HISTOIRE DES ROMAINS

 

QUATRIÈME PÉRIODE — LES GUERRES PUNIQUES (264-201)

CHAPITRE XXII — ÉTAT INTÉRIEUR DE ROME DANS L’INTERVALLE DES DEUX GUERRES PUNIQUES.

 

 

I. — COMMENCEMENTS DE LA LITTÉRATURE ROMAINE. JEUX ET FÊTES POPULAIRES.

Pour rendre à l’Italie ses annexes naturelles, la Sicile, la Sardaigne et la Corse, et faire de ces îles les postes avancés du nouvel empire ; pour protéger son commerce contre les corsaires d’Illyrie, son repos et sa fortune contre les pirates de terre, cantonnés dans la Cisalpine, Rogne avait livré de nombreux combats et donné d’immortelles leçons de persévérance. De ces luttes terribles elle était sortie assurée de sa force et de la fidélité de ses sujets : ce temps est l’âge d’or de son existence républicain[1].

Cependant, depuis la guerre du Samnium, tout, mœurs, religion, organisation politique, avait fait un pas en avant. Les richesses trouvées dans le pillage de cités industrieuses et commerçantes, les tributs payés par la Sicile et Carthage, les idées acquises au contact de tant d’hommes et de choses, produisaient des nouveautés auxquelles les Romains s’habituaient insensiblement. Avant trois quarts de siècle, Rome ne sera plus dans Rome. Suivons ces lentes infiltrations de coutumes et d’idées étrangères qui vont modifier si profondément la société latino-sabine des premiers siècles. C’est dans l’étude de ces inévitables transformations que se trouvent l’intérêt et l’utilité de l’histoire.

La langue latine, instrument sonore, mais incomplet, conservait cette majesté impérative qui est si bien marquée dans les XII Tables et que, après la fluide éloquence de Cicéron et de Tite-Live, elle retrouvera dans la mâle concision de Tacite et des grands jurisconsultes de l’empire. Elle restait impropre à traduire les idées abstraites, que d’ailleurs ce peuple n’avait pas ; Aristote et Platon auraient eu peine à s’en servir.

Cependant, par l’usage même, elle s’assouplissait et perdait ses aspérités. Au forum, à la curie, Rome avait des orateurs écoutés. Dans les camps et jusque sur les champs de bataille, les généraux haranguaient leurs troupes pour convaincre avant de commander. Et il ne pouvait en être autrement dans un État républicain où la parole vaut l’épée par le bien et le mal qu’elle peut faire. L’éloquence avait même son dieu protecteur, Mercure, dont la statue dressée dans les villes sur la place publique, y présidait tout à la fois au commerce et aux délibérations.

L’usage des oraisons funèbres était fort ancien. On a lu un fragment de celle que Q. Metellus consacra au vainqueur de Panorme[2]. C’est un genre qui se perfectionnera rapidement : à la génération suivante le Temporiseur prononcera devant tout le peuple, en face du lit de mort de son fils, une harangue que Plutarque osera comparer à celles de Thucydide.

Un autre genre commençait aussi, qui se développera jusqu’à devenir une des gloires les plus pures de Rome. Le premier grand pontife plébéien Coruncanius, venait d’ouvrir une école de jurisprudence[3], c’est-à-dire d’expliquer la loi à tous ceux qui se présentaient, au lieu d’admettre, comme ses prédécesseurs, que les seuls patriciens qui comptaient briguer une place au collège des pontifes. Ces écoles se multiplieront, et il s’y formera la seule science que les Romains aient créée, le droit civil.

La tradition orale conservait beaucoup de choses, mais les besoins intellectuels étaient si bornés, que les récits de l’atrium et du foyer[4] suffisaient à une curiosité qui ne s’éveillait pas. Rome vécut cinq cents ans sans faire un livre ni un poème, pas même une de ces chansons de soldats, un de ces bandits guerriers qu’on trouve chez tous les peuples. La première pièce du Tarentin Livius Andronicus, qu’un consulaire avait affranchi, fut représentée en 240, pour la célébration des jeux romains ; celle du Campanien Nœvius parait être de 251, et, dans l’intervalle des deux guerres Puniques, Fabius Pictor commença ses livres d’Annales[5]. Ils débutaient à l’arrivée d’Énée dans le Latium, et le soldat de Trasimène les continua jusqu’aux événements dont il fut témoin[6]. Polybe, Tite-Live, Denys d’Halicarnasse et Dion Cassius faisaient cas de son ouvrage, où l’art manquait, avais où se trouvaient quantité de renseignements précieux pour la connaissance des institutions. Il l’avait écrit en grec, par dédain pour l’idiome vulgaire. On croit cependant qu’il en lit une traduction latine.

Il ne nous appartient pas d’étudier de prés ces premiers écrits : l’histoire littéraire ne nous intéresse que comme expression de l’état des mœurs et des esprits. Il suffira de marquer que le. moment où nous sommes est celui où, sous l’influence des grands événements qui s’accomplissent et par l’influence de la Grèce, qui gagne de proche en proche, le génie latin s’éveille enfin pour les choses de l’esprit.

Pourquoi ce long sommeil et ces débuts de la littérature laissés à des étrangers ? C’est que ce peuple aime par-dessus tout la force et l’adresse, et que, n’ayant aucun penchant pour l’idéal, ni l’imagination qui y porte, il ne voit que la réalité des choses et ne sait pas la cacher sous de gracieuses fictions. Qu’on ne lui parle pas de l’art d’Eschyle ou de Sophocle et des religieuses terreurs du théâtre athénien ; il lie s’émeut qu’en face de vraies douleurs, de sang sorti vivant de blessures qui vont donner la mort. Si on lui offrait les comédies d’Aristophane, il courrait bien vite aux jeux floraux et aux Atellanes, à l’amour brutal et à l’obscénité. Ce que les Grecs racontaient en vers indignés ou enveloppaient d’un mythe divin, il le, mettra en action sur la scène : Léda, par exemple, et le cygne adultère, ou l’immonde Pasiphaé, que représenteront les théâtres de l’empire.

Les Romains avaient assurément beaucoup de fêtes très graves, et dans leurs processions religieuses, des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles chantaient des hymnes pieux que toute oreille pouvait entendre. Tite-Live en mentionne plusieurs[7], et Catulle nous en a conservé un, mais qui est l’œuvre du poète[8] :

Nous qui sommes voués au culte de Diane, jeunes filles et jeunes garçons au cœur pur, nous célébrons ses louangés.

Ô puissante fille du grand Jupiter ! Toi qui règnes sur les monts et les forêts verdoyantes, sur les bocages mystérieux et les flots retentissants ;

Toi que les femmes invoquent dans les douleurs de l’enfantement ; toi encore, puissante Hécate, à qui le soleil prête sa lumière ;

Qui, dans ton cours mensuel, traces le cercle de l’année et remplis d’une moisson abondante la grange du laboureur rustique ;

Ô très sainte ! Sous quelque nom qu’il te plaise d’être invoquée, sois, comme toujours, secourable à l’antique race de Romulus...

Mais ces gens si pieux et habituellement si graves, étaient en même temps très grossiers. Ils aimaient, tout à la fois, le solennel et le grotesque. Lux pompes triomphales que nous nous représentons avec la triple majesté du sénat, du peuple et de l’armée, s’avançant entre deux rangées de temples, vers le Capitole aux cent marches, ils promenaient des pantins gigantesques et des masques, des Lamiæ aux dents aiguës, sortes de vampires du ventre desquels on tirait vivants les enfants qu’ils avaient dévorés[9], et Manducus, croquemitaine colossal, qui s’avançait avecques amples, larges et horrifiques maschoueres bien endentelées, tarit au-dessus comme au-dessoubs, lesquelles avecques l’engin d’une petite chorde cachie, l’on faisoyt l’une contre l’autre terrifiquement cliqueter[10]. Ces monstrueuses machines faisaient pleurer les enfants, crier les femmes, rire les hommes, et la fête était complète. Nous aimons le soldat qui, derrière le char triomphal, fait payer à son général, par des sarcasmes acérés, la rançon de sa gloire et qui, pour être plus libre en ses vers railleurs, se cache sous une peau de bouc et se couvre la tête d’une aigrette de poils hérissés[11]. Il nous plaît encore d’entendre l’esclave, chargé de tenir la couronne d’or au-dessus de la tête du triomphateur, lui murmurer à l’oreille : Souviens-toi que tu es homme[12]. Mais Petreia, la vieille femme ivre qui ouvre, en trébuchant, la marche du cortége, nous dégoûte, et les propos que Citeria, commère à la langue effilée, jette en passant aux spectateurs, ne nous amuseraient pas[13].

