HISTOIRE DES ROMAINS

 

QUATRIÈME PÉRIODE — LES GUERRES PUNIQUES (264-201)

CHAPITRE XXIV — SUITE DE LA SECONDE GUERRE PUNIQUE. DE LA BATAILLE DE CANNES A CELLE DU MÉTAURE (216-207).

 

 

I. — MESURES PRISES À ROME APRÈS CANNES ; DÉFECTION DE CAPOUE.

Laisse-moi prendre les devants avec ma cavalerie, disait à Annibal, le soir de la bataille, un de ses officiers, et dans cinq jours tu souperas au Capitole. Mais jamais armée de mercenaires n’a sacrifié à son chef, même le plus aimé, un lendemain de victoire. Pour demander beaucoup à de tels soldats, il faut aussi leur accorder beaucoup. Annibal les laissa ramasser le butin, dépouiller les morts, vendre leurs prisonniers et célébrer, dans de longues orgies, leur triomphe. Il savait d’ailleurs qu’entre lui et Rome il y avait une distance de 88 lieues, des fleuves, des montagnes, des places fortes, un pays mal disposé pour lui, et, au bout de tout cela, une ville immense défendue par de hautes murailles, par un fossé profond de 50 pieds, large de 100 [1] et, derrière, tout un peuple en armes.

La douleur de Rome était active : le premier moment de stupeur passé, la ville retentit du bruit des préparatifs. Fabius, écouté comme un oracle, prescrivit aux femmes de s’enfermer dans leurs demeures, pour ne point amollir les courages par leurs lamentations dans les temples ; à tous les hommes valides, de s’armer ; aux cavaliers, d’éclairer les routes ; aux sénateurs, de parcourir les rues et les places en y rétablissant l’ordre, de mettre des gardes aux portes, et d’empêcher que personne ne sortit. Pour en finir promptement avec la douleur, le deuil fut fixé à trente jours : on se croirait à Sparte. Les dieux ne furent pas oubliés. Les habiles du sénat tenaient à ranimer la confiance en donnant satisfaction aux superstitions populaires. Une ambassade conduite par Fabius Pictor se rendit à Delphes pour consulter la Pythie. Le dieu de la poésie et de la lumière ne donna sans doute que de patriotiques conseils, comme les oracles qu’il avait rendus, en faveur des Grecs, durant la guerre Médique, mais les divinités romaines étaient d’humeur plus sombre : parmi les expiations religieuses, il y en eut de cruelles : deux vestales, accusées d’adultère, furent enterrées vivantes dans le champ du crime, campus sceleratus ; deux Gaulois et deux Grecs eurent le même sort[2]. La chaste et implacable Vesta, son honneur venge, allait revenir au milieu de son peuple fidèle, et l’on croyait que les divinités infernales, apaisées par l’abominable sacrifice, cesseraient de réclamer tant de victimes humaines.

Mais l’année maudite n’était point finie. Peu de jours s’étaient écoulés, lorsqu’on apprit qu’une flotte carthaginoise ravageait les États d’Hiéron, qu’une autre attendait aux îles Ægates le départ du préteur pour surprendre Lilybée ; qu’enfin un des conseils désignés, Postumius Albinus, attiré par les Cisalpins avec son armée dans une embuscade, y avait péri et que son crâne entouré d’un cercle d’or servait aux prêtres boïens pour faire les libations dans les sacrifices[3]. Mais, après la grande douleur de Cannes, ces nouveaux malheurs paraissaient légers. Les courages d’ailleurs s’étaient relevés. Deux légions étaient dans la ville. Marcellus y envoya encore quinze cents soldats de la flotte d’Ostie, et, avec une activité et un coup d’œil qui annonçaient l’heureux adversaire d’Annibal, il plaça toute une légion à Teanum Sidicinum pour fermer la route du Latium. Depuis le commencement de la guerre, plus de ;cent mille Romains ou alliés avaient péri : ces deux campagnes ré luisaient donc d’un septième la force militaire de Rome[4]. Cependant M. Junius Pera, créé, par le sénat, dictateur, leva quatre légions, mille cavaliers, huit mille esclaves achetés aux particuliers, et appela les contingents des alliés. On manquait d’armes ; il fit dépouiller les temples et les portiques des trophées que deux siècles de triomphes y avaient entassés : et, lorsque Carthalon vint, avec les députés des prisonniers de Cannes, parler de paix et de rançon, un licteur courut lui interdire l’entrée du territoire romain. Dix mille légionnaires environ étaient au pouvoir d’Annibal ; le sénat refusa de les racheter ; d’autres[5] s’étaient réfugiés à Canusium et à Venouse ; il ordonna qu’ils iraient servir en Sicile, sans solde ni honneurs militaires, jusqu’à ce qu’Annibal fût chassé d’Italie[6].

Cet héroïsme patriotique ressemble à de la cruauté. Rome traitait ses captifs en coupables ; elle renvoyait aux marchés d’esclaves des cités africaines, elle livrait à toutes les misères, à toutes les hontes de la servitude, ces fils, ces frères de sénateurs qui, en combattant à Cannes, s’étaient déjà exposés pour elle à la mort. Mais c’est avec ces extrêmes sévérités que les peuples se sauvent : le jour où Rome prit cette résolution douloureuse, elle y trouva la force surhumaine qui devait lui donner la victoire.

Ces hommes si durs montrèrent en même temps un admirable esprit de conciliation. Oubliant ses griefs contre Varron, et les fautes de ce consul populaire, et sa fuite du champ de bataille, le sénat sortit en corps au-devant de lui, avec tout le peuple, quand il approcha de Rome, et le remercia publiquement de n’avoir point désespéré de la république[7]. Cette magnanimité politique doit compter au sénat, quand on se rappelle combien les démocraties sont soupçonneuses et cruelles dans les temps de crise. La composition de ce corps explique, au reste, cette modération. Pour remplir les vides faits dans son sein par la guerre, on nomma un second dictateur, Fabius Buteo, qui écrivit sur la liste, d’abord les anciens sénateurs, puis ceux qui avaient exercé des magistratures curules depuis l’an 221, ceux qui avaient été tribuns, édiles, questeurs, ceux enfin qui avaient obtenu des couronnes civiques ou remporté des trophées sur les ennemis : en tout cent soixante-dix-sept membres nouveaux.

Mais on rejeta avec indignation la proposition que fit Spurius Carvilius de prendre deux des nouveaux sénateurs dans chacune des cités latines. Ce refus était une faute ; d’abord, parce que les Latins méritaient la confiance de Rome ; ensuite parce que, si le sénat eut accepté cette résolution et accordé de proche en proche à toutes les villes italiennes le droit de désigner elles-mêmes leurs deux sénateurs, cette assemblée fût devenue la représentation réelle de l’Italie entière, ce qui aurait pu sauver la république et rendre l’empire inutile. Jusqu’au temps d’Auguste, les Romains n’eurent qu’une constitution municipale, avec l’égoïsme impérieux d’une ville exploitant le monde à son profit. Par la proposition de Carvilius ainsi étendue, ils se seraient donné une constitution d’État, où les sujets trouvant place à côté de leurs anciens maîtres, auraient contenu une oligarchie avide que ses excès ont perdue. Rome expiera bientôt cette faute quand douze colonies latines lui refuseront en 209 leur concours.

Cependant la fidélité de quelques peuples du sud de l’Italie n’avait pas tenu devant tant de désastres. Rome n’ayant plus d’armée pour les défendre, ils passèrent à l’ennemi ; c’étaient les Bruttiens, les Lacaniens, une partie des hommes d’Apulie, les Caudiniens, les Hirpins, et dans la Campanie, Atella, Calatia et Capoue[8].

Capoue avait 5 ou 6 milles de tour. Ses fortes murailles étaient percées de sept portes, s’ouvrant sur sept grandes rues, entre lesquelles celles de Seplasia et d’Albana sont célèbres. Les temples majestueux de Jupiter, de Mars et de la fortune, le forum, la curie, l’amphithéâtre avec ses vastes souterrains voûtés, que des fouilles récentes ont mis à découvert, d’autres édifices d’utilité publique ou de décoration, et un nombre immense de statues d’airain, faisaient de Capoue, au dire de Cicéron, l’émule de Corinthe[9]. Elle voulait être aussi celle de Rome, et, malgré ses mœurs efféminées et parce qu’elle pouvait armer trente mille fantassins et quatre mille cavaliers, elle se croyait digne de commander à l’Italie. Beaucoup de nobles campaniens étaient entrés dans des familles romaines. Mais le peuple conservait ses ressentiments, et les honneurs que l’on gagnait à Rome lui semblaient une honte. Après Trasimène, Annibal, à l’aide de ses captifs renvoyés sans rançon, avait préparé une défection que Cannes fit éclater. Il promit de ne lever dans la ville ni troupes ni impôts, de lui laisser une complète indépendance et de la reconnaître, quand Rome serait abattue, comme la capitale de l’Italie. Pour sceller cette alliance d’une manière indissoluble, les Capouans saisirent tous les Romains qui vivaient au milieu d’eux et les étouffèrent dans les bains publics. Ils pouvaient craindre que Rome ne se vengeât sur trois cents cavaliers campaniens qui servaient en Sicile. Annibal leur livra en otages un nombre égal de ses prisonniers, qu’ils choisirent eux-mêmes dans la foule des captifs[10].

Un des hommes les plus considérables de la ville, Decius Magius, avait en vain remontré à ses concitoyens qu’Annibal les traiterait comme Pyrrhus avait traité les Tarentins et, que, malgré toutes les promesses, c’en était fait de leur liberté. Quand la garnison carthaginoise arriva, il voulait encore qu’on lui fermât les portes. Annibal, inquiet de ces discours, manda Magius dans son camp : Votre maître, répondit-il aux envoyés, n’a aucun droit sur un sénateur d’une cité libre ; et il refusa de les suivre. Alors le Carthaginois annonça qu’il se rendrait lui-même à Capoue. Sur l’ordre des magistrats, tout le peuple en habits de fête, sortit à la rencontre du héros que nul encore n’avait su vaincre. Magius laissa la foule courir au-devant de la servitude. Retiré d’abord dans sa maison, il en sortit pour qu’on ne l’accusât pas d’avoir peur et se promena tranquillement sur la place publique avec son fils et quelques-uns de ses clients. Annibal voulait que le sénat s’assemblât aussitôt et jugeât Magius. On le supplia de ne pas attrister ce grand jour par un acte de sévérité ; et, pour ne pas repousser leur première demande, il consentit à surseoir jusqu’au lendemain. Il visita la ville, renommée compte la plus belle de l’Italie, et soupa chez Pacuvius, le principal auteur de la défection.

Pacuvius avait un fils, Perolla, qui partageait les sentiments de Magius. Invité à prendre place au festin, Perolla y vint avec un poignard pour réconcilier Rome et Capoue par le meurtre du vainqueur de Cannes. Mais, n’osant frapper sous les yeux de son père, il le tire à l’écart et lui révèle son dessein, afin qu’il s’éloigne du lieu où Annibal va périr. Pacuvius supplie, menace, et, comme magistrat, comme père, ordonne au meurtrier de renoncer à son projet. Si tu persistes, c’est moi-même que tu devras frapper, car je couvrirai de mon corps celui qui est à présent mon hôte. Et le fils, vaincu par l’autorité paternelle, jette son arme.

