HISTOIRE DES ROMAINS

 

CINQUIÈME PÉRIODE — CONQUÊTE DU MONDE (201-133)

CHAPITRE XXVII — SECONDE GUERRE DE MACÉDOINE (200-397).

 

 

I. — PREMIÈRES OPÉRATIONS DES ROMAINS EN GRÈCE.

Le vainqueur de Zama était à peine descendu du Capitole, et les temples retentissaient encore d’actions de grâces, quand un des consuls vint, au nom du sénat, dire aux centuries assemblées : Voulez-vous, ordonnez-vous que la guerre soit déclarée au roi Philippe et aux Macédoniens pour avoir fait injure et guerre aux alliés du peuple romain ? Tout d’une voix, les centuries repoussèrent la proposition. On avait assez de gloire et de combats, on voulait du repos et la paix ; mais déjà le peuple romain ne s’appartenait plus. Instrument d’une nécessité que lui-même s’était imposée, il était invinciblement poussé à la conquête du monde. En vain aurait-il voulu s’arrêter dans cette voie sanglante où il perdra lui-même sa liberté. La victoire l’avait fait roi, il fallait qu’il acceptât les soucis, les périls et les glorieuses misères de sa royauté. Les sénateurs, disait le tribun Bœbius, veulent éterniser la guerre pour éterniser leur dictature. Le consul rappela le traité avec Annibal, les quatre mille Macédoniens envoyés à Zama[1], les menaces de Philippe contre les villes libres de Grèce et d’Asie ; ses attaques contre les alliés de Rome en Orient, contre Attale de Pergame, les Rhodiens et Ptolémée Épiphane, le pupille du sénat. En ce moment il assiégeait Athènes. Athènes sera une nouvelle Sagonte, et Philippe, un autre Annibal. Portez la guerre en Grèce si vous ne voulez pas l’avoir en Italie. Allez donc voter, dit-il en finissant, et puissent les dieux qui ont agréé mes sacrifices et m’ont donné d’heureux présages, vous inspirer de décréter ce que le sénat a résolu. Le peuple céda. Cependant le sénat avait si peu de sérieuses alarmes qu’il n’arma pour l’Italie et les provinces que six légions, bien que la guerre recommençât alors dans la Cisalpine, où le Carthaginois Amilcar soulevait les Insubres.

On a vu plus haut quelles étaient la situation de la Grèce et de l’Orient, les forces et les amitiés de chaque État. En Orient, Philippe s’était allié avec Antiochus III de Syrie et Prusias de Bithynie pour dépouiller de ses possessions de Thrace et d’Asie le roi d’Égypte, Ptolémée Épiphane, que défendaient Rhodes et Attale de Pergame. En Grèce, Sparte sous Nabis, Athènes, qui venait d’échanger avec Rhodes le droit de cité, les Étoliens, qui dominaient d’une mer à l’autre[2] et occupaient les Thermopyles, étaient ses ennemis déclarés, et ses excès ne lui avaient laissé que de tièdes amis. Le consul Sulpicius, chargé de le combattre, emmena seulement deux légions ; Carthage lui donna du blé, Masinissa des Numides, Rhodes et Attale leurs vaisseaux, les Étoliens, après quelque hésitation, leurs cavaliers, les meilleurs de la Grèce. Nabis, sans se déclarer pour Rome, était déjà en guerre ouverte avec les Achéens.

