, d’arracher son époux à l’influence fatale[13] qui le menait à sa perte, et demanda à son frère la permission de quitter Rome pour rejoindre Antoine. Il céda, voulant jusqu’au bout temporiser, ou dans la secrète espérance qu’un affront fait à sa sœur lui fournirait un prétexte de guerre et gîterait à son rival ce qui lui restait de popularité. Antoine était alors de retour en Syrie, où il faisait les préparatifs d’une nouvelle expédition, en apparence dirigée contre les Parthes, en réalité contre le roi d’Arménie. Il apprit là que sa femme était déjà arrivée à Athènes ; comme Octave l’avait prévu, il lui ordonna de ne pas aller plus loin.

Elle devina sans peine les motifs d’un message si offensant ; cependant elle ne lui répondit qu’en lui demandant où il désirait qu’elle fit passer ce qu’elle attrait voulu lui conduire elle-même. C’étaient des habits pour les soldats, un grand nombre de bêtes de somme, de l’argent et des présents considérables pont, ses officiers et ses amis, enfin deux mille hommes d’élite couverts d’aussi belles armes que, les cohortes prétoriennes. Les manèges de Cléopâtre rendirent vains ires nobles efforts ; elle affecta une profonde tristesse et un dégoût de la vie qui firent craindre à Antoine une résolution désespérée : il n’osa briser sa chaîne ; et elle, pour qu’il ne pût lui échapper, ne lui laissa pas faire cette année l’expédition de Médie (35).

Au retour d’Octavie à Rome, son frère lui ordonna de quitter la demeure de cet indigne époux. Elle refusa et continua d’élever avec ses enfants ceux d’Antoine et de Fulvie, en leur donnant les mêmes soins, presque la même tendresse. Et, s’il arrivait dans la ville quelque ami de son mari pour briguer une charge ou suivre une affaire particulière, elle le recevait chez elle et lui faisait obtenir de son frère les grâces qu’il sollicitait. Mais cette conduite allait contre son but. Le contraste de tant de vertu et d’injustice augmentait contre Antoine la haine publique.

L’année suivante (34) il fit une courte expédition en Arménie. Dellius l’y avait précédé, sous prétexte de demander pour un fils d’Antoine et de Cléopâtre la main d’une fille du roi Artavasde, en réalité pour endormir la vigilance de ce prince. Antoine pénétra jusqu’à Nicopolis dans la petite Arménie et invita le roi à venir s’entendre avec lui sur l’expédition contre les Parthes. Malgré toutes les assurances, Artavasde craignait quelque trahison ; cependant, lorsqu’il apprit que le triumvir marchait sur Artaxata, il espéra conjurer l’orage en se rendant à l’invitation ; il fut saisi, chargé de chaînes d’or et traîné à Alexandrie, où Antoine entra en triomphes. Ce qui restait de chefs-d’œuvre laissés en Asie par les proconsuls allèrent décorer la nouvelle capitale de l’Orient ; toute la Bibliothèque de Pergame, deux cent mille volumes, y fut portée.

Rome s’offensa de cette atteinte à ses droits, mais le triumvir avait oublié qu’il était Romain. A peu de temps de 1â, il fit dresser, sur un tribunal d’argent, deux trônes d’or, l’un pour lui-même, l’autre pour Cléopâtre. Il la déclara reine d’Égypte et de Chypre, lui associa Césarion, et donna le titre de rois à Alexandre et à Ptolémée, les deux fils qu’il avait eus d’elle : au premier avec l’Arménie, la Médie et le royaume des Parthes, qu’il regardait déjà comme sa conquête ; au second avec la Phénicie, la Syrie et la Cilicie ; il assigna pour dot à leur sœur Cléopâtre, la future épouse de Juba II, la Libye voisine de la Cyrénaïque. Puis il présenta les deux princes au peuple, Alexandre portant la robe médique et la tiare, Ptolémée revêtu du long manteau et du diadème des successeurs d’Alexandre.

Les nouveaux rois parurent désormais en public qu’entourés d’une garde d’Asiatiques ou de Macédoniens. Antoine lui-même quitta la toge pour une robe de pourpre, et on le vit, comme les monarques de l’Orient, couronné d’un diadème, portant un sceptre d’or, avec le cimeterre au côté ; ou bien, auprès de Cléopâtre, parcourir les rues d’Alexandrie, tantôt en costume d’Osiris, plus souvent en Bacchus, traîné sur un char, paré de guirlandes, chaussé du cothurne, une couronne d’or au front et le thyrse en main. Il avait fait de ses légionnaires les serviteurs et les gardes de la reine : leurs boucliers portaient son chiffre[14], et sur les monnaies on volait la double effigie d’Antoine et de Cléopâtre. Qu’il fallait que le besoin d’un maître fût impérieux, pour que cet insensé trouvât cent mille hommes qui voulussent combattre encore, afin de lui donner l’empire !

Un jour cependant il se souvint de Rome, et n’eut pas honte de faire demander au sénat la confirmation de tous ses actes. Les consuls alors en charge, Domitius Ahenobarbus et Sosius, n’osèrent, quoique ses amis, donner lecture de ses folles dépêches.

Tandis qu’Antoine se déshonorait en Orient, que faisait Octave ? Nous l’avons dit, il gouvernait ; il donnait à l’Italie ce repos dont elle était affamée. Agrippa, pour avoir le droit de faire d’utiles innovations, accepta, par ordre d’Octave, lui consulaire et général tant de fois victorieux, la charge modeste de l’édilité (33). Aussitôt il entreprit d’immenses travaux ; les édifices de l’État furent réparés, les chemins reconstruits, des fontaines publiques ouvertes. Des aqueducs s’étaient écroulés, il les releva et en construisit un nouveau, l’Aqua Julia ; les égouts engorgés étaient devenus une cause d’insalubrité, il en visita, dans une barque, l’artère principale, et les fit nettoyer. Il ouvrit ait public cent soixante-dix bains gratuits et décora le Cirque de dauphins et de signaux en forme ovale qui marquaient le nombre des courses[15]. Pour achever la réconciliation du peuple avec le triumvir, il célébra des jeux qui durèrent cinquante-neuf jours, et au théâtre il jeta des billets qu’on allait échanger contre de l’argent, des habits ou d’autres dons. Déjà avant les fêtes il avait fait des distributions gratuites de sel et d’huile, et abandonné sur la place d’immenses quantités de denrées de toute sorte que la foule s’était partagées. Ce rude soldat croyait à l’influence heureuse de l’art : il achetait des tableaux pour les placer en des lieux publics, et, du temps de Pline, on conservait de lui un magnifique discours sur l’avantage qu’il y aurait à tirer les objets d’art de leur exil dans les villas des riches, pour les réunir en des expositions permanentes[16]. La pyramide de Cestius est de cette époque.