Le lendemain le sénat s’assemble, et Annibal demande que Magius lui soit livré. Les sénateurs, couvrant leur lâcheté d’un semblant de justice, décident que le magistrat se rendra sur son tribunal et écoutera la défense de l’accusé. Magius, traîné à ses pieds, refuse de répondre à l’accusation et proteste contre une si prompte violation du traité. On le charge de chaînes ; mais, tandis qu’un licteur le conduit au camp carthaginois, il crie au peuple : La voilà, cette liberté tant désirée. Au milieu du forum, en plein jour, moi qui ne suis à Capoue le second de personne, on m’arrache aux miens et l’on me traîne à la mort. Qu’auriez-vous de plus à souffrir si Capoue eût été prise d’assaut ? allez donc contempler Annibal triomphant d’un de vos concitoyens. Comme le peuple semblait s’émouvoir, on lui enveloppa la tête pour l’empêcher de parler. Annibal n’osa cependant le mettre à mort dans son camp ; mais il l’envoya à Carthage où quelque triste sort l’attendait, lorsqu’une tempête brisa le vaisseau sur les côtes de la Cyrénaïque. Magius se réfugia au pied d’une statue du roi Ptolémée, qui, instruit de cette tragique aventure, accueillit à sa cour ce hardi défenseur des libertés de sa patrie[11].

Annibal, ainsi établi au cœur de la Campanie let appuyant tous ses mouvements sur une grande ville, pouvait attendre les secours de Carthage. Après Cannes, il y avait envoyé Magon, qui répandit au milieu du sénat un boisseau d’anneaux d’or enlevés, disait-il, aux chevaliers romains morts sur le champ de bataille. Hannon conservait toujours ses défiances. Si Annibal est vainqueur, répliqua-t-il, il n’a pas besoin de renforts ; s’il est vaincu, il nous trompe et n’en mérite pas. La faction barcine avait la majorité. On décréta l’envoi en Italie de quatre mille Numides et de quarante éléphants ; on dépêcha en Espagne un sénateur avec l’argent nécessaire pour lever vingt mille hommes de pied et quatre mille cavaliers, enfin Asdrubal reçut l’ordre de passer les Pyrénées. Mais ces mesures furent lentement ou mal conduites[12], et, dans une grande bataille près de la ville inconnue d’Ibéra, les Scipions détruisirent l’armée d’Asdrubal qui fut rejeté dans le sud de l’Espagne (216).

Pour ses communications avec Carthage, Annibal avait besoin d’un port. Il tenta une surprise sur Naples : les Grecs campaniens étaient dévoués à Rome ; Naples résista. Il échoua aussi devant Cumes et devant Nole, où la noblesse avait appelé Marcellus, qui, dans une sortie tua plus de deux mille Africains ; ce succès inespéré fut célébré comme une grande victoire, mais n’empêcha pas Annibal de détruire Nuceria et Acerræ, et de bloquer étroitement Casilinum. Le siège de cette petite place que traverse le Vulturne est intéressant à plus d’un titre. La garnison n’était pourtant formée que de deux cohortes, l’une de gens de Pérouse, l’autre de. gens de Préneste et de quelques Latins, qui, à la nouvelle du désastre de Varron, s’étaient jetés dans cette ville. Ils la défendirent bravement, aussi bien contre les offres que contre les attaques d’Annibal, et l’on peut en conclure que, dans cette partie de la péninsule, les Carthaginois étaient regardés comme les mortels ennemis de l’Italie. Les défenseurs de Casilinum s’étaient même ôté toute espérance de salut pour le cas où la ville serait forcée : soupçonnant les habitants d’être favorables aux Africains, ils les avaient surpris et égorgés dans leurs maisons. Quoique ce massacre exit diminué le nombre des bouches a nourrir, la disette se fit bientôt sentir. On mangea jusqu’aux animaux immondes, jusqu’aux cuirs des boucliers. Les Romains, campés dans le voisinage, envoyèrent bien, la nuit, quelques tonneaux de blé que le courant apporta dans la ville ; puis, on jeta dans le Vulturne des noix que les assiégés arrêtaient avec des claies. Mais des pluies abondantes ayant produit un débordement, la ruse fut découverte et le fleuve barré. A la fin, Annibal consentit à recevoir ces braves gens à rançon. Le chef des Prénestins était un ancien scribe. Justement fier de cet exploit, il se fit représenter, sur le forum, de Préneste, couvert d’une cuirasse et revêtu de la toge avec cette inscription que Tite-Live y lut : Offrande promise par M. Amicius pour les soldats qui défendirent Casilinum. Un sénatus-consulte donna aux survivants du siège double solde avec exemption pour cinq années du service militaire. Mais, quand on leur offrit le droit de cité romaine, ils refusèrent, préférant rester Prénestins[13]. Amour de la cité d’origine et dévouement sans calcul pour la cité d’adoption ; voilà les sentiments qui ont fait accomplir tant de grandes choses par les Italiens de ce temps.

 

II. — SIÉGE DE CAPOUE ; PATRIOTISME ET CONSTANCE DES ROMAINS.

Telle était, à la fin de l’année 216 la situation des deux partis : Junius Pera, établi à Teanum avec vingt-cinq mille soldats, couvrait la ligne du Liris et le Latium ; Marcellus, à Nole, défendait les villes du sud de la Campanie ; entre eux, Annibal campait sous les murs de Capoue, d’où il continuait ce blocus de Casilinum qui l’arrêta six mois, et un de ses lieutenants, Imilcon, soulevait le Bruttium, où il prit de vive force Petelia et Consentia. La défection de Locres lui donna un bon port ; celle de Crotone, d’où la noblesse fut chassée, une cité importante. Dans toute cette région, une seule ville demeura dans l’alliance des Romains, Rhegium, mais c’était pour eux la plus nécessaire, puisqu’elle était la clef du détroit. Varron gardait l’Apulie avec une armée qui s’appuyait à la grande forteresse de Lucérie. L’Étrurie, l’Ombrie, presque tout le centre de l’Italie, restèrent fidèles, et les cisalpins, malgré leur récente victoire, ne faisaient point de démonstrations hostiles ; le sénat remit à un autre temps la vengeance qu’il avait à tirer d’eux et dirigea toutes ses forces contre Annibal, avec son meilleur général, Fabius, pour la troisième fois consul. Le premier acte du Temporiseur le montra fidèle à sa tactique ; il ordonna que tous les grains des campagnes fussent, avant les calendes de juin, transportés dans les places fortes, sous peine, pour celui qui y manquerait, de voir ses champs ravagés, ses esclaves vendus, ses fermes brûlées[14].

Au printemps de 215, Fabius alla se mettre à la tête des légions de Teanum. Sempronius Gracchus, avec vingt-cinq mille alliés et tous les esclaves enrôlés, prit position à Sinuessa, reliant sa gauche à l’extrême droite de Fabius ; plus tard, quand il eut reconnu que les marais formés par le Vulturne à son embouchure étaient, de ce côté, une sûre barrière, il s’établit à Liternum près de Cumes, pour défendre tous les parts du golfe de Naples, et empêcher qu’aucun secours n’arrivât par mer. Marcellus resta en avant de Nole, menaçant Capoue par le sud, comme Fabius et Sempronius la menaçaient au nord et à l’ouest. La garnison de Bénévent, à l’orient, complétait l’investissement du territoire campanien et donnait la main à la légion d’Apulie, qui formait la garnison de la forte ville de Lucérie. Varron fut chargé d’organiser une cinquième armée dans le Picenum. Pomponius en avait une autre en Gaule. Les débris de Cannes et quelques troupes défendaient la Sicile ; trois flottes gardaient les côtes de cette île, (le la Calabre et du Latium. En comptant les forces des Scipions et du fréteur de Sardaigne, c’étaient neuf armées et quatre flottes que le sénat avait équipées, ou environ deux cent vingt taille hommes dont quatre-vingt-dix mille devaient cerner Capoue et Annibal.

Ce général trouvait dans ses alliés italiens peu d’empressement à se ranger sous ses drapeaux., et l’heureuse diversion des Scipions, la mauvaise politique du sénat carthaginois, qui détournait sur la Sardaigne et l’Espagne un secours puissant préparé par Magon pour son frère, laissaient celui-ci seul encore en face de Rome. Mais, durant cet hiver passé à Capoue et si fatal à ses troupes, au dire de Tite-Live[15], de secrets émissaires étaient partis de son camp, et tout à coup Rome avait appris que la Sardaigne menaçait d’un soulèvement ; qu’en Sicile, Gélon, malgré son vieux père, voulait faire entrer Syracuse dans l’alliance de Carthage ; qu’enfin Philippe de Macédoine venait de promettre à Annibal de passer en Italie avec deux cents vaisseaux[16]. Heureusement Gélon mourut subitement ; le préteur Manlius détruisit ou prit toute l’armée carthaginoise débarquée en Sardaigne ; et Philippe mit une telle lenteur dans ses préparatifs, que le sénat eut le temps de le prévenir en Grèce.

Pour élargir et briser ce cercle de fer qui se fermait sur lui, Annibal fut contraint de faire une guerre de sièges, où il perdait toute la supériorité de son génie. Aujourd’hui les moyens d’attaque sont supérieurs aux moyens de défense ; c’était le contraire dans l’antiquité. Annibal échoua devant Cumes, défendue par Gracchus, et subit encore deux échecs devant Nole : dans l’un de ces engagements, Marcellus lui tua jusqu’à cinq mille hommes. En même temps, Fabius passait le Vulturne et, avançant pas à pas, mais sûrement, prenait trois villes autour de Capoue ; Sempronius Longus battait, Hannon a Grumentum et le rejetait de la Lucanie dans le Bruttium ; Valerius Lævinus enlevait les villes des Hirpins, et faisait périr sous la hache les auteurs de la défection ; de Nole, enfin, Marcellus envoyait une partie de ses troupes ravager les terres des Samnites caudiniens.

Enfermé entre les trois armées romaines de la Campanie, repoussé de toutes les places, Annibal était vaincu nuls combat, par ce plan si habilement conçu et si fermement exécuté. Déjà les légions de Lucanie et d’Apulie approchaient, et les murmures éclataient dans ses troupes. Devant Nole, douze cent soixante-deux cavaliers numides et espagnols avaient fait défection : il se hâta d’échapper avant que toute issue lui fût fermée, et il s’enfuit jusqu’à Arpi, vers la mer Supérieure ; il croyait ainsi aller à la rencontre de Philippe. Cette fuite laissait Capoue exposée à toutes les vengeances des Romains. Aussitôt ils en commencèrent le siège. Fabius ravagea ses campagnes, et, pendant tout l’hiver, tint un camp à 3 lieues de ses murs.

De l’Espagne aussi il n’arrivait à Rome que de bonnes nouvelles. L’année 215 avait donc été heureuse dans ses résultats ; mais de nouveaux dangers se préparaient pour l’année suivante, car Syracuse avait fait défection et Philippe allait enfin attaquer.

Le sénat équipa une flotte de cent cinquante vaisseaux et tint sur pied dix-huit légions, sans compter l’armée d’Espagne. Huit faisaient face à Annibal, trois contenaient les Cisalpins, une était à Brindes, prête à passer l’Adriatique pour arrêter le roi de Macédoine, deux en Sardaigne, autant en Sicile, et deux autres à Rome. C’était le tiers des hommes capables de porter les armes dans les pays soumis au recrutement légionnaire. Malgré ses victoires, l’armée d’Espagne manquait de tout, et les autres étaient dans le dénuement. Les Scipions demandaient avec instance de l’argent, du blé, des vêtements pour les soldats, des agrès pour les navires. Mais le trésor était vide, bien que l’impôt eût été doublé[17], qu’on eût réduit le poids de l’as en décidant que le denier en vaudrait 16 au lieu de 10, et que les généraux qui opéraient dans le midi de l’Italie eussent fabriqué des pièces d’or fourrées pour payer leurs troupes et les munitionnaires[18]. Le sénat fit appel au patriotisme, et tous les ordres rivalisèrent d’une noble émulation. Les tuteurs des veuves et des orphelins portèrent au trésor l’argent de leurs pupilles, confiant à la foi publique ce dépôt sacré ; et trois compagnies, sous la seule condition d’être remboursées les premières à la fin des hostilités, firent passer à l’armée d’Espagne les approvisionnements nécessaires. On n’avait pas de matelots pour la flotte : chaque sénateur en donna huit, avec la solde d’une année ; les autres citoyens sept, cinq et trois, suivant leur fortune. Dans l’armée terre, les chevaliers et les centurions firent à l’État de l’abandon de leur solde ; et quand, après sa victoire à Bénévent, Sempr. Gracchus déclara libres tous les esclaves enrôlés, les maîtres refusèrent d’en recevoir le prix avant la fin de la guerre[19]. À la même condition, les entrepreneurs fournirent à tous les frais d’entretien des édifices, à l’achat de chevaux pour les magistrats, etc. ; et, afin de réserver l’or et l’argent pour les besoins de l’État, la loi Oppia défendit aux femmes de porter dans leur parure plus d’une demi once d’or. Quelques jeunes gens s’étaient soustraits au service ; les censeurs en firent une recherche sévère et les reléguèrent en Sicile avec les débris de Cannes.

