HISTOIRE DES ROMAINS

 

SIXIÈME PÉRIODE — LES GRACQUES, MARIUS ET SYLLA (133-79) - LES ESSAIS DE RÉFORME

CHAPITRE XXXVIII — LES GRACQUES.

 

 

I. — PREMIÈRE RÉVOLTE DES ESCLAVES.

Le dernier siècle de la république romaine ne vit que trois grandes guerres : contre les Cimbres, contre Mithridate et contre les Gaulois. Cependant aucune période de l’histoire ne fut plus sanglante : car, durant tout ce siècle, les Romains ne cessèrent presque pas un jour de tourner leur frère contre eux-mêmes. Les vainqueurs du monde s’égorgèrent entre eux pour savoir à qui profiterait leur conquête.

Ces guerres civiles se compliquèrent encore d’incidents inattendus : les sujets se mêlèrent aux querelles de leurs maîtres. Chaque opprimé, même l’esclave, eut son jour de liberté et de vengeance : étranges et sauvages saturnales qui achevèrent d’effacer les privilèges, de mêler les peuples, de niveler les conditions, de confondre les idées, jusqu’à ce qu’un nouvel esprit, un nouveau inonde, sortissent du chaos des anciennes idées et des vieilles institutions.

Au désintéressement, à l’héroïsme des jeunes années a succédé la turbulente ambition de l’âge mûr. Au lieu de grands partis, il n’y aura plus que de grands hommes, qui, à leur insu et souvent malgré leurs crimes, serviront la cause de l’humanité. De plus en plus, Rome et son esprit et son peuple s’effaceront ; et ce mouvement, qui sans cesse amène à son Forum et à sa curie d’autres hommes et d’autres idées, refluant sur le monde, entraînera loin d’elle, jusqu’aux plaines de Thessalie, de Macédoine et d’Afrique, ceux de ses chefs qui n’ont plus honte maintenant d’en appeler aux armes pour régler ses destinées. Les Gracques, révolutionnaires pacifiques, à l’exemple des anciens tribuns, combattront et mourront sur le Capitole et l’Aventin. Mais, pour champ de bataille, Marius et Sylla prendront l’Italie ; César et Pompée, tout l’univers romain.

Trois grands noms, les Gracques, Marius et César, marquent ainsi trois grandes divisions dans l’histoire du dernier siècle de la république. Tous trois sont vaincus : Marius par ses incertitudes, les Gracques et César par l’assassinat, et les nobles triomphent. Mais, à chaque adversaire qui tombe, ils voient se lever des ennemis plus nombreux et qui portent plus haut le débat. Dans les anciennes luttes, ils n’avaient en face d’eux que les plébéiens : maintenant ce sont tous les opprimés, pauvres de Rome, Italiens, esclaves, provinciaux. Deux fois, à trente ans d’intervalle, ils se soulevèrent : aux Gracques répondent Saturninus et Cinna ; à l’insurrection de Frégelles, la guerre Sociale ; à Eunus, Athénion, et aux plaintes des provinces, la révolte de l’Orient sous Mithridate, de l’Occident sous Sertorius. Tous, il est vrai, retombèrent brisés sous la main de Sylla et de ses lieutenants ; mais, s’ils ne gagnèrent pas isolément leur cause, ils combattirent pour n’avoir au moins qu’un seul maître, et la révolution qui remplaça par la monarchie la domination des nobles fut en partie leur ouvrage.

Les temps qui suivirent la seconde guerre Punique avaient préparé la chute de la liberté républicaine ; le siècle qui précéda la bataille d’Actium en consomma la ruine et enfanta au milieu d’inexprimables douleurs la royauté, mais aussi la paix publique, qui fut durant deux siècles et demi la rançon de l’empire.

De ces opprimés, les premiers qui prirent les armes furent ceux qui souffraient le plus : la révolte des esclaves siciliens commença cette ère sanglante.

Le monde ancien méprisait l’industrie autant que le monde moderne l’honore. Aujourd’hui que cette lutte contre la nature a pris des proportions grandioses, qu’elle exige les plus nobles efforts de l’intelligence, l’industrie s’est pour ainsi dire spiritualisée, et, en se donnant pour but, non d’accroître le luxe et les désordres de quelques-uns, mars le bien-être de tous, elle a légitimé sa puissance et heureusement ennobli le travail. Les anciens ne connaissaient d’autre art que l’éloquence et la guerre, d’autre théâtre à leur activité que le forum pour gagner le peuple, que le champ de bataille pour asservir l’ennemi : en un mot, agir sur l’homme par la parole ou par les armes, mais non sur la nature physique qu’ils dédaignaient à force de frugalité ou à laquelle ils ne voulaient demander que des voluptés grossières[1]. Les deux oracles de la sagesse antique, Cicéron[2] et Aristote, disaient : Aux esclaves revient tout ce qui exige l’emploi des forces corporelles, aux citoyens ce qui demande l’exercice de l’intelligence, excepté la guerre pour défendre la cité, et l’agriculture pour la nourrir[3]. II y a de la grandeur dans cette théorie. Malheureusement elle avilissait le travail en le séparant de l’intelligence et de la liberté ; elle jetait dans la paresse et dans les révolutions le pauvre de condition libre, et, en faisant de l’esclave un instrument, une machine à face d’homme[4], elle créait tous les dangers de la servitude.

Le mépris que dans l’intérieur de chaque cité le citoyen eut pour l’esclave, les peuples guerriers l’eurent au dehors pour les peuples travailleurs, et le monde ancien, sans droit des gens ni politique générale, apparaît comme une arène sanglante où les vaincus furent toutes les nations industrieuses. Athènes tomba sous les coups de Sparte, Milet et Phocée périrent par la main des l’erses ; Tyr, par Alexandre ; Tarente, Syracuse, et la plus grande de toutes, Carthage, par les Romains. La raison en est simple : ces villes ayant changé leurs citoyens en riches voluptueux ou en artisans timides, durent confier leur fortune à des soldats mercenaires, qui ne pouvaient résister aux troupes nationales des peuples guerriers. Comme ceux-ci voyaient partout l’industrie compagne de la faiblesse, ils tinrent en suprême dédain l’exercice des arts utiles, et, parmi eux, le plus pauvre se résigna difficilement à y chercher un secours contre la misère : les esclaves seuls et les affranchis eurent longtemps les peines, usais aussi les profits du travail.

Au temps des mœurs simples et frugales, Rome compta peu d’esclaves. Les besoins croissant avec le lute, il fallut pour les satisfaire des bras plus nombreux. La guerre approvisionnait abondamment tous les marchés, le captif étant esclave de droit, ex jure gentium[5]. On a vu ce que Paul-Émile, Sempronius Gracchus et Émilien avaient vendu d’esclaves. Plus tard, Marius livra aux enchères cent quarante mille Cimbres et Ambrons. Dans une seule ville[6], Cicéron retira en trois jours de la vente des prisonniers 2.500.000 francs. Pompée et César se vantaient l’un et l’autre d’avoir vendu ou tué deux millions d’hommes[7]. En temps de paix, on faisait la traite, non seulement les pirates qui couvraient les mers, mais les légions et les consuls. Popilius Lænas enleva en une fois dix mille Statielles, et Cassius des milliers de montagnards[8]. Dans les temps modernes, grâce au moins à l’aristocratie de la peau, le nègre seul avait à craindre l’esclavage. Autrefois la possession équivalait au titre ; la violence assurait le droit. Des femmes, des enfants, des hommes, étaient volés dans les villes et sur les grands chemins[9] ; car l’homme était alors le principal moyen d’échange, la denrée qui rapportait le plus, parce que le débit en était assuré et l’acquisition facile. Que d’illustres personnages ainsi tombés en servitude, polir ne parler que de Platon, de Diogène et de Térence[10] ! La loi de la cité ne reconnaissait plus le citoyen à qui la violence avait ravi la liberté ; il restait, à ses yeux, même après l’affranchissement, marqué d’une tache indélébile, et, s’il voulait recouvrer ses droits, il devait rentrer sans être vu par la porte secrète de l’impluvium, pour permettre à la loi d’accepter l’excuse de l’absence[11]. Encore, si sa femme s’était remariée, cette seconde union était-elle valable.

A défaut de la guerre et de la piraterie, le commerce régulier fournissait les marchés d’esclaves. Entouré d’une ceinture de peuples barbares, le monde romain trouvait, comme les négriers sur les côtes d’Afrique, une foule de petits chefs qui vendaient leurs prisonniers, au besoin leurs sujets. Des extrémités de la Gaule, de la Germanie et du pays des Scythes, descendaient incessamment vers les bords de la Méditerranée de longues files de barbares enchaînés, que conduisaient les marchands de Marseille, de Panticapée, de Phanagorie et de Dioscurias. Il venait jusqu’à des Bretons[12]. Une preuve de l’étendue et de l’activité de ce commerce, c’est que les Germains, dont les légions n’avaient pas encore touché les frontières, furent assez nombreux dans l’armée des gladiateurs pour former une division à part. Un peu d’argent, quelques étoffes, des armes, ou les denrées dont on manquait : en Thrace et en Afrique, du sel ; en Gaule, du vin, étaient les objets d’échange. Chez les Gaulois, dit Diodore (V, XVII, 25), pour la coupe on a l’échanson. Utique et l’Égypte fournissaient des noirs ; Alexandrie, des grammairiens ; les marchés de Sidon et de Chypre, des Asiatiques intelligents et dociles, mais corrompus et gardés pour la maison du maître ; la Grèce, ses beaux enfants et ses jeunes filles ; l’Épire et l’Illyrie, de bons pâtres ; la Germanie, la Gaule et la Thrace, des gladiateurs ; la Cappadoce, de vigoureux mais stupides travailleurs. Les Espagnols avaient mauvaise réputation ; on les disait enclins au meurtre et au suicide. Tout le monde barbare, tous les peuples vaincus, étaient ainsi représentés dans les ergastula de l’Italie ; et Spartacus put diviser ses compagnons en nations gauloises, thrace, germanique, etc. En Sicile, les Asiatiques et les Syriens dominaient. Ceux-là étaient surtout des débiteurs insolvables, des gens ruinés ou vendus par leurs pères et leurs princes pour acquitter l’impôt, souvent des hommes qui s’étaient livrés eux-mêmes pour sauver leurs familles[13]. Qu’on se rappelle que l’intérêt dans les provinces monta jusqu’à 48 pour 100, que les publicains chargés du recouvrement des impôts commettaient d’effroyables exactions, et l’on comprendra que des populations entières fussent vendues pour libérer les villes, les provinces ou les rois. Quand Marius demanda des secours au roi de Bithynie, Nicomède répondit : Vos publicains ne m’ont laissé que des enfants et des vieillards[14].

Aussi en entassait-on, dans les maisons et dans les villas, d’incroyables multitudes : Caton d’Utique, renommé pour sa simplicité, n’avait pas moins de quinze esclaves pour le servir en campagne[15] ; Damophile, un obscur propriétaire de Sicile, en possédait quatre cents[16], et les marchands romains établis à Utique[17], Crassus, un affranchi de Pompée, Démétrius, en avaient assez pour en faire des armées[18]. Pompée leva trois cents cavaliers parmi ses pâtres, et la familia de César était si nombreuse, qu’elle fit plus d’une fois trembler le sénat. Claudius Isidorus se plaignait que les guerres civiles ne lui en eussent laissé que quatre mille cent seize. Scaurus, qui bâtit pour quatre-vingt mille spectateurs un théâtre soutenu par trois cent soixante colonnes et orné de trois mille statues, en avait, dit-on, huit mille[19]. Athénée en donne jusqu’à vingt mille à certains particuliers[20].

Un état contre nature ne se maintient que par des lois contre nature. Pour refouler dans la servitude, c’est-à-dire dans la douleur, souvent dans l’infamie, l’esclave jadis libre, guerrier, même chef, que la guerre avait enchaîné, il fallait une pression d’autant plus morale, que la résistance morale était plus énergique. De là cette dureté pour l’esclave et ces lois de sang qui formaient le code noir de l’antiquité[21] : Point de repos pour l’esclave, disait Aristote[22] ; Qu’il dorme ou travaille, ajoutait Caton. Il ne fallait pas qu’il pût penser. D’autres, pour les tenir par la faim, les nourrissaient à peine. Ne prends pas, disaient encore les habiles, des esclaves appartenant à une nation libre, ils sont trop à craindre ; aies-en peu du même peuple, pour qu’ils ne puissent s’entendre, car autant d’esclaves, autant d’ennemis ; parle-leur par monosyllabes, pour les tenir dans le respect ; traite-les comme des bêtes féroces, et rends leur âme vingt fois plus esclave à force de coups d’étrivières[23]. On les appelait la race ferrée, ferratile genus[24].

Le maître a sur lui droit de vie et de mort, vitæ necisque potestatem[25]. Pour un délit léger, pour un caprice du maître, l’esclave expirait sous les verges, sur une croix, écrasé entre deux meules, ou abandonné sur la terre nue, les pieds, les mains, le nez et les lèvres coupés, ou suspendu en l’air par quatre crochets de fer pour être dévoré vivant par les oiseaux de proie. Si, pour venger de longs tourments, un esclave tuait son maître, en fit-il l’aveu, tous ses compagnons de servitude périssaient dans les tortures[26]. S’ils n’étaient pas de fait ses complices, ils l’étaient d’intention, et, après tout, ils étaient toujours coupables de n’avoir pas défendu leur maître. Pollion, le favori d’Auguste, faisait jeter vivants ses esclaves aux murènes[27]. Auguste lui-même fît mettre en croix un de ses intendants qui avait tué et mangé une caille de combat[28].

Si, pour échapper à ces tortures, aux prisons souterraines[29], au fouet toujours levé du commandeur (lorarius), l’esclave se faisait marron, s’il fuyait dans les montagnes, bientôt il y était traqué comme une bête fauve et vite reconnu à sa tête rasée, à son dos couvert de cicatrices, à ses pieds déchirés par les entraves, et aux marques tracées au fer rouge sur son front, soit le nom de celui à qui il appartenait, ou ces mots : Je suis un fugitif, un voleur, ou bien quelque belle sentence aimée du maître[30] : alors il expirait sous le bâton, à moins que l’avarice ne le sauvât pour l’envoyer aux mines et au moulin, d’où l’on ne sortait guère. , dit Diodore (III, 12), il n’y a ni répit ni miséricorde ; hommes malades ou mutilés, femmes, vieillards, tous, à force de coups, travaillent jusqu’à ce qu’ils tombent d’épuisement. — Grand Dieu ! s’écrie Apulée entrant dans un moulin, quelle population rachitique, à la peau livide et marquetée de coups de fouet ! Tous ils ont une lettre au front, un anneau au pied, les cheveux rasés d’un côté, sans vêtements. Rien de plus hideux à voir que ces spectres aux paupières rongées par la vapeur brûlante et la fumée[31]. Aussi le suicide et la fuite étaient si communs, qu’à Rome on accordait l’action rédhibitoire à l’acquéreur qui n’avait pas été averti que l’esclave acheté avait déjà fui ou voulu se tuer[32].

