HISTOIRE DES ROMAINS

 

SIXIÈME PÉRIODE — LES GRACQUES, MARIUS ET SYLLA (133-79) - LES ESSAIS DE RÉFORME

CHAPITRE XL — LES CIMBRES ET LES TEUTONS (113-101).

 

 

I. — CRÉATION D’UNE PROVINCE ROMAINE EN GAULE.

La trahison n’avait pas encore terminé la guerre numide qu’une formidable invasion des peuples du Nord jetait la consternation dans Rome, et tous, peuple et nobles, se réunissaient pour élever Marius absent à un second consulat.

Jusqu’alors les Romains ne s’étaient pas éloignés des bords de la Méditerranée. Les pays que baigne cette mer avaient seuls attiré leur attention et leurs forces. Ils n’avaient pas même sondé du regard ce monde inconnu qui s’étendait derrière les Alpes, comme s’ils avaient vaguement senti qu’il se cachait pour eux, dans l’obscurité de ces impénétrables forêts, un danger redoutable.

C’était en effet un autre inonde. Les Alpes, que l’on peut considérer comme se rattachant aux Pyrénées par les Cévennes, et au mont Humus par les hauteurs de l’Illyrie et de la Macédoine, coupent en deux le continent européen. Au sud de cette ligne de 800 lieues sont trois péninsules montagneuses, dont chaque vallée fut avant Rome un État : au nord, s’étendent des plaines sans limites, berceau de grands peuples futurs. Sur les bords de la Méditerranée étaient les peuplades ibériennes, italiques et grecques, les cités brillant de l’éclat des arts et du commerce, les gouvernements républicains, en un mot tout ce qu’on appelle la civilisation antique ; au delà des Alpes, les tribus celtiques, germaniques et slavonnes, la barbarie, les campements à l’aventure, la vie errante ou mal assise, l’autorité des chefs et, en germe, bien des coutumes dont le moyen âge héritera. Rome n’aurait pas voulu franchir cette barrière ; ses légions n’en avaient même pas encore pris possession. Malgré une victoire d’Appius Claudius (143), qui avait essayé de mettre la main sur les raines et les lavages d’or du val de la Doria Baltea, les Salasses étaient restés indépendants, comme l’étaient tous Ies montagnards des Alpes, et ils continuaient à désoler par leurs brigandages les vallées transpadanes[1]. Pour y mettre un terme, les Romains fonderont plus tard (100) un établissement militaire à Eporedia (Ivrée), à l’entrée du val d’Aoste et au débouché de deux passages importants des Alpes, le Grand et le Petit Saint-Bernard. Mais les Salasses ne seront définitivement condamnés an repos chue sous Auguste.

Cependant le sénat fut peu à peu entraîné à sortir de sa réserve et à percer cette ligne. Il fallait, à l’est et à l’ouest, ouvrir un chemin sûr d’Italie en Grèce et en Espagne, et protéger contre les agressions des montagnards les alliés de Rome placés le long de cette double route. Ce fut le but des expéditions de Marcius Rex, dans les Alpes maritimes, contre les Stœnes, dont pas un ne se laissa prendre vivant (118), et d’Æmilius Scaurus contre les Carnes de la Vénétie (145) ; de plusieurs consuls contre les peuplades ennemies des Massaliotes ; enfin de Porcius Caton contre les Scordisques des Alpes Illyriennes (Bosnie et Servie), peuple sauvage qui ne faisait pas de prisonniers, buvait dans le crâne de ses ennemis et mutilait leurs cadavres. Caton périt avec toute son armée, et les barbares étendirent sur l’Illyrie entière leurs ravages (114)[2]. L’Adriatique les arrêta ; de colère, ils déchargèrent leurs flèches dans ses flots, puis ils parcoururent tous les pays au nord de la Grèce. Mais, en Macédoine et dans la Thrace, ils trouvèrent des légions mieux conduites, qui peu à peu les refoulèrent sur le Danube[3]. Ces succès et la soumission des Carnes par Scaurus assurèrent aux Romains la barrière des Alpes orientales, tandis que la destruction de la peuplade des Stœnes leur ouvrit les Alpes maritimes (118). Déjà depuis sept ans ils avaient pris pied au delà de ces montagnes.

Grâce à la sagesse d’un gouvernement qui, sous quelques rapports, rappelle celui de Rome, Marseille, depuis quatre siècles, vivait heureuse et prospère. La ruine de l’Étrurie, de la Grande-Grèce et de Carthage avait fait d’elle la plus grande ville commerciale de l’Occident.. Aussi cultivait-elle avec dévouement l’amitié du peuple qui avait abattu ses rivaux et lui abandonnait la mer. Mais, comme Venise, Marseille ne se contenta pas de régner sur les eaux, elle voulut avoir des provinces, et, comme Venise encore, elle y perdit ses trésors, puis sa liberté.

Toute la côte, des Pyrénées aux Alpes, d’Ampurias à Monaco, était couverte de ses comptoirs[4]. Mais ces lieux d’échanges pacifiques étaient cernés par de belliqueuses peuplades qui avaient eu, entre elles et avec les Gaulois leurs voisins, de sanglants démêlés. Il en reste un curieux souvenir, trois pierres carrées, découvertes à Entremont près d’Aix, et dont chacune porte des bas-reliefs sur trois de ses faces. C’est le plus ancien monument de la sculpture gauloise, mais, avec ses tètes coupées et grimaçantes, il accuse un art bien barbare et des mœurs bien féroces. Marseille eut souvent à se plaindre d’un pareil voisinage, et ses colons, par leurs continuels empiètements, provoquèrent chez les Ligures plus d’une prise d’armes dont ils avaient ensuite à souffrir. Pour mettre un terme à ces conflits, Marseille recourut au sénat, et un député romain, qui voulut débarquer près d’Antibes comme arbitre, ayant été repoussé par les habitants et blessé, une armée fut envoyée contre les Oxybes et les Décéates. Ces pauvres montagnards ne purent tenir devant les légionnaires : ils furent contraints de livrer leurs armes avec des otages, et mis dans la dépendance de la cité phocéenne.

