HISTOIRE DES ROMAINS

 

SIXIÈME PÉRIODE — LES GRACQUES, MARIUS ET SYLLA (133-79) - LES ESSAIS DE RÉFORME

CHAPITRE XXXVI — CHANGEMENTS DANS LES CONDITIONS DE LA VIE POLITIQUE ET SOCIALE.

 

 

I. — MAINTIEN APPARENT DE LA CONSTITUTION.

On a suivi, dans les pages qui précèdent, l’influence que la Grèce, l’Orient et les nouvelles conditions d’existence des Romains ont exercée sur les mœurs privées, la religion, la littérature et le droit ; il reste à étudier l’effet de tant de guerres et de conquêtes sur leur état social et politique.

Deux siècles de combats, en livrant à Rome l’Italie et dix provinces, avaient constitué un empire qui ne pouvait plus être gouverné par les orateurs des conciones ni par la foule du Forum. Plus la domination s’était étendue, plus le gouvernement avait dû se concentrer, et il était naturellement passé du comitium à la curie, du peuple au sénat, sans qu’il y eût abdication de l’un ni usurpation de l’autre. On ne saurait trop le répéter, les circonstances historiques finissent par créer une force qui modifie les situations et pousse les sociétés vers un avenir qu’elles n’avaient point entrevu. Ainsi en arriva-t-il à Rome. Quel aurait été l’étonnement des fondateurs de l’égalité républicaine si l’on avait pu leur montrer ce peuple pour lequel ils avaient tant combattu devenant une vile multitude, indifférente aux affaires publiques, et ces patriciens qu’ils avaient condamnés au partage de leurs droits retrouvant une puissance et une fortune royales !

Cependant, à regarder les choses de loin, tout paraissait demeurer dans l’ancien état. La seconde guerre Punique, dit Salluste, avait mis un terme aux discordes civiles[1]. L’union et la paix régnaient dans la ville ; le peuple était docile, le sénat modéré, les tribuns pacifiques, et la république, puissante et paisible, semblait marcher vers un long et brillant avenir. La souveraineté résidait toujours dans le peuple assemblé en comices par centuries et par tribus : ceux-là nommant les magistrats supérieurs et avant la haute juridiction criminelle, ceux-ci élisant les magistrats inférieurs et jugeant les causes secondaires ; les uns et les autres faisant des lois et des plébiscites également obligatoires pour tous les citoyens. Les riches dominaient dans les centuries, et si les tribus urbaines, où la plèbe et les affranchis avaient la majorité, échappaient à leur direction, ils retrouvaient dans les tribus rurales l’influence que leur assurait la possession de vastes domaines ; de sorte qu’à moins d’émotion populaire réunissant tous les pauvres dans une même pensée, ils disposaient de 31 voix contre 4. Mais ces émotions populaires qui deviendront terribles, étaient à l’époque où nous sommes de jour en jour plus rares. Vainement Flaminius et Varron, au commencement de la seconde guerre Punique, avaient essayé de ranimer les vieilles querelles. Les tribuns, autrefois chefs de parti, étaient maintenant membres du gouvernement et respectés jusqu’au milieu du sénat, qu’ils pouvaient convoquer de leur autorité propre, tout aussi bien qu’un consul[2]. Aussi n’usaient-ils de leur force que dans l’intérêt de l’ordre, de la justice et des mœurs. En 198, Porcius Lecca forçait un préteur de renoncer à l’ovation qu’il avait injustement obtenue du sénat[3]. Flamininus briguait le consulat au sortir de la questure : les tribuns s’y opposèrent au nom des lois, et, quand il eut justifié la confiance du peuple par ses services, ils le firent continuer, malgré les consuls, dans son commandement. Deux généraux étaient depuis longtemps oubliés en Espagne, ils provoquèrent un plébiscite qui les rappela[4]. Un consul voulut dès le lendemain de Cynocéphales recommencer la guerre contre Philippe, ils opposèrent leur veto[5] ; maintes fois ils humilièrent l’autorité consulaire, et ils osèrent un jour menacer de la prison les deux censeurs en charge[6].

Leur pouvoir était grand, car ils avaient le moyen, par les plébiscites et par leur veto, de tout faire ou de tout arrêter. Il était incontesté, puisque ces anciens chefs de la plèbe siégeaient parmi ceux du peuple entier et que les Voleros étaient devenus des nobles. Aussi voit-on passer par le tribunat les plus illustres personnages, Marcellus, Fulvius Nobilior, Calpurnius Pison, qui fut ensuite deux fois consul, Sempr. Gracchus, censeur, deux fois consul et triomphateur, Metellus le Numidique, Ælius Pætus et le grand jurisconsulte Scævola. Honoré par de tels hommes, le tribunat nouveau n’avait plus rien du caractère révolutionnaire de l’ancien. C’était une haute magistrature à laquelle on dut les meilleures lois de ce temps : Villia (180), Voconia (169), Orchia (181), l’institution des tribunaux permanents (149), l’établissement du scrutin secret et de continuelles accusations contre les prévaricateurs[7]. Fidèles à leur origine et à la politique qui avait rendu Rome si forte, ils demandèrent, en 188, le droit de suffrage pour Fundi, Formies et Arpinum, où devaient naître Marius et Cicéron. Aux soldats de Scipion et aux vétérans de la seconde guerre Punique, ils faisaient donner des terres[8] ; aux pauvres, du blé à bas prix[9] ; et, dans l’espace de vingt ans, ils provoquèrent la fondation de vingt-trois colonies[10]. A leur instigation, les édiles poursuivaient activement les fermiers des pâturages publics, les usuriers et leurs prête-noms italiens[11]. Enfin, la loi Valérienne était encore solennellement renouvelée : en 198, le tribun Porcius Lecca fit décréter qu’un citoyen ne pourrait être battu de verges[12].

Cependant, comme la constitution n’était pas écrite, elle se prêtait, suivant les circonstances, aux empiétements du sénat aussi bien qu’à ceux des tribuns, et le peuple voyait quelquefois la puissance de ses chefs brisée par un sénatus-consulte. Pour l’année 190, Tite-Live parle d’un tribun dont l’opposition fut annulée par l’autorité du sénat[13]. Cette incertitude des magistrats et des grands corps de l’État sur la limite de leurs droits, cette facilité que tous avaient d’arriver à l’arbitraire, étaient un danger pour la liberté. Pendant un siècle, la sagesse des uns, la modération des autres, et de mutuelles concessions, sauvèrent l’ordre public.

Le sénat, en effet, malgré l’espèce de dictature dont les dangers de la seconde guerre Punique l’avaient investi, avait pour l’assemblée populaire des égards qui faisaient illusion sur le maintien de l’ancienne constitution. Deux consuls voulaient se faire donner par le sénat le commandement de l’Afrique avant Zama, les Pères renvoyèrent la question au peuple[14]. Un plébéien sollicitait pour la première fois, en 209, la charge de grand curion ; repoussé par les patriciens, il fit appel aux tribuns, qui, loin de le soutenir, remirent l’affaire au sénat. La haute assemblée refusa, et, vaincus dans cette lutte d’un genre nouveau, les tribuns furent contraints de laisser le peuple décider[15]. De son côté, le peuple avait porté, dans l’affaire des Campaniens, après la reprise de Capoue, du temps d’Annibal, le décret suivant : Ce que le sénat aura arrêté à la majorité des voix, nous voulons et nous ordonnons que cela soit[16]. Enfin, dans l’élection de Flamininus[17], le sénat, étendant, malgré les tribuns, les droits du peuple au Forum, soutint que celui qui faisait les lois pouvait aussi dispenser de l’observation des lois. Quelques années plus tard, après la conquête de la Macédoine, il déclarait que le trésor n’avait plus besoin de l’impôt des citoyens[18].

Les sénateurs remplissaient les tribunaux, mais ils ne cherchaient encore qu’à rendre bonne et prompte justice. Moins juges d’ailleurs qu’arbitres, dans les judicia privata ou causes civiles, ils pouvaient être changés au gré des parties[19]. Quant au droit, si ce n’était plus un mystère, c’était toujours une science rendue difficile par la multiplicité des lois et des édits. Les écoles que les jurisconsultes avaient ouvertes ne suffisaient pas à la populariser ; du moins le plaideur n’était-il plus à la merci de son juge.

Le peuple ne semblait donc dépouillé d’aucune de ses prérogatives, il conservait, comme par le passé, le droit de condamner à la mort, à l’exil ou à l’amende, de nommer aux charges, de faire des lois, de décider de la paix, de la guerre et des alliances. Aussi, en voyant l’étendue de ses droits et l’autorité illimitée de ses tribuns, Polybe disait qu’un jour ce peuple, abusant de sa forcie, bouleverserait l’État, et que la république romaine finirait par la démagogie[20].

La constitution était si peu changée dans ses formes extérieures, quelque temps avant les Gracques, qu’aux yeux du même écrivain qui prévoyait sa chute, elle paraissait encore le plus parfait gouvernement que le monde eût connu. Même il y avait, malgré tant d’incrédulité, un respect apparent pour l’ancien culte. Les prodiges étaient toujours aussi nombreux, aussi bizarres, c’est-à-dire le peuple et les soldats aussi grossiers, aussi crédules. Les généraux vouaient des temples, mais, comme Sempronius Gracchus, pour y graver le récit de leurs exploits ou y peindre leurs victoires. Ils immolaient avant l’action de nombreuses victimes, mais pour contraindre, comme Paul-Émile, l’impatience des soldats et attendre le moment propice[21]. Ils observaient gravement le ciel avant et durant la tenue des comices, mais pour se réserver le moyen de dissoudre l’assemblée, obnuntiatio, si les votes semblaient devoir contrarier les desseins du sénat. Quand Paul-Émile, dit son biographe, eut obtenu la charge d’augure, il étudia à fond les anciens rites, et depuis il ne se permit aucune innovation ni l’omission la plus légère. Alors même, disait-il, qu’on croirait la divinité indulgente et facile sur ces négligences, il serait funeste à la république de les autoriser. Les tribuns mêmes prennent maintenant les auspices, et Cicéron invoquera plus tard, comme Paul-Émile, la raison d’État pour légitimer la science augurale, réduite décidément à n’être plus qu’un instrument dans la main des politiques. Ce peuple formaliste restait attaché aux signes extérieurs des choses plus qu’à leur sens véritable : au temps de César, un Metellus fera rompre une assemblée, en enlevant le drapeau du Janicule.

Ainsi la république durait, et cependant la liberté se mourait. Le peuple n’était pas opprimé, et il était dans la plus affreuse misère : le cens marquait un plus grand nombre de citoyens qu’il n’en avait jamais indiqué, et l’on manquait de soldats. C’est que les conditions sociales, sinon les lois, avaient changé, et que la constitution n’était plus qu’une forme vide d’où la vie s’était retirée ; c’est qu’enfin le peuple romain était déjà, ce que dira bientôt Catilina, un corps sans tête, et une tête sans corps : une foule immense de pauvres que l’ancienne loi refusait d’admettre dans les légions, et au-dessus d’elle, bien loin, quelques nobles plus riches et plus fiers que des rois. Un siècle de guerres, de pillage et de corruption avait dévoré la classe des petits propriétaires à qui Rome avait dû sa force et sa liberté. Voilà le grand fait de cette période et la cause de tous les bouleversements qui vont suivre ; car, avec cette classe, disparurent le patriotisme, la discipline et l’austérité des anciennes mœurs ; avec elle périt l’équilibre de l’État, qui, désormais livré aux réactions sanglantes des partis, oscilla entre le despotisme de la foule et celui des grands, jusqu’au jour où tous, nobles et prolétaires, riches et pauvres, trouvèrent le repos sous un maître.

 

II. — NOUVELLES CONDITIONS SOCIALES.

Bien des faits montrent cette disparition de la classe moyenne. Seule elle fournissait les légionnaires, et, dès l’année 180, Tite-Live[22] avoue qu’on eut beaucoup de peine à compléter neuf légions. En 151, Lucullus, sans le dévouement de Scipion Émilien, n’aurait pu faire les levées nécessaires à l’armée d’Espagne[23], et il fallut, quelques années plus tard, que C. Gracchus défendit d’enrôler des soldats au-dessous de dix-sept ans[24]. Si le cens de l’an 159 donna trois cent trente-huit mille trois cent quatorze citoyens[25], ce n’était pas le nombre des légionnaires qui augmentait, c’était celui des prolétaires, qu’une juste défiance tenait éloignés des armées[26]. Le cens lui-même diminua : en 131 il ne marqua plus que trois cent dix-sept mille huit cent vingt-trois citoyens[27], et le censeur Metellus, effrayé, proposa, dans un singulier discours, de contraindre tous les célibataires au mariage[28] : Romains, dit-il, s’il nous était possible de nous passer d’épouses, de grands soucis nous seraient épargnés ; mais, puisque la nature a arrangé les choses de telle sorte que nous ne puissions vivre commodément avec une femme ni vivre sans elle, il faut songer à la perpétuité de l’État plus qu’à notre propre satisfaction. Il semble, par les derniers mots de son discours, qu’il ait regardé cette résignation au mariage comme une vertu que les dieux ne donnaient pas, mais qu’ils récompenseraient[29]. Et il avait raison de le croire. Plus tard, par suite de nombreuses concessions du droit de cité, le cens se relèvera jusqu’à compter quatre cent cinquante mille citoyens. Mais c’est alors que Tite-Live fera ce triste aveu : Rome, qui levait contre Annibal vingt-trois légions, ne pourrait aujourd’hui en armer huit.