L’esclave n’avait rien, pas même un nom. Son pécule, gagné sur son repos et sa nourriture, pouvait être pris par le maître[33] ; il n’avait ni femme ni enfants, car il s’accouplait au hasard[34], et ses petits, comme disait Aristote, appartenaient au maître[35]. Quand il devenait malade, vieux ; infirme, on le portait autour du temple d’Esculape ; qu’il y guérit ou mourût, cela regardait le dieu.

Voilà le premier acte de ce drame douloureux que forme l’histoire du travail. Le moyen âge verra le second, avec les serfs de la glèbe ; les temps modernes, le troisième, avec le prolétariat. Mais, malgré les affranchissements successifs, la guerre entre le travail et le capital n’est malheureusement pas finie. Vienne vite la solution qui établira enfin la paix dans ce monde encore si troublé.

Comme les villes bâties sur un volcan, les sociétés qui reposent sur l’esclavage sentent toujours le sol trembler sous elles. Six fois le sénat eut à réprimer des révoltes partielles d’esclaves, avant d’avoir à combattre la formidable insurrection d’Eunus[36]. Ce Syrien, esclave en Sicile, avait prédit qu’il serait roi et assuré sa prophétie d’un miracle : en parlant il lançait des flammes ; une noix remplie de soufre allumé et cachée dans sa bouche accomplissait le prodige. Par ses impostures il s’était acquis une grande autorité sur ses compagnons d’infortune, quand la cruauté d’un maître, le riche Damophile, de la ville d’Enna, amena un soulèvement[37]. Ses quatre cents esclaves, ayant brisé leurs chaînes, se jetèrent dans la campagne et rentrèrent bientôt en force dans la ville ; tous les habitants furent massacrés ; Damophile servit longtemps de jouet à leur vengeance ; ils n’épargnèrent que sa fille, qui leur avait montré quelque pitié. Un mouvement pareil éclata à Agrigente, et cinq mille hommes vinrent se réunir aux esclaves d’Enna, qui avaient pris pour chef le prophète syrien, sous le nom du roi Antiochus. Dès qu’il y eut un camp, un lieu de refuge, les esclaves accoururent de tous les points de l’île. En quelques mois, Eunus réunit une armée de soixante-dix mille hommes. C’était le temps des honteux désastres essuyés par les légions devant Numance ; ils se renouvelèrent en Sicile. Quatre préteurs et un consul furent successivement battus. Maîtres d’Enna, au centre de l’île, deux cent mille esclaves répandaient la terreur de Messine à Lilybée ; tandis que de Tauromenium, sur la côte, ils montraient à leurs frères d’Italie leurs chaînes brisées. D’un bout à l’autre de l’empire, Ies esclaves tressaillirent, et quelques explosions trahirent l’incendie qui sourdement gagnait de proche en proche. A Délos, dans l’Attique, dans la Campanie, dans le Latium même, il y eut des tentatives de soulèvement. heureusement pour Rome, ces grands foyers d’esclaves étaient séparés par des mers ou par des pays mal peuplés. Alors, comme plus tard, l’insurrection ne put franchir le détroit, parce que les provocations qui venaient de la Sicile retombaient sans écho sur les solitudes du Bruttium et de la Lucanie.

Les guerres serviles ont toujours un caractère sauvage. Dans cette révolte contre une société qui leur infligeait de si intolérables douleurs, les esclaves ne cherchèrent que le plaisir de se venger et d’assouvir leurs brutales passions. Plus cruels, plus débauchés que leurs maîtres, ils n’entendaient rien changer à l’ordre établi, et ces hommes qui portaient encore la trace des fers ne protestaient pas même contre la servitude. Eunus faisait esclaves les ouvriers de condition libre dont il avait besoin. Il en coûte de le dire, la victoire des esclaves eût été un affreux malheur. Nos Jacques valaient mieux ; qu’ont-ils fait cependant dans leurs succès ? On ne peut devancer les temps. L’esclavage, c’est-à-dire le travail forcé, loi universelle du monde ancien, ne devait tomber que le jour où le travail libre serait réhabilité et organisé.

En 133, Calpurnius Pison, ayant rétabli la discipline dans les légions, fit lever aux esclaves le siége de Messine ; Rupilius, son successeur, leur prit Tauromenium, après les avoir réduits par la famine à manger leurs femmes et leurs enfants ; Enna lui fut livrée par trahison. Dés lors l’armée se dispersa ; il n’en resta que des bandes que l’on traqua dans les montagnes. Tous ceux qu’on fit prisonniers périrent dans les supplices. Le roi Antiochus, qui n’avait pas eu le courage de se tuer, fait pris dans une caverne avec son cuisinier, son boulanger, son baigneur et son bouffon. On le laissa mourir dans un cachot. Rupilius essaya de prévenir une nouvelle révolte par de sages règlements, que l’avidité des maîtres mit bientôt en oubli[38].

La révolte des esclaves était apaisée, mais la guerre civile commençait.

 

II. — TIBERIUS GRACCHUS.

En Angleterre, la noblesse remplit longtemps de ses membres les deux chambres du parlement. Les chefs des grandes familles siégeaient à la chambre haute comme pairs héréditaires ; les valets à la chambre basse, comme les élus de leurs fermiers, et l’aristocratie était ainsi maîtresse du pays. Quelque chose d’analogue au fond, quoique bien différent dans la forme, existait à Rome avant les Gracques. Les aînés des grandes maisons remplissaient le sénat, les plus jeunes le collège des tribuns ; de sorte que le même esprit, le même intérêt, régnaient à la place publique et à la curie. Ceux que le peuple considérait comme ses défenseurs et de qui lui venait l’impulsion pour ses résolutions et ses votes, n’étaient pas seulement les amis de la noblesse, ils étaient des nobles. Par cette occupation de toutes les avenues du pouvoir, du pouvoir même et des charges qui devaient en avoir le contrôle, le corps aristocratique dominait au sénat, où l’on gouvernait, et au Forum, où se formaient jadis les orages contre le gouvernement, mais les tempêtes éclateront de nouveau, quand arriveront au tribunat des nobles qui, renonçant à l’esprit de leur caste, prendront en main les intérêts populaires.

Les premiers de ces nobles, sincères amis du peuple et serviteurs prévoyants de l’État, furent les Gracques.

Si un héritage de gloire oblige à de grandes choses, les Gracques, descendants de Scipion et fils du conquérant de la Sardaigne et de l’Espagne, devaient s’élever bien haut pour rester dignes de leurs ancêtres.

Cette gloire de la famille Sempronia avait un caractère à part. Les exploits militaires n’y manquaient pas, mais on y trouvait de plus comme une généreuse sympathie pour les opprimés. C’était un Sempronius qui avait consenti à commander cette armée d’esclaves, dont le courage aida tant à sauver Rome après Cannes, et, sur le champ de bataille, il les avait tous affranchis. Le conquérant de l’Espagne en avait aussi été le pacificateur ; son nom était vénéré dans les montagnes de la Celtibérie autant qu’il était à Rome populaire, de cette popularité qui s’attache forcément aux grands caractères, et non pas de cette faveur qu’une foule accorde à qui la flatte le mieux. Homme prudent et grave, dit Cicéron[39] ; juste et inflexible, disait Caton, qui voyait en lui un Romain des anciens jours, Sempronius Gracchus se montra toujours le défenseur zélé de la vieille constitution. Il soutint la religion ébranlée[40], et, tandis qu’il combattait avec mesure et dignité les Scipions et les grands[41], d’une main il réprimait les publicains, et de l’autre il refoulait les affranchis dans une seule tribu[42], luttant à la fois contre la foule étrangère et contre l’aristocratie nouvelle, pour laisser dans le Forum la place libre à ce qui restait encore du vrai peuple romain. Dans les grandes familles de Rome, ces traditions domestiques ne s’oubliaient pas, et quand Tiberius porta sa loi agraire, ce ne fut pas, quoi qu’on en ait dit, par colère contre le sénat, mais pour soulager des misères sur lesquelles sans doute son père avait pleuré, pour prévenir des malheurs que Sempronius avait pressentis.

Tiberius et Caïus perdirent jeunes leur père, mais Cornélie le remplaça dignement. Elle les entoura des maîtres les plus habiles de la Grèce, et dirigea elle-même leur éducation[43]. Dans leur éloquence, Cicéron retrouvait celle de leur mère, dont il avait lu les lettres[44]. Parce qu’elle leur faisait honte qu’on l’appelât la belle-mère d’Émilien plutôt que la mère des Gracques, on lui a reproché son ambition ; elle en eut une, il est vrai, mais grande et légitime : elle aurait voulu que ses fils sauvassent leur patrie ; et l’on pardonne aisément à la fille de Scipion de s’être élevée au-dessus des faiblesses et de l’égoïsme de l’amour maternel. Pour elle-même, elle ne demandait d’autre parure que la gloire de ses enfants, et elle refusa, avec la main d’un Ptolémée[45], la couronne d’Égypte. Si Tiberius eut réussi, loin d’accuser Cornélie, on eût, comme elle le dit elle-même dans une lettre éloquente, adoré la divinité de sa mère[46].

Tiberius, plus âgé que son frère de neuf ans[47], se distinguait entre tous les jeunes gens de son âge par une gravité douce et par des vertus qui lui avaient fait de bonne heure une place à part parmi les nobles. Un jour qu’il dînait, chez les augures, arec Appius Claudius, personnage consulaire, ancien censeur et prince du sénat, celui-ci lui proposa sa fille en mariage. Tiberius accepte ; les conventions sont arrêtées, et Appius, rentrant chez lui, appelle sa femme dès le seuil de la porte : Antistia, lui dit-il, j’ai donné en mariage notre Claudia ! Antistia, surprise, se récrie : Pourquoi cet empressement et à quoi bon tant de hâte ? A moins pour tant que tu ne lui aies trouvé Tiberius pour mari. Il servit d’abord en Afrique avec distinction sous les ordres de son beau-frère, Scipion Émilien, et monta le premier sur les murs de Carthage. Plus tard (137), A suivit en Espagne, comme questeur, le consul Mancinus, dont il sauva farinée, en obtenant des Numantins une convention, qu’ils refusaient au consul. Le sénat annula le traité et voulut livrer à l’ennemi le consul et son questeur, nus, les mains liées, comme des esclaves. Mais le peuple ne permit pas que Tiberius fût puni pour l’impéritie de son chef, et Mancinus seul fut replis aux Numantins.

En revenant d’Espagne, Tiberius trouva les fertiles campagnes de l’Étrurie désertes ; dans Rome, une multitude oisive et affamée[48] que la guerre ne nourrissait plus ; dans l’Italie entière, plusieurs millions d’esclaves qui frémissaient au bruit des succès d’Eunus. Quel remède contre ce triple mal : la misère et la dégradation du peuple, l’extension. de l’esclavage, la ruine des campagnes ? Un seul : diviser ces immenses domaines que les grands avaient usurpés sur l’État[49], rendre à la propriété, régénérer parla vertu du travail la foule indigente[50], chasser les esclaves des campagnes, en y établissant des ouvriers libres, et changer en citoyens utiles ces affranchis qui de romain n’avaient encore que le nom ; en un mot, faire reculer d’un siècle la république, en reconstituant, par une loi agraire, la petite propriété et la classe moyenne. Ce n’était pas seulement l’unique voie, de salut qui restât, c’était encore demeurer fidèle à cette sage politique de concessions que le sénat avait longtemps suivie. Il n’avait rendu Rome si forte que parce qu’il n’avait jamais refusé de faire la part des éléments nouveaux qui se produisaient dans la cité. Aux plébéiens il avait ouvert les charges curules, aux pauvres il avait donné des terres, aux alliés des privilèges, combinant avec une rare habileté les principes conservateurs et ceux d’innovation, les intérêts des vieux citoyens et ceux des nouveaux membres de la société romaine. Mais, depuis que la conquête du monde avait enlevé aux grands, avec toute crainte, toute retenue, ils s’inquiétaient peu de cette masse d’hommes que la victoire avait jetés dans Rome. II leur semblait que le temps des transactions était passé ; et, à travers leur ambition et leur orgueil, ils ne voyaient pas que cette foule tôt ou tard se ferait place ; ils ne comprenaient plus qu’il fallait donner un lit à ce torrent, sous peine de le voir tout emporter. Tiberius, en reprenant le rôle de Licinius Stolon, n’était donc pas un révolutionnaire aveugle. La dualité primitive avait reparu, Rome renfermait de nouveau deux peuples ennemis. Cette union féconde que le tribun du quatrième siècle avait formée entre les deus castes hostiles des patriciens et des plébéiens, il fallait que celui du deuxième la renouvelât entre les nobles et la plèbe. S’il y avait réussi ; si, après les pauvres de Rome, il eût défendu encore les Italiens, comme le voulut son frère, Rome aurait pu compter sur de longs jours de calme, de force et de liberté.

Ce qui fait aujourd’hui le fond des doctrines socialistes, à savoir que, sous une forme ou sous une autre, l’État doit à tous ses membres la terre, les machines et le crédit, c’est-à-dire Ies instruments du travail, était, pour des raisons fort différentes, une idée très romaine. Elle sortait des entrailles mêmes de cette société, comme un souvenir persistant des anciennes gentes et des obligations du patron envers ses clients, comme le droit aussi des citoyens à se partager cet ager publicus qu’ils avaient acquis à la république par leur courage. Les lois agraires, l’abolition des dettes, les fondations de colonies avaient été l’application de cette pensée. Mais depuis longtemps on ne donnait plus de terre, et jamais il ne s’était trouvé dans la ville tant de pauvres qui en eussent besoin. Rome n’avait alors d’autre guerre que celle de Numance, redoutée et peu lucrative, et celle contre les esclaves, où l’on. ne trouvait rien à gagner. Tous ceux qu’avaient fait vivre depuis trois quarts de siècle le pillage du monde et les largesses des généraux, restaient sans emploi, inquiets et avides de nouveautés. Aussi la révolution était dans l’air, et il ne fallait qu’une voix qui dit tout haut ce que chacun pensait tout bas, pour que le gouvernement aristocratique chancelât dans ses fondements.

