HISTOIRE DES ROMAINS

 

QUATRIÈME PÉRIODE — LES GUERRES PUNIQUES (264-201)

CHAPITRE XX — LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE (264-241).

 

 

I. — LES TRAITÉS ENTRE ROME ET CARTHAGE (509-279).

Rome et Carthage se connaissaient depuis longtemps ; trois fois elles avaient scellé leur alliance par des traités, car elles avaient les mêmes ennemis : les pirates qui couraient la mer Tyrrhénienne et pillaient les côtes du Latium ; plus tard les Grecs italiotes et Pyrrhus.

Nous avons encore ces monuments d’une bien vieille diplomatie Polybe les a lus sur des tables de bronze conserves dans les archives des édiles. Ils sont intéressants à double titre pour l’histoire des événements politiques et pour celle du droit des gens. Le plus ancien, qui est à la fois un traité d’alliance et un traité de commerce, fut négocié par Tarquin et conclu par les premiers consuls de la république (509). Entre les Romains et leurs alliés d’une part, les Carthaginois et leurs alliés de l’autre, il y aura pais et amitié aux conditions suivantes : les Romains et leurs alliés ne navigueront pas au delà du Beau Promontoire (cap Bon), à moins qu’ils n’y soient poussés par la tempête ou chassés par leurs ennemis. Dans ce cas, il ne leur sera permis d’y acheter ou d’y prendre que ce qui sera nécessaire pour le radoub des vaisseaux et les sacrifices aux dieux, et ils devront en partir dans les cinq jours. Leurs marchands pourront trafiquer à Carthage, mais aucun marché ne sera valable qu’autant qu’il aura été fait par l’intermédiaire du crieur et du scribe publics. Pour toute chose vendue en leur présence, la foi publique sera garante à l’égard du vendeur. Il en sera de même en Afrique (sur le territoire de Carthage), et Sardaigne et dans la partie de la Sicile soumise aux Carthaginois. Les Carthaginois ne feront aucun tort aux peuples d’Ardée, d’Antium, de Laurentum, de Circei et de Terracine, ni à aucun autre des Latins soumis à Rome. Ils s’abstiendront d’attaquer (dans cette partie de l’Italie) les villes non sujettes des Romains ; s’ils eu prenaient une, ils la remettraient aux Romains, sans lui faire dommage. Ils ne bâtiront aucun fort dans le Latium, et s’ils débarquaient en armes sur les terres des Latins, ils n’y passeraient pas la nuit.

Ce traité montre à quel degré de puissance Rome était arrivée sous ses rois, comme elle protégeait alors ses sujets et ses alliés latins, et quels avantages elle assurait à leur commerce jusque sur les côtes lointaines de la Libye, sans toutefois obtenir de Carthage, pour leurs navires, la libre entrée de la mer orientale.

Le second traité est postérieur de plus d’un siècle et demi (348). Rome avait employé ces cent soixante-deux années à recouvrer ce que l’établissement de la république lai avait fait perdre. Carthage, au contraire, à l’abri des révolutions sous son gouvernement aristocratique, avait grandi en force et en richesse. Parmi ses alliés, elle nomme cette fois Utique et Tyr, parce qu’elle représente maintenant toutes les ambitions de la race phénicienne, unie contre ces Grecs qui font aux anciens maîtres de la Méditerranée une si rude concurrence, qui pleur disputent la Sicile et menacent, en même temps que le littoral romain du Latium, les comptoirs puniques de la mer Tyrrhénienne. Aussi ses paroles sont plus fières et ses concessions moins favorables. Par le premier traité, elle interdisait aux Romains de naviguer dans la Méditerranée orientale ; elle maintient cette défense et en ajoute une autre, celle de ne pas franchir les Colonnes d’Hercule. Elle leur retire le droit de trafiquer en Sardaigne et en Afrique, et ne s’engage plus à ne pas molester les cités latines qu’elle prendrait hors du territoire romain. Elle consent bien encore à remettre la place à ses alliés, mais vide de l’or et des captifs, que cette fois elle entend garder.

Le troisième traité est de l’année 279. Pyrrhus, alors en Italie, inquiétant à la fois Carthage et Rome, ces deux villes renouvelèrent leur vieux pacte d’amitié. Elles stipulèrent qu’une des deux nations n’accepterait du roi des conditions contraires à l’alliance, et que si l’un des deux peuples était attaqué par les Épirotes, l’autre aurait le droit de le secourir[1]. Carthage fournira des vaisseaux de transport pour l’aller et le retour, mais les auxiliaires seront payés par l’État qui les enverra. Les Carthaginois porteront secours aux Romains sur mer, lorsque ceux-ci en auront besoin ; toutefois les équipages des navires ne seront pas forcés de descendre à terre, s’ils s’y refusent.

Ces traités furent confirmés par des serments. Les Carthaginois jurèrent par les dieux de leurs pères ; les Romains, aux premiers traités, par Jupiter Lapis, au dernier par Mars et par Enyalius[2]. Le serment par Jupiter Lapis se faisait ainsi : Le fécial prend une pierre en sa main et après avoir juré par la foi publique que les conventions seront fidèlement observées, il ajoute : Si je dis vrai, qu’il m’arrive bonheur ; si je pense autrement que je ne parle, que tous les autres gardent tranquillement, dans leur patrie et sous leurs logis, leurs biens, leurs pénates et leurs tombeaux ; que moi seul je sois rejeté comme je rejette cette pierre. Et en prononçant ces derniers mots, il lançait la pierre au loin.

On a vu que les Carthaginois, exécutant une des clauses du traité avant même d’en avoir été requis par Rome, envoyèrent à Ostie cent vingt galères[3]. Le sénat n’accepta point ce secours ; sous ce refus se cache ou la confiance qu’avaient les Romains de vaincre seuls, ou la défiance que leur inspiraient des alliés si empressés. D’Ostie, l’amiral se rendit à Tarente et offrit sa médiation à Pyrrhus[4]. Les Carthaginois étaient évidemment fort désireux de rendre le roi aux douceurs de sa royauté épirote. Lui, au contraire, ne rêvait que combats ; il passa en Sicile, y guerroya trois ans et en quittant l’île s’écria : Quel beau champ de bataille nous laissons aux Romains et aux Carthaginois ![5]

 

II. - OPÉRATIONS EN SICILE (264).

Ni Rome ni Carthage ne pouvaient abandonner à une puissance rivale la grande île située au centre de la Méditerranée, qui touche à l’Italie et d’où l’on aperçoit l’Afrique. Si Carthage en était maîtresse, elle enfermait les Romains dans la péninsule, dont ses intrigues et son or soulèveraient sans cesse les populations. Si Rome y dominait, le commerce de Carthage était intercepté, et un bon vent, en moins d’une nuit, pouvait amener les légions au pied de ses murs.