Dès que les opérations commencèrent, Philippe, malgré son activité, se trouva comme enveloppé d’un réseau d’ennemis. Un lieutenant de Sulpicius, envoyé au secours d’Athènes, brûla Chalcis, la principale ville de l’Eubée ; les Étoliens, unis aux Athamanes, saccagèrent la Thessalie ; Pleurate, roi d’Illyrie, et les Dardaniens descendirent en Macédoine ; enfin un autre lieutenant poussa une reconnaissance jusque dans la Dassarétie. Ce fut de ce côté que Sulpicius attaqua, c’est-à-dire par Lychnidos et la future voie Égnatienne, en se dirigeant sur la forte place d’Héraclée (près de Monastir). Philippe arriva à temps pour la couvrir et ferma aux Romains le défilé d’où ils auraient pu descendre dans les fertiles plaines de la Lyncestide. Mais, dans ces montagnes, la phalange macédonienne était inutile, et, bien que Philippe eût réuni jusqu’à vingt-quatre mille hommes, il ne put empêcher le Romain de tourner sa position par le nord et de déboucher dans la plaine par la route de la Pélagonie[3]. Sulpicius se trouva donc, au bout de quelques mois, au cœur de la Macédoine. Mais l’hiver approchait ; sans magasins, sans places fortes, il ne pouvait hiverner au milieu du pays ennemi : il revint à Apollonie.

Pendant l’été, la flotte combinée avait chassé des Cyclades les garnisons de Philippe, pris Orée et pillé les côtes de la Macédoine (200). Quelques ravages dans l’Attique, de légers avantages sur les Étoliens, qui s’étaient jetés sur la Thessalie, et la prise de Maronée, riche et puissante cité de la Thrace, n’effaçaient pas pour Philippe le danger d’avoir laissé l’ennemi arriver jusqu’au cœur de son royaume.

Le nouveau consul Tillius trouva l’armée mutinée et passa la campagne à rétablir la discipline (199). Il n’y réussit sans doute qu’en donnant leur congé aux mutins qui, partis pour cette guerre dans l’espérance d’une expédition rapide et d’un riche butin, n’avaient eu ni l’un ni l’autre. Du moins, le successeur de Tillius dut amener neuf mille nouveaux soldats. Encouragé par cette inaction, le roi prit l’offensive et vint occuper sur les deux rives de l’Aoüs, près d’Antigonie, une position inexpugnable qui couvrait la Thessalie et l’Épire, et d’où il pouvait couper aux Romains leurs communications avec la nier, s’ils recommençaient l’expédition de Sulpicius.

Le peuple venait d’élever au consulat Titus Quinctius Flamininus, bien qu’il ne fût âgé que de trente-deux ans et qu’il n’eût encore exercé que la questure l’année précédente ; mais sa réputation avait devancé ses services ; d’ailleurs il était d’une de ces nobles familles qui déjà se mettaient au-dessus des lois. Bon général, meilleur politique, esprit souple et rusé, plutôt Grec que Romain, et de cette génération nouvelle qui délaissait les traditions des aïeux pour les mœurs étrangères. Flamininus fut le véritable fondateur de la politique machiavélique qui livra la Grèce sans défense aux légions. On a voulu faire de lui un second Scipion, mais il n’a ni l’élévation ni l’héroïsme Titus Quinctius de l’Africain. Le sang de Philopœmen et d’Annibal doit retomber sur lui. On le voit, déjà les chefs de Rome diminuent de grandeur, comme les intérêts qu’ils servent.

Flamininus ne fit d’abord pas mieux que son prédécesseur. L’inutile tentative de Sulpicius avait montré que la Macédoine était difficilement abordable par les montagnes du Nord-Ouest et l’attaque du Sud par la flotte n’avait conduit qu’à des pillages qui ne terminaient rien. Restait à tenter le passage de front. Mais Philippe s’était établi dans une gorge serrée entre deux montagnes, dont les flancs abrupts et nus descendaient jusqu’au fleuve, qui occupait presque toute la largeur de la passe[4].