Les Gracques furent cette voix : pour arme, ils prirent le droit national, qu’on n’apercevait plus que confusément au-dessus du sénat et qu’ils firent descendre des nuages qui le voilaient, en rendant au Forum son énergie révolutionnaire, aux comices par tribus leur ancienne audace. Depuis un siècle, les grands, maîtres du tribunat parleurs fils ou leurs clients, en avaient neutralisé la puissance redoutable, et la vieille magistrature plébéienne semblait avoir perdu sa sévie populaire Mais il suffisait qu’un tribun voulût user dans l’intérêt du peuple des droits illimités de sa charge pour que l’axe du gouvernement se déplaçât.

Dès que Tiberius eut obtenu la puissance tribunitienne[51], le peuple attendit de lui le soulagement de ses misères (133). Les portiques, les murs des temples et les tombeaux furent couverts de placards qui l’excitaient à faire restituer aux pauvres les terres du domaine public. Blosius de Cumes, Diophanes de Mitylène, ses anciens maîtres, maintenant ses amis, sa mère, de graves sénateurs, l’encourageaient. Enfin, après avoir pris conseil de son beau-père Appius[52], du grand pontife Licinius Crassus, de Mucius Scævola, le plus célèbre des jurisconsultes de ce temps, et le consul de cette année, il reprit le projet de Lælius, et il proposa dans une assemblée du peuple par tribus la loi suivante :

Que personne ne possède plus de 500 arpents de terres conquises[53].

Que personne n’envoie aux pâturages publics plus de cent têtes de gros bétail ou plus de cinq cents têtes de petit.

Que chacun ait sur ses terres un certain nombre d’ouvriers de condition libre.

C’était l’ancienne loi de Licinius Stolon, qu’aucune prescription légale n’avait abolie. Afin d’en rendre l’exécution moins douloureuse pour les riches, Tiberius y ajouta :

Les détenteurs des terres publiques garderont 250 arpents pour chacun de leurs enfants mâles non encore émancipés ; et une indemnité leur sera allouée pour les dédommager des dépenses utiles faites par eux dans le fonds qui leur sera ôté[54].

Les terres ainsi recouvrées par l’État seront distribuées aux citoyens pauvres par des triumvirs élus à cet effet.

Les lots seront inaliénables et ne devront au trésor aucune redevance.

Ils constitueraient donc de véritables propriétés, sauf que les détenteurs ne les pourraient vendre.

Les riches furent frappés de stupeur. On voulait, disaient-ils, leur arracher les tombeaux de leurs aïeux, la dot de leurs épouses, l’héritage de leurs pères, des terres qu’ils avaient légitimeraient acquises à prix d’argent, qu’ils avaient améliorées, couvertes de constructions. Tout cela est vrai. Depuis que la loi Licinia vieillissait oubliée, les terres usurpées sur le domaine public avaient été, comme des propriétés ordinaires, vendues, léguées, données en gage, en dot. Parmi les détenteurs actuels, beaucoup étaient acquéreurs de bonne foi, bien qu’ils possédassent sans titre légal : mais l’État pouvait-il perdre ses droits, et la liberté sa seule chance de salut ?

Le pillage du domaine public n’avait pas profité seulement aux nobles de Rome et aux publicains. Dans les colonies, dans les municipes jouissant du droit de cité, partout où il y avait des richesses, il trouvait aussi des détenteurs de terres publiques. Ils accoururent à Rome, et, jusqu’au jour des comices, la ville fut en proie à la plus vive agitation. Ce jour venu, Tiberius monta à la tribune. Pensez-vous, demanda-t-il à l’assemblée, que ce qui appartient au peuple doive être donné au peuple ; que ce qui a été conquis en commun doive être soumis à une répartition commune ? Pensez-vous qu’un citoyen soit plus utile à la patrie qu’un esclave, un brave légionnaire qu’un homme incapable de combattre, un membre dévoué de la cité qu’un étranger et un ennemi ? Et, s’adressant aux riches : Cédez quelque peu de votre richesse, si vous ne voulez pas que tout vous soit un jour ravi. Eh quoi ! les bêtes sauvages ont leurs tanières, et ceux qui versent leur sang pour l’Italie ne possèdent rien que l’air qu’ils respirent ! Sans toit où s’abriter, sans demeure fixe, ils errent avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent, quand ils les exhortent à combattre pour les temples des dieux, pour les tombeaux de leurs pères. De tant de Romains en est-il un seul qui ait un tombeau, un autel domestique ? Ils ne combattent, ils ne meurent que pour nourrir le luxe et l’opulence de quelques-uns. On les appelle les maîtres du monde, et ils n’ont pas en propriété une motte de terre[55].

A ces paroles éloquentes, il ajoutait des considérations prophétiques : La plus grande partie de notre territoire, disait-il, est un butin de guerre, et la conquête de l’univers vous est promise. Vous y réussirez, si vous avez assez de citoyens pour l’entreprendre ; vous perdrez même ce que vous possédez, si leur nombre, comme à présent, ne cesse de décroître. La première partie de la prédiction s’accomplit ; mais les grands, n’ayant pas voulu aider les Gracques à guérir cette plaie du paupérisme qui minait la république, ce fut par des soldats mercenaires, remplaçant les citoyens sous les enseignes, que le monde fut conquis, et ces mercenaires firent perdre à l’aristocratie romaine, mieux que ses biens, sa puissance et l’antique liberté.

Le peuple allait voter dans ses comices par tribus, mais les riches avaient secrètement gagné le tribun Octavius, détenteur lui-même de terres publiques. Quand le greffier voulut lire la rogation, il opposa son veto. Tiberius, irrité, supprima les deux articles qui seuls rendaient sa proposition acceptable, l’indemnité et les arpents réservés ans détenteurs et à leurs fils[56]. Dès ce moment, on ne pouvait plus s’attendre qu’à des scènes sanglantes, car la réforme devenait une révolution, et elle jetait dans l’opposition les hommes modérés qui auraient bien acheté la paix et la sécurité au pria d’une partie de leur fortune, mais dont le patriotisme n’allait pris jusqu’à braver la misère.

Octavius maintint son veto. En vain Tiberius employa les plus éloquentes prières, en vain il lui offrit, pour le désintéresser, de lui reliure sur son propre bien les terres que la loi lui enlèverait, le tribun resta inébranlable. Cette fermeté poussa Tiberius à des mesures violentes. En vertu de la puissance illimitée que le veto lui donnait, il arrêta tout le jeu du gouvernement, suspendit les magistrats de leurs fonctions, scella de son sceau les portes du trésor et défendit qu’on s’occupât d’aucune affaire avant d’avoir voté sur la loi.

Alors se vit un curieux spectacle : les riches prirent des vêtements de deuil et parcoururent la ville en sollicitant la pitié du peuple ; mais, en secret, ils apostaient des assassins pour tuer le tribun. Tiberius, averti, porta sous sa robe un poignard dont il laissa passer la pointe. Le jour de l’assemblée, comme il appelait le peuple aux suffrages, les riches enlevèrent les urnes. Cette. violence allait devenir le signal d’une bataille, quand deux consulaires, se jetant à ses pieds, le conjurèrent de renoncer à son entreprise ou d’en référer au sénat. Le tout-puissant tribun était si bien convaincu de la bonté de sa cause. qu’il accepta ; il se rendit à la curie, mais les riches dominaient : il n’y eut pas de conciliation possible.

Puisque, tous deux tribuns du peuple, dit un jour Tiberius à son collègue, nous sommes égaux en puissance, il faut que l’un de nous deux soit déposé : prenez sur moi les suffrages. Octavius s’y refusant : Eh bien, demain le peuple décidera si un tribun opposé aux intérêts qu’il doit défendre peut rester en charge. Déjà dix-sept tribus sur trente-cinq avalent voté pour la déposition. Tiberius vent tenter un dernier effort ; il arrête les suffrages, et tenant Octavius étroitement embrassé, il le conjure, au nom de leur vieille amitié, de ne pas s’exposer à l’affront d’une destitution publique, de lui épargner à lui-même l’odieux de cette mesure extrême. Octavius fut ému de ces prières, ses yeux se remplirent de larmes, et il garda longtemps le silence ; mais ses regards s’étant portés sur la foule des riches, il craignit leurs reproches, et répondit : Qu’il soit fait ainsi que le peuple voudra. Il fut déposé, arraché de la tribune, et il aurait été massacré si Tiberius ne fût accouru pour le sauver. Un esclave, qui le précédait, tomba percé de coups. Ce fut le premier sang versé dans la guerre civile, et la déposition d’Octavius la première atteinte à l’inviolabilité tribunitienne.

Jusqu’alors Tiberius avait eu raison ; à partir de ce moment, il eut tort, car lui, qui, comme tribun, était tout particulièrement chargé de défendre la constitution, il venait d’en méconnaître le principe essentiel. Les grands tribuns du quatrième siècle n’agissaient pas ainsi. Licinius Stolon avait vaincu les grands, non par emportement, mais à force de persévérance. Ce qu’il avait mis dix ans à gagner, Tiberius voulut l’obtenir en un jour, et il ne l’obtint aussi que pour un jour.

La loi en effet passa ; le plus difficile était de l’exécuter. Tiberius avait bien écrit dans sa rogation que des triumvirs, élus par le peuple, procéderaient aux opérations du partage et resteraient en charge jusqu’à ce qu’elles fussent accomplies[57]. Les trois commissaires furent lui-même, son frère Caïus, en ce moment en Espagne, et son beau-père Appius. Mais alors commencèrent les innombrables difficultés de l’exécution. Comment reconnaître ces terres du domaine usurpées depuis des siècles ? par où commencer ? comment faire et distribuer les lots ? Puis il fallait contenir l’impatience des pauvres et déjouer le mauvais vouloir des grands. Le sénat lui avait refusé une tente comme on en donnait à tous les citoyens chargés d’une légation publique ; et, pour sa dépense, il ne lui avait alloué, sur le rapport de Scipion Nasica, que 9 oboles par jour. On essayait aussi contre lui des moyens qui avaient réussi contre Cassius, Manlius et Spurius Melius. Un sénateur attesta qu’Eudème, qui avait apporté le testament d’Attale de Pergame, avait remis à Tiberius la robe de pourpre et le diadème du roi, dont le tribun comptait bien un jour se servir à Rome. Tiberius y répondit en faisant décréter que les trésors d’Attale seraient distribués aux citoyens à qui le sort donnerait des terres, pour couvrir les premiers frais de culture et l’achat des instruments aratoires.

Jusqu’alors il s’était abstenu, afin de rendre sa position plus simple, de toute atteinte aux droits politiques des grands : cette fois il souleva contre lui le sénat tout entier, en déclarant qu’il ferait lui-même a l’assemblée du peuple le rapport sur le royaume de Pergame. Ce n’était rien moins qu’une première tentative pour transférer du sénat au peuple l’administration des affaires extérieures. Puis il voulait abréger le temps du service militaire, rétablir l’appel au peuple des sentences de tous les jugements, et adjoindre aux sénateurs dans les tribunaux un nombre égal de chevaliers. Suivant quelques-uns, il attrait aussi fait des promesses aux Italiens[58]. Mais déjà le peuple ne le suivait plus. Pour frapper la foule, il faut des idées simples. Quand il s’était agi de la loi agraire, les trente-cinq tribus avaient voté comme un seul homme. Au milieu des complications qu’offraient les rogations nouvelles, les pauvres ne reconnaissaient plus cet intérêt positif et immédiat qui les avait ralliés autour du tribun. Deux siècles auparavant, Licinius n’avait réussi, pour le partage du consulat, qu’en déclarant sa loi agraire inséparablement unie à ses lois politiques. Tiberius proposa celles-ci après la première, et il échoua.

Cependant on l’aimait encore. Un de ses amis étant mort subitement, tous les pauvres accoururent ; ils voulurent porter le corps, et, comme le premier bûcher où il fut déposé ne brûla pas, on cria qu’il avait été empoisonné. Tiberius se sentait lui-même menacé, sa vie était l’enjeu de la terrible partie qu’il avait engagée ; il le savait : un jour on le vit paraître sur la place publique en vêtements de deuil, conduisant par la main ses deux enfants, et demandant pour eux, pour leur mère, la protection du peuple. La foule s’émut, et, pendant quelque temps, un grand nombre de citoyens firent, le jour et la nuit, une garde vigilante autour de leur tribun. Mais déjà ils lui reprochaient l’atteinte portée par lui au tribunat. Un certain Annius, qu’il accusait, lui ayant dit : Si j’en appelle à un de tes collègues, et qu’il oppose son veto, le feras-tu déposer ? Tiberius déconcerté, congédia l’assemblée et ne répondit que le lendemain par un long discours sur le caractère de l’inviolabilité tribunitienne. Oui, le tribun est sacré et inviolable, mais à une condition : c’est qu’il ne soit pas infidèle à son mandat. Faudra-t-il donc laisser un tribun abattre le Capitole, brûler les arsenaux., énerver ou détruire la puissance du peuple ? Eh quoi ! le peuple dispose librement des offrandes consacrées dans les temples, il en use et les transfère selon ses besoins, et il ne pourrait pas disposer d’une charge qu’il a donnée ? Nos vierges saintes qui entretiennent le feu éternel sont, pour une négligence dans le service des dieux, enterrées vivantes, et le tribun qui, loin de servir le peuple, abuse contre lui de l’autorité qu’il en a reçue, ne pourrait pas être privé de sa charge ?

Tout cela était vrai, mais cette inviolabilité tribunitienne, parfois gênante, avait été jusque-la respectée ; Tiberius, en ne la respectant pas, révéla le secret funeste que la foule mobile du Forum pouvait, en un moment de caprice ou de colère, bouleverser les lois, la constitution et les coutumes des aïeux.