De nouvelles plaintes amenèrent une seconde fois les légions contre les Salyes (125). Fulvius Flaccus, l’ami des Gracques, puis Sextius, les battirent. Le dernier défendit à ces peuples d’approcher à plus de 1500 pas des lieux de débarquement, à plus de 1000 du reste de la côte, et tout ce littoral fut donné aux Massaliotes qui devaient y faire la police pour Rome. Les Voconces, contre lesquels Marseille n’élevait aucune réclamation, partagèrent le sort des Ligures ; mais cette fois Rome garda ce qu’elle avait conquis : elle s’établit à demeure entre le Rhône et les Alpes par la fondation, dans un beau site qu’arrosaient des eaux thermales, d’un castellum qui porta le nom du proconsul, Aqua Sextiæ, Aix (122). Au lieu de peuples barbares, au fond peu dangereux, Marseille se vit entourée des terres de son alliée. Elle eût dû prévoir que ce cercle ne tarderait pas à se resserrer sur elle-même.

La ville des Eaux-Sextiennes n’avait pas encore de murailles, que déjà l’activité romaine remuait toutes les nations établies dans la vallée du Rhône. Trois grandes tribus y dominaient, puissantes par elles-mêmes et par leur clientèle : sur la rive droite du fleuve, les Arvernes, dont le territoire s’étendait vers l’ouest par delà les montagnes qui portent encore leur nom ; sur la rive gauche, jusqu’à l’Isère, les Allobroges ; entre la Saône et la Loire, les Édues. Ce dernier peuple, ennemi des deux autres, consentit à entrer dans l’alliance de Rome, et le nouveau consul Domitius Ahenobarbus, comptant que les Édues pourraient, au besoin, faire une diversion importante, envoya réclamer avec hauteur un chef salyen réfugié chez les Allobroges. Pour toute réponse, ceux-ci s’armèrent et descendirent jusqu’auprès de Vindalium, au confluent de la Sorgues et du Rhône, ou les Romains les attendaient : vingt mille barbares tombèrent sous l’épée des légions (121). L’année suivante, les Romains conduits par Fabius, frère de Scipion Émilien, franchirent à leur tour l’Isère ; mais le roi des Arvernes, Bituit, les rappela soudain en jetant sur leurs derrières deux cent mille Gaulois, qui avaient franchi le Rhône sur deux ponts de bateaux et de pilotis. Quand le roi barbare, monté sur son char d’argent et entouré de sa meute de combat, vit le petit nombre des légionnaires : Il n’y en a pas là, dit-il, pour un repas de mes chiens. La discipline, la tactique, surtout les éléphants, vainquirent cette multitude, dont cent vingt mille, dit-on, périrent sur le champ de bataille ou se noyèrent dans le Rhône par la chute des ponts. Bituit, attiré quelque temps après par Domitius à une conférence, fut enlevé, chargé de chaînes et conduit à Rome. Le sénat n’osa engager les légions dans les montagnes des Arvernes, mais Fabius reçut l’ordre de réunir à la Province tout le pays que le Rhône enveloppe, depuis le lac Leman jusqu’à son embouchure. Les Allobroges furent durement traités ; les Cavares, au contraire, obtinrent de grands privilèges, et les Voconces, le titre de peuple fédéré. En Gaule, comme en Italie, Rome partageait inégalement ses faveurs et sa colère, pour qu’une même oppression ne réunît pas les vaincus dans une haine commune.

Les consuls des années suivantes passèrent le Rhône et donnèrent à la nouvelle province, pour frontière occidentale, In. chaîne des Cévennes et des Corbières ; les Volkes Tectosages, maîtres de Toulouse, acceptèrent même le titre d’alliés de Rome. La colonie de Narbo Martius (Narbonne), placée, comme l’indique son nom et comme le voulait sa situation excentrique, sous la protection spéciale du dieu de la guerre, dut veiller sur les nouveaux sujets (118). Assise près de l’embouchure de l’Aude, à l’extrémité de l’immense dépression où passe aujourd’hui le canal du Midi, elle deviendra la rivale de Marseille, quand les Romains auront fait de Bordeaux l’autre grand centre commercial de l’Entre-Deux-Mers. Une voie militaire commencée par le vainqueur des Allobroges, via Domina, et conduite des Alpes aux Pyrénées, assura les communications de Rome avec ses possessions espagnoles[5].

On a vu, depuis Zama, les consuls vainqueurs s’attribuer de vaniteux surnoms : Fabius prit celui d’Allobrogicus. En Grèce, le droit des gens ne permettait pas d’éterniser les haines, en dressant sur le territoire des vaincus un monument durable de leur défaite, et cette coutume était passée dans les habitudes romaines. Mais des barbares ne semblaient pas mériter de si généreux managements ; sur le champ de bataille de Vindalium, Fabius éleva un temple à Mars, un autre à hercule, et entre les deux il plaça sur une tour de pierre un trophée d’armes gauloises[6]. Les temples et le trophée ont disparu, mais il subsiste un monument plus modeste des victoires de Domitius : c’est une inscription, la première que les Romains aient écrite en Gaule et que l’homme au visage de fer, comme Lic. Crassus l’appelait, fit graver au flanc d’une des hautes montagnes de la Provence. Une heureuse rencontre vient de la faire retrouver.

La province transalpine, gardée par ses deux établissements militaires d’Aix et de Narbonne[7], couverte par les Tectosages et les Édues, récents alliés de Rome, était comme un poste avancé d’où le sénat contenait et surveillait les nations gauloises. C’est là que Marius allait sauver l’Italie.