Ainsi la classe des petits propriétaires disparaissait ; mais quelles étaient les causes de cette sourde révolution ? Depuis qu’Annibal avait passé l’Èbre, la guerre avait décimé sans relâche la population militaire : quarante mille Romains au moins étaient toujours retenus sous les enseignes, c’est-à-dire le huitième de la population totale et le quart peut-être des hommes propres au service. Naguère, chez les puissances modernes, on levait un soldat sur cent habitants, et il ne servait que cinq ou six ans. A Rome on en prenait un sur huit[30], et il pouvait être, comme Ligustinus, vingt-trois fois enrôlé[31]. Un service si actif devait être bien meurtrier, et, comme les pertes tombaient sur une classe restreinte, cette classe devait nécessairement décroître avec rapidité. Ainsi les longues guerres de Charlemagne contribuèrent à épuiser dans l’empire des Francs la classe des hommes libres. Après lui, il ne resta que des seigneurs féodaux et des serfs, comme à Rome il n’y eut plus, après la conquête de l’Afrique, de la Grèce et de l’Asie, que des nobles et des prolétaires.

Toutefois une chose plus meurtrière que les combats et les marches forcées, que les privations et le brusque passage par tant de climats, que les maladies enfin ou le fer ennemi, c’étaient les conséquences qu’avait cette vie des camps pour les mœurs des soldats. Aux yeux de beaucoup, le service militaire n’était plus un devoir civique, mais un métier lucratif. Quand l’expédition promettait du butin, les consuls trouvaient toujours un grand nombre de volontaires[32]. Pauvres aujourd’hui, demain ils étaient riches et heureux ; aussi préféraient-ils aux rudes labeurs du paysan, à sa vie tristement monotone, les changements soudains de ce jeu terrible de la guerre, les privations, mais aussi les joies et les excès des lendemains de victoire. L’État leur assurant les vivres, les vêtements[33] et la solde, ils remplaçaient par une prodigue insouciance les habitudes prévoyantes et économes du laboureur. Venait-il un licenciement, fallait-il reprendre la pioche et la bêche, et les travaux de tous les jours, et la sobriété de tous les instants, ils étaient épouvantés et fuyaient à Rome, où ils allaient. grossir, auprès de leurs anciens chefs, la foule servile des clients. En vain leur offrait-on des terres, ils n’en voulaient pas. Le sénat en envoya comme colons à Antium, à Tarente, à Locres, à Siponte, à Buxentum et dans vingt autres places ; au bout de quelques années, ils s’étaient tous enfuis[34]. Les Gracques eux-mêmes ne trouveront pas de partisans dans cette foule paresseuse qui les laissera périr sans les défendre. Quand l’ennemi était près de Rome, les campagnes étaient courtes, et le soldat, redevenu bien vite citoyen, retrouvait, après quelques jours d’absence, sa femme, ses enfants et ses travaux. Aujourd’hui les légionnaires, qui dans peu s’indigneront qu’on les appelle citoyens, Quirites, passent quinze è vingt ans dans les camps ou dans les garnisons lointaines ; ils n’ont plus de famille, ils vivent dans le célibat, et, si le général ne les ramène pas avec lui à Rome, ils restent dans la province, où ils perdent bientôt ce qu’ils ont encore de vertus romaines[35]. Quel nombre Mithridate n’en trouva-t-il pas en Asie !

Pour ceux que le service rendait à l’Italie, d’autres causes les chassaient de leurs champs vers la ville. Les progrès du luxe et l’abondance des métaux précieux ayant subitement élevé le prix de toutes choses[36], la même fortune qui donnait autrefois une honnête aisance ne sauvait plus de la misère. Quand Cn. Scipion, au commencement de la seconde guerre Punique, demanda son rappel d’Espagne pour aller marier sa fille, le sénat se chargea de trouver à celle-ci un époux, et lui donna 11.000 as[37]. Quelques années seulement après Zama, 25 talents étaient déjà regardés comme une dot bien minime, même dans une maison de mœurs antiques, parce que beaucoup déjà ne comptaient plus les vertus de l’épouse[38].

Ainsi chaque jour les besoins croissaient, et chaque jour aussi, du moins pour le pauvre, qui avait les périls, mais non les profits durables de la conquête, les moyens de les satisfaire diminuaient. Quoi qu’en dise Tacite  (Ann., XII, 43) l’Italie n’était pas, sauf en quelques cantons, d’une extrême fertilité, ou bien elle était épuisée par une longue culture et par le manque d’engrais ; du moins, à l’époque qui nous occupe, si l’on excepte quelques cantons privilégiés de l’Étrurie, de la Grande-Grâce et la plaine du Pô, le rapport n’était que de quatre ou cinq à un. En outre, un mauvais système de jachères, des frais de culture énormes, par, suite de l’imperfection des méthodes, et de l’emploi d’outils exigeant une main-d’œuvre quadruple au moins de la nôtre, le mauvais état des voies de petite communication, qui ne permettait pas l’usage des voitures et forçait de tout envoyer à dos d’âne ou de cheval jusqu’à la ville ou au bord de la mer, enfin la défense d’exporter le blé d’Italie, rendaient cette culture onéreuse, et faisait regarder comme une mauvaise spéculation d’avoir des terres à grains.

Caton place cette propriété au sixième rang, et met au-dessus les vignes, les oliviers et les prairies. Celles-ci s’étendaient tous les jours, parce que les détenteurs de terres publiques, n’ayant aucun titre de propriété, ne bâtissaient ni ne plantaient, et aussi à cause du revenu qu’on en tirait. Elles nourrissaient quantité de moutons, qui donnaient la laine dont tous les vêtements étaient faits, du lait, du fromage et des agneaux, viande qui, avec celle de porc, faisait alors, comme aujourd’hui, pour les jours de fête, le fond de la cuisine des Italiens. Leur nourriture habituelle était végétale : au blé, à l’orge et au millet, ils joignaient des figues, des raisins, des olives, des raves, du raifort et de l’ail ; sur le littoral, des coquillages ; dans l’intérieur, du poisson salé ; dans les fermes riches, des chèvres, des poules, des pigeons et des lièvres ; partout ils consommaient beaucoup de vin et d’huile, de sorte qu’on peut dire que ces deux denrées et la laine étaient les principaux produits de l’agriculture italienne ; aussi furent-elles longtemps protégées par une loi qui interdit aux nations transalpines de planter des vignes et des oliviers[39]. Mais la fabrication du vin et de l’huile sont des industries agricoles, qui exigent, pour être fructueuses, des capitaux et des bras. Les riches seuls en avaient, et le petit fermier, qui nourrissait Rome autrefois, n’avait plus rien à porter sur ce marché immense, d’où son blé était chassé par ceux d’Afrique, de Sicile et de Sardaigne, cultivés à meilleur compte, à l’aide de troupeaux d’esclaves, dans des terres plus fertiles, et ses autres denrées par celles des grands propriétaires.

Chez nous, l’équilibre se conserve dans les conditions par la diversité des sources de fortune, dont une seule classe ne peut avoir le monopole. Les agriculteurs, les industriels, les commerçants, renouvellent sans cesse cette classe moyenne qui est la plus sûre gardienne de la liberté. A Rome, où le commerce était aux mains de grandes compagnies servies par des armées d’esclaves, et l’industrie dans celles d’une multitude d’affranchis et d’étrangers, il n’y avait pour le citoyen isolé qu’un moyen d’aisance : la propriété foncière et le travail agricole ; l’une diminuant de valeur, l’autre devenant tous les jours plus rare, l’aisance du peuple aussi diminuait. De la gène à la misère le pas était bientôt franchi. Voulait-on recourir à l’usure, l’argent était à un taux exorbitant[40], malgré les lois et la surveillance des édiles : nous verrons Brutus prêter à 48 pour 100[41]. Depuis 169, les citoyens sont, il est vrai, affranchis de l’impôt foncier ; mais cet impôt pesait principalement sur les riches ; c’étaient donc eux qui gagnaient le plus à sa suppression.

Et puis ces riches ne respectaient pas toujours le domaine du pauvre. Après avoir pillé le monde comme préteurs ou consuls durant la guerre, les nobles, pendant la paix, pillaient encore les sujets comme gouverneurs, et, de retour à Rome avec d’immenses richesses[42], ils les employaient à changer le modique héritage de leurs pères en des domaines vastes comme des provinces. La lex Claudia ayant interdit le commerce aux familles sénatoriales, de grands capitaux refluèrent vers les fonds de terre, et la formation des latifundia en fut accélérée. Dans leurs villas, ces landlords voulaient renfermer des bois, des lacs, des montagnes. Là où cent familles avaient vécu à l’aise, un seul se trouvait à l’étroit. Pour augmenter son parc, le consulaire achetait à vil prix le champ d’un vieux soldat blessé ou d’un paysan endetté, qui allaient, l’un et l’autre, perdre dans les tavernes de Rome le peu d’or qu’ils avaient reçu. Souvent il prenait sans rien donner[43]. Un ancien écrivain montre un malheureux en procès avec un homme riche, parce que celui-ci, incommodé par les abeilles du pauvre, son voisin, les avait détruites. Le pauvre protestait qu’il avait voulu fuir, établir ailleurs ses essaims ; mais que nulle part il n’avait pu trouver un petit champ où il n’eût encore un homme riche pour voisin. Les puissants du siècle, dit Columelle, ont des propriétés dont ils ne peuvent même pas faire le tour à cheval en un jour ; et une inscription trouvée près de Viterbe montre qu’un aqueduc long de 6 milles ne traversait les terres que de neuf propriétaires[44]. Sur tout le territoire de Leontini, en Sicile, il y avait seulement quatre-vingt-trois propriétaires ; sur celui d’Herbita, deux cent cinquante-sept, d’Agyrium deux cent cinquante, de Motyca cent quatre-vingt-huit[45]. Rabirius ne fut pas embarrassé pour prêter tout d’un coup à un prince fugitif 100 millions de sesterces, et un autre publicain disait : J’ai plus d’or que trois rois[46]. Ainsi il en était des fortunes particulières comme des États : une énergique concentration amenait toutes les terres dans les mains de quelques puissants[47].

La grande propriété, née du pillage du monde, n’aurait cependant pu prendre le dangereux développement où elle arriva, sans un article des traités que la meurtrière habileté du sénat imposait aux vaincus : on a vu qu’il leur ôtait le jus commercii hors de leur territoire, mesure en apparence inoffensive et qui, en réalité, préparait une révolution économique dont les conséquences se firent sentir durant des siècles. Lorsqu’il interdisait aux alliés et aux sujets de commercer avec leurs voisins, le sénat n’avait eu qu’une pensée politique : diviser les intérêts pour prévenir des coalitions. Mais, du même coup. il avait avili la propriété chez tous ces peuples et facilité aux Romains l’acquisition de vastes domaines, puisqu’il avait retenu pour eux le droit d’acheter partout, et à peu près sans concurrence. Latifundia perdidere Italiam, s’écrie Pline ; et il a raison : la grande propriété a perdu l’Italie. D’abord elle a tué l’agriculture italienne, car les pays de montagnes comme la péninsule apennine ne peuvent prospérer que par le travail à la main, qui, variant les procédés selon les différents sols, fait valoir les moindres réduits, et elle a changé les mœurs et les institutions de la vieille Rome républicaine.