Pour échapper à toutes les haines qu’il avait soulevées, il lui fallait un second tribunat, il le demanda ; mais le plus grand nombre de ses partisans étaient alors retenus aux champs par la moisson, et, parmi les tribuns ses collègues, plusieurs lui étaient contraires. Plutarque raconte gravement que le jour de l’assemblée, Tiberius fut un instant ébranlé par de funestes présages. Deux serpents avaient fait leurs petits dans un casque richement orné qui lui avait servi à la guerre. Les poulets sacrés, qu’il s’était fait apporter, avaient refusé de venir prendre leur nourriture, quoique le pullaire secouât rudement la cage pour les forcer à sortir. Lui-même, en quittant sa demeure, se heurta si violemment le pied contre le seuil, qu’il se fendit l’ongle de l’orteil et que le sang coula à travers sa chaussure. Enfin, à peine était-il dans la rue qu’il vit deux corbeaux se battre sur un toit, et qu’un morceau de tuile vint tomber à ses pieds. Il y avait encore tant de superstitieuses frayeurs chez ce peuple qui ne croyait déjà plus à ses dieux, mais qui croyait toujours au Destin, révélé par des signes, que les plus hardis partisans du tribun voulurent l’empêcher d’aller plus loin : Quelle honte, s’écria Blosius, pour le petit-fils de l’Africain, s’il se laissait arrêter par un corbeau ! En même temps, Tiberius recevait de ses amis réunis au Capitole, où devait se faire l’élection, de pressants messages. Tout allait bien pour lui, disaient-ils. On l’accueillit, en effet, avec les acclamations les plus affectueuses, et l’on veilla à ce que personne ne l’approchât qui ne fût bien connu. Déjà deus tribus avaient voté en faveur de sa réélection, quand les riches, qui s’étaient rendus en grand nombre à l’assemblée, s’écrièrent qu’un tribun ne pouvait être continué deux ans de suite dans sa charge. Une collision éclata ; les partisans de Tiberius se jetèrent sur les opposants, qui s’enfuirent avec les tribuns de leur parti, en répandant le bruit, par la ville, que Tiberius avait destitué tous ses collègues et s’était proclamé lui-même tribun pour l’année suivante.

Cependant il n’avait pas autour de lui plus de trois mille hommes. Dans ce moment le sénateur Fulvius Flaccus étant monté sur un lieu d’où il pouvait être vu de toute l’assemblée fit signe de la main qu’il avait à parler à Tiberius. Celui-ci ordonna qu’on lui ouvrit passage, et Fulvius déclara que les riches, dans le sénat, n’ayant pu attirer le consul à leur parti, avaient formé le dessein de tuer Tiberius, et qu’ils avaient armé leurs clients et leurs esclaves. A cet avis, les amis du tribun ceignirent leurs robes, brisèrent les bâtons avec lesquels les licteurs écartaient la foule, et en prirent les tronçons pour se défendre. Ceux à qui l’éloignement n’avait pas permis d’entendre, ayant demandé la cause de ces préparatifs, Tiberius porta la main à sa tête, pour faire connaître le danger qui le menaçait. Aussitôt ses ennemis coururent dire au sénat, réuni dans le temple de Fides, qu’il demandait le diadème.

Cette nouvelle causa dans la curie l’émotion la plus vive. Scipion Nasica requit le consul d’aller au secours de Rome et d’abattre le tyran. Scævola répondit avec douceur qu’il ne donnerait pas l’exemple d’employer la violence, et qu’il ne ferait périr aucun citoyen qui n’aurait pas été jugé dans les formes. Si le peuple, ajouta-t-il, ou gagné ou forcé par Tiberius, rend quelque ordonnance qui soit contraire aux lois, je ne la ratifierai pas. Alors Nasica, s’élançant de sa place : Puisque le premier magistrat, s’écria-t-il, trahit la république, que ceux qui veulent aller au secours des lois me suivent ! En disant ces mots, il se couvre la tête d’un pan de sa robe, et marche au Capitole, entraînant avec lui une partie du sénat et des riches, qui, suivis de leurs esclaves armés de bâtons et de massues, se saisissaient encore des débris et des pieds des bancs que le peuple brisait dans sa fuite. Ils montent ainsi vers Tiberius en frappant tous ceux qui lui faisaient un rempart de leurs corps ; plusieurs furent tués, d’autres poussés jusqu’à la roche Tarpéienne et précipités ; le reste s’enfuit. Tiberius lui-même tournait autour du temple de Fides, que les prêtres avaient fermé ; mais, s’étant heurté contre un cadavre, il tomba, prés de la porte même, au pied des statues des rois. Comme il se relevait, un de ses collègues, Publius Saturnius, le blessa à la tête avec le pied d’un banc, le second coup lui fut porté par un autre tribun, Lucius Rufus, qui s’en vanta comme d’une belle action. Plus de trois cents de ses partisans périrent avec lui. Après avoir épuisé sur leurs cadavres tous les outrages, on les jeta dans le Tibre. Caïus, revenu d’Espagne, avait vainement réclamé le corps de son frère.

Le sénat et la ville, dominés par la faction des grands, restèrent quelque temps sous le coup de la terreur. Après la mort de Tiberius, dit Salluste, c’est le peuple entier qui fut accusé et poursuivi[59]. Tous les amis du tribun qu’on ne put saisir furent bannis, les autres exécutés. De ce nombre étaient le rhéteur Diophanès et un certain C. Villius, qu’ils enfermèrent dans un tonneau avec des serpents et des vipères. Quand Blosius fut amené devant les consuls : Je n’ai fait, dit-il, que suivre les ordres du tribun. — Mais, lui répondit Nasica, s’il t’avait ordonné d’incendier le Capitole ?Jamais Tiberius n’eût donné un pareil ordre. — S’il l’eût fait cependant ?J’aurais obéi, parce que, s’il me l’eût commandé, c’est que le bien du peuple l’eût voulu. Blosius trouva moyen de s’échapper et de fuir auprès d’Aristonic ; après la défaite de ce prince, il se tua pour ne pas tomber au pouvoir des Romains. Ceux, même parmi les plus grands personnages, qui avaient donné appui au tribun, se hâtèrent de le condamner. Il est triste de compter parmi eux le consul Scævola, qui déclara que Nasica, quoique simple particulier, avait eu le droit de recourir aux armes, et qui honora, dans plusieurs décrets, son courage. Peut-être qu’effrayé de la tendance démagogique des derniers actes du tribun, il voulait, en sanctionnant une violence irréparable, désarmer les grands et sauver au moins cette loi agraire qu’il avait lui-même rédigée.

Malgré ces sanglantes représailles, personne, pour le moment, n’osa toucher ê la loi, tant les modérés du sénat et les hommes véritablement politiques en reconnaissaient la nécessité. A Tiberius on substitua comme triumvir Licinius Crassus, beau-père de Caïus ; à celui-ci, tombé dans la guerre contre Aristonic, un sénateur populaire, Fulvius Flaccus ; quand Appius mourut, il eut aussi pour successeur un éloquent défenseur de la loi, Papirius Carbon, et l’on a trouvé une inscription où le consul de cette année, Popillius, le persécuteur des amis du tribun, se vante d’avoir le premier remplacé, sur les domaines assignés, les pasteurs nomades par des laboureurs sédentaires[60]. Les assignations continuèrent donc, et l’on en constata bien vite les effets : le cens de 131 n’avait donné que trois cent dix-sept mille huit cent vingt-trois citoyens pouvant être admis dans les légions ; celui de 125 en compta trois cent quatre-vingt-dix mille sept cent trente-six. En six années, la réserve de l’armée s’était accrue de soixante-douze mille soldats, et le prolétariat avait diminué d’autant. C’est la justification de la loi Sempronia.

Le tribun mort redevint même redoutable ; le peuple s’accusait de l’avoir laissé périr, et Nasica ne pouvait se montrer nulle part sans être poursuivi des huées de la multitude. Déjà on parlait de le mettre en jugement ; le sénat l’éloigna sous prétexte d’une mission en Asie. Il erra quelque temps, consumé de chagrin, et alla tristement finir à Pergame.

 

III. — SCIPION ÉMILIEN.

Lorsque, durant une révolution, un grand corps politique s’efface, il abdique. Dans la lutte contre Tiberius, le sénat avait laissé à un simple particulier le premier rôle. De ce jour, il perdit le prestige de sa puissance, et la satisfaction donnée au peuple par l’exil de Nasica ne fit qu’encourager les nouveaux chefs populaires. Le triumvir Carbon, nommé tribun (131), recommença la lutte. D’abord il proposa le scrutin secret pour le vote des lois, afin qu’il ne fût plus possible aux riches de suivre les suffrages et de les arrêter quand ils tourneraient contre eux. Puis il demanda que le même citoyen pût être continué dans le tribunat, pour que la loi ne légitimât plus la violence par laquelle Tiberius avait péri. Un autre, Atinius, usant des moyens dont Ies grands avaient donné l’exemple, osa faire saisir et charger de coups le censeur Metellus, qui l’avait chassé du sénat ; il l’aurait précipité de la roche Tarpéienne, si ses collègues ne l’eussent arraché de ses mains[61]. Enfin Caïus Gracchus sortait déjà de la retraite à laquelle il s’était condamné depuis la mort de son frère. Quant aux rogations de Carbon, la première passa ; la seconde, qui tendait à constituer une royauté populaire, échoua momentanément contre l’opposition de Scipion Émilien.

Effrayé, comme Mucius Scævola, du caractère révolutionnaire que la réforme avait pris, Scipion avait condamné son beau-frère : Ainsi périsse quiconque voudra l’imiter[62], avait-il dit en apprenant sa mort ; et, de retour à Rome avec son armée victorieuse (132), il n’hésita pas à sacrifier sa popularité en blâmant publiquement les lois de Tiberius et de Carbon. Il passait donc dut côté des grands, lui à qui le peuple avait donné, malgré les grands et malgré les lois, deux consulats et la censure, lui qui savait si bien de quels maux périssait la république ; mais il y passait en y portant de vastes desseins. Tiberius n’avait réussi qu’à moitié : sa loi, très profitable aux pauvres des tribus rustiques[63], n’avait pas renvoyé aux champs la populace de la ville ; cette foule famélique n’avait pas voulu renoncer la vie paresseusement passée sous les portiques, au Forum, ou à la porte des grands[64]. Ils avaient refusé l’aisance que Tiberius leur offrait avec le travail, et ils n’avaient pas osé défendre celui qui combattait pour eux. Cette lâcheté inspira au vainqueur de Numance un indicible mépris pour ces hommes que jamais d’ailleurs il n’avait trouvés parmi ses légionnaires. Un jour qu’ils l’interrompaient au Forum : Silence, s’écria-t-il, vous que l’Italie ne reconnaît pas pour ses enfants[65] ; et, comme des murmures s’élevaient encore : Ceux que j’ai amenés ici enchaînés ne m’effrayeront point parce que aujourd’hui on leur a ôté leurs fers. Et les affranchis se turent.

C’était la première fois qu’était prononcé ce mot, l’Italie ! À la vue des tribus rustiques dépeuplées et de la ville encombrée d’une foule étrangère, Scipion avait compris que les temps de Rome étaient finis et que ceux de l’Italie devaient commencer. Par la destruction de la classe moyenne, la république avait perdu la ferme et large base qui jusqu’alors l’avait portée. Pour sauver les destinées de l’empire, il ne fallait plus compter sur le sénat, sur les grands ou sur le peuple. Ces trois ordres n’avaient montré dans les dernières circonstances que faiblesse, arrogance et lâcheté. En restant une cité, quelque immense qu’elle fût, Rome allait demeurer livrée à tous les désordres des petites républiques dégénérées. De cette ville, il fallait faire un peuple. Pour les anciens, qui concentraient la souveraineté dans un certain lieu et qui voulaient l’exercer directement, sans l’intermédiaire de représentants, le problème était difficile. Peut-être n’était-il pas au-dessus de la haute intelligence de celui que Cicéron a pris pour son héros.

Dans ce plan nouveau, la loi agraire n’était plus nécessaire : elle aurait diminué quelques misères et quelques fortunes injustement acquises ; mais si les citoyens des tribus rustiques la demandaient, ni le peuple de Rome ni les grands n’en voulaient, et elle blessait les Italiens. Scipion la combattit en montrant les inextricables difficultés qu’elle soulevait. Pour forcer les possesseurs des terres publiques à fournir l’état de leurs propriétés, les triumvirs avaient invité tous les citoyens à les dénoncer et à les traduire en justice. De là une multitude de procès embarrassants. Partout où, dans le voisinage des terres que la loi atteignait, il s’en trouvait d’autres que l’État avait vendues ou distribuées aux alliés, il fallait, pour avoir la mesure d’une partie, arpenter la totalité et examiner ensuite en vertu de quelle loi les ventes ou les distributions avaient été faites. La plupart des propriétaires ne possédaient. ni acte de vente ni acte de concession ; et, lorsque ces documents existaient, ils se contrariaient l’un l’autre. Quand on avait vérifié l’arpentage, il se trouvait que les uns passaient d’une terre plantée et garnie de bâtiments sur un terrain nu ; d’autres quittaient des champs pour des landes, des terres fertiles pour des marécages. Dés l’origine, les terres conquises avaient été divisées négligemment ; d’autre part, le décret qui ordonnait de mettre en valeur les terres incultes avait fourni occasion à plusieurs de défricher des terres limitrophes de leurs propriétés et de confondre ainsi l’aspect des unes et des autres. Le temps avait d’ailleurs donné à toutes ces terres une face nouvelle, et les usurpations des citoyens riches, quoique considérables, étaient difficiles à déterminer. De tout cela il ne résultait qu’un remuement universel, un chaos de mutations et de translations respectives de propriétés.

Irrités de la précipitation avec laquelle tout était expédié par les triumvirs, Ies Italiens se déterminèrent à prendre pour défenseur contre tant d’injustices Cornelius Scipion, le destructeur de Carthage. Le zèle qu’il avait trouvé en eux dans les guerres ne lui permettait pas de s’y refuser. il se rendit au sénat, et, sans blâmer ouvertement la loi de Gracchus, par égard pour les plébéiens, il fit un long tableau des difficultés de l’exécution, et conclut à ce que la connaissance de ces contestations fût ôtée aux triumvirs, comme suspects à ceux qu’il s’agissait d’évincer. La proposition paraissait juste : on l’adopta, et le sénat chargea de ces jugements le consul Tuditanus. Mais celui-ci n’eut pas plutôt commencé, qu’effrayé de toutes ces complications, il partit pour l’Illyrie, et, personne ne se présentant plus devant les triumvirs, les choses restèrent en suspens. Ce résultat commença d’exciter contre Scipion l’animosité du petit peuple. Deux fois ils l’avaient nommé consul, et ils le voyaient agir contre eux dans l’intérêt des Italiens. Les ennemis de Scipion disaient aussi tout haut qu’il était décidé à abroger la loi agraire par la force des armes et en versant beaucoup de sang[66]. Le mot de dictateur était prononcé. Nous avons un tyran, disait Caïus Gracchus, et Fulvius le menaçait. Les ennemis de la patrie ont raison, répondit-il, de souhaiter ma mort, car ils savent bien que Rome ne pourra périr tant que Scipion vivra.