La gloire militaire lie manquait pas à ce gouvernement préoccupé de l’intérêt public, et elle était acquise par des expéditions nécessaires. Si Octave parla d’une descente en Bretagne, c’était pour frapper les esprits que les guerres de César, de Pompée et d’Antoine aux extrémités du monde avaient blasés sur les entreprises modestes ; il voulait aussi, en laissant courir ces bruits belliqueux, se donner le prétexte d’entretenir des forces considérables. Il avait déjà compris qu’au lieu de se lancer en de lointaines conquêtes, Rome devait soumettre les barbares placés à ses portes ; qu’il fallait donner la sécurité à l’Italie et à la Grèce, en domptant les pirates de l’Adriatique et les remuantes tribus établies au nord des deux péninsules.

Après une courte apparition en Afrique, pour y consolider son pouvoir, il mena ses légions contre les Illyriens, se proposant d’éloigner ses soldats de l’Italie, où ils s’amollissaient, de raffermir leur discipline dans une guerre étrangère et de les tenir prêts, sans fouler le peuple, pour la lutte inévitable avec Antoine. Les Japodes, les Liburnes, les Dalmates, furent écrasés. Au siége d’une place, courageusement défendue par les Japodes, ses troupes, un jour, s’enfuirent ; il saisit un bouclier et s’avança, lui cinquième, sur le pont de bois qui conduisait à la muraille. En voyant le danger de leur général, les soldats revinrent en si grand nombre, que le pont se brisa ; Octave fut grièvement blessé[17]. C’était une réponse à ceux qui, durant la guerre civile, l’avaient accusé de lâcheté. Les Alpes ne laissent qu’une porte largement ouverte sur l’Italie du bord, celle que les Alpes Juliennes défendent si mal. Pour la bien garder, Octave alla, par delà ces montagnes, établir des garnisons dans la vallée de la Save, où il prit la forte place de Sida : une partie des Pannoniens lui promit obéissance. Dans le Val d’Aoste, il réprima les brigandages des Salasses, et, s’il ne les domptait pas encore, il rendait leurs incursions difficiles par la fondation de deux colonies qui devinrent Augusta Taurinorum et Augusta Prætoria (Turin et Aoste). En Afrique enfin, le dernier prince de la Maurétanie césarienne étant mort, il réunit ses possessions à la province. Agrippa et Messala avaient montré dans ces guerres leur talent ordinaire (35-33).

 

II. — RUPTURE ENTRE OCTAVE ET ANTOINE (32-30).

Ainsi, des deux triumvirs, l’un donnait des pays romains à une reine barbare, et l’autre accroissait le territoire de l’empire. Celui-là détournait sur Alexandrie les trésors, les chefs-d’œuvre et les respects de l’orient ; celui-ci, comme aux beaux jours de la république, décorait le Forum de grossières niais glorieuses dépouilles, et employait le butin fait sur les Dalmates à fonder le Portique et la Bibliothèque d’Octavie. Cependant Antoine se plaignait ; le 1er janvier de l’année 32, le consul Sosius reprocha en son nom à Octave d’avoir dépossédé Sextus, sans partager avec son collègue les provinces du vaincu ; d’avoir distribué à ses soldats toutes les terres d Italie, sans rien réserver pour les légions d’Orient. Il ajouta qu’Antoine était prêt à rendre au peuple les pouvoirs qui lui avaient été confiés, si l’autre triumvir lui en donnait l’exemple. Octave était alors absent de Rome ; quelques jours après il se rendit au sénat, accompagné de soldats et d’amis armés sous leurs toges. Aux accusations du consul, il répondit que Lépide, s’étant montré incapable et cruel, avait été justement réduit à une condition privée ; que, si la Sicile et l’Afrique avaient été rattachées aux provinces occidentales, Antoine s’était attribué l’Égypte ; qu’au reste il avait de quoi dédommager ses soldats et lui-même avec les brillantes conquêtes qu’il avait faites en Asie ; mais qu’il aimait mieux prodiguer à Cléopâtre et aux enfants de cette reine les trésors et les provinces de Rome, dont il déshonorait le nom par sa conduite et par sa double trahison envers Sextus et Artavasde[18].

Sur cette déclaration, qui annonçait une rupture, les deux consuls, amis d’Antoine, quittèrent Rome avec plusieurs sénateurs et allèrent rejoindre leur patron. Il était alors dans l’Arménie, dont il voulait forcer les peuples à racheter leur roi en livrant ses trésors ; mais les Arméniens avaient préféré proclamer le fils du prince prisonnier, Artaxias, qui malheureusement ne put se défendre, et s’enfuit auprès du roi des Parthes Phrahate IV. Afin de s’assurer l’alliance du roi des Mèdes, Antoine lui donna une partie de l’Arménie, et fit épouser à la fille de ce prince son fils Alexandre. En retour, le roi mède rendit les drapeaux enlevés aux légions durant l’expédition de l’an 36, et fournit au triumvir des cavaliers et un subside.

A la nouvelle des déclarations d’Octave dans le sénat, Antoine s’était décidé à combattre ; il avait ordonné à Canidius, son lieutenant, de rassembler ses forces de terre, et quoi qu’on ait dit de sa mollesse et de son incurie, sans doute fort exagérées, il avait encore seize légions prêtes à entrer en campagne. Il gagna promptement la ville d’Éphèse, où se réunissaient huit cents navires ; la reine en avait donné deux cents avec 20.000 talents et des vivres pour toute la durée de la guerre ; mais elle l’avait suivi. En vain les amis d’Antoine, Domitius et Plancus, le pressèrent de la renvoyer dans son royaume. Elle voulait surveiller son amant et prévenir tout raccommodement qui l’eût ramené auprès d’Octavie ; à force d’argent, elle gagna Canidius, et le vieux soldat persuada à son général que Cléopâtre, habituée aux plus grandes affaires, lui serait de meilleur conseil qu’aucun des rois qui suivaient ses drapeaux.