La petite propriété disparaissait donc, et, avec elle, cette forte population de laboureurs qui aimaient sincèrement la patrie, les dieux, la liberté. Tite-Live cite avec complaisance le discours de Ligustinus ; mais ce centurion, après vingt-deux campagnes et à l’âge de plus de cinquante ans, n’avait pour lui, sa femme et ses huit enfants, qu’un arpent de terre et une cabane[48]. Qu’allaient devenir ses fils après le partage de ce misérable héritage ? Ils offriront leurs bras aux riches propriétaires. Mais ceux-ci ne veulent plus ; à l’exemple de Caton, que des prairies qui nourrissent sans frais et sans travail de nombreux troupeaux[49]. Quelques esclaves suffiront bien pour les garder, et il y a tant d’hommes à vendre, qu’avec 500 drachmes (460 fr.)[50] on a cette machine humaine que Varron classe avec les bœufs et les charrues, instrumentum vocale. Elle fonctionne mal, il est vrai, et paresseusement ; mais elle coûte si peu à entretenir et à remplacer, qu’on ne l’épargne guère. Malgré tous ses défauts, on préfère l’esclave à l’ouvrier libre, plus cher, moins docile et qu’on ne peut traiter avec le même mépris. Quand Paul-Émile eut vendu cent cinquante mille Épirotes, Scipion Émilien cinquante-cinq mille Carthaginois ; Gracchus, tant de Sardes, qu’on ne disait plus, pour désigner une vile denrée, que Sarde à vendre, toutes les villas s’emplirent d’esclaves, et le journalier de condition libre ne trouva plus à louer ses bras sur les terres des riches[51]. C’est une loi de l’histoire qu’il ne peut y avoir de classe moyenne dans les États où l’esclavage a pris un grand développement.

Chassés de leur patrimoine par l’usure ou par l’avidité de riches voisins, privés de travail par la concurrence des esclaves, ou prenant en dégoût la vie frugale de leurs pères, grâce aux habitudes de paresse et de débauche contractées dans les camps, les pauvres tournaient leurs pas vers Rome. Ils y étaient attirés par le bas prix du sel que donnaient les salines d’Ostie, par celui du blé que fournissaient les dunes de Sicile, de Sardaigne et d’Espagne, par les maigres profits d’industries plus ou moins honnêtes, qui poussent toujours sur le fumier des grandes villes, enfin par une nouvelle sorte de clientèle, la mendicité à la porte des grands. Maintenant, dit Varron, que les pères de famille, abandonnant la faucille et la charrue, se sont presque tous glissés dans Rome et aiment mieux se servir de leurs mains au cirque et au théâtre que dans les vignobles et les champs, il nous faut, pour ne pas mourir de faim, acheter notre blé aux Sardes et aux Africains, et aller vendanger avec des navires dans les îles de Cos et de Chio. Ainsi grossissait une foule affamée qui se croyait le peuple romain et qui se vendra au plus offrant. César trouva que, sur quatre cent cinquante mille citoyens, trois cent vingt mille vivaient aux dépens du trésor,

c’est-à-dire que les trois quarts du peuple romain mendiaient. Un mot du tribun Philippe est plus terrible : Il n’y a pas, disait-il, dans Rome deux mille individus qui possèdent[52]. Ce phénomène social en explique un autre, sur lequel on ne saurait trop insister : la population de Rome augmente et le recrutement des légions y devient plus difficile, parce que le nombre des citoyens ayant le cens exigé pour le service militaire diminue tous les jours. Et maintenant, qu’on reproche à Marius d’avoir ouvert les légions aux Italiens et aux prolétaires ! Mais ces prolétaires seront les soldats d’un homme, de Marius ou de Sylla, de Pompée ou de César, d’Octave ou d’Antoine ; ils ne seront plus ceux de la république. On voit comme tout s’enchaîne dans cette histoire ; comme les faits accomplis ont des conséquences nécessaires ; comme enfin l’homme est d’ordinaire l’artisan inconscient des révolutions que ses idées, ses passions et ses actes préparent.

Appien a compris cette situation de la république. Après avoir rappelé qu’une partie des terres enlevées aux Italiens étaient restées indivises et abandonnées en jouissance à ceux qui voulaient les défricher, à condition seulement de payer la dîme et le quint des fruits perçus, et, pour les pâturages, une redevance en argent, il ajoute : On croyait avoir ainsi pourvu aux besoins de la vieille race italique, race patiente et laborieuse, et aux besoins du peuple vainqueur. Mais le contraire arriva : les riches s’emparèrent peu à peu de ces terres du domaine publie, et, dans l’espérance qu’une longue possession deviendrait un titre inattaquable de propriété, ils achetèrent ou prirent de force les terres situées à leur convenance et les petits héritages de tous les pauvres gens leurs voisins[53]. De cette manière ils firent de leurs champs de vastes latifundia. Pour la culture des terres et la garde des troupeaux, ils employaient des esclaves, qui ne pouvaient leur être enlevés, comme l’étaient les ouvriers libres, parle service militaire : Ces esclaves étaient une propriété des plus fructueuses, à cause de leur rapide multiplication que favorisait l’exemption du service militaire. De là il arriva que les hommes puissants s’enrichirent outre mesure et qu’on ne vit plus que des esclaves dans les campagnes. La race italienne, usée et appauvrie, périssait sous le poids de la misère, des impôts et de la guerre. Si parfois l’homme libre échappait à ces maux, il se perdait dans l’oisiveté, parce qu’il ne possédait rien, tout étant envahi par les riches, et qu’il n’y avait point de travail pour lui sur la terre d’autrui, au milieu d’un si grand nombre d’esclaves.

Chassés des champs, ces hommes ne trouvaient à la ville que de minces profits à faire comme artisans, car les riches s’étaient aussi réservé les profits de la grande industrie, même bien souvent ceux de la petite[54]. Ils avaient organisé des ateliers d’esclaves et dressé des ouvriers pour tous les métiers. Crassus en louait comme cuisiniers, maçons ou scribes. Toute famille riche avait, parmi ses esclaves, des tisserands, des ciseleurs, des brodeurs, des peintres, des doreurs, et jusqu’à des architectes et des médecins, même des précepteurs pour les enfants[55]. Auguste ne porta jamais que des étoffes tissées dans sa maison[56]. Chaque temple[57], chaque corporation, possédait des esclaves. Le gouvernement en entretenait des troupes nombreuses pour tous les bas offices de l’administration et de la police, pour la garde des aqueducs et des monuments, pour les travaux publics, dans les arsenaux, dans les ports, sur les navires comme rameurs. En une seule fois, Scipion en envoya deux mille à Rome pour fabriquer des armes. Les travaux les plus grossiers, comme les occupations les plus délicates, leur étant confiés, il restait bien peu de moyens au pauvre de condition libre pour gagner sa vie. D’ailleurs les fêtes continuelles, les triomphes, les jours de supplications décrétées pour les victoires, les fréquentes distributions faites par les édiles, par les patrons, par les candidats, et le préjugé qui notait le petit commerce d’infamie, poussaient à l’oisiveté. Écouter les orateurs du Forum, courir à des jeux qui duraient parfois des semaines entières, assister au lever des grands et leur faire cortége ; mais aussi vendre sa voix, son témoignage[58], au besoin son bras : tels étaient leurs uniques soucis. On leur disait, et ils le répétaient bien haut : Le peuple-roi doit vivre aux dépens du monde vaincu. Et il en était ainsi : on les nourrissait, ou à peu près, sans leur rien demander, pas même une obole pour la république. Acilius Glabrion, dit Tite-Live, avait gagné le peuple par beaucoup de congiaires[59].

Mais la pauvreté, qui endurcit le corps et trempe les âmes quand elle est générale, comme dans la Rome des anciens jours, dégrade, en face du luxe et de l’opulence, ceux qui n’ont pas en eux-mêmes un ressort vigoureux. Quels devaient être la dignité, l’indépendance, le patriotisme de ces clients qui chaque matin allaient tendre la main à la porte des grands[60] ? Et ces grands, en reconnaissant au Forum ceux qu’ils avaient achetés au prix d’un peu de blé et d’huile, quel respect pouvaient-ils avoir pour les décisions qu’ils rendaient dans l’assemblée populaire ?

Ce peuple était-il même vraiment le peuple romain ?

Autrefois, pour combler les vides faits par la guerre dans les rangs de ces plébéiens que les nobles avaient appris à leurs dépens à estimer, le sénat donnait le droit de cité aux plus braves populations de l’Italie ; mais depuis la fin de la première guerre Punique pas une seule tribu nouvelle n’a été formée. Qui remplaçait cependant les prisonniers de la seconde guerre Punique[61], les soldats restés sur les champs de bataille de Cannes, de Trasimène et de Zama, dans les gorges de l’Espagne, dans les terres fangeuses de la Cisalpine, en Grèce, en Asie et jusqu’au pied de l’Atlas ? Des affranchis, des Siciliens, des Africains, des Grecs, qui apportaient leur corruption avec tous les vices de l’esclavage.

De 241 à 210, un nombre immense d’affranchis entrèrent dans la société romaine. Lorsque, au milieu de la guerre contre Annibal, le sénat vida le sanctius ærarium où était renfermé l’aurum vicesimarium produit par l’impôt du vingtième sur la valeur des esclaves affranchis, on y trouva 4000 livres pesant d’or. On avait dû recourir à cet expédient durant la première guerre Punique, pendant laquelle les nécessités n’avaient pas été moins extrêmes ; le trésor ne renfermait donc que l’impôt de trente ou de quarante années, cependant il contenait 4.500.000 francs. Or Caton payait un vigoureux esclave 1500 francs, et les Achéens avaient racheté les légionnaires vendus par Annibal au prix de 400 francs par tête ; en prenant une moyenne on aura 880 francs, dont le vingtième sera 44 francs, somme comprise 102.272 fois dans 4.500.000 francs, ce qui donnerait environ trois mille affranchissements annuels ; même davantage si, comme il est probable, la moyenne que nous avons prise est trop forte. Ces chiffres sont incertains ; ce qui ne l’est pas, c’est que toute guerre heureuse faisait beaucoup d’esclaves dont un grand nombre passaient assez vite à la condition d’affranchis : car il était avantageux d’avoir de ces sortes de gens. En échange de la liberté, l’affranchi s’engageait vis-à-vis de son ancien maître, dont il devenait le client, à lui payer annuellement une certaine somme ; à lui rapporter une partie de ce qu’il recevait dans les congiaires[62], à lui laisser enfin sa succession, car le maître exigeait souvent de l’esclave qu’il libérait le serment de ne point se marier, afin d’en hériter légalement comme patron, et ce serment ne fut interdit que par Auguste[63].

Enfin, comme la manumissio faisait du libertus un citoyen, avoir beaucoup de liberti, c’était posséder des moyens d’action dans les comices et une sauvegarde dans les émeutes. Au temps de Cicéron, il était d’usage d’affranchir le captif honnête et laborieux au bout de six années de servitude[64]. Aussi Rome en contenait un tel nombre, que Sempronius Gracchus, le père des Gracques, voulut dans sa censure chasser des tribus les libertini que ses prédécesseurs y avaient inscrits. Sur l’opposition de son collègue, Appius Claudius, il se résigna à y laisser ceux qui avaient un enfant de plus de cinq ans, ou qui possédaient un bien-fonds de 50.000 sesterces ; les autres furent renfermés dans une des quatre tribus urbaines. Cette mesure ne fut même pas observée longtemps ; car Scipion Émilien ne voyait dans le peuple romain qu’une foule d’anciens captifs ; et le meilleur moyen, à l’usage des démagogues, de se rendre maîtres des comices, était de répandre les affranchis dans toutes les tribus. Cicéron assure que, de son temps, ils dominaient jusque dans les tribus rustiques[65].

Ainsi Rome envoyait ses citoyens dans les provinces comme légionnaires, publicains, agents des gouverneurs, intendants des riches ou aventuriers cherchant fortune, et, en échange, elle recevait des esclaves[66], bientôt libérés, qui lui apportaient : l’esclave grec, les vices des sociétés mourantes ; l’esclave espagnol, thrace ou gaulois, ceux des sociétés barbares. Il y avait donc, entre la capitale et les provinces, comme une circulation non interrompue. Le sang refluait sans cesse du cœur vers les extrémités, qui le renvoyaient, mais vicié et corrompu[67]. Salluste a dit avec son énergie habituelle. Tout fut perdu quand s’éleva une génération d’hommes qui ne pouvaient avoir de patrimoine ni souffrir que d’autres en eussent.

Au point de vue politique, ces résultats étaient menaçants ; au point de vue économique, ils étaient désastreux. La concentration aux mains d’une oligarchie peu nombreuse des propriétés et des capitaux, le système des prairies substitué à la production des céréales, et la culture délaissée à des esclaves ignorants que ne surveillait plus l’œil du maître[68], étaient autant de causes de ruine pour l’agriculture. Du temps de Caton déjà, elle déclinait ; bientôt elle produira si peu, que l’Italie ne pouvant plus se nourrir, la vie du peuple romain sera à la merci des vents et des flots. Ce ne sont pas les seuls dangers : les campagnes, abandonnées par les ouvriers libres, se dépeuplent, et, sur mille points, la mal’aria s’en empare, en chasse les derniers habitants ou étend sur eux son influence meurtrière. Avant un siècle, une partie de la plaine latine sera inhabitable[69].