Trois puissances se partageaient file : Hiéron, tyran de Syracuse depuis l’an 270, les Carthaginois et les Mamertins, ou fils de Mars. Ceux-ci, anciens mercenaires d’Agathocle[6], s’étaient emparés par trahison de Messine, et de ce poste ils infestaient file entière. Diodore les montre pillant jusque sur la côte méridionale, où ils dévastèrent Géla, qui relevait ses ruines. Hiéron voulut en débarrasser la Sicile ; il les battit, les rejeta sur Messine, et allait recevoir leur soumission, quand le gouverneur carthaginois de Lipari, Hannon, vint lui disputer cette conquête. Les Mamertins se souvinrent alors qu’ils étaient Italiens, et préférant un protecteur éloigné à des amis trop voisins, ils envoyèrent une ambassade à Rome. Ces Mamertins étaient d’infâmes pillards. Ce que la garnison de Rhegium, si sévèrement punie, venait de faire sur une des rives du détroit, les Mamertins l’avaient fait, et bien pis encore, sur l’autre bord. Le sénat hésitait à prendre leur défense. Les consuls, moins scrupuleux, portèrent l’affaire devant le peuple. Ils rappelèrent la conduite équivoque des Carthaginois à Tarente et montrèrent les établissements de ce peuple en Corse, en Sardaigne, aux îles Lipari, en Sicile, comme une chaîne qui déjà fermait la mer Tyrrhénienne et qu’il fallait briser. L’ambition des Romains était un mélange d’orgueil et d’avidité. Ils voulaient commander, parce qu’ils se croyaient déjà le plus grand peuple de la terre ; ils voulaient conquérir, pour satisfaire leur goût de rapine ; et la Sicile, Carthage, étaient une proie si riche ! Le peuple décida que des secours seraient envoyés aux Mamertins ; le consul dépêcha en toute hâte le tribun légionnaire C. Claudius à Messine.

C’était, comme tous ceux de sa race, un homme énergique à qui rien ne coûtait pour atteindre son but. II passa le détroit au risque d’être enlevé par l’ennemi en arrivé à Messine, trouva Hannon établi dans la citadelle, qu’un pari lui avait livrée. Claudius voulut appeler à lui quelques troupes, mais les vaisseaux carthaginois fermaient le détroit. Pas une barque ne passera, dit Hannon, et pas un de vos soldats ne se lavera jamais les mains dans les mers de Sicile. Cependant il consentit à une entrevue avec le tribun ; au milieu ide la conférence, Claudius le fit saisir, et pour obtenir sa liberté, Hannon rendit la citadelle. A son retour à Carthage, il fut mis en croix, mais Rome ouvrait la période de ses grandes guerres par une perfidie qui, avec bien d’autres, sera oubliée de ses orateurs, quand ils flétriront dans le sénat et au Forum la foi punique.

Hiéron et les Carthaginois s’unirent pour assiéger Messine. Par une horrible précaution, les Carthaginois massacrèrent leurs mercenaires italiens ; mais le détroit n’a guère plus de 5 kilomètres dans sa moindre largeur, les alliés ne surent pas empêcher le consul Appius Caudex[7] de profiter d’une nuit obscure pour le passer avec vingt mille hommes sur des barques et des esquifs empruntés à toutes les villes de la côte. Appius battit l’une après l’autre ou intimida les deux armées assiégeantes, qui étaient peu nombreuses, car Polybe ne dit pas que leur retraite ait été la suite d’une victoire des Romains. Le consul poursuivit Hiéron jusqu’aux murs de Syracuse : la place était trop forte pour être enlevée d’un coup de main et la mal’aria qui s’élevait des marais de l’Anapus le força de se retirer (264). Il revint à Messine où il laissa garnison. L’occupation de ce port naturel et sûr, assez large pour contenir six cents galères des anciens, et assez profond pour recevoir les plus grands navires des modernes, valait mieux pour Rome qu’une victoire : là elle tenait la porte de l’île et elle prit ses mesures pour la bien garder.

Ces heureux commencements engagèrent le sénat à pousser vigoureusement la guerre. Deux consuls et trente-six mille légionnaires passèrent l’année suivante en Sicile, où soixante-sept villes, et parmi elles Catane, au pied de l’Etna, tombèrent en leur pouvoir. Ségeste, la plus ancienne alliée de Carthage dans l’île, avait massacré sa garnison punique et invoqué sa prétendue descendance troyenne pour obtenir des romains de favorables conditions. Le sénat n’eut garde de repousser des gens qui trouvaient le moyen de se faire très nobles en flattant la vanité romaine, et qui donnaient de tels gages de leur consanguinité. Les Ségestains furent déclarés liberi et immunes. Hiéron, effrayé et réfléchissant que Syracuse avait plus à perdre, pour son commerce, avec Carthage qu’avec Rome, se hâta de traiter ; il rendit tous les prisonniers, paya 100 talents[8] et resta cinquante années le fidèle allié des Romains.

Jamais Syracuse ne fit plus heureuse. Théocrite y était alors, maudissant la guerre et demandant aux dieux de rejeter dans la mer des Sardes l’ennemi qui détruisait les cités siciliennes[9]. Uri voudrait croire que ses idylles sont une peinture véritable, du bonheur de ce petit coin de terre, tandis que le reste du monde était ébranlé par le choc des deux grands peuples.

