I. — EFFROI DES PRINCES ET DES
PEUPLES APRÈS PYDNA.
Après la défaite de Persée, le peuple romain n’avait encore
rien pris pour lui, si ce n’est les 45 millions versés par Paul Émile dans le
trésor et les tributs imposés à la Macédoine, qui permirent au sénat de ne plus
demander aux citoyens l’ancienne contribution de guerre, tributum. Cette suppression du seul impôt
que les citoyens eussent à fournir[1] montre bien que
Rome entendait vivre aux dépens de ses sujets. Ce principe de gouvernement
eut pour conséquence les frumentationes
ou distributions de blé à bas prix, comme la part de butin laissée aux
soldats donna naissance aux donativa
: deux institutions dont l’empire abusa, mais qui sont d’origine républicaine
et que l’on ne comprendrait pas si l’on voulait n’y voir qu’un moyen de
corruption à l’égard du peuple et de l’armée.
Rome n’avait pas besoin de réunir de nouveaux territoires
à son empire pour étendre sa domination. La Macédoine avait paru
le dernier boulevard de la liberté du monde. Maintenant que ce rempart était
tombé, tous allaient au-devant de la servitude avec une indicible terreur.
Prusias, roi de Bithynie, était resté neutre ; il accourut en Italie et se
présenta au sénat la tête rasée avec le bonnet d’affranchi. A son entrée, il
baisa le seuil de la curie en s’écriant : Salut,
dieux sauveurs ![2]
Masinissa lui-même trembla. Deux
choses, fit-il dire par son fils, lui
avaient causé une vive douleur. Le sénat avait fait demander par des
ambassadeurs des secours qu’il avait le droit d’exiger, et il avait envoyé le
prix du blé fourni. Masinissa n’avait pas oublié qu’il devait au peuple
romain sa couronne ; content de l’usufruit, il savait que la propriété
restait au donateur[3] ; et il demandait
à faire un sacrifice au Capitole en actions de grâces Le sénat lui défendit
de quitter l’Afrique.
D’autres rois voulaient venir : un décret leur interdit de
passer la nier, et quand Eumène débarqua à Brindes, un questeur lui ordonna
de quitter immédiatement l’Italie. Cette seule déclaration faillit lui coûter
son royaume, car dès qu’on le sut menacé de la colère de Rome, tous ses
alliés l’abandonnèrent au milieu de la guerre qu’il avait à soutenir contre
les Galates. Cependant son frère Attale fût reçu avec honneur. Les sénateurs
lui offrirent la moitié des États d’Eumène : il refusa prudemment pour ne pas
démembrer lui-même son héritage. Ce moyen d’affaiblir le royaume pergaméen
ayant échoué, le sénat laissa les Galates lui faire une guerre, qui l’épuisa
; plus tard il excita Prusias contre Eumène, et renouvela l’outrage fait à
Philippe d’envoyer des commissaires pour recevoir les plaintes contre le roi
et entendre sa justification[4].
Le roi de Syrie, Antiochus IV Épiphane, avait conquis une
partie de l’Égypte et assiégeait Alexandrie. Un député romain, Popillius, lui
ordonna de rentrer dans ses États. Antiochus demandant quelques jours pour
délibérer, Popillius traça autour de lui un cercle sur le sable : Avant de sortir de ce cercle, vous répondrez au sénat.
Et le roi, vaincu par un seul homme, rappela ses armées. L’Égypte était
sauvée. Pour la maintenir sous la tutelle du sénat, Popillius partagea la
royauté entre Philométor et Physcon, et les ambassadeurs de tous ces rois
partirent, pour protester, aux pieds du sénat, de leur vénération et de leur
obéissance. A voir tant de lâcheté, on se met involontairement du côté de
Rome, malgré sa politique insolente et perfide.