Ce qui a vécu doit mourir, c’est la loi des institutions comme celle des hommes. Mais, dans une société vivante, toute évolution sociale produite par la force des choses a deux actes : elle ruine le présent, et elle prépare l’avenir. On vient de voir les désastreux effets, pour l’ancien peuple romain, de la subite introduction dans Rome d’immenses richesses et de multitudes infinies d’esclaves. Je dois dire à l’avance que ces richesses se disperseront ; que l’ordre à l’intérieur tarira l’une des sources les plus abondantes de l’esclavage ; que, pour répondre aux besoins créés par une civilisation supérieure, l’industrie et le commerce prendront un prodigieux essor dont les artisans libres profiteront ; enfin, qu’à l’abri d’une paix deux fois séculaire, cent millions d’hommes fuiront d’une prospérité qu’ils n’avaient jamais connue. Nous venons de montrer l’œuvre de destruction qui se continuera jusqu’à ce que la Rome républicaine ait péri ; on verra dans l’histoire de l’empire l’œuvre de reconstruction se poursuivre malgré les tragédies sanglantes de la curie et du palais.

 

III. — CHANGEMENTS POLITIQUES.

Par la disparition de la classe des petits propriétaires ruraux, la société romaine perdit une force de conservation qui aurait ralenti la marche rapide de l’inévitable révolution. Les grands, délivrés de toute crainte, en ne voyant plus devant eux ces plébéiens avec lesquels il fallait autrefois compter, s’abandonnèrent à la licence des mœurs nouvelles. Pour eux la simplicité ne fut plus qu’un travers, et l’égalité qu’une insolente prétention. Il est vrai que les hommages et les craintes du monde les plaçaient bien haut ! Dans l’immensité de l’empire et des sujets, Rome et son peuple n’étaient plus qu’un point, et, en réglant chaque jour les destinées des nations, en voyant des rois attendre aux portes de la curie leurs décisions, ces sénateurs républicains avaient pris un orgueil royal, dont la liberté devait bientôt souffrir. Voyez quels pouvoirs étaient dans leurs mains.

C’est par les finances que, chez les modernes, les gouvernements sont dans la dépendance des représentants du pays. Le vote annuel de l’impôt, ou du moins celui des crédits nouveaux, est une garantie pour les libertés publiques ; il en est une pour les gouvernements mêmes que cette nécessité protège contre l’entraînement aux dépenses inutiles. À Rome, rien de pareil. L’assemblée populaire ne s’occupait point du budget de l’État, et l’on ne connaît qu’un seul impôt qui ait été établi par une loi ; encore fut-ce en des circonstances quasi révolutionnaires. Recettes et dépenses étaient réglées par les pères conscrits. Ils administraient seuls la fortune publique, comme les consuls disposaient seuls du butin de guerre et les édiles des amendes[70]. D’où il arriva que, quand les prévaricateurs de l’ordre sénatorial usurpèrent sur le domaine de l’État et pillèrent les provinces, ils trouvèrent dans leurs collègues des complices ou des complaisants. Cet abandon au sénat de la gestion financière fut, par les licences qu’il autorisa, une cause de ruine pour la république, comme l’absence de tout contrôle financier amena la perte de notre vieille monarchie.

Maîtres des finances, les sénateurs l’étaient encore de la justice. Au civil, les causes étaient portées devant le préteur, qui, laissant l’examen du point de fait à des juges choisis, pour les affaires importantes, dans le sénat, pour les. autres, parmi les centumvirs, n’intervenait au procès qu’en donnant la formule de droit applicable à la question. Nous faisons de même dans nos cours d’assises, en sens inverse : la décision du jury sur la nature du crime précède la déclaration des magistrats sur l’article du code pénal qui s’y rapporte.

Au criminel, le juge était le peuple réuni en assemblée centuriate. Dans les anciens temps, les crimes étaient rares. Mais l’extension de l’empire, le prodigieux accroissement de la population urbaine, les tentations de tout genre offertes aux natures mauvaises d’arriver vite à la fortune, multiplièrent les attentats. Les Romains n’étaient pas hommes, comme les Athéniens, à quitter leurs affaires pour siéger l’année entière à écouter des plaideurs. L’aristocratie d’ailleurs se garda bien de laisser établir une indemnité pour ce service. Il en résulta que les consuls furent obligés d’exercer le vieux droit royal qui permettait de renvoyer une affaire criminelle à une commission, quæstio, et le nombre des crimes s’accroissant, cette juridiction exceptionnelle dut être rendue permanente.

Le peuple était un mauvais juge. D’abord, comme il faisait la loi, il pouvait être tenté de se mettre au-dessus d’elle ou de l’interpréter ; ensuite la multitude ne pèse pas les raisons : elle se décide d’après la passion ou l’intérêt du moment, qu’elle confond aisément avec la justice. Aussi les accusés cherchaient-ils bien plus à l’émouvoir qu’à la convaincre. De là ces vêtements de. deuil, ces larmes, ces supplications des parents, des amis, et les pathétiques oraisons des avocats ; de là encore ces blessures, ces récompenses militaires, qu’on étalait aux yeux[71]. Dans un gouvernement régulier qui avait maintenant de si grands intérêts à sauvegarder, et quand le peuple n’était plus qu’une foule vénale, une telle justice était une souveraine injustice, très dommageable à la chose publique. Calpurnius Pison fut donc un bon citoyen lorsque, en 149, il proposa l’établissement d’un tribunal permanent pour juger les concussionnaires devenus trop nombreux[72]. Cinq ans plus tard, trois tribunaux permanents, quæstiones perpetuæ, furent créés contre les crimes de majesté, de brigue et de péculat, et l’on finit par étendre leur juridiction à tous les crimes publics. Le veto des tribuns ne pouvait arrêter leur action, et les comices casser leurs sentences. Un citoyen condamné pour concussion perdait le droit de parler jamais devant le peuple[73]. Théoriquement, les quæstiones perpetæ furent une usurpation sur le droit populaire[74] ; politiquement, elles étaient une institution inévitable ; et comme la vraie politique est celle qui donne satisfaction, non pas aux théories, mais aux besoins du temps, cette usurpation, ou plutôt ce changement, était légitime puisqu’il fut nécessaire.

Ce qui fait l’importance de cette institution, c’est que les membres des nouveaux tribunaux furent pris dans le sénat. Cette assemblée ne forma pas, comme sous l’empire, une cour de justice ; mais tous les juges aux quæstiones perpetuæ sortant de son sein, le grand corps politique de la république se trouva être aussi, dans la réalité, son grand corps judiciaire, et cette fonction, dit Polybe, fut le plus ferme appui de l’autorité du sénat[75]. Nous verrons la possession de ces places de judicature devenir l’objet des plus violentes contestations.

Notons, en passant, que la société romaine n’ayant jamais connu ce que nous appelons le ministère public, les particuliers devaient en tenir lieu pour l’accusation des coupables. La delatio était donc un mode régulier de procédure, et Cicéron le trouve admirable[76] ; chacun pouvait se porter partie civile ou accusateur dans l’intérêt de l’État ; ce devint une industrie qui eut ses risques, niais aussi ses profits. On pouvait y gagner de l’honneur par une éloquente plaidoirie : c’est ainsi que les jeunes nobles commençaient à se faire connaître ; on y gagnait même de l’argent, puisque le quadruplator recevait comme indemnité du service rendu par lui à la société, le quart des biens confisqués ou de l’amende prononcée contre le coupable. Une inscription de Macédoine[77] promettait 200 deniers de récompense au Maton qui découvrirait les profanateurs d’un tombeau ; en Angleterre on agit encore ainsi. Ces délateurs, dont l’empire héritera de la république, auront alors bien mauvais renom ; ils l’avaient déjà du temps de Plaute. Un de ses parasites déclare dédaigneusement ne vouloir pas changer son métier contre celui de ces hommes pour qui le rôle des procès est un filet à attraper le bien d’autrui[78].

Quelle était la valeur législative des sénatus-consultes ? On discutait sur ce point[79] ; dans cette constitution qui était l’œuvre du temps, il n’existait aucune règle à ce sujet. D’abord le sénat légiférait en toute liberté dans la triple sphère du culte, des finances et des affaires extérieures ; mais il reste un certain nombre de sénatus-consultes relatifs à d’autres questions, surtout de police et d’administration. Pomponius dit, au Digeste (I, II, 9) : Comme il était difficile de réunir le peuple, la nécessité fit passer au sénat le soin de la république, et tout ce qu’il décréta fut obéi. Ces décrets s’appellent des sénatus-consultes.

Le sénat s’attribua le pouvoir de dispenser de l’observation des lois. Lorsqu’il avait déclaré qu’à son avis le peuple ne pouvait être lié par telle loi : ea lege non videri populum teneri[80], le magistrat chargé de l’exécution de la loi se trouvait autorisé à ne la point exécuter. Mais les tribuns démagogues, aussi ingénieux que les pères conscrits à tourner la loi, inséreront dans certaines de leurs rogations révolutionnaires une clause qui imposera aux sénateurs l’obligation de jurer, sous peine d’exil, qu’ils y obéiront. Ainsi fera Saturninus quand il voudra mettre un pouvoir exceptionnel dans les mains de Marius.

Avec ce double droit de faire des sénatus-consultes obligatoires et de dispenser de l’observation de telle ou telle loi, le sénat n’avait plus besoin de la dictature. Aussi cette charge disparaît de l’histoire[81]. C’est que la dictature était maintenant en permanence dans la curie et que les sénateurs l’en faisaient sortir par la formule Caveant consules, qui équivalait à notre déclaration d’état de siége, et donnait de pleins pouvoirs aux consuls. Mais quand l’agitation renaîtra au Forum, les tribuns refuseront de reconnaître à cette formule le pouvoir de supprimer l’appel au peuple, provocatio ; et les jugements d’Opimius, de Rabirius et de Cicéron briseront cette arme dans la main du sénat.

Le sénat intervenait d’une autre manière encore dans la législation. Les lois Publilia et Hortensia lui avaient Ôté l’initiative et la sanction des lois ; il retrouva ces prérogatives par des moyens détournés. Il décidait, par exemple, qu’il serait présenté aux tribus un plébiscite revêtu à l’avance de son approbation, ce qui en assurait le vote[82], et il faisait établir par la loi Ælia-Fufia[83], qu’une assemblée ne pourrait être tenue, ou les décisions avoir leur effet, lorsqu’un magistrat annoncerait au président des comices son intention d’observer le ciel. C’était le veto suspensif caché sous une forme religieuse et un moyen d’arrêter court une rogation révolutionnaire. Cicéron l’avoue : Cette loi, dit-il, est notre forteresse contre les fureurs tribunitiennes[84]. Oui, mais tarit qu’on respectera la loi, le préjugé qui la soutenait et le sénat qui l’avait dictée.

Dans les élections son action était plus discrète, mais tout aussi réelle. C’était au sénat qu’était arrêtée en fait la liste des candidats proposés au choix du peuple par le président de l’assemblée.

Il avait la surveillance du culte, le droit d’interdire certains rites et celui de donner ou de refuser le droit de cité à des dieux étrangers. Enfin toute la politique extérieure, appel des légions, emploi de l’armée, ressources mises à la disposition des généraux, en argent, troupes nationales et corps auxiliaires, conditions imposées aux vaincus, relations avec les alliés, tout se réglait au sénat ; et, s’il n’avait pas expressément enlevé au peuple le droit de paix et de guerre, il agissait habituellement comme si ce droit souverain n’appartenait plus à l’assemblée populaire[85]. De très bonne heure on s’était demandé si, pour déclarer une guerre, il ne suffisait pas d’un sénatus-consulte[86].

En un mot, le sénat, autrefois simple conseil du roi et des consuls, à présent gouvernait et administrait. Les magistrats n’étaient en quelque sorte que son pouvoir exécutif en action, quasi ministros gravissimi consilii[87].

Cette concentration des pouvoirs dans les mains du sénat était commandée par les nouvelles conditions d’existence de la république. Recrutée d’hommes qui avaient rempli les plus hautes charges, conduit les guerres les plus difficiles, administré des provinces vastes comme des royaumes, cette assemblée était le corps le plus expérimenté, le plus habile et tout à la fois le plus prudent et le plus hardi qui ait jamais gouverné un État. Le grand conseil d’une autre cité puissante, Venise, n’en fut qu’une pâle image. Mais Venise contenait sa noblesse comme ses sujets, et le sénat romain ne sut pas gouverner la sienne ; il se laissa dominer par ceux que Salluste appelle la faction des grands.