Durant six semaines, Flamininus resta en face du camp inattaquable des Macédoniens. Chaque jour des escarmouches avaient lieu ; mais quand les Romains se perforceoyent de gravir contre mont, ils estoyent accueillit de force coups de dards et de traicts, que les Macédoniens leur donnoyent de çà et de là par les flancs : si estoyent les escarmouches fort aspres pour le temps qu’elles duroyent, et y demouroyent plusieurs blessez et plusieurs tuez d’une part et d’autre ; mais ce n’estoit pas pour décider ni vuider une guerre[5]. Le découragement arrivait, lorsque Charops, un chef épirote, dont l’armée macédonienne épuisait le pays, fournit au consul les moyens de renoncer à cette dangereuse inaction. Il lui envoya un berger qui, habitué à conduire son troupeau dans le défilé de Cleïsoura, connaissait tous les sentiers de la montagne, et qui offrit de mener les Romains en trois jours à un endroit où ils se trouveraient au-dessus dit camp ennemi. Après s’être assuré que le pâtre venait bien de la part du roi, Flamininus forma un corps d’élite de quatre mille fantassins et de trois cents chevaux, lui commanda de ne marcher que la nuit, la lune, en cette saison, suffisant à éclairer le chemin, et, arrivé au lieu désigné par le pitre, d’allumer un grand feu dont la fumée annoncerait aux légions le succès de l’entreprise. Le consul s’était assuré du guide par deux moyens efficaces : promesse de grandes récompenses, s’il restait fidèle ; ordre aux soldats de le tuer, s’il les conduisait à une embuscade. Pour attirer l’attention des Macédoniens vers le bas du fleuve, des attaques qui semblaient devenir sérieuses se renouvelèrent incessamment durant deux jours. Le troisième, au signal convenu, un cri immense s’élève du fond de la vallée et, en même temps, descend des hauteurs qui dominent le camp royal. Les Macédoniens, attaqués de front et menacés d’être tournés, s’épouvantent ; ils fuient et ne s’arrêtent que dans la Thessalie, derrière la chaîne du Pinde[6].

Au bruit de cette victoire, qui donnait l’Épire à Flamininus, les Étoliens se jetèrent sur la Thessalie, et Amynander, roi des Athamanes, ouvrit aux Romains l’entrée de cette province par le défilé de Goniphi. Philippe, n’osant risquer un nouveau combat, s’était retiré dans la vallée de Tempé, après avoir pillé le plat pays, brûlé les villes ouvertes et chassé les populations dans les montagnes. Cette conduite offrait un dangereux contraste avec celle des Romains, auxquels Flamininus faisait observer la plus exacte discipline, et qui avaient souffert de la faim plutôt que de rien enlever dans l’Épire[7]. Aussi plusieurs places ouvrirent leurs portes, et Flamininus était arrivé déjà sur les bords du Pénée, quand la courageuse résistance d’Atrax arrêta sa marche victorieuse. Près de là s’élevait l’importante ville de Larissa que les Macédoniens occupaient en force. Le conseil recula.

Dans cette campagne, la flotte alliée avait pris, en Eubée, Caryste et Érétrie (198), d’où elle enleva quantité de statues, des tableaux d’anciens maîtres et des chefs-d’œuvre de toute sorte. Les Macédoniens trouvés dans ces places durent livrer leurs armes et payer une rançon de 300 sesterces par homme.

Au lieu de perdre l’hiver, comme ses prédécesseurs, en retournant prendre ses quartiers autour d’Apollonie, Flamininus conduisit, ses légions à Anécyrrhe, sur le golfe de Corinthe, où les vaisseaux de Corcyre (Corfou), son port de ravitaillement lui apporteraient en toute sécurité les provisions dont il avait besoin. Il se trouvait là au centre de la Grèce. Tandis que ses troupes enlevaient les petites villes de la Phocide et assiégeaient la forte place d’Élatée, qu’elles finirent par prendre, ses négociations, ses menaces, les conseils des amis de home et de nouvelles hostilités de Nabis obligeaient les Achéens à accepter son alliance[8]. Il avait promis de leur rendre Corinthe, mais la garnison macédonienne repoussa toutes les attaques et enleva même Argos, qu’elle céda à Nabis. Cet affreux tyran y proclama leur lois : l’une pour l’abolition des dettes, l’autre pour le partage des terres ; ce qui montre bien le caractère que prenaient en Grèce toutes les révolutions de ce temps. Nabis, ayant tiré de Philippe ce qu’il en pouvait espérer, passa aussitôt dans le parti romain ; déjà le reste du Péloponnèse y était entré.