Un même esprit de dévouement patriotique animait ce grand corps du peuple romain. Les soldats valaient les chefs ; à la prudence de ceux-ci répondait le courage de ceux-là. Silus Sergius, un des ancêtres de Catilina, avait reçu vingt-trois blessures et perdu le bras droit ; il n’en fit pas moins dans cet état quatre autres campagnes. Aussi applaudit-on à la piété filiale de son fils, qui fit frapper une médaille où on le voit sur un cheval au galop, tenant de la main gauche la tète d’un ennemi qu’il vient de couper. Les Romains de ce temps étaient bien les fils de Bellone, la divinité qui donnait l’enthousiasme guerrier. Pour approcher de son autel, il fallait s’ouvrir la cuisse et boire le sang qui en coulait[20]. On ne s’étonnerait pas de les entendre crier comme nos Bretons : Bois ton sang, Beaumanoir !

Rome ne donnait alors, en tout, que de grands exemples. Pour l’année 214, le peuple voulait porter au consulat deux citoyens qui n’avaient pas de brillants services militaires. L’un, Otacilius, était le neveu même du Temporiseur. La première centurie le nomme. Fabius, président des comices, arrête aussitôt l’élection, gourmande le peuple, les candidats, et montre quels consuls veulent les circonstances. Otacilius se récriant, Fabius fait avancer ses licteurs : Prends garde, lui dit-il, nous sommes au Champ de Mars et je ne suis pas entré dans la ville, mes haches sont encore dans les faisceaux ; et il renvoya l’assemblée aux suffrages. Toutes les centuries proclamèrent Fabius et Marcellus, l’un, comme on disait, le bouclier, l’autre l’épée de Rome. Le peuple, malgré son instinctive jalousie contre le chef de la noblesse, avait compris que l’amour seul du bien public, et non une stérile ambition, animait ce vieillard chargé déjà de tant d’honneurs[21]. Dans une autre élection, c’est Manlius Torquatus qui refuse le consulat, puis la centurie des juniores qui demande, avant de voter, à conférer avec les seniores, et qui nomme consuls ceux qu’avaient désignés les vieillards[22]. Nous ne savons ce qui se passait alors à Carthage ; mais on n’y voyait assurément ni ce désintéressement dans les grands ni cette sagesse dans le peuple.

A ce tableau on pourrait opposer l’avidité de certains traitants et l’indiscipline de quelques malandrins. Ainsi, un Postumius de Pyrgi coulait, en pleine mer, de vieux bâtiments vides, qu’il se faisait payer par le trésor comme neufs et remplis de munitions dans le Bruttium, un Pomponius Veientanus faisait, avec une troupe d’esclaves et d’aventuriers, une guerre de bandits[23]. Mais ces maux sont de tous les temps ; les longues guerres les enfantent nécessairement ; il faut pourtant en marquer l’apparition dans l’histoire de Rome, car les exactions des publicains rendront l’empire nécessaire, et l’altération des vieilles mœurs militaires en facilitera l’établissement.

A la suite d’Annibal, Gracchus était passé dans l’Apulie. Durant l’hiver, de petits combats contre l’armée carthaginoise, cantonnée autour d’Arpi, aguerrirent ses troupes. Annibal n’en conserva pas moins toute la liberté de ses mouvements. Appelé par Capoue, que pressaient les deux armées consulaires, il rentre audacieusement, dans la Campanie, se joue des généraux romains et de leurs lourdes légions, court le pays ennemi, dans l’intervalle des camps et des places fortes qui le couvrent, attaque Pouzzoles, Naples, Nole, où Marcellus le bat encore dans une escarmouche ; puis, fatigué de se heurter contre ces immobiles légions, contre ces remparts où il laisse toujours quelques-uns des siens, il fuit à tire d’aile jusqu’à Tarente, dans l’espérance d’entraîner au moins après lui le bouillant Marcellus. Mais personne ne le suit ; Marcellus va rejoindre Fabius au siège de Casilinum, qu’ils reprennent ; et Tarente, où Annibal entretenait des intelligences, où il pensait conquérir enfin, pour y recevoir les flottes de Philippe et de Carthage, un port dont depuis quatre ans il n’a pu encore s’emparer, Tarente, gardée par les Romains, lui échappe !

Quand il était devant Nole, les consuls avaient rappelé de Lucérie Gracchus et ses deux légions d’esclaves pour tenter encore fane fois de cerner Annibal. A Bénévent, Gracchus rencontra Hannon. II promit il ses esclaves la liberté pour la victoire ; Hannon n’échappa qu’avec deux mille hommes. Ce succès, le plus brillant que les armes romaines eussent remporté depuis le commencement de la guerre, chassait l’ennemi du pays des Samnites, et Fabius en reprit, l’une après l’autre, toutes les villes.

Annibal ne possédait plus que quelques places fortes de l’Apulie, il vint hiverner autour de Salapie, à portée d’Arpi, son poste le plus avancé vers le centre de la péninsule, et en face des côtes d’Épire où d’importants événements se passaient. La défaite de Bénévent avait rejeté son lieutenant Hannon dans le Bruttium. Les possessions des deux partis pouvaient donc être marquées, à la fin de l’an 214, par une ligne tirée du mont Gargan jusque vers les bouches du Laüs, qui tombe dans le golfe de Policastro. Cette ligne, appuyée du côté de Rome sur des places fortes ou sur des camps retranchés, était défendue, en Lucanie, par l’armée de Gracchus ; en Apulie, par celle du préteur Fabius. Sur les derrières d’Annibal et d’Hannon, les Romains occupaient encore la Calabre, Tarente et Rhegium. Capoue restait bloquée par le camp de Suessula et par la garnison de Casilinum[24].

Cette campagne se terminait mal encore pour Annibal. Mais en forçant le sénat à garder en Italie, contre lui seul quatorze légions, il donnait à ses alliés et à Carthage le temps et les moyens de faire d’importantes diversions et d’arriver jusqu’à lui. En avaient-ils profité ?

 

III. — ANNIBAL SOULÈVE LA MACÉDOINE ET SYRACUSE (214-212).

Polybe raconte qu’en l’année 217, Philippe assistait dans Argos à la célébration des jeux Néméens, quand un courrier, arrivé de Macédoine, lui apporta la nouvelle que les Romains avaient perdu une grande bataille, et qu’Annibal était maître du plat pays. Le roi montra cette lettre à Démétrius de Pharos, qui le pressa d’attaquer aussitôt les Illyriens et, de passer ensuite en Italie. Il lui représentait que la Grèce, déjà soumise, continuerait de lui obéir ; que les Étoliens, ses ennemis, allaient poser les armes ; qu’enfin, s’il voulait se rendre maître de l’Union, noble ambition qui ne convenait à personne mieux qu’à lui, il fallait traverser l’Adriatique et accabler les Romains, déjà à demi abattus par Annibal. Et l’historien ajoute : De telles paroles charmaient un roi jeune, hardi, heureux jusqu’alors dans ses entreprises, et né d’une race qui s’était toujours flattée de parvenir empire universel. C’étaient donc les ambitieux desseins où avaient échoué deux vaillants hommes, Alexandre le Molosse et Pyrrhus, que l’Illyrien voulait faire rendre au faible héritier du trône de Macédoine. Ni le prince ni son conseiller ne s’inquiétaient de sentir le monde ébranlé par le choc de Rome et de Carthage, et dans ce livre des destinées que la prudence et le courage écrivent, ils ne mettaient que leurs chimériques espérances. Cependant des Grecs avisés voyaient l’orage poindre à l’occident, et l’un d’eux s’écriait d’une voix prophétique : Que la Grèce s’unisse ; qu’elle considère ces armées immenses qui se disputent le champ de bataille de l’Italie. Cette lutte finira bientôt : Rome ou Carthage sera victorieuse. Quels que soient les vainqueurs, ils viendront nous chercher dans nos foyers. Soyez attentifs, ô Grecs ! Et toi surtout, à Philippe ! Mettons un terme à nos discordes et travaillons tous en commun à prévenir le péril.

Vaines paroles ! Chacun garda au cœur ses rancunes, et quand Philippe, après Cannes, conclut avec Annibal cet imprudent traité qui lui imposait les charges du présent pour un avenir fort incertain, il se trouva incapable de l’exécuter.

Avant de passer en Italie, aux termes de la convention, Philippe voulut détruire dans l’Illyrie l’influence et la domination romaines. Avec cent vingt galères, il prit Oricum, à l’embouchure de l’Aous, et, remontant ce fleuve, assiégea Apollonie, ancienne et florissante colonie de Corinthe. Cette attaque, mal conduite, laissa le temps au préteur Valerius Lævinus d’amener de Brindes une légion. Il rentra aisément dans Oricum, et une nuit força par surprise le camp macédonien, d’où le roi s’échappa en fuyant, demi-nu, jusqu’à ses vaisseaux. Les Romains, embossés à l’entrée du fleuve, fermaient le passage ; Philippe, réduit à brûler ses galères, reprit par terre la route de la Macédoine, tandis que Lævinus hivernait à Oricum. Une seule campagne, une seule légion, dissipèrent les craintes qu’inspirait cette guerre.

Le préteur avait cru qu’il aurait à combattre un puissant monarque, et il n’avait trouvé devant lui qu’un prince irrésolu qui fatiguait la Grèce, la Macédoine et lui-même de projets toujours changeants. Pour contenir pendant trois ans, le roi de Macédoine, il suffit au général romain de quelques milliers d’hommes, mais aussi d’habiles

émissaires qui peu à peu tournèrent contre Philippe : le roi d’Illyrie, Athènes, les Étoliens[25], avec Sparte, l’Élide et la Messénie, plus tard même Attale de Pergame, Rhodes, les Dardaniens et les Thraces. Dès lors les Romains le combattirent moins par eux-mêmes que par leurs alliés. Ses troupes furent successivement chassées de toutes les positions qu’il occupait en Grèce, tandis que le sénat, avec un peu d’or et beaucoup d’intrigues, jetait incessamment sur la Macédoine les bandes sauvages des montagnards de la Dardanie. En 205, Philippe sollicita ht paix ; cette diversion, qui aurait pu décider du sort de la lutte entre Annibal et Rome, avait à peine diminué de quelques soldats l’effectif des légions d’Italie.

