HISTOIRE DES ROMAINS

 

SIXIÈME PÉRIODE — LES GRACQUES, MARIUS ET SYLLA (133-79) - LES ESSAIS DE RÉFORME

CHAPITRE XLIII — RIVALITÉ DE MARIUS ET DE SYLLA.

 

 

I. — MARIUS ET SYLLA SE DISPUTENT LE COMMANDEMENT POUR LA GUERRE CONTRE MITHRIDATE.

Sylla avait bien grandi depuis le jour où, simple questeur de Marius, il avait mis fin à la guerre de Numidie. Avec cette superstition de tous les grands hommes qui croient à leur fortune, c’est-à-dire à leur génie, il avait pieusement gardé le souvenir de cette première faveur des dieux ; et toute sa vie il n’eut d’autre cachet que celui où était gravé Bocchus lui livrant Jugurtha[1]. Marius ne s’en offensa point d’abord ; dans la guerre des Cimbres, il le prit encore pour lieutenant et le vit sans colère remporter une victoire sur les Tectosages. Ce ne fut qu’en l’année 102, quand Marius se fut aidé de Saturninus et de basses menées populaires pour obtenir un quatrième consulat, que son lieutenant, se souvenant enfin qu’il était d’une illustre maison patricienne, refusa de servir plus longtemps un parvenu qui voulait faire du consulat une royauté, sans même tenir compte aux nobles de leur patience. Il alla offrir à Catulus ses talents, son activité, et contribua efficacement au gain de la bataille de Verceil (101). Cependant il resta sept années sans pouvoir se faire jour, oubliant, malgré son âge, l’ambition dans les plaisirs. A quarante-quatre ans, il n’avait pu obtenir la préture ; il se décida à l’acheter, et quand il l’eut, afin de gagner le peuple pour l’avenir, il lui donna des jeux magnifiques. Cent lions, présent de Bocchus, furent chassés dans le cirque (93).

L’année suivante, propréteur en Cilicie, il fit deux choses qui attirèrent sur lui les regards de l’Orient et les applaudissements du peuple. Avec une petite armée, il rétablit en Cappadoce Ariobarzane Ier, que Mithridate en avait chassé, et Arsace IX, roi des Parthes, à qui ses conquêtes avaient valu le titre de grand, lui ayant envoyé un ambassadeur pour offrir son amitié et demander celle de Rome, il reçut l’envoyé royal avec une telle fierté, que le barbare, assure-t-on, retourna dire à son maître que certainement ces Romains étaient un puissant peuple. Cette fois Marius s’irrita ; lui aussi il était allé en Asie, mais il Pavait traversée presque inaperçu, et voici que son ancien questeur en revenait encore avec gloire. Un incident changea cette sourde haine en inimitié violente. Bocchus avait consacré au Capitole un groupe de statues représentant le fait gravé sur l’anneau de Sylla ; Marius menaça d’aller les arracher du temple. Sylla jura qu’il l’en empêcherait, et déjà on se préparait à quelque violence, quand tous deux furent contraints de partir en grande hâte pour la guerre des Marses. Les circonstances qui sans cesse les rapprochaient ne faisaient qu’envenimer leur haine. Nous avons dit la molle conduite de l’un et les services éclatants de l’autre. Tout l’honneur de cette guerre revint à Sylla. Elle n’était pas finie, Nole, les Samnites, les Lucaniens, tenaient encore, qu’il recevait déjà la récompense de son zèle et de ses succès. Le peuple fut unanime à lui donner le consulat et le commandement de la guerre contre Mithridate (88).

Mais il y avait un homme qui voulait aussi ce lucratif commandement, et qui, pour l’obtenir, déshonorait ses cheveux blancs et sa gloire passée Marius avait alors soixante-huit ans, il s’était fait récemment bâtir une maison en vue du Forum, et chaque jour il venait au Champ de Mars se mêler aux exercices de la jeunesse romaine, courant a cheval, lançant le javelot, afin de bien prouver que l’âge n’avait pas appesanti son corps, et que ces maux, dont il se plaignait naguère, quand il s’agissait, de combattre les Marses, étaient passés. Mais le peuple voyait avec pitié cette ambition sénile[2] ; on le renvoyait à sa voluptueuse maison du cap Misène ou aux eaux de Baïa. Il lui fallut recourir à d’autres moyens.

Les nouveaux citoyens avaient bien vite compris les intentions du sénat ; leurs huit voix les laissaient toujours en minorité, et leurs nobles se plaignaient d’être sans influence ; leurs pauvres de ne point trouver d’acheteurs à qui vendre un vote inutile. Marius conçut l’idée de faire servir leur mécontentement à ses projets. Entre eux et lui l’alliance était facile, les rapports anciens ; il leur offrit de réparer l’injustice du sénat et de les répandre dans les anciennes tribus. Gomme treize ans auparavant, il s’appuya sur un tribun, Sulpicius : c’était le levier nécessaire.

Sulpicius s’était distingué dans la guerre Marsique, où il avait servi comme légat de Pompeius Strabon, et, au dire de Cicéron, qui l’entendit, il était, avec Cotta, le plus grand orateur de son temps. De tous ceux, dit-il, que j’ai connus, il fut le plus pathétique et, pour ainsi dire, le plus tragique. Il avait la voix puissante et douce ; le geste élégant et gracieux, mais de la grâce qui convient au Forum et non de celle qu’on veut au théâtre[3]. La gens Sulpicia, une des plus nobles de Rome, avait sans doute, comme beaucoup de races patriciennes, une branche plébéienne à laquelle notre tribun appartenait, sans quoi il n’aurait pu, à moins d’une adoption dont on ne parle point, arriver à la charge qui permettait de remuer tout l’État. Il y parvint avec l’appui des grands dont il avait jusqu’alors servi les intérêts (88)[4] : un des consuls de cette année, Pompeius Rufus, était de ses amis particuliers. Il défendit d’abord les lois, en s’opposant à ce que C. Julius César briguât le consulat avant d’avoir exercé la préture, et il servit les rancunes de l’aristocratie financière en combattant la proposition de rappeler ceux qui, en vertu du plébiscite de Marius, avaient été condamnés à l’exil. Enfin il demanda que tout sénateur qui aurait une dette de 2000 deniers fût, pour cela seul, exclu de la curie.