Ils amusaient beaucoup les Romains qui, du moment qu’ils cessaient d’être sérieux, voulaient le gros rire, les paroles salées et les mordantes épigrammes. Horace, un délicat, n’aimait pas ces improvisations hardies et bouffonnes qui, exprimées dans le plus libre des vers, le mètre saturnin, prenaient une apparence de littérature ; littérature très profane, il est vrai, mais si nationale en Italie, qu’elle y fait encore la joie du populaire, parfois même celle des lettrés. Les laboureurs d’autrefois, dit-il, hommes robustes et heureux à peu de frais, la moisson rentrée, se délassaient par des fêtes. Avec leurs serviteurs, leurs enfants et leur femme, ils offraient un porc à la Terre, du lait à Silvain, des fleurs et du vin au Génie du foyer. La licence fescennine, née dans ces fêtes, répandit en vers dialogués ses sarcasmes rustiques. Ce ne fut d’abord qu’un gai passe-temps, mais ce badinage finit par devenir méchant et assaillit les plus honorables familles. Ceux qu’avait déchirés cette dent cruelle firent rendre la loi[14] qui défendit, sous peine de châtiment, d’attaquer personne. On changea de manière, de peur du bâton[15]. Mais le bâton n’était pas toujours levé. D’ailleurs, quand Pasquino, qui est si vieux à Rome, se rangea, la noblesse y gagna peut-être, mais non pas le goût public ; durant des siècles, les vierges, au jour de leurs épousailles, eurent à entendre des vers fescennins qui leur faisaient monter la rougeur au front.

Les habitants d’Atella, en Campanie, se plaisaient à des farces grossières : lazzi et grimaces, coups de bâton et coups de pied, bons mots très roturiers et parfois très fins, allusions mordantes aux événements du jour et aux malheurs domestiques ; toute l’épopée, enfin, de la Comedia dell’arte des Italiens modernes, dont le héros, le très sémillant seigneur Pulcinella, descend en droite ligne de Maccus, le joyeux compère de la vieille Campanie. Quand les bouffons d’Atella, qui couraient l’Italie, arrivèrent à Rome, la gravité romaine se dérida si bien, que les citoyens qui laissaient aux histrions la représentation des pièces trop sévères de Livius Andronicus, jouèrent sous le masque les fables Atellanes, où l’on riait de tout. Il fut établi, dit Tite-Live, qu’on pût les jouer sans être exclu de sa tribu ni des légions (VII, 2).

La grande vogue des Atellanes est postérieure à l’époque qui nous occupe, mais les personnages avaient déjà leur costume et leur caractère traditionnels. Maccus était le vaurien à qui sa gourmandise et sa luxure attiraient de méchantes aventures ; Bucco, le parasite, mangeur effronté et habile qui savait toujours trouver un dîner ; Pappus, le vieil avare libidineux, en quête de sa femme et de son argent qu’on lui a dérobés, et Dossennus, un philosophe qui prêtait fort à rire par le contraste entre sa conduite et ses sentences. Vers fescennins, farces atellanes se mêlèrent dans les jeux scéniques. En 364, une peste désola Rome ; on recourut aux dieux, qui firent la sourde oreille, puis aux Étrusques, qui avaient la réputation de savoir conjurer les fléaux. Ils répondirent que les dieux seraient satisfaits si on les honorait par des jeux scéniques, et, pour que les Romains pussent célébrer ces jeux, ils leur envoyèrent en même temps des histrions qui exécutaient, au son de la flûte, des danses religieuses. La peste finissant alors, le remède parut efficace, et l’on suivit le conseil. De jeunes Romains apprirent les danses venues d’Étrurie et en coupèrent le rythme par des chants souvent improvisés, qu’on finit par relier à une action[16]. La comédie romaine était trouvée, mais elle rappela qu’elle était née sur les tréteaux jusqu’au jour ou un poète de génie, Plaute, s’en empara ou plutôt la relégua dans les carrefours, en produisant au théâtre la comédie grecque, qu’il sut faire assez romaine pour que nous y retrouvions çà et là les mœurs des Romains.

Les jeux floraux datent de l’époque où nous sommes. Ils furent institués en 258, pour obtenir de Flora, la déesse du printemps, que toutes les fleurs dont les campagnes étaient couvertes aux jours de sa fête[17] donnassent des fruits[18]. Déesse de la fécondité joyeuse, Flora n’inspirait pas de graves pensées ; ses jeux se célébraient avec de bruyants éclats et une liberté qui ne tarda guère à dépasser toute licence. Au siècle suivant, les danseuses de Flore paraîtront sans voiles devant les spectateurs, et Caton le Censeur, pour ne pas gêner les plaisirs du peuple qui n’osait, devant un si grave personnage, demander les tableaux vivants, sortira du théâtre avant que les almées s’y montrent[19]. Les poses et les paroles des mimes valaient les danses lascives des ballerines et, plus tard, en dépasseront l’indécence.

Les fêtes d’Anna Perenna, la déesse de la vie, étaient l’occasion de joyeuses réunions dans les prairies que le Tibre baigne de ses eaux éternelles (perennes). Dans ces festins, boire jusqu’à perdre la raison et y rappeler en vers très libres les mécomptes de Mars prenant une déesse décrépite pour la belle Minerve, étaient regardés comme des œuvres pies, et le soin de chanter la scabreuse histoire revenait aux jeunes filles[20].

La pudeur native de la femme s’effarouchait sans doute chez quelques-unes ; mais les anciens comprenaient ce sentiment autrement que nous ; ils ne le mettaient pas dans la sainte ignorance de la jeune fille, ils le mettaient dans la fidélité de l’épouse. Lucrèce était le modèle des matrones, et les noces uniques valaient un renom de chasteté à la femme univira[21]. Le fond du paganisme étant le culte de la vie, la transmettre devenait un devoir et un acte quasi religieux. On en voyait partout le symbole trop expressif, et l’on écoutait, sans que la vertu en fut troublée, les allusions qui y étaient faites ; comme du temps des trouvères et de Rabelais, de Molière et de La Fontaine, nos grand’mères entendaient bien des choses qui nous scandalisent aujourd’hui.

Les grands jeux romains étaient plus anciens ; on en faisait remonter l’institution au premier Tarquin. C’étaient des courses de char et des luttes au pugilat. Ils étaient célébrés dans le cirque Maxime, entre L’Aventin et le Palatin, en l’honneur des trois divinités poliades de Rome : Jupiter, Junon et Minerve. Les citoyens y assistaient, mais, à la différence des Grecs, ne descendaient pas dans l’arène, qui était livrée aux écuyers à gages et aux cochers de profession[22]. 

Il convient de noter cette origine des jeux publics de Rome, qui furent tous établis en vue d’apaiser les dieux ou de gagner leur faveur[23], et il faudra s’en souvenir pour comprendre comment, même à l’époque des plus grands excès, ils conservèrent toujours le caractère de fêtes nationales et religieuses. Varron, dit saint Augustin, range les choses du théâtre parmi les choses divines[24].

Les combats de gladiateurs provenaient eux-mêmes de l’idée religieuse que les mânes aiment le sang : vieille croyance, générale dans l’antiquité et qui dure encore chez les peuples barbares. Les Grecs, qui immolaient des captifs et des esclaves sur la tombe des héros, renoncèrent à cette coutume, qu’ils remplacèrent par des simulacres de combats et une danse guerrière, la pyrrhique ; les Étrusques la gardèrent et la transmirent aux Romains. Le premier combat de gladiateurs qu’on ait vu à Rome fut celui que deux Brutus donnèrent aux funérailles de leur père, l’année même où commença la première guerre Punique (264).