 

II. — LES CIMBRES EN GAULE ; BATAILLE D’AIX (102).

La Cisalpine était encore dans l’effroi qu’avait causé, en 118, l’apparition des Scordisques sur l’autre bord de l’Adriatique, quand on apprit successivement que trois cent mille Cimbres et Teutons, reculant devant un débordement de la Baltique, avaient franchi le Danube, qu’ils ravageaient le borique, qu’ils étaient déjà dans la vallée de la Drave, à deux journées de marelle des Alpes Carniques. Un consul, Papirius Carbon, courut à ces (montagnes avec une forte armée pour défendre le passage qui les traverse. Les barbares étaient alors occupés au siège de Noreia, que ses mines de fer avaient rendue florissante ; Papirius crut les surprendre à l’aide d’une perfidie, mais il éprouva une sanglante défaite (113). Soit que le nom de Rome imposât à ces barbares, soit que les débris de l’armée consulaire, sauvés par un orage, gardassent les défilés, les barbares s’arrêtèrent au pied des Alpes Carniques, et durant trois années, le borique, la Pannonie, l’Illyrie, depuis le Danube jusqu’aux montagnes de la Macédoine, furent horriblement dévastés ; quand il n’y resta plus rien à prendre, la horde traversa la Bœtie et entra sur les terres des Helvètes, alors établis entre le Mein et le lac Leman (Suisse et Souabe). Une partie de ce peuple et les Thughènes, les Tigurins, les Ambrons, autres Germains ou Celtes dont on ignore l’habitat, consentirent à les suivre ; tous ensemble ils longèrent le Rhin pour pénétrer en Gaule.

Jusqu’alors les Celtes avaient dominé au nord des Alpes Italiques et Illyriennes, tandis qu’une autre branche de la grande famille aryane, les Germains , accumulait derrière eux, dans les régions septentrionales, d’innombrables tribus. Celles-ci, à leur tour, versaient dans la vallée du Danube leur trop-plein d’hommes. Ce n’était pas une bande guerrière en quête d’aventures, mais un peuple entier avec ses femmes, ses enfants, ses troupeaux et ses chariots à couverture de cuir, portant tout leur avoir, qui venait au midi chercher un ciel moins inclément le butin à faire sur de riches nations et des terres fertiles, où le vaincu sèmerait et moissonnerait pour eux. A voir ces grands corps blancs, ces blondes chevelures, ces yeux d’un bleu clair qui s’enflammaient si vite de férocité, les hommes petits et au teint sombre des provinces italiennes allaient comprendre qu’ils rencontraient une race à jamais ennemie. Le mot cimbre voulait dire brigand[8], durant cinq siècles les Germains ont donné aux Romains le droit de les appeler ainsi.

Les mœurs des Cimbres les mettaient au plus bas de l’échelle sociale : souvent ils dévoraient la viande crue ; comme l’Indien des prairies, ils insultaient leurs adversaires avant le combat par des gestes grossiers de mépris, puis ils poussaient leur cri de guerre. Quand l’ennemi était redoutable, ils s’avançaient en une phalange épaisse dont les hommes des premiers rangs se tenaient liés les uns aux autres par des cordes passées dans les ceintures. Ils se battaient bravement. Tomber dans la mêlée leur semblait la mort la plus honorable. Étaient-ils vainqueurs, c’étaient des orgies sans fin et des fureurs bestiales ; quand ils avaient promis le butin à leurs dieux, tout était brisé, hommes et choses. Aussi, partout où leur caprice les avait conduits, on eût dit qu’il avait passé un ouragan destructeur[9].

Telle fut la première apparition de la race germanique aux abords du monde civilisé ; mais nos Gaulois avaient été aussi terribles à la Grèce : chez toutes les races, la barbarie est la même ; heureuses celles qui n’en ont rien gardé !

Dans les Kymris de la Belgique, les Cimbres reconnurent des frères ; ils conclurent alliance avec eux et laissèrent sous leur protection, à la garde de six mille hommes, tout le butin dont leur marche était embarrassée ; puis ils descendirent au midi, et la Gaule subit pendant une année les maux de la plus terrible invasion (110). Arrivés sur les bords du Rhône, les Cimbres virent encore devant eux ces Romains qu’ils avaient déjà rencontrés dans leurs courses vers l’Orient, en Illyrie, en Macédoine et en Thrace. L’immensité de cet empire, dont ils trouvaient partout les frontières, les frappa d’étonnement, et, reculant pour la première fois devant une bataille, ils demandèrent au consul Silanus de leur donner des terres, offrant en retour de faire pour la république toutes les guerres qu’elle voudrait. Rome, répondit Silanus, n’a ni terres à donner ni services à attendre. Puis il passa le Rhône et se fit battre (109) ; les coalisés ne purent cependant forces le passage du fleuve.

Au printemps de l’année 107, ils se divisèrent : les Tigurins s’acheminèrent vers Genève, où le Rhône offrait des gués ; les Cimbres et les Teutons devaient attaquer par le bas du fleuve. Les Romains aussi partagèrent leurs forces : le consul Cassius Longinus fit tête aux Tigurins, son lieutenant Aurelius Scaurus marcha contre les Cimbres ; mais les légions romaines savaient fuir maintenant : les deux armées furent battues ; l’une passa sous le joug après avoir vu périr le consul ; l’autre regagna la Province en désordre, laissant son général prisonnier aux mains de l’ennemi.