La défection de Syracuse amena pour quelque temps une situation plus grave. Hiéron était demeuré jusqu’à son dernier jour fidèle à l’alliance de Rome, et son fils Gélon qu’il avait associé à son pouvoir, partageait ses sentiments[26], mais Gélon précéda son père au tombeau, et lorsque celui-ci mourut, en 216, il eut pour héritier son petit-fils Hiéronyme. Cinquante années de repos et de persévérance dans les mêmes amitiés, c’était trop pour la turbulente Syracuse. Quand la main douce et ferme d’Hiéron cessa de contenir ce peuple, il se laissa agiter par mille désirs contraires, et les trubles, les complots, les meurtres, multiplièrent. Hiéronyme, le nouveau roi, gâté par le pouvoir, comme presque tous ceux qui y arrivent avant l’âge, se perdit par sa cruauté et ses débauches[27] : on tua ce tyran de quinze ans, et les meurtriers proclamèrent la liberté de Syracuse. Ils firent nommer des préteurs, un sénat, sans pouvoir leur donner de l’autorité. Ils voulaient conserver l’alliance avec Rome ; deux émissaires d’Annibal, nés à Carthage d’une mère syracusaine, Épicyde et Hippocrate, les jetèrent dans la guerre. Ces deux étrangers avaient gagné la confiance des nombreux mercenaires du dernier roi. Bannis de Syracuse, ils soulevèrent Leontini et toute l’armée syracusaine, en accusant les préteurs de vouloir la livrer au glaive des Romain. Les préteurs furent égorgés, et Syracuse prit parti pour sa vieille ennemie.

La fermentation dont l’île entière était le théâtre décida le sénat à y envoyer Marcellus, qui, à cinquante ans, gardait l’ardeur de ses premières années de guerre. Il fit entrer d’abord dans le parti de Rome les habitants de Tauromenium et, à la nouvelle qu’Épicyde avait soulevé les Syracusains, il s’empara de Leontini, dont le territoire, renommé pour son extrême fertilité, allait nourrir ses troupes. De la première de ces places, il surveilla la mer Ionienne ; la seconde était un poste avancé de Syracuse qui, en le perdant, se trouva découverte et put être assiégée par les Romains (214).

Syracuse occupait, sur la côte orientale de la Sicile, une position admirable pour le commerce et la guerre. La chaîne centrale des montagnes siciliennes vient y mourir en deux promontoires aux pentes abruptes qui enveloppent un vaste terrain marécageux traversé par la petite rivière d’Anapus. Ce marais, ancienne lagune à demi comblée par les alluvions, et sur lequel plane toujours la mal’aria, se termine au Grand-Port, que la mer a formé entre le promontoire du sud, Plemmyrium, et celui du nord, l’Achradine ou le quartier des poiriers sauvages. Ce port, de forme ovale et d’une circonférence de 8 kilomètres, était d’une excellente tenue pour les navires ; encore aujourd’hui, il est un des meilleurs de la Sicile. Une île, Ortygie, en défendait l’entrée qui, large d’environ 1100 mètres, pouvait être en partie battue par les balistes et les catapultes de cette forteresse. Un port plus petit, mais suffisant pour la marine des anciens, séparait Ortygie du continent ; sur l’étroit canal qui le terminait à l’ouest on avait pu jeter un pont. Un troisième, celui de Trogile, s’ouvrait au nord, au pied des escarpements de l’Hexapyle (les Six-Portes), de sorte que les navires abordaient à Syracuse presque par tous les vents.

La ville occupait le promontoire du nord, vaste triangle dont Achradine était la base et Épipole le sommet. Comme Ortygie, Achradine avait ses fortifications particulières qui la séparaient des quartiers bas, Neapolis, Temenitus, Tycha, et un important ouvrage, le fort Euryale, couronnait l’extrémité des hauteurs d’Épipole.

Marcellus établit ses magasins et ses réserves au lieu où les Carthaginois avaient si souvent campé, sur une colline qui portait un temple de Jupiter Olympien. Là, il était couvert par la plaine marécageuse de l’Anapus et en communication avec sa flotte qui, maîtresse du Grand-Port, menaçait l’Achradine. L’attaque sérieuse se fit pourtant de l’autre côté de la ville, vers l’Hexapyle, où aboutissait la route de Leontini et de Mégare.

Par sa position sur un promontoire montagneux qu’enveloppent des marais et la mer, par ses hautes murailles, assise sur le roc ou plongeant dans la mer, par les soins constants d’Hiéron à remplir ses magasins de vivres, ses arsenaux d’armes et de machines, Syracuse semblait inexpugnable, et elle avait Archimède ! Ce grand géomètre consentit, pour sauver sa patrie, à descendre des fauteurs de la spéculation à l’application pratique. Il couvrit les mur de machines nouvelles, qui lançaient au loin d’énormes quartiers de roc. Si les vaisseaux romains s’approchaient du rempart, une main de fer les saisissait, les enlevait et les laissait retomber sur les bas-fonds, où ils se brisaient. S’ils se tenaient au large, des miroirs habilement disposés y portaient l’incendie[28]. Carthage, d’ailleurs, montrait cette fois un empressement intéressé à seconder les projets d’Annibal. Dès qu’il lui eut offert de reconquérir l’île tant regrettée, elle y envoya trente mille hommes, qui prirent Agrigente, Héraclée, Murgance, où Marcellus avait établi ses magasins, et entraînèrent la défection de soixante-cinq villes. Les Romains ne conservèrent que les places du littoral et Henna, au centre de l’île, encore fut-ce au prix d’une trahison. Cette ville, placée au sommet d’une montagne escarpée, était inexpugnable mais ses habitants, d’intelligence avec Imilcon, voulaient lui livrer la place. Pinarius, qui y commandait, faisait si bonne garde, que, désespérant de tromper sa vigilance, les Hennéens essayèrent de l’intimider. Ils lui réclamèrent avec hauteur les clefs des portes. Mon général rue les a confiées, répondit-il, je ne les rendrai qu’à lui seul. Et comme ils insistaient, il leur déclama qu’il voulait avoir le sentiraient du peuple entier ; qu’ils avaient donc à convoquer l’assemblée générale, et que lit il leur ferait connaître sa résolution dernière. Le lendemain, toute la ville se rend au théâtre. Pinarius y vient ; pendant qu’il parle, ses soldats arrivent comme en curieux à toutes les issues et aux degrés supérieurs ; sur un signe de Pinarius, ils se précipitent sur la foule sans armes : tout fut égorgé. Avant l’action, Pinarius avait fait cette prière à Cérès et à Proserpine, les déesses poliades d’Henna : Ô vous, Cérès vénérable, vous Proserpine et vous tous, dieux du ciel et de l’enfer qui habitez cette ville, ces lacs, ces bois sacrés, soyez-nous bienveillants et propices, s’il est vrai que c’est pour éviter une trahison, et non pour en commettre une, que nous prenons cette résolution.

Pinarius, en vrai Romain, croyait de bonne foi s’être mis en règle avec les dieux et sa conscience par cette prière, et deux siècles plus tard Tite-Live pensait encore comme lui : Henna, dit-il, nous fut ainsi conservée par un coup de main coupable oui nécessaire (XXIV, 39).

La chute ou la délivrance de Syracuse pouvaient seules décider du sort de la Sicile. Toutes les forces des deux partis se concentrèrent sur ce point.

Archimède avait contraint Marcellus à changer le siège en blocus, et les flottes carthaginoises ravitaillaient sans cesse la place. Malgré des privations et une fatigue extrêmes, malgré une peste qui décima les troupes, malgré les provocations d’Imilcon et d’Hippocrate, le proconsul, couvert par ses lignes, attendit, avec une patience digne de Fabius, que quelque trahison, inévitable dans une ville qui renfermait tant de partis et d’étrangers, lui livrât Syracuse. Plus d’une fois l’occasion se présenta et fut déjouée par l’activité d’Épicyde. Un jour enfin, en 212, des transfuges vinrent annoncer que le lendemain le peuple allait célébrer par de bruyantes orgies la fête de Diane. Un soldat, en comptant les briques qui formaient le mur voisin du port Trogile, avait calculé sa hauteur. Des échelles, construites d’après cette donnée, servirent à une escalade nocturne ; deux des cinq quartiers fortifiés, l’Hexapyle et l’Épipole, furent enlevés sans résistance à la faveur du désordre de cette nuit de débauche. Neapolis et Tyché ouvrirent leurs portes ; le fort Euryale, la clef de Syracuse, fut livré par son commandant. Mais Épicyde continua de se défendre dans l’Achradine et l’île d’Ortygie. Carthage envoya des armées, que la peste détruisit, et des flottes, qui n’osèrent affronter les galères romaines. Durant plusieurs mois, Marcellus fut comme assiégé dans Syracuse à demi conquise. Enfin Épicyde, à bout d’espérance, s’enfuit à Agrigente, et un mercenaire espagnol livra une porte de l’Achradine où toute l’armée romaine se précipita[29]. Archimède, malgré les recommandations de Marcellus, fut tué par un soldat. Absorbé dans ses méditations, il n’avait pas entendu l’ordre du légionnaire de le suivre devant son général. Parmi les trophées rapportés à Rome par le vainqueur se trouva la sphère du grand géomètre.

Tite-Live vante l’humanité de Marcellus[30] ; suivant des récits plus vraisemblables, Syracuse fut livrée aux soldats, et les habitants, dépouillés de leurs terres, auraient envié le sort de leurs esclaves ; défense fut faite, comme au temps de Denys l’Ancien, de résider dans l’île d’Ortygie, d’où l’on tenait le reste de la ville[31] (212).

Syracuse tombée, Carthage réduisit ses efforts à défendre en Sicile les places qui s’étaient déclarées contre Rome. Mutine, élève d’Annibal, infligea deus échecs à Marcellus sur les bords de l’Himère ; c’était un Libyphénicien : Hannon. l’éloigna et fut battu. Aigri par de nouvelles injustices, Mutine livra au consul Lævinus la forte ville d’Agrigente dont les principaux citoyens furent mis à mort et le reste vendu : les Carthaginois, qui n’avaient plus que quelques mauvaises places, quittèrent l’île pour la dernière fois. Lævinus désarma les Siciliens, récompensa les partisans de Rome, punit cruellement ceux de Carthage et les contraignit tous à tourner leurs soins vers l’agriculture pour nourrir Rome affamée[32] (210).

En Sicile comme en Grèce, les plans d’Annibal avaient échoué ; en Sardaigne, les Carthaginois n’osaient plus reparaître ; en Espagne, Asdrubal et Magon ne pouvaient arriver jusqu’aux Pyrénées ; en Italie, les Gaulois oubliaient la guerre Punique, et Capoue, toujours bloquée, allait expier sa trahison. Retiré lui-même dans l’Apulie, Annibal n’espérait plus rien que de l’épuisement et de la lassitude de Rome. Mais Rome était un prodige de constance et d’habileté ; a l’alliance de Philippe et de Syracuse, elle avait opposé celle des Celtibériens, de Syphax, le roi numide, de Ptolémée et d’une partie des Grecs ; en l’année 213, elle tint vingt légions sous les drapeaux ; en 212 et 211, elle en eut vingt-trois. Par la prise d’Arpi, où mille hommes de cette précieuse cavalerie qui faisait la force du Carthaginois passèrent aux Romains, par celle de plusieurs places de la Lucanie et du Bruttium, Annibal se trouva resserré si étroitement, que le sénat se hasarda à rappeler les deux armées consulaires pour les envoyer contre Capoue. Les Romains n’avaient voulu sérieusement attaque cette ville que le jour où ils seraient assez forts pour tirer d’elle une éclatante vengeance.

Annibal semblait abattu ; tout à coup il sort de son repos et réparait plus menaçant, plus terrible. Il frappe des coups répétés, surprend Tarente[33], fait rentrer dans son parti la plupart des peuples de la Lucanie et du Bruttium, et, ce qu’après Trasimène, après Cannes, il n’avait osé faire, il va le tenter. Du haut de leurs murailles, les Romains le verront camper à 40 stades de leurs murs. C’est qu’il faut sauver ses plus fidèles alliés et profiter de la confiance qui est revenue aux généraux romains.