Le sénat en effet n’était que la tête d’une aristocratie nouvelle, plus illustre que l’ancienne, parce qu’elle avait fait de plus grandes choses, plus fière, parce qu’elle voyait le monde à ses pieds. Des anciennes gentes, il en restait quelques-unes à peine[88], et, dès l’époque de la seconde guerre Punique, le sénat renfermait plus de plébéiens que de patriciens. Aussi y eut-il en 172, malgré la loi, deux consuls plébéiens, et en 131 deux censeurs du même ordre. Un fait de la plus haute importance s’était donc produit dans la société romaine à l’époque qui nous occupe : la noblesse et le peuple étaient entièrement renouvelés. Mais d’autres hommes amènent d’autres idées : cette seconde noblesse, bien que sortie du peuple, n’en tenait pas moins le peuple en souverain mépris. Ce n’était plus le plébéien que l’on repoussait des honneurs, c’était l’homme nouveau. Unissant par des mariages et des adoptions leur sang et leurs intérêts[89], les familles nobles formaient une oligarchie qui faisait des magistratures son patrimoine héréditaire : et il était impossible qu’il en fût autrement. Les charges fructueuses du consulat et de la préture étaient toujours à l’élection. Pour s’y élever, on devait s’assurer la faveur de ceux qui les donnaient, et cette faveur s’obtenait de deux manières : en achetant une partie des électeurs avec de l’or, ou le peuple entier avec des plaisirs. Grâce au butin de guerre rapporté des provinces et aux revenus des immenses domaines que les proconsuls s’y étaient réservés, les fils de ceux qui n’avaient gagné. à la conquête de l’Italie, qu’une ferme de 7 arpents, pouvaient multiplier les fêtes : courses de chars et combats de gladiateurs, représentations dramatiques et chasses de bêtes fauves, jeux de toute sorte et distributions gratuites, etc. La vénalité du peuple et la nécessité de passer d’abord par la charge ruineuse de l’édilité[90] fermaient l’accès des honneurs à tous ceux qui ne pouvaient sacrifier de grosses sommes, en un jour d’élection ou de jeux publics ; par où l’on voit qu’il fallait être riche pour arriver aux charges et être dans les charges pour arriver à la richesse : cercle vicieux et en apparence infranchissable, mais qui explique comment les fonctions publiques ne sortaient pas des maisons où elles avaient fait une fois entrer la fortune. La loi disait bien que les magistratures étaient annuelles, mais Caton perdait son temps à reprocher au peuple de les donner toujours aux mêmes hommes[91]. Dans les fastes consulaires, certains noms reviennent sans cesse. De 219 à 133, en quatre-vingt-trois ans, neuf familles obtinrent quatre-vingt-six consulats[92]. Aussi un petit nombre seulement de citoyens obscurs parvenaient à se faire jour : le grand pontife Coruncanius, Flaminius, Varron, Caton, Mummius, et cet Acilius Glabrion qui, en briguant la censure, invectivait les nobles ligués contre les hommes nouveaux[93]. Encore quelques-uns de ces parvenus avaient-ils dû leur fortune au patronage d’une grande famille, comme Caton, le client des Valerius ; comme Glabrion et Lœlius, les protégés des Scipions.

Ce mouvement qui, en élevant aux honneurs tous les citoyens capables, renouvelait sans cesse l’aristocratie, et qui assurait sa durée, en légitimant son existence, ce mouvement, commencé il y a deux siècles, allait donc s’arrêter. Enfermée, pour ainsi parler, dans les charges et dans son opulence, la noblesse rompait tout lien avec le peuple qu’elle méprisait, lors même qu’elle briguait ses suffrages, comme Scipion Nasica, qui, en prenant la main calleuse d’un paysan, lui demandait : Eh ! mon ami, est-ce que tu marches sur les mains ? Un autre, Servilius Isauricus, se trouve à pied sur une route où un citoyen à cheval vient à le croiser. Il s’indigne qu’on ose passer devant lui sans descendre de monture, et, à quelque temps de là, reconnaissant le pauvre diable devant un tribunal, il dénonce le fait aux juges, qui, sans plus entendre, condamnent tout d’une voix l’irrévérencieux voyageur[94].

Il faut se bien représenter comment cette oligarchie pouvait être impunément si dédaigneuse du populaire et pourquoi les petits avaient tant de résignation en face des grands. Le peuple, dont on connaît maintenant la composition, n’entendait parler que de leurs exploits, de leurs richesses et de leur noble origine. Il les voyait toujours suivis d’une armée de clients et d’esclaves, courtisés par les magistrats des cités étrangères, par les ambassadeurs des rois, par les rois mêmes, ou siégeant, au théâtre, dans les fêtes, à part de la foule[95], enveloppés de leur toge à large bordure de pourpre qui signalait de loin le sénateur, on pourrait dire le maître du peuple-roi. Chaque jour retentissaient dans la ville les noms de ces nobles personnages qui revenaient de leurs gouvernements les mains assez chargées de dépouilles pour qu’ils pussent en orner, après leurs palais et leurs villas, le Forum, le Champ de Mars et les temples. Hier, c’était l’un d’eux qui rentrait en triomphe dans la ville[96], et Rome entière s’était pressée le long de la voie Sacrée pour voir passer le butin, les captifs, le vainqueur montant au Capitole et l’armée qui suivait son char en pompe guerrière. Aujourd’hui, c’est un consulaire qui dresse sa statue sur une place publique, ou qui consacre, avec de pompeux sacrifices, un temple voué durant une bataille. Demain, ce seront des supplications solennelles pour remercier les dieux des succès d’un général absent, ou le convoi de quelque illustre mort qui traversera le Forum, suivi du cortége de tous ses aïeux, et dont le plus proche héritier prononcera l’oraison funèbre du haut de la même tribune d’où les magistrats annoncent au monde les décisions du peuple et les victoires des armées. Un Metellus vient d’y passer, porté, sur son lit de parade, par ses quatre fils, qui sont ou ont été préteurs, consulaires et triomphateurs. Ce Metellus était le Macédonique ; Scipion avait pris le titre d’Africain ; Mummius celui d’Achaïque, et ces glorieux surnoms rappelaient incessamment au peuple que ces hommes avaient fait la grandeur de Rome, comme les exploits de leurs ancêtres, gravés sur les monnaies, perpétuaient le souvenir de ceux qui, dans les jours difficiles, avaient sauvé la fortune du peuple romain. Devant l’éclat qui entourait ces grands noms, les plébéiens, pour la plupart d’origine servile, sentaient davantage leur humilité.

Maîtres du sénat, des charges, des tribunaux, et, quand ils savaient s’entendre, du Forum, les nobles réglaient toutes choses suivant leur bon plaisir[97] ; le sénat lui-même vit souvent son autorité méconnue par eux. Malgré lui, malgré le peuple, Appius Claudius triompha des Salasses ; Popilius Lænas avait sans motif attaqué les Statyelles, rasé leur ville et vendu dix mille d’entre eux ; quelques voix s’élevèrent en faveur de ces malheureux, les seuls de tous les Ligures qui n’eussent jamais attaqué les légions, et un décret ordonna qu’ils fussent rachetés ; Popilius y répondit en tuant encore dix mille Statyelles. Mis en jugement, il obtint du préteur un ajournement, et l’affaire tomba. Scipion, dans ses opérations, n’avait guère consulté le sénat ; les généraux, à son exemple, oublièrent dans leurs provinces qu’ils ne devaient être que les dociles agents d’une autorité supérieure. Ainsi, sans attendre une autorisation du sénat, Manlius attaqua les Galates, Lucullus les Vaccéens, Æmilius Pallantia, Cassius les montagnards des Alpes. Ce même Cassius voulait quitter la Cisalpine, sa province, pour pénétrer par l’Illyrie dans la Macédoine, où commandait l’autre consul, au risque de laisser l’Italie et home à découvert.

Les mœurs et la loi défendant à l’aristocratie de chercher dans l’industrie et le commerce des gains légitimes[98], il ne lui restait que les profits honteux, et elle ne s’en faisait faute : vis-à-vis des alliés et des provinciaux, elle se croyait tout permis. On voulait renvoyer Marcellus en Sicile : Que l’Etna plutôt nous ensevelisse sous ses laves ! s’écrièrent les Syracusains. La Sicile allait expier sa fécondité, l’Espagne la richesse de ses mines. Outre la taxe permanente[99], les Espagnols donnaient du blé, dont une partie leur était payée ; mais les préteurs fixèrent très bas le prix du blé acheté par l’État, et très haut celui du blé que les Espagnols devaient fournir ; puis ils convertirent en argent cette prestation en nature, et de cette manière levèrent, à leur profit, de lourds tributs. Ces exactions devinrent si criantes, qu’à l’époque de la guerre contre Persée le sénat jugea prudent de montrer quelque justice[100]. Deux préteurs furent accusés et s’exilèrent avant le jugement, le premier à Tibur, le second à Préneste. D’autres étaient soupçonnés, mais le magistrat chargé de l’enquête partit tout à coup pour son gouvernement, et le sénat, pressé de terminer cette inquiétante affaire, fit quelques règlements pour donner aux Espagnols une apparente satisfaction.

En Grèce, dans le même temps, consuls et préteurs pillaient à l’envi les villes alliées et en vendaient les citoyens à l’encan ; ainsi firent-ils à Coronée, à Haliarte, à Thèbes, à Chalcis. La stérile Attique fut condamnée à fournir 100.000 boisseaux de blé ; Abdère en donna 50.000, plus 100.000 deniers ; et, comme elle osa réclamer auprès du sénat, Hostilius la livra au pillage, décapita les chefs de la cité, et vendit toute la population. Un autre préteur, Lucretius, plus coupable encore, fut accusé à Rome : Il serait injuste, dirent ses amis, d’accueillir des plaintes contre un magistrat absent pour le service de la république ; et l’affaire fut ajournée. Cependant Lucretius était alors près d’Antium, occupé à décorer sa villa du produit de ses rapines et à détourner une rivière pour la jeter dans son parc. Il fut moins heureux une autre fois : on le condamna à une amende d’un million d’as ; puis le sénat donna aux envoyés des villes quelques sesterces en présent, et tout fut dit. Mais les décrets tombaient vite dans l’oubli, et les abus recommençaient, seulement moins éclatants, pour que le bruit n’en vint pas si aisément à Rome.

Beaucoup de ces nobles étaient pleins d’indulgence pour des fautes qu’ils se sentaient très capables de commettre, et les successeurs des magistrats coupables entravaient de tout leur pouvoir les accusations. Dans ses Ferrines, Cicéron montre Metellus, un homme modéré cependant, qui menaçait les Siciliens de sa colère, s’ils envoyaient des députés à Rome, et retenait de force les témoins à charge que son prédécesseur redoutait le plus[101]. D’autre part, quand Cicéron est défendeur, comme il est fier et méprisant pour les provinciaux ! Comme il traite, par exemple, Induciomare, dans le pro Fonteio, et les paysans du Tmolus, dans le pro Flacco. Peut-on comparer, dit-il[102], le plus noble personnage de la Gaule avec le dernier des citoyens de Rome ? Induciomare sait-il même ce que c’est qu’apporter un témoignage devant vous ? Aussi fallait-il une bien dure oppression pour décider un peuple à encourir, par une plainte, la colère de ces puissants personnages. Afin d’apaiser Marcellus qu’ils avaient accusé de rapine, on vit, en plein sénat, les députés de la Sicile se jeter à ses pieds, implorer leur pardon et le supplier de les accepter, eux et tous les Syracusains, pour ses clients. A leur retour, Syracuse institua des fêtes annuelles en l’honneur de l’homme qui l’avait presque détruite ; plus tard le dieu de ces fêtes fut Verrès.

Un autre genre d’exactions pesait sur les alliés. A chaque victoire, les généraux exigeaient d’eux des couronnes d’or[103]. Les consuls qui commandèrent en Grèce et en Asie de 200 à 188 se firent donner six cent trente-trois couronnes d’or, ordinairement du poids de 12 livres. Et s’ils vouaient, durant les combats, des jeux ou des temples, ils n’oubliaient pas de prélever dans leur province les fonds nécessaires. Avec l’argent fourni par les alliés, Fulvius et Scipion célébrèrent des jeux qui durèrent dix jours[104]. Les édiles mêmes s’habituèrent à faire payer aux provinciaux les frais des spectacles qu’ils devaient donner au peuple, et un sénatus-consulte essaya vainement d’arrêter ces exactions[105].