La Province restait sans défense, les Alpes n’étaient plus gardées, et le prestige du none romain commençait à s’affaiblir chez ces barbares, tant de fois vainqueurs des légions. Un conseil fut tenu par eux pour choisir la route à suivre. Scaurus, prisonnier, assista, chargé de chaînes, à cette délibération. Interrogé par les barbares, il les intimida par ses réponses courageuses : Je vous le conseille, dit-il, passez les Alpes, mettez le pied en Italie, et vous saurez quelle est la puissance de Rome. Ces paroles hardies irritèrent un jeune chef, comme les sauvages américains le sont par les sarcasmes du prisonnier attaché au poteau de guerre ; il se jeta sur Scaurus et le perça de son épée. Toutefois les Cimbres hésitèrent encore. Dans leur incurie, ils passèrent une année à jouir de leurs victoires. Pourquoi se presser d’ailleurs, savaient-ils où ils allaient ? La terre était féconde, le ciel doux, le butin immense : n’avaient-ils pas tout ce qu’ils étaient venus chercher ? Ils laissèrent même le consul Cépion saccager la capitale des Volkes Tectosages, avec lesquels ils traitaient. Ces Volées avaient autrefois, disait-on, rapporté du pillage de la Grèce d’immenses richesses qu’ils avaient consacrées au dieu Bélen en précipitant les lingots d’or et d’argent dans le lac voisin de son temple ; le dieu ne put les défendre contre l’avidité des légionnaires et de leurs chefs : des plongeurs allèrent chercher au fond des eaux ces trésors sacrés. Cépion recueillit du sac. de Toulouse 110.000 livres pesant d’or et 1.500.000 livres d’argent qu’il dirigea sur Marseille, mais en apostant sur la route des agents qui tuèrent l’escorte et enlevèrent le précieux butin (106).

L’année suivante le sénat envoya une nouvelle armée et un autre consul, Mallius, pour partager avec Cépion le commandement. Cette mesure mauvaise, la mésintelligence qui en naquit entre les deux généraux, la séparation enfin de leurs forces en deux camps adossés au Rhône en face d’Orange, amenèrent un épouvantable désastre : les deux camps, attaqués l’un après l’autre, furent forcés, quatre-vingt mille légionnaires, quarante mille esclaves ou valets d’armée, tombèrent sous le glaive, le reste fut pris. On assure que dix hommes seulement échappèrent ; de ce nombre étaient Cépion et un jeune chevalier romaine que nous retrouverons plus tard, Q. Sertorius : quoique blessé, il avait traversé le Rhône à la nage, sans quitter sa cuirasse ni son bouclier. C’était la sixième armée romaine détruite par les barbares (6 octobre 105).

Avant la bataille, les Cimbres, pour venger un outrage fait à leurs députés, avaient juré de sacrifier aux dieux tout ce que leur donnerait la victoire ; ils accomplirent religieusement leur serment. Les hommes furent tués, les chevaux précipités dans le Rhône, les cuirasses, les armes, les chariots, brisés et brûlés, l’or même et l’argent jetés dans le fleuve. Puis ce ne fut il plus, des Alpes aux Pyrénées, qu’une immense dévastation.

Le désastre d’Orange dépassait en horreur celui de Cannes ; mais Annibal ne conduisait pas les Cimbres. Arrivés aux portes de l’Espagne et trouvant les passages ouverts, les barbares oublièrent l’Italie. Ils furent curieux de voir cette contée nouvelle, et, passant les Pyrénées, ils allèrent émousser leurs épées contre cette race des Celtibériens, si dure et si opiniâtre dans ses montagnes. Ce fut le salut de Rome. Elle eut le temps de rappeler Marius d’Afrique, et de l’envoyer garder les Alpes en lui donnant, contrairement à la loi, un second consulat, trois années seulement après le premier. Néanmoins la terreur était grande ; mais Rome avait encore en réserve l’énergie nécessaire pour faire face au péril. Comme après Cannes, on abrogea le temps du deuil ; ordre à tous les Italiens ayant l’âge militaire de jurer qu’ils ne quitteront pas l’Italie, défense à tout capitaine de navire d’en recevoir un seul à son bord ; puis des satisfactions données à l’indignation publique. Un siècle auparavant, le sénat et le peuple sortaient au-devant du fugitif de Cannes, tant l’autorité consulaire était respectée même en des mains supposées incapables. A présent la loi n’a plus cet empire, et le vaincu d’Orange sera dépouillé par un plébiscite de son imperium[10].

Marius vint prendre position derrière le Rhône, au nord d’Arles, sur la pente occidentale des Alpines (104) ; il s’entoura de retranchements, et, pour assurer les approvisionnements de son camp, qui ne pouvaient lui arriver quand les passes du fleuve n’étaient pas praticables il fit creuser par ses soldats un canal qui permettait aux navires de Marseille et d’Italie d’éviter ces dangereuses embouchures. Ce canal débouchait sur la plage où le village de Foz rappelle encore le nom des Fossæ Marianæ[11]. Les légionnaires qui l’avaient exécuté étaient appelés en dérision les mulets de Marius ; mais, par ces pénibles ouvrages, il leur faisait perdre les molles habitudes, introduites depuis un demi-siècle dans les camps et qui venaient de coûter six armées à la république. Impitoyable pour toutes les fautes, aucune considération ne faisait fléchir sa sévérité. Un jeune soldat, outragé par un neveu de Marius, l’avait tué ; au lieu de punir cet homme, il le récompensa. II modifia les armes du légionnaire, auquel il donna un bouclier rond, plus léger, et un javelot qui, une fois lancé, ne pouvait plus servir car le fer ne tenait au manche que par un clou et une cheville de bois ; quand celle-ci avait été brisée par le choc, la hampe restait engagée dans le bouclier, et le javelot traînait à terre, embarrassant les mouvements de l’ennemi, qui ne pouvait, même en l’arrachant, s’en faire une arme. Marius voulut aussi que tous les soldats apprissent l’escrime, exercice absolument nécessaire dans un temps où les combats se décidaient à l’arme blanche par une série de duels. Avant lui, l’armée romaine établissait son ordre de bataille sur trois lignes, il n’en fit que deux ; mais dans les dix cohortes, qui avaient remplacé les trente manipules, il mêla les différentes armes, infanterie légère et infanterie pesante, de sorte que chaque cohorte de six cents hommes fut, comme nos bataillons, une image de la légion entière, dont il marqua l’unité en donnant à celle-ci une seule enseigne, l’aigle d’argent.