Les marchands de Rhodes, gênés par la guerre dans leur
commerce, avaient voulu imposer leur médiation. Maintenant ils se
reprochaient cette imprudente démarche, ordonnée par leur assemblée
populaire. Ils se hâtèrent de mettre à mort les partisans de Persée et
d’envoyer à Rome de riches présents. Le sénat ne leur déclara pas la guerre,
mais la Lycie
et la Carie,
qui leur donnaient annuellement 120 talents, leur fuirent définitivement
enlevées. La défense d’importer du sel en Macédoine et de tirer de ce pays
des bois de construction, mieux encore, l’établissement d’un port franc à
Délos, ruinèrent leur marine : en quelques années, le produit de leur douane
tomba de 1 million de drachmes à 150.000. La cité, naguère si riche et si
fière, s’humilia ; elle sollicita et obtint, en 164, le titre d’allié qui
faisait si rapidement tomber au rang de sujet. Ariarathe de Cappadoce en
montant sur le trône, demanda aussi cette dangereuse alliance, et remercia
les dieux par de solennels sacrifices de l’avoir obtenue[5]. Sa bassesse
n’empêcha pas les sénateurs de soutenir contre lui un usurpateur, auquel ils
assignèrent la moitié de la
Cappadoce (159).
Dans l’île de Lesbos, Antissa fut rasée pour avoir fourni
quelques vivres à la flotte de Persée. En Asie, les villes s’empressèrent de
bannir ou d’envoyer au supplice les anciens partisans du roi. Durant quelques
mois, une terreur profonde pesa sur la Grèce[6].
Tous les mauvais instincts qui fermentaient dans ces
petites cités, depuis si longtemps sans discipline et sans mœurs, se donnèrent
carrière à l’abri du nom de Rome. On se vengea d’un ennemi, d’un rival, en
l’accusant d’avoir été vendu au Macédonien. Il suffisait d’être soupçonné
d’avoir fait, au fond du cœur, des vœux en faveur de Persée, pour être traîné
devant un tribunal implacable. L’Étolien Lyciscos dénonça cinq cents de ses
compatriotes, tout le sénat d’Étolie, et les fit conduire à la mort : Rome ne
prêta que l’épée de ses soldats pour l’exécution. Ces massacres juridiques
lassèrent-ils le vainqueur ? On pourrait considérer comme le désir d’y mettre
un terme l’internement des suspects en diverses cités d’Italie. Ce qu’il y
avait encore d’hommes considérables en Épire, dans l’Acarnanie, l’Étolie et la Béotie, suivirent Paul
Émile à Rome ; mille Achéens, désignés par Callicratès, y furent déportés. Un
seul prince reçut avec étonnement un bienfait de Rome, c’était Cotys, ce
petit roi thrace qui avait vaillamment soutenu Persée. Le sénat lui renvoya
son fils, qui s’était trouvé parmi les prisonniers. Mais la Thrace était le passage
d’Europe en Asie, et il fallait s’y faire des alliés[7].
La
Macédoine effacée du rang des nations, l’Épire dépeuplée,
l’Étolie ruinée, il ne restait plus dans la Grèce d’autre État que la ligue achéenne, elle
aussi destinée à périr. Philopœmen n’avait pu lui-même croire sérieusement à
sa durée. Quand les Romains, dit Polybe, demandaient des choses conformes aux
lois et aux traités, il exécutait sur-le-champ leurs ordres ; quand leurs
exigences étaient injustes, il voulait qu’on fit des remontrances, puis des
prières, et, s’ils demeuraient inflexibles, qu’on prit les dieux à témoin de
l’infraction des traités et qu’on obéit. Je sais,
ajoutait-il, qu’un temps viendra où nous serons
tous les sujets de Rome[8] ; mais ce temps, je veux le retarder. Aristénès, au
contraire, l’appelle, car il voit l’inévitable nécessité, et il préfère la
subir aujourd’hui plutôt que demain. Cette politique d’Aristénès,
que Polybe ose appeler sage[9], Callicratès la
suivit, mais dans le seul intérêt de son ambition et avec un hideux cynisme
de servilité. La faute en est à vous, pères
conscrits, osa-t-il dire dans le sénat, si les Grecs ne sont pas dociles à vos volontés. Dans toutes les
républiques il y a deux partis : l’un qui prétend qu’on doit s’en tenir aux
lois et aux traités, l’autre qui veut que toute considération cède au désir
de vous plaire ; l’avis des premiers est agréable à la multitude : aussi vos
partisans sont-ils méprisés ; mais prenez à cœur leurs intérêts, et bientôt
tous les chefs des républiques, et avec eux le peuple, seront pour vous.
Le sénat répondit qu’il serait à désirer que les magistrats de toutes les
villes ressemblassent à Callicratès, et, comme pour justifier ses paroles,
les Achéens l’élurent stratège à son retour de Rome.
Cela se passait quelques années avant la guerre de Persée.