Caton nous en a conservé, dans le discours sur ses Dépenses, un vif tableau. .... J’ordonnai qu’on apportât les tablettes qui contenaient mon discours. On y lut les services de mes ancêtres, puis les miens. Après ces deux passages, il était écrit : Jamais je n’ai dépensé en des brigues ni mon argent ni celui des alliés. — Mais non, criai-je au greffier, ne lis point cela ; ils ne veulent pas l’entendre. Il lut ensuite : Ai-je jamais établi, dans les villes de vos alliés, des chefs capables de ravir leurs biens, leurs femmes ou leurs enfants ? — Efface encore ; ils ne peuvent écouter de telles choses, et continue. — Jamais je n’ai partagé entre mes amis les prises faites sur l’ennemi, le butin de guerre ni l’argent du butin, pour dépouiller ceux qui l’avaient conquis. Efface toujours ; il n’est rien dont ils veuillent moins qu’on leur parle. Poursuis. — Jamais je n’ai accordé à mes amis des lettres de voyage pour qu’ils en tirassent de gros profits en les vendant. — Dépêche-toi de raturer cela au plus vite. — Jamais je n’ai distribué entre mes appariteurs et mes amis des sommes d’argent sous prétexte qu’on leur devait du vin pour leur table, et je ne les ai pas enrichis au détriment du public. Ah ! pour ceci gratte jusqu’au bois. — Voyez, je vous prie, le triste état de la république : je n’ose rappeler les services que je lui ai rendus, de peur d’exciter l’envie. Où en sommes-nous, que ce soit impunément qu’on puisse mal faire, mais que ce ne soit pas impunément que l’on fasse bien ?

Ainsi, pour satisfaire aux besoins nouveaux que le luxe avait fait naître, les nobles pillaient à la fois le trésor et les alliés ; et le sénat amnistiait d’avance les exactions, en laissant affirmer devant lui, comme principe de gouvernement, que l’intérêt étant la règle de la conduite, tout moyen était bon pour réussir. Nous ne dirons pas avec Tite-Live que la politique du sénat avait été jusqu’alors très morale ; mais, avec les vieux sénateurs, nous nous plaindrons qu’on substituât l’astuce au courage ; qu’ayant la force, on crût nécessaire d’y joindre la perfidie[106], et qu’après avoir ravi aux peuples l’indépendance, on leur ravît encore la richesse.

Ces leçons, qui partaient de si haut, n’étaient perdues ni pour l’homme du peuple ni surtout pour le légionnaire. Il est évident que les concussions des généraux et leur indépendance de toute autorité devaient avoir pour effet de relâcher les liens de la discipline. Les soldats imitaient leurs chefs, et ceux-ci fermaient les yeux sur des excès qu’ils autorisaient par leur conduite : durant la seconde guerre Punique, les rapines d’une armée firent soulever la Sardaigne[107]. Mais, dans les plaisirs achetés au prix de ces violences, les légionnaires perdirent leurs qualités militaires. Alors on vit les honteuses défaites de Licinius dans le royaume de Pergame, de Manilius devant Carthage, et de Mancinus sous les murs de Numance. Beaucoup désertaient, comme ce C. Mattienus, que les consuls firent battre de verges en présence des recrues et vendre à vit prix ; ou bien, si la guerre était peu profitable, ils demandaient impérieusement leur congé, comme toute l’armée de Flaccus en 180. Les soldats de Scipion avaient déjà, en Espagne, donné ce dangereux exemple. Pendant la guerre d’Antiochus, ceux d’Æmilius, malgré leur général et malgré une convention formelle, pillèrent Phocée, où le préteur ne put sauver que ceux des habitants qui se réfugièrent près de lui[108], et en 140 les cavaliers de Cépion essayèrent de le brûler vif dans sa tente. Après avoir obtenu le pillage de l’Épire entière et 500 deniers par tête, les légionnaires de Paul-Émile se prétendaient lésés et voulurent lui faire refuser le triomphe. Déjà ils se déchargeaient sur des esclaves du poids de leurs armes : à la suite des quatre-vingt mille légionnaires d’un autre Cépion, on ne compta pas moins de quarante mille valets. Aussi fut-ce un bonheur pour Rome qu’aucun ennemi sérieux ne se montrât alors, et qu’avant les Cimbres, la guerre Sociale et Mithridate, Marius ait eu le temps de rétablir la discipline et l’esprit militaire des légions.

Ramener les soldats à l’obéissance n’était point chose très difficile ; il suffisait pour y réussir d’une volonté énergique, et Rome trouvera souvent des hommes qui auront cette énergie-là. Mais le nouvel état militaire que tant de conquêtes imposaient au sénat, l’obligation d’avoir toujours des légions sur pied en quelques provinces, allaient donner naissance à un phénomène social que l’antiquité n’avait pas connu.

Ces expéditions, qui se renouvelaient incessamment, faisaient déjà du service des armes une profession et préparaient, deux siècles avant Actium, l’armée permanente d’Auguste et de l’empire. Autrefois, le peuple et l’armée, c’était tout un ; la prolongation des guerres en de lointains pays opéra la séparation du soldat et du citoyen. Tandis que celui-ci devenait à Rome mendiant et vénal, celui-là oubliait au camp la vie civile et devenait, de patriote, mercenaire. Retenu quinze et vingt ans sous les enseignes sans pouvoir, comme aux anciens jours, rentrer chaque hiver dans la demeure paternelle, il faisait du camp sa patrie, parce qu’il y trouvait la satisfaction de tous ses appétits.

La guerre n’étant plus que le pillage organisé, les armées se composaient surtout de volontaires attirés par l’appât du gain et de vétérans qui, ayant gaspillé leur part de butin, voulaient la renouveler pour la dépenser aussi vite en faciles jouissances. Ajoutez que déjà les auxiliaires étrangers sont nombreux. En 195, le préteur Flaminius a besoin de six mille cinq cents hommes. On lui donne l’argent nécessaire pour les lever hors d’Italie et il les soudoie en Sicile, en Afrique et en Espagne[109].

Ainsi, sous la pression des événements, tout change : l’armée se transforme comme le peuple. C’était inévitable ; mais un jour ces armées donneront à leurs généraux la force que le peuple donnait auparavant à ses tribuns, et une révolution militaire sera la conséquence logique de la conquête du monde.

A Rome, une foule famélique ; dans les camps, des hommes qui croient surtout à la puissance de l’épée ; au-dessus des uns et des autres, une noblesse peu nombreuse qui entend se réserver les dépouilles du monde : telle est la situation que cachent aux regards prévenus les mots trompeurs de république et de liberté romaines.

Nous n’avons encore parlé qu’en passant d’une classe qui s’était peu à peu formée au-dessous de l’aristocratie sénatoriale, celle des gens de finance, lesquels jouèrent un rôle considérable dans la dissolution de la cité, comme nos fermiers généraux et nos financiers, dans la décomposition de la vieille société française. A. Rome, le cens ou dénombrement quinquennal des citoyens et des fortunes était une opération politique qui s’accomplissait au milieu des solennités de la religion. L’État constatait alors quelles étaient ses ressources en hommes et en biens, et il distribuait ses citoyens dans ses classes pour le vote, d’après le chiffre de leur fortune déclarée. Cette déclaration ne comprenait que les biens-fonds et ce qui servait à les exploiter ou à en jouir, res mancipi, tels que terres, moissons, esclaves, bêtes de somme et de trait, toutes choses qui attachaient au sol, à la cité et imposaient aux détenteurs un dévouement intéressé pour la communauté qui à son tour protégeait leurs biens en se protégeant elle-même. Mais la déclaration ne comprenait pas les res nec mancipi, c’est-à-dire les capitaux, l’avoir industriel, qui pouvaient se transporter aisément hors de la cité et que celle-ci, à cause de leur nature mobile, ne voulait ni connaître ni couvrir de la protection de ses lois. Il y avait donc à Rome deux sortes de propriétaires : ceux à qui leur propriété donnait des droits politiques et ceux à qui elle n’en donnait pas. Les derniers étaient les ærarii. Il en était de même en France au temps du pays légal où l’on ne comptait, pour admettre à la grande fonction civique de l’électorat, que les biens au sujet desquels un impôt d’un certain chiffre était directement payé à l’État. À cette époque, nous avions, comme Rome, nos ærarii, et, comme à Rome encore, il se trouvait parmi eux des riches, même quelques-uns des hommes les plus considérés dans l’État.

On a beaucoup écrit sur le mépris du commerce chez les anciens ; ce qui vient d’être dit l’explique par la différence que ces petites cités, toujours sur le qui-vive, mettaient nécessairement entre les biens fonciers qui leur assuraient des défenseurs ardents, et ces richesses commerciales, faciles à cacher au moment du péril, ou à transporter d’une cité à l’autre, qui faisaient du détenteur des capitaux moins un concitoyen qu’un étranger toujours prêt au départ. C’est pourquoi le testament et la vente qui transmettaient des immeubles devaient, à l’origine, être sanctionnés par le peuple que, plus tard, remplacèrent cinq citoyens représentant les cinq classes des propriétaires fonciers, ou les citoyens actifs.

Mais, tandis que le vieux peuple romain diminuait chaque jour en nombre, ceux à qui il avait refusé une place dans l’État s’en faisaient une très large. La loi avait interdit le commerce aux sénateurs. Cependant l’étendue de l’empire, l’approvisionnement de la capitale et des armées, l’exécution des grands travaux publics, routes, aqueducs, temples, basiliques, etc., donnaient naissance à une masse énorme d’affaires. L’État les abandonnait toutes à l’industrie privée. Des Italiens, des affranchis, enrichis par le petit négoce, s’en chargeaient, soit individuellement, soit réunis en sociétés commerciales. Les gains étant énormes, ceux des riches citoyens qui n’étaient point magistrats en voulurent leur part et s’affilièrent à ces compagnies, surtout après que la conquête de la Grèce, de l’Asie et de l’Afrique eut livré ces pays aux spéculateurs romains ; il se fit alors une scission parmi ceux qui avaient le cens équestre, ou de la première classe. Les uns, fils de sénateurs, ne songèrent qu’à succéder aux honneurs de leurs pères : c’étaient les nobles ; les autres, d’origine obscure ou repoussés des charges comme hommes nouveaux, se jetèrent dans les fermes et les travaux publics : ce furent les publicains. L’orgueil aristocratique fléchit même quelquefois devant l’importance des bénéfices à faire, et l’on consentit à amnistier le grand commerce, qui cessa d’être déshonorant[110]. Mais ce n’étaient ni le commerce, ni les travaux publics, ni la banque, qui donnaient les plus sûrs profits.

Le sénat avait bien gardé pour les proconsuls et les préteurs l’administration politique et militaire des provinces ; mais, fidèle à l’esprit des temps héroïques, il n’avait pas voulu se charger des détails de l’administration financière, pour n’avoir pas à créer un nombreux personnel d’agents. Tous les cinq ans, les censeurs affermaient les impôts aux enchères publiques, c’est-à-dire que, pour une somme immédiatement versée, ils abandonnaient à des particuliers, ordinairement chefs de compagnies (mancipes), le soin de lever durant cinq ans les impôts dus à l’État. Les enchères couvertes et l’impôt payé, les publicains partaient avec une armée d’agents et d’esclaves pour la province qui leur était livrée. Alors commençaient des exactions inouïes ; une fois, au lieu de 20.000 talents qu’ils devaient lever en Asie, ils en arrachèrent 120.000. Le gouverneur de la province voulait-il intervenir, on achetait son silence ; plus tard on l’intimida, et il ne restait aux victimes que la lente et dangereuse ressource d’une plainte à Rome. Dès la seconde guerre Punique, les publicains se faisaient craindre du sénat, et au temps de la conquête de la Macédoine, c’était une opinion reçue que, là où ils se trouvaient, le trésor était lésé ou les sujets opprimés. Il est curieux de voir les publicains faisant servir à leur intérêt les idées nouvelles, et niant, au nom des doctrines d’Évhémère, la divinité des dieux, pour se donner le droit de lever l’impôt sur les terres consacrées. Un prêtre d’Amphiaraüs, en Béotie, réclamait l’immunité : Paye, dit le publicain, ton dieu n’est qu’un homme[111].