On s’aperçut bien vite de sa présence au ralentissement des préparatifs. Les fêtes recommencèrent. Tandis que de la Syrie au Palus-Méotide, et de l’Arménie aux rives de l’Adriatique, rois et peuples étaient en mouvement pour réunir et transporter des provisions et des armes, Antoine et Cléopâtre vivaient à Samos dans les festins et les jeux ; les baladins, les joueurs de flûte, les comédiens, étaient accourus de l’Asie entière, en tel nombre, qu’Antoine, pour récompense, leur donna tolite une ville, la cité de Priène. A Athènes, la vie inimitable continua. Dans cette ville, Cléopâtre arracha enfin à Antoine l’acte de divorce avec Octavie ; il le lui fit signifier à Rome. Elle obéît, et, emmenant encore avec elle les enfants de Fulvie, elle sortit de cette maison d’où leur père la chassait. Elle pleurait à la pensée que les Romains pouvaient la regarder comme une des causes de cette guerre, et elle avait droit de le croire ; mais, entre ces deux ambitieux, l’injure de la noble femme était à peine un prétexte (32). Comme elle, beaucoup pleuraient, qui s’étaient habitués déjà à la paix qu’Octave faisait régner. Distrait de ses amours et de ses chants légers par le bruit des armes, le poète favori de Mécène s’écriait douloureusement : Ô navire ! de nouveaux orages t’emportent sur les flots. Ah ! que fais-tu ? Reste au port sur tes ancres. Ne vois-tu pas tes flancs dépouillés de leurs rames, et ton mât demi-brisé par les autans, et tes antennes qui gémissent ?... Si tu ne veux être le jouet des vents, prends garde, évite les flots qui battent les brillantes Cyclades[19].

Octave fut troublé de la promptitude des préparatifs d’Antoine ; les siens n’étaient pas terminés, et toute l’Italie murmurait contre de nouveaux impôts qui enlevaient aux citoyens le quart de leurs revenus, aux affranchis, possesseurs des 50.000 drachmes, le huitième de leur fortune. Heureusement Antoine acheva lentement ce qu’il avait commencé avec une activité qui rappelait l’ancien lieutenant de César. L’été s’écoula dans les fêtes, et la guerre se trouva forcément renvoyée à l’année suivante. Ce délai valut à Octave un autre avantage, la défection de plusieurs personnages importants, qui, révoltés des hauteurs de Cléopâtre, revinrent en Italie. Parmi eux étaient Plancus et Titius, tous deux consulaires. Plancus s’avisait un peu tard que la reine lui avait fait jouer un rôle indigne, quand, dans un festin, il se présenta, malgré son âge, le corps peint d’azur, la tête couronnée de roseaux et traînant derrière lui une queue de poisson, pour jouer le rôle d’un dieu marin. Dans le sénat il invectiva dès son arrivée contre Antoine. Il faut, lui dit malignement Coponius, qu’Antoine ait fait bien des infamies la veille du jour où tu l’as quitté[20]. Asinius Pollion se respecta davantage : comme Octave le pressait de marcher avec lui, Pollion refusa. Les services que j’ai rendus à Antoine sont plus grands, mais ceux que j’ai reçus de lui sont plus connus ; je ne puis donc le combattre, j’attendrai l’issue de la lutte et je serai le butin du vainqueur.

Octave avait appris de Plancus que le testament d’Antoine était entre les mains des vestales ; il l’enleva et lut au sénat les passages qui pouvaient exciter le plus d’irritation. Antoine,. admettant qu’il y avait eu union légale entre Cléopâtre et le dictateur, reconnaissait Césarion pour le fils légitime et l’héritier de César, de sorte qu’en prenant ce nom, Octave n’était qu’un usurpateur, et tous ses actes, depuis douze ans, étaient des illégalités. II renouvelait le don fait à la reine et à ses enfants de presque tous les pays qu’il avait en son pouvoir ; enfin, abjurant sa patrie et ses ancêtres, H ordonnait, mourût-il au bord du Tibre, qu’on portât son corps à Alexandrie, dans le tombeau de Cléopâtre. Un sénateur, Calvisius, ajouta encore à la colère publique, en rapportant plusieurs traits de sa folle passion pour cette femme qui ne jurait plus que par les décrets qu’elle rendrait bientôt au Capitole, et l’on ne cloutait pas qu’il ne voulût lui donner Rome même, tandis qu’il ferait de la capitale de l’Égypte le siège de l’empire[21]. Le peu d’amis qu’il conservait lui dépêchèrent un d’entre eux pour l’éclairer sur sa situation ; Cléopâtre abreuva de dégoûts ce conseiller de la dernière heure, et le força de se retirer sans avoir pu parler en secret à Antoine. Silanus, l’historien Dellius, furent obligés de s’enfuir pour échapper aux embûches qu’elle leur tendit.

Quand Octave fut prêt, il provoqua un décret du sénat qui enleva à Antoine le consulat de l’année 31, et, vêtu en fécial, il se rendit au temple de Bellone, où il accomplit les cérémonies en usage dans les anciens temps pour les déclarations de guerre[22]. La reine d’Égypte fut seule nommée. « Ce n’est pas Antoine ni les Romains que nous allons combattre, disait Octave, niais cette femme, qui, dans le délire de ses espérances et l’enivrement de sa fortune, rêve la chute du Capitole et les funérailles de l’empire. a Déclarer Antoine ennemi public, c’eût été d’ailleurs envelopper dans la proscription tous les Romains qu’il avait auprès de lui et son armée entière. Octave était trop prudent pour dire à seize légions qu’elles n’avaient d’autre alternative que la victoire ou la mort. Au 1er janvier 31, il prit possession du consulat, et se donna comme collègue, à la place d’Antoine, le brave Valerius Messala, celui qui l’avait battu à Philippes. La veille, le triumvirat était expiré, et il n’en avait pas dénoncé le renouvellement. Ce n’était donc plus, disait-on, le triumvir qui allait combattre pour sa cause, mais un consul du peuple romain, entouré des plus respectables personnages de l’État, qui marchait contre le ministre d’une reine étrangère.