 

II. — CHANGEMENTS DANS LES MŒURS, LA RELIGION ET LA CONSTITUTION.

Rome, devenue riche et puissante, voulait se faire belle, sans trop sacrifier aux Grâces. Le colosse de Carvilius, la Louve du Capitole[25], placée en 296, par les édiles sur le mont Palatin, près du figuier ruminal ; les peintures de Fabius Pictor, dans le temple du Salut (302), montrent que, jusqu’aux guerres Puniques, l’art était resté sacerdotal ; je veux dire qu’il avait surtout servi à l’ornementation des temples. Les Romains, qui prenaient tout à leurs voisins, furent très lents à leur prendre le goût des belles inutilités de l’art. Ils enlevèrent les statues de Véies, de Volsinii et de Syracuse, matis eux-mêmes n’en firent pas. Si, pour rappeler de patriotiques souvenirs, ils dressaient, au cinquième siècle, la statue d’Hermodore qui avait aidé les décemvirs de ses conseils, et celles des ambassadeurs romains égorgés à Fidènes ; au quatrième et au troisième, celles de l’augure Navius, d’Horatius Cœlès et de Clélie, des rois de Rome et de Brutus, c’étaient des artistes étrusques ou grecs qui avaient sculpté ces images ; car Romulus et Tatius furent représentés sans vêtements, comme l’étaient toujours les héros grecs.

Avec le produit des amendes, les édiles élargissaient les rues de l’ancienne Rome, si étroites, que Ies Vestales seules et les matrones avaient le droit d’y passer en char pour les solennités religieuses, et, depuis l’exemple donné par Appius, le hardi constructeur de la voie Appienne et du premier aqueduc romain, une partie des ressources de l’état étaient employées à l’achèvement de grands travaux d’utilité publique. Manius Curius, après la guerre de Pyrrhus, avait construit un second aqueduc, et Flaminius, après la défaite des Insubres, commença une seconde voie militaire, via Flaminia, qui partit de Rome pour atteindre, par delà l’Apennin du nord, Ariminum, l’Adriatique et la Cisalpine : comme la via Appia devait conduire, à travers l’Apennin du sud, à Bénévent, à Brindes et à la mer Ionienne[26]. Avec le temps, toutes deux se bordèrent de tombeaux magnifiques, et le voyageur qui arrivait des riantes cités de la Campanie rencontrait les grands morts de Rome avant de voir ses consuls et ses empereurs. Les tombeaux de la voie Flaminienne ont été remplacés par les prosaïques maisons du Corso, mais la voie Appienne a gardé une partie des siens ; en face de ces ruines, que le majestueux horizon des montagnes latines encadre si bien, ou oublie les côtés vulgaires des mœurs de Borne pour ne voir que la sévérité de son génie.

Les temples aussi se multipliaient. Tous les consuls ne ressemblaient pas au parcimonieux Papirius qui, le jour de la bataille d’Aquilonie, promit à Jupiter une coupe de bon vin, si les légions étaient victorieuses, offrande, dit gravement Tite-Live, qui fut accueillie du dieu[27]. Chaque fois qu’un général se trouvait dans l’embarras, il promettait à quelque divinité de lui bâtir un sanctuaire à condition qu’elle lui donnerait la victoire. Rome, la cité aux trois cent soixante-cinq églises, a possédé presque autant de temples quand Jupiter y régnait. Les païens avaient à leur disposition assez de dieux pour les dédicaces, et, lorsqu’ils en manquaient qui fussent propres à la circonstance, une épithète ajoutée à un nom faisait d’un dieu ancien un dieu nouveau. Jupiter, Junon, la Fortune, etc., eurent ainsi des surnoms à l’infini. Je ne sais pas si la piété y gagnait beaucoup, mais la vanité des familles y trouvait son compte. Ces monuments qui rappelaient sans cesse la gloire de ceux qui les avaient élevés, préparaient à eux-mêmes et à leurs enfants de favorables élections. Quand il n’y eut plus de comices à Rome, décorer sa ville d’un temple ou d’une image divine fut encore, dans les cités du haut empire, le plus sûr moyen de gagner la faveur populaire.

Les particuliers recherchaient pour eux-mêmes ce luxe que jadis on ne déployait que pour les dieux. L’art grec entrait à Rome où il décorait le vaste tombeau que les Scipions se faisaient élever ; et quelques maisons, dit Florus, étalaient déjà l’or, la pourpre, les statues et toutes les recherches du luxe de Tarente. Il ne faut cependant pas que ces mots de temples et de statues nous donnent l’idée d’une ville où la civilisation avait déjà droit de cité. D’abord, il n’y eut jamais d’art romain, quoiqu’il y ait eu plus tard de magnifiques monuments inspirés par le génie de Rome. Chose singulière, la Rome chrétienne n’a pas été plus féconde en artistes[28] ; mais, dans l’une et dans l’autre, que d’hommes de gouvernement ! Ensuite certains faits accusent encore une grande rudesse. L’introduction à Rome, vers l’an 300, de la coutume qu’avaient les Grecs de se raser la barbe, n’a aucune signification. Mais je vois, peu de temps après, Papirius Cursor y apporter, comme objet triomphal, un cadran solaire qu’il plaça sur les murs du temple de Quirinus[29]. On l’y admira beaucoup. Par malheur, ce solarium n’ayant pas été construit pour la latitude de Rome, ne donnait pas l’heure vraie, et l’on ne sut qu’au bout d’un siècle en établir un plus exact ; on attendit plus tard encore, jusqu’en l’année 159, pour avoir une clepsydre publique qui marquât l’heure la nuit comme le jour[30]. En 219, un médecin grec, Archagathos, vint s’établir à Rome. Il y fut d’abord très bien accueilli, reçu le droit de cité et obtint que, des deniers publics, le sénat lui achetât une maison où il pût traiter et panser les malades. On ne le venait trouver que pour des fractures ou des plaies, les maladies internes tant du ressort des charlatans et des dieux. Aussi l’appelait-on vulnerarius, le médecin des blessures. Il fut quelque temps à la mode ; puis, comme sa thérapeutique consistait surtout à brûler les plaies et à couper les membres cassés, on finit par le traiter de bourreau, et toute la ville déclara les médecins inutiles. C’était l’avis de Caton l’Ancien, qui croyait aux remèdes de bonnes femmes et nous a laissé quantité de recettes que nos derniers sorciers de village n’auraient pas désavoués. Dans ses conseils à son fils, il lui dit : La race grecque est très vicieuse et, crois ceci comme parole d’oracle, avec sa littérature elle gâtera tout à Rome : ce sera bien pis si elle nous envoi ses médecins. Ils ont juré entre eux de tuer tous les barbares avec leurs médecines ; ils se font payer très cher pour gagner notre confiance, et nous empoisonner plus facilement. Mon fils, souviens-toi que je t’interdis les médecins. — Il pensait, ajoute Pline, que le service médical doit être gratuit, et c’est pour cela que, tout en appelant Esculape à Rome, les Romains l’ont relégué dans un temple bâti hors des portes, dans l’île Tibérine[31].

On avait des besoins autrefois inconnus et qui annonçaient que les conditions économiques de la société changeaient. En 268, on avait frappé de la monnaie d’argent ; en 207, il faudra de la monnaie d’or[32]. Le dictateur Furius (350) avait voué un temple à Junon Moneta, et il l’avait construit sur le Capitole, à la place où la maison de Manlius avait été rasée[33]. Durant la guerre de Pyrrhus, on y adjoignit une officine monétaire, et la bonne conseillère devint la protectrice des monnayeurs, ce qui ne peut surprendre en un pays où Jupiter Hercius, le protecteur de la propriété, prit aussi le surnom de Pecunia, le dieu du gain[34]. Enfin, depuis longtemps, les argentarii encombraient le Forum et, autre signe des temps, les nobles avaient si bien oublié les anciens préjugés contre le commerce, qu’une loi venait de défendre aux sénateurs d’avoir en mer un navire contenant plus de trois cents amphores. Cette interdiction fit les affaires des affranchis et des ærarii, qui purent alors accaparer tout le commerce de la république. Depuis que la honte s’attachait à l’usure, c’étaient eux surtout qui vivaient de ce lucratif métier. Autrefois, le propriétaire endetté demeurait dans sa classe ; à partir de la loi Pætelia (326), le créancier se fit compter le bien qu’il avait reçu en gage : de sorte qu’il gagnait à la fois l’intérêt de son argent et de la considération publique, puisque sa condition sociale s’élevait en proportion de ce que baissait celle de son débiteur. Les grandes guerres où Rome se trouvait maintenant engagée accrurent l’influence des hommes d’affaires : ils se firent fournisseurs des armées et, s’entendant entre eux, formèrent un ordre redouté même du sénat. On verra plus loin l’insolence du munitionnaire Postumius, de Pyrgi, et les ménagements des sénateurs, qui ordinem publicanorum offensum nolebant.

