HISTOIRE DES ROMAINS

 

PREMIÈRE PÉRIODE — ROME SOUS LES ROIS (755-510) – FORMATION DU PEUPLE ROMAIN

CHAPITRE PREMIER — HISTOIRE TRADITIONNELLE DES ROIS[1]

 

 

I. Romulus (755-715)

Rome, la ville de la force[2], de la guerre et du carnage, s’est plu à mettre une idylle en tête de sa terrible histoire, et la cité de Néron, donnant à ses premiers jours les vertus de l’âge d’or des annales légendaires par le règne de Saturne, temps d’innocence, de paix et d’égalité que l’humanité malheureusement, n’a jamais connu et ne connaîtra pas.

Au commencement, disaient les traditions, régnait sur les aborigènes du Latium, un roi étranger, un fils d’Apollon, Janus le Divin, dont la demeure s’élevait sur le Janicule. Son peuple avait les mœurs simples et pures, mais incultes et grossières des premiers hommes. Saturne, dépossédé du ciel pas Jupiter, obtint de lui la possession au mont Capitolin[3] ; pour prix de cette hospitalité, le dieu enseigna aux Latins l’art de cultiver le blé et la vigne. C’est l’âge agricole qui commence, après l’âge pastoral où les hommes vivaient de leur chasse et des glands qu’ils ramassaient sous les grands chênes de la forêt Latine. Saturne le bon Semeur[4] était aussi le bon Laboureur, car il fut longtemps représenté avec une faucille dont les âges postérieurs ont fait la faux du Temps, en dénaturant le mythe primitif.

A Janus succédèrent son fils Picus, qui eut le don des oracles, et Faunus le Bon, qui accueillit l’Arcadien Évandre, fils de Mercure et de la nymphe Carmenta. Évandre bâtit une ville sur le Palatin, alors couvert de bois et de prairies , et répandit parmi les indigènes l’usage de l’alphabet grec et des mœurs plus douces. Hercule aussi vint dans le Latium, où il abolit les sacrifices humains[5] ; il épousa la fille d’Évandre, tua sur l’Aventin, au milieu d’une forêt épaisse, le brigand Cacus, et fit paître les boeufs de Géryon en un lieu où, plus tard, un bœuf de bronze, élevé en son honneur dans le Forum boarium, consacra ce souvenir. Ainsi, les dieux, les demi-dieux et les héros s’arrêtaient sur les bords du Tibre. C’était un présage de la future grandeur de la ville aux sept collines ou plutôt la légende les y amena, quand Rome devenue puissante voulut que les immortels eussent entouré son berceau[6].

Par Saturne, le père des dieux, Rome se rattachait à ce qu’il y avait de plus grand au ciel ; par Énée, le fils de Ténus et l’aïeul de Romulus, elle tenait à ce que la poésie grecque avait montré de plus grand sur la terre, la cité de Priam. Échappé de Troie en flammes avec son père Anchise, son fils Ascagne et sa femme Creusa, qui portait les objets sacrés et le Palladium, il traversa l’Hellespont et, après avoir erré longtemps sur la terre et les flots, il fut conduit par l’étoile de sa mère, qui, le jour comme la nuit, guidait son navire, sur les côtes du Latium[7]. Latinus, roi du pays, accueillit l’étranger, lui donna pour épouse sa fille Lavinia et à ses compagnons sept cents arpents de terre, sept pour chacun. Mais, dans une bataille contre les Rutules, Énée, vainqueur de Turnus, disparut au milieu des flots du Numicius, dont l’eau sacrée servit depuis au culte de Vesta. Les dieux avaient reçu le héros.

On l’adora sous le nom de Jupiter-Indigète. Cependant la guerre continuait, et, dans un combat singulier, Ascagne tua Mézence, l’allié de Turnus. Quittant alors la côte aride et insalubre où son père avait fondé Lavinium, il vint bâtir au cœur du pays Albe-la-Longue sur le mont Albain, dont la cime domine tout le Latium et laisse voir à la foi, le Tibre, la mer et les crêtes tourmentées de l’Apennin. Douze rois de la race d’Énée s’y succédèrent ; l’un d’eux, Procas, eut deux fils, Numitor et Amulias. Le premier, à titre d’aîné, devait hériter du royaume, mais Amulius s’en saisit, tua le fils de Numitor, plaça sa fille Sylvia parmi les vestales et ne laissa à son frère qu’une partie des domaines privés de leur père. Or un jour que Sylvia était allée puiser, à la source du bois sacré, l’eau nécessaire au temple, Mars lui apparut et promit à la vierge effrayée de divins enfants. Devenue mère, Sylvia fut condamnée à mort selon la rigueur des lois du culte de Vesta, et ses deux fils jumeaux furent exposés sur le Tibre. Le fleuve était alors débordé ; le berceau fut doucement porté par les eaux jusqu’au mont Palatin, oui il s’arrêta au pied d’un figuier sauvage[8]. Mars n’abandonnait pas les deux enfants. Lune louve, attirée par leurs cris, ou plutôt envoyée par le dieu dont le loup était le symbole, les nourrit de son lait. Plus tard, un épervier leur apporta des aliments plus forts, tandis que des oiseaux consacrés aux augures planaient au-dessus de leur berceau pour en écarter les insectes. Frappé de ces prodiges, Faustulus, berger des troupeaux du roi, prit les deus: enfants et les donna à sa femme Acca Larentia, qui les appela Romulus et Remus[9].

Élevés sur le Palatin, dans des huttes de paille, comme les rudes enfants du berger, ils grandirent en force et en courage, attaquant hardiment les bêtes fauves et les brigands, et soutenant leur droit par la force. Ives compagnons de Romulus se nommaient les Quintilii ; ceux de Remus, les Fabii, et déjà la division se mettait entre eux. Cependant un jour les deux frères prirent querelle avec les bergers du riche Numitor, dont les troupeaux paissaient sur l’Aventin, et Remus, surpris dans une embuscade, fut traîné par eux à Albe, devant leur maître. Les traits du prisonnier, son âge, cette double naissance, frappèrent Numitor ; il se fit amener Romulus, et Faustulus découvrit aux deux jeunes gens le secret de leur naissance. Aidés de leurs compagnons, ils tuèrent Amulius, et Albe rentra sous la domination de son roi légitimée. En récompense, Numitor leur permit de bâtir une ville sur les bords du fleuve et leur abandonna tout le pays qui s’étendait du Tibre sur lia route d’Albe, jusqu’à un lieu nommé Festi, entre le cinquième et sixième mille[10].