Le sénat avait exigé de Tarente des otages que l’on tenait enfermés à Rome dans l’atrium du temple de la Liberté. Ils gagnèrent deux de leurs gardiens et s’enfuirent, mais furent repris avant d’avoir dépassé Terracine. Le peuple, en ce moment, frappé de terreurs superstitieuses, n’était pas enclin à la miséricorde. Les temples de la Fortune et de l’Espérance venaient de brûler, et l’on annonçait de divers côtés quantité de prodiges menaçants. D’ailleurs, cette fuite q ‘avait préparée un ambassadeur de Tarente était l’indice d’une prochaine défection : les otages furent battus de verges et précipités du roc tarpéien. Ils appartenaient aux meilleures familles de leur cité. Treize jeunes nobles, à leur tête Philemenus et Nicon, formèrent le projet de les venger en livrant Tarente aux Carthaginois, qui campaient dans le voisinage. Sous prétexte d’une chasse, ils sortirent de la ville avec des épieux, des filets et des chiens, allèrent trouver Annibal et lui révélèrent leur dessein. Plusieurs fois ils renouvelèrent ce manège ; comme ils revenaient toujours avec beaucoup de gibier qu’Annibal faisait réunir sur leur route, on ne concevait dans la ville aucun soupçon, et ils eurent le temps d’arrêter toutes les conditions du traité : Tarente gardera ses lois, ses biens et sa liberté avec exemption de tout tribut ; elle ne recevra point, malgré elle, de garnison carthaginoise, mais elle livrera la garnison romaine.

Une nuit, Philemenus, arrivé prés d’une des portes de la ville, fait le signal habituel pour qu’on lui ouvre. Il entre, précédé de deux hommes qui portent un énorme sanglier. Tandis que les gardes admirent la grosseur de l’animal, Philemenus et les soldats qui le suivent en silence se jettent sur eux et les égorgent. Annibal approchait en même temps d’un autre côté. Arrivé sans bruit à peu de distance de l’enceinte, il allume un feu qui jette une flamme vive et s’éteint aussitôt. Pareil signal est fait de l’intérieur : c’était Nicon et les autres conjurés qui lui répondaient. Ils surprennent les gardes, ouvrent la porte, et Annibal pénètre dans la ville. Tous les Romains qui n’eurent pas le temps de se réfugier dans la citadelle furent massacrés. Cette citadelle, établie sur une presqu’île rocheuse que la mer entourait de plusieurs côtés, était très forte, et un mur précédé d’un fossé large et profond la séparait de la ville. Pour la prendre, il aurait fallu un siège régulier, par conséquent un temps considérable, et Annibal n’en avait pas, car les cris de détresse des Campaniens arrivaient en ce moment jusqu’à lui (212).

Capoue n’avait tiré aucun avantage de son alliance avec Annibal. Cernée par les cités voisines que Rome avait gardées dans son alliance, menacée par les légions qui s’étaient établies à peu de distance, elle voyait son commerce perdu, son agriculture ruinée, et au milieu des plus fertiles campagnes de l’Italie, elle était réduite à demander des vivres aux Carthaginois. Annibal, que retenait le siége de la citadelle de Tarente, chargea Magon, un de ses habiles lieutenants, de ravitailler Capoue. Mais les colons de Bénévent donnèrent avis de sa marche an consul Fulvius campé près de là, à Bovianum, et Magon, surpris, perdit treize mille hommes avec tout son convoi. Il fallait détruire le mauvais effet de cette défaite ; Annibal se dirigea lui-même sur Capoue dont personne n’osa lui barrer la route. Deux mille cavaliers qui le précédaient chassèrent les fourrageurs romains des environs de la ville et, à la seule nouvelle de son approche, les consuls reculèrent ; Fun se replia sur Cumes, l’autre du côté de l’Apulie. Il se met à la poursuite de celui-ci et se venge de n’avoir pu l’atteindre sur le centurion Penula, auquel on avait confié quinze mille hommes dont pas un n’échappa, sur le préteur Fulvius, qui en perdit seize mille près d’Herdonée. Un peu plus tôt, Gracchus attire par un Lucanien dans une embuscade y avait péri, et son armée d’esclaves s’était dispersée[34] (211). Quelques mois auparavant, les Scipions avaient été vaincus et tués en Espagne. La prise de Syracuse ne compensait pas tant de désastres.

Les Romains se hâtèrent de revenir à la prudente temporisation de Fabius ; mais, avec leur ténacité habituelle, ils recommencèrent le blocus de Capoue. Dès qu’Annibal eût quitté la Campanie, les deux consuls et un préteur, au moins seize mille hommes, prirent leurs dispositions pour en finir avec ce peuple qui avait osé donner le signal des défections, et, afin de n4ce pas troublé dans leur couvre de vengeance, ils s’enfermèrent comme dans une forteresse, en élevant un double mur précédé d’un fossé qui mit le camp à l’abri des sorties et des attaques du dehors. L’approvisionnement de ce camp retranché fût assuré par les arrivages de Sardaigne et de l’Étrurie. Les vivres débarqués à Pouzzoles ou à l’embouchure du Vulturne remontaient par cette rivière jusqu’à la forte ville de Casilinum, où étaient les magasins de l’armée.

Le sénat avait encore quelques anis dans Capoue ; en 213, de jeunes nobles, ait nombre de cent douze, étaient passés dans les lignes romaines ; il espéra provoquer en 211 de nouvelles désertions. Les travaux d’investissement n’étaient pas achevés qu’un fécial vint apporter aux Capouans cette déclaration :

Ceux qui, avant les ides de mars, quitteront la ville, conserveront leur liberté et leurs biens.

C’était annoncer le sort réservé aux autres. Ceux-ci le savaient bien et les meneurs du parti populaire, qui étaient maîtres de Capoue, n’avaient nulle espérance que Rome oubliât leur trahison. Aussi avaient-ils organisé un système de terreur et mis à la tête de la cité, comme meddix tuticus, un homme obscur, adoré de la populace, à cause de ses déclamations contre la richesse et les trahisons des grands. Personne n’osa répondre au suprême appel du sénat. Un incident, qui fait penser aux combats singuliers du moyen âge, montre même que certains nobles avaient besoin de faire parade de leur dévouement patriotique. Un Romain, Quinctius Crispinus, avait eu pour hôte le Campanien Badius, qu’avant la défection de Capoue il avait soigné dans sa maison durant une maladie. Un jour, Badius se présente aux avant-postes ; il appelle Crispinus et lui dit : Je te défie au combat ; montons à cheval en écartant tout le monde et voyons qui, de nous deux, est le meilleur guerrier. Le Romain lui répond qu’il y a entre eux des liens d’hospitalité et que, s’il le rencontrait, fût-ce dans la mêlée, il se détournerait pour ne pas souiller sa main du sang d’un hôte. Tu as peur, lui crie Badius, tu n’es qu’un lâche. A ces outrages, Crispinus court demander au général la permission de combattre hors des rangs, puis il saisit ses armes, l’élance sur Badius, le perce à l’épaule gauche, au-dessus du bouclier et le renverse de cheval ; mais tandis qu’il saute à terre pour achever son ennemi, celui-ci se réfugie au milieu des siens. Crispinus ramenant au camp le cheval et les armes du vaincu fut reçu par les cris joyeux de ses compagnons. Ce fut un présage, dit le pieux Tite-Live ; cette issue du combat releva le courage des uns et abattit l’audace des autres.

Ces escarmouches autour de Capoue donnèrent lieu à une nouveauté militaire. Le centurion Q. Novius imagina de dresser des vélites, choisis parmi les plus vigoureux et les plus lestes, à combattre au milieu de la cavalerie. Armés d’un bouclier court et de sept javelots acérés, ils partaient en croupe derrière un cavalier et, à la rencontre, de l’ennemi, sautaient à terre. Les Campaniens avaient alors à combattre à la fois des fantassins, dont les traits rapides blessaient ou tuaient beaucoup d’hommes et de chevaux, et des cavaliers qui poussaient une charge à fond sur leurs adversaires ç demi rompus. Depuis ce jour, ajoute Tite-Live la cavalerie romain eut la supériorité sur celle de Capoue[35].

Annibal était retourné à Tarente pour presser le siège de la citadelle, et, comme il ne connaissait pas mieux que les Romains l’art, déjà si bien pratiqué par les Grecs, de prendre une place de vive force, la citadelle résistait toujours. il essaya de se dédommager par la prise de Brindes, qui lui eût donné un bon port sur l’Adriatique ; il échoua encore. Averti par des Numides qui avaient réussi à franchir les lignes romaines que Capoue était à bout de forces, il revint sur cette ville, et, lorsque les habitants virent la cime du mont Tifata couronnée par les troupes du général invaincu, ils se crurent sauvés. Nais il se heurta vainement contre les retranchements romains. Il avait trente-trois éléphants ; quelques-uns, tués au pied du mur, comblèrent le fossé de leurs corps : c’était un pont, et une cohorte espagnole parvint à le franchir ; mais les assaillants furent rejetés en bas du rempart, une sortie des assiégés fut, en même temps repoussée. Annibal ne pouvant vivre dans ce pays épuisé, ni, par conséquent, rester en face de ce camp inexpugnable, conçut l’audacieux projet de délivrer Capoue, en pénétrant dans Rome même par surprise. Il était depuis cinq jours au voisinage des légions ; à peine la sixième nuit avait-elle enveloppé les deux camps de son ombre, qu’il part silencieusement, laissant dans le sien tous les feux allumés. Précédé de ses Numides, qui éclairent la marche et arrêtent tous les courriers, il avance à grandes journées par le Samnium[36]. Les voies Appienne et Latine sont plus courtes, mais plus fréquentées, et il veut arriver avant qu’on sache qu’il est parti. Ou Rome sans défense succombera, ou Appius, rappelé de Capoue au secours de la capitale, se fera battre en chemin ; s’il ne prend que la moitié de ses troupes pour ne pas abandonner le siège, Annibal écrasera plus facilement le secours ou le laissera passer pour courir au camp et l’emporter. Dans tous les cas, Capoue sera délivrée. Tout était compté dans ce plan, excepté la constance romaine. Quand Annibal parut[37], le sénat ne rappela pas une cohorte ; le peuple entier courut aux murailles[38], et deux légions nouvelles, qu’on exerçait dans la ville, sortirent audacieusement à la rencontre de l’ennemi. Je voudrais croire ce que Tite-Live ajoute, qu’on expédia le m8me jour un corps de cavalerie à l’armée d’Espagne et que le terrain où campait le Carthaginois, mis aux enchères dans le Forum, trouva preneur au prix habituel ; mais le départ des cavaliers eût été une imprudence et la vente une bravade que les Romains n’étaient pas en humeur de faire.

Pour Annibal, le coup sur Rome était manqué ; mais sans doute Appius arrivait : il l’attendit cinq jours, en répandant tout autour de la ville une effroyable dévastation. Quand, suivant ses calculs, il crut Appius à moitié chemin de Rome, il précipita son retour sur Capoue par la voie la plus courte (la via Latina), laissant les consuls et leurs recrues s’enorgueillir de le voir fuir devant eux. Mais les Romains n’avaient pas lâché leur proie ; Appius était resté dans ses lignes ! Au moins, il se vengea sur ceux qui le suivaient : une nuit il surprit leur camp et en tua un grand nombre, puis il s’enfuit jusqu’à Rhegium, pour ne pas entendre les cris de désespoir de cette ville qu’il n’avait pu sauver.