Un soir il s’était retiré, avec ses tablettes, pour méditer la nuit le discours qu’il devait prononcer le lendemain devant le peuple ; au matin, on, le trouva mort, sans blessure[67]. Selon les uns, le coup avait été préparé par Cornélie, mère de Gracchus, qui craignait l’abolition de la loi agraire, et par sa fille Sempronia, femme de Scipion, laide et stérile, qui n’aimait pas son mari et n’en était pas aimée. Selon d’autres, il se donna la mort, voyant qu’il ne pouvait tenir ce qu’il avait promis. Au dire de quelques-uns, des esclaves, mis à la torture, avouèrent que des inconnus, introduits par une porte de derrière, avaient étranglé leur maître ; ils avaient craint de déclarer le fait, parce qu’ils savaient que le peuple s’en réjouirait. On ne peut douter que cette mort ne fût la représaille du meurtre de Tiberius des deux côtés on goûtait au sang.

Les grands, qui peut-être redoutaient Émilien autant que le peuple, ne cherchèrent pas à le venger ; il n’y eut point d’enquête, et celui qui avait détruit les deux terreurs de Rome n’eut pas même de funérailles publiques ; ruais un de ses adversaires politiques lui rendit un glorieux témoignage[68] : Metellus le Macédonique voulut que ses fils portassent le lit funèbre. Jamais, leur dit-il, vous ne rendrez le même devoir à un plus grand homme (129).

Les Italiens, si désireux depuis longtemps du droit de cité, s’étaient crus un instant au terme de leur longue attente ; chaque jour il s’en glissait dans Rome : un d’entre eux, Perperna, venait d’être nommé consul, et Scipion avait pris en main leur cause. Sa mort les laissant sans protecteur, les nobles se hâtèrent de repousser le nouvel ennemi qui voulait se mêler à leurs querelles intestines, et le sénat fit bannir de Rome, par un décret, tous les Italiens qui s’y trouvaient[69]. Il fallut que le vieux père du vainqueur d’Aristonic arrachât de sa demeure les faisceaux consulaires et qu’il retournât dans sa bourgade du Samnium, honteusement chassé d’une ville où son fils était entré en triomphateur (126).

Mais les chefs du parti populaire s’aperçurent vite que le sénat, par ses rigueurs, leur fournissait une arme puissante ; ils s’en saisirent avec habileté. Caïus Gracchus, alors questeur, s’opposa vivement à l’expulsion des Italiens[70], et un des triumvirs, l’ami du premier des Gracques, Fulvius, nommé consul, leur permit d’en appeler au peuple du décret de bannissement ; puis, afin d’unir dans la même cause deux intérêts contraires, le peuple et les Italiens, il proposa de donner le droit de cité à tous ceux qui n’auraient aucune portion des terres publiques[71] (125). Heureusement pour le sénat, que le consul refusait de convoquer, les Massaliotes implorèrent l’assistance de Rome contre leurs voisins. Fulvius partit avec une armée ; on avait aussi éloigné Caïus en l’exilant comme proquesteur dans la Sardaigne, où une insurrection venait d’éclater[72], et les habitants de Frégelles ayant voulu arracher par la force ce qui était refusé à leurs prières, une armée marcha contre eux sous la conduite du préteur Opimius. La ville, trahie par un des siens, Numitorius Pullus, fut prise et détruite : elle ne s’est jamais relevée[73]. Cette exécution sanglante arrêta pour trente-cinq ans le soulèvement de l’Italie (125).

 

IV. — CAÏUS GRACCHUS.

Caïus avait vingt et un ans à la mort de son frère. Plus impétueux, plus éloquent, d’une ambition peut-être moins pure, il donna à la lutte commencée par Tiberius des proportions plus grandes. Celui-ci n’avait voulu que soulager la misère des pauvres : Caïus prétendit changer toute la constitution. D’abord il avait paru répudier le sanglant héritage de son frère ; mais une nuit, dit Cicéron, il crut entendre sa voix : Caïus, pourquoi différer ? ta destinée sera la mienne : combattre et mourir pour le peuple[74]. Cependant il voyait le nombre de ses partisans croître avec celui des assignations de terres : entre les années 131 et 125, le cens s’augmenta de soixante-seize mille citoyens[75], qui devaient leur aisance à la loi Sempronia. Aussi la première fois qu’il parla en publie, de vifs applaudissements l’accueillirent et ranimèrent sa confiance ; il soutint les lois de Carbon, et, en 127, il brigua la questure. Le sort le désigna pour accompagner en Sardaigne le consul Oreste (126). Tel était l’ascendant de son nom sur les alliés, que la province ayant, dans une saison mauvaise, refusé au consul, avec l’autorisation du sénat, des vêtements pour ses légionnaires, le questeur alla de ville en ville et obtint d’elles plus qu’il ne leur avait été demandé. A sa considération, le roi de Numidie, Micipsa, envoya dans l’île un grand convoi de blé. Déjà le sénat s’alarmait de ce crédit d’un jeune homme qui seul habillait et nourrissait une armée. Pour empêcher le retour de Caïus, il ordonna au consul de rester dans sa province, même après le licenciement des troupes qu’on fit remplacer par de nouvelles levées. Mais Caïus n’accepta pas cet exil : il courut à Rome, et, quand on l’accusa devant les censeurs d’avoir violé la loi qui retenait le questeur auprès de son général, il se défendit en jetant de la tribune, comme il le disait lui-même[76], des épées et des poignards : J’ai fait douze campagnes, et la loi n’en exige que dix ; je suis resté trois ans questeur, et au bout d’une année je pouvais sortir de charge. Dans la province, ce n’est pas mon ambition, mais l’intérêt public qui a réglé ma conduite. Chez moi, il n’y eut jamais ni festins ni jeunes esclaves à belle figure, et à ma table la modestie de vos enfants fut plus respectée que devant les tentes de vos chefs. Personne ne peut dire qu’il m’a donné un as en présent ni rien dépensé pour moi. Aussi les ceintures que j’avais emportées de Rome pleines d’argent, je les rapporte vides. D’autres ont rapporté pleines d’or les amphores qu’ils avaient emportées pleines de vin[77]. On lui suscita encore d’autres chicanes : on l’accusa d’avoir trempé dans la révolte des Frégellans. C’était le désigner à la faveur des Italiens.

Cependant Cornélie, si forte, sentit, dit-on, son courage faiblir elle s’effraya de le voir entrer dans la voie de son frère, et tenta de l’arrêter[78]. Quand donc notre famille cessera-t-elle de délirer ? Quand donc aurons-nous honte de troubler la république ? Mais, s’il faut absolument qu’il en advienne ainsi, dès que je serai morte, demande le tribunat, fais ce que tu voudras, alors je n’en sentirai rien. Tu m’offriras le culte des aïeux, et tu invoqueras la divinité de ta mère ; mais ne rougiras-tu pas d’implorer par des prières ces divinités que, vivantes et présentes, tu auras délaissées ? Veuille Jupiter ne pas permettre que tu persévères davantage ni qu’il te vienne dans l’esprit une si grande démence ; car je crains que tu ne recueilles de ta faute une telle douleur, qu’en aucun temps tu ne puisses être en paix avec toi-même. Remarquez ces paroles très romaines et conformes aux croyances de ce peuple sur les mânes et les génies, qui avaient conduit les Grecs à l’apothéose des héros, puis des rois, et qui conduira les Romains à celle des empereurs.

Caïus ne pouvait reculer. Le jour de l’élection des tribuns, tous les clients des nobles, tous les citoyens épars dans l’Italie accoururent. La lutte fut très vive ; les grands ne parvinrent pas à empêcher son élection, mais il n’arriva que le quatrième (123).

Il voulut inaugurer son tribunat en offrant à l’ombre de son frère un sacrifice expiatoire où les ennemis et les meurtriers de Tiberius seraient les victimes. Où irai-je ? s’écriait-il d’une voix puissante qui allait remuer les cœurs jusqu’aux derniers rangs de la foule ; où trouverai-je un asile ? Au Capitole ? Mais le temple saint est inondé du sang de mon frère. Dans la maison de mon père ? Mais j’y trouverai une mère inconsolable. Romains, vos pères ont déclaré la guerre aux Falisques parce qu’ils avaient insulté le tribun Genucius. Ils condamnèrent à mort C. Veturius pour ne s’être pas rangé devant un tribun qui traversait le Forum. C’est un usage de nos pères que, quand un citoyen accusé d’un crime capital ne comparait pas, le héraut aille dès le matin à sa porte, sonne de la trompette et l’appelle par son nom ; après cela seulement, les juges peuvent porter la sentence, et, sous vos yeux, ces hommes ont tué Tiberius, ils ont ignominieusement tramé son cadavre par les rues de la ville !...

Quand il vit le peuple soulevé par ces paroles, il proposa deux lois la première, dirigée contre Octavius, portait qu’un citoyen frappé par le peuple de destitution ne pourrait être élevé à aucune charge ; la seconde, qu’un magistrat, qui aurait mis à mort ou banni sans jugement un citoyen, serait traduit par-devant le peuple. A la prière de Cornélie, il retira la première ; mais l’ancien consul Popillius Lænas, le persécuteur des amis de son frère, s’exila dès que la seconde eut été votée. Tiberius avait donné le fatal exemple d’attenter à l’inviolabilité tribunitienne ; Caïus, en imprimant à ses deux plébiscites un effet rétroactif, donna celui de faire servir la loi à des vengeances privées. Un jour Clodius s’en souviendra.

Cette satisfaction accordée aux mânes de son frère, Caïus reprit ses projets en les développant :

Nouvelle confirmation de la loi agraire.

Distributions régulières de blé à moitié prix (6 as 1/3 le boisseau)[79].

Fourniture gratuite, aux soldats sous les drapeaux, des vêtements militaires, et défense d’enrôler des jeunes gens avant leur dix-septième année révolue[80].

Établissement de nouveaux impôts à l’entrée des marchandises tirées, pour les besoins des riches, des contrées étrangères[81].

Puis des colonies pour les citoyens pauvres.

Pour ceux qui voulaient du travail, en attendant que la loi agraire leur donnât des terres, construction de greniers publics, de ponts et de grands chemins, qu’il traça lui-même à travers l’Italie et qui augmentèrent la valeur des propriétés en donnant plus de facilité pour leur exploitation. Il y plaçait des bornes milliaires qui indiquaient les distances et des montoirs pour que les cavaliers pussent se mettre aisément en selle.

En même temps il flattait l’orgueil de la multitude : les rostres étaient placés devant le Comitium, sous l’œil vigilant du sénat, et l’on dit que jusqu’alors les orateurs qui parlaient du haut de la tribune s’étaient tournés de ce côté, afin de bien montrer que c’était au peuple que passait la puissance. Caïus ne s’adressa jamais qu’a la foule, comme au souverain véritable.

Toutes ces lois étaient excellentes ; l’une d’elles cependant a donné lieu à beaucoup de déclamations : le blé vendu au peuple à bas prix. Mais nous aurions bien mal exposé jusqu’à présent l’histoire de Rome si nous n’avions pas fait comprendre que cette mesure, à laquelle le sénat avait eu recours très souvent, était une conséquence de l’idée même que les Romains se faisaient, et avec eux toute l’antiquité, des droits de la victoire. D’après ces idées, le vaincu devait, pour le rachat de sa vie, une portion de son revenu, qu’il donnait par l’impôt, et une portion de ses terres, qu’il abandonnait au domaine public du vainqueur. De ces terres et de cet argent, celui-ci faisait deux parts. l’une réservée pour les besoins de l’État ; l’autre réclamée, au nom de ceux qui, étant, malgré leur dénuement, le peuple souverain, avaient le droit d’appliquer par un vote, au soulagement de leur misère, ces biens acquis en commun sur les champs de bataille, et dont les riches prétendaient avoir seuls la jouissance. Or l’ager publicus était maintenant assez étendu, les revenus tirés des provinces assez abondants pour que l’État pût distribuer aux citoyens soit de la terre, soit du blé. A ceux qui consentaient à partir pour une colonie lointaine, Caïus donnait de la terre ; à ceux qui préféraient rester à Rome, il donnait du blé. Sa loi n’était donc qu’une forme particulière de ces lois agraires qu’il faut considérer comme aussi légitimes alors, qu’elles seraient iniques aujourd’hui. Si elle n’avait pas été portée plus tôt, c’est qu’on n’en avait pas eu besoin, tant que la classe des petits propriétaires avait préservé Rome du paupérisme. Mais les institutions changent avec les mœurs : par la formation d’un peuple famélique, l’assistance de l’État devint une nécessité sociale que le second Caton, un des chefs de I’aristocratie, reconnut lui-même lorsqu’il reprit la loi de Caïus pour la rendre plus libérale. Cette assistance que nous donnons à nos pauvres par esprit de charité, la société romaine l’accordait aux siens par esprit de justice, d’une justice telle, du moins, qu’on la concevait en ce temps-là[82].

Après avoir gagné par ces innovations populaires l’armée, les tribus rustiques et le petit peuple de Rome, Caïus commença la lutte politique contre les privilégiés. Depuis l’année 179, les nobles et les riches avaient ressaisi la prépondérance dans l’assemblée centuriate ; pour la leur arracher, sans bouleverser encore une fois cette institution, le tribun fit décréter qu’à l’avenir le sort désignerait l’ordre dans lequel les centuries voteraient. Les dernières pouvaient être ainsi appelées les premières, et la majorité ne dépendait plus du vote des riches. Le vote de la centurie qui allait la première au suffrage, centuria prærogativa, avait aux yeux des Romains une importance particulière, parce qu’il semblait résulter d’une sorte d’inspiration divine[83] ; et le sort, qui dispensait maintenant cet avantage, est de sa nature très démocratique. De nouveaux articles ajoutés à la loi Porcia défendirent à tout magistrat de jamais rien entreprendre contre un citoyen sans l’ordre du peuple. C’était enlever au sénat la faculté de recourir à la dictature ou à ces commissions extraordinaires, comme celle qui avait été si dure pour les partisans de Tiberius.

Un changement bien autrement grave fut celui qui donna aux chevaliers toutes les places de juges, dans les causes criminelles portées devant les quæstiones perpetuæ[84].