Antoine passa l’hiver de 32-31 à Patras. Il était maître de la Grèce, où il avait réuni cent mille fantassins et douze mille chevaux. Les rois de Maurétanie, de Commagène, de Cappadoce et de Paphlagonie, un dynaste de Cilicie, un chef thrace, suivaient en personne ses drapeaux. Le Pont, la Galatie, les Mèdes, les Juifs, un prince arabe et un chef lycaonien lui avaient envoyé des auxiliaires. Sa flotte comptait cinq cents gros bâtiments de guerre, dont plusieurs étaient à huit et dix rangs de rames, mais lourdement construits, mal dirigés, dégarnis de rameurs et de soldats de marine. Quand on représentait à Antoine le mauvais état de son armement naval : Qu’importent les matelots, disait-il ; tant qu’il y aura des rames à bord et des hommes en Grèce, nous ne manquerons pas de rameurs. Tous les Grecs n’étaient cependant pas avec lui : Mantinée envoya aux césariens un contingent qui combattit à la journée d’Actium[23]. D’autres ont dû suivre cet exemple, car la commune misère de ces peuples ne leur avait pas donné des sentiments communs. Octave n’avait que quatre-vingt mille fantassins, douze mille cavaliers et seulement deux cent cinquante vaisseaux d’un rang inférieur. Leur légèreté, l’expérience des marins et des soldats formés dans la guerre difficile contre Sextus, compensaient et au delà l’infériorité du nombre.

Tandis qu’Octave se rendait à Corcyre, Agrippa conduisit la flotte à Méthone, sur les côtes du Péloponnèse, pour couper les convois qui arrivaient d’Égypte ou d’Asie et affamer cette multitude que la Grèce, trop pauvre, ne pouvait nourrir. La légèreté de ses bâtiments lui assurait la liberté de ses mouvements, et, au voisinage d’une flotte qui semblait formidable, il pénétrait partout, jusque dans le golfe de Corinthe, où il enleva Patras, le quartier général d’Antoine, et l’île de Leucade, sentinelle avancée sur la mer d’Ionie. Cette guerre d’escarmouches fatiguait déjà singulièrement l’ennemi ; quand l’armée d’Octave eut débarqué sur la côte d’Épire, non loin des légions antonines, les défections commencèrent, bien qu’Antoine eût fait devant ses troupes le serment d’abdiquer deux mois après la victoire. Domitius en donna le signal ; Dejotarus, Amyntas, plus tard Philadelphos, suivirent son exemple. Antoine se crut entouré de traîtres, et, sa cruauté se réveillant, il fit torturer, puis mettre à mort un chef arabe, Jamblique, et le sénateur Postumius. Il douta même de Cléopâtre, la soupçonna de vouloir l’empoisonner et la força de goûter avant lui de tous les mets qu’on leur servait : précaution dont la reine lui montra d’une terrible manière l’inutilité. Un jour qu’elle était venue au festin, une couronne de fleurs dans les cheveux, elle engagea son amant à jeter une de ces fleurs dans la coupe où il buvait. Comme il portait le verre à ses lèvres, elle retint brusquement son bras, prit la coupe et la tendit à un esclave qui la vida et tomba foudroyé. Antoine s’abandonnait, plein d’amour et d’effroi, à l’étrange créature qui réunissait en elle toutes les fascinations fatales.

Plusieurs combats partiels précédèrent l’action décisive. Le roi de Maurétanie, Bogud, périt dans le Péloponnèse, et Nasidius fut battu par Agrippa, qui dans une autre rencontre sur mer tua le Cicilien Tarcondimotos. Titius et Statilius Taurus firent, dans le même temps, éprouver un échec à la cavalerie d’Antoine. Cependant, peu à peu les deux armées se concentrèrent : celle d’Antoine à Actium, sur la côte d’Acarnanie, à l’entrée du golfe d’Ambracie ; celle d’Octave en face, sur la côte d’Épire[24]. Antoine avait proposé à son rival de terminer leur querelle par un combat singulier, ou bien de se rendre à Pharsale avec toutes leurs forces et d’y décider à qui resterait l’héritage de César. Tous ses généraux, surtout Canidius, étaient de ce dernier avis.

Mais Cléopâtre voulait que l’on combattit sur mer, pour que ses navires égyptiens eussent part à la victoire, et, en cas de revers, assurassent sa retraite Sur terre, il eût fallu abandonner Antoine, ou s’engager en des périls qu’elle n’osait braver. Sans doute elle lui avait représenté que les échecs partiels qu’il avait subi, les défections qu’il voyait se multiplier, les difficultés qu’il trouvait chaque jour plus grandes à nourrir en Grèce une nombreuse armée, devaient le décider à chercher un autre champ de bataille ; que celui des deux adversaires qui se rendrait maître de la mer pourrait affamer l’autre[25], et que le nombre, la force de ses navires, lui promettaient la victoire ; qu’enfin, pour s’ouvrir le chemin d’Italie ou fermer à ses ennemis la route de l’Orient, surtout celle de l’Égypte qui, dans les mains d’un victorieux, serait une forteresse inexpugnable d’où l’on dominerait sans peine l’Afrique et l’Asie, une victoire navale était nécessaire. Ces considérations ont dû être mises en avant, car, sans elles, on ne saurait comprendre la conduite d’un homme à qui ses vices ne pouvaient avoir ôté toute son intelligence militaire.

Antoine céda ; il plaça vingt mille légionnaires et deux mille archers sur ses galères, oit, par les désertions et les maladies de l’hiver, les hommes manquaient. Mais les légionnaires faisaient à regret le service des vaisseaux ; un chef de cohorte dont le corps était criblé de blessures, voyant passer Antoine, lui dit d’une voix affligée : Eh ! Mon général, pourquoi vous défier de ces blessures et de cette épée, et mettre vos espérances dans un bois pourri ? Laissez les hommes d’Égypte et de Phénicie combattre sur mer, et donnez-nous la terre, sur laquelle nous savons vaincre ou mourir. Antoine ne répondit rien ; il se contenta de lui faire signe de la tête et de la main, comme pour l’encourager et lui donner une espérance qu’il n’avait pas lui-même ; car ses pilotes ayant voulu, suivant l’usage, laisser les voiles à terre, il les obligea de les prendre[26].

