HISTOIRE DES ROMAINS

 

SIXIÈME PÉRIODE — LES GRACQUES, MARIUS ET SYLLA (133-79) - LES ESSAIS DE RÉFORME

CHAPITRE XXXV — L’HELLÉNISME À ROME.

 

 

I. — ÉTAT S0CIAL DE LA GRÈCE AU DEUXIÈME SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE.

Cent quarante-six ans avant notre ère, durant les ides d’avril, Rome présentait l’aspect le plus animé. Depuis quelque temps, dit Appien, le sénat ne s’assemblait plus, les tribunaux étaient déserts, et, dans les rues, sur les places, se pressait une foule immense qui semblait dans l’attente de quelque grand événement. Tout à coup la nouvelle se répandit que d’Ostie l’on avait vu en mer un navire orné des plus magnifiques dépouilles[1] et portant à la proue des couronnes de laurier. On n’osait y croire encore, quand sur le soir le navire lui-même parut dans les eaux du Tibre. Aussitôt de mille bouches le cri éclata : Carthage est prise ! Toute la nuit se passa dans une folle joie. Enfin donc était tombée, disait-on, cette rivale odieuse, et la foule écoutait quelques vieillards lui racontant qu’un temps avait été, un temps qu’ils avaient vu, où, durant seize années, les chevaux numides avaient foulé le sol de l’Italie, où, à travers les ruines fumantes de quatre cents villes et des plaines jonchées de trois cent mille cadavres romains, une armée carthaginoise était venue mettre le siège devant Rome. Et cette ville, d’où était sorti Annibal, en ce moment Scipion achevait de la détruire ! Corinthe aussi venait de succomber ; et deux triomphes s’apprêtaient, pour Metellus, le second conquérant de la Macédoine, pour Mummius, le vainqueur des Achéens. Si l’on regardait au delà de la Grèce asservie, on ne voyait que républiques tremblantes et que rois esclaves. Tiriathe était à peine une ombre dans ce brillant tableau de la prospérité de l’empire.

Cependant, sur les ruines de Carthage, Scipion avait pleuré, en pensant à Rome. Un jour aussi, avait-il tristement répété, un jour aussi verra tomber Troie, la cité sainte, et Priam, et son peuple invincible. Ce n’étaient point de vaines et poétiques craintes. Ces Romains, si durement trempés, n’avaient pas dans le cœur les fibres qui répondent à de vagues douleurs. Scipion connaissait sa patrie : sous l’éclat extérieur, il voyait la lente décomposition des mœurs, des vieilles croyances et du peuple lui-même, l’effrayante diminution de la classe des petits propriétaires, les progrès de l’esclavage, l’influence des publicains, l’orgueil des nobles, la vénalité des pauvres. Dans cette inévitable transformation, dont il ne pouvait comprendre la nécessité, il trouvait des maux plus terribles qu’Annibal et Carthage. Et il avait raison, car la vieille Rome allait périr pour faire place à une Rome nouvelle.

Au précédent volume, on a montré le patriciat succédant à la royauté, puis contraint de partager avec le peuple, et les querelles intérieures s’apaisant sous l’influence de cette heureuse union. Le beau temps de l’égalité républicaine est compris pour Rome entre l’époque où commence la guerre du Samnium et celle qui vit finir la seconde guerre Punique. Tout alors était commun, les magistratures, les honneurs, le dévouement pour la chose publique ; et à l’égalité des droits répondait presque celle des fortunes. Les grands consulaires, Cincinnatus, Curius, Fabricius, quand ils ne portaient pas la robe triomphale, étaient vêtus de la tunique du paysan dont ils avaient la pauvreté et les mœurs laborieuses. Patriciens et plébéiens rivalisaient de zèle à servir l’État ; et si les uns avaient donné les Fabius, les Papirius et les Scipions, les autres pouvaient s’honorer des Decius, des Metellus et des Marcellus. Les Romains d’alors étaient véritablement un grand peuple, toujours rude et grossier, mais où le sentiment du devoir civique remplissait les âmes, et qui gardait ; avec la forte constitution de la famille, la vie sévère des anciens jours. Aussi fut-ce l’époque des difficiles victoires sur les Samnites et Pyrrhus, sur Carthage et Annibal, qui rendirent toutes les autres aisées.

Dans ces guerres, Rome avait lutté pour l’existence ; elle y trouva l’empire, mais elle y faussa ses institutions. Sous la pression des nécessités qui se produisirent, elle remonta la pente qu’elle avait descendue ; elle retourna de l’égalité au privilège, d’un régime de sage démocratie, excellent pour une cité, à un gouvernement centralisé, indispensable pour une domination qui s’était étendue si loin. Malheureusement cette révolution se compliqua d’une autre : les conditions économiques de la société furent changées par la conquête d’opulentes provinces. Rome qui avait eu longtemps les mœurs de la pauvreté prit celles de la richesse, mais de la richesse acquise par le pillage, et non par le travail. L’opposition des classes se reforma, et, comme aux anciens jours, la ville contint deux peuples différents. Si le temps et la loi avaient presque effacé la distinction entre patriciens et plébéiens, une barrière plus haute s’était élevée entre le riche et le pauvre : celui-là devenant de jour en jour plus fier, plus insolent ; celui-ci plus misérable et plus humble.

Il faut étudier de prés cette transformation par laquelle s’expliquent les révolutions du dernier siècle de la république : d’une part, l’invasion de l’hellénisme, qui modifia les mœurs et les croyances de l’aristocratie romaine ; de l’autre, les suites de ces guerres continuelles où s’usa l’ancien peuple, que des affranchis remplacèrent, et qui, pour être menées à bonne fin, exigèrent la concentration de tous les pouvoirs aux mains du sénat.

Ce fut une révolution morale et politique dont il faut moins accuser l’ambition des hommes que l’influence irrésistible du milieu où maintenant les Romains vivaient. Les peuples ne sont pas à ce point maîtres de leurs destinées qu’ils puissent échapper aux conséquences de leurs propres entreprises. Sur le théâtre du monde, deux puissances inégales sont en action, la liberté de l’homme et la fatalité historique, je veux dire cette force des choses que l’homme crée lui-même, puisqu’elle résulte de faits accomplis par lui, mais dont nulle sagesse ne peut prévoir toutes les suites, dont nulle volonté ne parvient à maîtriser tous les effets. Ainsi l’invasion de l’hellénisme fut l’inévitable réaction de vaincus civilisés sur des vainqueurs barbares, et l’oligarchie hérita nécessairement d’une assemblée populaire, impropre à gérer les intérêts nouveaux que la victoire avait fait naître.

Après les guerres d’outre-mer, dit Cicéron, un large fleuve d’idées et de connaissances pénétra dans Rome[2].

Mais les Grecs d’alors que pouvaient-ils donner ?

Quand les Romains allaient entrer en Grèce, on a fait voir la faiblesse politique de ce pays pour en expliquer la facile conquête. Au moment de montrer, comme dit le poète, que les Grecs se vengèrent de Rome en lui donnant leurs vices, on doit dire quel était leur état moral.

Ce peuple avait tant agi, qu’il avait beaucoup vécu et que, à l’époque qui nous occupe, il était déjà bien vieux : vieillesse sans honneur d’une société qui usait un reste de force dans une activité turbulente, et qui avait perdu les vertus du temps où, chacun étant nécessaire à tous, tous travaillaient au bien commun. Les éphèbes recevaient encore leur éducation sévère, mais ils I’oubliaient vite dès qu’ils entraient dans la vie active ; car depuis qu’Alexandre avait livré aux Grecs les trésors de la l’erse et que ses successeurs leur offraient mille emplois de cour dans lesquels la complaisance pour le maître menait à la complaisance pour soi-même, les mœurs, auparavant contenues par la pauvreté et le péril, s’étaient amollies, et, malgré des dehors encore brillants, cette civilisation semblait n’avoir d’autre but que de multiplier pour l’homme les moyens de donner satisfaction à ses appétits les moins élevés[3]. La grande affaire consistait à bien vivre, non comme l’avaient entendu Phidias et Platon, mais à la façon de ces pourceaux d’Épicure, le mot est d’Horace[4], qui déclaraient que la raison et la nature voulaient qu’on rapportât tout aux plaisirs du ventre[5]. Les poètes comiques y revenaient sans cesse : un d’eux fait exposer par un cuisinier la haute influence de l’art culinaire sur les affaires humaines.

Quels contes est-ce que tu nous débites là ? dit le poète Alexis[6]. Et le Lycée, et l’Académie, et l’Odéon, et le conseil amphictyonique, niaiseries de sophistes, où je ne vois rien qui vaille ! Buvons, mon cher Sicon ; buvons à outrance et menons joyeuse vie, tant qu’il y a moyen d’y fournir.... Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire que tout cela, et vain bruit du pays des songes. La mort mettra sur toi sa main de glace au jour marqué par les dieux. Que te demeurera-t-il alors ? Ce que tu auras bu et mangé : rien de plus. Le reste est poussière : poussière de Périclès, de Codrus ou de Cimon !

Boutade de poète, dira-t-on ; oui, sans doute, mais signe du temps : Ennius venait de traduire pour les Romains la gastronomie d’Archestrate, et l’on sait que bien ordonner un repas était une gloire que le grave Paul Émile ambitionnait.

Pour cette vie joyeuse, il fallait de l’or. On en cherchait en tous lieux, en toutes choses, même par le vice et la fraude. Pour beaucoup la parole n’était qu’un jeu[7], et il était des gens qui osaient dire : Ô divin métal ! don le plus précieux fait aux mortels ; une mère est moins chère que toi ! Ou encore : Qu’on m’appelle coquin, pourvu que je gagne[8]. Un mot habituel en Grèce était : Prête-moi ton témoignage, à charge de revanche[9]. Aussi quelle improbité, quelle dépravation dans la vie publique et dans la vie privée ! Polybe nous l’a déjà montré[10].

Mais tout se tient : l’esprit baissait avec la moralité. Aux travaux sévères de l’intelligence avait succédé la recherche des subtilités. L’imagination, cette faculté puissante des peuples jeunes, était perdue, et le génie grec, épuisé, ne pouvant plus créer, observait, analysait, critiquait. Les commentateurs succédaient aux poètes ; Aristarque régnait à Alexandrie, Cratès de Mallos à Pergame[11]. Plus de poésie ni d’éloquence : Démosthène et ses émules avaient été les derniers orateurs d’Athènes ; Euripide et Aristophane ses derniers poètes. Dès le quatrième siècle la tragédie était morte ; au troisième quelques écrivains peuvent encore prétendre à une place à part, comme Ménandre, le fondateur de ce qu’on appelle la nouvelle comédie, que Térence allait imiter à Rome, comme Callimaque et Théocrite, poètes d’élégies et de pastorales, deux genres qui fleurissent dans la décadence des sociétés ou des littératures, le principal mérite d’Apollonius de Rhodes, le poète épique de ce temps, est une médiocrité soutenue[12], et Lycophron, le plus célèbre des membres de la pléiade alexandrine, exécutait des dessins avec ses vers, des œufs, des haches, etc. Une de ses imaginations poétiques est de montrer Hercule dans le ventre d’une baleine[13] : emprunt qu’il fit peut-être aux Septante ; et, pour tout dire, il inventa l’anagramme ! Chez ces Grecs de la décadence, les lettres, autrefois l’honneur de la cité, la marque éclatante de la vie religieuse et politique, parce qu’elles étaient l’hommage du génie aux dieux et à la patrie, se réduisaient à n’être plus que la distraction d’une société frivole. Au second siècle, on trouve un seul nom à citer, celui de Polybe, dont on mettrait l’œuvre à côté des plus grandes, s’il avait été aussi habile écrivain qu’il était historien consciencieux et pénétrant.

L’art obéissait encore à la puissante impulsion que lui avaient donnée Phidias, Polyclète, Praxitèle et Lysippe[14]. Ces grands hommes avaient légué aux écoles de Rhodes et de Pergame, alors les plus florissantes, des modèles incomparables, une habileté de main et des procédés de métier qui devaient soutenir longtemps la défaillance du génie. Mais déjà les signes de décadence se montraient : quelques-uns faisaient colossal croyant faire grand. A Rhodes, les navires passaient à pleines voiles entre les jambes de la statue du Soleil, dont les pieds posaient sur les deux môles du port ; d’autres ôtaient à la statuaire son caractère de calme et de sérénité, pour qu’elle rivalisât avec la peinture, non seulement dans l’expression pathétique qui appartient aux deux arts, mais dans la représentation des scènes variées et violentes. On fouillait le marbre curieusement, jusqu’à n’y pas laisser une place où un muscle ne fit saillie, et l’on tourmentait la pose des personnages, témoin le groupe trop vanté du Laocoon qui a pu être appelé une tragédie en trois actes, et celui du Taureau Farnèse dont on avait voulu faire un poème en pierre.

Du reste, le progrès ou la décadence de l’art importait peu aux Romains, qui laissèrent à leurs sujets le soin de les approvisionner de statues et de tableaux. Aussi Fart grec, qui était d’abord un culte, va devenir une industrie ; mais, bien qu’autour de lui tout ce qui l’inspirait jadis décline, il gardera assez de force pour vivre quatre siècles encore, et pour embellir ce inonde nouveau de l’Occident que Rome forcera d’entrer dans la vie civilisée. C’est un mémorable exemple de la puissance des traditions et des écoles : phénomène qui, par les mêmes raisons, s’est reproduit chez nous, où depuis bientôt trois siècles l’École française n’a eu que des éclipses partielles, tandis que d’autres ont disparu :

La religion, au contraire, n’ayant jamais eu d’enseignement doctrinal, ni de clergé constitué en corporation puissante, fut inhabile à retenir les âmes dans les chaînes de la foi antique.

La classe éclairée n’allait aux temples que par habitude et ne prononçait le nom des dieux que comme moyen oratoire. Les olympiens se mouraient : Eschyle les avait déjà attaqués dans son Prométhée, et Aristophane, le rieur audacieux, dans ses Oiseaux, où il se joue de la race des dieux confine de celle des hommes. Dans les Chevaliers, Nicias, le fidèle serviteur du bonhomme Démos (le peuple), désespéré de toutes les mésaventures qui lui arrivent, ne trouve rien de mieux, pour se tirer d’affaire, que d’aller se prosterner devant la statue de quelque dieu.

Quelle statue ? lui dit Démosthène. Est-ce que tu crois vraiment qu’il y a des dieux ?Sans doute. — Sur quelles preuves ?Parce qu’ils m’ont pris en grippe....Voilà qui est sans réplique.

La Grèce semblait perdre la mémoire de son passé ; elle oubliait même ses grands hommes. Cicéron s’honora d’avoir retrouvé à Syracuse le tombeau d’Archimède, caché sous les ronces ; il vit le temple de Delphes solitaire, la pythie muette[15], et un Étolien avait brûlé celui de Dodone, le plus vénérable sanctuaire de la race hellénique.

Aux beaux jours de la Grèce, les oracles avaient eu un grand rôle, religieux et patriotique. Mais combien était, à présent, laborieuse la condition des dieux prophétiques, interrogés à chaque instant sur de misérables intérêts ; et quelle souplesse d’esprit ne fallait-il pas à leurs prêtres pour rédiger des oracles ambigus, qui satisfissent les dévots sans compromettre le crédit du dieu ? On a récemment trouvé, sous les ruines du temple de Dodone, bon nombre d’appels à la protection de Zeus Naïos[16]. Une femme l’interroge sur un remède qui la guérisse et des particuliers lui demandent lequel de trois partis à prendre sera le meilleur. Un berger lui promet de lui marquer sa reconnaissance, s’il le fait réussir dans une opération de commerce qu’il va tenter sur des troupeaux. Un Ambraciote voudrait savoir quelle divinité lui donnera la fortune et la santé ; Agis, comment il pourra recouvrer ses couvertures et ses oreillers qu’il a perdus ; Lysanias, question plus indiscrète, si l’enfant que Nyla porte dans son sein est de lui. Le Jupiter d’Homère et de Phidias est tombé au rang de nos tireuses de cartes !

Dernier outrage, cette religion profanée n’élevait plus de temples qu’aux puissants du jour, et, par une amère dérision, le vice avait les honneurs de l’apothéose. Thèbes consacrait des autels à la courtisane Lamia ; Antiochus le Dieu (Θεός) faisait adorer la divinité de son indigne favori Thémison Hercule[17], et la cité de la Vierge rendait un culte divin aux objets des infâmes plaisirs de Démétrius Poliorcète. Ses prières à ce prince étaient à la fois un sacrilège et une lâcheté. Au milieu des fêtes d’Éleusis, on vit s’avancer un chœur de citoyens vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs qui chantaient, au nom d’Athènes : Les autres dieux dorment ou se promènent, ou même n’existent pas ; c’est à toi, qui n’es pas fait de bois ou de pierre, à toi, dieu présent et vivant, que j’adresse mes adorations. Ô bien-aimé ! Fais-moi jouir de la paix et délivre-moi de mes ennemis, car, moi, je ne puis plus combattre[18].

La philosophie offrait-elle aux âmes les consolations que la religion ne leur pouvait donner ?

La philosophie grecque avait déjà parcouru les trois phases glorieuses de son histoire. Elle avait étudié :

La nature considérée comme une et harmonieuse par ceux qu’Aristote appela les physiciens ;

L’intelligence, revendiquant depuis Anaxagore le droit d’être mise à part de la matière et devenant, dans les deux grands systèmes de Platon et d’Aristote, la cause universelle ;

Enfin la morale essayant, par les écoles d’Épicure et de Zénon, d’enlever à la pensée pure le premier rôle dans la direction des esprits[19].

Nous n’avons pas à exposer ces doctrines, dont la Grèce s’était enivrée et auxquelles les Romains s’intéressaient peu, les plus sages d’entre eux répétant volontiers le mot d’Ennius : Il faut toucher du bout des lèvres à la philosophie et non s’en abreuver ; mais nous devons suivre leurs conséquences sociales, parce qu’ils les acceptèrent.

La philosophie avait été plus spéculative avec Socrate et Platon, plus expérimentale avec Aristote. Le Stagirite donnait bien à la science de l’être l’importance qu’elle a gardée, même son nom de métaphysique, et il y trouvait l’unité divine ; mais, en mettant dans la nature une puissance spontanée et en éloignant de Dieu tout élément naturel, il semblait qu’il lui refusât le gouvernement du monde ; enfin il détruisait un des ressorts les plus actifs de la responsabilité morale, lorsqu’il n’accordait à l’âme l’immortalité qu’a la condition de perdre la mémoire. Préoccupé des nécessités qu’impose la condition humaine, il faisait entrer dans les idées de vertu et de bonheur des éléments dont Platon avait tenu peu de compte, et il paraissait placer moins haut l’idéal moral. En réalité, il le mettait plus à la portée des hommes, et sa théorie de l’utile eût été sans danger[20], s’il n’en avait déduit la légitimité de l’esclavage[21]. Ce n’était donc pas à lui qu’on pouvait demander ce qu’il fallait croire ; il n’enseignait que ce qu’on devait apprendre ; il était l’homme de la science, comme Platon, son maître, sera celui de la foi. Ces deux puissants esprits, qui avaient ouvert la double voie où nous marchons encore, sont les deux adversaires immortels qui se disputent l’humanité ; mais Rome ne connaîtra rien de ces grands combats.