Le traité fait avec Hiéron assurait aux Romains l’alliance du parti national en Sicile et les dispensait de faire venir du Latium des vivres et des munitions que les flottes ennemies auraient pu intercepter. L’ambition du sénat s’en accrut, et il résolut d’expulser les Carthaginois de l’île entière, oit les excès de leurs bandes barbares avaient depuis deux siècles rendu leur domination odieuse. Agrigente, fameuse entre toutes les villes siciliennes par le nombre et les proportions colossales de ses monuments, était très forte d’assiette, et les Carthaginois en avaient fait leur place d’arbres dans l’île. Bâtie sur des rochers dont quelques-uns, ceux de la citadelle, semblaient taillés à pic et entourée de deux cours d’eau qui se réunissaient au-dessous d’elle pour tomber ensemble à la mer, fume di Girgenti, elle eût été imprenable, si son éloignement du rivage, 18 stades ou 3330 mètres, n’en avait rendu le ravitaillement impossible. Les Romains l’assiégèrent. Ne sachant pas encore prendre une place à l’aide de machines dont les Grecs avaient depuis longtemps l’usage, ils s’établirent à l’est et à l’ouest de la ville, en deux camps qu’une double ligne de défenses protégeait contre les sorties et contre les secours du dehors. Ils y attendirent sept mois que la faim leur ouvrit les portes. Sans Hiéron, eux-mêmes auraient plus d’une fois souffert de la disette. Annibal, fils de Giscon, défendait la place avec une forte garnison ; les vivres n’en diminuèrent que plus vite. Carthage envoya une armée de secours sous Hannon, qui s’empara d’Héraclée et d’Herbessus, où les deux consuls avaient leurs magasins ; les convois d’Hiéron maintinrent l’abondance dans le camp romain, et Hannon fut réduit à risquer une bataille, qu’il perdit malgré ses éléphants. Depuis Pyrrhus, les légionnaires ne craignaient plus ces lourdes machines de guerre ; ils en tuèrent trente et en prirent onze vivants. Profitant de l’obscurité d’une nuit d’hiver et de la négligence des sentinelles rendues trop confiantes par la récente victoire. Annibal traversa les lignes romaines avec une partie des siens. La malheureuse ville fut saccagée par les vainqueurs qui vendirent comme esclaves vingt-cinq mille de ses habitants.

Ces trois campagnes et ce long siège avaient compromis déjà les finances de Carthage, et elle fut un instant forcée d’arrêter la page de ses mercenaires. Pour se débarrasser des trop vives réclamations de quatre mille Gaulois qui menaçaient de passer à l’ennemi, un général carthaginois leur promit le pillage d’Entella. Ils y coururent ; mais il avait fait avertir secrètement le chef romain, et les Gaulois, tombés dans une embuscade, périrent jusqu’aux derniers. Les légionnaires aussi étaient sans solde ; mais on n’entendait pas une plainte clans cette armée de citoyens. Un jour, devant Agrigente, nombre de soldats s’étaient fait tuer aux portes du camp pour donner aux légions dispersées le temps de se rallier, et si des querelles s’élevaient entre eux et leurs alliés, c’était pour avoir, dans le combat, le poste le plus périlleux[10].

Dès la troisième année de la guerre, Carthage ne possédait plus, en Sicile, que quelques places maritimes. Mais ses flottes ravageaient les côtes d’Italie, fermaient le détroit et rendaient toute conquête précaire[11]. Le sénat comprit qu’il fallait aller chercher l’ennemi sur son propre élément (261). Ainsi le but grandissait en reculant sans cesse. Il ne s’était agi d’abord que d’empêcher Messine de tomber au pouvoir des Carthaginois, puis de les chasser de l’île ; maintenant le sénat voulait les chasser de la mer.

 

III. — OPÉRATIONS MARITIMES ; DESCENTE DES ROMAINS EN AFRIQUE (260-255).

Les romains n’étaient pas aussi ignorants qu’on l’a prétendu des choses maritimes. Ils connaissaient la construction et la manœuvre des trirèmes ; on se rappelle que l’apparition d’une escadre romaine dans le port de Tarente avait provoqué la guerre de Pyrrhus. Mais ils n’aimaient pas la mer, ils se défiaient de l’élément perfide, et comme leur vie militaire s’était passée sur terre, ils n’avaient point de flotte permanente, quoiqu’ils nommassent des magistrats, duumviri navales, pour veiller à l’entretien d’uni certain matériel naval. D’ailleurs, quand ils avaient besoin de vaisseaux, ils en demandaient à leurs sujets étrusques et grecs. Mais, pour lutter conte Carthage, il fallait une flotte de ligne, c’est-à-dire composée de vaisseaux de haut bord, à cinq bancs de rameurs. Une quinquérème carthaginoise, échouée sur les côtes d’Italie, servit de modèle. Telle était alors l’imperfection de cet art, qui est devenu une science si difficile, que deux mois suffirent pour abattre le bois, construire et lancer cent vingt navires, former et exercer les équipages[12]. Tous ces hommes n’étaient point des marins novices ; les alliés avaient fourni beaucoup de matelots et de pilotes expérimentés. Il fallait néanmoins du courage pour aller affronter avec une telle flotte la première puissance maritime du monde. Le consul Cornelius Scipion fut pris, il est vrai, avec dix-sept vaisseaux, dans une tentative mal conduite contre les îles Éoliennes (Lipari) ; mais son collègue Duillius battit, près de Myles (Melazzo), la flotte carthaginoise (260).

Dans les batailles navales de l’antiquité, les vaisseaux, armés d’un éperon à la proue, cherchaient à se percer vers la ligne de flottaison ; la légèreté du bâtiment, la rapidité des manœuvres étaient alors comme à présent, les premières conditions du succès, et la chiourme faisait plus que les soldats embarqués à bord, habituellement en très petit nombre. Athènes n’en mettait guère que dix sur ses trirèmes[13]. Dès la première campagne, le génie militaire des Romains leur fit inventer une nouvelle tactique. Leurs vaisseaux, grossièrement construits avec du bois vert, étaient de pesantes machines qu’on pouvait cependant à force de rames conduire droit à l’ennemi. A l’avant du navire Duillius fit placer un pont[14] qui, s’abattant sur la galère ennemie, la saisissait avec des crampons de fer, la tenait immobile et livrait passage aux soldats. La science des pilotes carthaginois devenait inutile ; ce n’était plus qu’un combat de terre ferme où le légionnaire retrouvait ses avantages, et Duillius en avait mis jusqu’à cent vingt sur chaque navire[15]. Quand les Carthaginois virent s’avancer la flotte romaine, ils coururent comme à une victoire assurée. Trente vaisseaux, qui formaient l’avant-garde, l’atteignirent les premiers ; saisis par les corbeaux, pas un n’échappa : la galère amirale, à sept rangs de rames, fut prise elle-même, et Annibal, l’ancien défenseur d’Agrigente, qui la montait, n’eut que le temps de se jeter dans une barque. Il lança cependant ses autres galères sur les flancs et sur l’arrière des vaisseaux romains. Mais, malgré la rapidité de leurs évolutions, toujours ils rencontraient en face d’eux le redoutable corbeau. Vingt galères furent encore prises ; déjà trois mille hommes étaient tués et six mille prisonniers, le reste s’enfuit épouvanté. L’armée de terre leva en toute hâte le siége de Ségeste, les troupes qui défendaient Macella laissèrent prendre la place d’assaut, et le général carthaginois, retiré avec quelques troupes en Sardaigne, y fut mis en croix par ses mercenaires mutinés.