Ce prince rendit de l’espoir aux partisans de l’indépendance hellénique :
aussi les Achéens voulurent-ils d’abord garder une exacte neutralité ;
relais, quand Marcius eut forcé les défilés de l’Olympe, Polybe accourut lui
offrir le secours d’une armée achéenne[10] : il était trop
tard ; les Romains voulaient vaincre seuls, pour n’être point gênés par la
reconnaissance. Polybe lui-même fut du nombre des mille Achéens détenus en
Italie, et il aurait eu pour prison quelque ville obscure, loin de ses livres
et des grandes affaires qu’il aimait tant à étudier, si les deux fils de Paul
Émile n’avaient répondu de lui au préteur.

II. — RÉDUCTION DE LA MACÉDOINE EN
PROVINCE (146).
Pendant les dix-sept années que dura cet exil, sur lequel
le sénat ne voulut jamais s’expliquer, Callicratès resta à la tête du
gouvernement de son pays. Il y faisait bien mieux les affaires de Rome que si
le sénat eût envoyé à sa place un proconsul. Laisser aux pays vaincus ou
soumis à l’influence romaine leurs chefs nationaux, gouverner par les
indigènes, comme les Anglais le font dans l’Inde, fut une des maximes les
plus heureuses de la politique romaine. Content de cette apparente
indépendance, de ces libertés municipales qui s’accordent si bien avec le
despotisme politique, les peuples tombaient sans bruit, sans éclat, à la
condition de sujets, et le sénat les trouvait tout façonnés au joug, quand il
voulait serrer le frein et faire sentir l’éperon. Ainsi la Grèce allait devenir, sans
qu’elle s’en aperçût, comme tant de cités italiennes, une possession de Rome,
lorsque, à la mort de Callicratès, Polybe, appuyé de Scipion Émilien,
sollicita le renvoi des exilés d’Achaïe. Ils n’étaient plus que trois cents :
le sénat hésitait. Caton s’indigna qu’on délibérât si longtemps sur une
pareille misère ; le mépris lui donna de l’humanité. Il ne s’agit, disait-il, que de décider si quelques Grecs décrépits seront enterrés
par nos fossoyeurs ou par ceux de leur pays. On les laissa partir (150)[11]. Caton avait
raison : c’était bien au tombeau qu’après un dernier combat la Grèce allait descendre, et
pour vingt siècles.
Chez quelques-uns de ces exilés, l’âge n’avait ni glacé
l’ardeur ni calmé le ressentiment. Diéos, Critolaos et Damocritos rentrèrent
dans leur patrie, le cœur ulcéré, et par leur audace imprudente précipitèrent
sa ruine.
Les circonstances leur paraissaient, il est. vrai,
favorables. Un aventurier, Andriscos, se donnant pour fils naturel de Persée,
venait de réclamer l’héritage paternel (152). Repoussé par les Macédoniens dans
une première tentative, il s’était réfugié auprès de Démétrius, roi de Syrie,
qui l’avait livré aux Romains. Ceux-ci, contre leur habitude, le gardèrent
mal ; il s’échappa, recruta une armée en Thrace, et se donnant cette fois
pour Philippe, ce fils de Persée qui était mort chez les Marses, il souleva la Macédoine et occupa
une partie de la
Thessalie. Scipion Nasica le chassa de cette province (149) ; mais il y
rentra, battit et tua le préteur Juventius, et fit alliance avec les
Carthaginois, qui commençaient alors leur troisième guerre Punique. L’affaire
devenait sérieuse. Rome combattait en ce moment dans l’Espagne et en Afrique
; on pouvait craindre que le mouvement ne s’étendit de proche en proche à la Grèce entière et à l’Asie.
Une armée consulaire fut donnée au préteur Metellus, qui gagna une nouvelle
victoire de Pydna et conduisit à Rome Andriscos chargé de chaînes (148).
Une année avait suffi pour terminer cette guerre, au fond
peu redoutable, qu’un second imposteur tenta vainement de renouveler quelques
années plus tard (142).
Le sénat, croyant enfin mûrs pour la servitude les États que depuis un
demi-siècle il avait vaincus et enlacés dans ses intrigues, réduisit la Macédoine en province (146).