Infidèles au véritable esprit de leur maître, les disciples d’Aristote achevèrent de fermer le ciel et cet avenir plein d’espérances que Platon avait ouvert. Théophraste, après lui, le chef du Lycée, inclina, en morale, vers des doctrines qu’Aristote eût désavouées[22] : il fit de la Fortune (Sors) la maîtresse du monde et il replaça Dieu au sein de la création, où Straton, son successeur, ne voulut pas même le reconnaître. Toute la vie divine, disait celui-ci, réside clans la nature, et je n’ai pas besoin des dieux pour expliquer la formation du monde. Il n’est rien qui ne résulte du mouvement et de la pesanteur, naturalibus ponderibus et motibus[23]. Ce sera la doctrine d’Épicure, et c’est, aujourd’hui, le mot des savants qui se passent du premier moteur. Straton fut appelé dans l’école le Physicien ; deux autres auraient mérité ce nom : Dicéarque, qui nia l’existence de l’âme, dont Aristoxène disait qu’elle était une certaine tension du corps, intentio quædam corporis. Nous voilà en plein matérialisme, et Démétrius de Phalère montrait à la fois, par son habileté politique et par la dépravation de ses mœurs[24], que si l’école péripatéticienne avait fait beaucoup pour la science, elle finissait par faire trop peu pour la morale.

Les Grecs d’alors, n’ayant plus de patrie ni les deux choses qui l’avaient faite, la religion et la liberté, enseignaient dans toutes leurs écoles le détachement de la vie publique, afin que le sage pût se réfugier dans une tranquille indifférence. Il semblait que, fatigués d’avoir, pendant quatre siècles, couru dans tous les sens le monde de la pensée et celui de l’histoire, ils voulussent, comme l’Italie de Michel-ange, se reposer et dormir[25].

Cette prédication fut surtout l’œuvre d’Épicure. Ce héros déguisé en femme, comme Sénèque l’appelle[26], vaut mieux que sa réputation. Mais en inscrivant sur son école : Passant, tu feras bien de rester ici, la volupté est le bien suprême[27], il plaçait ses disciples sur une pente où la chute était facile ; et la Volupté, assise en reine sur un trône qu’entouraient toutes les Vertus[28], restait une dangereuse image. Il avait beau mettre les plaisirs de l’âme au-dessus de ceux du corps, dire que le strict nécessaire suffit au bonheur, que, avec du pain d’orge et de l’eau, on peut être aussi heureux que Jupiter, il n’avait fondé que la théorie de l’égoïsme, avec ses désastreuses conséquences. Il détruisait la religion, parce que la crainte des dieux était une gêne ; le patriotisme, le dévouement à l’État, les affections de famille, parce qu’ils troublaient la tranquillité du sage.

Ces doctrines, produit naturel d’une époque où tant d’esprits aspiraient au repos, étaient la contradiction la plus absolue de tout ce que les Romains des anciens jours honoraient. Deux siècles plus tôt elles auraient fait horreur aux habitants des sept collines ; mais nous allons voir qu’il restait bien peu de Romains dans Rome, et que ces fils dégénérés des grands consulaires prendront à Épicure les encouragements à la mollesse qui pouvaient être tirés de son enseignement, en laissant de côté les leçons de sa vie et sa vraie doctrine[29]. Son école ajouta un élément de dissolution à tous ceux qui fermentaient déjà au sein de cette société, parce qu’elle couvrit d’une apparence de philosophie des désordres ou une indifférence qui n’avaient rien de philosophique.

Que de Romains, et je parle des meilleurs, vivront en dehors de la cité, comme cet ami de Cicéron qui reniera le nom de ses pères pour s’appeler l’Athénien ; comme cet Hortensius si attentif à ses viviers, et cet Asinius Pollion, résigné d’avance à devenir le butin du vainqueur. Il y a toujours de ces sages qui laissent aux autres les huttes de la vie, sans se croire ce qu’ils sont, des épicuriens, et il s’en forma beaucoup à Rome. Mais l’école du plaisir sera punie de son énervante doctrine par sa stérilité : il ne sortira pas d’elle un homme supérieur, et il en est tant sorti de l’école du devoir.

La pente que l’esprit grec descendait menait aux abîmes ; jamais destruction morale n’avait été si complète.

Nous ne savons rien, disait Métrodore, un disciple d’Épicure ; nous ne savons même pas que nous ne savons rien. Ces doctrines négatives, qui faisaient le vide dans l’âme, gagnaient jusqu’à l’école platonicienne. Arcésilas, renouvelant le doute de Pyrrhon, établissait au sein de la nouvelle académie le scepticisme universel que Carnéade portera à Rome, quand Athènes l’y enverra comme ambassadeur (155). Qui pourrait, dit Élien[30], ne pas louer la sagesse des peuples que nous appelons barbares ? Ceux-là du moins ne mettent pas en question s’il y a, ou non, des dieux ; s’ils veillent, ou non, sur le monde. Nul, chez eux, n’imagina jamais de systèmes pareils à ceux à Évhémère et d’Épicure.

Les doctrines du Portique, surtout depuis la direction que Chrysippe et Panætios leur donnèrent furent une réaction opérée au nom de l’instinct moral et du sens commun[31]. Zénon ne détruisait pas la religion nationale, dont toutes les divinités étaient pour lui des manifestations de l’Être unique, et, en vertu de ce principe, il pouvait respecter les croyances populaires, surtout la doctrine si vivace des génies. Il reste de son successeur Cléanthe un hymne magnifique à Jupiter : Salut à toi, le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement tout-puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes toutes choses selon la loi ! Ce monde immense qui roule autour de la terre, obéit sans murmure à tes ordres ; car tu tiens en tes invincibles mains l’instrument de ta volonté, la foudre au trait acéré, l’arme enflammée et toujours vivante ; la nature entière frissonne à ses coups retentissants. Avec elle tu règles l’action de la raison universelle qui circule à travers tous les êtres, et qui se mêle aux grands comme aux petits flambeaux du monde. Roi suprême de l’univers, rien sur la terre ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; rien, hormis les crimes que commettent les méchants.... Jupiter, dieu que cachent les sombres nuages, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre pèse ! et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse par de dignes accents, les œuvres de tes mains, la loi commune de tous les êtres. Un écho de cette belle poésie retentira dans l’âme du dernier des grands Antonins ; et si l’on changeait le nom de Jupiter en celui de Jéhovah, on aurait une prière chrétienne.

A Rome, disait Hegel, le stoïcisme était chez lui. Nous avons vu, en effet, dans plus d’un Romain des anciens jours des vertus stoïques qui s’étaient naturellement développés au sein de cette race énergique et dure. Sous l’empire, nous en verrons encore. Mais, au dernier siècle de la république, le dogmatisme austère du Portique gagna seulement quelques âmes supérieures ; on écouta mieux ceux qui criaient : Doute de tout et ne crois qu’au plaisir.

A côté de la philosophie, l’esprit humain s’était ouvert d’autres voies. Sous la puissante impulsion d’Aristote, les sciences d’observation avaient fait de grands progrès : on savait plus, on savait mieux. Mais d’ambitieux esprits couraient les aventures. Dans l’école d’Épicure, on croyait savoir comment le monde s’est formé ; et bientôt Cicéron se moquera de ces gens qui, lorsqu’ils parlent de l’univers, ont l’air de revenir, à l’heure même, de l’assemblée des dieux. Ces hardiesses faisaient rencontrer parfois des vérités, et l’on a retrouvé, en ce temps-là, les germes de théories acceptées par les maîtres d’à présent. Ainsi le principe de la conservation de la force, fondement de la physique moderne, dont Épicure raisonne presque aussi bien que Leibnitz ; cet autre encore : que tout se transforme, rien ne meurt ; même la théorie moléculaire, la négation de la génération spontanée et l’affirmation que tous les corps tombent dans le vide avec une vitesse égale[32]. Malheureusement ces germes ne se développaient point, parce que les savants de cette époque étaient avant tout des philosophes, et que, s’ils avaient des intuitions de génie, ils devinaient et ne démontraient pas. II leur manquait la méthode expérimentale sans laquelle la science de la nature est impossible, et leurs systèmes étaient des constructions logiques que la logique renversait en partant d’a priori différents. Dans les sciences, au contraire, qui procèdent d’axiomes immuables, comme les mathématiques pures ou appliquées, géométrie, mécanique et astronomie, la Grèce venait d’enfanter Euclide, Archimède et Hipparque, trois hommes que l’histoire de la philosophie naturelle place auprès des plus glorieux. Mais les sciences n’ont pas d’influence morale, si ce n’est pour les esprits capables de saisir l’harmonieuse ordonnance du double cosmos au sein duquel nous vivons, et qui sentent que l’homme doit être d’autant Meilleur qu’il est plus intelligent. Jamais la Grèce n’avait été aussi savante, et jamais elle ne fut aussi dégradée : avertissement sévère pour les âges où les sciences physiques prétendraient à une domination sans partage[33].

Ainsi, pour certaines sciences, dont Rome ne voudra point, un grand éclat ; niais dans l’art et la poésie, plus d’inspiration puissante, dans l’éloquence, un vain cliquetis de mots et d’images (les rhéteurs) ; dans la religion, des habitudes et point de croyances ; dans la philosophie, le matérialisme sorti de l’école d’Aristote, le doute né de Platon, l’athéisme de Théodore[34] et le sensualisme d’Épicure, vainement combattus par la protestation morale de Zénon ; enfin, dans la vie privée et publique, l’affaiblissement ou la perte des vertus qui font l’homme et le citoyen. Tels étaient la Grèce et l’Orient. Et maintenant nous disons avec Caton, Polybe, Tite-Live, Pline, Justin et Plutarque que tout cela passa dans la ville éternelle. La conquête de la Grèce par Rome fut suivie de la conquête de Rome par la Grèce[35] : Græcia capta ferum victorem cepit.

 

II. — LES MŒURS DE LA GRÈCE ET LE LUXE DE L’ORIENT DANS ROME.

L’austérité des vieux Romains venait de leur pauvreté bien plus que de leur conscience ; il avait suffi de deux ou trois générations pour que la cité qui n’avait connu élue les maigres festins et les fêtes rustiques devînt une ville de bombance et de plaisir. présent, on y boit, on y mange, on y fait la débauche comme jamais auparavant. Écoutez Polybe, un témoin oculaire. Chez les Romains, dit-il, la plupart vivent dans un étrange dérégleraient. Les jeunes gens se laissent emporter aux excès les plus honteux. On s’adonne aux spectacles, aux festins, au luxe, aux désordres de tout genre dont on n’a que trop évidemment pris l’exemple chez les Grecs durant la guerre contre Persée[36]. — Voyez ce Quirite, disait Caton, il descend de son char, fait des pirouettes, débite des bouffonneries, des jeux de mots des équivoques ; puis, il chante ou déclame des vers grecs et recommence ses pirouettes[37]. Cette imitation de la Grèce dégénérée devint une des règles de l’éducation pour la jeune noblesse. Lorsque j’entrai dans une des écoles où les nobles envoient leurs fils, s’écrie Scipion Émilien, grands dieux ! j’y trouvai plus de cinq cents jeunes filles et garçons qui recevaient, au milieu d’histrions et de gens infâmes, des leçons de lyre, de chant, d’attitudes ; et je vis un enfant âgé de douze ans, le fils d’un candidat, exécutant une danse digne de l’esclave le plus impudique[38].

Le vice grec, que Rome n’avait pas connu, y prit droit de cité. Toutefois la gravité romaine céda lentement à la Vénus monstrueuse, et la loi punit de mort une violence de cette nature commise sur un citoyen[39]. Mais rien ne protégeait l’esclave contre la brutalité de son maître, et nous verrons tout à l’heure combien la guerre avait accru le hombre de ces malheureux. Or, à Rome comme partout, l’esclavage a été une cause très active de corruption. Les uns restaient dans la maison du maître et souvent exploitaient ses vices ; d’autres travaillaient au dehors, pour son compte, à des industries qui n’étaient pas toujours honnêtes. Les affranchies qui avaient gagné leur liberté par des complaisances peuplaient les maisons de débauche, et quand cette vie les avait tuées, le patron héritait légalement de leur bien. C’est autour de ces maisons mal famées que se passent presque toutes les comédies de Plaute et de Térence. Des femmes de condition libre imitèrent cette existence facile, car, en l’année 114, pour ramener la pudeur, le sénat ordonna la construction d’un temple à Vénus Verticordia, Vénus qui tourne les cœurs à bien[40]. Mais cette Vénus nouvelle fut moins puissante que celle des folles amours. Les matrones ne réussissaient pas mieux à conjurer sa funeste influence, lorsqu’elles souffletaient, dans le temple de Junon Matuta[41], à la fête des Matralies, l’espèce entière des affranchies, en la personne d’une esclave qui représentait, ce jour-là, la race ennemie de la fidélité conjugale[42].

Une loi Atilia, de l’époque qui nous occupe, reconnut au préteur urbain et à la majorité du collège des tribuns le droit de donner un tuteur à la femme qui n’en avait pas. C’était lui assurer une sauvegarde pour ses intérêts, mais aussi lui imposer une discipline pour sa conduite[43]. Une autre, de l’an 204, rendait les prodigalités difficiles, en les soumettant à des formalités publiques[44] qu’on n’aimait pas à remplir quand une courtisane devait profiter de ces dons, aux dépens de la famille du donateur. Enfin il fut interdit par la loi Voconia (169), à celui qui était inscrit au cens pour 100.000 as, d’instituer une femme son héritière[45]. Efforts impuissants. Les courtisanes deviendront de jour en jour plus nombreuses, et les concubines finiront par obtenir, sous Auguste, que leur union ait un caractère légal.

Une autre plaie fit peut-être plus de mal, parce qu’elle agrandit la première. Les légions de Manlius, dit Tite-Live, rapportèrent dans Rome le luxe et la mollesse de l’Asie. Elles in traduisirent les lits ornés de bronze, les tapis précieux, les voiles et les tissus déliés. Ce fut depuis cette époque qu’on fit paraître dans les festins des chanteurs, des baladins et des joueuses de harpe ; qu’on mit plus de recherche dans les apprêts des repas, et qu’un vil métier passa pour un art[46]. Alors on vit un jeune et bel esclave se vendre plus cher qu’un champ fertile, et quelques poissons plus qu’un attelage de bœufs[47]. Nous ne sommes pas encore au temps des Apicius, cependant les plus heureuses spéculations sont déjà celles qui se chargent de pourvoir les tables des riches et de satisfaire leurs capricieux désirs[48]. Les grands trouvent même de la gloire à découvrir des mets nouveaux : Hortensius se vantait d’avoir le premier fait servir des paons sur sa table ; Metellus Scipion, personnage consulaire, et un riche chevalier romain, Seius, se disputaient l’honneur d’avoir inventé les foies gras[49]. Jadis tous les sénateurs réunis n’avaient qu’un seul service en argenterie, qu’ils se prêtaient pour traiter les ambassadeurs[50]. Maintenant quelques-uns possèdent jusqu’à 1.000 livres pesant de vaisselle d’argent, et bientôt Livius Drusus en aura 10.000 livres[51]. Il faut, pour les maisons, pour les villas, de l’ivoire, des bois précieux, du marbre d’Afrique, etc.[52] En 234, un Metellus bâtira un temple tout de marbre, car ces nobles disposent de richesses royales[53].

En douze années seulement, les contributions de guerre frappées sur Carthage, Antiochus et les Étoliens s’élevèrent à prés de 130 millions. L’or, l’argent, l’airain, portés par les généraux à leurs triomphes, montèrent à une somme égale[54]. Ces 300 millions seront aisément doublés si l’on y ajoute tout ce qui fut détourné du butin par les officiers et les soldats[55], les sommes distribuées aux légionnaires[56] et les objets précieux, meubles, tissus, argenterie, ouvrages de bronze, apportés à Rome du fond de l’Asie, car rien n’échappait à la rapacité romaine. L. Scipion montra à son triomphe douze cent trente et une dents d’éléphant ; Flamininus et Fulvius, plus de cinq cents statues de marbre[57] et d’airain, des boucliers massifs d’or et d’argent et des vases ciselés. Acilius prit jusqu’à la garde-robe d’Antiochus, Manlius jusqu’à des guéridons et des buffets[58]. Dans Ambracie, ancienne résidence des rois d’Épire, Fulvius n’avait laissé que les murailles nues, parietes postesque nudatos[59].

Les années qui suivirent ne furent pas moins productives. D’une seule campagne Paul Émile rapporta 45 millions[60]. Plus tard arrivèrent les richesses de Corinthe, celles de Carthage et les trésors d’Attale. D’après les Fastes Capitolins, il y eut, en deux cent quatre-vingt-trois années, cent quatre-vingt-un triomphes, ou près d’un tous les deux ans. Le principal intérêt de la fête était le défilé du butin ; il n’était donc point permis à un proconsul de revenir les mains vides, eût-il combattu contre les plus pauvres des hommes, contre ces tribus intraitables sur lesquelles on ne faisait pas de prisonniers qui pussent être vendus. Aussi les Romains ne dédaignaient aucun profit, pas même les plus misérables : en 197, Cethegus déposa au trésor 79 000 deniers, et Minucius 55 000, qu’ils avaient réalisés, l’un chez Ies Insubres, l’autre chez les Ligures.

A ces revenus provenant du pillage du monde il faut ajouter les dons faits volontairement, disait-on, par les villes et les provinces. Les Étoliens donnèrent à Fulvius une couronne d’or de 150 talents ; un roi d’Égypte en envoya une à Pompée qui pesait 4000 pièces d’or ; et il n’y eut pas de ville gratifiée de l’exemption d’impôt, de peuple déclaré libre, qui ne se regardât comme obligé d’offrir à un proconsul victorieux une de ces couronnes dont le poids se mesurait à la servilité du donateur : Manlius en porta deux cents à son triomphe[61]. Comme l’usage républicain des gratifications aux soldats préparait l’usage impérial des donatica aux légions, les couronnes d’or des proconsuls devinrent l’or coronaire des empereurs, impôt dont notre royauté hérita sous le nom de don de joyeux avènement. De son côté, l’État recevait, chaque année, les tributs des provinces, le produit de l’affranchissement des esclaves, du domaine publie, des douanes et des mines ; celle de Carthagène rendait tous les jours au peuple romain 25.000 drachmes[62].

Que faire de tout cet or ? Les travaux publics en prenaient une part ; les dieux une autre, qu’on mettait en dépôt dans les temples pour les nécessités urgentes[63] ; le peuple réclamait aussi la sienne. Les oisifs étaient nombreux ; en haut, par trop de richesse ; en bas, par trop de misère. Pour les occuper et leur plaire, on donnait incessamment des fêtes : quelques-unes graves encore, d’autres où la licence était un acte de dévotion ; on multipliait dans le cirque, les courses de chevaux et de chars, les chasses de lièvres et de renards. Biais ces amusements du bots vieux temps ne semblaient plus dignes de la grandeur romaine. Des hommes qui avaient couru le monde l’épée à la main, tuant et pillant, avaient besoin d’émotions plus vives, et celles-là ils ne les demandaient pas à la Grèce, qui, aimable encore et gracieuse jusque dans le désordre, voulait pour ses fêtes des chants, des fleurs, de belles hétaires, toutes les splendeurs du luxe et de la nature, mais qui ne voulait pas du sang. Le Romain en avait tant répandu qu’il aimait à en voir, même dans ses plaisirs. Voici que commencent à arriver les grands fauves d’Afrique, lions, panthères, qu’on lâche les uns contre les autres[64], que bientôt on lâchera contre des hommes ; et ce spectacle de chairs déchirées vivantes, de membres broyés sous la dent, d’entrailles encore palpitantes, traînées sur l’arène, fera courir sur les bancs de l’amphithéâtre (le tels frémissements de joie, que, pour repaître plus souvent les yeux du peuple, on édictera un genre nouveau de supplice, le condamné jeté aux bêtes.