Ces succès furent les résultats matériels de la victoire ; mais elle en eut un plus grand. Le prestige de la supériorité maritime de Carthage était dissipé, et, quelques désastres que l’avenir réserve aux flottes romaines, le sénat ne renoncera point à la mer. Il sait maintenant que Carthage peut être vaincue, et les derniers événements lui ont appris que c’est sur mer qu’on fait la conquête des îles. Déjà il dirigeait une flotte contre la Sardaigne, et il méditait une descente en Afrique : des honneurs inusités récompensèrent Duillius. Outre le triomphe, il eut une colonne au Forum et le droit de se faire reconduire le soir chez lui à la lueur des flambeaux et au son des flûtes. La simplicité de ce temps n’avait pas. su mieux faire pour honorer le premier vainqueur de Carthage[16].

Après la victoire de Myles, les Romains avaient partagé leurs forces tandis que l’armée de terre délivrait Ségeste, le consul Corn. Scipion, avec une partie de la flotte, poursuivit jusqu’en Sardaigne les vaisseaux échappés au premier désastre, les détruisit et commença la conquête de cette île et de la Corse, dont il fit la capitale, Aléria. Battue au retour, par une mer furieuse, il dédia un sanctuaire à Tempestas, la Tempête, et voulut que sur son tombeau on consacrât le double souvenir de sa conquête et de la protection dont l’avait couvert cette singulière divinité

Hic cepit Corsicam Aleriamque urbem

Dedit Tempestatibus aidem merito.

Carthage envoya alors à Panorme un grand général, Amilcar. Un jour, par d’habiles manœuvres, il enferma les légions dans un défilé, d’où elles ne sortirent que grâce au dévouement de Calpurnius Flamma. C’était un tribun légionnaire qui s’offrit à occuper, avec quatre cents hommes, une colline d’où il pourrait couvrir la retraite et arrêter l’ennemi. Je donne ma vie à toi et à la république, dit-il au consul. Tous moururent, excepté le tribun, qui fut retrouvé vivant sous un monceau de cadavres. Il reçut une couronne de gazon. Alors, dit Pline, c’était la plus noble récompense[17]. Caton le compare à Léonidas et se plaint des caprices de la fortune qui a laissé son nom dans l’obscurité. Il oubliait que c’est le but pair lequel on meurt qui donne l’immortalité à la victime. Calpurnius, comme tant de soldats dans nos annales, ne sauvait qu’une légion : Léonidas avait sauvé sa patrie, la Grèce entière et la civilisation du monde (258).

Cependant la guerre languissait ; Hamilcar avait détruit la ville d’Éryx, dont il ne laissa subsistera que le temple élevé, disait-on, par Énée sa mère divine, la Vénus Érycine, que les Phéniciens confondaient avec leur déesse Astarté. Il en transporta la population à Drépane et concentra ses forces dans cette ville et à Lilybée, deux places inexpugnables dont les approches étaient couvertes par la mer et par plusieurs cités que les Carthaginois occupaient encore sur les côtes et dans l’intérieur.

La fortune de Rome paraissant baisser, il se produisit de dangereuses défections. Au centre de l’île, Enna, la ville sainte dont la divinité poliade, Cérès, était honorée de la Sicile entière sur la côte méridionale, la grande cité de Camarine, même Agrigente, revinrent aux Carthaginois. Si les légions, au lieu de retourner à Rome à la fin de l’été, suivant la coutume, n’avaient pas hiverné dans l’île, tout était compromis. Mais les consuls de 258 reprirent les places perdues, égorgeant les principaux citoyens et vendant le reste. C’était l’usage, et des deux côtés on le pratiquait. Chez les anciens, quand la cité succombait, les particuliers périssaient. Fortune détruite, famille perdue, plus de foyer domestique, plus de dieux pénates ; hier dans les honneurs du patriciat, demain dans les misères de l’esclavage, tel était le sort des vaincus, quand le jour de la défaite ils n’étaient pas tombés sous l’épée du soldat ou sous la hache du licteur. Par contre, le caractère atroce de la guerre donnait au patriotisme une énergie que nous ne connaissons plus.

Ces succès dans l’intérieur de l’île et une nouvelle bataille navale que crut avoir gagnée prés de Lipari le consul Atilius décidèrent le sénat à l’entreprise la plus hardie : trois cent trente vaisseaux furent armés, cent mille matelots soldats, et les deux consuls, Manlius Vulso et Atilius Regulus, les montèrent avec la résolution de passer au travers de la flotte carthaginoise et de descendre en Afrique.

Les deux flottes se rencontrèrent à la hauteur d’Ecnome[18]. C’était le plus grand spectacle qu’eût encore vu la Méditerranée ; trois cent mille hommes allaient combattre sur ses flots. L’armée romaine, formée en triangle à double base qui enveloppait les vaisseaux de transport, ne put être entamée, et les Carthaginois, malgré une habile manœuvre pour attirer vers la haute mer la tête de la flotte ennemie et la séparer de sa puissante arrière-garde, perdirent quatre-vingt-quatorze navires sur trois cent cinquante ; vingt-quatre galères romaines seulement avaient été coulées (256).

Les débris de l’armée vaincue se réfugièrent à Carthage. On y arma en toute hâte des vaisseaux, on leva des troupes pour garder la côte. Mais la plus grande confusion régnait encore dans la ville quand on y apprit que les Romains, débarqués grès du promontoire de Mercure (cap Bon), assiégeaient déjà Clypea. Regulus n’avait pris que le temps de radouber les vaisseaux désemparés et de faire des vivres. Les troupes s’effrayaient d’une guerre en Afrique, cette terre des monstres, d’où leur venaient de si terribles récits, Africa portentosa[19] ; un tribun même avait osé murmurer. Regulus l’avait menacé des haches, et l’armée, malgré ses craintes superstitieuses, était partie. Clypea prise, et aucune place, aucune armée ne couvrant le pays, les Romains se répandirent à travers ces riches campagnes, qui, depuis Agathocle, n’avaient pas vu l’ennemi, et dont un habile système d’irrigations favorisait la fécondité. En peu de jours, ils firent vingt mille prisonniers et un immense butin.