Ce souci de la dignité sénatoriale et ce respect des lois paraissaient méritoires, en un temps où l’on ne respectait plus rien. On avait eu, l’année précédente, un triste exemple de ce mépris des dieux et des hommes. La guerre Sociale avait ébranlé beaucoup de fortunes, et le bouleversement de l’Asie par l’invasion de Mithridate avait fait de grandes ruines dans le monde financier. Les débiteurs insolvables réclamèrent l’abolition des dettes, et le préteur Asellio prescrivit aux juges de leur accorder le bénéfice des vieilles lois contre l’usure, lois utiles peut-être dans une petite cité agricole, mais détestables, à coup sûr, pour un empire. Les créanciers jetèrent les hauts cris, et un tribun s’étant mis il leur tète, ils se ruèrent sur le préteur, pendant qu’il offrait un sacrifice devant le temple de la Concorde. Asellio fut tué, revêtu du costume pontifical. Comme il avait essayé de fuir, quelques-uns des assassins l’avaient cherché dans le temple de Vesta, jusqu’aux lieux où il n’était permis à aucun homme de pénétrer[5]. Le sénat eut beau promettre une récompense à qui dénoncerait les coupables, personne ne se présenta pour faire punir ce meurtre et ce double sacrilège.

Les tribuns Plautius et Papirius profitèrent de l’émotion causée par cet événement pour réorganiser encore une fois les tribunaux. Un plébiscite priva l’ordre équestre du droit exclusif de remplir les places de judicature, en édictant, que tous les ans le peuple nommerait les membres des quætiones perpetuæ, à raison de quinze juges élus par chacune des trente-cinq tribus et pris dans les trois ordres, le sénat, les chevaliers, les simples citoyens[6]. Mesure mauvaise, en ce que les juges étaient choisis par les justiciables, préférable toutefois à l’organisation antérieure qui, donnant les jugements à un seul ordre, faisait de cet ordre le maître de l’État. Varias, l’agent des vengeances équestres, cité devant les nouveaux juges, fut condamné en vertu de sa propre loi[7].

Cependant Sulpicius, qu’on a vu d’abord l’ami des grands, se faisait le complaisant de Marius. On ne peut trouver d’autre cause à ce changement soudain que ses dettes. Poursuivi par ses créanciers, il ne savait comment leur échapper, après qu’il serait sorti de charge. Marius fit briller à ses yeux les trésors de Mithridate ; il céda à la tentation ; le parte fut conclu, et Sulpicius recommença Saturninus, que dès lors il accusa de timidité et de lenteur. Il s’entoura d’une garde de six cents jeunes gens, comme lui perdus de dettes et de débauches, qu’il appela son antisénat[8], et d’Italiens, qui le suivaient armés sous leurs toges : plusieurs meurtres jetèrent l’effroi dans la ville. Pour se rendre maître des comices, il proposa le rappel de tous les amis des Italiens que la loi Varia avait bannis, et la répartition dans les trente-cinq tribus des nouveaux citoyens et des affranchis[9]. Les consuls Sylla et Pompeius Rufus proclamèrent aussitôt le justitum, c’est-à-dire la suspension de toutes les affaires. Mais, tandis qu’ils haranguaient le peuple, Sulpicius arriva au Forum et demanda le retrait de la déclaration. Les consuls refusant, il lâcha contre eux sa bande. Pompeius s’enfuit après avoir vu massacrer son fils ; Sylla, poursuivi, n’échappa aux assassins qu’en se réfugiant dans la maison de Marius. Il n’y avait pas encore eu de sang entre eux ; Marius l’épargna. Cependant il s’était assez avancé, lui qui venait de provoquer la guerre civile, pour qu’on s’étonne de le voir reculer devant un crime de plus. Même dans cette voie, il n’eut pas le courage d’aller jusqu’au bout. Plus tard, il est vrai, sa cruauté n’eut plus de ces incertitudes. Mais Sylla lui refuse cet instant de générosité : dans ses Mémoires, il avait écrit que, saisi par les sicaires du tribun ; il fut conduit chez Marius, et là, contraint, le poignard sur la gorge, de retirer sa proclamation.

Sulpicius, resté maître du Forum, fit passer ses lois, et, afin de se payer lui-même, en attendant les trésors du roi de Pont, il vendit à deniers comptants le droit de cité[10]. Il semble aussi avoir aboli, en faveur des chevaliers, la loi judiciaire Plautia, pour les gagner à son parti[11] ; dans tous les cas, ils vont profiter des proscriptions de Marius, et ils y feront si bien leur main, qu’on les appellera « des coupeurs de bourse[12]. Nous verrons Sylla les regarder comme des ennemis et les écraser. Chargé par ces comices italiens de la guerre contre Mithridate, Marius envoya deux tribuns aux six légions campées devant Nole pour en prendre, en son nom, le commandement ; mais Sylla y était arrivé déjà. Peu désireux de faire une guerre d’Asie, où il y avait tant à gagner, sorts un chef qui poussait la discipline jusqu’à la cruauté, et qui ne pillait que pour lui seul, les soldats lapidèrent les envoyés de Marius. Après ce coup, Sylla les entraîna sans peine sur la route de home. Mais les officiers eurent plus de scrupules : tous le quittèrent, à l’exception d’un questeur. Heureusement, son collègue Pompeius Rufus vint le rejoindre et mettre de son côté, avec la puissance du consulat, les apparences de la légalité[13]. C’était depuis plus de deux siècles et demi la première armée qui marchât enseignes déployées sur Rome ; mais, conduite par les deux consuls, elle semblait courir à la défense des lois plutôt qu’attaquer la patrie. Notons toutefois, pour la moralité de l’histoire, que ce dangereux exemple est donné par les chefs du parti des grands.

Plutarque, qui croit aux songes, raconte que Sylla commença cette entreprise avec la certitude de vaincre, parce qu’il avait vu en rêve Séléné, Minerve ou Ényo, la Cappadocienne, lui mettant la foudre dans la main pour frapper ses ennemis. Sylla, fort incrédule tout en étant aussi superstitieux que son biographe, n’avait pas besoin de ces encouragements surnaturels, qui, du reste, viennent toujours quand on les désire. Du moment qu’il se décidait à tirer l’épée contre des gens qui n’avaient qu’un plébiscite pour se défendre, le succès était certain.

Le sénat, dominé par Sulpicius, envoya vers Sylla deux préteurs qui lui interdirent d’avancer ; ils manquèrent être mis en pièces. D’autres députés vinrent lui demander ses conditions ; il les donna, promit de s’arrêter et devant eux fit tracer un camp ; mais les députés partis, il envoya un détachement se saisir des portes Colline et Esquiline, tandis qu’une légion, tournant Rome au nord, s’établissait à l’entrée du pont Sublicius, afin que l’attaque pût se faire de deux côtés à la fois. Au four, il franchit l’enceinte sacrée, derrière laquelle n’étaient plus les lois ni la liberté, mais où jamais troupe romaine n’avait pénétré en armes par un combat. Marius avait vainement tâché de se faire une armée. Les anciens citoyens étaient mal disposés, les nouveaux se sentaient trop faibles contre six légions. Les esclaves mêmes, qu’il promit d’affranchir, ne vinrent qu’en petit nombre[14]. Il y eut près des murailles un combat très inégal : les marianistes lançaient des tuiles du haut des maisons de ce quartier dont les rues étaient fort étroites, et les syllaniens leur répondaient par des traits enflammés, qui mirent le feu à plusieurs édifices. Les derniers eurent bien vite repoussé leurs adversaires tout le long de la rue Suburrane jusqu’au temple de Tellus, au pied de l’Esquilin ; et une légion, entrée par la porte Trigémine[15], se montrant en arrière, la foule terrifiée se jeta dans les rues latérales et s’enfuit ; déjà les chefs avaient disparu. Le soir, des feux de bivouac s’allumèrent sur le Forum. Combat doublement sacrilège ! En ce moment, Mithridate égorgeait en Asie quatre-vingt mille Romains, que cette guerre civile lui livrait sans défense.