Scipion Émilien avait déjà, devant Numance, créé la garde particulière du général, les soldats du prétoire, prætoriani, choisis parmi les plus braves, dispensés des travaux dia camp et gratifiés d’une solde plus forte. La nouvelle armée romaine ne ressemblait donc pas à celle des anciens temps. On n’était plus classé, dans le rang et sous les armes, selon la fortune, mais d’après les années de service ; on entrait même sans être porté sur les listes du cens autrement que pour sa tête (capite censi), et les contingents étrangers y étaient admis comme les prolétaires romains : cavaliers numides ou thraces, frondeurs baléares, troupes légères de tous pays. Pour la guerre des Cinabres, on appela jusqu’aux contingents de la Bithynie et de la Phrygie. Ainsi, les grands dédaignant le service militaire, et la classe disparue des petits propriétaires ne fournissant plus de recrues, il s’était produit cette situation qu’à mesure que le gouvernement devenait plus aristocratique, l’armée le devenait moins. Les deux grandes institutions sociales de Rome, le sénat et l’armée, qui autrefois formaient un ensemble harmonieux, prenaient un caractère opposé et devaient finir par se combattre On voit comme tout se prépare pour la fortune d’un imperator.

Marius ne fut pas l’auteur de tous ces changements, mais il contribua au plus considérable, en ouvrant largement les légions aux prolétaires et aux provinciaux.

Pour familiariser ses soldats, avant l’arrivée des Cimbres, avec les réformes introduites dans l’armement et dans l’ordre de bataille, il leur et parcourir toute la province, dont leur présence contint les peuples, et il les employa à des expéditions sans durée et sans péril. Ainsi son ancien questeur Sylla, qu’il avait emmené comme lieutenant, battit en plusieurs rencontres la grande tribu des Volkes Tectosages et prit leur roi Copill.

Le répit que laissaient les barbares avait donc été bien employé, puisque, en rétablissant la discipline, Marius avait rendu à ses légions l’assurance de vaincre. Un écrivain grec assure même qu’il donna à leur esprit superstitieux un gage sanglant. Averti par un songe, il aurait, pour se rendre les dieux favorables, immolé sa fille Calpurnia[12]. Plutarque parle aussi d’une prophétesse, Martha, qui le suivait vêtue d’une robe de pourpre et tenant à la main une javeline entourée de bandelettes et de guirlandes. Elle lui était utile pour donner confiance aux soldats durant les rudes travaux qu’il leur imposait et la longue attente où les tenaient les barbares.

Pendant trois années Rome tremblante oublia ses lois pour continuer le consulat et le commande ment à l’homme qui promettait de la sauver. Au bout de ce temps, les barbares revinrent d’Espagne, avec l’intention, cette fois, de pénétrer en Italie. Les Cimbres prirent à gauche en contournant les Alpes pour descendre par le Tyrol dans la vallée de l’Adige ; les Teutons marchèrent droit à Marius. Il ne leur disputa point le passage du Rhône. Les rejeter sur la rive droite, c’était éterniser la guerre en Gaule. Confiant dans ses troupes et dans la forte position qu’il occupait, à proximité de la

mer, de Marseille et des flottes romaines, il espérait prendre les barbares dans le pays montagneux où ils allaient s’engager, en flagrant délit de quelque imprudence et les anéantir d’un coup. D’ailleurs il voulait donner à ses soldats le temps de se familiariser avec l’aspect farouche de ces bandes désordonnées et de s’habituer à regarder sans peur l’immense et bruyante cohue. En vain les Teutons multiplièrent les provocations et les insultes pour l’attirer hors de ses lignes. Un de leurs chefs vint un jour jusqu’aux portes du camp l’appeler en combat singulier ; il lui fit répondre que, s’il était las de vivre, il s’allât pendre, et, le barbare insistant, il lui envoya un gladiateur[13]. Ses soldats frémissaient d’impatience : L’important, leur dit-il, n’est pas de gagner une victoire, mais d’empêcher cette nuée épaisse d’aller crever sur l’Italie. Il se tenait soigneusement informé des projets de l’ennemi, et Sertorius, qui parlait la langue gallique, pénétrait chaque jour, sous un déguisement, dans le quartier des Ambrons. Les Teutons essayèrent de forcer son camp ; après trois attaques inutiles, ils se décidèrent à passer outre. On raconta plus tard que six jours entiers, sans que leur marche fût interrompue, ils défilèrent en vue du camp romain ; et, comme ils passaient sous les remparts, on les entendait crier : Nous allons voir vos femmes, n’avez-vous rien à leur mander ? Marius les suivit à petites journées, épiant une occasion favorable qui naîtrait de la confiance inspirée aux barbares par son apparente timidité[14].

Arrivée près d’Aix, la horde s’arrêta, et Marius, trouvant le lieu propice pour une bataille, vint s’établir en face d’elle, dans une forte position, sur une colline qui dominait la vallée de l’Arc. L’eau manquait à cette hauteur ; quand les soldats s’en plaignirent, il leur montra de la main la rivière qui baignait le camp des barbares : Nous irons en chercher là, dit-il ; mais il faudra du sang pour la payer ; commençons par fortifier notre camp. Du lieu où ils étaient les Romains voyaient les Ambrons dispersés dans la plaine, les uns assis et mangeant, les autres se baignant dans l’Arc ou dans les sources thermales ; celui-ci peignant sa longue chevelure, celui-là polissant ses armes, et plus loin, derrière l’enceinte des chariots, les prêtresses aux vêtements blancs retenus par une ceinture de fer, qui peut-être accomplissaient leurs rites funèbres et égorgeaient un captif au bord d’une chaudière d’airain, pour lire le sort de la prochaine bataille clans le sang de la victime.