Afin de renforcer la chiourme de ses autres galères, il avait fait brûler cent quarante vaisseaux. Les matelots se trouvèrent cependant encore en trop petit nombre pour manœuvrer aisément ces lourdes machines. Pendant quatre jours l’agitation de la mer ne permit pas aux deux flottes de s’aborder. Enfin, le 2 septembre 31, le vent tomba : les vaisseaux d’Antoine restèrent jusqu’à midi immobiles à l’entrée du détroit ; vers cette heure un vent léger s’étant levé, ils s’avancèrent à la rencontre de l’ennemi, qui refusa quelque temps son aile droite pour les attirer en pleine mer. Octave avait pris place de ce côté ; quand il crut les antoniens assez loin du rivage, il cessa de reculer et courut avec ses vaisseaux agiles contre leurs pesantes citadelles, autour desquelles tournaient à la fois trois ou quatre de ses galères, et qu’elles couvraient de piques, d’épieux et de traits enflammés. Dans le même temps, Agrippa manœuvrait pour envelopper l’aile droite. Publicola, qui la commandait, essaya de l’arrêter en étendant sa ligne ; mais ce mouvement le sépara du centre, que menaçaient déjà les césariens.

Cependant la journée n’était pas encore perdue, mais Cléopâtre, qui aura le courage très féminin de faire lentement les apprêts somptueux du sacrifice suprême, pour rester belle encore dans la mort, n’avait pas le courage viril du soldat qui brave dans la mêlée les outrages et les blessures. Elle donna l’ordre aux soixante vaisseaux égyptiens de dresser leurs mâts et de cingler vers le Péloponnèse. À la vue du navire aux voiles de pourpre qui emportait la reine, Antoine, oubliant ceux qui mouraient en ce moment pour lui, monta sur une galère rapide et suivit ses traces. Il passa à son bord ; mais, sans lui parler, sans la voir, il s’assit à la proue et pencha la tête entre ses mains. Durant trais jours il resta dans la même posture et dans le même silence, jusqu’au cap Ténare, où les femmes de Cléopâtre leur ménagèrent une entrevue. De là ils firent voile pour l’Afrique.

Sa flotte se défendit longtemps ; vers la dixième heure, le bruit se répandit sur les vaisseaux qu’Antoine fuyait. A ce moment ils n’avaient encore perdu que cinq mille hommes. Mais leur ligne était rompue, beaucoup avaient leurs rames brisées, et l’agitation de la mer qui les battait en proue ne leur permettait plus de gouverner. Trois cents se rendirent. L’armée de terre était intacte, elle ne voulait pas croire à la lâcheté de son chef et résista sept jours encore aux sollicitations des envoyés de César ; Canidius, qui la commandait l’ayant à soin tour abandonnée, elle fit sa soumission au vainqueur.

Sur le rivage, en face du lieu de l’action, s’élevait un temple modeste d’Apollon ; Octave y consacra comme trophée huit navires de tout rang, et l’image en bronze d’un paysan et de son âne qu’il avait trouvés sur son chemin avant la bataille. L’homme s’appelait Eutychès, l’Heureux, et la bête, Nicon, le Victorieux. Dans cette rencontre, Octave avait vu un présage de victoire, et le plus sceptique des Romains aurait fait comme lui. Il institua des jeux Actiens qui devaient être célébrés après la quatrième année révolue concours de musique et de poésie, joutes navales, courses de chevaux et luttes d’athlètes. La Grèce les adopta, et les jeux Actiens devinrent la cinquième de ses grandes fêtes nationales[27]. De l’autre côté du détroit, à l’endroit où il avait campé, il posa les fondements de Nicopolis, la ville de la victoire, sur un isthme que baignent les eaux du golfe d’Ambracie et celles de la mer Ionienne. Un double souvenir de clémence et de triomphe s’attacha à l’origine de la cité nouvelle. Le vainqueur de Philippes avait été impitoyable. Maintenant que la guerre avait décimé la génération qui avait vu et aimé la république de Cicéron, le vainqueur d’Actium pensa qu’il pouvait être indulgent[28]. Parmi les prisonniers importants, aucun de ceux qui demandèrent la vie ne fut repoussé. Le chef de parti s’était jadis vengé, aujourd’hui le maître pardonnait. Cependant un fils de Curion fut mis à mort : le souvenir de son père, de ce tribun qui avait été si utile à César, aurait dû le protéger auprès de l’héritier du dictateur.

Parmi ceux qui s’obstinent à ne pas comprendre que l’oligarchie romaine décorée du beau nom de république ne méritait pas de garder le pouvoir, Brutus et Caton trouvent encore des partisans ; Antoine n’en a pas. C’est qu’aucune idée, aucun principe ne se rattache à lui : sa victoire n’eût rien fini ni rien commencé.

Si le chef des antoniens n’était plus à craindre, les soldats, ceux du vainqueur comme ceux du vaincu, le devenaient. Octave se hâta de donner des congés aux vétérans et de les disperser en Italie et dans les provinces d’où ils étaient sortis. Il avait laissé Mécène à Rome, il y renvoya encore Agrippa, pour que ces deus hommes supérieurs qui se complétaient l’un l’autre, comme la prudence par le courage, l’habileté par la force, étouffassent à son origine tout mouvement de révolte. Lui-même se chargea de poursuivre son rival. En traversant la Grèce, il put voir le triste état de cette province, ruinée par Antoine. J’ai entendu raconter à mon bisaïeul, dit Plutarque, que les habitants de Chéronée avaient été forcés de porter du blé sur leurs épaules jusqu’à la mer d’Anticyre, pressés à coups de fouet par les soldats du triumvir. Ils avaient déjà fait un premier voyage et ils étaient commandés pour porter une seconde charge, lorsqu’on apprit la défaite d’Antoine ; cette nouvelle sauva la ville. Octave prit en pitié ces misères de la Grèce ; et ce qui restait des provisions amassées pour la guerre fut distribué, par ses ordres, à ces villes qui n’avaient plus ni argent, ni esclaves, ni bêtes de somme. De là il fit voile vers l’Asie, recevant à composition les cités et les princes alliés de son adversaire, qui furent quittes, les unes pour la perte de leurs privilèges, les autres pour une contribution de guerre ou l’abandon de ce qu’ils destinaient à Antoine. Comme il ignorait le lieu où celui-ci s’était retiré, il s’arrêta à Samos et y passa l’hiver.