Ennius a dit : C’est par les mœurs et les hommes des anciens jours que la république se conserve.

Moribus antiquis stat res romana vireisque.

Ce thème du vieux poète a été suivi par ceux qui lie voient pas que le renouvellement des choses est la loi du monde et que la vie des peuples, comme celle des individus, est un perpétuel devenir. Aussi que de déclamations contre le présent au profit du passé, contre le luxe et les périls que recèlent apparemment des tapis somptueux, des vases de prix et toutes les belles inutilités. Nous ne voulons pas recommencer le procès si naïvement fait, sur ce chef d’accusation, à la société romaine ; mais nous dirons, avec la sagesse des nations, que la richesse qui n’est pas le fruit du travail et de toutes les vertus qui y tiennent ne profite pas à ses possesseurs ; que la fortune mal acquise s’en va comme elle est venue, en laissant derrière elle beaucoup de ruines morales ; et nous ajouterons avec l’expérience des économistes, que l’or est comme l’eau d’un fleuve. s’il inonde subitement, il dévaste ; s’il arrive par mille canaux où il circule lentement, il porte partout la vie. L’Europe, à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, a vu une pareille inondation d’or provenant des placers d’Amérique et d’Australie. Mais ces capitaux produits par le travail lui servirent à refaire son outillage industriel, et il en résulta un énorme accroissement de la richesse publique, comme du bien-être de chacun. Ce fut, au contraire, par la guerre, le pillage et le vol que Rome passa subitement de la pauvreté à la fortune, et l’or de la conquête ne servit qu’au luxe stérile de ceux qui le possédaient. II est donc facile de se représenter la perturbation causée par ce changement soudain[65] : les mœurs n’y résistèrent pas, et la contagion de l’exemple, la facilité à trouver des plaisirs nouveaux, portèrent rapidement la corruption au sein de la plupart des grandes maisons romaines. Après la conquête de la Macédoine, dit Polybe (XXXII, 11), on crut pouvoir jouir en toute sécurité de l’empire du monde et de ses dépouilles.

Il faut donc accepter comme vérité historique ces vers de Juvénal[66] : Tu demandes d’où viennent nos désordres ? Une humble fortune maintenait jadis l’innocence des femmes latines. De longues veilles, des mains endurcies au travail, et Annibal aux portes de Rome, et les citoyens en armes sur les murailles, défendaient du vice les modestes demeures de nos pères. Maintenant nous subissons les maux d’une longue paix ; plus redoutable que le glaive, la luxure a fondu sur nous, et le monde vaincu s’est vengé en nous donnant ses vices[67]. Depuis que Rome a perdu sa noble pauvreté, Sybaris, et Rhodes, et Milet, et Tarente, couronnées de roses et humides de parfums, sont passées dans nos murs.

Ce fléau qui altéra si profondément la haute société de atome dura deux siècles et demi, de Paul-Émile à Vespasien. On verra qu’il fallut cinq à six générations de débauchés pour dissiper le butin de la conquête, apaiser la soif des jouissances et user cette aristocratie sénatoriale que, vers la fin du premier siècle de notre ère, l’aristocratie des provinces remplaça dans le gouvernement, avec des mœurs meilleures. Dans son prologue des Trois deniers, Plaute donne pour fille au Luxe l’Indigence. Laissons passer un siècle, et nous verrons ces nobles mendier dans le palais d’Auguste et de Tibère : un siècle de plus, et ils auront disparu.

De vieux Romains firent vainement effort pour arrêter la contagion. En 204 sept membres du sénat furent dégradés par les censeurs ; sept aussi par Caton ; neuf en 174 ; et un plus grand nombre encore en 164[68]. Mais la censure elle-même devint le prix de la brigue. Valerius Messala, autrefois noté, y parvint en 154. Dès lors tous les désordres semblèrent autorisés, et jusqu’à l’année 116 il n’y eut pas dans le sénat une seule radiation. Mais cette année-là, Metellus dégrada d’un coup trente-deux sénateurs[69]. Parmi ceux qui furent chassés en 174, il se trouvait un ancien préteur et un préteur en charge, le fils de l’Africain. Un Fabius Maximus menait une vie si licencieuse, que le préteur Pompeius l’interdit et lui donna un curateur.

Les plus illustres personnages se déshonoraient avec une scandaleuse impudeur. En 181, le censeur Lepidus, prince du sénat et grand pontife, employa l’argent du trésor à construire une digue à Terracine pour préserver ses terres de l’inondation. Un autre censeur, Fulvius, enlevait les tuiles de marbre du sanctuaire de Junon Lacinienne pour couvrir un  temple qu’il faisait bâtir à Rome. L’indignation publique ayant forcé le sénat a blâmer ce sacrilège, le censeur se contenta de reporter les tuiles dans la cour du temple. Un ancien consul, Acilius Glabrion, briguait la censure, quand on l’accusa de concussion. Caton jura qu’il n’avait pas retrouvé au triomphe certains vases d’or et d’argent qu’il avait vus dans le camp d’Antiochus, et le candidat à la censure fut condamné à une amende de 100.000 as. C’était peut-être une vengeance des nobles contre un homme nouveau[70]. Mais ces concussions n’étaient que trop communes. Un commissaire du sénat, en Illyrie, Decimus, se laissa acheter par le roi de ce pays, pour faire un rapport favorable[71]. En 141, un Metellus fut rappelé d’Espagne, où la guerre promettait en ce moment gloire et butin ; furieux, le général désorganise l’armée, détruit les vivres, tue les éléphants. D’autres, au contraire, refusaient leurs provinces, parce qu’ils n’espéraient y rien gagner[72]. Licinius, en Grèce, faisait argent de tout ; vendait jusqu’à des congés à ses soldats, c’est-à-dire l’honneur de l’armée et la sûreté de la province. Un Fulvius Nobilior licencia en une seule fois toute une légion. Deux consuls se disputaient un gouvernement. Je pense, dit Scipion Émilien, qu’il faut les exclure tous deux, parce que l’un n’a rien et que l’autre n’a jamais assez. Dès le temps de Plaute on ne croyait plus à la bonne foi romaine. Si Jupiter, assurait le poète[73], ouvrait son temple aux parjures, il n’y aurait pas assez de place au Capitole. Plus tard, Laberius dira, en plein théâtre : Qu’est-ce qu’un serment ? Un emplâtre à guérir les dettes.

Les censeurs et les édiles chargés de la police des mœurs, ne disposant d’aucun moyen d’action, ne faisaient que de loin en loin un exemple, qui n’effrayait personne. Autrefois on n’avait pas eu besoin d’une surveillance de tous les instants. D’abord la vieille religion latine ne légitimait pas le désordre ; ensuite, dans ces petites républiques où chacun vivait sous les yeux de tous[74], une vie chaste et laborieuse, la frugalité, le désintéressement, paraissaient des vertus nécessaires à l’État, et les citoyens faisaient eux-mêmes la police des mœurs[75]. Mais, dans cette Rome immense, la capitale du monde et l’égout de l’univers, que de vices devaient s’assouvir publiquement, que d’attentats se commettre avec impunité Supposons Paris privé soudainement de ses gardiens de la paix ; nos femmes ne pourraient plus sortir en plein jour et nos portes devraient se fermer avec la nuit.

L’insuffisance absolue du service des mœurs et de la sûreté fut, à Rome, une des causes qui précipitèrent la république. Tous les excès étant permis, beaucoup de gens s’y jetèrent, et quand il n’y eut plus de retenue dans les mœurs, il n’y en eut pas dans la politique.

Montesquieu l’a dit, et la raison le comprend : l’État républicain, où la puissance exécutive est toujours faible, ne peut durer qu’avec des mœurs qui soient le frein volontaire de la liberté. La classe dirigeante n’en ayant plus, et ce qu’on appelait le peuple n’en ayant pas, tous les liens qui autrefois tenaient la société unie se relâchaient ; le plus solide, celui de la religion, était même bien près de se rompre.

 

III. — AFFAIBLISSEMENT A ROME DE LA RELIGION NATIONALE.

La philosophie n’avait point provoqué ces nouveautés ; mais on a vu qu’elle avait fourni, par plusieurs de ses écoles, des raisons de les croire légitimes Les vieux Romains la rendirent responsable de changements que produisait la fatalité historique. Moi, disait Pacuvius, je hais ces hommes qui passent leur vie à philosopher, non à agir. C’était le cri de la conscience romaine. Caton, qui traitait Socrate de bavard et qui l’eût condamné une seconde fois pour avoir voulu modifier les mœurs et les coutumes des aïeux, Caton disait à son fils : Souviens-toi bien de ceci et tiens-le pour parole d’oracle : quand cette race nous aura envahis avec sa littérature, Rome sera perdue. Il fut certainement un des auteurs du sénatus-consulte fameux de 161 qui chassa la philosophie[76]. Six ans après, l’exilée rentrait dans Rome.

Le sénat voulait la paix entre ses sujets ; les Athéniens ayant pillé les terres d’une ville béotienne, il déféra l’affaire à Sicyone, qui condamna les assaillants à donner 500 talents : amende énorme qu’Athènes était incapable de payer. Elle sollicita, à Rome, une diminution, et, pour l’obtenir, y envoya en ambassade les chefs du Portique, du Lycée et de l’Académie, ou, comme dit Pline, les princes de la sagesse. C’étaient le stoïcien Diogène, le péripatéticien Critolaos, et Carnéade, grand dialecticien et puissant orateur à qui la nature avait donné toutes les armes de la force et de la grâce (153). En attendant que l’affaire fût mise en discussion, les trois députés firent des leçons publiques. La jeunesse y courut en foule, surprise et charmée de ce monde nouveau qu’ils ouvraient devant elle. Cependant, chez les Romains, peuple d’action, la philosophie grecque ne pouvait réussir que par son influence directe sur les idées, qui étaient courtes, et sur les mœurs, qui déjà se corrompaient. Pour eux, Aristote était trop abstrait, Platon trop enthousiaste ; indifférents aux atomes d’Épicure, comme aux catalepsies de Zénon, ils laissaient les dogmes pour leurs conséquences. Critolaos leur disait bien : Le but de la vie est l’exercice parfait de la raison ; et Diogène : La vertu est le seul bien, le vice le seul mal ; ils admiraient, sans la bien comprendre, cette morale et cette science austères qui voulaient mettre la justice absolue dans les choses où le vieux génie des Latins ne mettait que la sagesse pratique, c’est-à-dire, pour l’individu, la considération de son intérêt personnel, pour l’État, celle de l’intérêt public. Mais ils accordaient leur attention au fondateur de la troisième Académie, Carnéade, qui sapait toutes les écoles, en découvrant leurs côtés faibles, et qui ruinait la religion, en montrant que la grande preuve de l’existence des dieux, le consentement universel, était acquise à mille sottises, le culte, en prouvant qu’il n’y avait pas de raison d’admettre plutôt un dieu qu’un autre ; les oracles, en leur opposant la liberté humaine ; la morale, en soutenant victorieusement des causes contradictoires.

Lorsqu’il jouait ainsi avec les plus redoutables problèmes, Carnéade faisait briller son esprit et gagnait, dans Rome, une popularité utile à son ambassade. Son discours fameux sur la sagesse politique était une défense détournée d’Athènes qui, en pillant Orope, venait de commettre un acte à la fois injuste et utile, comme Rome en avait tant commis. On a dit que cette école, dont Cicéron fut l’élève, ne méritait pas tout le discrédit où elle est tombée, et l’on cite du grand orateur ce mot dangereux : Plaider le pour et le contre, c’est le moyen le plus sûr d’arriver à la vérité. Le plaider, non ; le chercher, oui, car le doute et l’examen de toutes les faces d’une question sont le procédé scientifique par excellence, celui qui élimine les fausses hypothèses et ne laisse subsister que les théories vraies. Encore faut-il que de ces controverses, qui font tant de ruines nécessaires, il reste quelque chose debout, comme la lumière qui sortit des vases brisés de Gédéon. Mais combien de fois, tiré en sens contraires par de subtiles discussions, l’esprit, se trouble, la conscience chancèle et le sentiment du juste se perd. Avec le probabilisme qu’enseignait la nouvelle Académie, les intelligences manquent de ces fermes assises, si nécessaires pour porter honorablement la vie. Aussi, tout en reconnaissant que des ferments de mort peuvent être aussi des ferments de résurrection, je comprends que l’obstiné défenseur du passé, Caton, se soit alarmé de cette logique destructive, qui paraissait une arme de combat et de délivrance à des hommes fatigués de leurs superstitions et des ténèbres où ils avaient vécu. Après le grand succès de Carnéade, il courut ail sénat :

Répondons-leur au plus tôt, dit-il, et renvoyons chez eux ces habiles parleurs. lis persuadent tout ce qu’ils veulent, et l’on ne saurait démêler la vérité à travers leurs arguments[77]. Qu’ils aillent instruire les enfants de la Grèce ; gardons les nôtres soumis, comme auparavant, aux lois et aux magistrats. Mais il était trop tard : l’initiation avait été accomplie, et Carnéade, en partant de Rome, y laissa une curiosité heureuse et fatale, cette philosophie du doute qui, deux générations après, inquiétait même Cicéron, quand il voulait parler non plus en philosophe, mais en homme d’État. Pour la nouvelle Académie, disait-il, je n’ai garde de la provoquer et j’implore son silence ; car, si elle se précipitait sur les principes que nous établissons en ce moment, elle n’en ferait bien vite que des ruines[78].

L’influence de Carnéade fut continuée par son successeur Clitomaque, qui, s’il n’enseigna pas à Rome, y propagea du moins le scepticisme par ses écrits. Il en dédia un au poète Lucilius, et un autre au consul Censorinus[79].

L’invasion fut rapide. Moins de deux générations après le sénatus-consulte qui disait avec cette façon impérative dont parlait le sénat : Que ces gens sortent de Rome, uti Romæ ne essent, Pompée allait à Rhodes saluer le philosophe Posidonius et abaissait devant la science ses faisceaux consulaires, en défendant à ses licteurs de frapper, suivant l’usage, à la porte de la maison[80].

Le mouvement qui entraînait les esprits dans cette voie était d’ailleurs indépendant de Carnéade et de toutes les écoles philosophiques. L’affaiblissement de la religion nationale date de plus loin. Quand un malheur, peste ou famine, incendie ou désastre militaire, frappait la ville, les Romains s’irritaient plus du mal que leurs dieux n’empêchaient pas, qu’ils n’étaient reconnaissants des victoires où ils sentaient bien que le courage de leurs soldats avait la bonne part, et ils s’imaginaient que ces protecteurs de leurs aïeux avaient perdu leur puissance. En vain, durant les temps désastreux de la seconde guerre Punique, avaient-ils multiplié les temples et les sacrifices, les expiations et les jeux sacrés, le ciel était resté bien longtemps sourd à leurs supplications, et ils avaient couru aux superstitions étrangères. Puis, Annibal mort et le péril écarté, le crédit de ces divinités des vaincus avait à son tour diminué, du moins auprès des nobles pour qui Ennius, un protégé de Caton, avait traduit en latin le livre d’Évhémère[81]. Ce voyageur disait avoir vu dans une île voisine d’Arabie une colonne d’or sur laquelle étaient gravées les actions et la mort de Saturne, de Jupiter et des autres dieux, anciens rois de ce pays, auxquels la crédulité populaire avait donné la divinité. C’était détruire d’un coup toutes les religions païennes que de peupler l’Olympe d’hommes divinisés. Ennius ne ménageait pas plus les prêtres que leurs dieux. Ses sarcasmes, qui ne paraissaient viser que les charlatans, montaient plus haut. Je méprise, disait-il, les augures du pays des Marses, aussi bien que les aruspices de village et les astrologues de carrefour, les pronostiqueurs d’Isis et les interprètes des songes. Il n’est en eux ni art divin ni science humaine. Ce sont d’impudents menteurs, des fainéants ou des fous, des gueux que la faim presse. Ils ne savent où aller et ils prétendent nous conduire ; ils promettent des trésors et nous demandent une obole. Que sur ces richesses annoncées ils prélèvent leur obole et nous donnent le reste[82].

Mais il faut parler sérieusement des choses tenues pour sérieuses par les croyants. Ce qu’Ennius méprise, avec tant de raison, était le fond mène de la religion latine, puisque les anciens Romains considéraient les signes que les prêtres interprétaient comme une révélation divine incessamment renouvelée par des dieux toujours présents au milieu de leur peuple. Aussi les hommes d’État, tout en laissant libre carrière aux poètes et aux lettrés, maintenaient par leur respect apparent la vieille institution. Il n’est point facile, disait le pontife Aurelius Cotta, de nier en public qu’il y ait des dieux ; mais dans le particulier, c’est différent[83] ; et il ne s’en faisait faute.

Un ami de Caton, le conseiller de Scipion Émilien et le plus honnête homme de ce temps, Polybe, dégoûté de la religion populaire, devenue pour les uns une école de scandale et restant pour les autres une superstition grossière, bannissait de l’histoire la Providence, qu’il remplaçait par le sentiment austère du devoir individuel et public. Il niait qu’il y eût des peines réservées aux méchants, mais il établissait une responsabilité sévère devant la conscience et la société ; enfin, avec ce dédain superbe de la foule qu’ont souvent les esprits supérieurs, il ne regardait le culte que comme un frein utile pour gouverner les hommes[84]. Lorsqu’on voit Caton, augure et censeur, ne pas comprendre comment deux aruspices pouvaient se regarder sans rire, on ne s’étonne plus que le gouvernement laissât outrager impunément les dieux, pourvu que les magistrats fussent respectés[85].

Les habiles, Varron, par exemple, et le grand pontife Scævola[86], qui fut consul en 95, se tiraient d’embarras en distinguant plusieurs espèces de théologies : celle des poètes, bonne au plus, disaient-ils, pour le théâtre ; celle des philosophes, que la raison discutait ; celle du peuple et de l’État, que les lois devaient respecter et défendre. Celle-ci, on l’a vu, ne consistait qu’en sèches et vides formalités qui ne frappaient ni l’esprit ni le cœur ; la seconde restait inaccessible au vulgaire et n’enfantait que le doute ; la première seule, celle des poètes, était aimée et vivante. Mais quel enseignement sortait de ces scandaleuses imitations des pièces licencieuses d’Athènes, où les dieux étaient livrés à la risée de leurs adorateurs ?