La nouvelle province s’étendit de la Thrace à l’Adriatique, où
les deux florissantes cités d’Apollonie et de Dyrrachium lui servirent de
port et comme de points d’attache avec l’Italie. Son impôt resta fixé à 100
talents, moitié de ce que la
Macédoine payait à ses rois et qu’elle leva elle-même ; ses
villes conservèrent leurs libertés municipales, et, au lieu des guerres
civiles et étrangères qui l’avaient si longtemps désolée, elle allait jouir,
durant quatre siècles, d’une paix et d’une prospérité qui ne fût que de loin
en loin troublée par les exactions de quelque proconsul républicain.

III. — BATAILLE DE LEUCOPÉTRA ;
DESTRUCTION DE CORINTHE (146).
L’armée de Metellus le Macédonique
était encore cantonnée au milieu de sa conquête, quand un des bannis achéens,
de retour dans le Péloponnèse, Diéos, fut élu stratège. Durant sa
magistrature, l’éternelle querelle entre Sparte et la ligue, quelque temps
assoupie, se renouvela, grâce aux secrètes intrigues de Rome ; Sparte voulut
encore sortir de la commune alliance. Aussitôt les Achéens armèrent, mais les
commissaires romains arrivèrent, apportant un sénatus-consulte qui séparait
de la ligue Sparte, Argos et Orchomène : les deux premières comme peuplées de
Doriens, l’autre comble étant d’origine troyenne, toutes trois, par
conséquent, étrangères par le sang aux autres membres de la confédération. A
la lecture de ce décret, Diéos souleva le peuple de Corinthe, les
Lacédémoniens trouvés dans la ville furent massacrés, et les députés romains
n’échappèrent au même sort que par une fuite précipitée. Ce peuple, qui
depuis quarante ans tremblait devant Rome, retrouva enfin quelque courage
dans l’excès de l’humiliation ; il entraîna dans son ressentiment Chalcis et
les Béotiens ; et, quand Metellus descendit de la Macédoine avec ses
légions, les confédérés marchèrent à sa rencontre jusqu’à Scarphée, dans la Locride (146). Cette armée
fut taillée en pièces ; mais, en armant jusqu’aux esclaves, Diéos réunit
encore quatorze mille hommes, et, posté à Leucopétra, à l’entrée de l’isthme
de Corinthe, il attendit le nouveau consul Mummius. Sur les hauteurs
voisines, les femmes, les enfants, s’étaient placés pour voir leurs époux et
leurs pères vaincre ou mourir : ils moururent. Corinthe fut prise, pillée[12], livrée aux
flammes, Thèbes, Chalcis, rasées, et le territoire de ces trois villes réuni
au domaine public du peuple romain. Les ligues achéenne et béotienne furent
dissoutes ; toutes les villes qui avaient pris part à la lutte, démantelées,
désarmées, soumises au tribut et à un gouvernement oligarchique qu’il était
plus aisé au sénat de tenir dans la dépendance que des assemblées populaires[13]. Les territoires
sacrés, Delphes et Olympie, dans l’Élide, gardèrent leurs privilèges ; mais
le crédit de ces dieux qui ne savaient plus sauver leurs peuples baissait, et
l’herbe y allait pousser autour de leurs parvis.
Encore un peuple rayé de la liste des nations ! Les Grecs,
en effet, étaient arrivés à la fin de leur existence politique, et ils
n’avaient pas même le droit d’en accuser la fortune. Il en coûte de le dire,
à nous surtout, mais ceux qui ont tort, sans que les vainqueurs aient
toujours raison, sont le plus souvent les vaincus. Qu’on se reporte au
tableau que nous avons tracé de la
Grèce, avant que les Romains n’y missent le pied, et l’on
reconnaîtra que ce peuple avait, de ses mains, creusé son tombeau. Qui ne
peut se gouverner obéira, qui n’a point de prévoyance sera exposé à tous les
hasards : c’est la loi universelle. L’anarchie fit justement esclaves ceux
qu’en des temps meilleurs le patriotisme et la discipline avaient faits
glorieux et forts.