Égaux en force et en autorité, les deux frères se disputèrent bientôt l’honneur de choisir l’emplacement et le nom[11] de la nouvelle ville. On s’en remit aux dieux, dont on consulta la volonté par l’augure sabellien du vol des oiseaux. Remus, sur l’Aventin, vit le premier six vautours ; mais presque aussitôt il s’en montra douze à Romulus, sur le Palatin, et leurs compagnons, gagnés par cet heureux présage, prononcèrent en sa faveur. Ainsi, la colline plébéienne, déjà souillée dans les plus vieilles traditions par le séjour du brigand Cacus, l’était encore par l’augure néfaste de Remus. Elle semble toujours maudite : aujourd’hui c’est une solitude où quelques moines habitent auprès d’églises désertes[12].

Suivant les rites étrusques[13], Romulus attela à une charrue un taureau et une génisse sans tache, et avec un soc d’airain il traça autour du Palatin un sillon qui représenta le circuit des murs, le pomerium, ou enceinte sacrée[14], au delà de laquelle commençait la ville profane, la cité sans auspices des étrangers, des plébéiens (21 avril 754[15]). Déjà le rempart s’élevait, quand Remus, par dérision, le franchit d’un saut ; mais Celer, ou Romulus lui-même, le tua en s’écriant : Ainsi périsse quiconque franchira ces murs. La légende mettait du sang dans les fondements de cette ville qui devait en répandre plus que n’a fait aucune cité du monde[16].

Le Palatin, la plus haute des sept collines de Rome (5m,20), avait prés de 1400 mètres de circonférence, de sorte que l’accès en était facile. Mais, à peu de distance, le mont Capitolin (43 mètres) descendait par des pentes abruptes dans des marais; cette position était donc déjà forte par elle-même. Romulus y exécuta des travaux de défense qui en firent la citadelle de Rome.

Pour augmenter la population de la nouvelle cité, il ouvrit un asile au milieu des chênes qui croissaient dans l’intermontium, entre les deux cimes du mont Capitolin, et il en fit un bois sacré[17] ; puis il demanda, dans les cités voisines, de s’unir à son peuple par des mariages. Partout on refusa avec mépris : Ouvrez aussi, disait-on, un asile aux femmes. Il dissimula, mais aux fêtes du dieu Consus[18] il fit enlever les jeunes filles accourues avec leurs pères à ces jeux. On ne s’entendit point pour punir cet outrage. Les Cæniniens, prêts les premiers, furent battus ; Romulus tua leur roi Acron, et consacra ses armes, comme dépouilles opimes, à Jupiter Férétrien. Les Crustuminiens et les Antemnates eurent le même sort et perdirent leurs terres. Mais les Sabins de Cures, conduits par leur roi Tatius, pénétrèrent jusqu’au mont Capitolin et s’emparèrent, par la trahison de Tarpeia, de la citadelle que Romulus avait bâtie sur une des deux cimes de cette colline dont l’autre sommet porta plus tard le temple de Jupiter. Pour en ouvrir les portes aux Sabins, Tarpeia leur avait demandé ce qu’ils portaient au bras gauche : c’étaient des bracelets d’or. Mais, de ce bras, ils portaient aussi leurs boucliers : en entrant, ils les lui jetèrent, et elle resta étouffée sous leur poids. Longtemps le peuple crut qu’au fond des sombres galeries creusées dans le mont Capitolin, la belle Tarpeia vivait assise au milieu de ses trésors ; mais que celui qui tentait de pénétrer jusqu’à elle, était infailliblement perdu[19]. Déjà les Romains fuyaient, quand Romulus, vouant un temple à Jupiter Stator[20], renouvela le combat que les Sabines arrêtèrent en se précipitant entre leurs pères et leurs époux. La paix fut conclue, et le premier fondement de la grandeur de Rome posé par l’union des deux armées. Le Janus à deux têtes devint le symbole du nouveau peuple[21].

Au bout de cinq ans, Tatius fut tué par les Laurentins, auxquels il refusait justice d’un meurtre, et les Sabins consentirent à reconnaître Romulus pour seul roi. Les victoires sur les Fidénates et les Véiens justifièrent ce choix. Mais un jour qu’il passait la revue de ses troupes, prés du marais de la Chèvre, un orage dispersa l’assemblée ; quand le peuple revint, le roi avait disparu. Un sénateur, Proculus, jura qu’il l’avait vu monter au ciel sur le char de Mars, au milieu de la foudre et des éclairs, et on l’adora sous le nom de Quirinus. Le sénat l’avait immolé à ses craintes, ou les Sabins à. leur ressentiment.

 

II. Numa (715-673)

Les deux peuples ne purent s’entendre pour lui donner un successeur, et, pendant une année, les sénateurs gouvernèrent tour à tour comme interrois. On convint à la fin que les Romains feraient l’élection, à la condition qu’ils choisiraient un Sabin. Une voix nomma Numa Pompilius : tous le proclamèrent, mais il n’accepta qu’après avoir obtenu du ciel des signes favorables. Conduit par l’augure sur la cime du mont Tarpéien, il s’assit sur une pierre et se tourna vers le midi. L’augure, la tête couverte et tenant à la main le lituus, bâton recourbé et sans noeud, promena ses regards sur la ville et la campagne en priant les dieux; puis il délimita un espace dans le ciel, de l’orient à l’occident, déclara droite la région du midi, gauche celle du nord et détermina le point extrême de l’horizon où son regard pouvait atteindre. Alors il prit le lituus dans sa main gauche, posa la droite sur la tête de Numa et dit : Ô Jupiter, ô père ! S’il est bon que ce Numa Pompilius dont je tiens la tête règne à Rome, montre-moi des signes certains dans l’espace que j’ai délimité. Il annonça quels auspices il demandait, et lorsqu’ils se furent manifestés, Numa, déclaré roi, descendit du templum[22].