On eut beau chasser de Rome les philosophes et les rhéteurs, leur influence y resta, et l’éducation grecque, substituée à l’éducation étrusque, répandit dans les familles et au cœur des générations naissantes le mépris des anciennes coutumes et de la religion des aïeux. Les décrets d’expulsion ne frappaient d’ailleurs que les maîtres célèbres et n’atteignaient pas la foule obscure accourue dans la grande cité[87], ces Grécules qui entraient partout comme esclaves, sculpteurs, peintres, précepteurs, parasites : race trompeuse et fourbe qu’on recherchait pour sa finesse d’esprit et son talent de parole[88]. Dans l’ancienne Grèce, l’éducation des enfants avait été une des plus importantes affaires du gouvernement[89] ; les Romains, sauf l’intervention fort rare des magistrats, abandonnaient ce soin à la spéculation privée. Polybe leur en fait un reproche, et l’on peut voir par un mot de Plaute quels fruits cette liberté porta : Suis-je ton esclave ou es-tu le mien ? dit un élève à son précepteur dans les Bacchis. Écoutez encore les lamentations du pauvre Lydus et la comparaison qu’il fait des nouvelles habitudes avec les anciennes[90]. Térence énumérant les goûts des jeunes gens à la mode, place sans façon les philosophes avec les chevaux et les chiens de chasse[91]. Cependant les plus illustres Romains de cet âge, les Scipions, Paul-Émile, toute la noblesse, et ceux qui s’étudiaient à copier les belles manières, entouraient leurs enfants de précepteurs grecs. Mais comment des vaincus, des esclaves achetés, pouvaient-ils élever les fils des vainqueurs dans les fortes vertus de leurs aïeux ? Les Romains, disait le père de Cicéron[92], ressemblent aux esclaves de Syrie, celui qui sait le mieux le grec est le plus méchant.

 

IV. — POPULARITÉ CROISSANTE DES CULTES ORIENTAUX.

S’il faut déplorer l’altération des mœurs et l’introduction dans la vie romaine de vices nouveaux, convient-il de regretter l’œuvre de destruction accomplie dans les croyances[93] ? D’abord la décadence du vieux culte était inévitable, c’est une raison de s’y résigner. Ensuite la place que ces erreurs occupaient dans les esprits pourra être maintenant remplie par une idée meilleure de la divinité, que Cicéron va entrevoir. Cette mort était donc un renouvellement. Il y faudra du temps : car le doute avant-coureur d’une croyance plus pure n’est encore que le partage de quelques-uns, et la vieille religion tenait trop à toutes les habitudes de la vie pour en être aisément arrachée. Quoique le polythéisme romain donnât bien peu de consolation en cette vie et d’espérance pour l’autre, quoiqu’il se fût usé à force de servir, la foule ne se débarrassait pas des craintes superstitieuses qu’il avait si longtemps entretenues. On continuait à chercher l’avenir dans les entrailles des victimes et clans le vol des oiseaux, étrange superstition qui n’est morte que d’hier, si elle est bien morte, puisqu’elle vit encore en Grèce[94]. On croyait toujours aux prodiges ; on voulait qu’ils fussent solennellement expiés devant les autels des dieux ; les sénateurs eux-mêmes étaient dans l’effroi, quand les consuls leur annonçaient qu’il était né un veau à cinq pattes, et deux hommes de terrible volonté, Marius et Sylla, étaient des enfants quant aux présages. L’un prenait conseil de la prophétesse Martha, et un âne qui cherchait à boire, deux scorpions qui se battaient, lui disaient ce qu’il devait faire ; l’autre avait foi dans les amulettes et les songes. Tels ces incrédules de nos jours qui redoutent qu’on leur jette un mauvais sort, et ce personnage de comédie tremblant au bruit de sa machine à tonnerre qu’il vient de faire raccommoder chez le forgeron du coin. La superstition et la libre pensée font excellent ménage dans certains esprits, comme le diable et le bon Dieu dans certains autres. Quelques-uns, après avoir douté, redevenaient croyants sous les coups du malheur : cela est encore de tous les temps. Quant à la masse de la population, elle bardait ses pénates, ses lares, ses dieux rustiques et sa foi en ce Jupiter très bon, très grand qui régnait au Capitole et qui faisait régner Rome sur le monde. Mais beaucoup aussi, dont le sentiment religieux était trop incomplètement satisfait par le formalisme aride de la religion nationale, cherchaient des cieux nouveaux et en faisaient descendre des dieux étrangers.

Déjà Apollon, Esculape, Vénus Érycine, la phrygienne Cybèle[95], avaient reçu le droit de cité[96], et les vieilles déités italiques avaient perdu leur caractère, pour prendre une forme grecque et des mœurs moins austères. Faunus, Sylvanus[97], étaient devenus des Pans, des Satyres, des Silènes. Djanus Djana s’était dédoublé, et Rome avait sa Diane chasseresse. On avait oublié Tagès pour Mercure, Libitina pour Proserpine, Sancus pour Hercule ; Matuta, la déesse de l’aube matinale, était changée en Leucothea, et Portumnus en Palémon ou Mélicerte.

Un exemple fera mieux comprendre les effets de cette transformation. Le vieux Faunus, dieu vénéré des champs et des troupeaux[98], oracle infaillible de l’avenir, qu’il révélait par des songes ou par des voix soudainement entendues, prend des cornes, une queue de chèvre et devient le joyeux et lascif satyre de la Grèce, poursuivant les nymphes, quand l’ivresse ne retient point ses pas.

A la suite de ces dieux grecs, les divinités plus dangereuses de l’Orient se glissaient dans la ville dès l’année 220, Isis et Sérapis avaient des temples que le sénat fit démolir[99].

On essaya même, en 181, de légitimer ces nouveautés par une pieuse fraude. a Des laboureurs découvrirent au pied du Janicule, dans le champ du greffier Petilius, deux coffres de pierre, dont l’un, suivant les inscriptions, contenait le corps de Numa et l’autre ses ouvrages. On trouva, dans celui-ci, sept volumes écrits en grec et traitant de matières philosophiques, et sept autres en latin, sur le droit pontifical. Le préteur de la ville, ayant lu les derniers, s’aperçut qu’ils ne renfermaient que des choses contraires au culte établi[100]. Sur sa déclaration qu’il était prêt à jurer que ces livres ne devaient être ni lus ni conservés, le sénat, d’accord avec les tribuns, les fit brûler sur la place des Comices (181).

Les divinités orientales donnèrent un tour nouveau au sentiment religieux de ces hommes auxquels avait si longtemps suffi un culte terre à terre. Nées en de brûlants climats, elles aimaient les rites farouches et les pieuses débauches. Des spectacles dramatiques, des cérémonies enivrantes remuèrent profondément ces lourdes intelligences, y allumèrent l’enthousiasme, la fureur divine, et, pour la première fois, le Romain connut le ravissement en Dieu qui, selon le caractère de la doctrine et l’état des âmes produit des effets absolument contraires : la pureté de la vie ou la débauche sanctifiée par la croyance. Les esclaves asiatiques, nombreux à Rome, ont certainement contribué par une sourde propagande, comme il arriva plus tala pour les commencements du christianisme, à cette première invasion des cultes de l’Orient. Il suffira de montrer les rites de deux de ces religions, pour que l’on voie dans quelle route inattendue s’engageait l’esprit religieux des Romains. Lucrèce trace des fêtes de Cybèle le tableau suivant, où il ne met pas les détails honteux.

Les poètes de la Grèce, quand ils chantent la Terre, la représentent assise sur un char que deux lions conduisent, et ils lui ceignent le front d’une couronne murale.... Mais des prêtres mutilés lui font cortège... ; les tambours résonnent sous leurs mains ; les cymbales, les trompettes, mêlent leurs sons stridents aux accords de la flûte phrygienne qui jettent les âmes dans l’ivresse.... Ils portent des javelots, instruments de leur fureur, et l’image muette de la déesse traverse la grande ville, sans manifester sa bienfaisance silencieuse. Les deniers d’argent, les as de bronze, les fleurs, jonchent la route que son cortège parcourt. Elle et ses prêtres sont comme enveloppés d’une nuée de roses. Alors une troupe d’hommes armés, la tête couverte d’une aigrette menaçante, dansent entrelacés, se mêlent au hasard et bondissent en mesure, tandis que le sang ruisselle des blessures qu’ils se font[101].

Comme ces étranges solennités faisaient partie du culte public[102], on y gardait une certaine réserve ; mais on se dédommageait dans l’ombre des mystères de Bacchus.

Écoutons Tite-Live :

Un Grec, espèce de prêtre et de devin, avait apporté en Étrurie cette religion mystérieuse qui, par contagion, pénétra dans la ville, dont l’étendue permet de receler facilement tous les désordres. Une aventure particulière mit sur la trace des coupables. Ebutius, fils d’un chevalier romain, avait été élevé, après la mort de son père et de ses tuteurs, par sa mère Duronia et son beau-père Rutilus. Celui-ci, qui avait géré la tutelle de manière à ne pouvoir en rendre compte, cherchait à se défaire de son pupille ou à le tenir par quelque lien puissant. Il persuada à la mère de faire initier son fils aux mystères de Bacchus. Ebutius y consentit et en avertit une affranchie, Hispala Fecenia, qu’il aimait. Les dieux vous en préservent ! s’écria-t-elle éperdue. Votre beau-père veut donc vous enlever à la fois l’honneur et la vie ! Et comme le jeune homme, surpris, voulait en savoir davantage, elle demanda aux dieux et aux déesses de pardonner à l’excès de son amour la révélation de secrets qu’elle devrait taire ; et elle lui raconta qu’étant esclave elle avait été conduite par sa maîtresse à ces mystères, où depuis son affranchissement elle n’était jamais retournée : C’est une école d’abominations, lui dit-elle ; et elle le conjura de ne point se précipiter dans cet abîme, où il aurait à supporter toutes les infamies et à les faire subir à son tour. Ebutius lui promit de refuser.

Chassé pour ce refus de la maison maternelle, il se réfugia chez sa tante Ebutia, qui lui conseilla de tout révéler au consul Postumius. Après l’avoir entendu, le consul se rendit auprès de sa belle-mère, Sulpicia, et lui demanda si elle connaissait la matrone Ebutia. C’est une femme d’honneur et de mœurs antiques, répondit-elle. — Eh bien ! j’ai besoin de la voir ; faites-la prier de se rendre près de vous. Quand elle fut arrivée, le consul survint comme par hasard et fit tomber la conversation sur Ebutius. A ce nom, la dame éclate en sanglots : On le dépouille de son bien, dit-elle, parce qu’il n’a pas voulu se laisser initier à des mystères qui passent pour infâmes. Le consul, assuré maintenant que le jeune homme avait dit vrai, voulut interroger Hispala dans la maison de sa belle-mère, pour ne rien ébruiter. Quand la courtisane se vit mandée chez une des grandes dames de Rome, elle trembla fort, et, lorsqu’elle aperçut à la porte les licteurs consulaires, elle se crut perdue. Rassurée par Sulpicia, pressée par le consul, elle avoua qu’elle redoutait beaucoup les dieux dont elle allait révéler les mystères, mais aussi les hommes qui se vengeraient d’elle en la déchirant de leurs mains. Le bois sacré de Simila[103], dit-elle, n’avait d’abord été ouvert qu’aux femmes, trois fois l’an, en plein jour, et chacune d’elles, à son tour, était investie du sacerdoce. Une Campanienne, prétendant en avoir reçu l’ordre du ciel, multiplia les cérémonies jusqu’à cinq par mois, les fit célébrer la nuit et y admit les hommes. Dès lors ce ne fut qu’un affreux mélange de débauches et de crimes. Égarés par l’ivresse et de monstrueux excès, ces hommes croyaient recevoir, au milieu de contorsions convulsives, l’inspiration du dieu. Les femmes, vêtues en bacchantes, les cheveux épars, portant le thyrse et la nébride flottante, couraient au Tibre et y plongeaient des torches ardentes, qu’elles retiraient allumées : symbole du dieu lui-même, à la fois soleil, tour à tour plongé dans les ténèbres et la lumière ; feu vital et créateur qui descend et semble se perdre au sein de la création, mais pour y féconder les germes, pour y développer la vie dans sa puissance et son éclat. Aux initiés, tous pris avant vingt ans, on révélait le dogme oriental que les actions sont indifférentes, par conséquent que tout est permis ; aussi de cette confrérie immonde sortaient, comme d’une sentine impure, les faux témoignages, les fausses signatures, les testaments supposés, les dénonciations calomnieuses, le meurtre et l’empoisonnement. Ceux qui refusaient l’initiation, le seraient du secret ou l’infamie, étaient précipités par une machine dans de sombres caveaux. Des hurlements sauvages et le bruit des tambours et des cymbales étouffaient les cris des victimes égorgées ou déshonorées. La secte était déjà si nombreuse qu’elle formait presque un peuple : des hommes et des femmes de nobles maisons y étaient affiliés.

Sa déposition achevée, Hispala se jeta aux genoux du consul, le suppliant de la reléguer hors d’Italie, dans quelque retraite inconnue où elle pût vivre en sûreté. Sulpicia lui donna une chambre à l’étage le plus élevé de sa maison ; on mura la porte de l’escalier qui y conduisait du dehors, et on lui ouvrit une entrée par l’intérieur de l’habitation. Ebutius était en même temps recueilli par un client du consul.

Quand Postumius fit son rapport au sénat, ses paroles jetèrent l’effroi parmi les Pères. On redoutait que dans ces réunions il ne se tramât un complot contre la sûreté publique. Des révoltes d’esclaves avaient eu lieu récemment en Étrurie (196)[104], dans le Latium, où les villes de Setia et de Préneste avaient failli être prises par eux[105], et tous les pâtres d’Apulie s’agitaient, au point qu’il fallut envoyer contre eux, quelques mois après la découverte des bacchanales, une armée et un préteur qui en condamna sept mille à mort[106]. Le sénat n’avait jamais aimé les réunions secrètes, et voici qu’il en trouvait jusque, dans Rome, aux portes de la curie, et qu’il en soupçonnait dans l’Italie entière.

Le sénat vota des remerciements à Postumius pour sa vigilance, et chargea les consuls d’informer sur les bacchanales et les dévotions nocturnes, de veiller sur la personne des dénonciateurs et de provoquer, par la promesse de récompenses, de nouvelles révélations. Un autre sénatus-consulte interdit aux initiés, dans l’Italie entière, de faire des assemblées. En conséquence, les consuls ordonnèrent aux édiles curules d’arrêter les prêtres et prêtresses de Bacchus ; aux édiles plébéiens, d’empêcher les dévotions secrètes ; aux triumvirs capitaux d’établir des postes dans tous les quartiers, de dissiper les réunions nocturnes et de s’adjoindre des quinquemvirs pour prévenir les incendies que les coupables chercheraient peut-être à allumer. Puis Postumius convoqua le peuple, rappela l’interdiction portée contre toute assemblée que ne présiderait pas un magistrat, les anciens édits qui chassaient de la ville les superstitions étrangères, les devins, les propagateurs d’oracles et de rites que le sénat et le collège des pontifes n’avaient point reconnus. Il termina en annonçant les poursuites et des punitions éclatantes.

La ville, à son tour, trembla, et la terreur gagna l’Italie entière, quand arrivèrent partout les lettres envoyées par les patrons des villes et les hôtes publics des cités, avec la copie du sénatus-consulte, de la harangue de Postumius et d’un édit consulaire annonçant les récompenses promises aux delatores, le temps accordé aux coupables pour comparaître. la défense faite à tous les citoyens de cacher un accusé ou de faciliter sa fuite.

Le gouvernement ne perdit pas une minute pour agir. A peine Postumius était-il descendu de la tribune que les triumvirs plaçaient des gardes à toutes les portes de la ville. Beaucoup de fugitifs furent arrêtés ou, à la vue des gardes, retournèrent sur leurs pas, espérant se cacher dans Rome ; quelques-uns se donnèrent la mort. Les coupables étaient plus de sept mille. Quatre de leurs grands prêtres, amenés devant les consuls, avouèrent et furent aussitôt décapités. On condamna à la prison les initiés qui n’avaient fait que répéter la formule du prêtre ; à la mort ceux, en beaucoup plus grand nombre, qui avaient accompli les rites. Les femmes, remises à ceux qui avaient puissance sur elles[107], furent jugées et exécutées dans leurs maisons.

Un sénatus-consulte dont nous avons la copie[108] décida qu’il n’y aurait plus de bacchanales à Rome ni dans l’Italie, mais que l’on conserverait les autels et statues anciennement consacrés à Bacchus. Si quelqu’un, disait-il, par scrupule de conscience et par crainte d’un malheur, se croyait obligé de célébrer ces mystères, il viendra à Rome le déclarer au préteur urbain, qui devra en référer au sénat ; et si, cent sénateurs au moins étant réunis, la permission lui est donnée, il pourra célébrer la cérémonie, à la condition qu’il ne s’y trouvera pas plus de cinq assistants. — Personne ne sera grand prêtre ou maître d’un collège de Bacchus, et personne ne recueillera d’argent pour former, à un tel collège, un fonds commun. — Défense de se lier par serment et d’engager mutuellement sa foi. — Afin que personne n’en ignore, vous publierez ce décret dans les assemblées, à trois jours de marché, et il sera gravé sur une table d’airain que vous ferez sceller dans le lieu où l’on pourra en prendre le plus facilement connaissance : tout contrevenant sera frappé d’une peine capitale.

Autre sénatus-consulte : Les questeurs de la Ville compteront cent mille as à Ebutius et autant à Hispala, qui ont mis sur les traces du complot. Le consul s’entendra avec les tribuns du peuple pour qu’une loi accorde à Ebutius les privilèges de la vétérance, à Hispala le droit de disposer de son bien, de se marier hors de la maison de son patron, de se choisir un tuteur et d’épouser un homme libre, sans que celui-ci encoure un danger pour sa fortune, ou une tache pour son honneur[109]. Les consuls, les préteurs en charge et leurs successeurs veilleront à sa sécurité.

Ces événements sont de l’année 186 ; l’enquête se poursuivit les années suivantes, et des victimes périrent encore ; la plupart, sans nul doute, étaient innocentes, comme beaucoup de celles qui avaient été immolées en 186. Dans l’affaire des bacchanales on ne voit pas, en effet, trace de complot ; on imputa aux accusés des crimes qu’on reprochera plus tard aux juifs et aux chrétiens. Les débauches ne sont que trop certaines, et les initiés avaient probablement fait disparaître quelques malheureux dont ils redoutaient les indiscrétions. Les terreurs et les aveux d’Hispala, bien plus que les révélations obtenues à prix d’argent, ne peuvent laisser de doute à cet égard. Mais ce culte orgiastique, célébré dans la nuit, loin de tous les regards, cette association secrète qui se donnait des chefs et demandait une cotisation à ses membres, alarma les politiques aussi bien que les vieux croyants. Ceux dont les fils devaient appeler les chrétiens des ennemis du genre humain, n’ont pas eu de peine à croire que les zélateurs de Bacchus étaient les ennemis de la république. Au fond, le supplice dés initiés fut la première persécution religieuse ordonnée par le gouvernement romain.

Cette prétendue conspiration avait jeté les esprits dans un état qui montre avec quelle facilité s’exaltaient ces têtes romaines, quand elles se laissaient affoler par les terreurs superstitieuses. Une peste terrible sévissait sur Rome et l’Italie. Elle emporta un préteur, un consul, beaucoup de personnages considérables et une telle quantité de monde que le recrutement de l’armée en devint difficile. Ce fléau parut un signe de la colère céleste. Le grand pontife fit consulter les livres sibyllins ; on voua des présents et des statues dorées aux dieux guérisseurs : Apollon, Esculape et Salus, et il fut prescrit à tous les citoyens au-dessus de douze ans de faire durant deux jours de solennelles supplications avec des couronnes de feuillage sur la tête et des branches de laurier à la main. Mais l’imagination surexcitée fit voir aussi des crimes dans ces nombreuses funérailles. Le mot d’empoisonnement fut prononcé ; il courut vite, comme il arrive dans ces temps d’épidémie morale, et une enquête amena, s’il en faut croire Valerius d’Antium, la condamnation de deux mille personnes : parmi elles, une femme consulaire, Quarta Hostilia[110]. C’était un nouvel holocauste à la peur.