Le sénat, trompé par ces premiers succès, rappela Manlius et set légions : c’était une faute. Regulus, dit-on[20], avait demandé lui-même à rentrer, parce que le fermier qu’il avait laissé pour cultiver un champ de 7 arpents, son unique patrimoine, s’était enfui avec la charrue et les bœufs. Le sénat lui répondit que tout serait racheté, son champ cultivé, sa femme et ses enfants nourris aux dépens du trésor. Il resta en Afrique avec quinze mille hommes et cinq cents chevaux : ces forces lui suffirent pour battre partout l’ennemi, prendre trois cents villes et s’emparer de Tunis, à 3 lieues de Carthage, après une victoire près d’Ades, qui coûta aux Carthaginois dix-sept mille morts, cinq cents prisonniers et dix-huit éléphants. La ville était aux abois. Par l’énormité du tribut imposé à Leptis Parva, un talent par jour, on peut conjecturer combien le joug de Carthage était lourd. Au bruit de ses défaites, les sujets s’étaient soulevés, et les Numides pillaient ce qui avait échappé aux Romains : on se décida à traiter. Regulus demanda l’abandon de la Sicile et de la Sardaigne, un tribut annuel, la remise des prisonniers romains, le rachat des captifs carthaginois, la destruction de toute la flotte de guerre, la promesse de ne faire ni alliance ni guerre sans le consentement du sénat, etc. Pour de telles conditions, il était toujours temps de traiter ; la guerre continua. Le fanatisme du peuple fut excité par des sacrifices humains et des vaisseaux chargés d’or allèrent en Grèce, en Espagne, acheter des soldats. Parmi les mercenaires venus de Grèce, se trouva le Lacédémonien Xanthippe. Carthage avait encore douze mille hommes d’infanterie, quatre mille chevaux et cent éléphants. Le Lacédémonien se fit fort, avec cette armée, de battre l’ennemi. Il ne s’agit, disait-il, que de trouver un champ de bataille qui nous convienne. Au lieu de camper sur les hauteurs où les éléphants et la cavalerie étaient inutiles, il descendit en plaine ; et les légionnaires, rompus par les éléphants, chargés par une cavalerie nombreuse, tombèrent en foule ; deux mille seulement échappèrent en gagnant Clypea ; Regulus et cinq cents des plus braves furent faits prisonniers ; le reste avait péri. Xanthippe, richement récompensé, quitta la ville avant que la reconnaissance eût fait place à l’envie[21].

Carthage était sauvée. Cependant l’armée victorieuse fut repoussée au siège de Clypea, et une flotte carthaginoise, encore battue en vue de cette place. Mais la destruction de toute une année, la captivité d’un consul et. la difficulté de traverser sans cesse une mer orageuse pour ravitailler les légions de Clypea décidèrent le sénat à renoncer à l’Afrique. Au même moment, un affreux désastre leur en fermait la route : deux cent soixante-dix galères furent brisées par une tempête le long des côtes de Camarine ; c’était presque la flotte entière. Les Carthaginois se hâtèrent d’accabler leurs sujets révoltés : les chefs furent mis en croix ; les villes donnèrent 1000 talents et vingt mille bœufs ; puis les préparatifs furent poussés avec vigueur pour reporter la guerre en Sicile (255).

 

IV. — LA GUERRE EST REPORTÉE EN SICILE (254-241).

Une nouvelle flotte, une nouvelle armée et cent quarante éléphants partirent de Carthage. Agrigente fut reprise, De on coté, lionne, en trois alois, construisit deux cent vingt galères, et les consuls, longeant la côte septentrionale de la Sicile, enlevèrent par trahison la forte place de Cephalœdium[22] et celle de Panorme, qui leur donna un excellent port. Ceux des habitants de Panorme qui ne purent payer une rançon de deux mines d’argent (200 drachmes ou prés de 200 fr.) furent vendus comme esclaves : il y en eut treize mille.

L’année suivante, la flotte alla ravager les côtes d’Afrique, mais une tempête détruisit encore au retour cent cinquante vaisseaux près du cap Palinure, sur les côtes de Lucanie (253). Ces désastres répétés semblaient une menace des dieux ; le sénat renonça à la mer comme il avait renoncé à l’Afrique.

Les deux adversaires, lassés par une lutte qui durait déjà depuis douze années, se reposaient sur leurs armes ; les Carthaginois, dans la forte position qu’ils occupaient à l’extrémité occidentale de la Sicile ; les légions, à quelque distance en arrière, sur les hauteurs d’où elles observaient l’ennemi. Cette inaction devint fâcheuse pour la discipline romaine. Il fallut une fois dégrader quatre cents chevaliers qui avaient refusé d’obéir au consul ; une autre fois, faire passer par les verges un tribun militaire de l’illustre maison des Valerius[23]. Carthage, de son côté, occupée sans doute à reconstituer en Afrique sa domination que l’invasion romaine avait ébranlée, se bornait en Sicile à une prudente défensive. Elle ne fit même aucun effort, en 252, pour empêcher le vaincu de la première action navale, Scipion, de prendre sa revanche à Lipari même, en s’emparant de cette île avec des vaisseaux que le fidèle Hiéron lui avait prêtés. Le coup était sensible, car de Lipari partaient sans cesse des corsaires qui ravageaient les côtes italiennes. Aussi, l’an d’après, Carthage fit un vigoureux effort. Asdrubal, avec deux cents vaisseaux que montaient trente mille hommes et cent quarante éléphants essaya de reprendre Panorme. Le proconsul Cœcilius Metellus y tenait son armée enfermée ; mais, par ses troupes légères, il provoqua l’ennemi, l’attira jusqu’au pied du mur ; et, tandis que les éléphants, criblés de traits, se rejetaient furieux sur l’armée carthaginoise, où ils mettaient le désordre, Metellus l’attaquait de flanc avec toutes ses forces. Vingt mille Africains périrent ; cent quatre éléphants furent pris ; on les conduisit à Rome, où ils suivirent le char du vainqueur, et comme on trouva trop coûteux de les nourrir[24], ils furent chassés dans le grand Cirque pour que le peuple s’habituât à ne plus les redouter (251).