Numa était le plus juste et le plus sage des hommes, le disciple de Pythagore[23] et le favori des dieux. Inspiré par la nymphe Égérie qu’il allait consulter la nuit dans la solitude du bois des Camènes ou des Muses[24], il régla les cérémonies religieuses, les fonctions des quatre pontifes, gardiens du culte ; des flamines, ministres des grands dieux ; des augures, interprètes des volontés divines ; des fériaux, qui prévenaient les guerres injustes ; des vestales qui, choisies par le grand prêtre dans les plus nobles familles, conservaient le feu perpétuel, le Palladium et les dieux Pénates ; des saliens enfin, qui gardaient le bouclier tombé du ciel (ancile), et célébraient la fête du dieu de la guerre par des chants et des danses armées. Il défendit les sacrifices sanglants, la représentation des dieux par des images de bois, de pierre ou d’airain, et honora particulièrement Saturne, le père de la civilisation italienne, le roi de l’âge d’or, des temps de vertu, d’abondance et d’égalité dont la fête, jour de folle joie et de liberté, même pour l’esclave, suspendait sur la frontière les hostilités et dans la ville l’exécution des coupables[25]. Plus tard le temple de ce dieu fut comme le sanctuaire de l’État. On y gardait le trésor publie, les documents officiels et les enseignes des légions.

Afin que chacun vécût en paix sur son héritage, Numa distribua au peuple les terres conquises par Romulus, éleva sur le Capitole un temple à la Bonne Foi, et consacra les limites des propriétés (fête des Terminalia), en dévouant aux dieux infernaux ceux qui déplaceraient les bornes des champs. Il divisa encore les pauvres en neuf corps de métiers, et construisit le temple de Janus, dont les portes, ouvertes, annonçaient la guerre ; fermées, la paix. Il fallait que, durant les combats, le dieu put sortir de son temple pour protéger les jeunes guerriers de Rome, et la paix rendait son assistance inutile. Sous Numa, les villes voisines semblaient avoir respiré l’haleine salutaire d’un vent doux et pur qui venait du côté de Rome, et le temple de Janus resta toujours fermé[26].

Hors ces pacifiques travaux, la tradition ne sait rien du second roi de Rome et reste muette sur ce long règne de quarante-trois ans; lui-même il avait recommandé, le culte du Silence, la déesse Tacita (672). A sa mort, Diane changea Égérie en fontaine et la source coule toujours au lieu qui fut le bois sacré des Camènes. Auprès du tombeau de Numa, creusé au pied du Janicule, on ensevelit ses livres, qui contenaient toutes les prescriptions à suivre pour que les rites fussent accomplis de manière à gagner sûrement la faveur des dieux. Retrouvés à une époque où l’idolâtrie grecque avait remplacé la vieille religion, ces livres furent jugés dangereux et brûlés par ordre du sénat[27].

 

III. Tullus Hostilius (673-640)

Au prince pieux et pacifique succède le roi guerrier et sacrilège : à Numa, Tullus Hostilius. Les Sabins, en conséquence de l’accord fait entre les deux peuples pour l’élection de Numa, le choisirent parmi les Romains, comme ceux-ci nommeront, après Tullus, le Sabin Ancus. Romulus était fils d’un dieu, Numa l’époux d’une déesse ; avec Tullus, le règne des hommes commence. Petit-fils d’un Latin de Medullia, dont l’aïeul avait vaillamment combattu auprès de Romulus contre les Sabins, Tullus aima les pauvres, leur distribua des terres, et alla demeurer lui-même au milieu d’eux sur le Cœlius, où il établit les Albains vaincus.

Écoutons Tite Live racontant la légende antique, bien qu’aucune traduction ne puisse rendre l’éclat de ce beau récit. Albe, la mère de Rome, était peu à peu devenue étrangère à sa colonie, et de mutuels pillages amenèrent la guerre. Longtemps les deux armées restèrent en présence, sans oser engager la lutte sacrilège. Comme il se trouvait chez les deux peuples, trois frères jumeaux, à peu près de même force et de même âge, les Horaces et les Curiaces, Tullus et le dictateur d’Albe les chargèrent de combattre pour la patrie : l’empire appartiendra aux victorieux. Voici la convention qui fut faite. Le fécial s’adressant à Tullus, lui dit : Roi, m’ordonnes-tu de conclure un traité avec le père patrat du peuple Albain ? Et sur la réponse affirmative, il ajouta : Je te demande l’herbe sacrée. — Prends-la pure, répliqua Tullus. Alors le fécial apporta de la citadelle l’herbe pure, et s’adressant de nouveau à Tullus : Roi, me nommes-tu l’interprète de ta volonté royale et de celle du peuple romain, descendant de Quirinus ? Agrées-tu les vases sacrés et les hommes qui m’accompagnent ?Oui, répondit le roi, sauf mon droit et celui du peuple romain. Le fécial était M. Valerius ; il créa père patrat du peuple albain Sp. Fusius, en lui touchant la tète et les cheveux avec la verveine. Le père patrat prêta le serment et sanctionna le traité en prononçant les formules nécessaires. Les conditions lues, le fécial reprit : Écoute, Jupiter ; écoute, père patrat du peuple albain ; écoute aussi, peuple albain. Le peuple romain ne violera jamais le premier les conditions inscrites sur ces tablettes qui viennent de vous être lues, de la première à la dernière ligne, sans ruse ni mensonge. Elles sont, dès aujourd’hui, bien entendues pour tous. Or s’il arrivait que, par une délibération publique ou d’indignes subterfuges, le peuple romain les enfreignent le premier, alors, grand Jupiter, frappe-le comme je vais frapper ce porc, et frappe-le avec d’autant plus de rigueur que ta puissance est plus grande. L’imprécation faite, il brisa la tète du porc avec un caillou. Les Albains, par la bouche du dictateur et des prêtres, répétèrent les mêmes formules et prononcèrent le même serment.

Le traité conclu, les trois frères, de chaque côté, prennent leurs armes. Les cris de leurs concitoyens les animent ; les dieux de la patrie et, comme il le semble, la patrie elle-même, ont les yeux arrêtés sur eux. Enflammés de courage, enivrés du bruit de tant de voix qui les exhortent, ils s’avancent entre les deux armées, qui, à l’abri du péril, ne l’étaient pas de la crainte ; car il s’agissait de l’empire, remis à la valeur et à la fortune d’un si petit nombre de combattants.