Dans une république, le pouvoir judiciaire est peut-être le plus important. S’il tombe aux mains d’un parti, il devient un instrument de persécution et d’injustice. Aussi, dans les cités italiennes dut moyen âge, le podestat n’était-il jamais un citoyen, mais un étranger. A Rome, quand le sénat avait les jugements, judicia publica, c’est-à-dire quand il réunissait les deux pouvoirs, l’exécutif et le judiciaire, avec une part considérable de l’autorité législative, Ies gouverneurs étaient à peu près assurés de l’impunité. En ce moment même, les envoyés de plusieurs provinces demandaient vainement justice d’Aurelius Cotta, de Salinator et de Manius Aquillius[85]. Et puis ces juges sénatoriaux n’étaient pas tous de très graves personnages. Un orateur les montre allant à leur fonction après de joyeux festins avec des courtisanes. Quand la dixième heure[86] approche, ils envoient un esclave au Forum pour savoir ce qu’on a fait, qui a parlé pour, qui a parlé contre et comment les tribus ont voté. Le moment venu, ils se rendent au Comitium, afin de n’avoir pas à payer l’amende, et en route il n’est point d’amphore au coin des ruelles qu’ils ne remplissent[87]. Ils arrivent au tribunal de fort mauvaise humeur. Allons, disent-ils, qu’on plaide. Ils font appeler les témoins, et en attendant retournent aux amphores[88] ; puis, demandent les pièces du procès, et, appesantis par le vin, peuvent à peine lever la paupière. Enfin ils votent en s’écriant : Qu’avons-nous à faire de toutes ces sottises ? Allons boire un bon vin de Grèce miellé et manger une grive grasse, avec un loup de mer pris entre les deux ponts[89]. »

Caïus profita de tous ces scandales pour proposer sa loi, qui allait séparer du sénat une partie des riches et mettre les gouverneurs de province à la merci des banquiers, argentarii. Si les chevaliers, en effet, remplissaient seuls les tribunaux, les publicains n’avaient pas à craindre qu’on se risquât à appeler de leurs exactions, et les gouverneurs intègres étaient placés, comme le sera le vertueux Rupilius, sous le coup d’une sentence capitale.

En provoquant cette révolution judiciaire, Caïus porta une rude atteinte à la moralité publique. Si les sénateurs ne rendaient pas bonne justice, les hommes d’argent la vendirent, et les nobles descendaient rarement à ces honteux marchés[90]. Sans doute il avait prévu ce danger et les reproches des vieux Romains, qui lui criaient : La république a maintenant deux têtes[91], la guerre civile sera donc éternelle ? Mais, son frère ayant échoué en cherchant à tirer du peuple, par la reconstitution de la petite propriété, une classe moyenne qui tint la balance égale entre le sénat et la foule, Caïus se résigna à former cet ordre intermédiaire d’hommes qui tenaient au peuple par leur origine, aux nobles par leurs richesses. Malheureusement ce n’était pas créer une classe nouvelle, mais un parti nouveau[92]. Les gens de finance, chevaliers et publicains (ces deux plots sont maintenant à peu près synonymes[93]) formaient déjà une corporation puissante à laquelle il eût fallu donner tout autre chose que les jugements, pour laisser la justice en dehors des querelles de partis. Mais Caïus ne pouvait faire descendre plus bas des fonctions jusqu’alors réservées aux premiers de l’État[94]. Dans un demi-siècle seulement l’on comprendra que, pour être impartiale, la justice doit être confiée non à une classe de citoyens, mais aux plus intègres citoyens de toutes les classes. Et puis, pour Caïus, dans cette réforme, la question politique voilait la question d’équité ; toute arme lui était bonne contre les grands. Il pensait que ce qu’il ôtait au sénat profiterait au peuple et à la liberté, et que les chevaliers, reconnaissants, l’aideraient dans ses autres desseins. D’un coup, disait-il, j’ai brisé l’orgueil et la puissance des nobles. Ceux-ci le savaient et le menaçaient de leur vengeance. Mais, répondait-il, quand vous me tueriez, arracheriez-vous de vos flancs le glaive que j’y ai enfoncé ?[95] Et, malgré le jugement sévère de Montesquieu, qui écrivait dans cet esprit parlementaire si hostile aux traitants, malgré les faits trop avérés de sentences iniques rendues par les nouveaux juges, on peut applaudir à cette tentative de Caïus pour créer ce que Napoléon appelait, un grand corps intermédiaire. Sans elle peut-être la république fût tombée plus vite, car ce fut avec l’ordre équestre que Cicéron combattit Catilina. Il est vrai qu’il eût mieux valu pour le monde que cette agonie de la liberté eût duré moins longtemps[96].

Caïus croyait avoir raffermi la constitution ; pour assurer l’empire en intéressant à sa cause un peuple nombreux, il proposa de donner aux alliés latins le droit d’aspirer aux magistratures romaines, jus honorum, et aux Italiens celui de suffrage. Les forces du parti démocratique allaient être, par cette mesure singulièrement accrues mais l’élément aristocratique devait se fortifier aussi de tous les nobles alliés, que leur fortune classerait dans l’ordre équestre ; et le sénat avec sa noblesse, les chevaliers avec leur pouvoir judiciaire, seraient assez forts pour contenir la foule et conserver l’équilibre.

Ainsi, aux soldats des vêtements gratuits, aux pauvres des tribus urbaines du blé, à ceux des tribus rustiques des terres, aux Latins l’entrée des charges publiques aux Italiens l’espérance du droit de cité, aux chevaliers les jugements, c’est-à-dire les pauvres soulagés, les opprimés défendus et une tentative pour établir l’équilibre dans l’État : tels sont les actes de ce tribunat mémorable. Caïus avait donc réalisé ce qu’avaient voulu son frère et son beau-frère, Tiberius et Scipion Émilien. Il semblait plus grand qu’eux, et, à le voir entouré sans cesse de magistrats, de soldats, de gens de lettres, d’artistes, d’ambassadeurs, on eût dit un roi dans Rome. Il l’était en effet par la faveur du peuple, par la terreur des nobles, par la reconnaissance des chevaliers[97] et des Italiens ; il voulut l’être aussi par l’amour des provinciaux. Le propréteur avait envoyé d’Espagne des blés extorqués aux habitants : Caïus leur en fit rendre le prix. Les consuls se faisaient assigner par le sénat, pour y être envoyés gouverneurs, une province à leur convenance, celle qui prêtait le plus au pillage ou à l’ambition militaire : il fit décréter que les provinces seraient désignées avant l’élection des consuls, pour que l’intérêt seul de l’État, non celui des élus, fût désormais consulté[98]. Il voulait aussi relever Capoue, Tarente, et, malgré les imprécations prononcées contre ceux qui rebâtiraient Carthage, envoyer une colonie sur ses ruines[99], afin de bien montrer au monde l’esprit nouveau de libéralité et de grandeur qui allait régner dans les conseils de Rome[100].

Tiberius avait prétendu régler l’organisation financière de l’Asie pergaméenne, tout récemment acquise, et n’en avait pas eu le temps. Caïus reprit son dessein et fit décider par un plébiscite que les limes de l’Asie seraient affermées à Rome par les censeurs, règlement où l’on n’a voulu voir qu’une faveur aux publicains, mais qui, à en juger d’après l’esprit général des réformes du tribun, doit avoir été, au moins à l’origine, une bonne mesure pour la nouvelle province.

Pour consolider son pouvoir et son ouvrage, Caïus demanda au peuple de nommer consul son ami Fannius Strabon. Quant à lui, il n’eut pas même besoin de solliciter sa réélection au tribunat ; le peuple l’y porta par d’unanimes suffrages. Les nobles étaient atterrés ; mais, connaissant la mobilité et l’égoïsme de la foule, ils dressèrent contre Caïus un plan de campagne qui eut bientôt ruiné sa popularité : ce fut de se montrer plus populaires que lui-même. Ils subornèrent un des nouveaux tribuns, Livius Drusus, qui, à chaque proposition de son collègue, en fit une, au nom du sénat, plus libérale. Caïus avait demandé l’établissement de deux colonies : Livius proposa d’en fonder douze de trois mille citoyens chacune. Il avait assujetti à une rente annuelle pour le trésor les terres distribuées aux pauvres : Livius la supprima. Il voulait donner le droit complet de cité aux Latins : Livius opposa son veto, mais demanda et obtint que désormais aucun soldat latin ne pourrait être battu de verges. Dans son activité, Caïus se mettait de toutes les commissions, puisait datas le trésor pour les travaux qu’il avait fait voter et les dirigeait lui-même, se montrant partout, se mêlant à tout. Drusus, au contraire, affectait de se tenir aux stricts devoirs de sa charge ; et cette réserve, cette probité qui ne voulait pas donner prise même au plus léger soupçon d’ambition ou d’avidité, charmaient la foule, qui se plaît aux contrastes et court à tout spectacle nouveau.

Fannius aussi était passé aux grands et combattait celui qui lui avait valu le consulat. Contre la proposition d’accorder la pleine franchise aux Latins, il prononça un discours fort admiré encore du temps de Cicéron, mais dont un fragment qui nous reste montre qu’il suffisait d’exciter les appétits de la tourbe du Forum pour empêcher un acte conforme à la politique traditionnelle de Rome : l’élargissement progressif de la cité. Ah ! vous croyez qu’après que vous aurez donné la cité aux Latins, vous resterez ce que vous êtes aujourd’hui, que vous aurez la même place dans les comices, dans les jeux, dans les amusements publics (et il ajoutait sans doute : dans les distributions) ? Ne voyez-vous pas que ces hommes rempliront tout[101] et prendront tout ? Il ne fallait pas de plus nobles paroles avec des gens qui ayant, comme leur disait Caton, plus de ventre que d’oreille, se vendaient au plus offrant.

Fatigué de cette lutte étrange où tous les coups portaient sur lui, Caïus partit pour conduire six mille colons romains à Carthage, qu’il appela Junonia, la ville de Junon[102]. Cette absence, imprudemment prolongée durant trois mois, laissait le champ libre à Drusus. Il sut montrer aux chevaliers qu’ils n’avaient plus qu’à perdre dans l’alliance de ce tribun, exécuteur de la loi agraire ; et au peuple, que le sénat, plus libéral que Caïus, ne le dégradait pas en lui associant les Italiens. Lorsque Caïus reparut, sa popularité était ruinée, ses amis menacés, les chevaliers détachés de lui, et l’un de ses plus violents ennemis, le destructeur de Frégelles, Opimius, proposé pour le consulat. Dès lors il flet aisé de prévoir que la tragédie où Tiberius avait péri allait recommencer. Caïus quitta sa maison du Palatin pour se loger au milieu du peuple, près du Forum, et appela autour de lui les Latins. Mais un édit des consuls chassa de Rome tous les Italiens. Le tribun protesta contre ce décret, sans oser toutefois en arrêter l’exécution. Sous ses yeux, un de ses amis, un de ses hôtes, fut traîné en prison, et il ne l’empêcha point. Sa confiance diminuait, bientôt son pouvoir lui échappa ; il ne put obtenir sa réélection à un troisième tribunat (122).

Le nouveau consul, pour l’irriter et le pousser à quelque acte qui légitimât la violence, parla tout haut de casser ses lois, et ordonna une enquête sur la colonie de Junonia. Aussitôt on raconta tous les présages funestes dont le sénat avait besoin : une enseigne arrachée par le vent des mains qui la tenaient et brisée ; les entrailles de la victime enlevées de l’autel par une trombe furieuse et jetées hors de l’enceinte tracée ; les bornes mêmes de la cité déterrées par les hyènes et emportées au loin. Les dieux ne voulaient évidemment pas que la ville maudite se relevât, et celui qui avait proposé de la reconstruire était un sacrilège envers les immortels et envers Rome. Il fallait se défendre ou s’attendre à périr. Le premier sang fut versé par les partisans de la réforme. Ils tuèrent un certain Antyllius, qui, selon les uns, avait pris les mains de Caïus et le suppliait d’épargner sa patrie, mais qui, selon d’autres, licteur du consul, avait insulté l’ancien tribun et ses amis, en leur criant : Mauvais citoyens, faites place aux honnêtes gens.

Une pluie violente qui survint sépara les deux partis ; le lendemain, au point du jour, Opimius convoqua le sénat. Pendant qu’il se rassemble, des gens apostés par le consul mettent sur un lit le corps nu d’Antyllius, le promènent par la ville avec pleurs et lamentations et le déposent aux portes de la curie. Les sénateurs quittent 1 séance pour contempler ce cadavre qui leur est si utile et l’entourent en gémissant, honorant d’une fausse douleur la mort d’un mercenaire, eux qui naguère faisaient traîner par les rues et jeter au Tibre le petit-fils du vainqueur de Zama. Rentrés en séance, ils investirent Opimius de la puissance dictatoriale par la formule Caveat consul, et lui ordonnèrent d’abattre les tyrans.

Il y avait eu mort d’homme : il fallait donc un jugement, et les accusés paraissant vouloir s’y soustraire par la force, le sénat avait pour lui les apparences de la légalité. Par la promenade du cadavre, il avait ému une partie du populaire ; par une promesse d’amnistie pour ceux qui déserteraient avant le combat, il en détacha une autre ; le décret « contre les tyrans » acheva d’isoler les démocrates, en servant de prétexte à toutes les lâchetés, surtout à celles des riches, des publicains, qui devaient tant à Gracchus et qui ne firent rien pour lui.

Durant la nuit, Opimius avait fait occuper par des archers crétois le Capitole et le temple des Dioscures, d’où il commandait tout le Forum. Il enjoignit aux sénateurs et aux chevaliers de leur parti d’aller chercher des armes, d’en donner à leurs esclaves et d’amener les plus vigoureux. Ils s’empressèrent d’obéir, même le vieux Metellus, le vainqueur de la Macédoine et de la Grèce, qui revint portant l’épée et le bouclier. De l’autre côté aussi, on se prépara au combat, mais au milieu des cris, sans ordre ni résolution. Le consulaire Fulvius, un des triumvirs pour l’exécution de la loi agraire, avait armé ses gens des dépouilles gauloises suspendues dans sa maison, et s’était établi sur l’Aventin, l’antique citadelle des plébéiens ; il y fut rejoint par une troupe d’affranchis et de paysans que Cornélie envoyait à son fils déguisés en moissonneurs. Sur sa route Fulvius avait appelé les esclaves à la liberté’. Au temps de leur puissance, ces réformateurs n’avaient rien vu au delà des misères du peuple ; opprimés à leur tour, ils se souvenaient, au dernier moment, d’hommes plus malheureux encore, et ils ajoutaient un nouveau grief à tous ceux qui inspiraient aux grands une haine si furieuse.