A son retour à Carthage, l’incapable Asdrubal frit mis en croix ; à Rome, Metellus reçut de grands honneurs ; il fut deux fois consul, dictateur, souverain pontife, et lorsque, dans un incendie du temple de Vesta, il eut perdit les yeux en sauvant le Palladium, le peuple lui accorda le droit que nul n’avait encore obtenu, de se rendre en char au sénat. Dans l’oraison funèbre que le fils du vainqueur de Panorme prononça en l’honneur de son père, on voit ce qu’un Romain de ce temps estimait le souverain bien : Il a eu, dit-il, et en perfection, dix très grandes choses que les sages passent leur vie à chercher. Il a voulu être le meilleur soldat, le premier des orateurs, le plus habile des généraux, le plus éminent des sénateurs, et il a souhaité d’avoir à gérer sous ses auspices les plus graves affaires, d’arriver aux plus hautes magistratures, à la suprême sagesse politique et à une grande fortune acquise par des voies honorables, enfin de laisser après lui beaucoup d’enfants et d’être le plus considéré de ses concitoyens[25]. Voilà l’idéal de la vertu romaine. Il n’est pas très élevé ; mais, s’il ne faisait pas des sages, au sens vrai du mot, il faisait de grands citoyens.

Plusieurs nobles Carthaginois avaient été faits prisonniers devant Panorme, d’autres l’étaient depuis longtemps. Les Carthaginois proposèrent un échange, et, pour en appuyer la demande, envoyèrent à Rome Regulus. Ce général avait noblement soutenu sa captivité. Il ne voulut pas entrer dans la ville : Je ne suis plus citoyen, disait-il, comme Postumius après les Fourches Caudines ; et, quand il parla sur le cartel, il dissuada les sénateurs de l’accepter. On voulut l’apitoyer sur lui-même : Mes jours sont comptés, dit-il, ils m’ont donné un poison lent et il partit en repoussant les embrassements de sa femme Marcia et de ses enfants.

Horace a célébré cette légende chère à l’orgueil romain : On dît qu’il tint penché vers la terre son mâle visage jusqu’au moment où son héroïque conseil eût fixé les hésitations du sénat. Alors, noble exilé ! il quitta sa famille en larmes, bien qu’il sût quelles tortures lui préparaient les bourreaux africains. Il écarta les amis qui voulaient le retenir, le peuple qui s’opposait à son départ, du même air que si, après avoir terminé les longues affaires de ses clients, il allait se délasser dans les champs de Vénafre ou de Tarente[26]. De retour à Carthage, il périt, assure-t-on, d’une mort cruelle[27]. Si cette tradition est vraie, malgré le silence de Polybe., il ne faut oublier ni les traitements infligés par les Romains eux-mêmes aux chefs ennemis tombés en leur pouvoir, ni cette autre tradition suivant laquelle deux généraux carthaginois, livrés à Marcia, auraient été par elle cruellement torturés[28].

Polybe reproche à Regulus de n’avoir pas su se mettre en garde contre l’inconstance de la fortune, d’avoir imposé des conditions trop sévères, etc. Sans doute il eût été plus sage de savoir se borner, mais quel général eût agi autrement ? C’est en visant à un but placé très haut, souvent au-dessus de leurs forces, que les grandes choses. On ne devient pas un grand d’être toujours un peuple de sages.

La victoire de Panorme mit fin aux grands chocs d’armées. Les Carthaginois se replièrent encore une fois à l’extrémité occidentale de l’île, dans Drépane et Lilybée, où ils transportèrent tous les Sélinontins après avoir détruit leur ville. Lilybée, entourée des deux côtés par une mer que des bancs de sable, des écueils à fleur d’eau et de rapides courants rendaient dangereuse, même pour les plus habiles pilotes, était fermée du côté de la terre par une haute muraille et couverte par un fossé à la fois très large et très profond. Dans l’automne de l’année 250, deux consuls, quatre légions et deux cents vaisseaux de guerre bloquèrent la place, et un nouveau siège troyen commença. Les Romains cherchèrent d’abord à fermer l’entrée du port, en y coulant quinze vaisseaux chargés de pierres, mais le courant rejetait tout. La passe resta libre, et cinquante navires portant à Lilybée des provisions avec dix mille soldats purent la franchir sous les yeux de la flotte romaine impuissante. Du côté de la terre, les Romains comblèrent en plusieurs endroits le fossé et minèrent la muraille ; niais quand leurs béliers eurent fait brèche, ils se trouvèrent en face d’un autre mur que Imilcon avait élevé. Quelques mercenaires tramèrent de livrer la ville ; Imilcon éventa le complot, et dans une sortie brûla les machines des Romains, qui furent réduits à changer le siège en blocus. Quand le nouveau consul P. Claudius, fils du censeur Appius, vint en Prendre le commandement, les maladies avaient enlevé déjà beaucoup de soldats. La flotte carthaginoise stationnait dans le port voisin de Drépane. Claudius voulut la surprendre. Les présages étaient sinistres ; les poulets sacrés refusaient de manger : Eh bien, qu’ils boivent, dit le consul ; et il les fit jeter à la mer. L’armée était vaincue d’avance par cette impiété que Claudius ne sut pas réparer par d’habiles manœuvres[29] : quatre-vingt-treize vaisseaux pris ou coulés, huit mille morts et vingt mille prisonniers, tels furent les résultats de la bataille de Drépane (249). Le collègue de Claudius, Junius Pullus, ne fut pas plus heureux. Il était à Syracuse avec huit cents vaisseaux de charge destinés au ravitaillement du camp de Lilybée ; Carthalon, qui en épiait le départ sur la côte d’Agrigente, intercepta d’abord plusieurs convois, puis, par une manœuvre habile, rejeta toute la flotte de Junius au milieu des écueils de Camarine, où des vents furieux la brisèrent, tandis que lui-même, fuyant devant la tempête, allait abriter ses vaisseaux derrière le cap Pachynum. Tous les navires de transport et cent cinq galères avaient été détruits. L’occupation, près de Drépane, de la haute colline qui portait le temple fortifié de la Vénus Érycine, ne fut point une compensation pour tant de pertes douloureuses.