Quand les descendants des Romains de l’âge héroïque cherchèrent, aux environs de leur ville, le lieu ou le terrible Carthaginois s’était arrêté, ils ne trouvèrent pas d’endroit plus propice pour son armée que le mont Albain dont les volcans avaient autrefois ébranlé l’Italie entière ; une prairie qui descend au cratère du monte Albano, au-dessous de Rocca di Papa, devint et est resté le camp d’Annibal. De ces hauteurs (Castel Gandolfo) couvertes d’arbres huit fois séculaires, dont les aïeux ont certainement abrité le héros, il a pu contempler, à ses pieds, la plaine latine, les sept collines et la forte enceinte de Servius, qui mettait ce peuple, indomptable à l’abri de ses coups.

Festus prétend que les Romains, tout fiers de ce qu’Annibal avait reculé si loin après avoir tant osé, bâtirent en avant de la porte Capène un temple au Ridicule. On voit en effet dans le voisinage du cirque de Caracalla quelques ruines qui portent ce nom. Mais le deus Rediculus ne fut d’abord que le dieu qui ramène en arrière, redire[39] : les Romains ne riaient pas d’Annibal.

Capoue ouvrit ses portes (211). Le châtiment fut terrible. Avant l’entrée des Romains, trente des sénateurs, réunis chez l’un d’eux, Vibius Virrius, s’étaient fait préparer un festin avec ce qui restait de falerne et des provisions du siège. A la dernière coupe, ils se donnèrent l’adieu suprême : elle était empoisonnée. Les autres comptaient sur la générosité des Romains, et Tite-Live prétend que le sénat avait décidé qu’il leur serait fait grâce, mais que le proconsul, prévenant le messager, porteur de la bonne nouvelle, ordonna l’exécution avant d’ouvrir la dépêche. C’est mal connaître la dureté romaine et les mœurs du temps : les Capouans allaient souffrir ce que leurs ennemis auraient souffert s’ils étaient tombés dans leurs mains. Soixante-dix sénateurs furent décapités. A la fin de l’exécution, raconte l’historien, un Campanien, Jubellius Taurea, s’approche de Fulvius et lui crie à haute voix : Puisque tu es si altéré de notre sang, que ne me fais-tu frapper de ta hache, afin que tu puisses te vanter d’avoir une fois tué un homme plus brave que toi !Je le ferais volontiers, répondit Fulvius ; mais un décret du sénat s’y oppose. - Eh bien, moi, répond Jubellius, je vais te montrer ce que ne serais pas capable de faire ; et il égorge sa femme, ses enfant, puis lui-même[40]. Trois cents nobles furent condamnés aux fers, tout le peuple vendu, la ville et son territoire déclarés propriété romaine. Quelques sénateurs auraient voulu effacer jusqu’au dernier vestige de cette cité qui avait rêvé la domination de Phalie. Pella et Calatia eurent le même sort. Ces fertiles campagnes ne seront, pour longtemps, habitées que par de pauvres laboureurs ou par les fermiers et les troupeaux d’esclaves de la noblesse romaine, et dans ces lieux où s’élevaient de florissantes cités on ne connaîtra plus ce qui était l’orgueil et la joie des anciens : la vie municipale. Plus de curie, plus de magistrats, plus d’assemblée publique : la riche et glorieuse Capoue fut réduite à n’être qu’un repaire de laboureurs, receptaculum aratorum, un entrepôt pour les moissons, locus condendis fructibus. Chaque année, un préfet y apportera la loi et la volonté de Rome[41]. Tel était le terrible droit de la guerre antique. Il faisait bien des victimes, mais il faisait aussi les résistances indomptables et le patriotisme ardent, farouche, d’un Jubellius Taurea.

Les fils de quelques-uns des sénateurs égorgés à Capoue essayèrent de venger leurs pères et leur patrie. La veille d5une fête de Minerve ils mirent le feu dans Rome en plusieurs points du Forum. Une nuit et un jour l’incendie courut par la ville, et elle eût été consumée tout entière si un esclave n’avait dénoncé le complot et fait arrêter les incendiaires. L’entrée de Rome fut interdite à tous les Campaniens.

L’année suivante (210), les levées furent difficiles ; déjà en 213 il avait fallu envoyer des commissaires chez les alliés pour enrôler les jeunes gens ayant l’âge du service. Cette fois on ne put réunir que vingt et une légions, et pour équiper la flotte de Lævinus, destinée à la Sicile, les sénateurs portèrent au trésor tout ce qu’ils possédaient d’or, d’argent et d’airain. L’un des nouveaux consuls était Marcellus. A son retour de Sicile avec les dépouilles de Syracuse, il avait demandé le triomphe et n’avait obtenu que l’ovation. Il espérait, cette année, de plus glorieux succès. Celui qui a su vaincre le Carthaginois après Cannes, écrivait-il au sénat, ne laissera pas cet homme s’applaudir longtemps de sa dernière victoire. Il débuta heureusement par la reprise de Salapie, dont la garnison carthaginoise, cinq cents Numides, fut égorgée. À ce moment Annibal tuait, aux environs d’Herdonée, un préteur et treize mille légionnaires ; c’était la seconde fois qu’il était vainqueur près de cette ville. Il semblait qu’il aurait dû respecter ce témoin de ses deux victoires. Mais les habitants avaient appelé Fulvius lui aussi, il voulut donner une leçon sanglante aux défectionnaires les partisans des Romains furent mi à mort, la ville détruite et ses citoyens transportés à Thurium et à Métaponte. Marcellus courut à lui jusqu’à Numistro ; malgré ses promesses, le combat resta indécis ; toutefois l’armée romaine garda le champ de bataille et put brûler ses morts, ce qui permettait aux Romains de parler de cette rencontre comme d’une victoire. Un écrivain postérieur, moins préoccupé que Tite-Live de la gloire des familles romaines et de l’honneur de Marcellus, dit qu’Annibal avait su se placer entre deux sentiers profonds qui couvrirent ses ailes et, qu’il avait forcé le consul à reculer[42]. Une escadre qui voulait ravitailler la citadelle de Tarente fut aussi détruite ; les braves gens, enfermés dans la place, n’en continuèrent pas moins leur résistance héroïque et, par des sorties heureuses, tinrent la molle cité en de continuelles alarmes. La situation restait donc la même. Cependant Rome se relevait lentement ; rien n’avait compensé pour Annibal la perte de Capoue et de la Sicile ; Scipion réorganisait en Espagne l’armée romaine ; les Carthaginois, chassés du Samnium et de la Campanie, n’avaient pas une grande ville où s’appuyer, et leur redoutable chef n’était protégé, hors de l’enceinte de son camp, que par l’effroi qu’il inspirait à ses adversaires.

L’année 209 ramena le Temporiseur au consulat. Tandis que son collègue Fulvius couvrait, à Bénévent, la Campanie et le Samnium tandis que la garnison de Rhegium attirait à l’extrémité du Bruttium l’attention des lieutenants d’Annibal et que Marcellus l’arrêtait lui-même à Canusium par trois combats en trois jours, Fabius filait rapidement sur Tarente et couronnait dignement, par la reprise de cette ville, sa glorieuse vie militaire. Tarente fut traitée comme Capoue, trente mille de ses citoyens furent vendus[43], et Fabius versa 3000 talents dans le trésor. La même année, Scipion entrait dans Carthagène.

Le sénat pratiquait déjà la politique résumée par le poète ...parcere subjectis et debellare superbos : Tarente et Capoue étaient rudement châtiées à raison de leur importance ; mais le terrible exécuteur des ordres du sénat contre Capoue, Fulvius, recevait avec bonté les Hirpins, les Lucaniens, les Volcentes, se contentant de leur reprocher doucement les torts qu’ils venaient de réparer. On voulait encourager la trahison[44] : ces peuples avaient livré les garnisons carthaginoises de leurs villes. Par cette habile modération, Fulvius faillit gagner tout le Bruttium[45].

L’année suivante (208), Marcellus, encore une fois consul, et son collègue Crispinus se crurent en état d’accabler Annibal, qui ne possédait plus en Apulie une place forte. Le Carthaginois leur tendit un piège, et, dans une reconnaissance, Marcellus périt avec les principaux officiers de l’armée. Brave soldat, dit Annibal en voyant son cadavre, mais pauvre capitaine. Cependant il lui fit de pompeuses funérailles et posa sur l’urne qui renfermait ses cendres une couronne d’or qu’il envoya plus tard au fils de son ancien adversaire[46]. Crispinus, grièvement blessé, avait eu le temps d’avertir les villes voisines qu’Annibal, possesseur de l’anneau de Marcellus, essayerait de les surprendre. Cette précaution réussit, et, dans une tentative sur Salapie, Annibal perdit six cents hommes, mais il parvint à faire lever le siège de Locres, que les Romains avaient commencé, cette fois, avec des machines de guerre fournies par les Grecs de Sicile.

Cependant les alliés de Rome se lassaient de cette guerre meurtrière. Depuis onze années, Annibal était en Italie, manœuvrant avec des troupes peu nombreuses au travers de quatorze légions, se jouant des plus habiles consuls, et aussi libre de ses mouvements, au milieu de tant d’armées et de places ennemies, que si les Romains se fussent tenus cachés derrière leurs murailles. Ses victoires n’avaient put soulever contre eux l’Italie ni triompher de leur constance, mais celle des alliés fléchissait. Si les belliqueuses populations du centre ne faisaient entendre aucun murmure, au nord, les Étrusques et les Ombriens menaçaient d’une défection. Il fallut qu’on s’assurât du sénat d’Arretium et qu’une armée allât contenir ces peuples[47]. A Rome même, le nombre des citoyens était tombé de 270.000 à 137.000[48]. L’argent manquait pour la flotte et l’armée. Tout le monde rivalisa encore de générosité patriotique, et le sénat se résolut à mettre la main sur l’épargne conservée pour le moment des nécessités suprêmes. L’aurum vicesimarium, ou le 20e du prix des esclaves affranchis, avait produit, depuis le plébiscite de 357 qui avait établi cet impôt, une somme de 4.000 livres pesant d’or, laquelle vaudrait aujourd’hui 4.300.000 francs, mais qui valait alors bien davantage. A toutes les qualités politiques et militaires qui firent triompher Rome il faut, ajouter la sagesse prévoyante du plus grand peuple administrateur de l’antiquité qui avait préparé de si loin cette ressource pour les mauvais jours. Douze colonies venaient de déclarer qu’elles n’avaient plus ni soldats ni argent, et le sénat, saris force contre elles, s’était gardé d’ébruiter l’affaire. Heureusement, dix-huit autres donnèrent tout ce qui leur fut demandé ; ce dévouement, dit Tite-Live, sauva Nome encore une fois.

Leurs noms méritent d’être conservés et Rome aurait du les graver en lettres d’or aux murs de son Capitole. C’étaient les villes qui, pour la plupart, ayant senti de plus près les maux de 1a guerre, étaient plus ardentes à en souhaiter la fin : Signia, Norba, Saticula et Frégelles, dans le sud du Latium ; Cosa, Pæstum et Pontia, sur la mer Tyrrhénienne ; Lucérie et Venouse, en Apulie ; Bénévent, Æsernia, Spolète dans le Sarnnium ; Brindes, Hadria, Firmum et Ariminum qui, placées sur l’Adriatique, redoutaient les pirates carthaginois ; enfin les colonies du Pô, Crémone et Plaisance, dont Rome pouvait seule assurer l’existence. Celles qui avaient refusé leur concours é aient, au contraire, presque toutes, plus rapprochées de Rome : Nepete, Sutrium, Carseoli, et Narnia, au nord ; Albe, Ardée, Sora, Suessa, Circei, Interamna, Setia et Cales, au sud.