Quant au procès des bacchanales, il mérite que nous y revenions : car il nous instruit de plusieurs choses importantes. Il montre le sénat provoquant des plébiscites et faisant lui-même des lois ; mettant en mouvement l’administration tout entière, consuls et préteurs, édiles et tribuns du peuple ; réglant les choses de Rome et les choses d’Italie. Il fait voir aussi jusqu’où allait dès cette époque la dépendance des Italiens envers la cité devenue leur capitale et leur maîtresse, puis que le sénat leur interdit certains cultes et se réserve le pouvoir de donner seul le jus civitatis à des dieux nouveaux. Enfin il eut de graves conséquences : les empereurs héritèrent de la méfiance du sénat envers les superstitions étrangères et les sociétés secrètes, de sorte que le sénatus-consulte sur les bacchanales servit de règle pour leur politique à l’égard des juifs et des chrétiens.

Nous omettons quelques traits de mœurs : les droits encore reconnus du tribunal domestique ; la demi servitude de l’affranchi ; la facilité pour un citoyen d’avoir, sans honte, liaison publique avec une courtisane ; l’obligation pour le patron d’une ville de la tenir au courant des affaires de Rome ; enfin l’usage des délations provoquées par promesse de récompense : détestable coutume que la république léguera à l’empire. Il est une chose plus importante à retenir : c’est qu’Hispala n’élève pas un doute sur le caractère religieux de ces mystères, qu’elle leur croit une origine divine, qu’elle redoute la colère des dieux à cause de ses révélations, que le sénat enfin pense comme Hispala, puisqu’il ne proscrit ni le dieu ni son culte et qu’il réprime seulement les désordres. Mais, pour nous, ces désordres rentrent dans une catégorie nombreuse de faits analogues que l’histoire religieuse a enregistrés. Au sein d’une association qui use des procédés habituels aux sociétés secrètes, l’initiation mystérieuse, le serment solennel, la menace, quelquefois le poignard pour ceux qui violent la foi jurée, on trouve un enseignement de dogmes cachés, des rites impurs, la surexcitation des âmes et des sens. Qu’on fasse, pour ces horreurs, la part de l’exagération aussi large que l’on voudra, il en restera assez pour accuser un certain état des esprits qui ne s’était pas encore produit à Rome et qui y restera en se développant. Les bacchanales proscrites reparurent[111] ; les prêtres de Jupiter Sabasius en renouvelèrent les scandales. Il fallut, en 140, chasser de Rome ces pieux roués avec les astrologues chaldéens[112] ; mais ils revinrent bientôt et à leur suite beaucoup d’autres. Sylla, le conservateur à outrance, ramènera l’Enyo des Cappadociens, et Varron pourra dire : Tous les dieux de l’Égypte se sont abattus sur Rome.

On vient donc d’assister aux très humbles et très honteux commencements d’une révolution morale qui exercera la plus grande influence sur les destinées de l’empire.

Si l’on rapproche de ce récit ce qui a été dit au troisième chapitre du premier volume, on verra que, pour les choses religieuses, l’esprit romain a traversé, avant d’arriver au christianisme, trois phases qui se sont succédé naturellement.

La première a été marquée par le caractère étroit et sec de la religion latino-sabine.

La seconde apparut, quand le pesant esclavage de ce cérémonial formaliste, bon pour des paysans grossiers, devint insupportable à des hommes qui, ayant conquis beaucoup de provinces et beaucoup d’idées, commençaient à croire que la sagesse humaine valait mieux, pour les affaires de ce monde, que la faveur de Jupiter. Ils conservèrent le vieux culte comme moyen de gouvernement, et, jusqu’à la fin de l’empire païen, ils laisseront les institutions religieuses confondues avec Ies institutions politiques, mais ils renoncèrent pour eux-mêmes aux anciennes croyances, sans en chercher d’autres ; et les meilleurs s’arrêteront dans cette voie moyenne de bon sens et de doute indulgent où s’établit Horace lorsqu’il écrivit ces vers, qui durent paraître aux dévots fort impertinents : Que Jupiter donne la vie, la richesse, moi, je me donnerai une âme toujours égale que ne troublera jamais la fortune favorable ou contraire[113]. C’est l’époque que nous avons atteinte, celle du scepticisme.

Déjà la troisième se montre. Le doute philosophique des consulaires, dont la Grèce avait fait l’éducation, n’était pas à l’usage de tout le monde. Ceux qu’une constitution nerveuse, facilement excitable, portait aux passions ardentes ou aux vives imaginations, les femmes sur-tout, commençaient à délaisser les dieux nationaux, trop longtemps sourds à leurs prières, et portaient leurs offrandes aux divinités qui leur arrivaient de l’Orient, avec tout un cortège de rites étranges par lesquels les esprits et les sens étaient enflammés. C’est la préparation à la transformation dernière ; mais il faudra quatre siècles pour que ces âmes froides et intéressées arrivent au mysticisme, pour que ces hommes passent de leurs folles joies la tristesse religieuse, du culte de la vie à celui de la mort. On voit comme tout chancelle dans cette vieille Rome : mœurs et croyances ; attendons-nous donc à voir bientôt une Rome nouvelle.

 

V — INFLUENCE DE LA GRÈCE SUR LA LITTÉRATURE ROMAINE.

Ces vaincus qui soumettaient leurs vainqueurs ont-ils exercé sur les lettres romaines une heureuse influence ? Il n’avait pas encore jailli de l’âme d’un Latin quelques-uns de ces cris de douleur ou d’amour que jette le poète véritable. La poésie est chose individuelle, et, dans la vieille Rome, la sévère discipline des lois et de la coutume, mos majorum, n’avait pas permis l’essor du génie individuel. Aussi s’était-il produit ce phénomène, unique parmi les nations, qu’un peuple était arrivé à une haute fortune politique, sans avoir allumé le foyer littéraire où s’entretient la flamine du patriotisme et des grandes idées.

Quand les Romains se mirent à l’école de la Grèce, ils n’avaient encore formé ni leur langue ni leur goût ; de sorte que leur littérature, du jour où elle commença, fut marquée du caractère qu’elle garda toujours, l’imitation de la Grèce ; et cette dépendance, docilement acceptée, l’empêcha de se frayer une voie particulière ; elle resta un écho des voix puissantes et gracieuses que la Hellade avait entendues.

L’ancienne Rome avait eu sans doute des chants d’un caractère rude et grossier que le temps aurait assoupli, et elle possédait des traditions, des légendes, de glorieux souvenirs qui eussent été de précieux matériaux pour un poète national. Mais ce poète ne vint pas, et depuis le Calabrais Ennius[114], qui substitua l’hexamètre grec à l’ancien vers saturnin, la poésie indigène, négligée, se perdit sans retour. Séduits par les formes brillantes de la littérature grecque, les grands de Rome, les Scipions surtout, la popularisèrent avec un zèle qui alarma le patriotisme de Caton. Tout le monde parlait grec[115], l’Africain comme Paul-Émile, qui rapporta les livres de Persée, Flamininus comme Scipion Émilien, qui savait Homère par cour. Le grand pontife P. Crassus en connaissait tous les dialectes ; Caton lui-même l’apprit, et Ennius ouvrit sur l’Aventin une école pour cette langue. L’année de la bataille de Pydna, Cratès de Mallos, le commentateur d’Homère, venu à Rome[116], y donna des leçons qui attirèrent la foule, et Sylla pourra permettre à des envoyés grecs de haranguer le sénat dans leur langue.

Sans doute le rude idiome du Latium gagna dans ce commerce plus de souplesse et d’élégance. Mais on ne se contenta pas de prendre les idées : on prit les mots, et quelques-uns allèrent jusqu’à mêler les deux langues, comme Lucilius, dont la phrase n’était parfois qu’une marqueterie de mots grecs et latins[117]. Fabius Pictor avait déjà écrit, au temps de la seconde guerre Punique, une histoire de Rome en grec. Un sénateur, Postumius Albinus, suivit cet exemple, en s’excusant, à la préface, d’avoir peut-être commis des fautes dans cet idiome étranger ; à quoi Caton répondait : Mais étais-tu donc forcé d’écrire en cette langue ? Flamininus, du moins, ne faisait point de barbarismes dans les vers grecs gravés sur les boucliers d’argent qu’il suspendit aux murs du temple de Delphes : Salut à vous, ô Dioscures, joyeux et habiles écuyers, Titus, du sang troyen, vous dédia cette noble offrande quand il donna la liberté aux hellènes[118].

Le plus original des écrivains de Rome, Horace, commencera par des vers grecs, et ; au milieu de ses succès, il dira encore à ses concitoyens : Nuit et jour lisez les Grecs. Que de choses nouvelles, en effet, philosophie et science, galanterie amoureuse et ton précieux du petit maître, poésie lyrique et vers élégiaques, que de nouveautés avait maintenant à exprimer cette langue qui, durant des siècles, n’avait su que dire, d’un coup, le fait brutal, comme une arme, couverte encore des scories de la fonte, frappe, mais ne brille pas. Du reste, ce que la littérature romaine.. mise à l’école de la Grèce perdit en originalité, elle le gagna en développement rapide, parce qu’elle puisa dans le plus riche trésor des richesses littéraires. Dès que le contact se fut établi entre le génie romain et le génie grec, une vive lumière brilla sur l’Italie, et Rome eut de grands poètes.

Dans cette première période de la littérature romaine on retrouve donc partout les formes et l’esprit de la littérature hellénique. On traduit, on imite, on prend le rythme même. Le genre qui réussit le mieux, la comédie, n’a rien de romain ; mais ce n’est pas non plus la comédie aristophanesque. La noblesse était trop puissante à Rome, pour souffrir les libertés qu’Aristophane s’était données dans Athènes, et la terrible loi des Douze Tables sur les vers outrageants était toujours en vigueur. Quelle folie est la mienne, s’écrie Plaute, avec une modestie qui n’était qu’une sage prudence, quelle folie de me mêler des affaires publiques, quand nous avons des magistrats pour y veiller ![119] On copie Ménandre, Philémon et Diphile[120]. Aussi dans les pièces de Plaute et de Térence[121] se croirait-on à Athènes, bien que le premier soit Ombrien et le second Carthaginois. Ils ne s’en cachent pas : J’ai transporté Athènes à Rome, dit l’un d’eux[122], sans architecte ; et il promet mille bons mots, tous attiques[123]. Le plus grand éloge que César fasse de Térence, c’est de l’appeler un demi Ménandre. Au lieu du tableau des mœurs nationales, ce n’est plus, sauf quelques rares allusions, que la peinture affaiblie des vices et des ridicules de l’homme : l’art y perd en force et en vérité. Cependant, çà et là, Plaute au moins se souvient qu’il est à Rome ; et le sénateur qui court à la curie, parce qu’on y partage les commandements ; le pauvre diable qui va recevoir sa part d’un congiarium ; le jeune élégant qui ne se fait pas scrupule de voler une courtisane en attendant qu’il pille une province ; ces femmes dont le luxe irrite Mégadore autant que Caton, ces épouses à la dot de 10 talents[124], fidèles, mais grondeuses et revêches, comme ont dit l’être bon nombre de ces matrones, que leurs maris ne pouvaient empêcher de faire une émeute pour une question de toilette ; ce client qui ne veut pas déshonorer par le négoce sa dignité de citoyen, mais qui vend son témoignage et. vit de ses parjures ; ce vieux célibataire enfin dont le sensuel égoïsme se développe si complaisamment, et ce précoce débauché qui menace du fouet son précepteur de condition servile ; tous ces personnages de comédie ont bien vécu à Rome[125].

Ajoutons-en un autre, le parasite, arrivé d’Athènes, mais qui va pulluler autour de ces tables maintenant si bien garnies[126], et que Plaute nous montre relisant, pour le prochain souper, ses vieux cahiers de bons mots, ou s’irritant contre l’importation récente des cadrans solaires, qui marquent si lentement l’heure de la bombance. Que les dieux confondent celui qui inventa les heures et qui, le premier, plaça dans cette ville un cadran solaire. Le traître m’a coupé le jour en morceaux ! Dans mon enfance, le ventre était une horloge bien plus juste. Jamais il ne manquait de m’avertir à temps et jamais il ne se trompait, à moins qu’il n’y eût rien à manger. A présent, quoi qu’il y ait, il n’y a rien, tant qu’il ne plait pas au soleil[127]. Je sais que les poètes comiques, qui prétendent peindre la société, en peignent seulement les travers, les ridicules et les vices exceptionnels ; qu’un seul de leurs vers, bien frappé, fait plus de bruit dans le monde que la vertu de mille femmes, parce que cette vertu, qui n’a pas au théâtre sa demeure habituelle, se cache à la ville. Aussi, malgré tous les Grécules, je crois qu’il y avait d’honnêtes gens à Rome, tout comme il s’y trouvait, malgré Épicure, beaucoup de croyants. La vie intime d’un peuple ne s’altère qu’avec une extrême lenteur. Ce qui peut rapidement changer ce sont les meurs des nouveaux enrichis. Tous les jours nous le voyons pour quelques-uns, Rome le vit pour beaucoup, parce que, pour beaucoup, ce passage de la pauvreté à la fortune fût soudain. Mais, à côté de désordres éclatants, l’ancienne austérité se conservait dans de nombreuses familles. Il se trouvait des Virginius qui préféraient pour leurs enfants la mort à la honte[128]. Les matrones pouvaient encore entrer la tête haute dans le temple de la Pudeur et plus d’une faire écrire, comme Claudia, sur son tombeau : Douce en sa parole, charmante en sa démarche, elle aima son mari de tout cœur, garda la maison et fila la laine, domum servavit, lanam fecit[129]. Plaute lui-même ne fait-il pas dire à Alcmène : Ma dot, c’est la chasteté, la pudeur et la crainte des dieux ; c’est mon amour pour mes proches ; c’est d’être soumise à mon époux, bienfaisante aux bons, serviable aux gens de cœur. Lucrèce, si terrible à l’amour, accorde au sage qu’il eut aussi trouvé le bonheur dans une honnête union comme l’ancien temps en avait connu, comme les temps nouveaux en connaissent encore. Cette Alcmène de Plaute s’appellera bientôt Cornélie, la fille de Scipion et la mère des Gracques.

Il ne reste pas une seule pièce de ce Gaulois cisalpin, Cæcilius, que l’on égalait à Térence, dont il facilita les débuts, mais qui ne méritait pas cet honneur, à en juger par les citations d’Aulu-Gelle.

Deux autres poètes, l’un qui précéda Plaute, l’autre qui le suivit, Nævius, soldat de la première guerre Punique, qu’il chanta dans un poème admiré de Cicéron, et Lucilius, qui combattit avec Scipion Émilien devant Numance, eurent sinon plus de talent, du moins plus de. courage et d’originalité. Nævius écrivait dans le vieux rythme national, en vers saturnins, et les titres latins de plusieurs de ses pièces[130] indiquent qu’il se plut à représenter les mœurs du petit peuple de Rome. Nous savons aussi qu’il ne craignit pas de s’attaquer aux plus puissants citoyens. Deux fois ses vers lui valurent l’honneur de la persécution. L’histoire doit lui rendre la place qu’il avait si audacieusement prise en face des nobles, et mêler le pauvre Campanien à la grande lutte soutenue par Caton contre les Scipions. Ennemi de l’influence grecque, qu’il vit commencer, il fit écrire sur son tombeau : Si les dieux pouvaient pleurer les mortels, les Muses pleureraient Nævius le poète. Quand il fut descendu au trésor de Pluton, ils oublièrent à Rome leur belle langue latine. Il avait raison de redouter cette invasion des formes et des idées grecques ; la comédie d’Athènes (palliata) effaça celle de Rome (togata), et le temps n’a presque rien sauvé de Nævius, si ce n’est quelques vers parmi lesquels celui-ci, qui lui fait honneur : Toujours, j’ai préféré la liberté à l’argent. Ceux qui, comme lui, voulurent peindre les mœurs nationales n’ont pas eu meilleur sort[131].

Quant à Lucilius, riche chevalier, ami d’Émilien et grand-oncle de Pompée[132], sa naissance le protégea, il écrivit impunément trente satires, genre qu’il créa et qui est resté très romain, grâce à Horace, Perse et Juvénal. Il y raille le riche et le pauvre, le peuple et les grands, qui, du matin au soir, courent au forum, préoccupés d’un seul souci, feindre l’honnêteté et se tromper les uns les autres. Consuls, triomphateurs, les Metellus, Carbon, le farouche Opimius, Cassius, Cotta le mauvais payeur, Torquatus, Tuditanus le poltron, Calvus le mauvais homme de guerre, personne n’échappa à sa verve, ni Lupus, juge prévaricateur et impie, ni Gallonius, gouffre vivant, pas même le nez du préteur désigné[133] : — Ils croient pouvoir impunément commettre tous les crimes. Ils sont nobles, cela suffit pour fermer la bouche aux mécontents. — Aujourd’hui, disait-il encore, l’or tient lieu de vertu ; sur ce que tu en auras, on mesurera ton mérite. Est-ce effet du hasard ou intention du poète ? Dans ses fragments on ne retrouve ni le nom de Nævius ni celui de Plaute, tandis que les traducteurs de la Grèce, Ennius, Pacuvius, Cæcilius, y sont rudement flagellés ! Le peuple aime à rire de lui-même. Cette satire des hommes de son temps valut à Lucilius une immense popularité. Quand il mourut, les citoyens, dit-on, voulurent faire les frais de ses funérailles.

Nous n’avons rien à dire de Térence qui, selon Montaigne, sent son gentilhomme. C’est un poète correct, qui jamais ne bouillonne, comme on le disait de Nævius, et qui s’adressait moins au peuple qu’à Lœlius et à Scipion. Il peint des caractères de tous les temps, et, s’il charme les lettrés par l’élégance de sou langage, il ne fournit pas à l’historien un trait que celui-ci ait profit à retenir, si ce n’est qu’il c’était enfin formé, dans la Rome de ce temps, une société de beaux esprits. Mais cela même est un caractère des mœurs nouvelles.

Nous ne faisons aussi que mentionner les tentatives dramatiques de Nævius et d’Ennius, l’Éducation de Romulus et de Remus du premier, le Siège d’Ambracie du second. La Melpomène grecque n’a jamais franchi les flots de l’Adriatique. Pour la tragédie, il faut un idéal que les Romains n’avaient pas. Eschyle et Sophocle vivaient près des dieux et des héros ; les dieux de Rome, enfermés dans le Capitole, près du lieu où délibéraient les sages, étaient eux-mêmes trop graves pour avoir des aventures, et ses grands hommes, soldats du devoir, portaient bien la couronne civique, mais n’avaient point au front l’auréole des haros. Ni les uns ni les autres ne pouvaient donner la grande inspiration poétique.