Cependant les valets de l’armée romaine, qui n’avaient d’eau ni pour eux ni pour leurs bêtes, s’enhardirent à la vue du désordre et de l’insouciance des Ambrons ; ils descendirent en foule vers la rivière. Les barbares, qui se crurent attaqués, coururent prendre leurs armes, et revinrent, frappant leurs boucliers en mesure et marchant en cadence au son de cette musique sauvage. Mais, au passage de la rivière, ils rompirent leur ordonnance, et ils n’avaient pas eu le temps de la rétablir, lorsque les Romains fondirent sur eux de leur poste élevé et les heurtèrent avec tant de force, qu’ils les obligèrent, après un grand carnage[15], è chercher un refuge derrière l’enceinte de leurs chariots. Les Ambrons y trouvèrent un nouvel ennemi : c’étaient leurs femmes, qui, grinçant les dents de rage et de douleur, s’élançaient au-devant d’eux et frappaient également les fuyards et ceux qui les poursuivaient, ou bien se jetaient au milieu des combattants, et, de leurs mains nues, s’efforçaient d’arracher aux légionnaires leurs épées et leurs boucliers. Le jour baissait ; les Teutons, qui n’avaient point combattu, approchaient : les légions ne s’engagèrent pas plus avant.

Dans la mêlée, on avait entendu retentir le même mot des deux côtés : Ambra ! Ambra ! C’étaient les Ambrons qui jetaient leur nom dans les airs, et les Ligures d’Italie, auxiliaires de Rome, qui y répondaient par leur vieux cri de guerre. Les deux peuples, peut-être frères, se trouvaient en face l’un de l’autre, après une séparation de dix siècles[16].

Les Romains avaient regagné leur poste à la nuit tombante, mais l’armée ne fit pas entendre, comme il était naturel, après un aussi grand avantage, des chants de victoire, car le camp n’avait ni toute sa clôture ni tous ses retranchements, et il restait une multitude de barbares qui n’avaient pas pris part a l’action. Toute la nuit ceux-ci poussèrent des cris mêlés de menaces et de lamentations : on eût dit des hurlements de bêtes fauves ; et les bruits sinistres dont retentissaient les montagnes voisines jetaient la crainte dans le camp romain. Marius s’attendait à une attaque nocturne, dont il craignait le désordre. Heureusement ils ne sortirent de leur camp ni cette nuit ni le lendemain, qu’ils employèrent à se préparer au combat.

Dans cette seconde bataille, livrée deux jours après la première, les barbares renouvelèrent leur attaque imprudente contre la colline où Marius s’était habilement posté et où il les attira par la fuite simulée de sa cavalerie. Repoussés de front et suivis dans leur retraite par les légions, surpris en arrière par trois mille soldats d’élite que Marius avait embusqués dans les bois au-dessus de leur camp, ils ne purent résister. Le massacre fut horrible, comme dans toutes ces mêlées de l’antiquité, où l’on se battait homme à homme, et où l’armée rompue pouvait être détruite tout entière par l’armée victorieuse. Plutarque raconte que les corps consommés dans les champs engraissèrent si bien la terre, qu’elle fut depuis d’une fécondité prodigieuse, et que les ossements des morts étaient en tel nombre, que les Marseillais s’en servirent longtemps pour enclore leurs vignes. Le village de Pourrières, entre Aix et Saint-Maximin, rappelle encore le Campus putridus, le Champ pourri, où eut lieu l’immense holocauste.

Trois mille hommes seulement s’étaient échappés ; parmi eux étaient le roi Teutobokh et quelques autres chefs, qui tâchèrent de regagner la Germanie. Les Gaulois avaient eu trop à souffrir de l’invasion pour ne pas s’en venger : ils traquèrent les fuyards. Teutobokh[17] fut pris par les Séquanes et livré à Marius. C’était un guerrier de taille colossale, qui, d’un bond, franchissait six chevaux placés de front. Marius le réserva pour son triomphe, avec les plus belles armes et les plus riches dépouilles ; du reste du butin, il fit un immense amas pour le brûler en l’honneur des dieux. Déjà l’armée entière entourait le bûcher ; lui-même, vêtu de pourpre, les reins ceints de sa toge, comme pour les sacrifices solennels, il élevait de ses deux mains, vers le ciel, un flambeau allumé, lorsqu’on vit accourir à toute bride quelques-uns de ses amis : ils lui apportaient la nouvelle qu’il avait été élu consul pour la cinquième fois. L’armée témoigna sa joie par des cris de triomphe, qu’elle accompagna du bruit guerrier des armes : les officiers placèrent sur la tête de Marius une couronne de lauriers, et il mit le feu au bûcher, dont la flamme s’élança vers le ciel aux acclamations joyeuses des soldats (102).

Une pyramide fut dressée à l’extrémité du champ de bataille en souvenir de cette victoire ; elle a existé jusqu’au quinzième siècle. Un de ses bas-reliefs représentait Marius élevé sur un bouclier, au moment où ses soldats venaient de le proclamer imperator[18].

 

III — LES CIMBRES EN ITALIE ; BATAILLE DE VERCEIL (101).