De fâcheux symptômes révélaient les dangers que la conquête du monde fera courir aux mœurs romaines. Treize sénateurs avaient été dégradés par les censeurs de l’an 252 ; et un général, Papirius Matho, auquel le sénat refusait l’ovation pour ses victoires, en Sardaigne, était allé triompher sur le mont Albain, vers d’autres dieux que ceux du Capitole[35]. Des patriciens renonçaient aux formalités sévères du mariage par confarreatio pour l’union conclue par achat, coemptio : c’était en quelque sorte le mariage civil qui remplaçait le mariage religieux. Valère Maxime prétend qu’on s’indigna du divorce de Carvilius Ruiga (253) ; il n’y a pas lieu d’y voir un symptôme de l’affaiblissement des mœurs : Carvilius avait juré devant les censeurs qu’en répudiant sa femme stérile, il n’avait d’autre motif que de donner des citoyens à la république[36]. Bien d’autres, ayant lui, avaient dit à leur femme la formule de répudiation : Prends ce qui t’appartient et rends les clefs, car, dans une société où l’époux avait droit de vie et de mort sur l’épouse, il devait avoir aussi le droit de divorce que les Douze Tables d’ailleurs lui reconnaissaient[37]. C’est bien longtemps après l’époque où nous sommes, que les divorces en se multipliant, jetteront le désordre dans les familles. Enfin les sévérités de Camille contre les célibataires, renouvelées par les censeurs de cette même année, sont moins une mesure d’ordre moral que d’ordre militaire.

La religion conservait son caractère de culte intéressé. Elle n’enfantait ni corps de doctrines ni enseignement moral[38], et n’avait toujours qu’un but : connaître les volontés des cieux pour tâcher de les fléchir. Mais depuis que les augures, abandonnés aux plébéiens, ont cessé d’être un instrument politique, ils ont perdu beaucoup de leur autorité. Ces dieux avaient si souvent trompé les espérances de leurs fidèles, que déjà quelques-uns doutaient et que les prêtres cherchaient à conjurer les effets de ce doute par des adoucissements à l’antique sévérité. Le rituel prescrivait de cesser tout travail les jours fériés, sous peine de profanation. On échappa à ces rigueurs par d’habiles interprétations. Qu’est-il permis de faire les jours de fête ? demande-t-on au grand pontife Scævola. — Tout ce qui ne peut être négligé sans dommage. Le pieux Virgile dira : Rien n’empêche de baigner le troupeau bêlant dans l’eau salubre du fleuve ; et Varron : Il n’importe pas à la guerre de distinguer les jours fastes et néfastes[39]. En effet, Fabius Cunctator va déclarer que tout ce qui sert la république est accompli sous de bons auspices ; tout ce qui lui est contraire, sous des auspices néfastes[40], et Flaminius les bravera audacieusement.

Les signes avaient été un continuel objet de préoccupations et de terreurs ; Marcellus, qui sera cinq fois consul et qui est déjà augure, sauve son caractère sacerdotal en disant : Quand je médite une entreprise, je ferme ma litière de manière à ne pas voir les auspices contraires[41]. Les théologiens de Rome, devenus aussi complaisants que d’autres l’ont été pour nous, établiront que, lorsque le signe n’a pas été demandé aux dieux, on est libre de n’en pas tenir compte[42] ; et Pline estime que cette liberté est la plus grande faveur que les dieux aient accordée à l’homme[43]. Depuis Pascal, nous donnons un nom particulier à cette manière d’interpréter les lois religieuses : elle est de tous les temps, parce qu’elle est dans la nature humaine.

Assurément, on compte encore beaucoup de croyants : le grand pontife Metellus vient de perdre la vue en sauvant des flammes le Palladium[44], acte du reste plus politique encore que religieux. Mais ce que nous voulons marquer, c’est qu’il y a des incrédules, comme ce Claudius qui fit jeter à la mer les poulets sacrés, et son collègue Junius qui dédaigna de les consulter. Ennius osera dire bientôt : Sans doute je crois que les dieux existent ; mais ils ne s’inquiètent guère de ce monde ; et beaucoup applaudiront[45].

Il y a aussi les indifférents, comme les Potitii qui laissent à des esclaves le soin des sacrifices d’hercule, et l’on abandonne les vieux rites. Au temps de la seconde guerre Punique, dit Tite-Live, il ne se faisait plus de sacrifices publics ou domestiques suivant l’usage antique, mais seulement à la mode étrangère[46]. Les vieilles déités italiotes perdant de leur crédit, la piété se tournait vers les dieux nouveaux. Dés l’époque des décemvirs, une divinité grecque, Apollon, s’était introduit à Rome, non pas comme inspirateur des Muses, les Romains ne regardaient pas si haut, mais à titre de dieu utile qui écarte les maladies. En 429, un temple lui fut consacré à l’occasion d’une peste qui avait désolé la ville[47], et, au moment des plus grands périls de la seconde guerre Punique, on croira que le moyen le plus sûr de ruiner Annibal sera de vouer des jeux Apollinaires au dieu qui sauve, deus sosptalis. En 293, à la suite d’une peste violente, des ambassadeurs étaient allés demander à Épidaure le serpent d’Esculape[48], à la fois l’image et le génie du dieu qui semblait s’incarner en lui. Nos vigilants pontifes, en consultant les livres sibyllins, dit Valère Maxime (I, VIII, 2), trouvèrent que le seul moyen de ramener la santé dans Rome était de faire venir d’Épidaure Esculape même. La république, dont l’autorité était déjà immense dans l’univers, se persuada qu’elle obtiendrait, par une ambassade, l’unique remède indiqué par les destins. Le succès répondit à son attente. Aussitôt arrivés, les députés furent conduits par les Épidauriens dans le temple d’Esculape, qui est situé à 5 milles de leur ville, et les invitèrent à y prendre tout ce qu’ils croiraient utile au salut de leur patrie. Le dieu ratifia la parole des mortels, car le serpent, qui se montrait rarement aux Épidauriens, mais toujours pour leur présager quelque chose d’heureux, et qu’ils honoraient comme Esculape, se mit à parcourir les quartiers les plus fréquentés de la ville. Après s’être offert ainsi, pendant trois jours, à la religieuse admiration de la foule, il se dirigea vers la galère romaine, témoignant, par des mouvements joyeux, le désir qu’il avait d’une plus glorieuse résidence. Il entra dans le vaisseau, en présence des matelots effrayés, gagna la chambre de l’ambassadeur Q. Ogulnius, et, se roulant en replis nombreux, il y demeura dans une profonde tranquillité. Les ambassadeurs au comble de leurs vœux, rendirent aux dieux des actions de grâces ; et, après s’être informés de la manière d’honorer le serpent, ils se hâtèrent de quitter Épidaure. Une heureuse navigation les fit bientôt aborder à Antium. Là, le serpent sortit du vaisseau et se dirigea vers le vestibule dit temple d’Esculape où s’élevait un palmier dont la cime dominait majestueusement un myrte touffu. Il s’enroula au tronc de l’arbre et y resta trois jours pendant lesquels on lui apporta sa nourriture. Les ambassadeurs craignaient qu’il ne voulût plus retourner dans la galère ; mais, quittant le séjour hospitalier du temple, il alla reprendre sa première place pour être porté à Rome. Enfin les députés eurent à peine mis le pied sur le rivage du Tibre, qu’il se rendit à la nage dans l’île où un temple lui fut dédié depuis ; et son arrivée dissipa l’horrible fléau contre lequel on avait imploré son secours.

Sur l’île du Tibre était déjà un sanctuaire de Faunus qui, comme Esculape, rendait des oracles en envoyant des songes ; et les oracles de la vieille déité latine ne devaient être que des recettes pour guérir gens et bêtes. La résidence du dieu d’Épidaure était donc désignée d’avance ; mais l’imagination populaire ne pouvait admettre qu’il fût entré simplement dans Rome : de là, les circonstances merveilleuses que nous venons de raconter. Ce récit fait partie de l’histoire romaine, même de l’histoire de l’esprit humain ; car le spectacle de cette étrange superstition, chez un peuple si sage dans le conseil, si résolu dans l’action, qui ne donnait rien au hasard, c’est-à-dire à la providence de ses dieux, et qui semblait lui demander tout, montre qu’il n’est point d’âge du monde où l’esprit de l’homme ne puisse associer les contraires : la plus ferme pensée et la plus puérile crédulité.

Le sénat en donna une autre preuve au moment où allait s’accomplir ce qui fut pour Rome le plus grand événement de son histoire et le gage de la conquête du monde. En 205, à la veille de Zama et de la chute de Carthage, il envoya encore, sur l’ordre des oracles sibyllins, chercher dans l’Asie Mineure une divinité phrygienne en grand renom parmi les peuples de la péninsule.