La tendance générale de cette littérature est aussi celle de la Grèce d’alors, l’impiété. J’ai déjà dit qu’Ennius avait traduit le livre d’Évhémère ; dans ses fragments et dans ceux de Pacuvius, on voit les augures, les aruspices et les devins se moquer sur le théâtre, aux grands applaudissements du peuple, dit Cicéron[134], des mêmes dieux qu’ils adoraient dans les temples. Lucilius, qui n’épargnait pas plus les hôtes du ciel que ceux de la terre, représentait les douze grands dieux assis en conseil, et se riant des gens qui leur donnaient le titre de pères ; ou bien, Neptune s’embarrassant dans une discussion d’où il ne eut sortir, et disant pour s’excuser que Carnéade lui-même ne s’en tirerait pas[135]. Ailleurs il se moque des Romains prosternés et tremblants devant ces vains simulacres imaginés par Numa, comme les enfants qui prennent les statues pour des hommes, donnant un

cœur vivant au marbre et au bronze, et mettant la vérité là où n’est que le mensonge. De temps à autre, Plaute est tenté de croire à un être supérieur et à sa providence ; sa comédie du Rudens a même une inspiration morale et religieuse. La pièce s’ouvre par un prologue que récite un être divin, l’étoile Arcturus, apparaissant sur la scène au milieu des nuages, le front ceint d’une auréole étoilée, et qui disait aux spectateurs : Je suis un habitant du ciel, un de ces génies qui règnent la nuit parmi les astres, et que Jupiter envoie pendant le jour sur la terre pour observer les actions des hommes et lui en rapporter un compte fidèle[136]. Il révise lui-même les sentences des juges et des puissants ; si l’on gagne sa cause par l’intrigue et la fraude, l’amende qu’il inflige tôt ou tard surpasse de beaucoup le gain qu’on a dérobé. Le crime et la vertu sont inscrits par son ordre sur des registres éternels. C’est moi qui ai soulevé aujourd’hui la tempête contre le perfide que vous verrez se traîner sur la plage[137]. Mais tous ses dieux, diseurs de prologues, ne sont pas aussi respectables ; son Jupiter a des mœurs scandaleuses. Et que devaient penser les fidèles quand Plaute représentait le père des dieux et des hommes humant la fumée qui s’échappait des casseroles d’un cuisinier bavard, ou s’allant coucher sans souper, quand le cuisinier ne travaillait pas, et Sosie expliquant que le jour tarde à paraître, parce que Apollon a peine à se lever, ayant bu la veille plus que de raison[138]. Bientôt les mimes montreront chaque jour au peuple Anubis adultère, Diane battue de verges et trois Hercules affamés[139].

Un poète de l’âge suivant, mais qui par son style et ses pensées appartient au temps dont nous parlons, Lucrèce, a développé avec une audacieuse éloquence les doctrines matérialistes d’Épicure. Il est venu, dit-il, pour délivrer les âmes des chaînes de la superstition[140], pour relever les cœurs que la terreur comprime, pour mettre fin à ces offrandes de victimes que les hommes, dans leur effroi, amènent sans relâche au pied des autels. Si, dans sa magnifique invocation du premier livre, il s’adresse à Vénus, c’est que pour lui Vénus est la Nature même qui, de sa puissante vie, répare sans cesse l’œuvre de la mort. Il relègue les dieux loin du monde et des hommes dans un inutile repos, et il ne veut pas que la foudre soit la providence des dieux. II arrache à Jupiter son tonnerre, flamme aveugle qui brise les temples sacrés, égare sa fureur dans les déserts ou sur l’Océan, et passe à côté d’un coupable pour aller frapper une tête innocente.

Dans la création, tout pour lui s’expliquait par des causes physiques, et cet empirisme, il le recouvrait souvent de la plus grandiose poésie. La foudre, c’est le vent qui s’enflamme dans sa course impétueuse ; la vie, c’est la rapide succession des êtres qui se dissolvent et se recomposent[141] ; la mort, le calme inaltérable du plus doux sommeil, et l’enfer, une invention des poètes ou la conscience timorée des coupables. — Ce Tantale glacé d’effroi, sous le rocher qui le menace, n’est que l’homme épouvanté du vain courroux des dieux et qui se croit accablé de leur colère, sous les maux que lui inflige l’aveugle destin. Quel être pourrait suffire à une douleur éternelle et fournir l’éternel aliment de ses bourreaux ? Combler son âme de tous les biens, sans la rassasier jamais, n’est-ce pas le supplice de ces jeunes filles qui versent incessamment dans lui vase sans fond une onde fugitive ? — Comme l’homme, le monde aussi mourra. Un jour, et peut-être ce jour le verras-tu toi-même, ces voûtes immenses, ébranlées par des chocs nombreux, s’écrouleront, et leurs brûlants débris se disperseront dans l’espace. — Ces vérités-là, ose-t-il ajouter, sont plus sûres que les oracles sortis du trépied d’Apollon[142]. Bientôt César dira en plein sénat que la mort finit tout, et Cicéron, l’homme qui a écrit le Songe de Scipion, traitera de fables ineptes les doctrines d’une vie à venir[143] : .... Quel mal la mort peut-elle faire, à moins qu’ajoutant foi à des contes puérils nous ne pensions que le méchant souffre des supplices aux enfers ? Si ce sont là des chimères, comme personne n’en doute[144], que nous enlève donc la mort ? Le sentiment de la douleur. Du reste, les dieux eussent reçu, au théâtre et dans les livres, les hommages hypocrites que leur prodiguait le monde officiel dans les temples qu’ils n’en seraient pas moins morts. Les esprits, en s’éclairant, voyaient l’inanité de ces fables créées par l’imagination de peuples enfants, et, en devenant plus hommes, on avait moins besoin des dieux.

Mais la vieille religion ne s’en va pas toute seule ; la plus ancienne vertu de Rome, le patriotisme, se perd aussi dans cet empire immense, où il ne sait plus à quoi s’attacher. Lucilius se moque bien de cet Albutius qui aime mieux être d’Athènes que de Rome et qu’en plein Forum on salue en grec, Χαϊρε ; il a beau dire encore qu’il faut subordonner ses intérêts personnels à ceux de ses proches, et l’intérêt de ses proches à l’avantage de la patrie : voici Lucrèce qui écrira un poème de sept à huit mille vers où il ne mettra qu’une fois et par hasard le nom de Rome[145]. Cependant Rome avait, plus que jamais, besoin de citoyens résolus et dévoués ; mais ce n’étaient pas les vers de Lucrèce, quelle qu’en fût la magnificence, qui pouvaient lui en donner : Il est doux, lorsque la tempête soulève la mer immense, de contempler du rivage le marin battu des flots... ; de voir des périls qu’on ne court pas soi-même et d’assister aux batailles engagées dans la plaine, sans prendre sa part du danger. Mais il est plus doux encore de s’élever aux cimes sereines de la science, dans les sanctuaires inviolables que construit la pensée des sages, et d’où l’on aperçoit au loin les hommes, errant çà et là dans la vie, luttant de génie, disputant de noblesse et s’épuisant nuit et jour en efforts infinis pour saisir la fortune ou la puissance. Ô misérables humains ! Esprits aveugles qui ne comprenez pas que ce qu’il faut à l’âme, c’est d’être délivrée des soucis et des craintes superstitieuses !

Voilà de belles images, mais ce grand poème ne sera jamais une école de patriotisme. Avant Lucrèce, un autre élève de la Grèce, l’Apulien Pacuvius, avait dit : La patrie ! elle est où l’on vit bien[146].

Le ciel et l’enfer se correspondent : qui nie l’un, nie l’autre. On ne croyait pas qu’il y eût des expiations ou des récompenses d’outre-tombe. Les lettrés ne parlaient même plus de cette vie triste et silencieuse des mânes, si chère aux Romains des anciens jours. Le stoïcien Panætios, ami d’Émilien, disait, avec la plupart des rhéteurs accourus à Rome, que l’esprit meurt en même temps que le corps[147]. Catulle le répète en des vers souvent imités : Le soleil peut s’éteindre et renaître ; mais nous, lorsqu’une fois s’est éteinte la lueur fugitive de nos jours, il nous faut dormir une nuit éternelle[148]. Il est inutile de demander à Lucrèce ce qu’il en pense ; nous le savons déjà. Mais un poète né avant la seconde guerre Punique, plus rapproché par conséquent des anciennes mœurs, terminait déjà la destinée humaine au tombeau, comme la comédie s’achève au théâtre, par le plaudite, cives. Dans l’épitaphe qu’il s’était composée, il disait : Jeune homme qui passes si vite, cette pierre t’appelle : regarde et lis. Ici sont les os de Pacuvius le poète. Je n’ai rien d’autre à t’apprendre. Adieu[149]. Lucilius n’en dit pas davantage.

De tous ces adversaires du polythéisme romain, le plus redoutable était Lucrèce ; car, aux caprices des dieux, il substituait les lois immuables de la nature, et il remplaçait des sarcasmes qui faisaient sourire par un système qui faisait penser. Tout le monde le lit et lui emprunte, même Virgile, qui du moins lui rend hommage dans ces beaux vers : Heureux qui a pu pénétrer les causes premières des choses et mettre sous ses pieds les puériles terreurs, le destin inexorable et les vains bruits de l’avare Achéron[150] ; mais personne ne le cite : l’hypocrisie religieuse de la société officielle commandait le silence autour du nom de ce grand réprouvé.

On ne voit pas l’influence directe de la Grèce sur la prose latine. Fabius Pictor, dont Polybe faisait peu de cas, n’avait probablement lu ni Hérodote ni Thucydide ; du moins rien de la grâce de l’un ni de la profondeur de l’autre ne se montre dans le peu que nous avons de lui. Caton aussi était tout romain dans son traité de Re rustica que nous lisons encore et dans ses Origines qui sont une de nos grandes pertes classiques. Il nous reste les noms d’un certain nombre d’annalistes dont les livres seraient précieux pour l’histoire, mais ne le seraient sans doute pas pour l’homme de goût. Un d’eux pourtant, Cassius Hemina, semble avoir été un lettré, car Salluste n’a pas dédaigné de lui emprunter cette pensée : Omnia orta occidunt et aucta senescunt, Tout ce qui a pris naissance doit mourir, tout ce qui croit déclinera[151].

Dans une république, la tribune est un champ de bataille où celui qui sait vaincre peut tout gagner, les honneurs et le pouvoir. Il n’est pas rare que l’éloquence y tienne lieu de sagesse et d’expérience, que la parole y soit plus estimée que l’action. A Rome, où du moins l’on savait agir, on cultiva aussi l’art de persuader. Ces assemblées du sénat et du peuple, ces tribunaux en plein air, cette coutume des oraisons funèbres et des harangues militaires avaient formé de grands orateurs bien avant qu’on sût lire, au bord du Tibre, une philippique de Démosthène ou un des discours si laborieusement étudiés d’Isocrate.

Toutes les harangues que nous trouvons dans Tite-Live ont été refaites par lui, et nous n’oserions les citer comme témoignage de l’ancienne éloquence latine. Mais on conservait, du temps de Cicéron, des discours qu’il admirait beaucoup. Le dernier siècle de la république fut fécond en orateurs puissants : à leur tête se placent Caton et Caïus Gracchus dont il sera parlé plus loin. Après eux, deux hommes éclipsèrent tous les autres au Forum : Antonius et Crassus. Grâce à Cicéron, le premier a une grande renommée d’orateur ; nous lui en ferions volontiers une autre, car il était le type achevé de l’avocat qui se considère avant tout comme un artiste en beau langage, à qui le succès suffit, quels que soient les moyens employés pour l’obtenir et la nature de la cause. Aussi ne voulut-il écrire aucun de ses discours, afin, disait-il, de pouvoir toujours nier, s’il arrivait qu’on cherchât à le mettre en contradiction avec lui-même. Cet habile homme, qui se vantait de ne rien devoir à la Grèce, n’avait donc pas eu besoin d’étudier la sophistique d’Athènes : il l’avait trouvée en lui.

Crassus, son émule, possédait la véritable éloquence ; nous citerons de lui de vives paroles, qui d’ailleurs montrent une scène du Forum romain. Plaidant un jour contre un débauché qui déshonorait sa noblesse par une vie inutile, M. Brutus, il voit arriver au Forum le convoi d’une Junia, tante de son adversaire ; il s’arrête et s’écrie :

Que veux-tu, Brutus, que cette femme annonce à ton père, à tous ces hommes illustres dont tu vois porter les images, à ce Brutus qui délivra le peuple romain de la domination des rois ? Que dira-t-elle de tes occupations ? A quels soins, à quelle gloire, à quelle vertu te montrera-t-elle appliqué ? A augmenter ton patrimoine ? il ne te reste rien : tes débauches ont tout dévoré. A étudier le droit ? C’est une tradition de ton père ; mais elle dira qu’en vendant ta maison tu ne t’es même pas réservé, dans le mobilier paternel, le siège du jurisconsulte ; la science militaire ? niais tu n’as jamais vu un camp ; l’éloquence ? mais tu as prostitué le peu de voix que tu avais à l’infâme métier de calomniateur. Et tu oses regarder tes juges en face ! tu oses venir au Forum sous les yeux de tes concitoyens ! Et tu ne trembles pas de honte en face de cette morte, devant ces images de tes pères ![152]

Des hommes capables de parler ainsi n’avaient rien à emprunter aux Grecs. Ceux-ci prétendirent cependant leur donner des préceptes de rhétorique, qui n’ont jamais fait un orateur , et ils leur fournirent certainement de bien dangereux exemples. Les rhéteurs avaient fait de la parole un art mais ils énervaient la pensée à force de la vouloir conduire, et peu leur importait l’idée, pourvu que l’expression eût une harmonieuse mélodie. Cicéron leur devra la trop grande abondance de ses premiers ouvrages[153].

Le droit est aussi une gloire toute romaine. Malgré quelques importations étrangères, le code décemviral est bien indigène dans son esprit et dans son ensemble, mais, comme science, ce fut à la Grèce que le droit romain emprunta ses principes. La brièveté des Douze Tables, la confusion introduite dans la législation par la diversité des édits prétoriens (lex annua), la difficulté de connaître les formules et les pantomimes allégoriques de la procédure[154], avaient amené déjà la formation d’une classe d’hommes qui se vouaient à l’explication des lois. Coruncanius, le premier plébéien arrivé, vers 254, au grand pontificat, avait fondé l’enseignement public du droit, et Ælius Pætus, vers 201, avait révélé tous les secrets juridiques. A leur exemple, quelques-uns des citoyens les plus considérables se vouèrent à ce sacerdoce nouveau, et les responsa des jurisconsultes[155] devinrent une nouvelle source, la plus abondante peut-être, pour le droit romain.

Cette science faite au jour le jour, suivant les besoins, manquait d’unité, parce qu’elle manquait d’un principe rationnel. Or, en Grèce, le stoïcien Chrysippe avait fondé une théorie du droit, en proclamant la loi naturelle reine et souveraine de toutes les choses humaines et divines[156]. Tous les hommes étant égaux et sociables, disait-il, il y a entre eux des rapports nécessaires d’où la raison doit tirer les lois. La loi civile n’était donc plus l’effet de conventions arbitraires[157] ; la tradition, l’usage, les textes, ne devaient plus avoir une autorité absolue, et l’on soumettait au raisonnement ces formules impératives, ces coutumes étranges, représentations maintenant incomprises de l’ancienne guerre juridique. Le grand jurisconsulte Scævola, stoïcien comme Chrysippe, et que nous verrons jouer, dans la tragédie des Gracques, un rôle digne de son caractère, commença dans Rome cette révolution. Cicéron la continuera par sa magnifique définition de la loi naturelle. Il est une loi que personne n’a écrite, mais qui est née avec nous, que nous n’avons ni apprise de nos maîtres, ni reçue de nos pères, ni étudiée dans les livres. Nous la tenons de la nature même[158] ; ... loi immuable qui appelle au bien par ses commandements, détourne du mal par ses menaces, et que ni le sénat ni le peuple ne peuvent abroger. Il n’y en aura pas une à Rome et une autre à Athènes ; une aujourd’hui et une autre demain. Éternelle, inaltérable, elle régit à la dois tous les peuples et tous les temps[159]. Ailleurs, il dira encore : Le droit, c’est la nature, et la nature étant telle que tout le genre humain se trouve lié par une sorte de droit civil, celui qui respecte ce droit est juste ; celui qui le viole, injuste[160].

Voilà de bien grandes nouveautés. Les patriciens, qui avaient défendu d’un zèle si jaloux le droit haineux des anciens jours, devaient en frémir dans leurs tombeaux. Les Douze Tables restaient toujours un monument vénérable par son antiquité : Ælius Pætus venait d’en donner une édition avec commentaires ; mais l’étude du droit pontifical, c’est-à-dire de la partie religieuse des lois civiles, était tombée en désuétude[161], au grand profit du droit proprement dit, qui, débarrassé de liens que toute religion veut rendre immuables, répondait aux développements de la vie en élargissant le cercle étroit des prescriptions légales, pour y laisser entrer plus de justice et d’humanité.

Cicéron reproche aux Scævola d’avoir fourni des moyens de droit à ceux qui voulaient se soustraire aux obligations des sacra gentilitia[162]. L’autorité absolue du père et de l’époux fléchissait. La remancipatio permettait à la femme de demander le divorce ; et la diffarreatio rompait même les unions que le grand pontife et le flamine de Jupiter avaient solennellement consacrées[163]. Enfin, par les développements successifs de la théorie du pécule et par l’institution de la dot, ils allaient autoriser le fils et l’épouse à posséder indépendamment du chef de famille, c’est-à-dire rendre possible ce que jamais l’ancienne Rome n’avait vu, un fils citant son père en justice[164]. Cependant si le lien de la famille se relâchait, il ne se brisait pas, et le fils, l’épouse, n’étaient relevés d’aucun de leurs devoirs de respect et d’obéissance. Comme il y avait plus de liberté pour les individus, il y en eut aussi davantage pour les choses : à côté de la propriété quiritaire, les jurisconsultes placèrent la possession bonitaire, qui devait à la longue faire disparaître la première[165].

Les mœurs religieuses exigeaient ‹il y eût toujours institution d’héritier, afin que les sacrifices de la famille ne fussent pas interrompus. Mais d’autre part les Douze Tables avaient laissé au citoyen la faculté de disposer librement de son bien par legs ou donations. Les lois Furia (183) et Voconia (169) restreignirent ce droit, et la loi Falcidia (40) édictera qu’il n’est permis de disposer en legs que des trois quarts de l’héritage. La lex Plætoria[166] protégea contre lui-même le citoyen âgé de moins de vingt-cinq ans, en établissant une pénalité sévère pour les créanciers qui avaient abusé de son inexpérience[167]. Le vieux droit, horrendum carmen, n’avait pas de ces précautions paternelles.

Ces graves jurisconsultes, amoureux du passé, mais aussi de la justice, arrivaient par l’influence des circonstances, historiques, bien plus que par celle des doctrines stoïciennes, à une conception plus humaine du droit. La république s’étant agrandie, les idées s’étaient développées, et de nouveaux rapports sociaux avaient forcé de créer de nouvelles règles juridiques. Les édits des gouverneurs de provinces, surtout ceux du prætor peregrinus, fondés nécessairement sur les règles du jus gentium, plus équitables que celles du jus civile, contribuèrent beaucoup à cette infiltration du droit des gens dans le droit civil. Les prudents, comme on les appellera, et les magistrats eux-mêmes favorisaient donc, à leur insu, l’évolution qui allait remplacer l’esprit étroit et jaloux de la cité des Quirites par l’esprit plus large de la cité universelle.