Sylla fit observer à ses troupes la plus sévère discipline, et usa avec modération de sa facile victoire. Douze personnes seulement furent proscrites, sans jugement il est vrai et sans la réserve du droit d’appel : c’était la première de ces listes fatales qui allaient être la justice des temps où nous entrons et par lesquelles tous les partis, se décimant tour à tour, feront de Rome, durant un demi-siècle, une arène plus sanglante que celle de ses amphithéâtres. Sulpicius, trahi par un de ses serviteurs, fut surpris dans les marais de Laurentum et tué : Sylla donna la liberté à l’esclave pour avoir obéi à l’édit., puis il le fit précipiter du haut de la roche Tarpéienne pour avoir livré son maître. Sa tête fut placée sur la tribune aux harangues[16]. C’était le premier de ces hideux trophées dont les partis allaient tour à tour déshonorer le théâtre des luttes pacifiques de l’ancienne Rome. Marius parvint à s’échapper. Sylla avait mis sa tète à prix malgré l’opposition de Quintus Scævola, ennemi héréditaire de toute violence. Tu peux disposer de ma vie, avait dit le vieux consulaire ; à mon âge, c’est un sacrifice léger, mais ne crois pas que ta puissance et tes soldats me fassent jamais voter la mort d’un homme qui a sauvé la république[17]. Le lendemain Sylla réunit l’assemblée publique, où il était certain de ne pas trouver, en ce moment, de contradicteur. Après avoir expliqué qu’il avait été forcé par les factieux de recourir aux armes, il fat abolir les lois de Sulpicius, comme ayant été portées malgré les défenses religieuses, abroger la disposition de la loi hortensia qui dispensait les plébiscites de l’approbation préalable du sénat[18], et voter, dans l’intérêt des débiteurs, quelques mesures que nous connaissons mal[19]. Ainsi les violences démagogiques de Marius avaient forcé Sylla à prendre parti, et il s’était jeté dans la voie contraire ; l’un descendait aux Italiens, aux esclaves, et dans le seul intérêt de son ambition livrait Rome au petit peuple ; l’autre, pour en finir avec les séditions tribunitiennes, allait aux grands et songeait déjà à relever le pouvoir de l’aristocratie sur les ruines de toutes les libertés populaires. Cependant, lorsque arriva le temps des comices consulaires, il laissa pleine liberté aux suffrages. Deux candidats qu’il présentait, son neveu Nonius et Ser. Sulpicius, échouèrent ; Cn. Octavius, qui tenait pour le sénat, fut élu, puis un partisan de Marius, L. Cinna, dont Sylla avait cru s’assurer avant l’élection, en lui faisant prendre l’engagement solennel de rester son ami. Il l’avait conduit au Capitole. Là, Cinna tenant une pierre dans la main, avait prononcé devant une foule nombreuse cette imprécation contre lui-même : Si je ne garde pas à Sylla l’affection promise, je consens à être jeté hors de la ville, comme je jette cette pierre hors de ma main[20]. Étrange garantie pour une telle époque qu’un serment prêté sur les autels des dieux ! Sylla sut bientôt ce qu’elle valait : dès qu’il fut sorti de charge, le nouveau consul le fit accuser par un tribun.

Ce jour-là sans doute Sylla se repentit de sa modération, et ses idées se fixèrent sur les réformes que plus tard il appliqua ; mais, malgré l’éclat de ses services, il n’avait pas encore fait d’assez grandes choses pour parler et agir en maître ; il avait besoin d’éprouver le dévouement de ses troupes et de se fortifier par cette gloire militaire qui tant de fois a tué la liberté. Laissant donc à Rome le consul factieux et le tribun accusateur, il alla rejoindre son armée et s’embarqua hardiment pour la Grèce[21], certain que, avec ses légions victorieuses et le butin de l’Asie, il saurait toujours se rouvrir la route de Rome (printemps de 87).

 

II. - FUITE ET RETOUR DE MARIUS ; LES PROSCRIPTIONS ; SON SEPTIÈME CONSULAT (57-86).

Marius fuyait devant son heureux rival. A peine sorti de Rome, il fut abandonné de tous ceux qui l’accompagnaient. Comme il était déjà nuit, il se redira d’abord dans une de ses maisons de campagne, voisine des terres de Mucius, beau-père de son fils[22], et envoya celui-ci prendre, dans cette maison, des provisions, tandis que lui-même descendait à Ostie, où Numerius, un de ses amis, lui avait préparé une barque. Il mit à la voile sans attendre son fils, qui passa la nuit à ramasser les vivres dont il avait besoin. Surpris par le jour, le jeune homme fat sur le point d’être découvert, par quelques cavaliers qui, soupçonnant que Marius était dans cette maison, vinrent l’y chercher. Heureusement, l’intendant de Mucius les vit de loin et eut le temps de le cacher dans un chariot de fèves ; il y attela ses bœufs et les fit marcher du côté de Rome, en allant au-devant des cavaliers. Lejeune Marius, conduit ainsi jusqu’à la maison de sa femme, y prit ce qui lui était nécessaire, et, la nuit venue, se rendit au bord de la mer, où il s’embarqua sur un vaisseau qui partait pour l’Afrique.

De son côté, le vieux Marius côtoyait l’Italie, poussé par un vent favorable. Craignant de tomber entre les mains d’un des principaux habitants de Terracine, nommé Geminius, son ennemi personnel, il avait recommandé aux matelots d’éviter cette ville. Ils auraient bien voulu faire ce qu’il désirait ; mais le vent changea, et, soufflant de la haute mer, souleva une si furieuse tempête qu’ils crurent que le vaisseau ne résisterait pas à l’effort des vagues. Ils doublèrent difficilement le promontoire de Gaëte (Caieta), et, comme Marius était très incommodé de la mer, qu’en outre les vivres manquaient, ils descendirent à terre, où ils errèrent de côté, et d’autre. Sur le soir, ils trouvèrent des bouviers qui n’eurent rien à leur donner, mais qui, ayant reconnu Marius, l’avertirent de s’éloigner promptement, parce qu’ils venaient de rencontrer des cavaliers qui le cherchaient. Privé de toute ressource, et souffrant de voir ceux qui l’accompagnaient près de mourir de faim, il quitta le grand chemin, et se jeta dans un bois épais, où il passa une nuit affreuse.