Flamininus tenait à terminer lui-même cette guerre par une paix ou mieux encore par une victoire. Philippe lui ayant demandé une conférence, il l’accorda, et on y prit, de part et d’autre, les précautions soupçonneuses dont on usa tant au moyen âge. Elle eut lieu sur le bord de la mer, dans le golfe Maliaque. Le roi s’y rendit sur un vaisseau de guerre escorté de cinq barques, mais refusa d’en descendre et parlementa du haut de la proue de sa galère. Nous sommes bien mal ainsi, lui dit Flamininus, si vous veniez à terre nous pourrions mieux nous entendre. Le roi s’y refusant, il ajouta : Que craignez-vous donc ?Je ne crains, reprit-il, que les dieux immortels, mais je n’ai pas confiance en ceux qui vous entourent. Le jour se passa en vaines récriminations ; le lendemain le roi consentit à quitter son navire, à condition que Flamininus éloignerait les chefs alliés, et il descendit à terre avec deux de ses officiers. Le consul ne se fit suivre que d’un tribun ; on convint d’une trêve de deus mois durant laquelle le roi et les alliés enverraient une ambassade au sénat. Les Grecs exposèrent d’abord leurs griefs ; quand les Macédoniens voulurent répliquer par un long discours, ils furent sommés de dire seulement si leur maître consentait à retirer ses garnisons des villes grecques, et, sur leur réponse, qu’ils n’avaient point d’instructions à cet égard, on les congédia. C’est ce que Flamininus souhaitait.

Dans la Grèce centrale, les seuls Béotiens hésitaient encore[9]. Flamininus leur demande une conférence. Le stratège Antiphile sort à sa rencontre avec les principaux Thébains. Il s’avance presque seul, avec le roi de Pergame, parle à chacun des députés, les flatte, les distrait ; tout en causant, il arrive aux portes et les mène jusqu’à la place publique, entraînant après lui tout le peuple, avide de voir un consul et d’entendre un Romain qui parle si bien leur langue. Mais deux mille légionnaires suivaient à quelque distance : tandis que Flamininus tient la foule sous le charme, ils s’emparent des murs : Thèbes était prise[10].

Dans cette campagne d’hiver, d’une espèce nouvelle, Flamininus avait conquis la Grèce et réduit Philippe aux seules forces de son royaume. Il pouvait maintenant l’attaquer de front. Au retour du printemps, il l’alla chercher jusqu’à Phères en Thessalie, à la tête de vingt-six mille hommes, dont six mille étaient Grecs et parmi eux cinq cents Crétois. Philippe, qui depuis vingt

ans usait ses forces dans de folles entreprises, ne put réunir vingt-cinq mille soldats qu’en enrôlant jusqu’à des enfants de seize ans[11]. Sur ce nombre l’armée comptait seize mille phalangistes.

La diplomatie du sénat plutôt que ses armes avait eu les honneurs de la première guerre de Macédoine. Cette fois, la légion, avec ses mouvements rapides et ses armes de jet, les javelots et le terrible pilum, allait enfin se trouver aux prises avec la phalange d’Alexandre, niasse épaisse, dont les soldats, placés sur seize de profondeur et armés de lances longues de 21 pieds, semblaient une muraille hérissée de piques. Depuis cette bataille de Chéronée qui avait mis la Grèce aux pieds de la Macédoine, c’est-à-dire depuis cent quarante et un ans, la phalange était réputée le plus formidable engin de guerre que l’homme eût encore trouvé.

Les Romains étaient sur les bords du golfe Pagasétique, à portée de leur flotte ; Philippe à Larisse, son quartier générai. Les deux armées allèrent à la rencontre l’une de l’autre et deux jours durant marchèrent côte à côte, séparées par une chaîne de collines, sans qu’aucune se doutât de ce dangereux voisinage. Qu’on suppose Annibal dans le camp macédonien[12], et Philippe aurait pu dire des Romains avec plus de vérité que le Nicomède de notre grand tragique :

Et si Flamininus en est le capitaine,

Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène[13].