Cette évolution se marque en tout par le même signe : le détachement des vieux usages. Dans la législation, la coutume, mos majorum, autrefois si puissante, qu’elle tenait lieu de la loi, est forcée de faire une part de jour en jour plus grande aux déductions logiques de principes nouveaux. La philosophie ne fait point de politique, elle fait de la morale ; la comédie a beau porter le pallium ou la toge, au fond, elle n’est ni d’Athènes ni de Rome ; même lorsqu’elle copie des caractères et peint des mœurs, elle a quelque chose de général qui n’est point enfermé dans l’enceinte de la cité. Un esclave de Plaute ose dire à son maître le mot que répéteront les serfs révoltés du moyen âge : Mais je suis homme comme toi[168] ; et Lucilius, un Romain de vieille roche, honore un de ses esclaves d’un tombeau et d’une épitaphe où ou lisait : Un esclave fidèle à son maître et qui jamais ne fit de mal à personne, Métrophanès, le soutien de Lucilius, est enfermé ici. Voilà donc, au moment où le citoyen finit, l’homme qui commence. Peu à peu l’humanité arrive. Cicéron va en prononcer le nom, et déjà Térence a écrit son vers fameux :

Homo sum, nihil humani a me alienum pulo.

Aussi, dans cette transformation de la société romaine, on trouve à côté d’éléments de dissolution pour les mœurs et les croyances de l’ancien temps, des forces de renouvellement qui feront de Rome la seconde et glorieuse étape de la civilisation classique. Malheureusement cette transformation n’était pas générale. Tandis que les nobles hellénisaient, le peuple demeurait dans sa grossièreté native. Il s’inquiétait peu de ces arts nouveaux, de cette littérature naissante, qui restaient comme une importation étrangère, bonne seulement à délasser l’esprit des grands. Au lieu de ce peuple intelligent et vif qui venait s’asseoir aux sièges de marbre du théâtre de Bacchus, sous l’ombre du Parthénon, et qui saisissait au vol les plus délicates pensées, la plèbe romaine, debout dans ses théâtres de bois, ne prêtait son attention qu’aux lazzi graveleux, à la mimique grossière, qui étaient la rançon du poète auprès de ceux qu’Horace appelle irrévérencieusement des ânes. Deux fois l’Hécyre de Térence fut abandonnée pour les jeux du cirque, pour des chasses de lions, de panthères et de sangliers, pour des combats d’athlètes ou de gladiateurs[169]. Si Démocrite était encore de ce monde, dit Horace, oh ! qu’il rirait de bon cœur en voyant le peuple lui donner, au théâtre, la comédie bien mieux que le comédien. Et l’auteur ! Il penserait qu’il conte son histoire à un âne, voire même à un âne sourd. Au fait, quelle voix de stentor pourrait dominer le bruit dont retentissent nos théâtres ? On croirait entendre mugir les forêts du mont Gargan ou les vagues de la mer Tyrrhénienne[170].

Parmi les nobles mêmes quelques-uns conservaient ou affectaient de garder, en face des vaincus, l’ancienne rusticité. Après le sac de Corinthe, Mummius, voyant le roi Attale offrir 75.000 francs d’un tableau sur lequel ses soldats jouaient aux dés, crut que cette toile avait quelque vertu cachée et la fit reprendre. Quand il envoya à Rome son précieux butin, il avertit le pilote qu’il aurait à remplacer les statues et les tableaux perdus ou détériorés dans le trajet[171]. Anicius, le conquérant de l’Illyrie, n’avait pas pour la musique un goût plus délicat ; il avait réuni sur un théâtre les plus célèbres musiciens de la Grèce ; mais, comme ils jouaient tous ensemble le même. air, il trouva que ces gens gagnaient mal leur argent, et il leur cria de lutter les uns contre les autres, avec des airs différents[172].

A cet égard, Rome restait une cité demi barbare[173], malgré le nombre immense de statues et de tableaux entassés dans ses temples, sur ses places, sous ses portiques. En vain ses consuls la paraient-ils des dépouilles du monde ; en vain voulaient-ils qu’elle rivalisât de beauté avec Athènes et Corinthe : l’art importé[174], comme un butin, dans le bagage des légions, devenait, sur les bords du Tibre, un travail mercenaire abandonné aux affranchis, et il est de trop noble origine pour ne pas languir dans la servitude. Comme la poésie, il veut une âme élevée et des mains libres.

Les Romains étaient moins capables encore de science que d’art.

Lorsqu’en 263 un cadran solaire fut apporté de Catane à Rome, ils ne se doutèrent pas que la différence de 3 degrés entre les méridiens des deux villes devait faire retarder le cadran de Rome sur celui de Catane : ils ne surent le régler qu’un siècle plus tard. En 158, Scipion Nasica apporta la première clepsydre, qui permit d’avoir l’heure, même les jours où le soleil ne se montrait pas. Mais un peuple qui dans chaque phénomène voyait un signe céleste ne pouvait interroger la nature pour y chercher des lois. Les vers de Lucrèce n’empêchaient, pas que le Romain, en entendant gronder la foudre, n’éprouvât le sentiment de nos paysans, qui se signent quand l’éclair passe. Les religions, où tout s’explique par la volonté divine, sont nécessairement les ennemies de la science. Du reste la religion romaine n’eut rien à faire pour détourner ses fidèles de jeter un regard téméraire sur ce monde dont les modernes ont entrepris la conquête. Quand il y eut dans Rome des révoltés contre les dieux du Capitole, l’éducation première avait donné à leur esprit un pli qui ne s’effaça pas. Et puis, ces vainqueurs du monde se disaient que la science et l’art étaient le lot des vaincus la cause de leur défaite ; et Virgile exprimait un sentiment très romain quand il écrivait :

Que d’autres fassent mieux respirer l’airain et tirent du marbre de vivantes images ; qu’ils disent les plaidoyers éloquents, les mouvements du ciel et le lever des astres, soit. Pour toi, peuple de Rome, n’oublie jamais que gouverner les nations et leur imposer la paix, épargner les humbles et dompter les superbes, voilà tes arts[175].

Nul, en effet, n’a su, comme Rome, conquérir et conserver ce qui avait été conquis ; pour le reste, sa civilisation fut une civilisation de surface. La partie supérieure de la société fut seule éclairée, et la lumière, ne pénétrant pas jusqu’aux couches inférieures, ne fit que rendre plus sensible l’intervalle qui séparait le riche du pauvre. De là ce mélange, au sein d’un même peuple, d’élégance et de grossièreté, de scepticisme et de superstition, d’études élevées et de plaisirs féroces, d’austérité chez quelques-uns et de débauches sans nom chez beaucoup. Aujourd’hui, dans le corps social, le sang plébéien monte sans cesse et renouvelle le sang appauvri des classes dirigeantes. Dans la Rome du temps qui nous occupe, il n’en était plus ainsi : entre les grands et le peuple, il y avait, comme nous l’allons montrer, un abîme où la république tombera.

 

 

 

 



[1] Appien, Libyca, 133.

[2] De Rep., II, 19. Ii disait encore, au pro Archia, 3 : Erat Italia tunc plena Græcarum artium ac disciplinarum.

[3] Græci viliorum omnium genitores (Pline, Hist. nat., XV, 4). Voyez dans Plaute, passim, la définition de la vie grecque, pergræcari.

[4] .... Epicuri de grege porcum (Épîtres, I, IV, 16). Cicéron avait dit aussi : Epicure noster, ex hara producte, non ex Schola (In Pison, 16).

[5] Athénée, XII, 67.

[6] Fragment conservé par Athénée (voyez Fragm. comic. Gærc., édit. Didot, p. 524). Alexis était né à Thurium (Suidas, s. v. Άλεξις) peu de temps avant la destruction de cette ville par les Lucaniens en 390. Par sa naissance, il appartient donc à l’Italie, mais il vécut à Athènes et mourut vers 288. Aulu-Gelle (II, 23) dit que quelques-unes de ses nombreuses pièces furent traduites ou imitées par les Romains.

[7] Voyez dans Plaute, Asinaria, v. 199 et ailleurs, ce que c’était que la foi grecque.

[8] Diodore (XXXVII, 30) dit que ces vers étaient dans la bouche de tout le monde.

[9] Voyez comme Cicéron arrange les Grecs dans le pro Flacco, surtout au § 4.

[10] Voyez chap. XVI. Pour l’effroyable corruption du monde grec, consultez surtout Athénée : sur Démétrius de Phalère, XII, 60 ; sur Antiochus Théos, VII, 35 et X, 10 ; sur les villes de Syrie, XII, 55 ; sur le philosophe Anaxarque, XII, 70, etc., etc.

[11] Cratès fut envoyé, vers 152, par le roi Attale, en ambassade à Rome, où il fit de nombreuses lectures. (Suétone, de Illustr, gramm., 2.)

[12] Quintilien, X, 1 ; Longin, du Sublime, XXXIII, 6.

[13] Lycophron, Alexandra, vers 31 et suiv.

[14] Il ne reste rien des œuvres nombreuses de Lysippe. Un juge très compétent, M. Ravaisson, croit pourtant que l’Hercule assis du Louvre et l'Άπολειξόμενος du Vatican ou l’Homme au strigile, c’est-à-dire l’Athlète qui, après la lutte, racle la sueur de son corps, sont de cet artiste.

[15] Cure isto modo jam oracula Delphis non eduntur, non modo nostra æstate, sed jam diu ; jam ut nihil possit esse contemptius ? (Cicéron, de Divin., II, 57.)

[16] M. Carapanos, Dodone et ses ruines, p. 72-85.

[17] Athénée, VI, 62.

[18] Athénée, VI, 63.

[19] Cf. Ravaisson, Métaphysique d’Aristote, et Zeller, Philosophie des Grecs, t. I, p. LXIII de l’Introduction, par M. Boutroux.

[20] L’utile était, pour les péripatéticiens, la même chose que l’honnête : honesta commiscerent cum commodis (Cicéron, de Nat. deor., I, 7).

[21] Polit., I, 2 ; Mor., VIII, 2. Il combat même (Polit., I, 2) quelques philosophes qui déjà soutenaient que l’esclavage était un état contre nature. Aristote croyait que cette institution était utile à l’État, aux citoyens, qu’elle délivrait des occupations mercenaires, même à l’esclave, qui, selon lui, ne tombait en servitude que par l’infériorité de sa nature morale.

[22] Cicéron, Acad., I, 10 : ....nerves virtutis incederet.... Cf. id., Tusculanes, V, 9. Dans ses Caractères, on n’en trouve pas un qui soit honnête.

[23] Cicéron, de Nat. deor., I, 13, Acad., II, 38.

[24] Voyez, dans Athénée (XII, 60), ce que dit Duris de Samos dont on à vainement cherché à révoquer en doute le témoignage.

[25] Au-dessous de la belle statue de la Nuit que Michel-Ange avait représentée dormant, Strozzi avait écrit : Elle vit ; si tu en doutes, éveille-la, elle parlera. A quoi le grand artiste, qui était un grand patriote, répondit :

Non veder, non sentir m’è gran ventura !

Però non mi destar ; deh ! parla basso.

Ne rien voir, ne rien sentir m’est un grand bonheur. Ne m’éveille donc point ; de grâce parle bas.

[26] Lettres, 33.

[27] Ibid., 21.

[28] Cicéron, de Finibus, II, 21. Il faut s’entendre sur ce mot, le plaisir. La religion et la morale ont pour but le bonheur, εύδαιμονία. Bossuet n’a-t-il pas dit : Toute la doctrine des mœurs tend uniquement à nous rendre heureux ? (Méditation sur l’Évangile, Les huit béatitudes, Xe jour.) Mais il importe d’examiner par quels moyens une religion ou une morale veut conduire au bonheur. La doctrine des mœurs pour Épicure se résume en quatre règles

1° Prendre le plaisir qui ne doit être suivi d’aucune peine ;

2° Fuir la peine qui n’amène aucun plaisir ;

3° Fuir la jouissance qui doit priver d’une, jouissance plus grande ou causer plus de peine que de plaisir ;

4° Prendre la peine qui délivre d’une peine plus grande ou qui doit être suivie d’un grand plaisir.

Le vrai fondement de la morale, le devoir, était donc absent de cette dangereuse doctrine.

[29] Cicéron (de Fin., I, 48) disait d’Épicure : Cet homme, dont vous faites l’esclave de la volupté, vous crie qu’il n’est point de bonheur sans la sagesse, l’honnêteté et la vertu.

[30] Hist. var., II, 31.

[31] Cicéron, Acad., I, 2 ; IV, 6.

[32] Voyez, sur cette question, Martha, le Poème de Lucrèce, p. 242-317.

[33] Montaigne (I, 24) a dit : Je trouve Rome plus vaillante avant qu’elle feust sçavante.

[34] Un des chefs de l’école cyrénaïque, qui se fondit plus tard dans celte d’Épicure, comme l’école cynique finit par être absorbée dans l’école de Zénon. Cicéron, de Nat. deor., I, 1 : .... plerique deos esse dixerunt, dubitare se Protagoras, nullos esse omnino Diagoras Melius et Theodorus Cyrenæus putaverant.

[35] Plutarque, Caton, 6 ; Justin dit (XXXII, 4) : Asia, Romanorum fada, cum opibus suis vitia quoque Romam transmisit. Cicéron (de Orat., III, 55) : politissimam doctrinam transmarinam atque adventitiam ; et Horace (Epist., II, 1, 156) ajoute :

et artes

Intulit agresti Latio....

....post Punica Bella quietus quærere cœpit

Quid Sophocles et Thespis et Æschylus utile ferrent.

Aulu-Gelle, XVII, XXI. Cf. Tite-Live, XXV, 40 ; XXXIV, 4 ; Polybe, IX, 10 ; XVIII, 18 ; XXXII, 11 ; Salluste, Hist., I, fr. 9 ; Velleiuseius Paterculus, II, 1 ; Pline, Hist. nat., XXXIII, 18 ; XXXIV, 5 ; XXXV, 8, et Lucain, I, 160.

[36] Polybe, XXXII, 11 : …alii in meritorios pueros, alii in meretrices effusi. Il ajoute : πολλούς έρώμενον ήγοραxέναι ταλάντον.

[37] Fragment de Caton à la suite de la traduction des Lettres de Fronton de M. Cassan.

[38] Macrobe, Saturnales, II, 10. Les vers de Sotadès sont heureusement perdus, mais non pas les Épigrammes de Straton.

[39] Valère Maxime, VI, I, 5, 7, 9-12.

[40] Ovide, Fastes, IV, 100 ; Valère Maxime, VIII, XV, 12.

[41] Nous donnons la restauration de ce temple par M. Lefuel. L’emplacement du temple de Junon Matuta est proche de l’église San Nicolo in Carcere Tuiliano.

[42] Plutarque, Quæst. Rom., n° 16.

[43] Ulpien, Fragm., XI, 18. Il dit au § 1 : Tutores constituuntur.... feminis tam impuberibus quam puberibus et propter sexus infirmilatem et propter forensium rerum ignorantiam. C’était la tutelle dative rendue nécessaire par la désorganisation des gentes.

[44] Lex Cincia ou muneralis, elle traitait aussi des honoraires des avocats, qui ne devaient rien recevoir de leurs parties. Cf. Cicéron, de Orat., II, 71, Tacite, Ann., XI, 5.

[45] Gaius, Inst., 11, 274 ....neve virgo, neve mulier. Cf. Cicéron, II in Ver., I, 41, 42.

[46] Tite-Live, XXXIX, 6, et Diodore, XXXFQ, 5. Le pris d’un bon cuisinier monta jusqu’à 4 talents ; pour 2, César racheta sa vie des sicaires de Sylla. Cf. Montesquieu, Esprit des lois, VII, 2.

[47] Polybe, XXII, 18.

[48] Pline, Hist. nat., X, 23, 27.

[49] Varron, de re rust., III, 11, 15 ; Columelle, VIII, 10, 6.

[50] Pline, Hist. nat., XXXIII, 11.

[51] Velleius Paterculus, I, 21.

[52] Velleius Paterculus, I, 12 et 14.

[53] Ad paucos homines omnes omnium nationum pecunias pervenisse (Cicéron, II in Ver., de Suppl., 48).

[54] J’ai relevé dans les quinze derniers livres de Tite-Live les sommes déposées directement dans le trésor ou portées dans les nombreux triomphes de ces douze années. Ces chiffres sans doute ne sont pas tous exacts ; mais les sommes étaient certainement énormes. Carthage donna 10.000 talents, Antiochus 15.000, les Étoliens 500, Ariarathe 300, Philippe 1.000, Nabis 500, en tout 27.300 talents. M. Macé (Lois agraires, p. 26) a refait ce compte pour quarante années (208-167) et arrive à près d’un milliard. Mengotti (Del commercio de Romani) a deux chapitres sur ce sujet : Prede immense de’ Romani.

[55] Voyez plus loin la condamnation d’Acilius Glabrion. Les Scipions furent aussi accusés de péculat, et Manlius menacé d’un procès.

[56] C. Cornelius donna à ses soldats 70 as par tête, Marcellus 80, Lentulus 120, Flamininus 250, Caton 270, Scipion 400, Manlius Vulso 420, Paul-Émile 200 deniers en Épire, et 100 après son triomphe, Lucullus 950 drachmes (Plutarque, Lucullus, 51), Pompée plus de 1500 (Plutarque, Pompée, 47). Les centurions avaient le double des légionnaires, et les chevaliers le triple (Tite-Live, passim).

[57] Tite-Live, XXXIV, 52. Polybe (XXII, 13) parle d’une couronne de 150 talents offerte par les Étoliens à Fulvius. Flavius Josèphe d’une autre, du poids de 4.000 pièces d’or, donnée à Pompée par un roi d’Égypte. (Ant. Jud., XIV, 5.)

[58] Monopodia et abacos (Tite-Live, XXXIX, 6). Polybe blâme énergiquement ce pillage (IX, 10) ; cf. id., XXXII, 11.

[59] Tite-Live, XXXVIII, 43. Ce Fulvius Nobilior, qui s’était distingué en Espagne, donna, étant censeur en 175, un grand exemple de sévérité. II chassa du sénat son frère Fulvius, parce que celui-ci avait, sans l’ordre du consul, licencié une cohorte de la légion doit il était tribun. (Valère Maxime, II, VII, 5.)

[60] Unius imperatoris præda fidem allulit tributorum, dit énergiquement Cicéron (de Off., II, 21). On continua cependant de payer le vingtième du prix des esclaves affranchis ; les droits de douane et d’entrée ne furent supprimés que l’an 62 ou 61 par le tribun Metellus Nepos. Ce tribut fut rétabli sous le consulat d’Hirtius et de Pansa en 43.

[61] Tite-Live, XXXIX. Cf. Festus, s. v. Triumphales coronæ. Des gouverneurs en exigeaient même sans avoir combattu. (Cicéron, in Pison, 37.)

[62] Polybe, XXXIV, 14. Aux impôts régulièrement perças par le trésor s’ajoutaient le tributum spécial des ærarii et celui des orbi et des viduæ pour l’æs hordiarum des equites eque publico, c’est-à-dire pour l’entretien des chevaux donnés par l’État aux cavaliers.

[63] Cet usage dura autant que Rome païenne. Aurélien consacra encore dans les temples une partie des dépouilles de Palmyre. Récemment, en Chypre, on a trouvé tout un trésor caché dans des chambres à plusieurs mètres au-dessous de la mosaïque d’un temple et que les prêtres païens avaient été empêchés d’emporter sans doute par la soudaineté de la persécution dont ils auront, à leur tour, été les victimes de la part des chrétiens.

[64] En 186, première venatio de lions et de panthères, donnée par M. Fulvius. (Tite-Live, XXXIX, 22.) En 168, parurent aux ludi circenses, soixante-trois panthères, quarante ours et éléphants. A partir de cette époque, il ne fut plus permis à un édile curule de se dispenser de faire combattre des bêtes fauves dans les jeux qu’il devait au peuple.