Les conquêtes des peuples barbares sont terribles : dans trois villes, Djenghiz-khan massacra quatre millions d’hommes. Au moins, dès que ces conquérants nomades ont porté ailleurs leur colère, le calme renaît, et les blessures que fait l’épée se ferment si vite ! Mais une nation de pauvres laboureurs, accoutumés à faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut donner, un peuple qui, de la civilisation, ne connaît encore que les plaisirs matériels qu’elle procure, veut jouir de sa victoire et exploiter chaque jour sa conquête. Dans le gouvernement du monde, les Romains portèrent les mœurs de leur vie privée. Habitués à l’avarice par la pauvreté, ils furent avides, rapaces, impitoyables, comme Caton leur modèle, comme l’usurier qui avait été, qui était encore si dur pour eux-mêmes. Plus terrible que la guerre, l’esprit fiscal s’abattit sur les provinces ; les publicains furent ses instruments, et la haine publique a consacré leur nom. Les moralistes aussi les réprouvent, et le plus souvent avec raison. Toutefois il faut reconnaître que la .puissance financière des publicains était l’apparition dans le monde romain d’une chose très moderne et que nous ne trouvons pas mauvaise, la puissance du capital, sans lequel il ne peut y avoir ni industrie, ni commerce, ni bien-être pour le plus grand nombre. Nos munitionnaires d’armée, nos spéculateurs de bourse, nos entrepreneurs de grands travaux publics, ont-ils été toujours plus désintéressés ? On dira que les publicains avaient beaucoup d’esclaves[112] ; mais ils employaient aussi beaucoup d’affranchis et d’hommes libres qui, avec eux, trouvaient, ceux-là l’aisance, ceux-ci la fortune. Qu’étaient ces chefs d’ouvriers, præfecti fabrum, qu’appelaient près d’eux tous les gouverneurs de province et les commandants de légion[113] ? Balbus commença ainsi et finit par le consulat. L’Africain avait dit dédaigneusement : Le même peuple ne doit pas être le roi et le facteur de l’univers[114]. Des gens sortis des échoppes du commerce et des comptoirs de la banque vont cependant prendre à Rome une importance de jour en jour plus considérable, parce qu’une partie de leur fortune, employée en achats de biens-fonds, leur ouvrira l’entrée des cinq classes de citoyens actifs, même celle de la première ; séparée de la noblesse par ses mœurs, du peuple par sa richesse, cette aristocratie d’argent n’aura ni l’ambition hautaine des grands ni les appétits de la foule ; mais elle en aura d’autres, et c’est elle[115] qui, troublée dans ses spéculations par les guerres civiles, aidera César et Octave à rétablir l’ordre, en retournant du gouvernement de plusieurs au gouvernement d’un seul.

 

 

 

 



[1] De Brosses, Hist. de la Rép. rom., t. I, p. 260.

[2] On ne sait quand ils se saisirent de ce droit important, jus referendi, mais ils le possédaient déjà en 216 (Tite-Live, XXII, 61).

[3] Ibid., XXXII, 7.

[4] Ibid., XXXI, 50.

[5] Ibid., XXXIII, 25.

[6] Ibid., XLIII, 16. Deux fois des consuls furent jetés par eux en prison.

[7] Pour toutes ces lois, voyez au § III du chapitre XXXVII la censure de Caton. L’an 442, un préteur s’étant laissé acheter par des gens accusés de meurtre, il fut poursuivi par le tribun Scævola, contraint de s’exiler, et bientôt après de se tuer. Ce fut encore un tribun, Scribonius, qui proposa la loi pour rendre la liberté aux Lusitaniens vendus par Galba (Tite-Live, Épitomé, XLIX).

[8] Tite-Live, XXXI, 4, 49 ; XXXII, 1.

[9] Ibid., XXX, 26 ; XXXI, 4, 50 ; XXXIII, 42.

[10] Tite-Live, passim, depuis XXXII, 29 ; rappelons que les citoyens ne payaient pas le tribut tant qu’ils étaient sous les drapeaux (ibid., IV, 60 ; V, 40), et que les prêtres eux-mêmes étaient soumis à la taxe de guerre (ibid., XXXIII, 52).

[11] Multos pecuarios damnarunt (ibid., XXXV, 40) ; mullos pecuarios ad populi judicium adduxerunt (XXXIII, 42). Voyez (XXXV, 7) le plébiscite du tribun Sempr. Gracchus qui étend aux alliés les lois romaines sur l’usure.

[12] Tite-Live, X, 9. Virgas ab omnium civium Romanorum corpore amovit (Cicéron, pro Rab., 5, 4 ; cf. de Rep., II, 51)

[13] Senatus tribunum plebis auctoritate sua compulit ad remittendam intercessionem (Tite-Live, XXXVI, 40). Pour l’auctoritas patrum, cf. Tite-Live, XXXIX, 59 ; après Cannes, c’est le sénat qui nomme un dictateur. (Tite-Live, XXII, 57.)

[14] Ibid., XXVII, 1-8.

[15] Ibid., XXXVII, 8.

[16] Ibid., XXVI, 33. Voyez aussi, sur cette bonne intelligence, XXXVII, 86 et passim, du livre XXVI à XLII.

[17] Ibid., XXXII, 7.

[18] Pline, Hist. nat., XXXVII, 17. On conserva cependant le droit du vingtième sur la vente et l’affranchissement des esclaves, et le portorium, ou droit de douane, ne fut aboli qu’en l’an 62.

[19] Cicéron, pro Cluent., 45, § 120. Des judicia privata relevaient aussi certains délits, ....veluti si quis furtum fecerit, bona rapuerit, damnum dederit, injuriam commiserit (Gaius, Inst., III, 182).

[20] Polybe, VI, 57, 9.

[21] A Pydna les légions avaient le soleil levant dans les yeux, Paul-Émile immola successivement vingt et une victimes jusqu’à ce que le soleil eût tourné.

[22] XL, 36 : ....is ipse exercitus egre explebatur. Cf. ibid., XLI, 21 : delectus consulibus difficilior.

[23] Polybe, XXXV, 4.

[24] Plutarque, dans Caius Gracchus.

[25] Tite-Live, Épitomé, XLVII. Les censeurs dressaient d’abord la liste de ceux qu’on peut appeler les citoyens actifs, c’est-à-dire, de ceux qui servaient ou pouvaient servir dans les légions, puis celle des habitants non compris dans les tribus, les orbi, orbæ et viduæ, représentés par leurs tutores, enfin les ærarii ou citoyens sine suffragio, qu’on inscrivait sur les tabulæ critumæ.

[26] Les prolétaires ne furent régulièrement enrôlés que depuis Marius. Auparavant ils n’étaient armés que dans les cas exceptionnels. (Orose, IV, 1 ; Cass. Hemina, ap. Non., s. v. proletarii ; Aulu-Gelle, XVI, X ; Juste Lipse, de Mil. Rom., I, 2.) Au temps qui nous occupe, ceux qui avaient moins de 400 drachmes servaient dans la marine. (Polybe, VI, 18.)

[27] D’après Tite-Live, en 200 il n’y eut que six légions ; de 199 à 195, huit ; en 195, dix ; en 194, huit ; en 195, dix ; en 192 et 191, douze ; les deux années suivantes, quatorze ; puis treize, dix et huit, jusqu’à la guerre contre Persée. Alors chaque légion compta sena millia peditum, trecenos equites (Tite-Live, XLIV, 21).

[28] Id., Épitomé, LIX.

[29] Immortales virtutem approbare, non adhibere debent (Aulu-Gelle, Noct. Att., I, VI).

[30] Comme les consuls avaient le droit de choisir les légionnaires, ils prenaient surtout dans les tribus rustiques. En portant à cent soixante ou cent quatre-vingt mille hommes le chiffre de la population clans laquelle les consuls faisaient les levées, je crois être plutôt au-dessus qu’au-dessous de la vérité.

[31] Même davantage ; le temps où l’on ne pouvait refuser son nom à l’enrôlement durant de dix-sept à quarante-cinq ans. On ne pouvait briguer une charge qu’après avoir fait dix campagnes (Polybe, VI, 48).

[32] Quand on sut que l’Africain accompagnerait son frère en Asie, cinq mille volontaires accoururent. (Tite-Live, XXXVII, 4.) En 171, il s’en présenta une foule, quia locupletes videbant qui priore Macedonico bello aut adversus Antiochum in Asia stipendia facerant (ibid., XLII, 32). La guerre était si bien devenue un métier, que les pièces de Plaute sont pleines de militaires fanfarons, qui certainement ne sont pas tous empruntés à la Grèce. II ne montre pas un soldat sur la scène qui ne soit de cette race. Si je n’étais pas insolent, dit Simmia, dans Pseudolus, v. 908, est-ce qu’on me prendrait pour un soldat (stratioticus homo) ?

[33] Cela ne fut régulièrement établi que par Caius Gracchus.

[34] Un consul trouva Sipontum et Buxentum entièrement désertes. (Tite-Live, XXXIX, 22.)

[35] Toute l’armée de Gabinius resta en Égypte (César, de Bello civ., III, 110). Voyez plus loin la guerre de César en Afrique et, dans Tite-Live (XLIII, 3), la requête des quatre mille hommes établis à Carteia.

[36] Diodore de Sicile, XXXVII, 3.

[37] Sénèque dit que de son temps cela n’eût pas suffi à la fille d’un affranchi pour l’achat d’un miroir.

[38] Dunt dos sit, nullum vitium vilio vortitur (Plaute, Persa, v. 337).

[39] Transalpines gentes oleam et vitem serere non sinimus, quo pluris sint nostra cuvela nostempe vineæ (Cicéron, de Rep., III, 9).

[40] Cicéron dit que, de son temps, on prêtait à Rome jusqu’à 34 pour 100 et à 78 dans les provinces ; dans ses Lettres, ad Fam., V, 6 : Il n’y a de fortune que pour ceux qui prêtent à 50 pour 100. Cf. Plaute, Curcul., v. 516 ; Epidicus, v. 52 : In dies minasque argenti singulas numis.

[41] Cicéron, ad Brut., 31.

[42] Cicéron lui-même, qui n’était pas, il s’en faut, un des plus riches, acheta une maison 3.500.000 sesterces (ad Fam., V, 6). P. Crassus possédait 100 millions (Corn. Nepos, Att., 5). Salluste (Catilina, 12-15) : Domos atque villas in urbium modum exædificatas.... a priratis compluribus subversos montes, maria constrata. Cornélie avait eu sa maison de Misène pour 75.000 drachmes ; le prix des propriétés de luxe monta si vite, que Lucullus la paya 500.000. (Plutarque, Marius, 55.)

[43] Parentes aut pari liberi militum, ut quisque potentiori confinis erat, sedibus pellebanter (Salluste, Jugurtha, 41). Cf. Sénèque, Lettres, 90 ; le faux Quintilien, Deal., 13, et Horace, Carmina, II, XVIII, 26 : Pellitur paternos in sinu ferens deos.

[44] Dureau de la Malle, II, 221.

[45] Cicéron, II in Ver., III, 51. César raconte (de Bello civ., I, 16) que Domitius, qui avait trente-trois cohortes, militibus pollicetur ex suis possessionibus quaterna in singulos jugera.

[46] Cicéron, pro Rabir., et Horace, Satires, I, 6.

[47] C’est encore le mal de Rome aujourd’hui. Le prince Borghèse possède dans la campagne 22.000 hectares, le duc Sforza Cesarini 11.000, les princes Pamfili et Chigi plus de 5.000, le chapitre de Saint-Pierre et l’hôpital du Saint-Esprit davantage. Enfin cent treize familles romaines possèdent 126.000 hectares, et soixante-quatre corporations s’en partagent 75.000. (Fulchiron, Voyage dans l’Italie méridionale.)

[48] Tite-Live, XLII, 32.

[49] A Cotone quum quæreretur quid maxime in re familiari expediret, responait bene pascere (Columelle, Præf., VI).

[50] Douze cents prisonniers romains vendus par Annibal en Achaïe furent, suivant Polybe, rachetés au prix de 100 talents ou 522.000 francs. Suivant M. Bœckh, le prix des esclaves employés aux mines de l’Attique n’était que de 125 à 450 drachmes (141 ou 138 francs) ; d’après Plutarque, ce prix pouvait monter pour un vigoureux esclave jusqu’à 1300 francs (Caton maj., 6). Cependant Horace, à une époque où les prix avaient augmenté, n’avait payé Dave que 500 drachmes (Satires, II, VII). Une preuve de leur peu de valeur, c’est qu’un M. Scaurus, riche seulement de 25.000 nummos, en avait six (Meursius, de Luxu Rom.). Après une victoire il s’en vendait au prix de 4 drachmes (5 fr. 68 c.).

[51] Plutarque, Tiberius Gracchus, 8.

[52] Non rase in civitate duo millia hominum qui rem haberent (Cicéron, de Off., II, 21).

[53] Appien, Bell. civ., I, 7.