La nouvelle des troubles qu’il avait prévus, et qui venaient d’éclater parmi les légionnaires congédiés, le rappela en Italie. Au commencement de l’année 30, il débarqua à Brindes, où sénateurs, chevaliers, magistrats, même une partie du peuple, se précipitèrent à sa rencontre ; les vétérans, entrains par l’enthousiasme général, grossissaient le cortége : Octave dut être content de cet essai de son pouvoir, de cette épreuve de l’adulation et de la servilité des Romains. Comme il manquait de fonds pour remplir ses promesses aux soldats, il mit en vente ses biens et ceux de ses amis. Personne, il est vrai, n’osa se rendre adjudicataire, mais le résultat désiré était atteint : les vétérans se contentèrent de quelque argent, en attendant les trésors de l’Égypte ; ajoutons que ceux qui comptaient le plus d’années de service furent établis dans certaines villes qui avaient montré des dispositions favorables à Antoine. Les habitants arrachés aux foyers de leurs pères furent transportés à Dyrrachium, à Philippes et dans quelques autres cités de provinces. Cette mesure était cruelle pour les Italiens, mais l’empire y gagnait : des cités désertes étaient repeuplées, et le mélange des races avançait. Ces mesures calmèrent soudainement l’agitation ; Octave n’eut même pas besoin de se rendre à Rome, déjà habituée à ce que tout se fit sans elle : vingt-sept jours après son arrivée à Brindes, il put repartir[29]. N’osant, à cause de l’hiver, se diriger droit sur l’Égypte, il fit passer ses vaisseaux par-dessus l’isthme de Corinthe, et, avec la célérité de César, il débarqua en Asie, de sorte qu’Antoine apprit en même temps son départ pour l’Italie et son retour.

A Parætonium, sur la côte d’Afrique, Antoine et Cléopâtre s’étaient séparés. La reine, pour prévenir une révolte, se présenta devant Alexandrie avec ses vaisseaux couronnés de lauriers comme s’ils revenaient d’un triomphe. Mais, rentrée dans son palais, elle ordonna la mort de tous ceux qui lui étaient suspects, grossit ses trésors des biens des victimes, pilla les richesses des temples, et, dans l’espoir d’obtenir quelque assistance des Mèdes, leur envoya la tête du roi d’Arménie, son captif. Pour Antoine, il avait d’abord erré comme un insensé dans les solitudes voisines de Parætonium ; et, à la nouvelle de la défection de Pinarius Scarpus, qui commandait pour lui une armée dans ces régions, il avait voulu se tuer. Ses amis le ramenèrent à Alexandrie, où Canidius vint lui apprendre le sort de ses légions au promontoire actien. Tous les princes d’Asie l’abandonnaient ; aux portes mêmes de l’Égypte, Hérode, le roi des Juifs, trahissait sa cause. Des gladiateurs qu’il entretenait à Cyzique lui restèrent fidèles ; ils traversèrent toute l’Asie, et ne se rendirent que sur un faux bruit de la mort de leur maître[30].

Tout lui manquant, Cléopâtre commença à faire transporter, à travers l’isthme de Suez, ses vaisseaux et ses trésors pour se réfugier en de lointains pays. Mais les Arabes pillèrent les premiers navires sur la mer Rouge, et elle renonça à son dessein. Ils songèrent ensuite à gagner l’Espagne, espérant qu’avec leurs richesses ils soulèveraient aisément cette province. Ce parti fut encore abandonné. Las de former d’impraticables desseins, Antoine ne voulut plus voir personne et s’enferma dans une tour qu’il se fit bâtir au bout d’une jetée. Je veux, dit-il, vivre maintenant comme Timon. Il était bien tard pour philosopher. Il ne put même soutenir ce rôle ; et, pour finir comme il avait vécu, dans les orgies, il retourna près de Cléopâtre. Ils fondèrent une société nouvelle, celle des inséparables dans la mort. Ceux qui en faisaient partie devaient passer les jours dans la bonne chère et mourir ensemble Cléopâtre recueillait tous les poisons connus et étudiait leurs effets sur des personnes vivantes ; elle essaya aussi des bêtes venimeuses et s’arrêta à l’aspic, qu’elle avait vu donner une mort douce par laquelle les traits n’étaient point décomposés.

Cependant ils conservaient encore quelque lueur d’espérance, et ils demandèrent au vainqueur Antoine, la permission de se retirer à Athènes, pour y vivre en simple particulier ; Cléopâtre, la succession pour ses enfants à la couronne d’Égypte. C’étaient les mêmes députés qui avaient porté les deux messages. Mais, en secret, la reine fit offrir à Octave un sceptre, une couronne et un trône royal. Il répondit à cette pensée de trahison par deux lettres : l’une publique, qui lui ordonnait de déposer les armes et le pouvoir ; l’autre secrète, qui lui garantissait son pardon et la conservation de son royaume, si elle chassait ou faisait tuer Antoine. En même temps, il lui envoya un affranchi qui devait, par de fausses promesses, entretenir ses espérances et conserver au triomphe du vainqueur d’Actium son principal ornement. Cléopâtre se souvint qu’enfant elle avait vaincu César, pub Antoine, et elle se prit à penser qu’Octave, plus jeune que l’un et l’autre, pourrait bien ne pas être plus sage. Elle avait cependant alors trente-neuf ans, mais sa beauté avait toujours été moins redoutable que son esprit et sa grâce. Le héros avait des faiblesses, le soldat des vices : tous deux succombèrent ; le politique devait rester froid et implacable.