Le lendemain, il se remit en marche le long de la mer, et, pour encourager les gens de sa suite, leur raconta des présages qui lui avaient promis un septième consulat. Ils n’étaient plus qu’à 20 stades de Minturnes, lorsqu’ils aperçurent de loin une troupe de cavaliers qui venaient à eux, et ils virent en même temps deux barques qui côtoyaient le rivage. Ils coururent, chacun suivant sa force et son agilité, vers la ruer, pour gagner à la nage les embarcations. Granius, fils de la femme de Marius, monta sur l’une et passa clans l’île voisine d’Ænaria (Ischia). Marius, gros et lourd, avançait avec peine : deux esclaves qui le soulevaient au-dessus de l’eau ne parvinrent qu’après beaucoup d’efforts à le mettre dans l’autre barque. A ce moment les cavaliers arrivaient sur le rivage et criaient aux mariniers de ramener le bateau à la côte ou de jeter le proscrit par-dessus le bord, tandis que Marius, les larmes aux yeux, les conjurait de ne pas le sacrifier à ses ennemis. Après avoir formé en quelques instants plusieurs résolutions contraires, les matelots répondirent qu’ils ne trahiraient pas Marius, et les cavaliers se retirèrent, en leur adressant de grandes menaces, qui les firent changer de sentiment. Ils allèrent mouiller près de l’embouchure du Liris, dont les eaux, en se répandant hors de leur lit, forment un marais, et conseillèrent à Marius de descendre pour prendre de la nourriture sur le rivage, en attendant que le vent devint favorable. Il les crut, débarqua et se coucha sur l’herbe, mais les mariniers, remontant aussitôt dans leur barque, levèrent l’ancre et s’éloignèrent : ils avaient pensé qu’il n’était ni honnête de livrer Marius, ni sûr pour eux de le sauver.

Ainsi abandonné, Marius resta longtemps sans proférer une parole ; reprenant enfin courage, il s’avança péniblement, par des terrains sans route, à travers des marais profonds et des fossés pleins d’eau et de boue, et arriva par hasard à la cabane d’un vieux paludier. Il se jette a ses pieds et le supplie de sauver un homme qui, s’il échappait à son malheur présent, le récompenserait un jour bien au delà de ses espérances. Le vieillard, soit qu’il eût connu jadis Marius, soit que son air lui fit juger qu’il était un personnage distingué, lui dit : Si vous ne voulez que vous reposer, ma cabane vous suffit ; mais si vous errez pour fuir des ennemis, je vous cacherai dans un lieu plus sûr. Marius l’ayant prié de le faire, cet homme le mena près de la rivière, dans un endroit creux du marais, où il le fit coucher et le couvrit de roseaux et d’autres plantes légères dont le poids ne pouvait le blesser. Il n’y avait pas longtemps qu’il était là, lorsqu’il entendit un grand bruit du côté de la cabane. Geminius avait envoyé de Terracine plusieurs cavaliers à sa poursuite ; quelques-uns d’entre eus, arrivés par hasard en cet endroit, cherchèrent à effrayer le vieillard en lui criant qu’il cachait un ennemi des Romains. Marius, qui les entendit, se leva du lieu où il était, pour s’enfoncer à l’endroit où l’eau était le plus profonde et le plus boueuse : ce fut ce qui le fit découvrir.

Retiré de là nu et couvert de fange, il fut conduit à Minturnes, où on le remit aux mains des magistrats : car le décret du sénat qui ordonnait de le poursuivre et de le tuer, s’il était pris, avait été déjà publié dans toutes les villes.

L’ordre était formel ; les magistrats de Minturnes n’osèrent pourtant l’exécuter avant d’avoir réuni la curie, et, en attendant, enfermèrent Marius dans la maison d’une femme qu’il avait autrefois condamnée. Loin d’agir en femme offensée, elle le traita de son mieux et s’appliquait à relever son courage. Je n’en manque pas, dit-il, car en arrivant chez vous, j’ai eu un présage favorable. Un âne sortant de votre porte pour aller boire à la fontaine voisine, s’est arrêté devant moi, me regardant d’un air intelligent, puis s’est mis à braire d’une voix éclatante et à bondir joyeusement. S’il a quitté son râtelier et sa nourriture sèche pour aller à l’eau, c’est que la terre m’est funeste et que la mer me sera favorable.

Après une longue délibération, les magistrats et les décurions de Minturnes résolurent d’exécuter le décret et de faire périr Marius ; mais aucun des citoyens ne voulut se charger du meurtre ; enfin il se présenta un cavalier gaulois ou cimbre (car on dit l’un et l’autre) qui entra l’épée à la main dans la chambre où Marius reposait[23]. Comme elle recevait peu de jour et qu’elle était fort obscure, le cavalier, assure-t-on, crut voir des traits de flamme s’élancer des yeux de Marius, et de ce lieu ténébreux il entendit une voix terrible lui dire : Oses-tu bien, misérable, tuer Caïus Marius ! Le barbare, effrayé, prend la fuite en jetant son épée, et crie dans la rue : Non, je ne puis tuer Caïus Marius. L’étonnement d’abord, ensuite la compassion et le repentir gagnèrent bientôt toute la ville. Les magistrats se reprochèrent la résolution qu’ils avaient prise comme un excès d’injustice et d’ingratitude envers un homme qui avait sauvé l’Italie, et à qui l’on ne pouvait sans crime refuser du secours. Qu’il s’en aille, disaient-ils, errer où il voudra et accomplir ailleurs sa destinée ; prions les dieux de ne pas nous punir de ce que nous rejetons de notre ville Marius nu et dépourvu de tout secours. Après ces réflexions, ils se rendent au lieu où il était détenu, l’en font sortir et le conduisent au bord de la mer. Comme chacun lui donnait de bon cœur ce qui pouvait lui être utile, il se passa un temps assez considérable ; d’ailleurs il y a sur le chemin qui mène à la mer le bois sacré de la nymphe Marica, singulièrement respecté de tous les Minturniens, qui ont grand soin de ne rien laisser sortir de ce qu’on y a une fois porté. Ne pouvant donc le traverser ils allaient être forcés de faire un long circuit qui les aurait fort retardés, lorsqu’un des plus vieux de la troupe se mit à crier qu’il n’y avait point de chemin où il pût être défendu de passer pour sauver Marius ; et lui-même, le premier, saisissant quelques-unes des provisions qu’on portait au vaisseau, prit son chemin à travers le bois. On lui fournit avec le même zèle et la même promptitude tout ce qui lui était nécessaire, et un certain Beleus lui donna un vaisseau pour faire son voyage. Dans la suite, Marius fit représenter toute cette histoire en un grand tableau qu’il consacra dans le temple de Marica, d’où il s’était embarqué par un vent favorable[24].