[54] Plutarque, Crassus ; Cicéron, pro Cæcina, 20 ; Remnius Palémon, célèbre grammairien, avait été esclave ; devenu libre, il monta un atelier d’esclaves tailleurs (Suétone, de Ill. gr., 23) ; Atticus louait surtout des copistes (Corn. Nepos, Att., 43), Malleolus, des ouvriers de toute sorte (Cicéron, in Ver.). Appius, Cicéron et mille autres avaient des præfecti fabrum ; le consul Balbus avait eu cette charge dans la maison de César.

[55] Varron, de Re rust., I, 2 et 6.

[56] Suétone, Octave, 73.

[57] Il y avait jusqu’à des servi fanatici (Gruter, 312, 7).

[58] L’usage des procédures par témoins et des poursuites d’office avait créé un nouveau métier : on vendait de faux témoignages et de faux serments. Cf. Plaute, Pænul., 581 et suiv. ; Curculio, 478 et suiv.

[59] XXXVII, 57. Du temps de Cicéron on achetait les votes argent comptant.

[60] Sur les viscerabones, cf. Tite-Live, XXXIX, 46 ; VIII, 22.

[61] Les Romains perdirent vingt mille prisonniers à Drépane seulement, six mille à Trasimène, huit mille à Cannes, etc. S’ils en délivrèrent vingt mille en Afrique, quatre mille en Crête, douze cents en Achaïe, etc., combien avaient péri avant la délivrance ?

[62] Dion, XXXIX, 24. Sur la question de l’esclavage, le principal ouvrage est toujours celui de M. Wallon.

[63] Dion, XLIII, 44. Cf. Giraud, Acad. des sc. mor., 1879, p. 320.

[64] Philippiques, VIII, 4.

[65] De Orat., I, 9.

[66] Durant la première guerre Punique Duillius avait fait huit mille prisonniers, Manlius et Regulus quarante mille, Lutatius trente-deux mille. Aussi peut-on estimer le nombre des seuls esclaves africains ramenés alors en Italie à un cinquième de la population romaine. Si les noms d’Afer, de Pœnus, de Numida, se trouvent rarement dans les comiques, c’est que ceux-ci copiaient les pièces grecques, et qu’ils ne parlent que des esclaves domestiques ; or les Africains, s’exprimant dans un idiome inconnu, devaient être relégués aux champs.

[67] Romam.... mundi fæce repletam (Lucain, VII, 404).

[68] Pline disait : Coli cura ab ergastulis pessimum est, et quidquid agitur a desperantibus ; et Columelle, dans sa préface : Nostro accidere vitio qui rem rusticam pessimo cuique servorum, velut carnifici, noxæ dedimus, quam majorum nostrorum optimus quisque optime traciaverit. Voyez, sur les rapides progrès de la mal’aria, l’Introduction.

[69] On fut obligé de faire venir chaque année, de l’Ombrie et des Abruzzes, les ouvriers nécessaires à la culture. (Suétone, Vespasien, 1.)

[70] En droit, les généraux devaient verser au trésor le produit du butin de guerre ou l’abandonner à leurs soldats : c’était le donativum, coutume déplorable sous l’empire, mais qui venait de la république et du plus profond de la vie nationale, car les guerres des Romains eurent d’abord pour objet le pillage, bien plus que la conquête. Quant aux édiles, ils employaient le produit des amendes à l’entretien des monuments publics, et l’on ne voit point que des comptes leur fussent demandés, pas plus qu’aux censeurs pour leurs grands travaux. Les uns et les autres se mettaient sans doute en règle, en tenant le sénat au courant de leurs opérations.

[71] Voyez, par exemple, le procès de Manlius. Manius Aquillius, le pacificateur de la Sicile, ayant été, en 98, accusé de concussion, Marcus Antonins, son avocat, termina sa plaidoirie en déchirant la tunique d’Aquillius pour montrer les cicatrices dont sa poitrine était couverte. On pleura, et il fut acquitté malgré les graves présomptions qui pesaient sur lui. Cicéron, Brut., 62 ; de Off., II, 14 ; de Orat., II, 28, 45, 47.

[72] Cicéron, Brut., 27. La loi Calpurnia fut renouvelée et rendue plus sévère, en 126 par la loi Junia, en 101 par la loi Acilia, en 81 par la loi Cornelia, en 59 par la loi Julia.

[73] Cicéron, ad Herenn., I, 11. Les préteurs continuèrent à juger les procès civils, et les édiles les contestations commerciales.

[74] Voyez l’attribution aux seuls comices centuriates de la juridiction criminelle par les Douze Tables.

[75] VI, 17. Toutes les fois, dit-il, que le procès a quelque importance, même dans les judicia privata, les juges sont des sénateurs.

[76] Accusatores multos esse in civitate utile est ut melu contineatur audacia (pro Roscio Amer., 20).

[77] Heuzey, Mission archéol. de Macédoine, p. 38.

[78] Persa, v. 63 et suiv.

[79] ....legis vicem obtinet quamvis fuerit quæsitum (Gaius, Inst., I, 4).

[80] Cicéron, de Domo, 16 ; Philipp., XII, 5. Après les Gracques, le sénat s’attribua le droit de dispenser directement de l’observation d’une loi, legibus solveretur ; mais il fallait, pour que ce sénatus-consulte fut valable, la présence de deux cents sénateurs, ensuite l’approbation du peuple, après quoi les tribuns ne pouvaient plus opposer leur veto. (Asconius, in Cicéron pro Cornelio, p. 57-8.)

[81] La dictature de Sylla et celle de César n’ont rien de commun avec l’ancienne magistrature de ce nom.

[82] Ainsi : Attilius tribunus plebis ex auctoritate senatus plebem in hæc verba rogavit (Tite-Live, XXVI, 55).

[83] Ces deux lois, ou cette loi, sont probablement du milieu du second siècle avant Jésus-Christ.

[84] ...Subsidia certissima contra tribunicios furores, propugnacula murique tranquillitalis et otii.

[85] Quand le sénat entreprend une guerre sans avoir demandé l’autorisation du peuple, ou bien il la présente comme la continuation d’anciennes hostilités : ainsi en Lusitanie sous Cépion ; ou bien, ce sont des alliés, comme les Massaliotes, qui implorent une immédiate assistance. Le plus souvent il pousse à bout ses adversaires, et, sous prétexte qu’ils ont eux-mêmes rompu la paix, il envoie les légions. Ainsi Carthage, en attaquant Masinissa, avait elle-même rompu les traités, etc.

[86] Tite-Live, IV, 30.

[87] Cicéron, pro Sestio, 65.

[88] Dans le sénat de 179, M. Willems (Sénat de la rép. rom., p. 566) n’a trouvé que quatre-vingt-huit patriciens pour deux cent seize plébéiens. Les familles nobles s’éteignent avec une extrême rapidité. En Angleterre (Doubleday, True law of the population, chap. IV), il reste bien peu de nobles normands ; les deux tiers des lords (272 sur 394) datent de 1760. Sur 1527 titres de baronnet, créés depuis 1611, il n’en restait, en 1819, que 655, dont 50 seulement dataient de 1611. Sur 487 familles admises dans la bourgeoisie de Berne de 1583 h 1651, il n’en restait plus que 408 en 1783. Pendant un siècle, de 1684 à 1784, 207 familles bernoises s’éteignirent. En 1623 le conseil souverain se composait de 442 familles ; il n’en existait plus que 58 en 1796. L’auteur cite des observations semblables faites sur les noblesses de France, des Pays-Bas et de Venise ; dans un siècle environ, le nombre des nobles vénitiens tomba de 2500 à 1500, sans qu’il y eût de guerre et malgré l’anoblissement de plusieurs familles nouvelles ; enfin il rappelle un passage où Tacite (Ann., XI, 25) dit que du temps de César on trouvait à peine quelques familles patriciennes, et que toutes celles que lui et Auguste avaient faites étaient déjà éteintes au temps de Claude. A Paris même les familles riches n’ont pas deux enfants par ménage. — Du reste, les patriciens n’avaient plus à Rome, comme droits particuliers, que des charges honorifiques (Cicéron, pro Domo, 44). L’interroi, lorsqu’il en fallait un, le roi des sacrifices, les flamines, les saliens, la moitié des autres prêtres et toutes les vestales, les présidents des comices par centuries et par curies, devaient être patriciens. Aussi César et les empereurs seront-ils forcés d’en faire. Tous les empereurs le deviendront le jour de leur élévation.

[89] Ainsi une sœur de Paul-Émile avait épousé l’Africain ; lui-même prit pour femme une Papiria ; son fils aîné fut adopté par Q. Fabius Maximus, le second par un fils de l’Africain. Ses deux filles entrèrent dans deux illustres maisons plébéiennes : l’une épousa Ælius Tubéron, l’autre le fils de Caton.

[90] Depuis le temps de la première guerre Punique, les édiles devaient célébrer, à leurs dépens, les ludi maximi. D’après un passage de Tite-Live (XXIV, 11), on voit que les sénateurs devaient être tous fort riches.

[91] Plutarque, Caton, 12.

[92] Ce sont les Cornelius, vingt et un ; les Fulvius, dix ; les Sempronius, neuf ; les Marcellus, neuf ; les Postumius, huit ; les Servilius, sept ; les Fabius, sept ; les Appius, six ; les Valerius, six.

[93] Tite-Live, XXXVII, 57.

[94] Dion, XLV, 16.

[95] Ce droit leur fut donné par l’Africain durant son second consulat (191).

[96] Ces triomphes devinrent si fréquents, que, vers 181, une loi exigea comme condition, pour en obtenir un, d’avoir tué au moins cinq mille ennemis dans une bataille.

[97] Paucorum arbitrio belli domique (respublica) agitabatur (Salluste, Jugurtha, 41).

[98] La lex Claudia tribunicia (218) avait défendu aux sénateurs et à leurs fils de posséder un navire de plus de 300 amphores. (Cicéron, II in Ver., V, 8 ; Tite-Live, XXI, 63. Cf. Dion, LV, X, 5.)

[99] L’Espagne devait aussi, depuis le consulat de Caton, vectigalia magna ex ferrariis argentariisque (Tite-Live, XXXIV, 24).

[100] Tite-Live, XLIII, 2. D’autres préteurs furent accusés et condamnés en 154. (Épitomé, XLVII.)

[101] Minari Siculis, si decrevissent legationem..., minari, si qui essent profecti.... gravissimos.... testes.... vi custodiisque retinere (II in Ver., II, 4).

[102] Pro Fonteio, 11.

[103] Plus tard cela devint un impôt régulier, aurum coronarium, qu’on exigea même sans victoire ni triomphe, comme le fit Pison. (Voyez Cicéron, in Pison.)

[104] Tite-Live, XXXIX, 22. Athénée, frère d’Attale, donna, en 486, au sénat, une couronne d’or du prix de 15 000 pièces d’or. Les Étoliens offrirent à Fulvius une couronne de 150 talents. (Polybe, XXII, 15.) Voyez dans les Verrines les statues que Verrés se fait ériger dans toute la Sicile et à Rome même.

[105] Decreverat id senatus propter effusos aumptus factos in ludos T. Sempronii ædilis, qui graves non modo Italiæ ac sociis Latius nominis, sed etiam provinciis externis fuerant (Tite-Live, XL, 44).

[106] Tite-Live, XLII, 47.

[107] Tite-Live, XXIII, 32. Mutinerie de l’armée de Sulpicius Galba et de Villius, en 199 (id., XXXII, 3) ; difficulté en 192 pour lever deux légions en destination de la Ligurie où il n’y avait rien à gagner, etc.

[108] Tite-Live, XXXVII, 32.

[109] Tite-Live, XXXV, 2.

[110] Cicéron dit (de Off., I, 42) que le commerce est plus ou moins estimé, selon qu’il est plus ou moins considérable.

[111] Tite-Live, XLV, 18 ; Cicéron, de Nat deor., III, 19 : Negabant immortelles esse ullos, qui aliquando homines fuissent.

[112] Cet emploi des esclaves dans le commerce obligea de créer les actions institoria et tribuloria pour donner, à ceux avec qui un esclave avait traité au nom de son maître, le droit de contraindre ce dernier à l’exécution des engagements du préposé. (Digeste, XIV, aux titres III et IV.) M. Pardessus (Collection des lois marit., I, 55) croit que ces actions furent créées à une époque ancienne.

[113] A propos des grands travaux exécutés en Italie par Caius Gracchus, Appien dit (Bell. civ., I, 25) a que le tribun mit ainsi dans ses intérêts une multitude d’ouvriers et de travailleurs de tout genre.

[114] Cicéron, de Republ. ; Festus, s. v. Porlitor.

[115] Appien, Bell. civ., II, 13 ; Cicéron, pro Planco, 9.