Antoine n’eut pas honte de demander deux fois encore la vie ; il envoya son fils Antyllus pour fléchir Octave[31], et livra le sénateur Turullius, un des meurtriers de César. Octave ne répondait pas et avançait toujours ; bientôt il fut devant Péluse, que Cléopâtre lui ouvrit. A ce bruit d’armes qui se rapprochait, Antoine parut se réveiller ; il fit des préparatifs de défense, courut en Libye pour tâcher de séduire les soldats qu’Octave y avait fait passer, et revint à Alexandrie, que déjà son rival menaçait. Dans un combat de cavalerie, où il montra son éclatante bravoure, il mit l’ennemi en fuite. Mais Cléopâtre le trahissait ; enfermée, avec toutes ses richesses, dans une haute tour qu’elle avait fait construire pour lui servir de tombeau, elle attendait l’issue de la querelle. Ses ministres, ses troupes, semblaient coopérer à la défense de la place ; en réalité, Antoine ne pouvait compter que sur le petit nombre de légionnaires qu’il avait réunis. Il appela Octave en combat singulier. Celui-ci sourit et se contenta de répondre qu’Antoine avait plus d’un chemin pour aller à la mort.

Cependant, encouragé par le succès du combat de cavalerie, Antoine se décida à une double attaque par terre et par mer. Dès que les galères égyptiennes se trouvèrent près de celles de César, elles les saluèrent de leurs rames et passèrent de leur côté. Sur terre, sa cavalerie l’abandonna et son infanterie fut sans peine repoussée. Il rentra dans la ville en s’écriant qu’il était livré par Cléopâtre.

La reine, réfugiée dans sa tour, en laissa tomber la herse et fortifia la porte par des leviers et de grosses pièces de bois, tandis qu’elle faisait porter à Antoine la fausse nouvelle de sa mort. Ils se l’étaient promis : l’un devait suivre l’autre. Antoine commanda à son esclave Éros de lui donner le coup mortel. L’esclave, sans répondre, tire son épée, se frappe lui-même et tombe sans vie à ses pieds. Brave Éros, s’écrie Antoine, tu m’apprends ce que je dois faire ? Et, ôtant sa cuirasse, il se perce à son tour.

Dès que Cléopâtre l’apprit, elle voulut avoir ce cadavre pour le livrer elle-même au vainqueur comme sa rançon, et Antoine tout sanglant fut porté au pied de sa tour ; elle n’en ouvrit pas la porte, mais d’une fenêtre elle descendit des cordes, et, avec les deux femmes qui l’avaient suivie, elle le hissa auprès d’elle. A peine l’eut-elle couché sur un lit, qu’il lui demanda du vin et expira : digne fin de cet homme qui n’eut que l’âme d’un soldat.

Cependant Octave était entré sans obstacle dans Alexandrie. Il commanda à un de ses officiers, Proculeius, de tâcher de prendre la reine vivante, et de ne pas lui laisser le temps d’allumer l’incendie qu’elle avait préparé pour consumer ses richesses, si elle était forcée dans sa retraite. Tandis qu’elle parlementait à travers la porte avec Gallus, Proculeius, passant sans bruit par la fenêtre qui avait servi à introduire Antoine, se saisit d’elle et lui arracha un poignard dont elle chercha faiblement à se frapper. D’abord elle voulut se laisser mourir de faim : Octave la força de renoncer à ce dessein, en lui faisant craindre pour ses enfants ; puis il la rassura, et, pour la rattacher à la vie, il lui promit un sort encore brillant. Elle se laissa ramener au palais, reprit les insignes de la royauté et reçut tous les égards dus à son rang, mais en restant soumise à une étroite surveillance. Octave lui-même vint la voir. Ce jour-là elle ne s’entoura que des souvenirs de César, comme pour se réfugier dans l’amour qu’il avait eu pour elle, contre la haine de son fils. L’appartement était décoré de bustes et de statues du dictateur. Les lettres qu’il lui avait écrites étaient auprès d’elle, et elle les montrait à Octave. Longtemps elle lui parla de la gloire de son père, de la puissance que lui-même avait gagnée, de celle qu’elle avait perdue ; et avec des larmes dans les yeux, elle disait : A présent, ô César, que me servent ces lettres de toi ? Mais tu revis en ton fils. Chaque mot, chaque geste, chaque attitude, étaient calcinés pour exciter la pitié ou un sentiment plus doux. Et il y avait encore tant de séduction dans sa parole, tant de grâce dans ses traits et dans son maintien sous ses longs vêtements de deuil ? Octave l’écoutait en silence, les yeux fixés à terre pour se défendre contre elle. Il se leva enfin : Ayez bon courage, ô femme, lui dit-il ; puis il lui demanda la liste de ses trésors et il sortit. Cléopâtre resta atterrée sous cette froide réponse ; la femme était vaincue comme la reine. Bientôt elle apprit d’un jeune noble qu’elle avait gagné, Corn. Dolabella, que dans trois jours elle partirait pour Rome. Cette nouvelle la décida. Non ! non ! répétait-elle sourdement, je ne serai pas traînée en triomphe : Non triumphator ! Le lendemain on la trouva couchée morte sur un lit d’or, revêtue de ses habits royaux et ses deux femmes sans vie à ses pieds[32] (15 août 30 avant J. C.). On ignora comment elle s’était donné la mort : Octave, en montrant, à son triomphe, la statue de Cléopâtre avec un serpent au bras, confirma le bruit qu’elle s’était fait piquer par un aspic qu’un paysan lui avait apporté caché sous des figues ou des fleurs. L’Égypte fut réduite en province.

Depuis vingt ans la république avait péri, et l’empire n’était pas né. Ces temps où les bases qui portaient l’ancienne société se sont écroulées et où les fondements de l’ordre nouveau ne sortent pas encore du sol agité par les révolutions sont les plus douloureuses époques que l’humanité traverse. La mort d’Antoine mettait fin à cette ère de transformation et délivrait les âmes du poids immense de l’incertitude. De longues et sincères acclamations saluèrent la victoire d’Octave ; et Virgile, Horace, se firent, dans leurs beaux vers, les échos de l’espoir universel. Ils avaient raison. C’était la paix qui arrivait enfin et allait semer autour d’elle la richesse pour les uns, le bien-être pour beaucoup ; ce sont les lois les plus sages qui vont s’écrire, des croyances plus pures qui vont se répandre, le monde enfin qui va changer[33].

Mais ces croyances et ces lois ramèneront-elles les mœurs viriles des anciens jours ?

A la place des citoyens qu’on dépouille, et qui ont mérité leur sort, se formera-t-il des hommes capables de regagner par le travail, la discipline volontaire et l’intelligence politique, les droits qu’ils ont perdus ?