En vérité, cette race dégénérée ne méritait pas que Rome
dépensât tant de prudence pour l’amener insensiblement sous son empire. Comme
si le sénat avait eut toujours présents à l’esprit les exploits jadis
accomplis par la Grèce,
comme s’il avait redouté qu’en précipitant les choses, quelque beau désespoir
ne renouvelât les lauriers de Marathon et de Platées, il avait mis un
demi-siècle à agir et à parler en maître. La guerre contre les Illyriens
terminée, il avait fait savoir aux Grecs que c’était pour les délivrer de ces
pirates que les légions avaient traversé l’Adriatique, et, dans la lutte avec
la Macédoine,
il avait prétendu combattre pour leur indépendance. Après Cynocéphales,
Flamininus transforma doucement cette amitié des premiers jours en
protectorat ; et ce ne fut qu’après que toute force eut été détruite en
Macédoine, en Asie, eu Afrique, que Mummius fit du protectorat une
domination. Même alors, la
Grèce ne fut pas réduite en province[14]. Ce grand nom
imposait. D’ailleurs les cités les plus glorieuses, Athènes, Sparte, d’autres
encore, étaient restées étrangères à la lutte engagée par les Achéens, et
beaucoup de ceux-ci l’avaient soutenue avec mollesse : Si nous n’eussions été perdus promptement,
disait-on partout, nous n’aurions pu nous sauver[15]. Ils entendaient
par là qu’une résistance opiniâtre aurait rendu les Romains implacables,
tandis qu’une facile victoire avait désarmé leur colère. Une fois, en effet,
les exécutions des premiers jours accomplies, et les auteurs, les complices
de la guerre punis de manière à ôter l’envie de recommencer, les Grecs furent
traités en vaincus dont Rome voulait gagner l’amitié. Ils perdirent la
liberté, mais ils en conservèrent l’apparence, en gardant leurs lois, leurs
magistrats, leurs élections, même leurs ligues qu’au bout de quelques années
le sénat leur permit de renouer. Point de garnison romaine dans leurs villes,
point de proconsul dans leur pays. Seulement, du fond de la Macédoine, le
gouverneur écoutait tous les bruits, surveillait tous les mouvements, prêt à
descendre sur la Hellade
avec ses cohortes et à renouveler par quelque mesure rigoureuse l’effroi
laissé dans les âmes par la destruction de Corinthe. En réalité, Rome n’ôtait
aux Grecs que le droit de dévaster leur pays par la continuité des guerres
intestines.
Metellus avait enlevé de Pella vingt-cinq statues en
bronze qu’Alexandre avait commandées à Lysippe pour consacrer la mémoire de
ses gardes tombés sur les bords du Granique. Il les plaça en face de deux
temples qu’il bâtit à Jupiter et à Junon et qui furent les premiers édifices
de marbre que Rome posséda. Après ces constructions, il lui resta, sur la
part de butin qu’il s’était faite, assez d’argent pour élever encore un
magnifique portique.
Mummius était un Romain de vieille roche ; il avait
conservé toute la rusticité antique et ne comprenait rien aux élégances de la Grèce. Pour obéir à
la coutume, bien plus que par goût pour les chefs-d’œuvre de l’art, il enleva
de Corinthe les statues, les vases[16], les tableaux,
les ciselures, que les flammes n’avaient pas détruits ou qu’il n’avait pu
vendre au roi de Pergame[17], et il les fit
transporter à Rome, où ils décorèrent les temples et les lieux publics. Pour
lui-même, il ne garda rien et resta pauvre, de sorte que la république fut
obligée de doter ses filles. Jamais il ne se douta qu’il avait commis un
crime en détruisant la plus belle ville de la Grèce, après un combat
sans péril et par conséquent sans gloire. Il crut toujours avoir accompli un
exploit mémorable, et, dans son inscription consulaire, qu’on a retrouvée, on
lit ces mots, où il mettait l’honneur de son consulat : deleta Corintho. Ce barbare eut bien raison
de consacrer, après son triomphe, un temple au dieu de la force, à Hercule
vainqueur.
Quant aux auteurs de la guerre d’Achaïe, l’un, Critolaos,
avait disparu à Scarphée ; l’autre, Diéos, s’était donné la mort, qu’il
n’avait pu trouver sur le champ de bataille. De Leucopétra il s’était enfui à
Mégalopolis, avait égorgé sa femme et ses enfants, mis le feu à sa maison et
s’était lui-même empoisonné. En suscitant une lutte insensée, ces hommes
avaient appelé bien des maux sur leur patrie, hais ils tombèrent avec elle et
pour elle. Le dévouement absout de l’imprudence, et nous aimons mieux que la Grèce ait ainsi fini, sur
un champ de bataille, que dans le sommeil léthargique où l’Étrurie s’est
éteinte. Pour les nations comme pour les individus, il faut savoir bien
mourir. Les Achéens, restés seuls debout au milieu des peuples grecs abattus,
devaient ce dernier sacrifice à la vieille gloire de la Hellade.
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