Le signal donné, les six champions s’élancent, les glaives en avant et portant dans leur cœur le courage de deux grandes nations. Indifférents à leur propre danger, ils n’ont devant les yeux que le triomphe ou la servitude et cet avenir de leur patrie dont la destinée sera celle qu’ils lui auront faite. Au premier choc, quand on entendit le cliquetis des armes et qu’on vit étinceler les épées, une horreur profonde saisit les spectateurs. Une attente anxieuse glaçait la voix et suspendait le souffle. Cependant les combattants se mêlent ; les coups ne sont plus incertains, voilà des blessures et du sang. Des trois Romains, deux tombent morts. L’armée albaine pousse des cris de joie, et les Romains fixent des regards désespérés sur le dernier Horace que déjà les Curiaces enveloppent. Mais ceux-ci sont tous trois blessés, et le Romain est sans blessure. Trop faible contre ses ennemis réunis, et redoutable pour chacun d’eux s’ils se séparent, il prend la fuite, persuadé que chacun le suivra selon le degré de force qui lui reste. Quand il se fut éloigné quelque peu du lieu du combat, il tourne la tête et vit ses adversaires le suivre à des distances inégales ; un seul le serrait d’assez prés. Il se retourne brusquement, fond sur lui avec furie, et, tandis que les Albains appellent les Curiaces au secours de leur frère, Horace, déjà vainqueur, vole à un second combat. Alors un cri, tel qu’en arrache une joie inespérée, part du milieu de l’armée romaine ; le guerrier s’anime à cette voix de son peuple, il précipite le combat, et, sans donner au troisième Curiace le temps d’approcher, il achève le second. Ils n’étaient plus que deux, mais n’ayant ni la même confiance ni la même force. L’un sans blessure, fier d’une double victoire et marchant avec assurance à un troisième combat ; l’autre, épuisé par le sang qu’il a perdu, par la course qu’il a faite, se traînant à peine et vaincu d’avance par la mort de ses frères. Il n’y eut pas même de lutte. Le Romain, transporté de joie, s’écrie : Je viens d’en immoler deux aux mânes de mes frères : celui-ci, c’est afin que Rome commande aux Albains que je le sacrifie. Curiace soutenait à peine ses armes ; Horace lui plonge son épée dans la gorge, le renverse et le dépouille. Les Romains entourent et glorifient le vainqueur, d’autant plus joyeux qu’ils avaient tremblé davantage. Chacun des deux peuples s’occupe ensuite d’enterrer ses morts, mais avec des sentiments bien différents. L’un conquérait l’empire, l’autre passait sous la domination étrangère. On voit encore lu tombaux de ces guerriers[28] à la place où chacun d’eux est tombé; les deux Romains ensemble et plus près d’Albe ; les trois Albains du côté de Rome, à quelque distance les uns des autres, suivant qu’ils avaient combattu.

Alors, aux termes du traité, Mettius demande à Tullus ce qu’il ordonne, Que tu tiennes la jeunesse Albaine sous les armes, répond le roi ; je l’emploierai contre les Véiens, si j’ai la guerre avec eux. Les deux armées se retiraient chacune vers sa ville, et Horace, chargé de son triple trophée, marchait à la tète des légions, lorsque, près de la porte Capène, il rencontra sa sœur, fiancée à l’un des Curiaces. Elle reconnaît sur les épaules de son frère la cotte d’armes de son amant, qu’elle-même avait tissée, et ses sanglots éclatent ; elle redemande son époux, elle l’appelle d’une voix étouffée par les pleurs. Indigné de voir les larmes d’une sœur insulter à son triomphe et à la joie de Rome, Horace tire son épée et en perce la jeune fille en l’accablant d’imprécations : « Va, lui dit-il, avec ton fol amour, va rejoindre ton fiancé, toi qui oublies et tes frères morts, et celui qui te reste, et ta patrie. Périsse ainsi toute Romaine qui osera pleurer la mort d’un ennemi! » Ce meurtre cause dans le sénat et dans le peuple une émotion profonde, bien que l’éclatant exploit du meurtrier diminue l’horreur de son crime. Il est mené au roi pour que justice soit faite. Tullus, craignant d’être rendu responsable d’un jugement dont la rigueur soulèverait la multitude, réunit le peuple et dit : Je nomme, conformément à la loi, des duumvirs[29] pour juger le crime d’Horace. La loi était d’une effrayante sévérité : Que les duumvirs jugent le crime, disait-elle ; si l’on appelle du jugement, qu’on prononce sur l’appel ; si la sentence est confirmée, qu’on voile la tête du coupable, qu’on le suspende à l’arbre fatal et qu’on le batte de verges dans l’enceinte ou hors de l’enceinte des murailles. Les duumvirs prennent aussitôt séance : P. Horatius, dit l’un d’eux, je déclare que tu as mérité la mort. Va, licteur, attache-lui les mains. Le licteur s’approche ; déjà il passait la corde, lorsque, sur le conseil de Tullus, interprète clément de la loi, Horace s’écrie: J’en appelle, et la cause fut déférée au peuple. Alors on entendit le vieil Horace s’écrier que la mort de sa fille était juste ; qu’autrement il aurait lui-même, en vertu de l’autorité paternelle, sévi le premier contre son fils. Et il suppliait les Romains, qui l’avaient vu la veille père d’une si belle famille, de ne pas le priver de tous ses enfants. Puis, embrassant son fils et montrant au peuple les dépouilles des Curiaces, suspendues au lieu nommé encore aujourd’hui le Pilier d’Horace : Romains, dit-il, celui que tout à l’heure vous voyiez avec admiration marcher au milieu de vous, triomphant et paré d’illustres dépouilles, le verrez-vous lié au poteau infâme, battu de verbes et supplicié ? Les Albains eux-mêmes ne pourraient soutenir un tel spectacle ! Va, licteur, attache ces mains qui viennent de nous donner l’empire : va, couvre d’un voile la tête du libérateur de Rome ; suspends-le à l’arbre fatal ; frappe-le dans la ville, si tu le veux, pourvu que ce soit devant ces trophées et ces dépouilles ; hors de la ville, pourvu que ce soit au milieu des tombeaux des Curiaces. Dans quel lieu pourrez-vous le conduire où les monuments de sa gloire ne s’élèvent point contre l’horreur de son supplice ? Les citoyens, vaincus et par les larmes du père et par l’intrépidité du fils, prononcèrent l’absolution du coupable, et cette grâce lui fut accordée plutôt par l’admiration qu’inspirait son courage, que par la bonté de sa cause. Cependant, pour qu’un crime aussi éclatant ne restât pas sans expiation, on obligea le père à racheter son fils, en payant une amende. Après quelques sacrifices expiatoires, dont la famille des Horaces ! conserva depuis la tradition, le vieillard plaça en travers de la rue un poteau, espèce de joug, sous lequel il fit passer son fils la tête voilée. Ce poteau conservé et entretenu à perpétuité par les soins de la République, existe encore aujourd’hui. On l’appelle le Poteau de la Sœur[30].