Caïus répugnait à une lutte violente ; il voyait bien que l’heure suprême était arrivée, et son sacrifice était fait : ces Romains savaient mourir. Mais, avec lui, ses grands projets allaient aussi tomber. Avoir eu l’ambition et le pouvoir de régénérer sa patrie et sentir que bientôt il ne resterait rien de si généreux efforts, c’était la douleur profonde qui déchirait son âme. La veille, en revenant du Forum, il s’était arrêté devant la statue de son père, l’avait contemplée longtemps, et on avait vit des larmes couler silencieuses sur son visage. Au matin, il sortit de sa maison, en toge et n’ayant qu’un petit poignard à la ceinture, non pour combattre, mais pour rester maître de sa vie, ou plutôt de sa mort. Sa femme Licinia voulut l’arrêter sur le seuil, il se dégagea doucement de ses étreintes. Lorsqu’il s’éloigna, elle tomba sans mouvement, et ses esclaves la portèrent évanouie chez son frère Crassus.

Sur le conseil de Caïus, Fulvius envoya aux sénateurs le plus jeune de ses fils, un caducée à la main : c’était un bel enfant, et quelques-uns se laissaient toucher aux propositions d’accommodement qu’il redisait au milieu de ses larmes. Opimius répondit durement que des coupables ne parlementaient pas, mais venaient se livrer, seul moyen d’adoucir une juste colère. Caïus voulait se rendre au sénat, demander des juges, plaider encore une fois, avec sa cause, celle du peuple ; ses amis l’en empêchèrent, et Fulvius renvoya sort fils pour obtenir ait moins quelques garanties. Le consul, impatient d’en finir, retint l’enfant et marcha sur l’Aventin avec une infanterie nombreuse et ses Crétois, dont les flèches eurent bientôt mis en fuite ces bandes sans courage qu’une promesse d’amnistie avait réduites de moitié. Fulvius et l’aîné de ses fils, réfugiés dans un bain abandonné, y furent découverts et massacrés[103].

Caïus n’avait peint pris part ait combat. Retiré dans le temple de Diane, il se serait donné la mort si deux de ses amis, Pomponius et Licinius, ne lui avaient arraché le poignard. A l’approche de l’ennemi, ils l’entraînèrent vers le pont Sublicius et lui firent prendre les devants, tandis qu’eux-mêmes s’arrêtaient à l’entrée de l’étroit passage et s’y faisaient tuer pour retarder la poursuite. Caïus fuyait avec un seul esclave, Philocratès, et, dans ce peuple hébété, pas un bras ne se levait pour le défendre ; s’il avait trouvé un cheval, il eût échappé ; il en demandait un avec instance, mais on se contentait de l’encourager dans sa fuite du geste et de la voix, comme s’il se fût agi de gagner aux jeux le prix de la course. Il se jeta dans le bois des Fuies et se fit tuer par sort esclave, qui se poignarda sur le corps de son maître. Opimius avait promis de payer la tête de l’ancien tribun son pesant d’or. Un ami du consul, Septimuleius, en fit sortir la cervelle, coula du plomb à la place, et reçut les 17 livres 8 onces d’or qu’elle pesait. Même promesse avait été faite pour celle de Fulvius. Mais ce furent de petites gens qui apportèrent, on ne leur donna rien. Ce jour-là, trois mille, hommes périrent : ceux qu’on ne tua pas dans l’action furent étranglés en prison. Le jeune Fulvius, arrêté avant le combat, fut égorgé de sang-froid. On rasa leurs maisons ; on confisqua leurs biens ; on défendit aux veuves de porter le deuil ; on prit même sa dot à la femme de Caïus (121).

Plus lard, le peuple dressa aux Gracques des statues, et éleva des autels dans les lieux où ils avaient péri. Longtemps on y fit des sacrifices et des offrandes. Cette tardive reconnaissance consola Cornélie, trop fidèle peut-être à son grand caractère. Retirée dans sa maison du cap Misène, au milieu des envoyés des rois et des lettrés de la Grèce, elle se plaisait à raconter à ses hôtes surpris la vie et la mort de ses deux fils, sans verser une larme et comme si elle eût parlé de quelques héros des anciens temps. Seulement on l’entendait quelquefois ajouter au récit des exploits de son père l’Africain : Et les petits-fils de ce grand homme étaient mes enfants. Ils sont tombés dans les temples et les bois sacrés des dieux. Ils ont les tombeaux que leurs vertus méritent, car ils ont sacrifié leur te au plus noble but, au bonheur du peuple.

L’histoire doit-elle parler comme Cornélie ? Oui, puisque Rome, devenue un monde, ne pouvait conserver la constitution qui avait servi à l’humble cité des Sept Collines. Les Gracques tentèrent d’opérer cette révolution par les voies légales : ils n’y réussirent pas ; d’autres l’essayeront par les armes. Caïus est le précurseur des Césars par sa lutte contre l’aristocratie et par la nature de son pouvoir : car la plus importante des prérogatives impériales sera la puissance tribunitienne, celle même dont Caïus était revêtu, et que de nos jours les Napoléons ont reprise par les plébiscites. Ses deux tribunats furent une royauté véritable, mais sans l’élément militaire que les empereurs y mêleront et qui perdra l’empire. Il avait constitué une tyrannie populaire dans le sens grec du mot, et s’il avait réussi, on aurait vu un pouvoir civil s’élever, dans l’intérêt de tous, citoyens, alliés et provinciaux, au-dessus de la faction des grands[104].

Rome va se débattre un siècle entier au milieu des égorgements, des proscriptions et des ruines contre cette inévitable solution du problème de ses destinées, que la guerre civile fit sanglantes et que Caïus aurait pu faire pacifiques. Mais qui jeta Rome dans cette voie douloureuse ? Ceux qui ouvrirent l’ère des révolutions, en assassinant les tribuns dont Ies lois auraient assuré aux Romains, pour plusieurs générations, le repos et la liberté. Les violences exercées contre les Gracques et leurs amis en susciteront d’autres, et, comme la justice était du côté des premières victimes, ce seront les fils des meurtriers qui subiront l’expiation dernière. La logique de l’histoire veut que toute grande faute, politique ou sociale, soit punie.

 

 

 

 



[1] Ainsi ils dressaient des lions, des tiares, des cerfs, des autruches à traîner des chars dans l’arène (Montaigne, au chapitre des Cochas) ; ils montrèrent des éléphants funambules dansant sur la corde raide (Cuvier, Hist. des sc. nat., I, 23-1) ; ils engraissaient pour leur table le paon, la grue, le loir, même des escargots ; ils pratiquaient la pisciculture et la fécondation artificielle des poissons ; mais, s’il y avait, dans tout cela, beaucoup pour leurs plaisirs, il n’y avait rien pour la commune utilité. (Isid. Geoffroy Saint-Hilaire.)

[2] Même pour Cicéron, l’esclave représentait le mal, et il définissait ainsi l’autorité du maître : Domini servos ila fatigant, ut optima pars animi, id est sapientia, [fatigal] ejusdem anima vitiosas imbecillasque partes, ut libidines, ut iracundias, ut perturbationes cæteras (S. Augustin, Contra Julianum Pelagianum, IV, 12, 64).

[3] Aristote écrivait : Il est évident que les uns sont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l’esclavage est aussi utile qu’il est juste (Politique, I, I, 4). Si Platon accepte l’esclavage comme un fait accompli, du moins il ne le justifie pas. Dans sa République idéale, il n’y a pas d’esclaves, mais, dans ses Lois, il est impitoyable pour eux. Sur la question des esclaves, voyez l’Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, par M. Wallon. C’est l’ouvrage classique sur la matière.

[4] La loi Aquilia ne faisait aucune distinction entre la bête et l’esclave : celui qui tue un bœuf de labour ou un esclave paye une composition égale au prix le plus élevé que la bête et l’homme ont eu dans l’année. (Gaius, III, § 210.) Servile caput nullum jus habet (Digeste, IV, 5, § 4).

[5] Digeste, I, 5, 5, § 1. Dans les camps de Lucullus, on en vendait au prix de 4 drachmes. (Plutarque, Lucullus, 14.)

[6] Ad Att., V, 20.

[7] Pline, Hist. nat., VII, 27 ; Plutarque, Cæsar, 19. Souvent la guerre entre deux cités rivales ne finissait que par la vente en masse de la population vaincue. Sicyone vendit ainsi tous les habitants de Pelléne ; Sparte, ceux d’Élée ; Athènes, ceux de Chalcis ; Thèbes, ceux de Platées ; Alexandre, ceux de Thèbes ; Démétrius, ceux de Mantinée ; Rome, enfin, ceux de Capoue, de Numance, de Corinthe, de Carthage. (De Saint-Paul, Diss. sur l’esclav., p. 71.)

[8] Tite-Live, XLIII, 5.

[9] Cicéron, pro Cluent., 7. Cela était si commun, que beaucoup d’anciennes comédies reposaient sur cette donnée.

[10] Ajoutons-y Phédon, l’ami de Socrate et le fondateur de l’école d’Élée, Ésope, Phèdre Andronicus, Gniphon, le maître de Cicéron ; C. Nelissus, le créateur de la bibliothèque Octavienne, et la plupart des grammairiens illustres que cite Suétone.

[11] C’était le droit de la rentrée secrète. (Digeste, XLIX, 15 ; Festus, s. v. Postliminium ; Plutarque, Quæst. Rom., 5.)

[12] Strabon, passim.

[13] Les enfants exposés appartenaient à ceux qui les avaient recueillis. Il y avait des éleveurs d’esclaves ; Caton et Crassus ne dédaignaient pas ce gain. (Plutarque, Caton maj., 52 ; Crassus, 2.)

[14] Diodore, fragm. du livre XXXVI, 3.

[15] Plutarque, in Caton.

[16] Diodore, V, XVII, 25.

[17] Plutarque, Caton, 68.

[18] Cet affranchi de Pompée laissa à son patron 4000 talents ou plus de 20 millions de francs. (Plutarque, Pompée, 2.)

[19] Ce M. Æmilius Scaurus était le beau-fils de Sylla.

[20] Cf. Plutarque, in Crassus ; Suétone, César ; Sénèque, de Tranq., 8 ; Pline, Hist. nat., XXXIII, 47. Orgétorix, chef helvète, en avait dix mille. (César, Bell. Gall., I, 4.) Dans la question relative au nombre des esclaves, M. Dureau de la Malle prend parti, avec M. Letronne, contre Vossius, Juste-Lipse, Pignorius, MM. Blair et de Saint-Paul. Qu’Athénée, ait donné des nombres exagérés, surtout pour Égine, que le μυριάδας de Strabon (Lib. XIV, p. 666) pour Délos ne doive pas être pris à la lettre, je l’accorde volontiers, d’autant plus que Strabon dit simplement : Ce qui encouragea les pirates à enlever les personnes libres, c’est qu’ils trouvaient dans Délos, place de commerce considérable et riche, un marché capable de recevoir et d’expédier dans un même jour des milliers d’esclaves. Il ne dit donc pas qu’on le faisait tous les jours. Mais les passages de Sénèque (de Clementia, I, 25), de Pline (Hist. nat., XXXIII, 6), de Plutarque, etc., ne me paraissent pas aussi faciles à éluder. D’ailleurs le fait seul de la concentration des propriétés dans quelques mains entraîne comme conséquence la concentration aussi des instruments d’exploitation. De très grandes fortunes foncières et mobilières devaient nécessiter un très grand approvisionnement d’esclaves, pour parler comme les anciens. N’en employait-on pas quarante mule aux mines de Carthagène, qui cependant ne rapportaient par jour que 21.700 francs ? D’autre part, les riches étant peu nombreux et la classe moyenne étant détruite, il ne faudrait pas s’autoriser du nombre d’esclaves possédés par les Ovidius et les Crassus pour déterminer le nombre général des esclaves. C’est là un problème insoluble.

[21] Juste-Lipse, de Cruce ; Laurentius, de Tormentis. Dans Plaute (Mil. glorios., II, IV, 10, 20), un esclave dit : Scio cracem futuram mihi sepulcrum : ibi mei sunt majores siti, pater, avos, proavos, abavos.

[22] Politique, VII, 8. En Italie il n’y avait par année que dix jours de fête, c’est-à-dire de repos. C’est bien assez, dit Denys d’Halicarnasse (IV, 14), pour que de telles marques d’humanité rendent les esclaves dociles. Plus tard, Columelle (II, 12, 9) comptait quarante-cinq jours de fête ou de pluie, par conséquent de repos forcé ; mais on a vu que Caton et bien d’autres savaient utiliser même les jours de fête à plus forte raison les jours de pluie. Au commencement du troisième siècle de notre ère, Tertullien (de Idola, 14) disait que les païens n’avaient pas les cinquante jours de joie (dimanches) des chrétiens.

[23] Totidem hostes esse quot servos (Sénèque, Lettres, 47). Omnis herus serrus monosyllabus (Érasme, Adag., 2393), Platon et Aristote insistent sur le danger d’avoir des esclaves.

[24] Plaute, Mostell., I, I, 18.

[25] Gaius, I, § 52.

[26] Le sénatus-consulte Silanien ne fit que donner la sanction de la loi à d’anciennes coutumes.

[27] Sénèque, de Ira, III, 40.

[28] Plutarque, Apophth. Rom., 20.

[29] Ergastula (Columelle, I, 6).

[30] Suidas, s. v. Άπταγάς ; dans Pline, Hist. nat., X VIII, 3, inscriptique vultus pour désigner des esclaves.

[31] Apulée, Métamorphoses, IX.

[32] Digeste, XXXI, I.

[33] Digeste, XXI, 2, 3, 5. Voyez le monologue de Dave au commencement du Phormion de Térence.

[34] Plaute, dans le prologue de Casina, dit qu’à Athènes, à Carthage et dans l’Apulie, les esclaves pouvaient se marier, mais il a grand’peine à convaincre ses auditeurs. Le mariage à l’esclave s’appelait contubernium et ne produisait pas de liens légaux de parenté.

[35] Les enfants appartenaient au maître de la mère, par application des principes sur la propriété des animaux. (Pellat, Droit privé des Romains, p. 451.) En droit cependant, l’esclave n’était pas une chose, mais une personne alieni juris.

[36] Cf. Tite-Live, aux livres XXII, XXVI, XXVII, XXXII, XXXIII, XXXIX, et Épitomé, LVI.

[37] Clinton (Fasti Hellen.) fait commencer cette guerre en 134 ; mais Diodore de Sicile dit qu’elle éclata soixante ans après Zama, ou en 141.