Cette singulière déesse, difficile à bien connaître, qui fut sans doute à l’origine une représentation de la Terre et dont les Grecs avaient fait la Mère des dieux, ne pouvait entrer dans Rome d’une manière moins miraculeuse qu’Esculape. On lui fit aussi l’honneur d’une légende. Cinq des plus nobles personnages de la république envoyés à Delphes, y reçurent cette réponse : Le roi Attale fera obtenir aux Romains ce qu’ils désirent, et la déesse, transportée à Rome, devra y recevoir l’hospitalité chez le plus vertueux des citoyens. Le roi de Pergame, en guerre avec Philippe de Macédoine, avait besoin de l’amitié des Romains ; il ne parut pas à ce Grec sceptique qu’il la payerait trop cher au prix d’un sacrilège, et il persuada aux prêtres de Pessinunte de livrer l’image de leur divinité la Mère Idéenne. Ces prêtres formaient une riche corporation dont le chef était une sorte de souverain. Mais entourés de gaulois qui prétendaient faire de Pessinunte une de leurs capitales, ils n’avaient rien à refuser au prince, ennemi lui-même des Galates, dont la protection leur était si nécessaire. Ils donnèrent l’idole et s’arrangèrent pour persuader aux dévots que Cybèle, tout en partant pour les rives du Tibre, demeurait sur celles du Sangarius.

A Rome, restait à désigner, pour recevoir la déesse, l’homme le plus vertueux de la république. Bien des compétitions s’élevèrent ; des consulaires, d’anciens dictateurs, briguaient cet honneur. On le décerna à un patricien qui avait à peine l’âge de la questure, Publius Scipion, proche parent de celui qui, en ce moment, arrivait devant Carthage et venait d’arracher Annibal de l’Italie. Les habiles gens qui siégeaient au sénat flattaient par ce choix le libérateur de Rome, et désintéressaient en même temps ceux qui, à raison de leur âge et de leurs dignités, ne pouvaient prendre jalousie d’une faveur toute politique faite à un jeune homme encore dans l’obscurité.

Lorsque le vaisseau fut arrivé à l’embouchure du Tibre P. Scipion se rendit à bord et reçut la déesse des mains des prêtres. Mais le navire s’engage sur un bas fond, et tous les efforts sont impuissants à l’en tirer. Une des plus nobles dames, Claudia Quinta, dont la médisance avait attaqué la conduite, sort du milieu des matrones, implore Cybèle et lui demande d’attester sa vertu en cédant, elle, la déesse chaste, à de chastes mains. Elle attache sa ceinture au navire, qu’elle entraîne, et Rome possède une divinité titulaire et un miracle de plus. Tite-Live n’ose pas raconter cette histoire qu’Ovide donne tout au long. Mais Cicéron, Pline même y croient, et la statue de Claudia placée sous le vestibule du temple de Cybèle ne permettait pas à un Romain d’en douter[49].

Cybèle était vénérée sous la forme d’une pierre noire, qui était sans doute un aérolithe[50], et son culte orgiastique contrastait singulièrement avec la gravité des solennités romaines. Aussi, bien que le Panthéon romain s’ouvrit à l’étrange divinité, les patriciens n’ouvrirent pas leurs rangs à ses prêtres et refusèrent d’être ses pontifes. Un citoyen eût été déshonoré par la castration à laquelle se condamnaient les Galles phrygiens ; ceux-ci restèrent les ministres leur divinité. Chaque année Cybèle prenait un bain mystique au confluent de l’Anio et du Tibre. Un prêtre vêtu de pourpre y lavait la pierre sainte, tandis que les Galles menaient grand bruit de flûtes et de tambourins, poussaient des hurlements efféminés, se donnaient la discipline avec des fouets garnis d’osselets. Auguste laissa mettre sur une de ses médailles l’informe image de la mère Idéenne ; Hadrien, mieux inspiré, emprunta leur type aux Grecs qui représentaient la déesse assise sur un trône, une couronne murale au front et des lions couchés à ses pieds.

Après les dieux grecs et phrygiens, ceux de la race punique : en 217 on décréta l’érection d’un temple à Vénus Érycine, qui fut alors admise pour la première fois à siéger avec les grands dieux latins au repas religieux du lectisternium. Cette Vénus était la Vierge céleste de Carthage et de Tyr ; mais, en Chypre, elle était devenue la reine de Paphos et des Amours ; à Rome, on en fera bientôt aussi la déesse de la volupté.

On vient de parler du lectisternium. Cette coutume, comme tant d’autres des anciens, nous étonne ; mais, par les sacrifices, les fidèles entraient en communion avec le dieu, auquel ils donnaient une part de la victime. Dans les repas funéraires, on faisait des offrandes aux morts ; dans les repas domestiques, des libations aux Lares ; dans les grandes circonstances, la ville entière ou les sénateurs, ses représentants, communiaient avec les divinités poliades par un repas public. C’était un acte religieux, et il importait, croyait-on, au salut de la cité qu’il fût accompli[51]. On retrouvera cet usage, commandé par la religion, dans les collèges funéraires de l’empire et dans les agapes des premiers chrétiens.

Ce qui précède montre que la religion de l’État chancelle et que les religions orientales, qui seront fatales à l’esprit latin, font déjà effort pour envahir la cité de Janus. Hais les terreurs de la seconde guerre Punique raffermiront le vieux culte. Plus Annibal approchera de Rome, plus les présages se multiplieront, et plus la foi se ranimera. Nous verrons plus tard ce que feront d’elle la victoire, la sécurité et les besoins nouveaux de l’esprit.

Dans l’organisation politique, un grand changement venait aussi de s’opérer. Le peuple avait effacé de la constitution le principe timocratique que Servius y avait introduit. On avait conservé les centuries de chevaliers, mais les classes étaient abolies, et l’assemblée centuriate différait seulement de l’assemblée des tribus par une division qu’imposait le respect héréditaire de tous les Romains pour l’âge et l’expérience (centuriæ juniorum et seniorum)[52]. C’était le triomphe définitif du principe de l’égalité au nom duquel les tribuns avaient toujours combattu. La constitution devenait donc plus démocratique. On s’en aperçoit à la nomination de Flaminius et de Varron, portés, malgré le sénat et les présages, aux plus hautes charges ; à celle de Minucius et des aventuriers auxquels le peuple confiera des armées contre Annibal. D’ailleurs l’antique et populaire assemblée des tribus subsiste toujours, et quand les tribuns reprendront leur rôle révolutionnaire, elle servira leurs desseins.

Mais un siècle nous sépare encore des Gracques, et l’aristocratie était entrée si avant dans les mœurs, qu’au temps même où l’égalité était proclamée comme le principe de la société romaine, une noblesse nouvelle s’élevait sur les ruines de celle que les lois de Licinius, de Publ. Philo et d’Hortensius avaient détruite. S’il y avait encore des patriciens, le patriciat n’existait plus comme corps politique. Au sénat, dans les hautes charges, les plébéiens étaient maintenant plus nombreux que les descendants des familles patriciennes. En 215 les deux consuls furent plébéiens. Mais ces hommes nouveaux n’étaient entrés que l’un après l’autre dans le sénat ; loin d’en modifier l’esprit, ils avaient subi son influence et accepté cette politique séculaire qui retenait la république dans les sages limites d’une démocratie modérée. La communauté des intérêts mena des alliances de familles qui unirent la nouvelle noblesse à l’ancienne, et l’aristocratie romaine se trouva, par toutes ces lois Populaires, non pas détruite, mais renouvelée.

Ceux dont les ancêtres avaient le plus vivement combattu pour l’égalité, se hâtèrent d’élever une barrière entre eux et le peuple, en usant du droit d’images que donnait toute charge curule. Quand il meurt à Rome quelque personnage de haut rang, dit Polybe, on le porte solennellement au Forum avec les images de ses aïeux, précédées des faisceaux et des haches, et couvertes d’une prétexte, d’une robe de pourpre ou d’une étoffe d’or, selon qu’ils ont eu le consulat ou la préture, la censure ou le triomphe. Au pied de la tribune aux harangues, on les place sur des sièges d’ivoire, et le fils du mort raconte ses exploits, puis ceux de ses pères. Par là se renouvelle toujours la réputation des grands citoyens ; leur gloire devient immortelle, et le peuple ne peut en perdre la mémoire. Le froid Polybe s’anime lui-même à cette vue : C’est le plus enivrant spectacle, s’écrie-t-il. C’était aussi le plus sûr moyen pour les nobles de justifier, même aux yeux du peuple, leur ambition, en lui rappelant sans cesse leurs services. Aussi jaloux que l’était autrefois le patriciat, de repousser des honneurs les hommes nouveaux, ils avaient établi, depuis la première guerre Punique, que les édiles, et non plus le trésor, feraient tous les frais des jeux publics. Or il fallait passer par l’édilité avant d’arriver aux grandes charges. C’était en fermer l’accès à tous ceux qui n’avaient pas une fortune assez considérable pour oser briguer cette magistrature onéreuse.