Ce combat, deux fois consacré, par le grand historien de Rome et par le mâle génie de Corneille, a-t-il eu lieu ? Le doute est permis ; mais, à Rome, tout le monde y croyait, et, durant des siècles, il en subsista des témoignages qui semblaient irrécusables : le poteau de la Sœur, la fosse Cluilienne[31], les tombeaux des Voraces, les sacrifiais expiatoires renouvelés chaque année dans leur maison pour apaiser es mânes d’une victime aimée. Tout cela force d’admettre au moites qu sous les ornements de la narration épique, embellie par la poésie populaire et par l’orgueil de la gens Horatia, se cache quelque fait véritable. La légende se trompe souvent au sujet des exploits qu’elle raconte ; elle est presque toujours véridique à l’égard des moeurs et des institutions qu’elle révèle : et c’est pour montrer cette portion de vérité que nous avons donné ce long récit.

Albe s’était soumise, mais, dans une bataille contre les Fidénates, que les Véiens soutenaient, le dictateur des Albains, Mettius Fuffetius, attendit à l’écart avec ses troupes l’issue du combat. Tullus invoque la Pâleur et la Terreur, leur promettant un temple si elles jettent l’effroi dans les rangs ennemis; puis, vainqueur, il dit au traître : Ton cœur s’est partagé entre moi et mes ennemis,  ainsi sera-t-il fait de ton corps, et on l’attacha à deux chars tirés en sens contraire. Puis Albe fut détruite, son peuple transféré à Rome sur le Cælius, ses patriciens admis dans le sénat, et ses riches parmi les chevaliers[32]. Rome hérita des vieilles légendes d’Albe, de sa famille des Jules d’où César sortit et de ses droits comme métropole de plusieurs cités latines. Six siècles plus tard, les Hostilius, qui prétendaient descendre du troisième roi de Rome, faisaient représenter sur des monnaies les deux redoutables divinités que leur aïeul avait, disait-on, invoquées.

Tullus combattit encore avec succès les Sabins et les Véiens, dont il assiégea la ville. Mais il négligeait le service des dieux ; leur colère attira sur Rome une maladie contagieuse qui atteignit le roi lui-même. Comme Romulus, il eut une fin tragique et mystérieuse. Il avait cru trouver dans les livres de Numa un moyen d’expiation et le secret de forcer Jupiter Elicius à des révélations[33]. Une faute commise dans ces conjurations redoutables attira sur lui la foudre, et la flamme dévora son corps et son palais (640)[34]. Celui, dit Tite Live, qui jusqu’alors avait regardé comme indigne d’un roi de s’occuper des choses sacrées, devint la proie de toutes les superstitions et remplit la cité de pratiques religieuses. Vieille histoire, toujours nouvelle. Un récit plus prosaïque le fait tuer par Ancus[35].

 

IV. Ancus Marcius (640-616)

Le règne d’Ancus, qu’on dit petit-fils de Numa, n’a pas l’éclat poétique du règne de Tullus ; à l’exemple de son aïeul, il encouragea l’agriculture, rétablit la religion négligée, fit écrire sur des tables[36] et exposer dans le Forum les lois qui en réglaient le cérémonial ; mais il ne put, comme Numa, tenir fermé le temple de Janus et il lui fallut quitter le service des dieux pour prendre les armes. Les Latins venaient de rompre l’alliance conclue avec Tullus. Quatre de leurs villes furent prises ; leurs habitants établis sur l’Aventin[37], et le territoire de Rome étendu jusqu’à la mer. Ancus y trouva des salines qui y sont encore et des forêts qu’on n’y voit plus ; il en attribua le revenu au domaine royal[38]. Aux bouches du Tibre était un emplacement favorable pour un port, il y fonda Ostie (Ostia, les bouches), qui est aujourd’hui à une lieue de la mer. Il construisit le premier pont sur le Tibre (pons Sublicius)[39], le fit de bois, afin qu’on pût le couper aisément, si l’ennemi voulait s’en servir, et en défendit les approches par une forteresse sur le Janicule. Pour couvrir les habitations des nouveaux colons sur la rive gauche du fleuve, il traça le fossé des Quirites, et, pour prévenir les délits, devenus plus nombreux par l’augmentation de la population, il creusa, dans le tuf du mont Capitolin, la fameuse prison Mamertine, qu’on peut voir encore, et où l’on montait par l’escalier des Gémonies ou des Gémissements. Son règne, de vingt-quatre ans selon Tite Live, de vingt-trois suivant Cicéron, s’acheva tranquillement, comme celui de Numa, et les Romains honorèrent toujours la mémoire du prince sage et juste dans la paix, vaillant et victorieux dans les combats[40].