Ou bien, si la liberté ne doit pas revenir, ces multitudes qui n’auront plus qu’une volonté, celle du prince, saura-t-on du moins les organiser en un corps vigoureux, capable d’une longue existence ?

Et puisque nous allons avoir un empire, au lieu d’une cité, verrons-nous une grande nation remplacer les deux mauvaises choses par lesquelles la république avait péri : l’oligarchie, qui vient d’être abattue, et la populace, qui regarde la victoire de César et d’Octave comme son triomphe ?

L’histoire d’Auguste et de ses successeurs nous le dira.

 

 

 

 



[1] Appien, Bell. civ., V, 127.

[2] Appien, Bell. civ., V, 128.

[3] Id., ibid., 150 ; Dion, XLIX, 13-15.

[4] Appien, Bell. civ., V, 150 ; Dion, XLIX, 15.

[5] Appien, Bell. civ., V, 152.

[6] Dion, XLIX, 19-21.

[7] Plutarque, Antoine, 35.

[8] Josèphe, Antiq. Jud., XIV, 8-15 ; Dion, XLIX, 22 ; Appien, Bell. civ., V, 75 ; Tacite, Hist., V, 9.

[9] Strabon, XIV, 669 et 677 ; Plutarque, Antoine, 57 ; Josèphe, Antiq. Jud., XV, 4 ; Bell. Jud., II, 9 ; Dion, XLIX, 52.

[10] Plutarque, Antoine, 39.

[11] Plutarque, Antoine, 49.

[12] Dion, XLIX, 32.

[13] Horace a dit de Cléopâtre : Fatale monstrum (Od., I, XXXVII, 22).

[14] Plutarque, Antoine, 59 ; Dion, L, 5.

[15] Il fallait accomplir, le premier, sept tours pour gagner le prix de la course. A chaque tour on abaissait un des sept dauphins et un des sept œufs. Pline dit de Rome, à propos des égouts : urbe pensili, subtergue navigata (XXXVI, 24).

[16] Dion (XLIX, 45) mentionne l’expulsion de Rome par Agrippa des astrologues et des magiciens et un sénatus-consulte interdisant de citer un sénateur en justice, έπί λρστεία, pour brigandage. Ce passage a donné lieu à beaucoup de commentaires. Je crois qu’il y faut voir le commencement par Octave de la réforme achevée par Auguste et qui rendit les sénateurs justiciables seulement du sénat.

[17] Appien, Bell. Illyr., 14 et sq. ; Dion, XLIV, 54-8 ; Suétone, Octave, 20.

[18] Plutarque, Antoine, 55 ; Dion, L, 1-3. Il lui reprochait vivement aussi d’avoir reconnu Césarion pour fils de César et de l’avoir déclaré membre de la famille Julienne.

[19] Horace, Odes, I, XIV.

[20] Velleius Paterculus, II, 64. Messala l’avait quitté plus tôt, dès qu’il avait vu Antoine se faire l’esclave de l’Égyptienne. (Appien, Bell. civ., IV, 38.)

[21] Dion, L, 5 ; Plutarque, Antoine, 64 ; Suétone, Octave, 17.

[22] Dion, L, 4.

[23] Pausanias, VIII, VIII, 12.

[24] Plutarque, Antoine, 19 ; Dion, L, 13 ; Pline, Hist. nat., XXI, 9. Le golfe d’Ambracie aujourd’hui golfe d’Arta, communique avec la mer Ionienne par un goulet dont la moindre largeur est de 500 mètres, mais où le fond n’en a pas 4, et qui est bordé de bas-fonds et de récifs dangereux. L’intérieur de la baie offre, au contraire, d’excellents mouillages. De grands navires pourraient mouiller à quai sous les murs de Prevesa. Avec quelques travaux, cette petite mer intérieure deviendrait une magnifique rade fermée, ou des cuirassés mouilleraient. C’est derrière cette ville, sur l’isthme joignant la pointe de Prevesa au continent épirote, que fut bâtie Nicopolis. L’eau potable y étant rare, Octave y fit construire un aqueduc dont les ruines se voient encore.

[25] Dion, L, 19. Virgile a décrit la bataille d’Actium (Énéide, VIII, 675-713) ; cf. Horace, Carmina, I, XXXVII ; Properce, Élégies, IV, VI, 55.

[26] Plutarque, Antoine, 67.

[27] Les quatre autres étaient les jeux Olympiques, Pythiques, Isthmiques et Néméens.

[28] Victoria fuit clementissima (Velleius Paterculus, II, 86). Cependant il obligea un fils et un père à tirer au sort pour savoir lequel des deux serait mis a mort. (Dion, LI, 2.) Ce fait permet d’en supposer d’autres, mais il n’y eut pas les grands égorgements qu’on était habitué à voir.

[29] Dion, LI, 4-5 ; Suétone, Octave, 17 ; Tacite, Annales, I, 42.

[30] On leur accorda un faubourg d’Antioche ; plus tard on les dispersa sous prétexte de les enrôler dans les légions, et ils furent égorgés. (Dion, LI, 7.)

[31] Cet Antyllus fut égorgé après la mort de son père.

[32] Plutarque, Antoine, 81-95 ; Dion, LI, 40-11 ; Tite Live, fr. CXXXII. Octave fit tuer Césarion, alors âgé de dix-huit ans, et qui lui fut livré par son précepteur, à qui Cléopâtre avait donné, avec de grands trésors, la commission de le mener en Éthiopie ou dans l’Inde. — On a trouvé, en 1850, dans les fondations d’une vieille tour bouddhique, sur la rive gauche de l’Indus, des médailles de Marc Antoine et de Kanichka, roi de la Bactriane et d’une partie de l’Inde, que Virgile donne pour allié au triumvir : .... et ultima secum Bactra vehit. Antoine avait établi des relations avec ce puissant prince, qui était l’ennemi naturel des Parthes à l’Orient, comme les Romains l’étaient à l’Occident ; et c’était sans doute vers lui que Cléopâtre envoyait son fils. Cf. Reinaud, Relations de l’empire romain avec l’Asie orientale.

[33] Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo. Virgile, Bucolica, IV, 5.