A l’ascendant que leur donnaient la fortune, la naissance, l’habitude du commandement et la connaissance exclusive des formules du droit[53], se joignait pour un grand nombre le patronage des alliés. Tout peuple libre d’Italie avait à Rome un patron qui représentait ses intérêts, et au besoin le défendait devant le sénat oui le peuple. Le sénat s’était, il est vrai, réservé le droit de juger les différends des villes, de statuer sur les plaintes des citoyens contre leur cité, sur les crimes contre Rome, sur les discordes intérieures, etc. ; niais ordinairement il abandonnait ce soin aux patrons[54], toujours choisis parmi les familles influentes. Cette clientèle d’une cité, d’un peuple entier, augmentait la considération et la puissance des nobles d’une manière dangereuse pour la liberté. Aussi créa-t-on, en 243, un prætor peregrinus qui étendit sa juridiction sur les étrangers, et qui, placé entre eux et les grands, contint le patronage des alliés dans des bornes où il ne pouvait être qu’utile à la république.

A un autre point de vue, cette institution eut de. graves conséquences sociales. Le prætor peregrinus, ne pouvant accorder à des étrangers le bénéfice des lois civiles de Rome, fut obligé de chercher, des règles de droit ou des principes d’équité naturelle communs aux divers peuples et qui constituèrent un domaine juridique nouveau, celui du droit des gens. Dès lors le jus gentium ne cessa de battre en brèche le jus civile, ou droit particulier de Rome, dont il finira par forcer l’étroite enceinte, et avec elle Tomberont les privilèges des Quirites.

Ainsi, depuis les lois d’Hortensius, la constitution était devenue plus démocratique, et cependant l’aristocratie s’était reformée. On avait détruit le patricial en tant que caste privilégiée ; on laissait subsister la noblesse comme classe investie de distinctions honorifiques[55]. En un mot, les lois étaient démocratiques, les mœurs ne l’étaient pas ; et ce contraste, loin d’être pour Rome une cause de faiblesse, lui donnait une grande force, puisqu’elle réunissait ainsi les avantages d’un gouvernement populaire et ceux d’un État aristocratique, sans les inconvénients qu’entraîne la prédominance exclusive de l’une ou de l’autre de ces deux formes politiques. Si d’ailleurs les anciens tribuns n’avaient pu arracher l’aristocratie des entrailles de la société romaine, si, délaissant eux-mêmes le peuple, ils étaient passés dans le camp ennemi, ils avaient des successeurs dans le tribunat qui continuaient leur ouvrage. Ils viennent d’abolir les classes et ils n’ont laissé aux nobles que cette influence qui s’attache partout aux grands noms et aux grandes fortunes. Dans le même temps, les censeurs ont refoulé les affranchis[56] dans les quatre tribus urbaines. La noblesse et la foule étrangère sont donc contenues, et le vrai peuple romain règne en maître au Forum, fidèle à ses dieux, à ses mœurs, à sa discipline, parce que ces besoins nouveaux, cet amour naissant du luxe, ce mépris des vieux usages et ces vieilles croyances que nous avons signalés plus haut, n’étaient pas encore descendus au cœur de la nation. Cette classe moyenne qui avait vaincu les Samnites, Pyrrhus et Carthage, était toujours aussi dévouée, aussi brave, même aussi nombreuse. Car si la loi agraire n’était pas fidèlement observée, du moins la surveillance et les amendes des édiles prévenaient la concentration des propriétés, tandis que les distributions de terres multipliaient les petits héritages et formaient cette pépinière de soldats d’où Rome tirera bientôt vingt-trois légions.

Cette époque est le beau temps de la liberté romaine. Mais il faut bien entendre que cette liberté ne ressemblait pas à celle que nous aimons ; car le citoyen romain, que nous nous représentons si fier de ses droits, n’était assuré ni de son rang social qu’à chaque lustre le censeur pouvait lui ôter sans jugement, ni de l’indépendance d’une vie privée, où le même magistrat pénétrait armé des sévérités de sa magistrature irresponsable. Ce républicain était le serf de l’État, et tout, liberté, justice, morale, cédait, au besoin, devant la maxime que le salut de l’État est la loi suprême : maxime excellente quand le citoyen la comprend comme une obligation pour lui de dévouer à la patrie sa fortune et sa vie ; maxime qui peut devenir détestable quand ce sont les gouvernants qui décident ce qui est exigé par le salut de l’État.

 

 

 

 



[1] Polybe dit de ce gouvernement (VI, 57) : Ήν xαί xάλλιστον xαί τέλειον έν τοϊς Άννιβιαxοϊς xαιροϊς.

[2] Vie de Fabius, initio.

[3] Digeste, I, 2, 3, § 35.

[4] Cependant Caton dit que les convives avaient l’habitude de chanter à la ronde, au son des flûtes, les exploits et les vertus des aïeux. (Cicéron, Tusculanes, IV, 2, et Val. Maxime, II, I, 10.) Horace atteste que c’était un ancien usage, more patrum (Carm., IV, XV, 26-52). Il y avait aussi des Neniæ ou complaintes de funérailles. Mais la tradition, ailleurs si tenace à conserver les chants populaires, n’a rien gardé à Rome de ces rares poésies, ce qui donnerait à penser qu’elles n’ont pas agité beaucoup la fibre nationale.

[5] Après la bataille de Cannes, F. Pictor fut envoyé à Delphes pour consulter l’oracle d’Apollon. Polybe le dit sénateur.

[6] Vers le temps de Pyrrhus la croyance à l’origine troyenne de Rome était déjà établie, et, à la fin de la première guerre Punique, les Romains s’en autorisaient pour intervenir en Grèce en faveur des Acarnaniens. (Denys, I, 52 ; Justin, XXVIII, 1.) Nævius, Ennuis, Fabius Pictor, n’avaient à cet égard aucun doute. Sur une ciste trouvée naguère à Préneste, avec tout son contenu, un artiste italien, inspiré par l’art grec, a retracé, un siècle et demi avant Virgile, cette légende et les combats de Turnus et d’Énée. La partie supérieure de la ciste n’existant plus, on ne voit qu’une moitié du combat et des combattants ; mais le couvercle représente la scène dernière. Énée avait demandé la main de Lavinia, fille de Latinus et d’Amata, celle-ci, qui l’avait promise à Turnus, la refuse. De là, guerre. Énée blesse Turnus à mort ; Amata se tue ; Lavinia épouse Énée, qui fait la paix avec Latinus. Ce sont les derniers actes de ce drame qui sont représentés sur le couvercle. Énée fait porté le corps de Turnus devant Latinus ; de l’autre côté, Amata, désespérée, fuit pour se donner la mort, tandis que Lavinia refuse de la suivre. La troisième femme représentée est sans doute une nymphe, une sibylle ou quelque autre femme fatidique, interprète et révélatrice des destins futurs. Latinus prend la main d’Énée et, de l’autre, il jure la paix, tandis que ses pieds foulent des armes et des boucliers. Les deux personnages ailés, sous le Sommeil et la Mort ou des génies représentés par un artiste qui ne comprend plus cette vieille théologie; ou encore les Dirac de Virgile (Æn., XII, 84) filles de la sombre nuit. Tous deux sont de sexe masculin. L’un va s’emparer de Turnus ; l’autre dort encore, mais se réveillera quand Amata aura accompli son dessein.

Les personnages placés au-dessous de la scène principale sont sans action sur elle. L’un est un Silène pansu ; l’autre, le fleuve Numicius ; la femme est la fontaine de Juturne, triste de se perdre dans le fleuve profond (Virgile, ibid., XII, 885-6) :

Caput glauco contexit amictu

Multa gemens et se fluxio dea condidit alto.