 

V. Tarquin l’Ancien (616-578)

Sous le règne d’Ancus, un étranger était venu s’établir à Rome[41]. On le disait fils du Corinthien Démarate, riche marchand de la famille des Bacchiades, qui, fuyant la tyrannie de, Cypsélos, s’était retiré à Tarquinies. En Étrurie, tout espoir de puissance était interdit à l’étranger. Mais Tanaquil[42] avait lu dans l’avenir la fortune de son époux. Il vint à Rome avec ses richesses et de nombreux serviteurs. Sur la route, les présages de sa grandeur future se renouvelèrent. Les Romains n’étaient pas difficiles en fait de présages ; ils admettaient tous ceux qu’on leur rapportait, et Tite Live répète gravement les contes de nourrice que la tradition lui transmet. Il faut les redire après lui, parce qu’ils montrent l’état mental de ce peuple qui n’eut d’imagination que pour ces sortes de choses, et parce qu’ils nous apprennent comment les aruspices analysaient un signe. Comme Tarquin approchait du Janicule, un aigle descend avec lenteur du haut des airs et lui enlève sa coiffure ; puis plane avec de grands cris au-dessus du char, s’abat de nouveau et replace sur le chef du voyageur ce qu’il y avait pris. A cette vue, Tanaquil, savante dans l’art augural, embrasse son époux avec transport. Elle lui dit de bien considérer l’espèce de l’oiseau, la région du ciel d’où il est venu, le dieu qui l’envoie. Autre signe manifeste : le prodige s’est accompli sur la plus haute partie du corps ; l’ornement qui couvrait sa tête n’a été enlevé qu’un instant pour y être replacé aussitôt. Les dieux lui annoncent donc la plus haute fortune. Tarquin accepta l’augure, mais s’aida lui-même. À Rome, il gagna par sa sagesse la confiance d’Ancus qui lui laissa la tutelle de ses fils ; et, par sa vaillance, par son affabilité envers les petits, il s’attira l’affection du peuple, qui le proclama roi au détriment des fils du vieux prince.

Le nouveau roi embellit Rome, accrut son territoire et entreprit de ceindre la ville d’une muraille que Servius acheva. Le Forum, desséché et entouré de portiques, servit aux réunions et aux plaisirs du peuple. Le Capitole fut commencé, et le cirque aplani pour les spectacles et les Grands Jeux apportés de l’Étrurie. Mais les plus considérables de ces travaux furent les égouts souterrains qui portent encore aujourd’hui. une partie de Rome, après vingt-quatre siècles, malgré les tremblements de terre, malgré le poids des édifices cent fois rebâtis sur leur voûte[43]. Pour de tels ouvrages, qui n’ont pas la grandiose inutilité des constructions égyptiennes, il fallut sans doute soumettre le peuple à de pénibles corvées et le trésor à d’énormes dépenses ; mais Tarquin y pourvut avec le butin enlevé aux Sabins et aux Latins en des guerres heureuses, qui lui valurent les terres comprises entre le Tibre, l’Anio et la Sabine des montagnes : c’était le territoire de Collatie. Tite Live, en racontant cette conquête, nous a conservé la formule qui servit à toutes les capitulations de ville imposées par les Romains : Tarquin s’adressant aux députés, leur demanda : Êtes-vous les députés envoyés par le peuple collatin, pour vous mettre, vous et le peuple de Collatie, en ma puissance ?Oui. — Le peuple collatin est-il libre de disposer de lui ?Oui. — Vous soumettez-vous à moi et au peuple romain, vous, le peuple de Collatie, la ville, la campagne, les eaux, les frontières, les temples, les propriétés mobilières, enfin toutes les choses divines et humaines ?Oui. — Eh bien, j’accepte en mon nom et au nom du peuple romain.

Tite Live ne parle point de guerres soutenues par Tarquin contre les Étrusques, mais son contemporain, Denys d’Halicarnasse, en sait fort long sur ces combats ; car, dans son Archéologie romaine, ce rhéteur, qui a voulu se faire historien, prête une oreille complaisante à toutes les fables que la tradition lui raconte ; or la tradition voulait que ce roi étrusque, pour justifier sa royauté romaine, eût battu ses anciens compatriotes. D’après Denys, les Étrusques vaincus auraient envoyé à Tarquin, en signe de soumission, les douze faisceaux, la couronne, le sceptre surmonté de l’aigle royale, la chaise curule et la robe de pourpre. Une telle victoire est plus que douteuse, et ce don, s’il a été fait, n’indique point la soumission de ceux qui l’auraient offert. Rome ne donnera pas autre chose aux rois alliés dont elle récompensera ainsi, à peu de frais, les secours ou les magnifiques présents.

Tarquin célébra le premier un triomphe avec une pompe jusqu’alors inconnue, la robe semée de fleurs d’or, et le char traîné par quatre chevaux blancs. De son règne date l’introduction dans Rome des costumes étrusques, la robe royale, le manteau de guerre, la prétexte, la tunique palmée, les douze licteurs, la chaise curule, siège d’ivoire dont les Étrusques allaient demander la matière à l’Afrique et à l’Asie. Il voulut changer la constitution; mais, malgré sa popularité, il ne réussit pas à modifier l’ordre des tribus. Les patriciens s’y refusèrent, en faisant parler la religion par la bouche de l’augure Attus Navius. Celui-ci avait appuyé son opposition d’un miracle. Augure, avait dit le roi, qui voulait confondre sa vaine science, la chose à laquelle je pense se peut-elle ?Oui, répondit Navius après avoir observé le ciel. — Coupe donc ce caillou avec un rasoir. L’augure le prit et le coupa. Pour rappeler sans cesse miracle de Navius au peuple ce souvenir, près d’un autel où furent déposés la pierre et le rasoir, on dressa la statue de Navius, la tête voilée, comme au moment où l’augure attendait les révélations des dieux. Dès lors aucun Romain n’osa douter de la science augurale.

Tarquin avait-il voulu jouer un mauvais tour au prêtre qui s’opposait à ses desseins, ou l’augure s’était-il fait le complice du roi ? Il y a dans le monde moins d’imposture et plus de sottise qu’on ne pense. La crédulité populaire avait accepté une légende qui s’était peu à peu forcée sur le caillou coupé ; le collège des augures la tint, naturellement, pour véridique et la consacra par un monument.

Tarquin régnait depuis trente ou quarante ans avec grande renommée dans la paix et la guerre, lorsqu’un jour deux pâtres, apostés par les fils d’Ancus, se prirent de querelle dans le voisinage de la demeure royale ; appelés devant le roi, l’un d’eux profita du moment où le prince écoutait l’autre, pour lui fendre la tête d’un coup de hache. Tanaquil fit aussitôt fermer les portes du palais et déclara au peuple que le roi, seulement blessé, chargeait son gendre Servius de gouverner à sa place. Pendant plusieurs jours, elle cacha sa mort, et, lorsqu’on la connut, Servius resta roi, sans avoir été accepté par l’assemblée des curies, mais du consentement du sénat (578).