Les désastres de l’année 249, la plus triste pour Rome de toute la guerre, obligèrent le sénat à renoncer encore une fois aux flottes. Claudius, rappelé, fut obligé de nommer un dictateur ; il choisit le fils d’un affranchi, Claudius Glicia, son client et son greffier. Le sénat annula ce choix dérisoire, et une sentence du peuple punit sévèrement ce hardi contempteur des choses divines et humaines. Junius, accusé comme son collègue, d’avoir méprisé les auspices, se tua avant sa condamnation ; Claudius lui avait peut-être donné l’exemple d’une mort volontaire. Trois ans plus tard, une autre sentence frappa cette race orgueilleuse. La sœur de Claudius, se trouvant un jour pressée par la foule, s’écria : Plût aux dieux que mon frère commandait encore les armées de la république ! Les édiles punirent d’une amende ce vœu homicide.

Par une singulière fatalité, au moment où Rome ne trouvait plus que des chefs incapables, Cartilage mettait à la tête de ses forces d’habiles généraux : Imilcon, le défenseur de Lilybée ; Annibal, qui avait si heureusement ravitaillé cette place ; Adherbal, le vainqueur de Drépane ; Carthalon, qui, avant de détruire la flotte de Junius, avait incendié une partie de celle de Lilybée et ravagé les côtes de l’Italie ; enfin, le plus grand de tous, le père d’Annibal, Amilcar qu’on surnommait l’Éclair, Barca. Malheureusement l’indiscipline était souvent dans ces armées de Carthage, et une sédition violente de mercenaires venait de la jeter dans le plus sérieux péril. Amilcar sut trouver le moyen de satisfaire à leurs exigences ; il les conduisit au pillage de l’Italie. Quand le butin fait dans le Bruttium lui eut gagné leur confiance, il vint audacieusement s’emparer du mont Erctè (monte Pellegrino), prés de Panorme (247)[30]. Pendant six années, toutes les forces des deux républiques furent concentrées dans ce coin de la Sicile ; les Romains étaient à Panorme, sur le sommet du mont Éryx[31], dans l’ancienne ville de ce nom, et devant Lilybée et Drépane. Les Carthaginois occupaient ces deux places et le mont Erctè. Du haut de cette montagne presque inaccessible, Amilcar épiait tous les mouvements de l’ennemi, et en descendait rapidement pour arrêter ses convois, couper ses détachements et porter le ravage jusqu’au cœur de l’île ; ou bien, du port placé au pied de sa montagne, il partait sur une flotte de légers navires et ravageait le littoral italien jusqu’au milieu de la Campanie[32]. Ce furent, durant six années, de continuels et !sanglants combats ; on eût dit deux athlètes de force égale, luttant sur un rocher, au-dessus des flots[33].

Les armées n’étaient éloignées que de quelques stades ; elles se rapprochèrent encore. Amilcar surprit la ville d’Éryx et se plaça entre les deux camps romains établis au pied et au sommet de cette montagne. La guerre n’en alla pas plus vite : une égale ténacité paralysait tous les efforts. À la fin, les soldats fatigués de luttes inutiles, et pris des deux côtés d’une même estime pour leur valeur, tressèrent, dit Polybe (I, 58), la couronne sacrée qu’on offrait aux dieux quand la victoire demeurait indécise et, d’un commun accord, s’abstinrent de combattre.

Depuis le commencement des hostilités, les Romains avaient perdu bien plus de galères que les Carthaginois ; mais, pour Rome, puissance continentale, les vaisseaux n’étaient que du bois et du fer qui se remplaçaient aisément ; pour Carthage, puissance maritime et marchande, c’était sa force et sa richesse. L’une était donc comme un navire atteint dans les œuvres vives, l’autre comme une forteresse dont quelques créneaux seulement étaient tombés. On le vit, bien lorsque, en 241, le sénat se décida à un nouvel effort. Pour éviter des dépenses qui ne paraissaient plus nécessaires et les reporter sur leurs flottes marchandes, les négociants de Carthage avaient désarmé ce qui leur restait de vaisseaux de guerre, et laissant Amilcar tenir seul en échec, du haut de sa montagne, toutes les forces de Rome, ils avaient repris leurs longues navigations, leurs affaires avec le monde entier. Ils oubliaient volontiers cette île dévastée, sans industrie ni commerce, d’où ne leur venaient que d’importuns bruits de guerre et d’incessantes demandes d’argent. La mer restait donc libre, une flotte romaine y reparut. Pour la construire, il avait fallu faire appel au dévouement des citoyens. Le trésor était vide ; le patriotisme, cette richesse qui vaut mieux que toute autre, le remplit. Les riches prêtèrent à l’État ou construisirent à leurs frais des navires ; plusieurs armèrent des corsaires[34] ; deux cents vaisseaux fuient encore une fois lancés. Lutatius en, prit le commandement et les conduisit à Drépane. On était à la fin de l’hiver ; la flotte que, par économie, les Carthaginois rappelaient dans cette saison n’était pas encore de retour, de sorte que Lutatius n’eut point de peine à s’empare du port et à serrer étroitement la place. Carthage envoya en toute hâte des navires chargés de provisions, mais vides de soldats, l’amiral devant embarquer à son bord les vétérans d’Amilcar. Pour gagner Erctè, il lui fallait passer devant Drépane ; Lutatius lui barra la route en se plaçant près des îles Ægates. Jamais, dit Florus, il ne se livra bataille navale plus furieuse. Les vaisseaux carthaginois étaient surchargés de munitions de bouche, d’armes et d’engins de toutes sortes. La flotte romaine, au contraire, leste, agile et légère, ressemblait à une armée de terre. Ce fut comme un combat de cavalerie. Nos navires obéissaient à la rame ainsi qu’un cheval au frein et, avec leurs éperons mobiles, se lançaient si adroitement, tantôt contre un vaisseau, tantôt contre un autre, qu’on eût dit des êtres vivants. Lutatius coulai cinquante de ces navires sans défense et en prit soixante-dix (10 mars 241). Les Romains redevenaient maîtres incontestés de la mer, et Drépane, Lilybée, Amilcar, pouvaient être animés. D’ailleurs, vingt-quatre années de guerres, de dépenses et d’angoisses, c’était assez, c’était trop, pour ces marchands : une troisième fois, ils demandèrent à traiter. Lutatius voulait qu’Amilcar livrât ses armes. Jamais, répondit le héros indigné, je ne vous rendrai ces armes qu’on m’a données pour vous combattre. Le consul consentit à ce que l’armée carthaginoise évacuât librement la Sicile[35]. La paix fut signée aux conditions suivantes : Carthage n’attaquera ni Hiéron ni ses alliés ; elle abandonnera la Sicile et les îles Éoliennes[36], rendra sans rançon tous les prisonniers et payera en dix ans 5200 talents euboïques (près de 19 millions de francs).