Au moment où éclataient parmi les alliés latins des signes menaçants de lassitude, Rome était exposée à de plus grands dangers que, tous ceux qu’elle avait jusqu’alors courus. P. Scipion, vainqueur en Espagne, avait laissé échapper Asdrubal, et celui-ci s’avançait sur les Alpes avec une armée grossie en chemin par de nombreux mercenaires gaulois. Averti par le bruit public, Annibal réunit toutes ses garnisons éparses dans le Bruttium, et marcha par l’Apulie à la rencontre de son frère. A Rome, pour faire face au péril, on annula l’exemption dont jouissaient les colonies maritimes, on rappela les volontaires licenciés (volones), et l’on fit venir de Sicile et d’Espagne plusieurs corps d’élite : Scipion envoya dix mille hommes et mille cavaliers, le préteur de Sicile, quatre mille archers et frondeurs. En épuisant toutes les ressources, les consuls parvinrent à réunir cent mille légionnaires. Un camp fortifié en avant de Narnia ferma en outre la route de l’Ombrie sur Rome (207).

Des deux consuls, l’un, C. Claudius Néron, ne s’était pas encore signalé par d’éclatants exploits. Il avait servi sous Marcellus et en avait le bouillant courage avec une audace voisine de la témérité ; l’autre, Livius, condamné huit ans auparavant, au sortir du consulat, par un de ces jugements populaires que l’esprit de faction inspire, avait quitté Rome et vécu aux champs en solitaire irrité, souffrant des malheurs de son ingrate patrie, mais lui refusant le secours de son bras et de son expérience. Les censeurs triomphèrent enfin de cette douleur obstinée. Ils l’obligèrent à couper sa barbe, à changer ses vêtements de deuil et à venir reprendre sa place parmi les sénateurs qui lui imposèrent un second consulat. Néron et Livius étaient ennemis ; le péril public et les prières du sénat les réconcilièrent.

A l’approche des grands événements que l’année 207 allait voir s’accomplir, les présages funestes se multipliaient ; l’anxiété des esprits en faisait voir partout. A Carre, un vautour était entré dans le temple de Jupiter ; à Cumes, des rats avaient rongé les ornements d’or de la statue du dieu ; le lac de Bolsena avait roulé du sang ; des pierres tombaient du ciel, la foudre frappait les temples des dieux, les murs et les portes de la ville. Un monstre était né d’une matrone ; les augures, appelés d’Étrurie pour conjurer ce prodige fatal, déclarèrent que l’enfant ne devait pas toucher la terre ; qu’il fallait l’enfermer vivant dans un coffre et le jeter, loin du rivage, au sein de la mer profonde. Ce fut, du moins, le seul sacrifice humain que, cette fois, la superstition exigea, et, comme si un souffle de la Grèce eut passé sur Rome, des chœurs de jeunes filles, chantant par la ville des vers composés par le poète Andronicus, accomplirent les expiations. Après un pur et chaste sacrifice offert par les matrones, on partit du temple d’Apollon. Deux génisses blanches ouvraient la marche, derrière elles on portait deux statues de Juno Regina en bois de cyprès. Puis venaient vingt-sept jeunes filles parées de robes traînantes et chantant en l’honneur de la déesse des hymnes religieux. Les décemvirs[49] couronnés de lauriers et vêtus de la prétexte, suivaient le chœur des vierges. De la porte Carmentale le cortége se rendit au Forum, où les jeunes filles exécutèrent des danses sacrées dont leurs voix réglaient la cadence. (Tite-Live.)

Cependant Annibal cherchait à percer au travers des trois armées romaines qui, de Capoue, de Venouse et de Tarente, lui fermaient la route de la haute Italie. Néron avait plusieurs fois commandé la cavalerie d’une armée consulaire : il savait s’éclairer et dresser des embûches ; près de Grumentum, il tendit aux Carthaginois un piège où leur chef tomba, comme Annibal toutefois y pouvait tomber. Ce fut pour les Romains un succès, mais non pas une victoire. Après avoir reculé jusqu’à Métaponte, Annibal revint prendre position près de Canusium au voisinage du théâtre de sa plus brillante victoire, et il attendit dans un camp retranché les messagers de son frère.

Celui-ci avait heureusement franchi les Alpes et se trouvait dans la Cisalpine à la tète de cinquante-deux mille combattants, auxquels huit mille Ligures vinrent se joindre. Au lieu de précipiter sa marche pour conduire à son frère, ses soixante mille hommes, il s’arrêta au siège de Plaisance. Lorsque, reconnaissant sa faute et l’impossibilité d’enlever cette place, il s’avança enfin vers l’Ombrie, il était trop tard ; Livius lui barrait le passage, et Néron campait en face d’Annibal. Asdrubal avait chargé six cavaliers numides et gaulois de lettres pour son frère ; ils tombèrent dans les avant-postes de Néron. On avait tant donné à la prudence, que Néron fut tenté de demander la victoire à l’audace, et il prit la résolution la plus hardie de cette guerre, celle d’abandonner son camp sous les yeux d’Annibal et de conduire à son collègue dix mille de ses meilleurs soldats[50]. Ce plan n’était point aussi téméraire qu’on le pourrait croire. Annibal, à la suite de deux échecs, venait de faire, du golfe de Tarente au bord de l’Aufidus, une série de marches et de contremarches durant lesquelles il n’avait pu prendre son adversaire en flagrant délit de négligence ou de fausse manœuvre. Il était donc, à son tour, condamné à la prudence. Un camp romain n’était point facile à forcer. Le Carthaginois, si habile en rase campagne, ne savait pas enlever de vive force des retranchements solides Néron compta que les siens, même dégarnis de l’élite de ses légionnaires, résisteraient jusqu’à son retour. Il y laissait d’ailleurs des soldats qui avaient vu fuir Annibal, des armes, des munitions et une grande espérance. Pour gagner l’autre armée, il avait d’abord à franchir la plaine qui s’étend de l’Aufidus au Frento, entre la chaîne apennine et l’énorme masse du mont Gargan : c’était le point difficile de l’opération. Mais ait milieu se trouvait la forte place de Lucérie, à laquelle l’expédition pouvait au besoin s’appuyer ; au delà, elle entrait en pays ami, où le Carthaginois ne s’était jamais aventuré depuis Cannes. Il suffisait donc de dérober à l’ennemi une marche ou deux pour que le corps expéditionnaire fût, comme le camp, en sûreté.

Néron avertit le sénat de son dessein, ordonne aux deux légions de la ville d’aller occuper la forte position de Narnia qui ferme la vallée du Tibre ; à celle de Campanie de rentrer dans Rome ; aux habitants des pays qu’il va traverser de préparer sur la route des vivres et des chariots. Le bruit qu’une nouvelle et formidable armée africaine allait encore porter dans leurs campagnes l’incendie, le meurtre et la servitude avait jeté l’épouvante dans les cœurs. Aussi obéit-on avec empressement aux ordres du consul. On courrait au-devant de ces soldats en qui l’on voyait les sauveurs de l’Italie, et chacun apportait ce qu’il possédait pour les hommes, pour les chevaux, de sorte que rien n’arrêtait la marche ; en six jours[51], ils firent plus de 400 kilomètres[52].

Néron rejoignit son collègue sur les bords du Métaure. Pour ne pas donner l’éveil à l’ennemi, il entra de nuit dans le camp dont l’enceinte ne fut pas agrandie, et ses soldats furent reçus sous la tente de leurs camarades. Mais, au matin, les trompettes sonnent deux fois : Asdrubal reconnaît à ce signe que les deux consuls sont réunis, et ses gardes avancés lui rapporte qu’on voit, dans le camp ennemi, de vieux boucliers, des chevaux amaigris, des visages hâlés comme par une marche récente. Il croit son frère vaincu, peut-être tué, et toutes les forces de Rome réunies contre lui ; il fuit, ses guides l’égarent, puis l’abandonnent ; les consuls l’atteignent, et il est obligé de recevoir la bataille dans un poste désavantageux. Néron, que dix années de combats contre Annibal ont initié à la tactique carthaginoise, tourne l’aile gauche d’Asdrubal, taille en pièces les Gaulois, et attaque par derrière les Espagnols, que Livius presse en face. Les historiens de Rome, voyant avec raison dans cette bataille les représailles de Cannes[53], voulurent que toute cette armée, il ne se fût pas échappé un homme : cinquante-six mille, disent-ils, tombèrent avec leur chef, qui, en digne fils d’Amilcar, se jeta au plus épais de la mêlée, quand il vit la victoire passer aux Romains.

La nuit même qui suivit le combat, Néron partit ; le treizième jour[54], il rentrait dans son camp (207). Le succès l’avait justifié. La tète d’Asdrubal, jetée dans les retranchements ennemis, apprit à Annibal la ruine de ses dernières espérances. Je reconnais là, lui fait-on dire amèrement, la fortune de Carthage. La fortune n’avait rien à faire en cette occurrence, lui seul avait manqué à son génie en manquant de vigilance.

Pendant que Néron accomplissait cette marche audacieuse, Rome était dans la plus cruelle anxiété. Les matrones remplissaient les temples et fatiguaient les dieux de leurs supplications ; les sénateurs ne quittaient pas la curie ; les citoyens, le Forum. Il semblait que tous les dangers jusqu’alors courus n’eussent rien été à côté de ce péril suprême. Enfin deux cavaliers apportent de Narnia la nouvelle d’une grande victoire. On doute encore, lorsqu’une lettre arrive du camp même. Le messager veut la remettre au préteur et pénétrer au sénat : la foule l’arrête et l’entraîne à la tribune, mais les magistrats interviennent, et ces hommes, aussi respectueux, dans leur joie, des vieilles coutumes nationales qu’ils l’ont souvent été dans leur colère, sacrifient une légitime impatience. La lettre est lue d’abord aux pères conscrits, puis au peuple ; elle annonçait l’arrivée de trois envoyés consulaires qui avaient assisté à la bataille. On se précipite à leur rencontre jusqu’au pont Milvius. On les suit au Forum, à la curie, et du haut de la tribune ils racontent tous les détails du grand événement. Quand ils disent combien d’ennemis sont tombés, que leur chef est, mort, que Néron porte sa tête à Annibal, un cri immense leur répond. Puis les uns courent aux temples remercier les dieux ; les autres, à leurs maisons pour répéter aux femmes, aux enfants, aux vieillards, à tous ceux qui n’ont pu entendre la bonne nouvelle, que Rome est définitivement sauvée et le Carthaginois vaincu.

Réfugié dans le Bruttium (Calabre), il y tint cinq années encore, jusqu’à ce que Scipion l’arrachât enfin de ce repaire inexpugnable en assiégeant Carthage.

Pour comprendre qu’Annibal ait pli tenir si longtemps en ce pays, il en faut connaître la conformation. La presqu’île des Calabres est montueuse et très accidentée.... L’Apennin s’y élève en brusque escarpements jusqu’au-dessus de la zone des bois. Le mont Pollino, d’où l’on domine à la fois les deux mers d’Ionie et d’Éolie, est plus haut que le Matese et que toutes les autres cimes du Napolitain ; le groupe dont il occupe le centre barre la presqu’île dans toute sa largeur, d’une mer à l’autre, et se prolonge au bord des eaux occidentales en un mur de rochers plus abrupts encore que ceux de la Ligurie et beaucoup plus inaccessibles à cause du manque complet de routes. Au sud, il s’ouvre en de beaux vallons boisés, où les habitants vont recueillir sur le tronc des frênes la manne médicinale qui s’expédie ensuite dans tous les pays du monde. La profonde vallée du Cratis limite, au sud et à l’est, ce premier massif et le sépare d’une deuxième, moins élevée, mais à la base plus étendue : c’est la Sila, dont les rochers de granit et de schiste, d’origine beaucoup plus ancienne que les Apennins, ont encore gardé la parure et, l’on pourrait dire, l’horreur de leurs grandes forêts.... Au sud de la Sila s’élève un troisième massif bien nommé l’Aspromonte. Énorme croupe à peine découpée en sommets distincts, mais rayée sur tout son pourtour de ravins rougeâtres où de furieux torrents roulent en hiver. L’âpre montagne, encore revêtue de ses bois, étale largement dans la mer Ionienne ses promontoires panachés de palmiers et disparaît enfin sous les flots, à la pointe désignée par les marins sous le nom de Partage des Vents (Spartivento)[55].