La bataille se livra en juin 497, près de Scotussa, dans une plaine parsemée de collines nommées les Têtes de Chien, Cynocéphales. L’action s’engagea, malgré les deux généraux, par la cavalerie étolienne, et Philippe n’eut ni le temps ni les moyens de ranger sa phalange. Sur ce terrain accidenté, elle perdait sa force avec son unité ; le choc des éléphants de Masinissa, une attaque habilement dirigée sur ses derrières, et la pression inégale des légionnaires la rompirent ; huit mille Macédoniens restèrent sur le champ de bataille. La destruction de cette phalange, que les Grecs croyaient invincible, leur inspira pour le courage et la tactique des Romains une admiration que Polybe lui-même partage.

Philippe se réfugia avec ses débris dans la ville de Gonnos, à l’entrée des gorges de Tempé, où se trouve la route habituelle de Thessalie en Macédoine. Il y couvrait son royaume ; mais, n’ayant plus assez de force ni de courage pour continuer la lutte, il demanda à traiter. Les Étoliens voulaient pousser la guerre à outrance. Flamininus leur répondit en vantant l’humanité des Romains. Fidèles à leur coutume d’épargner les vaincus, ils ne renverseraient pas, disait-il, un royaume qui couvrait la Grèce contre les Thraces, les Illyriens et les Gaulois, et dont l’existence, n’osait-il ajouter tout haut, était nécessaire à la politique du sénat pour balancer le pouvoir des Étoliens. Philippe rappela ses garnisons des villes et des îles de Grèce et d’Asie qu’elles occupaient encore, laissa libres les Thessaliens, et donna aux Perrhèbes, c’est à-dire aux Romains, Gonnos, la vraie porte de son royaume. Il livra sa flotte, moins cinq vaisseaux de transport, licencia son armée, moins cinq mille hommes, s’engagea à ne point dresser un seul éléphant de guerre, paya 500 talents[14], en promit 50 comme tribut annuel pendant dix ans, et jura de ne faire aucune guerre sans l’assentiment du sénat.

Après l’avoir désarmé, on l’humilia comme roi, en le forçant de recevoir et de laisser libres et impunis les Macédoniens qui l’avaient trahi. Flamininus stipula même l’indépendance des Orestins, tribu macédonienne qui s’était soulevée durant la guerre, et dont le pays était une des clefs du royaume du côté de l’Illyrie romaine. Pour sûreté de ces conditions, Philippe donna, des otages, parmi lesquels les Romains firent comprendre son jeune fils Démétrius.

Au moment où la Macédoine subissait ce traité désastreux, le roi de Syrie, Antiochus, à l’instigation d’Annibal, apprêtait ses forces. Flamininus, dit Plutarque, en plaçant à propos la paix entre ces deux guerres, en terminant l’une avant que l’autre eût commencé, ruina d’un seul coup la dernière espérance de Philippe et la première d’Antiochus.

Les commissaires adjoints par le sénat à Flamininus voulaient que des garnisons romaines remplaçassent celles du roi à Corinthe, à Chalcis et à Démétriade : c’eût été trop tôt jeter le masque. Les Grecs eussent vite compris que, avec les entraves de la Grèce remises aux mains de Rome, toute liberté serait illusoire. L’opinion publique, si mobile en un tel pays, était à craindre. Déjà les Étoliens, les plus audacieux de tous, l’agitaient par des discours et des chansons. Ils prétendaient que leur cavalerie avait gagné la bataille de Cynocéphales, accusaient les Romains de méconnaître leurs services et raillaient les Grecs, qui se croyaient libres parce qu’on leur avait mis au cou les fers qu’ils portaient aux pieds. Flamininus vit bien que le meilleur moyen de faire tomber ces accusations et de vaincre d’avancé Antiochus, qui menaçait de passer en Europe, c’était d’employer contre lui l’arme qui avait si bien réussi contre Philippe, la liberté des Grecs.

 

II — PROCLAMATION DE LA LIBERTÉ DE LA GRÈCE.