Ainsi finit la guerre des Romains contre les Carthaginois, au sujet de la Sicile, après avoir duré vingt-quatre ans, sans interruption : guerre la plus longue et la plus importante dont nous ayons jamais entendu parler... Quelques Grecs assurent que les Romains ne doivent leurs succès qu’if la fortune. Mais, après s’être formés aux grandes entreprises par des expéditions de cette importance, ils n’avaient rien de mieux à faire que de se proposer la conquête de l’univers, et ce projet devait leur réussir[37]. Polybe a raison ; et si l’on avait pu lui montrer d’avance ce qu’il a fallu de sang, de fileurs et de ruines pour bâtir cet édifice de la grandeur romaine, il aurait sans doute répondu : Avant Rome, autant de sang avait coulé ; sans elle, il en aurait coulé davantage. Du moins, après sa victoire définitive, elle ne permit plus, durant des siècles, qu’on en répandit.

 

 

 

 



[1] Polybe, III, 25.

[2] Enyalius, ou le belliqueux, fut d’abord un surnom de Mars ; plus tard on fit de lui un fils de ce dieu. Il tient probablement dans la phrase de Polybe la place de Quirinus.

[3] Justin, XVIII, 2.

[4] Justin, XVIII, 2. Tite-Live parle pour les années 342 et 306 de présents que Carthage envoya à Rome, en la félicitant de ses succès sur les Samnites, VII, 38 ; IX, 43.

[5] Déjà une querelle avait failli éclater au sujet de Tarente.

[6] Festus les regarde comme un printemps sacré des Samnites.

[7] Du nom de ses vaisseaux de transport, naves caudicariæ.

[8] Diodore (XXIII, 5) dit 150.000 drachmes, Polybe 100 talents, Orose et Eutrope, 200.

[9] Voyez l’Idylle XVI, surtout les vers 52-97. L’araignée tend sa toile légère sur les armes suspendues, et l’on n’entend plus le nom de la guerre, etc.

[10] Polybe, I, 17.

[11] Id., I, 20.

[12] Quelques mois suffiront aussi aux Carthaginois pour ouvrir une nouvelle issue à leur port intérieur et bâtir une flotte avec les débris de leurs maisons. On ne doit s’étonner que de voir rester si longtemps dans l’enfance un art pratiqué par tant de peuples.

[13] Durant la guerre du Péloponnèse. Thucydide, II, 25,102 ; III, 91, 95 et II, 76, 101. Cf. Bœckh, Staatsh., t. I, p. 590.

[14] D’après la description, d’ailleurs peu claire, de Polybe, ce pont, qu’on appela corbeau, pouvait glisser tout le long du bord, et s’abattre de l’avant, de l’arrière ou des côtés.

[15] Il y eut du moins ce nombre à Ecnome. (Polybe, I, 5.) D’autres portent à deux cents le nombre des soldats mis par Duillius à bord de chaque navire.

[16] Florus, II, 2, et Val. Maxime en parlent comme d’honneurs que Duillius se serait décernés lui-même. L’inscription de sa colonne rostrale serait un des plus vieux monuments de la langue latine, si le texte que nous en avons n’avait été refait vers le milieu du premier siècle de notre ère, quand on restaura le monument.

[17] Histoires naturelles, XXII, 11 ; Aulu-Gelle (III, VII) le nomme Cæcilius, d’autres Laberius.

[18] Montagne entre Géla et Agrigente.

[19] Tite-Live, XXXIV, 64. On sait l’histoire plus que suspecte du serpent du Bagradas, long de 120 pieds, et dont la tête, envoyée à Rome, y était encore montrée du temps de la guerre de Numance. Cf. Florus, II, 3 ; Val. Maxime, I, VIII,19 ; Pline, Hist. nat., VIII, 14, etc. Polybe n’en parle pas.

[20] Val. Maxime, IV, IV, 6 ; Sénèque, de Consol., 12.

[21] On a accusé les Carthaginois de l’avoir fait périr en mer (Zonare, VIII, 13 ; Silius Italicus, VI, 682) ; mais ils n’avaient aucun intérêt à ce crime, contredit d’ailleurs par Polybe.

[22] Elle était bâtie sur un promontoire à pic, d’où son nom grec qui signifie tête ; c’est aujourd’hui Cefalù.

[23] Val. Max., II, IX, 7 ; Frontin, Stratagèmes, IV. Les chevaliers furent réduits à la condition d’ærarii. En 252, Aurelius Pecuniola ayant, en l’absence du consul Cotta, son parent, laissé brûler une redoute et presque enlever son camp devant Lipari, Cotta le fit battre de verges et le réduisit au rang de simple fantassin. (Val. Maxime, II, VII, 4.)

[24] Pline, Hist. nat., VIII, 6.

[25] Idem, ibid., VII, 45.

[26] Carm., III. Cf. Sil. Italicus, Pun., VI, 346-385.

[27] Resectis palpebris, illigatum in machina, vigilando, necaverunt (Cicéron, in Pison, 18).

[28] Diodore, Fragm. de Virt. et Vit., XXIV ; Aulu-Gelle, VII, IV, Zonare, VIII, 15, etc.

[29] Polybe ne connaît pas cette histoire des poulets sacrés, mais Cicéron la raconte.

[30] Le mont Erctè, dont la mer baigne le pied, est défendu sur ses flancs par des rochers à pic et séparé des montagnes qui courent à l’ouest de Panorme par une large plaine, de sorte qu’il forme une vaste forteresse naturelle dominant la ville d’une hauteur de 600 mètres.

[31] Le mont Éryx, à 6 milles de Drépane, n’a que 665 mètres, mais sa situation isolée le fait paraître beaucoup plus élevé. C’était une position encore plus forte que celle du mont Erctè. Au sommet de la montagne était le temple de Vénus Érycine. La ville était bâtie à mi-côte.

[32] Ces courses obligèrent le sénat à fonder plusieurs colonies maritimes à Alsium, à Frégènes et à Brindes.

[33] Polybe, I, 56, 57.

[34] Zonare, VIII, 16

[35] Corn. Nepos, Amilcar.

[36] Zonare, VIII, 17.

[37] Polybe, I, 65. Cet historien est la source principale pour cette guerre.