H. Brun (Ann. du Bull. archéol., 1864, p. 567) fixe la date de cette ciste au sixième siècle de Rome, vers le temps de la seconde guerre Punique ou peu après.

[7] Livius Andronicus en composa un ; P. Licinius Tenula en fit un autre, au commencement de la guerre contre la Macédoine, en 200, pour conjurer des présages funestes. (Tite-Live, XXXI, 12.)

[8] Catulle, Carm., XXXIV.

[9] .... pransæ Lamiæ vivum puerum extrahat alvo (Horace, Ars prot., 340).

[10] Rabelais, Pantagruel, IV, 59.

[11] Denys d’Halicarnasse, VII, 74.

[12] Tertullien, Apologétique, 55.

[13] Festus, s. v. Ces deux femmes étaient deux masques. On sait que chaque grande ville d’Italie a encore le sien : Pulcinella à Naples, Pasquino à Rome, Stenterello à Florence, Arlequino à Bergame, Pantalone à Venise, etc. On a vu que les Tubicines, à certains jours, couraient les rues, sous toutes sortes de costumes, même sous des vêtements de femme, en disant mille bouffonneries, telles, sans doute, qu’on en entend encore pendant le carnaval romain. Cf. Censor., de Die nat., 12, 1.

[14] Dans les Douze Tables.

[15] Horace, Épîtres, II, 1, 139 et suiv.

[16] Ce mélange de musique, de paroles et de danse était dit une satura. La satura, qu’il ne faut pas confondre avec la satire, est restée longtemps le vrai drame romain. Les acteurs qui donnaient ce divertissement étaient payés par les édiles.

[17] Du 28 avril au 3 mai.

[18] Ut omnia bene deflorescerent (Pline, Hist. nat., XVIII, 69).

[19] Val. Maxime, II, X, S ; Mart., I, pr.

[20] Ovide, Fastes, III, 675-6 :

Nunc mihi, cur cantent, superest, obscena puellœ,

Dicere : nam coeunt, certaque probra canunt.

[21] .... Corona pudicitiœ honorabantur (Val. Maxime, II, I, 3).

[22] Les citoyens ne prenaient part qu’aux consualia, courses célébrées en l’honneur du dieu Consus dont on fit plus tard le Neptune équestre. Les Equiries (Festus, s. v. Equiria, et Varron, de Ling. Lat., VI, 43) étaient probablement des courses de chevaux libres comme celles des barberi du Corso moderne.

[23] Ludorum primum initium.... procurandis religionibus datum (Tite-Live, VII, 3).

[24] De Civ. Dei, IV, 1.

[25] Ce groupe existe encore ; c’est un travail étrusque. Les deux Jumeaux paraissent d’une époque postérieure.

[26] Flaminius construisit aussi dans Rome le cirque qui porta son nom et se procura les ressources nécessaires à ces grands travaux en faisant rentrer rigoureusement les impôts que les détenteurs des forêts, des pâturages et des mines de l’État devaient au Trésor et que, par la connivence du sénat, ils oubliaient quelquefois de payer.

[27] Id votum diis cordi fuit (X, 42). Papirius jugeait des goûts de Jupiter d’après les siens : on lui reprochait d’aimer le vin, et Tite-Live dit de lui : ....ferunt cibi vinique capacissimum (IX, 16 ; Dion., fr. 92).

[28] Elle n’a produit que Jules Romain.

[29] Pline, Hist. nat., VII, 60.

[30] Ibid., et Censor., de Die nat., 23.

[31] Hist. nat., XXIX, 6-8. On avait donné à cette île la forme d’un vaisseau et l’on peut voir encore sculptés sur sa proue de pierre le bâton d’Esculape et le serpent qui s’y enroule. Quant au temple, on a trouvé dans ses ruines quantité de pieds, de mains, etc., c’est-à-dire d’ex-voto comme en ont certaines de nos églises.

[32] Pline, ibid., XXXIII, 3. Les deniers d’argent frappés en 268 valaient 10 as libraux de bronze.

[33] Tite-Live, VII, 28.

[34] Saint Augustin, de Civ. Dei, VII, 12.

[35] Tite-Live, Épitomé, XVIII ; Val. Maxime, III, VI.

[36] Id., II, I ; Aulu-Gelle, IV, III.

[37] Cicéron, Phil., II. 28. La loi Scantinia, pour réprimer de monstrueux excès, est d’une date inconnue ; elle existait du temps de Cicéron (ad Fam., VIII, 12), mais je ne crois pas qu’elle existât deux siècles auparavant.

[38] Sacra minus ad homines meliores faciendos quam ad voluntatem conciliandam spectabant (Holtius, Hist. jur. Rom. lineam., p. 42).

[39] Macrobe, Saturnales, I, 16.

[40] Cicéron, de Senect., 4.

[41] Cicéron, de Div., II, 36.

[42] Servius, ad Æneid., XII, 259.

[43] .... Quo munere divinæ indulgentiæ majus nullum est (Hist. nat., XXVIII, 4).

[44] Tite-Live, Épitomé, XXIX.

[45] Cicéron, de Div., II, 50 : .... Magno plausu assentiente populo.

[46] Tite-Live, XXV, 1. En 212 le sénat lui-même décréta qu’on sacrifierait à Apollon, grœco ritu. (Ibid., 12.) Il envoie plusieurs fois à Delphes consulter les oracles.

[47] Apollon étant alors un dieu étranger, son temple fut bâti hors de l’enceinte, près de la porte Carmentale, comme celui d’Esculape fut relégué dans l’île Tiberine.

[48] Le serpent, qui glisse silencieusement sous l’herbe et, après le sommeil hivernal, se dépouille de sa peau pour en prendre une nouvelle, était aux yeux des anciens l’animal prudent qui connaissait les simples d’où l’on tire les sucs guérisseur et le symbole de la  renaissance après la maladie ou la mort.

[49] Tite-Live, XXIX, 11 et 14 ; Ovide, Fastes, IV, 298 et suiv. ; Cicéron, de Harusp. resp.,13 ; Pline, Hist. nat., VII, 55.

[50] Aérolithe ou pierre de tonnerre, comme disent les paysans turcs, qui attribuent aux météores des vertus curatives pour certaines maladies. La pierre noire de Pessinunte pouvait n’être aussi qu’un morceau de lave : la Phrygie presque entière est d’origine volcanique. Arnobe (Adv. gentes, 8), qui la vit, dit qu’elle était petite, unie et de couleur noirâtre. On la plaçait devant la bouche de la statue de Cybèle.

[51] Σωτήρια τών πολεων σύνδειπνα (Athénée, Deipnos., V, p. 186 a).

[52] Les textes réunis de Tite-Live, de Cicéron et de Denys ne jettent malheureusement qu’un demi-jour sur la transformation des assemblées centuriates. Cependant ils en disent assez pour la mettre hors de doute. (Cf. Tite-Live, I, 43 ; XXIV, 7 ; XXVI, 22 ; XXVII, 6 ; Cicéron, de Leg. agr., II, 2 : me non extrema tribu, suffragiorum consulem declaravit. Pro Planc., 20 : .... centuria.... pars unius tribus ; le de Leg., III, 4, et chaque page de la Demande du cons. ; Denys, IV, 21 ; Polybe, VI, 1, etc.) Mais il paraît qu’on s’y prit à deux fois pour faire ce changement. Pendant la guerre d’Annibal, et jusqu’à l’année 279, époque où il parle d’un grand changement dans les suffrages, Tite-Live donne fréquemment (XXIV, 7 ; XXVI, 22 ; XXVII, 6) aux centuries le nom des tribus. Dans l’élection de 211, chaque tribu paraît divisée en deux centuries, une de juniores, une de seniores, ce qui confirme le passage de Tite-Live (I, 43) : tribus, numero earum duplicato, centuriis juniorum et seniorum. A quelle époque ce changement eut-il lieu ? Nécessairement après la loi Hortensius et, suivant Tite-Live, post expletas quinque et triginta tribus. Peut-être, en 220, durant la censure de Flaminius, par qui, dit le XXe épitomé, libertini in quatuor tribus redacti sunt, quum antea (depuis 304) dispersi per omnes fuissent. Tous les écrivains allemands varient sur cette date parce qu’ils n’ont pas vu qu’il pouvait y avoir eu deux changements à deux époques différentes. Franke donne 495 ; Walter et Peter, 450 ; Niebuhr, 305 ; Kobbe, 286 ; Ihne, 241 ; Gœttling et Gerlach, 220 ; Schulze, 181. Du reste il me semble qu’on ne peut se tromper de beaucoup en plaçant ce changement dans l’intervalle des deux guerres Puniques. Le nombre des trente-cinq tribus ne fut complété qu’en 241, et en 215 on voit déjà des centuries de tribus. Dans ce temps d’égalité républicaine, de pauvreté et d’héroïsme, le principe timocratique du cens dut nécessairement s’effacer. Déjà il avait disparu des légions, dont l’organisation ne reposait plus sur la division en classes établie par Servius ; les plébéiens qui venaient de conquérir sur tous les points l’égalité, purent bien le faire disparaître aussi au Forum. D’ailleurs par la dépréciation de l’as, réduit alors au sixième de la valeur qu’il avait encore avant la première guerre Punique (Pline, Hist. nat., XXXIII, 13 ; Varron, de Re. rust., I, 10), 100.000 as, en 240, ne représentaient que 16.666 as anciens, auxquels l’élévation du prix des denrées donnait une valeur infiniment moindre qu’au temps de Servius. Il résultait de là que la même fortune qui, sous Servius, n’aurait donné entrée que dans la cinquième classe élevait, en 240, à la première. En fait, les classes n’existaient plus, l’immense majorité des citoyens se trouvant dans les premières, il ne fut donc pas nécessaire d’une révolution pour les abolir et leur suppression passa inaperçue. Sans classes, il ne pouvait plus y avoir de centuries. On conserva toutefois la vieille division connue et aimée du peuple en juniores et en seniores.