La guerre n’était point finie, les Teutons seuls et les Ambrons avaient été exterminés ; restaient les Cimbres. Catulus, que Rome avait envoyé pour défendre contre eux le passage des Alpes orientales, n’eut pas besoin d’aller si loin. Les nouvelles du haut pays annonçant que l’ennemi se dirigeait sur le col du Brenner, d’où l’on descend en Italie par les vallées de l’Eisack et de l’Adige, il s’établit sur ce dernier fleuve, dans la vieille cité étrusque de Tridentum, et, pour barrer la route, il se couvrit, sur les deux rives, de bons retranchements qu’un pont réunissait. A Trente, l’Adige garde encore l’allure d’un torrent aux eaux vagabondes et sans profondeur : il n’est donc pas un obstacle sérieux. La vraie défense de l’Italie est plus bas, à Vérone, mais on ne le savait pas encore. Quand les Cimbres furent arrivés, on les vit, pour insulter à la timidité des Romains, qui n’osaient sortir du camp, et pour faire parade de leur force, s’exposer nus aux frimas, escalader les montagnes à pie qui s’élèvent en face de la ville, et, parvenus au sommet, s’asseoir sur leurs boucliers, puis s’abandonner à la pente, sur le bord des abîmes. Ils n’entreprirent pas de forcer les retranchements de Catulus, mais essayèrent de briser le pont, en jetant dans le fleuve des arbres entiers qui venaient battre et ébranler les piles, ou bien ils y roulaient d’énormes rocs, comme s’ils eussent voulu le combler. Au bout de quelques jours les légions épouvantées forcèrent leur général de quitter ses positions. Il avait abandonné, dans un fortin, sur la rive gauche de l’Adige, quelques soldats qui se défendirent avec tant de courage, que les Cimbres, après les avoir contraints de se rendre, les laissèrent aller à des conditions honorables, dont ils convinrent en jurant sur leur taureau d’airain. Ce taureau, pris après la bataille, fut porté dans la maison de Catulus, comme les prémices de sa victoire.

Les légions ne s’étaient pas arrêtées au plateau de Rivoli, où elles auraient fermé le débouché des montagnes, ni à Vérone, où elles auraient commandé le passage de l’Adige devenu en cet endroit un grand fleuve : elles reculèrent jusqu’à ce qu’elles eussent mis entre elles et l’ennemi la barrière du Pô. Le pays au nord du fleuve restait sans défense, les barbares y firent un horrible dégât. Mais, trouvant sur ces terres plantureuses des vivres en abondance, ils y restèrent pour attendre les Teutons et jouir tranquillement de leur facile victoire. D’ailleurs pourquoi se presser ? Jusqu’à présent tout leur avait réussi, et ils avaient la confiance que l’épée leur ouvrirait la route de Rome, comme elle leur avait ouvert celle de tant de pays. Au lieu de poursuivre Catulus, ils passèrent l’été et l’hiver de 102 dans la Transpadane.

Ces événements avaient fait rappeler Marius de la Gaule. Il vint à Rome, refusa le triomphe que le sénat lui offrit, pour rassurer la multitude, en paraissant laisser sa gloire en dépôt dans les mains de la fortune de Rome, et par un fier discours remonta les courages. Il alla ensuite rejoindre son armée qui avait traversé les Alpes et s’entendre avec son collègue pour la prochaine campagne. Ce fut à ce moment que Sylla, blessé par son humeur hautaine, le quitta pour prendre service auprès de Catulus, qui lui fit bon accueil. Avec la troupe qu’on lui donna, Sylla sut ramasser des vivres et tenir dans l’abondance, jusqu’à la fin de la guerre, le camp de Catulus, tandis que celui de Marius souffrit souvent.

Les Cimbres attendaient toujours pour combattre que les Teutons parussent et ne voulaient pas croire au bruit qui se répandait de leur défaite. Ils envoyèrent même à Marius des députés qui lui demandèrent pour eux et pour leurs frères des terres et des villes ou ils pussent s’établir. Ne vous inquiétez pas de vos frères, leur dit le consul, ils ont la terre que nous leur avons donnée, et qu’ils conserveront à jamais. A ces mots, les barbares s’emportèrent en injures et en menaces ; il allait être puni, disaient-ils, de ses railleries, d’abord par les Cimbres et ensuite par les Teutons, lorsqu’ils seraient arrivés. Ils le sont, répliqua Marius, et il ne convient pas que vous vous en alliez sans avoir salué vos frères. En même temps il ordonna qu’on amenât, chargés de chaînes, Teutobokh et les autres captifs.

Après le rapport de leurs députés, les Cimbres n’hésitèrent plus. Boïorix, leur roi, s’approcha du camp romain à la tête de quelques cavaliers et demanda à fixer le jour et le lieu du combat, afin de décider à qui appartiendrait l’Italie. Le consul répondit que les Romains ne prenaient pas conseil de leurs ennemis, que cependant il voulait bien satisfaire les Cimbres sur ce point, et l’on convint que la bataille se donnerait à trois jours de là dans la plaine de Verceil. Les barbares furent exacts au rendez-vous. Le jour venu, leur infanterie se rangea en bataille dans la plaine ; elle formait une phalange carrée dont chaque côté couvrait cinq mille cinq cents mètres de terrain. Les cavaliers, au nombre de quinze mille, étaient magnifiquement parés : leurs casques se terminaient en gueules béantes et en mufles de bêtes sauvages, surmontés de hauts panaches semblables à des ailes, ce qui ajoutait encore à la hauteur de leur taille. Ils étaient couverts de cuirasses de fer et de boucliers blancs, et avaient chacun deux javelots à lancer de loin ; dans la mêlée, ils se servaient d’épées longues et pesantes.

Quand l’immense armée des barbares se mit en mouvement, on eût cru voir, dit Plutarque, s’avancer et se répandre une mer furieuse. Mais Marius avait habilement rangé ses troupes sur le terrain. Se souvenant de la position qu’Annibal avait prise à la grande journée de Cannes, il s’était, comme lui, donné l’avantage du soleil et du vent. Sous les pas de la double multitude qui remplissait la plaine, il s’éleva un tel nuage de poussière que bientôt les Cimbres ne virent plus rien devant eux. Tandis que le vent leur fouettait 1a poussière au visage, les rayons brûlants du soleil leur donnaient dans les yeux ; inondés de sueur, haletants, ils se couvraient la tète de leurs boucliers et exposaient leurs corps sans défense aux coups de l’ennemi.