 

VI. Servius Tullius (578-534)

Son origine était entourée de mystères. Les uns le disaient fils d’une esclave[44] ou du prince de Corniculum tué dans une guerre contre les Romains ; d’autres contaient qu’un génie était apparu dans la flamine du foyer à Ocrisia, servante de la reine Tanaquil, et qu’au même instant elle avait conçu. Après sa naissance, les dieux lui continuèrent leur faveur, et il grandit dans le palais du roi au milieu des prodiges et des signes manifestes de sa grandeur future. On verra plus loin ce que l’histoire et l’archéologie font de ces traditions qui cachaient une destinée toute différente.

Devenu roi, Servius fit de grands changements dans la ville et dans ses lois. Il donna à Rome l’étendue qu’elle eut sous la république, en réunissant à la cité le Viminal, l’Esquilin et le Quirinal, par une muraille et une puissante levée de terre (ager) que précédait un fossé large de 100 pieds, profond de 30[45]. Rome eut alors la grandeur d’Athènes : deux lieues et demie de tour. Il la partagea en quatre quartiers ou tribus urbaines, Palatine, Suburane, Colline et Esquiline, chaque quartier ayant son tribun qui dressait les listes pour les contributions et le service militaire. A la naissance de chaque garçon, une pièce d’argent dut être déposée dans le tronc de Juno Lucina, la protectrice des femmes en couches. Le territoire fût divisé en vingt-six cantons nommés aussi tribus, et tout le peuple, patriciens et plébéiens, d’après le cens, c’est-à-dire d’après la fortune, en cinq classes et en cent quatre-vingt-treize centuries dont la dernière était formée par les prolétaires. Ceux-ci furent exclus du service militaire. Servius ne voulait pas confier des armes à des citoyens qui ne possédant rien ne pouvaient prendre intérêt à la chose publique ni donner à l’État une garantie de leur fidélité.

Au dehors, Servius conclut avec les trente villes latines un traité dont Denys prétend avoir vu le texte conservé dans le temple de Diane, sur l’Aventin[46]. Pour mieux resserrer les nœuds de cette alliance, on avait, à frais communs, élevé ce temple, où se vit la première statue dressée dans Rome. Quelques peuples sabins y vinrent aussi sacrifier.

Ces ligues qui avaient pour centre le sanctuaire d’une divinité étaient un usage commun aux nations italiotes et rappellent les amphictyonies de la Grèce. Il faut en garder le souvenir, car nous retrouverons ces fédérations religieuses sous l’empire et nous aurons le droit de reprocher aux empereurs de n’avoir pas su utiliser, dans l’intérêt des libertés provinciales, une institution qui aurait pu sauver les provinces et eux-mêmes.

Mais revenons à la légende. Tite Live raconte comment la ruse d’un des prêtres romains attachés au temple de Diane, donna à Rome l’hégémonie sur le Latium. Une génisse d’une beauté extraordinaire était née chez un montagnard de La Sabine. Les devins annoncèrent que celui qui l’immolerait à la Diane de l’Aventin assurerait l’empire à sa patrie. Le Sabin conduisit sa génisse au temple et allait accomplir le sacrifice, quand le prêtre, instruit de la prophétie, l’arrête : Que vas-tu faire ? Offrir un sacrifice à Diane sans t’être purifié ! Mais c’est un sacrilège ! Le Tibre coule au pied de cette colline ; cours y faire les ablutions rituelles. Le paysan descendit au fleuve. Quand il remonta, le prêtre avait immolé la victime. Et Tite Live ajoute: Cette fourberie pieuse fut très agréable au roi et au peuple. Aussi, conserva-t-on durant des siècles, dans le vestibule du temple, les immenses cornes de la génisse prédestinée. L’imagination populaire aime à faire sortir des plus petites choses les plus grands résultats, et certains historiens font comme elle. Si les Latins avaient accepté déjà la suprématie de Rome, c’est que les armes l’avaient établie.

La tradition parlait aussi d’une guerre de Servius contre les Véiens, les Tarquiniens et les habitants de Cœré. Ceux-ci avaient uni leurs armes à celles des Étrusques, malgré leur origine pélasgique qui les rapprochait de Rome, dont ils deviendront plus tard les alliés, et de la Grèce, qui leur livra tant de vases que nous retrouvons dans leurs tombeaux[47]. Cette guerre se serait terminée pour les Romains par un accroissement de territoire ; mais la distribution de ces terres qu’il fit aux pauvres augmenta encore la haine des patriciens, dont il avait, par ses lois, considérablement diminué la puissance. Aussi favorisèrent-ils la conspiration qui se forma contre le roi populaire.

Les deux filles de Servius avaient épousé les deux fils de Tarquin l’Ancien, Lucius et Aruns. Mais l’ambitieuse Tullie avait été fiancée à Aruns, le plus doux des deux fières, et sa sœur à Lucius qui mérita, par son orgueil et sa cruauté, le surnom de Superbe. Tullie et Lucius ne tardèrent pas à se comprendre et à unir leurs criminelles espérances. Tullie se débarrassa par le poison de son mari et de sa sœur, pour épouser Lucius. Accablé de douleur, Servius voulut abdiquer et établir le gouverneraient consulaire. Ce fut le prétexte qu’offrit Lucius aux patriciens pour renverser le roi. Un jour, tandis que le peuple était aux champs pour la moisson, il parut dans le sénat revêtu des insignes de la royauté, précipita le vieux prince du haut des degrés en pierre qui conduisaient à la curie, et le fit huer par ses affidés ; Tullie, accourant pour saluer roi son époux, fit rouler son char sur le corps sanglant de son père. La rue en garda le nom de via Scelerata[48]. Mais le peuple n’oublia pas celui qui avait voulu fonder les libertés plébéiennes, et chaque jour de Nones il fêtait la naissance du bon roi Servius (554).