Il fut heureusement porté à l’île d’Ænaria (Ischia), où il trouva Granius et quelques autres amis avec qui il fit voile vers l’Afrique ; mais, l’eau leur ayant manqué, ils furent obligés de relâcher en Sicile, près de la ville d’Éryx. Le questeur, chargé de garder cette côte, pensa se saisir de Marius et tua seize de ceux qui étaient allés à l’aiguade. Marius se rembarqua précipitamment, traversa la mer et s’arrêta à l’île de Méninx, où il eut pour première nouvelle que son fils s’était sauvé de Rome avec Cethegus et qu’ils étaient allés à la cour d’Hiempsal, roi de Numidie, pour lui demander secours. Sur cette nouvelle favorable, il se hasarda à passer de l’île sur le territoire de Carthage. L’Afrique avait alors un gouverneur nommé Sextilius, à qui Marius n’avait fait ni bien ni mal : il espérait donc en pouvoir tirer quelque assistance ; mais à peine fut-il descendu avec un petit nombre des siens, qu’un licteur vint à sa rencontre, et, s’arrêtant devant lui : Marius, lui dit-il, Sextilius vous fait dire de ne pas mettre le pied en Afrique, si vous ne voulez pas qu’il exécute contre vous les décrets du sénat, et qu’il vous traite en ennemi de Rome. Cette défense accabla Marius d’une tristesse profonde, et il garda longtemps le silence, en jetant sur le licteur des regards terribles. Cet homme lui ayant enfin demandé ce qu’il le chargeait de rapporter au gouverneur : Dis-lui, répondit-il, que tu as vu Marius assis sur les ruines de Carthage.

Cependant Hiempsal, roi des Numides, était porté tour à tour à des résolutions contraires ; il traitait avec honneur le fils de Marius ; mats, lorsque ce jeune homme voulait partir, le roi trouvait des prétextes pour le garder, et ces retards n’annonçaient rien de favorable. La mine avantageuse de ce jeune homme toucha une des femmes du harem, qui lui fournit les moyens de se sauver avec ses amis, et il alla retrouver son père. Après s’être embrassés, ils se mirent en route ; le long du rivage, ils virent deux scorpions qui se battaient, ce qui parut à Marius un mauvais présage. Aussi se pressèrent-ils de monter sur un bateau pécheur pour passer dans l’île de Cercina, qui est à peu de distance du continent ; ils avaient à peine levé l’ancre, qu’ils virent des cavaliers arriver à l’endroit même qu’ils venaient de quitter[25].

Durant ces vicissitudes, les affaires changeaient en Italie. L’éloignement de Sylla, l’incapacité d’Octavius, avaient encouragé Cinna à reprendre les projets de Sulpicius[26]. Les nouveaux citoyens accoururent autour de lui, et les riches du parti allèrent jusqu’à lui offrir trois cents talents[27]. Qu’il leur ait donné ou vendu son appui, peu importe ; en échange de cette protection, ils devaient lui livrer les comices : c’était le prix réel du marché. Appuyé de plusieurs tribuns, il proposa en effet de les répartir parmi les trente-cinq tribus, et, dans la pensée que Marius, lui devant son retour dans Rome, lui serait un instrument utile, il demanda le rappel des bannis. Le jour du vote, la majorité des tribuns repoussa les lois, et un combat sanglant s’engagea sur le Forum entre les anciens et les nouveaux citoyens, commandés, les premiers par Octavius, les seconds par Cinna. Celui-ci, chassé de la place, essaya de soulever les esclaves de la ville[28]. Déjà nous avons vu Caïus Gracchus et les amis ou les chefs des Italiens recourir à cette ressource, comme pour nous donner le droit d’associer ensemble toutes ces misères. Mais Italiens, esclaves, prolétaires, tous ces hommes ne formaient qu’une troupe sans ordre ni discipline. Les anciens citoyens restèrent aisément maîtres de Rome, et le sénat, traitant un consul colline le premier des Gracques avait traité un tribun, déclara par décret Cinna déchu de sa charge et le fit remplacer par le flamine de Jupiter, Corn. Merula ; s’il en faut croire Appien, il le priva même de son titre de citoyen[29]. Cette fois, dix mille hommes avaient péri. Voile bien des illégalités et bien du sang, mais durant plus d’un demi-siècle Rome ne verra pas autre chose.

La guerre Sociale n’était pas encore terminée, quoique depuis les succès de Sylla les hostilités eussent été sans importance. Les Samnites, les Lucaniens, n’avaient pas fait soumission ; plusieurs villes de la Campanie résistaient, et Appius Claudius bloquait. Mole, qui avait une garnison samnite. Cinna se présenta aux Italiens comme une victime de son dévouement pour leur cause et en reçut quelques secours en hommes et en argent[30], puis il entraîna les troupes du blocus de Nole, en accusant le sénat d’avoir violé dans sa personne les droits du consulat et ceux des citoyens qui l’avaient élu[31]. Des levées nombreuses faites chez tous les peuples d’Italie[32] accrurent son armée, et la guerre Sociale parut recommencer. Quand Marius apprit ces nouvelles, il partit en toute hâte et vint débarquer à Télamon, en Étrurie, avec environ mille cavaliers ou fantassins maures et numides, auxquels se joignirent six mille esclaves, qu’il attira sous ses drapeaux par la promesse de la liberté. Sertorius conseillait à Cinna de ne pas s’associer à cet ambitieux et vindicatif vieillard. Cependant il se montrait si humble, que Cinna crut à son désintéressement, et lui donna le titre de proconsul avec les faisceaux. Couvert d’une mauvaise toge, la barbe longue, les yeux fixés à terre, il semblait encore sous le poids de la proscription. Mais dès qu’il se vit au milieu des soldats, il anima tout de son activité. Quatre armées, sous Marius, Cinna, Sertorius et Carbon, marchèrent sur home ; les convois furent coupés, Ostie prise, les arrivages par le Tibre interceptés, et la ville menacée de la famine. Octavius et Merula y faisaient d’inutiles préparatifs de défense, élargissant le fossé, fermant les brèches, couvrant la muraille de machines, mais refusant, comme on les en pressait, d’armer les esclaves, pour ne pas faire, disaient-ils, ce qu’ils reprochaient à leurs adversaires.