Mais les dangers de la seconde guerre Punique investirent le sénat d’une sorte de dictature qu’il ne voulut plus quitter quand il l’eut exercée quinze ans ; la noblesse se reforma, prit confiance en elle-même, et, pour fortifier son pouvoir croissant, voulut rétablir les catégories de fortune. Tite-Live dit des censeurs de l’an 179 : Mutarunt suffragia, regionatimque generibus hominum, causis et quœstibus tribus descripserunt (XL, 51) et dés lors les classes, qui d’ailleurs avaient toujours existé sur les livres des censeurs, puisque l’impôt était proportionnel à la fortune, reprirent leur rôle politique. En 169 il parle des centuries de chevaliers et de beaucoup de centuries de la première classe. Dans l’élection de Dolabella, Cicéron (Phil., II, 33) cite la centurie prérogative, le vote de la première classe, de la deuxième et des autres. Dans tous ses discours, il ne connaît plus que des classes, tout en regardant les tribus comme la division fondamentale du peuple romain. Ce sont ces tribus qu’il subdivise en classes, en centuries : Censores partes populi in tribus describunto, exin pecunias, œvitates, ordines partiunto (de Leq., III, 3), et de nombreux témoignages confirment ces paroles. (Cf. Denys, V, 21 ; Salluste, de Ord. rep., II, 8. Aulu-Gelle, VII, XIII, au sujet de la loi Voconia, et l’expression figurée : appartenir à la cinquième classe, dans Cicéron, Acad., II, 23.) Dans les deux derniers siècles de la république, les classes, les centuries, existaient donc comme autrefois et reposaient sur le même principe que l’ancienne division de Servius. Aussi Denys put dire : L’assemblée par centuries n’est pas détruite, mais modifiée ; elle est devenue plus démocratique (IV, 21) ; sans doute, parce qu’il n’y avait plus la même disproportion que par le passé dans le nombre des centuries. Le passage de Tite-Live (XLIII, 16), où il ne parle plus que de douze centuries de chevaliers au lieu de dix-huit, en serait une preuve.

Je crois donc que depuis 241 la grande assemblée du peuple romain a été celle des tribus, divisées chacune en deux centuries de juniores et de seniores ; qu’en 179, l’égalité disparaissant tous les jours, les catégories de fortune furent rétablies dans un sens plus démocratique cependant que ne l’avait fait Servius ; ces changements, étant d’ailleurs en parfait accord avec l’histoire de ces temps-là, me semblent devoir être admis sans contestation. Ce qui va suivre ne sera plus qu’une hypothèse.

Ainsi chaque tribu renfermait des classes, d’après le passage de Tite-Live pour l’an 179 et les textes indiqués plus haut, probablement cinq, comme anciennement et comme le disent expressément l’ouvrage de Ord. rep., II, 8, et les Academica de Cicéron. Chaque classe était divisée en juniores et en seniores, comme chaque tribu avant 179, comme chaque classe depuis Servius et comme le prouvent vingt passages de Cicéron, omnium œtatum atque ordinum (Att., IV, 1 ; pro Flacco, 7, etc.). C’étaient donc 55 tribus renfermant 175 classes subdivisées en 550 centuries, plus 12 centuries de chevaliers. Ainsi, toutes les classes ayant chacune autant de centuries avaient chacune aussi autant de suffrages. Le petit nombre des riches ne l’emportait pas sur la foule des pauvres. De plus, le sort décidait quelle serait la centurie prérogative dont le suffrage, regardé comme un présage, était ordinairement suivi par les autres. Ces modifications donnaient donc bien, comme l’affirme Denys (IV, 21), un caractère plus démocratique à l’assemblée centuriate ; remarquons cependant que le sort d’une élection ou d’une loi était véritablement entre les mains de la classe moyenne qui, en se jetant au-dessus ou au-dessous, donnait aux riches ou aux pauvres la majorité. Mais la véritable assemblée par tribus n’était pas détruite. Les Gracques s’en servirent pour faire passer leurs lois malgré les riches. Quant au cens de chaque classe, il est difficile à déterminer. On pourrait, d’après Tite-Live (XXIV, 11). le fixer ainsi : la première classe au-dessus de 1 million d’as ; la deuxième, de 1 million à 300.000 ; la troisième, de 300.000 à 100.000 ; la quatrième, de 100.000 à 50.000 ; la cinquième, de 50.000 à 4.000.

Ces chiffres peuvent être contestés, parce que les textes manquent ; mais le principe de la nouvelle organisation semble hors de doute ; c’est le principe fondamental de la constitution romaine : Ne plurimum valeant plurimi, c’est-à-dire il ne faut pas que les pauvres qui forment le plus grand nombre aient la prépondérance. Les tribuns qui entrent maintenant au sénat et font partie de la nouvelle noblesse ne sont plus des hommes de parti, mais des hommes d’État ; aussi acceptent-ils volontiers cette organisation qui empêche home d’être une effroyable démagogie ; car le nombre des nouveaux citoyens croissant chaque jour, il fallait à tout prix mettre un ordre qui assurât une certaine prépondérance aux vieux Romains. Si l’assemblée centuriate eût absorbé l’assemblée par tribus, Rome eût été une oligarchie, soupçonneuse et tyrannique comme Venise. Si les comices pur tribus eussent absorbé les comices par centuries, Rome eût été une démocratie insensée comme l’Athènes de Cléon. Par l’existence des deux sortes d’assemblées, la noblesse et le peuple, les riches et les pauvres se firent équilibre jusqu’au jour où l’empire étant devenu trop grand, il fallut sacrifier la liberté à la puissance.

[53] Depuis Flavius les grands avaient imaginé de nouvelles formules ; mais elles furent divulguées vers 200, jus Ælianum. (Pomponius, au Digeste, I, 2, 2, § 7.)

[54] Les Claudius devinrent patrons des habitants de Messine ; Minutianus, de quinze peuples ombriens ; les Marcellus, des Siciliens ; les Fabius, des Allobroges ; les Gracques, des Espagnols ; Caton des Cappadociens et des Cypriotes, etc., etc. .... tum plebem, socios, regna colere et coli licitum (Tacite, Ann., III, 55).

[55] Ces distinctions, dit Polybe, sont un grand encouragement à la vertu (VI, 55) C’est la pensée de Napoléon, détruisant la noblesse féodale et créant la Légion d’honneur.

[56] Tite-Live, Épitomé, XX. Les richesses amassées par les ærarii et leurs constants efforts pour se répandre dans toutes les tribus contribuèrent sans doutes, à faire abolir les classes. On comprit la nécessité de restreindre l’exercice des droits politiques aux seuls plébéiens propriétaires et agriculteurs qui, en cette qualité, étaient intéressés à la conservation de l’État et de la liberté ; mais les ærarii luttèrent sans cesse contre cette disposition vainement renouvelée en 307, en 220, probablement en 181 et en 168. Clodius voulut les répandre dans toutes les tribus. Sous Néron ils remplissaient l’ordre équestre et le sénat. (Tacite, Ann., XIII, 26, 27.)