Durant la célébration des jeux isthmiques, auxquels la Grèce entière était accourue, un héraut imposa tout à coup le silence et promulgua le décret suivant : Le sénat romain et T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe, rendent leurs franchises, leurs lois et l’immunité de garnisons et d’impôts aux Corinthiens, aux Phocidiens, aux Locriens, à l’île d’Eubée et aux peuples de Thessalie. Tous les Grecs d’Europe et d’Asie sont libres. Une joie immense éclata à ces paroles. Deux fois l’assemblée se fit répéter le décret, et Flamininus faillit périr étouffé sous les fleurs et les couronnes[15]. Il y avait donc, s’écriaient-ils, une nation sur la terre qui combattait, à ses risques et périls, pour la liberté des peuples, qui passait les mers pour faire disparaître toute domination tyrannique, pour établir en tous lieux l’empire du droit, de la justice et des lois. Au libérateur de la Grèce on éleva, comme à un demi-dieu, des temples, que Plutarque trouva encore debout trois siècles plus tard et qui avaient leurs prêtres, leurs sacrifices et leurs chants sacrés : Chantez, jeunes filles, le grand Jupiter et Rome, et Titus notre sauveur.

Ainsi ce peuple, qui ne savait plus faire de grandes choses pour la liberté, savait encore l’aimer avec passion et en payait d’une apothéose la trompeuse image. Quand Flamininus s’embarqua, les Achéens lui amenèrent douze cents prisonniers romains des guerres d’Annibal, qui avaient été vendus en Grèce et qu’ils venaient de racheter de leurs deniers. Des Grecs seuls savaient remercier ainsi (194).

Rome ne prenait rien des dépouilles de la Macédoine. La Locride et la Phocide retournaient à la ligue étolienne ; Corinthe à la ligue achéenne. Au roi d’Illyrie, Pleurate, étaient donnés Lychnidus et le pays des Parthéniens, limitrophe de la Macédoine et pouvant par conséquent y conduire ; au chef des Athamanes, Amynander, toutes les places qu’il avait prises durant la guerre ; au Pergaméen Eumène, fils d’Attale, l’île d’Égine ; à Athènes, Paros, Délos et Imbros ; à Rhodes, les villes de Carie[16] ; Thasos était déclarée libre. Si les légions restaient dans la Grèce, c’est qu’Antiochus approchait, et que les Romains voulaient, disaient-ils, la défendre après l’avoir délivrée.

Flamininus avait d’autres vues encore. Malgré le don de Corinthe, les Achéens étaient incapables de résister à Nabis, maître de Gythion, de Sparte et d’Argos. Ce Nabis était un abominable tyran, dont la cruauté est fameuse. Rome ne l’en avait pas moins reçu dans son alliance ; elle l’en chassa lorsqu’elle crut n’avoir plus besoin de lui. Dans une assemblée réunie à Corinthe, le proconsul représenta aux alliés l’antiquité et l’illustration d’Argos : Devait-on laisser une des capitales de la Grèce aux mains d’un tyran ? Du reste, qu’elle fut libre ou asservie, il importait peu aux Romains. Leur gloire d’avoir affranchi la Grèce en serait moins pure sans doute ; mais, si les alliés ne redoutaient pas pour eux-mêmes la contagion de la servitude, les Romains n’auront rien à dire, et ils se rangeront à l’avis de la majorité. Les Achéens applaudirent à ces hypocrites conseils et armèrent jusqu’à onze mille hommes[17]. Ce zèle alarma Flamininus ; il voulait bien abaisser Nabis, non le détruire. Ses lenteurs calculées, ses demandes d’argent et de vivres, fatiguèrent les alliés ; ils le laissèrent bientôt traiter avec le tyran, qui livra l ‘Argolide, Gythion et ses villes maritimes (195).

Ainsi Nabis restait dans le Péloponnèse contre les Achéens, comme Philippe dans le Nord contre la ligue étolienne. Rome pouvait rappeler maintenant ses légions ; car, avec ce mot trompeur : la liberté des peuples, elle avait rendu l’union encore plus impossible, et augmenté les haines, la faiblesse et les factions. Chaque ville avait déjà ses partisans de Rome[18], comme Thèbes, où ils venaient d’assassiner le béotarque Brachyllas ; et ces hommes, dans leur aveuglement, poussaient la Grèce au-devant de la servitude. Il n’était donc plus nécessaire de la tenir dans les entraves. Flamininus évacua sans crainte Chalcis, Démétriade et l’Acrocorinthe.