Le sénat avait encore en Italie deux armées et deux généraux Metellus Pius, qui faisait tête aux Samnites dans le Sud, et, au nord, Cn. Pompeius, qui, pour tenir les alliés en respect, avait depuis son consulat conservé ses troupes. Sylla lui avait envoyé un successeur, le consul Pompeius Rufus, que les soldats massacrèrent, peut-être à l’instigation de l’autre Pompeius, qu’on appelait Strabon, ou le Louche, et qui justifiait son surnom par sa conduite[33]. Lorsque la guerre civile éclata, l’habile homme se trouva fort embarrassé : si ses antécédents et ses affections le portaient vers le sénat, il craignait qu’après la victoire les syllaniens ne voulussent lui demander compte de la mort du consul ; et puis, dans ces temps troublés, où nul n’était sûr du lendemain, il se disait que le meilleur était d’avoir une armée à soi et de ne pas risquer de la perdre, en l’engageant à fond datas une action décisive. Aussi s’approchait-il lentement de Rome, en vue de la porte Colline, lorsque Cinna et Sertorius l’attaquèrent[34] ; on se battit jusqu’à la nuit sans résultat ; peu de temps après il périt frappé du tonnerre (87). Quant à Metellus, le sénat l’avait rappelé en lui ordonnant de traiter à tout prix avec les Samnites. Ceux-ci exigeaient le droit de cité pour eux-mêmes et pour leurs alliés, la restitution du butin fait sur eux, la remise de leurs prisonniers, l’extradition de leurs déserteurs. Metellus refusa ; Marius leur fit dire qu’il leur accordait tout, et ils passèrent de son côté. Cependant Metellus put rentrer dans home avec ses troupes ; niais un tribun des soldats livra aux marianistes une porte du Janicule. La désertion se mit dans l’armée sénatoriale, découragée par les lenteurs d’Octavius, qui voulait conduire une guerre civile sans s’écarter des prescriptions légales, et décimée par une maladie contagieuse qui enleva près de vingt mille soldats. Les esclaves aussi fuyaient par bandes nombreuses au camp de Marius[35]. Metellus, jugeant la partie perdue, gagna l’Afrique, et le sénat se décida à traiter. Il reconnut Cinna pour consul, à la condition qu’il n’y aurait pas de sang versé[36]. Cinna refusa de donner un serment, ajoutant toutefois que pour lui il ne causerait sciemment la mort de personne ; il avertit même Octavius de s’éloigner. Mais les députés avaient vu d côté de lui Marius silencieux et leur jetant des regards farouches : ils retournèrent avec terreur dans la ville.

Cinna et Marins se présentèrent bientôt aux portes. Une loi m’a chassé, dit Marius, une loi seule peut me permettre de rentrer. On se hâta de réunir une assemblée ; mais deux où trois tribus avaient à peine voté que, jetant le masque, il entra entouré des esclaves qu’il avait affranchis. Aussitôt les massacres commencèrent. Octavius fut tué sur sa chaise curule, et l’on planta sa tête sur la tribune aux harangues[37]. P. Crassus, le père du triumvir, un de ses fils, L. César, qui s’était distingué dans la guerre Sociale, son frère Caïus, Atilius Serranuse P. Lentulus, C. Numitorius, M. Bæbius, les plus grands personnages, périrent. Les assassins avaient ordre de tuer tous ceux auxquels Marius ne rendait pas le salut. Un ancien préteur, Ancharius, se présenta devant lui, au moines où il sacrifiait dans le Capitole : il fut égorgé dans le temple même. Pour quelques-uns, on parodia la justice : Merula, le consul substitué, et Catulus, le vainqueur des Cimbres, furent cités devant un tribunal. Ils n’attendirent pas le jugement : l’un fit allumer un brasier et périt suffoqué ; l’autre s’ouvrit les veines dans le temple de Jupiter, sous les yeux mêmes du dieu dont il était le pontife. À côté du cadavre de Merula, on trouva une tablette portant qu’avant de se donner la mort il avait eu soin de déposer ses insignes de flamine diale, suivant les prescriptions du rituel. Les amis de Catulus avaient imploré pour lui Marius et n’avaient obtenu d’autre réponse que ces mots : Il faut qu’il meure.

Le grand orateur Marcus Antonius s’était caché dans la maison d’un paysan. Celui-ci envoyant chercher à la taverne voisine plus de vin que d’habitude, le tavernier s’en étonna, fit parler l’esclave et courut révéler la retraite du proscrit ; Marius voulait aller tuer son ennemi de sa main : on le retint ; un tribun et quelques soldats furent chargés de l’exécution. Arrivés à la cabane, les soldats entrent, mais Antonius, avec sa parole éloquente, les arrête, les séduit, et les épées s’abaissent ; le tribun, resté en bas, est obligé de monter pour détruire le charme en frappant lui-même[38]. On dit que Marius, quand on lui apporta cette tête, la prit dans ses mains et insulta encore ces tristes restes[39]. Cornutus fut sauvé par ses esclaves. Devant sa maison, ils préparèrent un bûcher où ils placèrent un cadavre ramassé le long du chemin. Du plus loin qu’ils virent arriver les sicaires, ils y mirent le feu, et comme cendres de paysan et cendres de sénateur se ressemblent, les assassins crurent leur besogne faite et ne cherchèrent pas davantage.

Pendant cinq jours et cinq nuits, on tua sans relâche, jusque dans les lieus les plus sacrés et sur les autels mêmes des dieux. De Rome, la proscription s’étendit sur l’Italie entière ; on tuait dans les villes, sur les chemins, et comme défense était faite, sous peine de mort, d’ensevelir les cadavres, ils restaient aux places où ils étaient tombés, jusqu’à ce que les chiens et les oiseaux de proie les eussent dévorés. Les sénateurs avaient seulement ce privilège que leur tète, séparée du tronc, était plantée sur la tribune aux harangues. Aux meurtres, les esclaves déchaînés joignaient le pillage, le viol, toutes les turpitudes. Cinna et Sertorius se lassèrent les premiers de cette boucherie. Une nuit ils enveloppèrent avec des troupes gauloises quatre mille des satellites de Marius, et les tuèrent jusqu’au dernier[40].