 

 

 

 



[1] Denys d’Halicarnasse. Le mur s’appuyait sur un terrassement intérieur large de 50 pieds.

[2] Tite-Live, XXII, 57. Pline (Hist. nat., XXX, 12) place en l’année 97 un sénatus-consulte qui abolit les sacrifices humains .... ne homo immolaretur.

[3] Polybe, III, 106, 118.

[4] Voyez ci-dessus, le chiffre des forces romaines en 225.

[5] Environ trois mille, suivant Polybe ; huit mille, d’après Tite-Live. On sait le récit peu vraisemblable du projet formé par les fugitifs de Cannes de chercher un asile chez les rois étrangers et que Scipion déjoua en menaçant d’égorger le premier qui parlerait de fuir. Polybe ne le connaît pas, bien qu’il raconte fort au long la jeunesse de Scipion. Après Cannes, Annibal avait encore renvoyé sans rançon ses prisonniers italiens.

[6] Tite-Live, XXII, 61.

[7] On lui conserva le commandement de l’armée d’Apulie ; il eut ensuite celui des légions du Picenum. En 203, il fut un des trois ambassadeurs envoyés à Philippe ; trois ans plus lard, il alla, dans la même qualité, en Afrique, puis conduisit, comme triumvir, une colonie à Venusia. Ces hautes charges et ce long crédit prouvent que le vaincu de Cannes n’était pas le démagogue de bas étage que Tite-Live a montré. Frontin (Stratagèmes, IV, 5 et 6) lui est favorable, mais Polybe (III, 116) le traite fort sévèrement.

[8] On a beaucoup exagéré, d’après Tite-Live, l’importance des défections qui suivirent la bataille de Cannes. Il dit, il est vrai, defecere.... Atellani, Galatini, Hirpini, Apulorum pars, Samnites prœter Pentrios, Bruttii omnes, Lucani : prœter hos Surrentini et Grœcorum omnis ferme ora, Tarentini, Metapontini, Crotonienses, Locrique et Cisalpini omnes Galli (XXII, 61). mais les livres suivants obligent de corriger ce passage. Dans l’Apulie on ne voit au pouvoir d’Annibal qu’Arpi, Salapia, Herdoniæ, Uxentum ; les grandes villes, Lucérie, Venouse et Canusium restent aux Romains. Par Samnites, il faut entendre seulement les Caudiniens et les Hirpins au milieu desquels Rome conserva Bénévent. Les Bruttiens comptaient ne travailler que pour eux-mêmes. Les Grecs du golfe de Tarente, loin de trahir, restèrent fidèles. Pétélie ne fut prise qu’après une résistance désespérée ; Crotone, Locres, Consentia, après un siège et en 215 ; Tarente ne fut surprise qu’en 212. Métaponte et Thurium ne firent défection qu’en 242 et 215 (XXV, 1 et 15), c’est-à-dire quand Annibal eut été rejeté de la Campanie sur la Grande-Grèce. Rhegium, Brindes et la Calabre restèrent toujours fidèles. Quant aux Cisalpins, la bataille de Cannes ne changea rien à leur situation. Tite-Live, oubliant lui-même ce qu’il a écrit au chapitre XXII, dit au chapitre XXVI, 1 : La défection de Capoue n’entraîna que celle de quelques peuples.

[9] Cicéron, de Leg. agr., II, 32.

[10] Ces trois cents cavaliers demandèrent la cité romaine qu’on leur accorda.

[11] Tite-Live, XXIII, 7-10. Brevi caput Italiœ omni Capuam fore (ibid., 10). Tite-Live ajoute (XXIII, 6) qu’au dire de plusieurs écrivains, avant de passer à Annibal, les Capouans avaient demandé à Rome qu’on partageât avec eux le consulat.

[12] Segniter otioseque gesta (Tite-Live, XXIII, 14).

[13] Tite-Live, XXIII, 17-20.

[14] Ibid.,               XXIII, 32.

[15] Montesquieu détruit d’un mot les longs raisonnements de Tite-Live : Les soldats d’Annibal, devenus riches après tant de victoires n’auraient-ils pas trouvé partout Capoue ?

[16] Ce traité est rapporté par Polybe et Tite-Live en des termes très différents : dans Polybe, c’est plutôt une alliance défensive ; dans Tite-Live, une alliance offensive. Mais le texte de Polybe porte à la fin : Έάν δέ δεxή άφελεϊν ή προσθεϊναι πρός τόνδε τόν όρxον, άφελοϋμεν... et plus haut : Βοηθήσετε δέ xαί ήμϊν ώς άν συμφωνάσωμεν (VII, 9). Le texte de Tite-Live, qui spécifie la nature des secours à fournir par Philipe, est peut-être cette addition. Le texte de Polybe étant un fragment isolé, on n’est pas en droit de dire que, d’après l’écrivain grec, il n’y a pas eu d’autres conventions entre Philippe et Annibal. Par ce traité, tout le butin devait appartenir à Annibal, Rome et l’Italie à Annibal et aux Carthaginois. Si le nom de Carthage est là, ce n’est évidemment qu’une formalité. Quant à Philippe, les Carthaginois devaient l’aider ensuite contre tous ses ennemis, et les conquêtes qu’ils feraient en commun en Grèce et dans les îles seraient pour lui. (Tite-Live, XXIII, 33.)

[17] Tite-Live, XXIII, 31.

[18] Lenormant, la Monnaie dans l’antiquité, t. I, p 247.

[19] Tite-Live, XXIII, 11, 18.

[20] Tertullien, Apologétique, 9.

[21] Tite-Live, XXIV, 7, 8, 9.

[22] Tite-Live, XXVI, 22. En 209, lutte de désintéressement entre sénat et les tribuns. (id., XXVII, 8.)

[23] Tite-Live, XXV, 1 et 3.

[24] Quelques villes samnites tenaient cependant encore pour Annibal. Maronée et Aternum chez les Marrucins. (Tite-Live, XXIV, 47.)

[25] Le traité avec les Étoliens réservait à ceux-ci toutes les villes qu’on prendrait ; aux Romains, tout  le butin.

[26] Tite-Live et Polybe sont, à cet égard, d’opinion contraire : nous suivons celle de Polybe.

[27] Nous retrouvons ici Polybe (VII, fr. 2). Il traite Hiéronyme moins mal que Tite-Live.

[28] Plutarque, Marcellus, 93-23. Polybe ni Tite-Live ne parlent de ces miroirs. Buffon, au dernier siècle, a répété cette expérience.

[29] Ces mercenaires espagnols furent récompensés par le don d’une ville, Murgance et son territoire. (Tite-Live, XXVI, 21.) Tous les transfuges repris furent décapités.

[30] Tite-Live, XXV, 40. Il dit cependant : urbs diripienda militi data (ibid., 31).

[31] Cicéron, II in Verr., V, 32, 38.

[32] La disette y était si grande, que le médimne de blé valait 15 drachmes, et que le sénat envoya jusqu’en Égypte demander des vivres à Ptolémée. (Polybe, IX, fr. 18.)

[33] Tite-Live, XXV, 17.

[34] Appien, VII, 35. Voyez, dans Tite-Live(XXV, 17), les honneurs qu’Annibal lui rendit, les danses espagnoles autour du bûcher, etc.

[35] Tite-Live, XXVI, 4. Je ne crois pas, comme Tite-Live semble le dire, que le corps des vélites fût alors créé ; je pense qu’il y eut seulement une partie d’entre eux dressés à un service nouveau. Les légions n’avaient pu se passer jusqu’à l’année 211 d’infanterie légère.

[36] Ici, comme partout, je suis Polybe (IX, fr. 2) de préférence à Tite-Live ; celui-ci fait passer Annibal, en marchant sur Rome, par la voie Latine. Mais il n’a compris que la moitié du plan d’Annibal. C’est au retour qu’il a dû prendre cette route. Du reste Tite-Live reconnaît que le vieil historien Cælius Antipater faisait passer Annibal de la Campanie dans le Samnium, et il ajoute (XXVI, 11) qu’on ne sait si ce fut à l’aller ou au retour qu’il prit cette route.

[37] A 4 lieues de Rome, sur les bords de l’Anio. Une fois il s’avança jusqu’à la porte Esquilin. Silius Italicus le montre contemplant du haut d’une colline l’immense cité ... lentus celcis adstans in collibus, intrat urbem oculis.... (XII, 488).

[38] Peu de temps auparavant on avait nommé des commissaires pour réparer les murailles et les tours.

[39] Ce dieu, vieille divinité pélasgique, s’appelait aussi Tutanus (Varron, ap. Nonnius, 33) ou le Protecteur, et il se confondit avec Priape que les matrones stériles imploraient. A titre de Fascinum il détournait les maléfices et les périls. Faunus était aussi un dieu protecteur.

[40] Valère Maxime, III, II, 24, 1.

[41] Cicéron, de Leg. agr., II, 52-55 ; Tite-Live, XXVI, 16.

[42] Frontin, Stratagèmes, II, 2, 6.

[43] Polybe, X, 1 ; Tite-Live, XXVII, 16 ; Plutarque, Fabius, 121 sq. ; Zonare, IX, 8.

[44] Ainsi le sénat avait accordé le droit de cité au Libyen Mutine et à l’Espagnol Mérie, qui avait livré l’Achradine. On retrouve Mutine commandant la cavalerie numide et les éléphants dans l’armée des Scipions, contre Antiochos, en 190. (Tite-Live, XXXVIII, 41.)

[45] Tite-Live, XXVII, 15.

[46] Le musée du Capitole a une statue qu’on dit être de Marcellus, mais le visage ne ressemble guère à celui des médailles.

[47] Varron, le vaincu de Cannes, la commandait. (Tite-Live, XXVII, 24.)

[48] Ce chiffre est très probablement faux, car les censeurs suivants trouvèrent 214.000 citoyens. (Tite-Live, XXIX, 37.) La population diminue moins qu’on ne pense durant les grandes guerres. En 1791, la population de la France était de 26.343.074 d’après le comité de la Constituante. En 1815, après vingt-cinq années de combats, elle s’étant accrue de 5 millions, et avait atteint le chiffre de 29.226.000 (recensement officiel).

[49] Decemviri sacris faciundis. Ils avaient la garde des livres sibyllins.

[50] Frontin, Stratagèmes, I, 1, 9. Tite-Live (XIVII, 45) dit six mille fantassins et mille cavaliers ; mais il ajoute plus loin que la troupe de Néron se grossit sur la route de vétérans et de volontaires.

[51] Peut-être sept, car il mit six jours pour revenir, et Tite-Live assure qu’au retour il marcha plus vite, citatiore quam inde venerat agmine (XXVII, 50).

[52] Il y a 285 milles romains, ou 422 kilomètres, entre le Métaure et Canusium, ce qui donne environ 70 kilomètres, soit 17 ½ de nos lieues communes, pour chacune des six étapes.

[53] Reddita œqua Cannensi clades... videbatur (Tite-Live, XXVII, 49). Polybe (XI, 5) dit seulement : άπέθανον... σύx έλάττους μυρίων. De la vente des prisonniers on tira plus de 300 talents. Cf. Horace, Carm., IV, IV, 4 :

Carthagini jam non ego nuntios

Mitlam superbos : occidit, occidit

Spes omnis et fortuna nostri

Nominis, Hasdrubale interempto.

[54] Peut-être le quatorzième.

[55] Élisée Reclus, Nouvelle Géographie universelle, tome 1er, page 485-6.