[38] Voyez, sur cette guerre, Diodore, fragments du livre XXXVI ; Valère Max., passim ; Florus, III, 19.

[39] De Or., I, IX, 38.

[40] Cicéron, ad Quint., III, II, 1 ; de Nat. deor., II, IV, 10.

[41] Il était, à l’époque de son tribunat, l’ennemi de Scipion. Cf. Tite-Live.

[42] Voyez sa censure dans Tite-Live, ad ann. 169 (XLV, 45). Sa femme Cornélie lui donna douze enfants, dont neuf paraissent être morts en bas âge. Une de ses filles épousa Scipion Émilien.

[43] Sur la sévérité de l’éducation donnée dans les bonnes familles, voyez Tacite (de Orat., 28).

[44] Cicéron, Brutus, 58.

[45] Ptolémée VI, Philométor.

[46] Corn. Nepos. Durant sa puissance, Caïus lui éleva, aux applaudissements du peuple, une statue de bronze, avec cette inscription : A Cornélie, mère des Gracques.

[47] Plutarque le fait mourir à trente ans ; mais, comme il avait été questeur en 137 et qu’on ne pouvait arriver à cette charge avant trente et un ans, il faut lui donner trente-cinq ans quand il parvint au tribunat.

[48] Un tribun disait, au temps de Cicéron, en soutenant une loi agraire : Urbanam plebem nimium XIII re publica posse, exhauriendam esse (Cicéron, de Leg. agr., II, 26). Les dernières colonies fondées avaient été celles de Luna, en 177, et celle d’Ausimum, en 157. Depuis cette époque aucune assignation de terre n’avait été autorisée.

[49] Au temps de Cicéron, des immenses domaines que l’État avait eus en Italie, il ne conservait que l’ager Campanus. Cf. de Leg. agr., I, 21 ; II, 76 sqq. ; III, 15, et ad Att., II, 16.

[50] Ce sont encore les conseils que Salluste, ou l’auteur de ses lettres, donne à César.

[51] 10 décembre 131. L’élection se faisait en juin, mais les tribuns élus n’entraient en fonction qu’au 10 décembre.

[52] Le même esprit politique se conservait dans les grandes familles de Rome, comme il se conserve dans celles d’Angleterre. Cet Appius, ami des Gracques, descendait du censeur de 312, si favorable aux petites gens, et du décemvir de 451, qui le fut peut-être.

[53] Appien (Bell. civ., I, 9), Plutarque (Tiberius, 8-14), Tite-Live (Épitomé, LVIII) et Cicéron (de Leg. agr., II, 51) montrent qu’il n’entendait toucher qu’aux terres publiques ; 500 jugera égalent 126 hectares.

[54] Appien, Bell. civ., I, 11, et non une indemnité pour le prix des terres cédées, comme on l’a dit souvent d’après Plutarque (Tiberius, 9). Appien dit aussi que chaque enfant, et non tous les enfants réunis, devait avoir 250 jugera ; mais il semble qu’un chef de famille ne pouvait conserver que deux parts d’enfant, ce qui portait à 1000 jugera le maximum des lots. Les lots distribués devaient être de 50 jugera, ou de 7 hectares 56 ares, et tirés au sort.

[55] Plutarque, Tiberius Gracchus, 9.

[56] Plutarque, Tiberius Gracchus, 10 ; Appien ne parle pas de cette suppression.

[57] Du moins on ne les voit remplacés qu’à leur mort.

[58] Velleius Paterculus, II, 2.

[59] .... In plebem Romanam quæstiones habite sunt (Salluste, Jugurtha, 31).

[60] C. I. L., t. I, n° 551, p. 151 ....eidemque primus fecei ut de agro publico aratoribus cederent.

[61] Tite-Live, Épitomé, LIX. On a cru que cet Atinius était le même tribun qui fit passer la loi Atinia, laquelle déclara que tout tribun serait sénateur de droit, tandis qu’auparavant les tribuns devaient attendre que les censeurs les eussent inscrits sur ta liste du sénat. (Aulu-Gelle, XIV, 8.) Cette loi qui donna aux tribuns le jus sententiæ dicende dans le sénat, c’est-à-dire la plénitude des pouvoirs sénatoriaux, parait à M. Willems (le Sénat de la rép. rom., p. 230) devoir être postérieure à la lex repet. de 123. C’est bien tard, mais la question est obscure. En 169, un tribun avait opposé son veto à une demande des censeurs qui ne l’avaient pas inscrit sur l’album. (Tite-Live, XLV, 15.)

[62] C’était un vers d’Homère (Odyssée, I, 47).

[63] Voyez le tableau que font de la misera ac jejuna plebecula, Cicéron, Salluste et Horace, dans mon mémoire sur les humiliores.

[64] Appien dit expressément que les partisans de Tiberius étaient dans les tribus rustiques, et Tiberius fut tué sans résistance, quand la moisson eut appelé hors de Rome les gens de la campagne.

[65] Cicéron dira la même chose au retour de son exil : Non, le peuple romain n’est pas cette populace que Clodius ameute et qu’il paye ; les citoyens des municipes, voilà le vrai peuple, le maître des rois et des nations.

[66] Appien, Bell. civ., I, 18-19.

[67] Appien, Bell. civ., I 20. Il était âgé de cinquante-six ans. (Velleius Paterculus, II, 4.)

[68] Valère Maxime, IV, I, 12.

[69] Aulu-Gelle, Noct. Att., X, 3. Voyez plus loin la guerre Sociale.

[70] Valère Maxime, III, IV, 5.

[71] Cicéron, Philippiques, III, 6.

[72] Tite-Live, Épitomé, LX.

[73] On n’est pas certain du lieu où elle s’élevait, probablement en face de Ceprano, mais sur la rive gauche du Liris.

[74] Plutarque, Caius, 23 et suiv., d’après Cicéron, de Divin., I, 26. Cf. Valère Max., I, VI, 7.

[75] En 131 : 319.000 ; en 125 : 395.000.

[76] Cicéron, de Leg., III, 9.

[77] Aulu-Gelle, Noct.. Att., XV, 12.

[78] On a attaqué l’authenticité de ces lettres, dont Corn. Nepos nous a conservé quelques fragments. Elle en avait écrit cependant, et d’éloquentes ; car Cicéron les admirait (Brutus, 58). Toutefois je suis disposé à croire que le passage cité dans le texte n’est point d’elle.

[79] Dans Tite-Live (Épit. LX) on lit 5/6 d’as, semisses et trientes, mais les manuscrits autorisent à lire senos [æris] et trientes, comme il a été écrit par le Schol. Bob. ad Cicéron Sext., 25. Cf. Mommsen, Die rœm. Tribus, p. 170. (Le modius vaut, en litres, 8,67.) Dans le commerce, le modius valait de 3 à 4 sesterces, c’est-à-dire de 12 à 16 as. (Bœckh, Metr. Unters., p. 120.) Si le prix du modius n’avait été que de e d’as, Cicéron n’aurait pu dire, au pro Sestio, 25, que Clodius en supprimant toute redevance avait fait perdre à l’État le de ses revenus. La quantité livrée à chaque citoyen était de 5 modii par mois.

[80] Et peut-être aussi une réduction dans la durée du service militaire obligatoire, ramené de dix à six campagnes.

[81] Nova portoria (Velleius Pat., I, 6). Le portorium, ou droit d’entrée, était de 2 ½ pour 100 de la valeur pour les objets ordinaires (Quintilien, Declam.) ; pour les objets de luxe, cette taxe montait jusqu’à 12 pour 100.

[82] Par la suppression, après la conquête de la Macédoine, du seul impôt que payassent les citoyens, tribulum ex censu, Rome avait déclaré vouloir vivre aux dépens de ses sujets, qui solderaient l’armée et l’administration du peuple romain. Les frumentationes furent une conséquence de ce principe ; les sujets, par leurs tributs en nature, fournirent une partie de la subsistance de leurs maîtres. Remarquez que tout citoyen habitant Rome, qu’il fût riche ou pauvre, έxάστψ τών δημοτών (Appien, Bell. civ., I, 21), viritim (Cicéron, Tusculanes, III, 20), avait droit à ces distributions ; mais il fallait s’y présenter en personne, comme fit un jour le consul Pison (Cicéron, ibid.). Cette obligation devait empêcher les riches de venir tendre la main, mais elle confirme ce que nous disons du caractère des lois frumentaires : le blé des prestations était la propriété des citoyens, tout aussi bien que les tributs payés en espèces. L’un les aidait à vivre, les autres défrayaient les services publics.

[83] .... Prærogalivam omen comitiorum (Cicéron, de Divin., I, 45 ; II, 40). On a soutenu que l’on ne tirait au sort qu’une des soixante-dix centuries de la première classe sur la nouvelle assemblée centuriate. Une si petite réforme n’eût pas mérité que Caïus s’en occupât, car elle n’aurait à peu prés rien changé.

[84] Voyez, dans les Verrines, l’importance politique que Cicéron attribue aux tribunaux ....ejusinodi respublica debet esse et erit, veritate judiciorum constituta, ut.... (II in Ver., III, 69). Au dernier siècle de la république, et peut-être dés l’année 129 (?), les chevaliers avaient dit renoncer au cheval public, c’est-à-dire sortir de l’ordre équestre, quand ils entraient au sénat. pour être chevalier, il fallait posséder au moins 400.000 sesterces.

[85] Appien, Bell. civ., I, 22.

[86] Le jour de Rome se divisant, été comme hiver, en 12 parties, les heures différaient de longueur selon les saisons. Ainsi, au solstice d’été, la 1ère heure commençait à 4h 27’ et finissait à 5h 42ème 30" ; la 12ème à 6h 17’ 30’’ et finissait à 7h 33’. Au solstice d’hiver, la 1ère heure était à 7h 35’ et finissait à 8h 17’ 50" ; la 12ème à 3h 42’ 30" et finissait à 4h 27’. La 10ème, dont il est parlé au texte, répondait donc à 3h 46’ 30’’ en été, et à 2h 13’ 30’’ en hiver. (Ideler, Handbuch der Chronologia.)

[87] Martial, XII, 43. Le contenu était utilisé par les foulons pour le blanchiment des toges. (Pline, Hist. nat., XXXV, 17.)

[88] Quippe qui vesicam plenanv vini habent (Discours du chevalier romain Titius, en 161, à l’appui de la loi Fannia, dans Macrobe, Saturnales, II, IX, 12).

[89] Le loup de mer qui s’était engraissé des immondices du Tibre avait une grande réputation.

[90] Cependant le préteur Hostilius Tubulus, que Cicéron appelle le plus vil des hommes, vendit sa voix dans un jugement criminel (142) ; il fut accusé, condamné à mort et s’empoisonné dans sa prison. (Cicéron, ad Att., XII, 5 ; de Fin., II, 16, et Asconius, in Cicer. Scauro, p. 25, édition d’Orelli.)

[91] Bicipitem ex una feceral civitatem (Florus, III, 17 ; cf. Velleius Pat., II, 6). Ce changement était si grave, que Tacite réduit presque à cette seule question la rivalité de Marius et de Sylla ....de eo vel præcipue bellarent (Ann., XII, 60). Cicéron dit aussi, dans le pro Font., 3 : Quum.... maximi exercitus civium dissiderent de judiciis ac legibus. Plutarque (Caïus, 3) dit que l’album des juges comprit trois cents sénateurs et trois cents chevaliers ; il se peut que dans une première rogation Caïus ait fait cette concession au sénat, mais il l’aura supprimée dans une seconde, car on ne comprendrait pas, sans cela, toute l’importance qu’eut cette réforme. Appien (Bell. civ., I, 22) affirme, d’ailleurs, qu’il fit passer, des sénateurs aux chevaliers, les charges de judicature. Ce fut lui sans doute qui fixa à 400.000 sesterces le cens équestre.

[92] Les jugements devinrent si bien une arme entre les mains des partis, que sept fois, dans l’espace de cinquante-trois ans, on changea l’organisation des tribunaux. Chaque changement correspond à une révolution dans l’État.

[93] Cicéron dit lui-même : publicani, hoc est, equites Romani (II in Ver., III, 72).

[94] Une lex Serailia repetundarum (C. I. L., t. I, n° 198) et une autre tex Acilia, toutes deux d’une époque incertaine, nais postérieures à Caïus, arrêtèrent diverses dispositions pour la nouvelle organisation judiciaire.

[95] Exc. Vat., II, 10, 115, éd. Diodore, XXXVIII, 9. Voyez, dans Aulu-Gelle, Noct. Att., XI, 10, d’autres paroles bien amères contre le sénat.

[96] Il n’y a pas contradiction entre ceci et ce qui a été dit plus haut, que les publicains aideront César contre l’oligarchie républicaine. Ils restèrent, tout en servant des hommes différents, fidèles au même principe de conservation : alliés de Cicéron contre les complices de Catilina, qui ne voulaient que le pillage ; alliés de César contre un gouvernement débile, qui les ruinait en laissant l’empire se désorganiser.

[97] Le peuple lui avait laissé le droit de choisir lui-même les trois cents chevaliers qui seraient juges. (Plutarque, Caïus, 3-7.)

[98] Salluste, Jugurtha, 27 ; Cicéron, de Prov. cons., 2, 15.

[99] Ce fut la première tentative pour appliquer aux provinces le système qui avait si bien réussi en Italie, et qui devait propager dans tout l’empire la race latine.

[100] Je dois avertir qu’il est impossible de distinguer les lois qui appartiennent à son premier tribunat de celles qui furent portées dans le second. C’est, au reste, une question sans importance.

[101] Meyer, Orat. Rom. frag., p. 191.

[102] J’ai montré la légende d’Énée reçue en Italie dès le milieu du troisième siècle ; le nom donné par Caïus à Carthage fait allusion à l’autre partie de la légende recueillie par Virgile, la haine de Junon contre les Troyens fugitifs.

[103] Les soldats d’Opimius avaient menacé d’incendier tout le quartier, si on ne leur découvrait pas la retraite de Fulvius (Appien, Bell. civ., I, 26).

[104] Dans son traité de la Propriété d’après le Code civil, M. Troplong a dit, à la page 97 : Les Gracques demandaient que les terres de l’ager publicus fussent retirées des mains des patriciens, en vertu du droit de retour réservé par l’État, et qu’elles fussent divisées entre les citoyens pour former des propriétés privées. C’était une idée généreuse, juste, utile et démocratique dans le bon sens du mot.... Si Rome périt.... c’est peut-être parce que la politique de ces grands citoyens ne fut pas écoutée.