On n’avait pu frapper Sylla à la tète de son armée victorieuse ; sa femme même, Metella, avait échappé avec ses enfants. Marius le déclara ennemi public, confisqua ses biens et abrogea ses lois[41]. Qu’il fallait que Rome eût encore de force ou ses adversaires de faiblesse, pour qu’elle donnât impunément au monde cet étrange spectacle d’une armée et d’un chef proscrits au moment où ils combattaient les ennemis de leur pays ! Assurément aussi l’homme qui, dans une telle situation, ajournait sa vengeance personnelle jusqu’à ce qu’il eût satisfait à la vengeance publique contre l’étranger, n’était pas un homme ordinaire. Marius le savait, et, quoiqu’il eût pris avec Cinna, sans élection, le 1er janvier 86, possession du consulat, il s’effrayait d’avoir bientôt à le combattre. La nuit il croyait entendre une voix menaçante lui dire : Le gîte du lion, même absent, est terrible ![42] On voudrait croire qu’une autre lui criait, comme il arriva en des jours encore plus sombres à un maniaque féroce qui pensait aussi que la mort simplifie tout : Le sang de tes victimes t’étouffe ! Pour échapper à ses craintes, il se plongea dans des débauches qui hâtèrent sa fin. Pison racontait que, se promenant un soir avec lui et quelques amis, Marius leur parla longtemps de sa vie passée, des faveurs et des disgrâces qu’il avait reçues de la Fortune, ajoutant qu’il n’était pas d’un homme sage de se fier davantage à son inconstance. En disant ces mats, il les embrassa, leur dit adieu, et rentra chez lui pour se mettre au lit, d’où il ne se releva plus. Poursuivi jusqu’à ses derniers moments par des rêves de gloire militaire et des images de bataille, il faisait, dans son délire, tous les gestes d’un homme qui combat : il se levait sur son séant, commandait la charge, poussait des cris de victoire. Le septième jour il expira, dans sa soixante-dixième année et dans son septième consulat (13 janvier 86).

Il eut des funérailles dignes de lui. Fimbria traîna à son bûcher le grand pontife Mucius Scævola, coupable d’avoir voulu interposer sa médiation entre les deux partis, et il l’égorgea comme ces victimes humaines qu’anciennement on immolait sur le tombeau des grands. Mucius tomba, mais non blessé à mort. Il guérissait même, quand Fimbria, l’apprenant, le cite en jugement. Eh ! de quoi donc l’accuses-tu ? lui demanda-t-on. — Je l’accuse, dit-il, de n’avoir pas reçu le poignard assez avant. Et il voulait le faire achever. Marius avait donné l’exemple de ces sacrifices humains. Sur la tombe de Marius, il avait fait couper en morceaux l’ancien censeur L. César[43].

Cet homme fit-il plus de bien que de mal à son pays ? Un autre, sinon lui, eût vaincu les Cimbres et sauné l’Italie, et cet autre peut-être n’eût pas, comme lui, chargé d’ans et de gloire, jeté Rome dans la guerre civile ; il n’eût pas inauguré le meurtre de classes entières de citoyens comme maxime politique et raison d’État. Sans Marius, Sylla n’eût pas été ce qu’il fut. Nous avons honoré les Gracques malgré leurs fautes ; nous flétrissons l’ambition stérile de celui qui ne fut pas même un homme de parti.

Cinna, resté seul, se trouva au-dessous de son rôle. Esprit violent, hais sans consistance, il n’allait jamais jusqu’au bout dans la modération ou dans la violence, de sorte qu’il irritait par son audace et se perdait par son irrésolution. Valerius Flaccus, qu’il substitua à Marius dans le consulat, ne lui apporta ni grands talents ni beaucoup de crédit. D’ailleurs, après avoir réduit toutes les dettes au quart en permettant de solder l’argent avec le cuivre, un denier avec un as, Flaccus partit pour disputer à Sylla la gloire et les profits de la guerre contre Mithridate. De sa propre autorité, Cinna se continua, sans élections, pendant les deux années suivantes, 85 et 84, dans le consulat, en se donnant Papirius Carbon pour collègue[44] : par où l’on voit que le peuple n’eut jamais moins de part au gouvernement que sous ce gouvernement populaire. Un calme apparent régnait, les meurtres avaient cessé, bien que chaque jour la crainte chassa de l’Italie vers le camp de Sylla ce qui restait encore d’anciens nobles. Les nouveaux quirites, répartis dans les trente-cinq tribus en vertu de la loi de Sulpicius, qu’un sénatus-consulte confirma (84), réduisaient au silence les tribuns, le sénat, les anciens citoyens, et livraient la république, à Cinna qui, consul quatre années de suite, exerça une véritable royauté, mais ne sut rien faire, pas même préparer la défense contre Sylla, en fortifiant les ports et les rendant inabordables pour sa flotte. Comme son patron Marius, Cinna était de cette race d’ambitieux qui veulent le pouvoir et sont incapables d’en user. On voit avec quelle facilité ce parti, formé de toutes les classes inférieures de l’État, acceptera un maître, même indigne.

Il s’était pourtant trouvé, au milieu de ces égoïstes, un homme qui avait songé un moment à l’intérêt public. Depuis Drusus, les altérations monétaires avaient paru une ressource si commode, qu’on s’en était beaucoup servi, de sorte que dans ce temps-là, dit Cicéron, personne ne savait au juste ce qu’il possédait[45]. En 84, le préteur Marius Gratidianus supprima le cours forcé des deniers fourrés et les fit échanger, aux caisses publiques, contre des pièces de bon aloi[46]. Le mal était si grand, que le préteur parut un bienfaiteur du peuple, qu’on lui éleva des statues et qu’on lui rendit des honneurs presque divins, en brûlant devant ses images des cierges et de l’encens. Ces hommes qui récompensent de tant d’hommages pour une simple mesure d’édilité, que ne donneront-ils pas à ceux qui leur assureront la paix et la sécurité ? Par la chronologie nous sommes loin encore de l’empire ; par les mœurs nouvelles nous en sommes bien près.

Un fait raconté par Tite-Live terminera dignement ce chapitre funèbre[47]. Dans cette guerre, dit-il, deux frères servaient, l’un dans l’armée de Pompée, l’autre dans celle de Cinna. Sans se reconnaître, ils en vinrent aux mains en combat singulier, et l’un des deux tomba. Quand le vainqueur dépouilla le vaincu de ses armes, il éclata en sanglots à la vue des traits de son frère ; il lui dressa un bûcher, se tua sur son corps, et les mêmes flammes les consumèrent. L’Italie avait aussi, durant deux années, apporté sur d’innombrables bûchers des amis et des frères.

 

 

 

 



[1] Traditione Jugurthæ semper signavit (Pline, Hist. nat., XXXVII, 4).

[2] Les gens de bien avoient compassion de son avarice et de son ambition, attendu mesmement qu’estant devenu de pauvre très riche et de petit très grand, il ne sçavoît, pas ficher un but au cours de sa prospérité et lie se contentoit pas d’estre estimé et honoré, jouissant en paix et en repos de ce qu’il avait jà acquis (Amyot d’après Plutarque, Marius, 64).

[3] Brutus, 55.

[4] Cicéron, de Orat., I, 7.

[5] Appien, Bell. civ., I, 54.