[65] Voyez le tableau de ces désordres qu’a tracé Diodore (XXXVII, 3) et ce qu’en disent Velleius Paterculus (I, 11), Valère Maxime (IX, 1), Salluste, etc.

[66] Satires, VI, 286-267.

[67] Pline (Hist. nat., V, 7 ; XXXIII, 11) et Tacite (Ann., III, 55) disent la même chose.

[68] Valère Maxime, III, V ; Tite-Live, XLV, 15.

[69] Tite-Live, Épitomé, LXII.

[70] Tite-Live, XXXVIII, 43.

[71] Id., XLII, 45.

[72] Id., XLI, 15.

[73] Curcul., 276 ; Pline, Hist. nat., 11, 5.

[74] La loi Orchia ordonna encore, en 191, que durant le souper, qui était la principal repas des Romains, les portes des maisons restassent ouvertes, afin que chacun prit voir si les prescriptions des lois somptuaires étaient observées. (Macrobe, Saturnales, II, XIII.) Les Romains, dit Plutarque (Caton, 23), ne croyaient pas qu’on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d’avoir des enfants, de choisir un genre de vie, de faire des festins, enfin de suivre ses désirs et ses goûts, sans être soumis au jugement et à l’inspection de personne, etc.

[75] Aulu-Gelle, XIII, VIII.

[76] Aulu-Gelle, Noct. Att., XV, II.

[77] Pline, Hist. nat., VII, 30.

[78] Cicéron, de Leg., I, 13 : Nimias edet ruinas ; quam quidem ego placare cupio, submovere non audeo.

[79] Cicéron, Acad., II, 31, 33.

[80] Pline, Hist. nat., VII, 51. ......fasces litterarum jam submisit. Pour Carnéade, voyez une belle étude de M. Martha, dans la Revue des Deux Mondes, 1878.

[81] Évhémère était disciple de Théodore, surnommé l’Athée. (Diodore, V, 44-46.)

[82] Cicéron, de Divin., I, 58.

[83] Cicéron, de Nat. deor., I, 26 ; II, 3, et de Div., II, 24. César, grand pontife, était athée.

[84] Polybe, VI, 56. Pour Varron, le grand pontife Scævola, pour Cicéron lui-même (cf. de Nat. deor., et de Div., passim), l’ancienne religion n’était qu’un moyen de gouvernement. Nous avons déjà vu Flaminius craindre d’être arrêté par des prodiges supposés.

[85] Saint Augustin, de Civ. Dei, II, 12 : Poetas Romanos nulli deorum pepercisse. Cf. Cicéron, de Nat. deor., I, 20.

[86] Saint Augustin, ibid., VI, 27 : Prima theologia maxime accommodata est ad theatrum, secundo ad mundum tertia ad urbem.

[87] Polybe, XXXII, 10.

[88] Voyez Cicéron, de Orat., I, 22, 51, le pro Flacco, et ses lettres, passim.

[89] Pline, Hist. nat., XXXV, 31. Cf. Suétone, de Ill. gramm. Voyez l’Éphébie attique de M. Albert Dumont.

[90] Bacchis, 202, 443 et suiv.

[91] .... Aut equos alere aut canes ad venandum, aut ad philosophos (Andr., 55).

[92] Cicéron, de Orat., II, 66.

[93] Polybe, XI, 10

[94] Perrot, Mém. d’archéol., p. 388.

[95] Cicéron dit (de Leg., II, 16) qu’on avait aboli toutes les quêtes, excepté celles de Cybèle.

[96] Dans le culte de Cybèle toute la liturgie était en grec (Serv., in Georg., II, 394) ; il en était à peu près de même dans les mystères de Cérès (Cicéron, de Leg., II, 3 ; II in Ver., V, 72). Les prêtres de Cérès étaient ordinairement appelés de Naples ou de Velia (Cicéron, pro Balbo, 24 ; Valère Maxime, I, 1).

[97] Sylvanus avait beaucoup baissé dans l’estime de la haute classe, mais ce gardien de la maison et de l’enclos conservait la confiance des petites gens. Le très saint avait des confréries dans toutes les provinces, cultores silvani ; Lutèce en eut une et on en trouve en Macédoine. Voyez deux curieuses inscriptions d’un de ces collèges dans Heuzey, Mission de Macéd., p. 71, et dans Orelli, 1800.

[98] Horace, Carmina, III, XVIII ; Virgile, Æn., VII, 81 ; Cicéron, de Nat. deor., II, 2 ; III, 6.

[99] Valère Maxime, I, III.

[100] Pleraque dissolvendarum religionum esse (Tite-Live, XL, 29). Le même historien dit que certains de ces livres manuscrits paraissaient tout neufs : recentissima specie. Numa n’avait pu écrire en grec, et le préteur de l’an 181 était incapable de comprendre le latin de Numa.

[101] De Nat. rer., II, 601-634.

[102] C’était un sénatus-consulte de 205 qui avait établi le culte de Cybèle.

[103] Probablement Sémélé, mère de Bacchus.

[104] Tite-Live, XXXIII, 36.

[105] Tite-Live, XXXII, 26.

[106] Tite-Live, XXXIX, 29.

[107] .... Cognatis aut in quorum manu essent (Tite-Live, XXXIX, 18).

[108] Avec la lettre des consuls qui ordonne d’exécuter toutes ses prescriptions. Cette lettre a été trouvée en 1640 près de Bari, gravée sur une table de bronze ; elle était adressée aux gens de Teura et toutes les villes d’Italie en avaient reçu une semblable. Cette table de bronze est aujourd’hui à Vienne. (Corpus Inscript. Lat. de Berlin, t. I, p. 43.)

[109] En d’autres termes, le plébiscite provoqué par le sénatus-consulte conférait à Hispala tous les droits des matrones. Sans lui, son patron aurait hérité d’elle, il n’eût autorisé son mariage qu’avec un autre de ses affranchis, il eût été son tuteur nécessaire, et l’on voit par ces paroles de Tite-Live : Neu quid ei, qui eam duxisset, ob id fraudi ignominiæve esset, à quoi s’exposait l’homme libre qui l’aurait épousée. Auguste n’interdit ces mariages qu’aux sénateurs ; je crois qu’anciennement les mœurs les interdisaient à tous les citoyens.

[110] Je réunis dans ce récit plusieurs faits que Tite-Live sépare. Cf. XXXIX, 41, et XL, 37. Quarta Hostilia était la femme du consul Calpurnius Pison qui mourut emporté par la peste. Les accusations d’empoisonnement recommencèrent en 152. Deux nobles matrones furent encore à cette époque exécutées dans l’intérieur de leur maison.

[111] Tite-Live, XXXiX, 8-19. Malgré les sévérités de l’année 156, les bacchanales continuèrent avec un peu plus de prudence d’abord, plus tard sans aucune retenue, mais en cessant de se cacher, ce qui, aux yeux du gouvernement, en ôtait le danger. A Lavinium, dit saint Augustin (Civ. Dei, VII, 21), elles étaient célébrées durant un mois au milieu des plus honteuses obscénités. Ce sera toutefois justice d’ajouter que jamais les Romains n’introduisirent dans leur culte public ces prostitutions sacrées qui déshonoraient tant de religions orientales. Leur réserve préserva l’Occident de cette honte. Sur ces désordres considérés comme actes pieux. voyez J. Baissas, les Origines de la religion (1877).

[112] Valère Maxime, I, III, 1 ; Cicéron, de Leg., II, 15.

[113] Épîtres, I, XV, 111-112 ; Carmina, II, III.

[114] Ennius, né en 239, est mort en 169.

[115] Les nombreux otages amenés de Grèce en Italie firent entrer le grec, pour beaucoup de familles, dans les relations de la vie privée.

[116] Suétone, de Ill. gramm.

[117] Horace, Satires, I, X, 23 : Sermo lingua concinnus utraque suavior. Cicéron (de Off., I, 31) relève le même ridicule, quoiqu’il mette du grec presque dans chacune de ses lettres à Atticus. (V. aussi Juvénal, Satires, VI.) Un préteur, Albicius, était allé jusqu’à oublier sa langue maternelle. (V. Fragm. Lucilii.) Lucullus écrivit aussi en grec, de même que Cicéron ; mais celui-ci se gardait bien d’y laisser des barbarismes, comme faisait Lucullus, exprès, disait-il.

[118] Plutarque, Flamininus, 12.

[119] Persa, I, II.

[120] Pour comprendre la supériorité de Ménandre sur les comiques latins, ses imitateurs, voyez Aulu-Gelle, Noct. Att., II, XXIII.

[121] Plaute, né à Sarsina en Ombrie vers 251, mort en 184 ; Térence, né à Carthage, enlevé par des pirates dans son enfance et vendu au sénateur Terentius Lucanus, mort à trente-cinq ans dans un naufrage.

[122] Plaute, Trucul., au prologue.

[123] Persa, III, I, 67.

[124] Aulu-Gelle, Noct. Att., II, XXIII.

[125] Trucul., v. 80-90 ; Pœnulus, 659. Pour d’autres allusions de Plaute, voyez les Captifs, Charançon, l’Asinaire, Casina, et dans Curculio (IV, I, 478-500), sa description de Rome : Avez-vous besoin d’un parjure, allez au Comitium ; d’un menteur, cherchez du côte du temple de Vénus Cloacine... ; au bourg Toscan, vous aurez les gens qui se vendent eux-mêmes ; au Vélabre, les devins et les débauchés qui hantent la maison de Leucadia Oppia. Voyez aussi, dans les Ménechmes, les scènes de friponnerie que les deux héros de la pièce, gens de bonne maison cependant, se permettent. A la cour de Louis XIV, on trichait au jeu ; à celle d’Auguste, on mettait la main dans la poche de son voisin (Catulle, Carmina, XII, 25), et l’usage datait de loin.

[126] C’est Épicharme, puis Alexis, qui introduisirent le parasite sur la scène, au théâtre d’Athènes. Voyez comment parlait un des parasites d’Alexis.

[127] Fragm. de la Béotienne. Ces paroles de Plaute donneraient tort à Pline (Hist. nat., VII, 60), qui prétend que la première horloge solaire fut apportée à Rome par Papirius Cursor, douze ans avant la guerre de Pyrrhus.

[128] Pontius Aufidianus et Atilius Philiscus tuent leur fille ; Fabius Maximus Servilianus, son fils ; Menius, le plus cher de ses affranchis. Pour affaire de mœurs, un tribun du peuple est condamné, et aucun de ses collègues ne veut intervenir, un primipilaire meurt en prison ; des adultères sont mis à mort, d’autres émasculés, et les auteurs du châtiment ne sont pas inquiétés, etc. (Valère Maxime, VI, I, 3-13.)

[129] Orelli, 4848.

[130] Agitaloria, Ariolus, Bubulcus, Cerdo, Figulus, Fullones, Lignaria, Tunicularia.

[131] Afranius, Fabius Dossennus, Titinius, Quinctius Atta, et le grand faiseur d’Atellanes, Pomponius de Bologne.

[132] Né à Suessa-Aurunea, en 448, selon Eusèbe, mais probablement plus tôt ; le plus long de ses huit cents fragments n’a que treize vers. (Lucil. reliq., édit. Douza.) On a dit, à tort, qu’il fut le premier Romain de noble condition qui ait donné une partie de sa vie aux lettres. D’abord il en donna une bonne part aux affaires, puisqu’il lit fortune dans les fermes publiques, et Caton, Fabius Pictor, avaient beaucoup écrit.

[133] Nec designati rostrum prætoris. Il n’épargna que la vertu, dit Horace, uni æquus virtuti (Satires, II, I, 70).

[134] De Div., II, 50 : Ennius, qui magno planus loquitur, adsentiente populo : Ego deum genus esse semper dixi et dicam cælitum, Sed ces non curare opinor quid agat humanum genus. Ailleurs encore il fait dire à Télamon (Cicéron, de Nat. deor., III, 32) : Cur di homines negligant : nam si curent, bene bonis sit ; male malis ; quod nunc abest. Cicéron assure que de son temps c’était l’opinion de beaucoup de philosophes : ... nec irasci deum, nec nocere (de Off., III, 28). Il parle des oracles avec fort peu de respect (de Div., II, 56) et croit que les peintures qu’on fait des champs Élysées sont somnia optantis, non probantis. César professait ouvertement l’athéisme. Cf. Martha, Lucrèce, p. 130 et suiv.

[135] Cicéron, de Rep., III, 6. Il se moquait aussi du culte des images : eorum stullitiam qui simucacra deos putant esse deridet (Lactance, Inst. Div., XIV, 22).

[136] Est profecto deus qui quæ nos gerimus auditque et videt (Capt., 212).

[137] Naudet, t. VIII, p. 233 de sa traduction de Plaute.

[138] Pseudolus, 854 et 860.

[139] Tertullien, Apologétique, 15.

[140] Religionum animum nodis exsolvere pergo (I, 931), et il termine le sacrifice d’Iphigénie par le vers fameux :

Tantum religio potuit suadere malorum.

[141] C’est le principe de la science moderne : rien ne périt, tout se transforme.

[142] Virgile croit aussi à la fin du monde, mais pour espérer son renouvellement.

[143] Pro Cluentio, 61 : ....ineptiis ac fabulis.

[144] Qum si falsa sunt, id quod omnes intelligunt... (ibid.).

[145] Le vers où il supplie Vénus de demander à Mars la fin des combats :

...... petens placidam Romanis, incluta, pacem.

[146] Cicéron, Tusculanes, V, 37. Pacuvius, neveu d’Ennius, était né à Brindes vers 220, et mourut à Tarente en 152. Il cultiva en même temps, a l’exemple de Fabius Pictor, la peinture et la poésie.

[147] Cicéron, de Amic., 4.

[148] Carmina, V, 4-7.

[149] On a contesté l’authenticité de ces quatre vers ; mais, s’ils ne sont pas de Pacuvius, ils sont bien de son temps.

[150] Géorgiques, II, 490.

[151] Jugurtha, 2. Hemina avait dit : Quæ nata sunt ea omnia denasci aiunt (Nonius, s. v. denasci).

[152] Cicéron, de Orat., II, 55.

[153] Il a condamné lui-même l’enflure de certains passages, du pro Roscio par exemple.

[154] Il n’y eut plus de secrets juridiques quand S. Ælius Pætus eut publié, vers 201, son livre des Tripartites ou jus Ælianum, comprenant le texte des Douze Tables, leur interprétation et les legis actiones. Pour revendiquer son droit, il fallait anciennement accomplir certains actes : manu injectio, manuum conseilio, pignoris capio, etc., et prononcer certaines formules. Les legis actiones furent abolies, excepté pour quelques cas, par les lois Æbutia et Julia, dont la date est incertaine (Gaius, IV, 30 ; Aulu-Gelle, XVI, X). Dans le pro Murena (I, 12 et 13), Cicéron se moque des jurisconsultes : Tout occupé que je suis, si vous me poussez à bout, en trois jours je deviens un grand jurisconsulte ; mais ailleurs il leur rend pleine justice.

[155] Justifia cujus merilo quis sacerdotes nos appellet (Ulpien, au Digeste, I, I, 1).

[156] Digeste, I, 3, 2.

[157] Cicéron, de Fin. bon., III, 20.

[158] Pro Milon, 4.

[159] De Rep., III, 22.

[160] De Finibus, III, 20 et 21. Au chapitre I, 5, il dit encore : Il faut aller chercher la source du droit au sein de la philosophie, penitus ex intima philosophia.

[161] Cicéron, de Orat., III, 55.

[162] De Leg., II, 19-21 ; de Orat., I, 56, et Topic., 4, 6, où se trouve la définition que Scævola donne des gentiles.

[163] Voyez, dans Cicéron (ad Fam., VIII, 7), la lettre piquante du spirituel Cælius. Les mariages par confarreatio deviennent chaque jour plus rares ; les unions par simple consentement les remplacent.

[164] Ils introduisirent aussi un nouveau genre de tutelle, genera tutorum quæ potestate feminarum continerentur (Cicéron, pro Mur., 12), les tablettes testamentaires (Gaius, II, 119 ; Ulpien, fr. 28, 6), et les fidéicommis, jusqu’alors étrangers à la jurisprudence romaine. Pour éluder la loi Voconia, on instituait un héritier capable de recevoir par la loi, mais qui s’engageait à remettre l’héritage à une personne que la loi en avait exclue.

[165] Voyez, au Code (VII, 15), avec quel dédain Justinien parle de la propriété quiritaire où il voit un antiquæ subtilitatis ludibrium, et, au Digeste (XXXVII, 1, 5, § 2), la définition que donne Ulpien de la bonorum possessio. Cf. Giraud, Histoire des droits rom., et au Journal des savants de 1879, le traité sur les Successions en droit romain.

[166] D’une date incertaine, mais antérieure au Pseudolus de Plaute, qui en parle (I, III, 69).

[167] Cicéron, de Nat. deor., III, 50. Il y avait alors contre le créancier judicium publicum, tandis que, au-dessus de vingt-cinq ans, le débiteur qui se plaignait d’une fraude n’avait contre son adversaire que l’actio de dolo malo ; c’était une contestation privée.

[168] ....Tam ego homo sum quam tu (Asin., II, IV, 85).

[169] L’usage des combats d’athlètes fut apporté de la Grèce par Fulvius Nobilior, en 186. Aux jeux funèbres qui suivirent la mort de Valerius Lævinus, en 200, vingt-cinq couples de gladiateurs combattirent (Tite-Live, XXXI, 50). Ces jeux durèrent quatre jours, ceux de Fulvius Nobilior et de Scipion l’Asiatique en durèrent dix (id., XXXIX, 22). En 182, une loi fixa les dépenses qu’on pourrait faire pour ces jeux. Mais elle tomba bien vite en désuétude. Æm. Scaurus fit paraître, en 58, cinq crocodiles, un hippopotame, cent cinquante panthères. (Pline, Hist. nat., VII, 40, et Valère Maxime, II, IV, 8.) Vers 198, il y eut une course d’autruches. Comme chez nous à présent, on mêla, au théâtre, l’action dramatique et l’appareil destiné uniquement à frapper les yeux. Horace s’en plaindra vivement. Avant lui, Cicéron demandait à quoi bon montrer dans la représentation de Clytemnestre un nombre immense de mulets, et dans le Cheval de Troie, des milliers de boucliers, etc., etc.

[170] Horace, Epist., II, I, 194 et suiv.

[171] Velleius Paterculus I, 13. Ce qu’on dit de la grossièreté des soldats romains n’est que trop vrai : Polybe (XL, 7) les vit jouer aux dés sur le tableau fameux d’Aristide, qui représentait Dionysos ; mais la rusticité de Mummius est-elle aussi bien établie ? Il y avait des lettrés dans sa famille : son frère écrivit, du camp de Corinthe, de spirituelles épîtres, que l’on goûtait encore un siècle plus tard, et Mummius lui-même gagna l’estime des Grecs par le respect qu’il montra pour leurs dieux et leurs coutumes.

[172] Voyez cette scène grotesque dans Polybe (XXX, 13).

[173] Elle ne fut pavée qu’en 174, sous la censure de Fulvius et de Postumius Albinus.

[174] Les artistes et les architectes étaient tous Grecs. (Polybe, XXX, 13 ; Tite-Live, XXXIX, 22.)

[175] Æneis, VI, 847-853.