Les plus braves d’entre les Cimbres, pour empêcher que leurs premiers rangs ne se rompissent, s’étaient liés ensemble par de longues chaînes de fer attachées à leurs baudriers. Cette ordonnance causa leur perte. Les morts gênèrent les vivants. Les Romains, attaquant de loin avec le terrible pluma, firent dans cette ligne des brèches qui ne purent se refermer et par où ils entrèrent et tuèrent à loisir. Les premiers rangs exterminés, les autres se débandèrent. Les vainqueurs poussèrent les fuyards jusqu’à leurs retranchements. Là se passèrent d’horribles scènes, et les Romains n’eurent qu’à laisser faire. Les femmes, vêtues de noir et placées sur les chariots, tuaient elles-mêmes les fuyards ; elles étouffaient leurs enfants, les jetaient sous les roues ou sous les pieds des chevaux et se tuaient ensuite elles-mêmes. Une d’entre elles, après avoir attaché ses deux enfants à ses deux talons, se pendit au timon redressé de son char[19]. Les hommes, faute d’arbres pour se pendre, se mettaient au cou des nœuds coulants, qu’ils attachaient aux cornes des bœufs, et, les piquant pour les faire courir, périssaient étranglés ou foulés aux pieds de ces animaux. Malgré le grand nombre de ceux qui se tuèrent ainsi de leurs propres mains, on fit plus de soixante mille prisonniers ; on en avait tué deux fois autant (101). Ils étaient peut-être un million d’êtres humains quand ils avaient quitté, treize années auparavant, les bords de la Baltique ; de cette multitude, il restait quelques milliers de captifs que les marchands d’hommes allaient mettre en vente sur les marchés d’esclaves de l’Italie.

Les honneurs rendus à Marius après cette victoire témoignèrent de la crainte des Romains. Il fut surnommé le troisième Romulus et le nouveau fondateur de Rome. Camille avait déjà reçu ce surnom pour ses victoires gauloises. Chaque citoyen, à la nouvelle de son triomphe, répandit des libations en son nom. Lui-même s’imagina avoir égalé les exploits de Bacchus dans l’Inde : il ne voulut boire désormais que dans une coupe semblable à celle qu’on donnait à Dionysos, et il fit ciseler sur son bouclier la tête d’un barbare tirant la langue. Rome crut en effet avoir étouffé la barbarie dans ses bras puissants.

 

 

 

 



[1] Strabon, IV, p. 205 ; Velleius Paterculus, I, 15.

[2] Tite-Live, Ép. LXIII ; Eutrope, IV, 24.

[3] Un Metellus (113), Livius Drusus (112), et Minucius (103), les chassèrent de la Thrace. (Clinton, Fasti Hell.) Sur une invasion gauloise dans la Macédoine, en 117, voyez comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1875, p. 78. Au nord d’Aquilée se trouvaient de riches mines d’or qui attiraient les Italiens de ce côté. (Strabon, IV, p. 208.)

[4] Voyez E. Desjardins, op. cit., t. II, p. 140-186.

[5] Ces guerres sont contemporaines des expéditions de deux Metellus contre les Dalmates, 117 (Tite-Live, Ép. LXII), et contre les Baléares, 423 (Tite-Live, Ép. LX). Ils en rapportèrent deux surnoms. Le Baléarique avait détruit dans Majorque presque toute la population mâle, et il avait repeuplé l’île en y établissant une colonie.

[6] Strabon, IV, p. 185, Florus, III, 2.

[7] Aix ne devint colonie que sous Auguste.

[8] Plutarque, Marius, 13 ; de même dans Festus et Suidas.

[9] Ce n’est pas moi qui parle ainsi, mais M. Mommsen, Hist. rom., t. V, p. 138, trad. de M. Alexandre.

[10] Voyez au chapitre suivant.

[11] Sur les Fossæ Marianæ, soyez la Géographie de la Gaule romaine, par M. Ernest Desjardins (t. II, p. 199 et suiv.). Marius donna ce canal aux Marseillais, et il devint pour eux une source de richesses par les droits qu’ils levaient sur ceux qui le remontaient ou le descendaient. (Strabon, IV, 185.)

[12] Dorotheos, ap. Script. Alex. M., p. 156, édit. Didot.

[13] Frontin, Stratagèmes, IV, 7.

[14] On ne comprend cependant pas qu’il n’ait point essayé de couper par une attaque soudaine cette ligne immense et nécessairement désordonnée. Marius n’avait évidemment pas plus les hautes qualités du général que celles du politique.

[15] M. Ernest Desjardins pense que le grand massacre a eu lieu au fond de la vallée au-dessous des collines de Pourrières et vers le village de ce nom, Campi putridi ; que Marius campait sur les collines du nord, que l’embuscade de Marcellus fut dans le bois de Pourcieux, vers les monts de l’Olympe ou de Regaignas. (Géogr. de la Gaule rom., t. II, p. 527.)

[16] Plutarque dit que dans leur idiome les Ligures s’appelaient Ambrons, ce qui les rattache peut-être aux Ombriens. J’ai dit les incertitudes qui existent sur l’origine de ce dernier peuple.

[17] Ou Teutobod.

[18] Jusqu’à la Révolution, le village de Pourriéres garda ce monument figuré dans ses armoiries. (Fauris de Saint-Vincent, dans le Magasin encyclopédique de Millin, t. IV, p. 314 et suiv.)

[19] Florus (III, 3) et Orose (v, 16) prétendent que ces femmes firent demander aux consuls à être reçues parmi les vestales et que, sur leur refus, cum non impetrassent, elles se tuèrent. Je n’ai pas besoin de dire que la demande n’a jamais été faite que dans l’imagination des légendaires.