[6] Les centumvirs ou les cent cinq juges de certaines causes civiles étaient depuis longtemps choisis de la même manière.

[7] Cicéron, Brutus, 89.

[8] Plutarque, Marius, 55 ; Sylla, 8 ; Velleius Pat., II, 18.

[9] Tite-Live, Épit., LXXVII ; Appien, Bell. civ., I, 55 ; Cicéron, ad Herenn., II, 28.

[10] Si ce mot de Plutarque (Sylla, 8) est juste, Sulpicius ne devait pas trouver beaucoup d’acheteurs pour le jus civitatis, puisque les lois antérieures donnaient ce droit à tous ceux des Italiens qui avaient pu le devenir.

[11] M. Belot, dans sa savante Histoire des Chevaliers romains (t. II, p. 263), pense que la loi Plautia ne fut abolie que par Sylla, en 80.

[12] Multas pecunias abstulerant ex quo saccularii appellati (Ascon., ad Cic., Tog. Cand., p. 90, Orelli).

[13] Il estimait lui-même cette décision de Pompée comme un des plus heureux événements qui lui fussent arrivés.

[14] Plutarque (Marius, 55) dit qu’il ne s’en présenta que trois.

[15] Je suppose du moins que ce fut la légion postée au pont Sublicius qui entra par la porte la plus voisine, porta Trigemina, et prit les marianistes à revers.

[16] Velleius Paterculus, II, 19.

[17] Valère Maxime, III, VIII, 5.

[18] Appien, Bell. civ., I, 50.

[19] Festus, s. v. Unciaria lex.

[20] Plutarque, Sylla, 10.

[21] Cicéron, Brutus, 48.

[22] Tite-Live (Épit., LXXXVI) et Velleius Paterculus font du jeune Marius un fils adoptif du vainqueur des Cimbres ; Appien rappelle tour à tour son fils (Bell. civ., I, 62) et son neveu (ibid., 87). Plutarque (Marius, 55) fait de Granius, un des douze qui furent proscrits avec lui, son beau-fils.

[23] C’était un des servi publici de la cité.

[24] On ne voit pas que Sylla ait puni cette conduite des magistrats de Minturnes. Ils s’étaient mis à couvert par l’histoire du Cimbre, conte probablement répandu par eux pour excuser leur conduite. Ils paraissaient ainsi avoir obéi aux dieux, qui avaient manifesté leur volonté en envoyant au barbare cette terreur panique. Au fond, ils avaient voulu sauver l’ami des Italiens.

[25] Plutarque, Marius, 35-40.

[26] Cicéron, de Div., I, 2 ; de Nat. deor., II, 5 ; Philip., XIV, 8.

[27] Appien, Bell. civ., I, 64.

[28] Id., ibid., I, 65.

[29] Cicéron plaidera bientôt qu’il n’est pas permis de retirer le jus civitatis ; mais, en un temps où la loi était sans cesse violée, il se peut que le sénat ait rendu ce décret contre Cinna. Cependant je ne le crois pas. Les Pères n’avaient pas même le droit de destituer un magistrat. Dans l’affaire de Catilina, ils décidèrent que Lentulus abdiquerait la préture, ut P. Lentulus, quum se prætura abdicasset, tum in custodiam traderetur. Mais Cicéron eut grand soin d’expliquer au peuple que Lentulus, avant d’être mené en prison, avait renoncé à sa charge, magistratu se abdicavit (IIIe Catilinaire, 6). César aussi fut suspendu de ses fonctions et non destitué. (Suétone, César, 16.)

[30] Appien, Bell. civ., I, 65.

[31] Voyez, dans Appien (ibid.), son discours et ses basses flatteries à la soldatesque.

[32] Velleius Paterculus (II, 20) porte, avec son exagération habituelle, ces levées à trente légions ; Appien dit seulement : χρήματά τε xαί στρετιάν συνετίλουν (I, 66).

[33] Appien, Bell. civ., I, 63 ; Val. Maxime, IX, IX, 2. Velleius Paterculus (II, 21) trace de ce personnage un portrait fidèle .... Ita se dubium mediumque partibus præslitit ut.... huc atque illuc unde spes major polentiæ adfulsisset se exercitumque deflecteret.

[34] Orose, V, 19 ; Zonare, X, 1. L’Épitomé LXXIX de Tite-Live place cette affaire plus tard, et sur le Janicule, ce fut peut-être un second combat.

[35] Tite-Live, Épit., LXXX ; Appien, Bell. civ., I, 69.

[36] Appien, ibid. Les fragments des Annales de Granius Licinianus récemment découverts ajoutent quelques détails, mais sans importance, à ce que nous savions déjà de ces événements.

[37] Plutarque rapporte (Marius, 42) qu’on trouva sur son corps une amulette chaldéenne. On verra que Sylla en portait aussi. Ces sceptiques étaient très superstitieux.

[38] Appien, Bell. civ., I, 75.

[39] Val. Maxime, IV, 2. ......inter epulas per summam amini ac verborum insolentiam aliquandiu tenuit. Cet Antoine fut l’aïeul du triumvir. Il est un des interlocuteurs du traité de Cicéron de Oratore.

[40] Probablement après la mort de Marius ; cependant Appien (Bell. civ., I, 74) met cette exécution avant son septième consulat.

[41] Appien, Bell. civ., I, 71 ; Plutarque, Marius, 43 ; Tite-Live, Épit., LXXX ; Velleius Paterculus, II, 22.

[42] Détail peu probable et sans doute emprunté par Plutarque aux Mémoires de Sylla, à qui il convenait de montrer son ennemi mourant au milieu des terreurs qu’il lui inspirait.

[43] Cicéron, pro Rosc., 12 ; Val. Maxime, IX, II, 2.

[44] A scipsis consules per biennium creati (Tite-Live, Épit., LXXXIII). Durant son consulat, Papirius Carbon fit élever, en vertu d’un sénatus-consulte, une statue équestre à Marius.

[45] Ces pièces fourrées n’étaient point de la fausse monnaie officielle, pas plus que ne le sont nos billets de banque, qui n’ont aucune valeur intrinsèque, et elles étaient reçues comme les autres dans Ies caisses publiques. biais, rien ne les distinguant des deniers de métal fin, elles piétaient aux falsifications et laissaient les citoyens dans le doute sur ce qu’ils possédaient. Aussi, lorsque, dans les moments de crise, l’État les multiplia, l’inquiétude fut partout. Jactabatur illis temporibus nummus sic, ut nemo posset scire quid haberet (Cicéron, de Off., III, 20, 80). Cf. de Witte, Revue numism., 1868, p. 181, et Lenormant, Hist. de la monnaie, I, p. 251.

[46] Pline, Hist. nat., XXXIII, 9, et XXXIV, 6.

[47] Épit., LXXIX.