Avant de quitter la Hellade, il offrit une couronne d’or au dieu de Delphes et il consacra dans son temple des boucliers d’argent, sur lesquels il avait fait graver des vers grecs qui célébraient, non pas la victoire de Cynocéphales, mais la liberté rendue aux nations helléniques. C’était le mot d’ordre : les Romains voulaient paraître des libérateurs, et les Grecs se prêtaient à cette illusion. En réalité, lorsque Flamininus retourna triompher à Nome, il y porta cet utile protectorat de la Grèce que tous les successeurs d’Alexandre s’étaient disputé, sans le pouvoir saisir[19] (194).

 

 

 

 



[1] Tite-Live, XXI, 42.

[2] Cependant Tite-Live nomme plusieurs villes de la Phocide qui tenaient pour Philippe.

[3] Heuzey, Mission de Macédoine, p. 302.

[4] Tite-Live, XXXII, 5. Ce défilé est aujourd’hui le col de Cleïsoura, au confluent de la Desnitza et de la Voïoussa (Aoüs).

[5] Plutarque, Flamininus, 5 (traduction d’Amyot).

[6] Le souvenir de cet événement subsiste encore en Épire, mais travesti en une de ces légendes dont l’imagination populaire enveloppe les faits historiques. (Pouqueville, Voyage de la Grèce, t. I, p. 802, n. 2.)

[7] Tite-Live, XXXII, 14, 15.

[8] Philippe avait cependant rendu à la ligne, au commencement de cette campagne, Orchomène, Hérée, la Triphylie, et aux Éléens, Aliphéra. (Tite-Live, XXXII, 5.)

[9] Les Acarnaniens restèrent fidèles à Philippe jusqu’à Cynocéphales.

[10] Tite-Live, XXXIII, 4 et 2.

[11] Tite-Live, XXXIII, 3

[12] A propos du camp de Philippe, Tite-Live (XXXIII, 5) fait des remarques qui confirment ce que nous avons dit sur la différence d’un camp grec et d’un camp romain.

[13] L’ironie était sanglante aux yeux de ceux qui croyaient, comme Corneille, que le vainqueur de Philippe était le fils du vaincu d’Annibal ; mais les Flaminius étaient plébéiens ; les Flamininus patriciens.

[14] M. Letronne a porté la valeur d’un talent d’argent à 5.500 fr. 90 c. M. Dureau de la Malle la réduit à 5.216 fr. 66 c. Philippe avait déjà payé 400 talents pour obtenir une trêve.

[15] Plutarque, Flamininus, 10.

[16] Tite-Live, XXXIII, 30.

[17] Flamininus eut jusqu’à cinquante mille hommes devant Sparte (Tite-Live, XXXIV, 38), et Sparte n’avait de murs que dans les endroits bas de la ville.

[18] On parle d’hommes achetés : Charops, en Épire ; Dicéarchos et Antiphilos, en Béotie ; Aristénès et Diophanès, en Achaïe ; Dinocratès, en Messénie. Cependant Polybe célèbre les vertus et le patriotisme d’Aristénès, et Rome n’aimait pas à acheter les consciences argent comptant. Elle exerçait une corruption moins basse et plus efficace. Dans ces républiques, on l’a vu, il y avait toujours deux partis ; elle en prenait un sous sa protection, et par son influence le faisait arriver au pouvoir. C’est ainsi qu’elle avait agi en Italie et qu’elle agira partout.

[19] Tite-Live, XXXIII, 28. Flamininus n’oublia pas toutefois que le sénat et le peuple demandaient à leurs généraux de rapporter de l’or. Il versa au trésor 3.713 livres d’or en lingots, 43.270 livres d’argent et 14.514 philippes d’or. (Plutarque, Flamininus, 14.)