 

VII. Tarquin le Superbe (534-510).

Au roi succéda le tyran. Entouré d’une garde de mercenaires et secondé par une partie des sénateurs qu’il avait gagnés, Tarquin gouverna sans souci des lois : dépouillant les uns de leurs biens, bannissant les autres, et punissant de mort tous ceux qui lui inspiraient des craintes. Pour affermir son pouvoir, il s’allia avec des étrangers et donna sa fille à Octavius Mamilius, dictateur de Tusculum. Rome avait sa voix aux féeries latines, où les chefs de quarante-sept villes, réunis dans le temple de Jupiter Latiaris[49], sur la cime du mont Albain, qui domine si majestueusement tout le Latium, offraient un sacrifice commun et célébraient leur alliance par des fêtes. Tarquin changea ces rapports d’égalité en une domination réelle. Par quels moyens ? Nous l’ignorons, mais certainement par des combats dont le souvenir ne s’est pas conservé. La légende se débarrassait de ces récits de bataille, en racontant la tragique aventure d’Herdonius d’Aricie. Tarquin, dit Tite Live, propose un jour aux chefs du Latium de se réunir au bois de la déesse Ferentina, pour y délibérer sur leurs intérêts communs. Ils y arrivent dès le lever du soleil, mais Tarquin se fait attendre. Quelle insolence ! s’écrie à la fin Herdonius d’Aricie. Est-il permis de se jouer ainsi de toute la nation latine ? Et il engage chacun à regagner ses foyers. A ce moment paraît le roi. Il a été pris, dit-il, pour médiateur entre un père et un fils : c’est la cause du retard dont il s’excuse, et il propose de remettre la délibération au lendemain. Il était bien facile, réplique Herdonius, de terminer ce différend. Deux mots suffisaient : que le fils obéisse ou qu’il soit puni. Tarquin, blessé de ces libres paroles, fait cacher durant la nuit des armes au logis d’Herdonius, et, le lendemain, l’accuse de vouloir usurper l’empire sur tout le Latium par le massacre des chefs. L’assemblée condamne le prétendu traître à être noyé dans l’eau Férentine, sous une claie chargée de pierres ; et Tarquin, débarrassé de ce citoyen si peu respectueux des rois, fait renouveler le traité, mais en y introduisant la clause que les Latins, au lieu de combattre sous leurs chefs nationaux, seront, dans toutes les expéditions, réunis aux légions et commandés par des centurions romains[50]. » Ce récit n’est que l’écho affaibli d’une rivalité violente entre Rome et la ville dont Herdonius était le chef : Aricie, puissante cité où se brisera bientôt l’empire de Porsenna.

Devenu le chef obéi de la confédération latine, à laquelle appartenaient aussi les Herniques et les villes volsques d’Écetra et d’Antium, Tarquin assiégea et prit la riche cité de Suessa Pometia qui, sans doute, refusait d’entrer dans la ligue. Il fut d’abord moins heureux contre Gabies. Un échec, qu’il subit dans un assaut, l’obligea de renoncer même à un siège régulier. Mais son fils Sextus se présente aux Gabiens : Tarquin, leur dit-il, n’est pas moins cruel pour sa famille que pour son peuple ; il veut dépeupler sa maison comme il a dépeuplé le sénat. Lui, Sextus, n’a échappé que par la fuite au glaive paternel ; c’est pourquoi il vient demander asile aux ennemis de son père. On l’accueille, on suit ses conseils, et des courses heureuses dans l’agio romano augmentent la confiance qu’on a mise en lui. Nul, bientôt, n’a plus de crédit dans la ville. Alors il dépêche à Rome un secret émissaire chargé de demander au vieux roi ce que Sextus doit faire pour lui livrer la ville. Tarquin, sans mot dire, passe dans son jardin, et, tout en se promenant, abat avec une baguette les pavots les plus élevés ; puis renvoie le messager tout surpris d’une si étrange réponse.

Les légendaires romains ont pris cette histoire à Hérodote. Mais la soumission de Gabies à Tarquin n’en est pas moins certaine. Denys d’Halicarnasse a vu le traité conclu entre le roi et cette ville : il était conservé sur un bouclier de bois dans le temple de Jupiter Fidius, lieu singulièrement choisi pour un monument de trahison, si le récit de Tite Live était aussi véridique qu’il est célèbre[51]. Sur les terres enlevées aux Volsques, Tarquin fonda deux colonies : l’une qui s’enferma derrière les murs de la Signia pélasgique, l’autre qui s9établit au promontoire de Circé. Elles étaient composées de citoyens romains et latins, qui devaient fournir leur contingent à l’armée de la ligue. C’est le premier exemple de ces colonies militaires, qui, multipliées par le sénat sur tous les points de l’Italie, y répandront les lois et la langue du Latium. En même temps elles seront des garnisons permanentes, des postes avancés, qui arrêteront l’ennemi loin de la capitale et d’où l’on tirera, au besoin, de vaillants soldats.

Comme son père, Tarquin aimait la pompe et la magnificence. Il appela d’habiles ouvriers étrusques et, avec le butin fait sur les Volsques, il acheva les égouts et le Capitole, cette demeure préférée du dieu qui tient la foudre et d’où si souvent il agita sa noire égide et appela à lui les nuages orageux[52]. En creusant dans le sol pour jeter les fondements de ce nouveau sanctuaire de Rome, on avait trouvé une tête qui semblait fraîchement coupée. C’est un signe, dirent les augures, que ce temple sera la tête du monde. Au-dessous du Capitole, on enferma dans un coffre de pierre les livres sibyllins. Une prophétesse, la sibylle de Cumes, était venue, sous les traits d’une vieille femme, offrir au roi de lui vendre neuf livres. Sur son refus, elle en brûla trois et revint demander la même somme pour les six autres. Un second refus lui en fit brûler trois encore. Tarquin, étonné, acheta ceux qui restaient, et les confia à la garde de deux patriciens. Dans les grands dangers, on ouvrait ces livres au hasard, ce qu’il semble, et le premier passage qui s’offrait aux yeux servait de réponse[53]. Au moyen âge aussi, on jetait le sort sur les Évangiles.

Cependant des signes menaçants effrayèrent la famille royale. Afin de connaître les moyens d’apaiser les dieux, Tarquin envoya ses deux fils consulter l’oracle de Delphes, dont la réputation avait pénétré jusqu’en Italie. Un neveu du roi, Brutus, qui contrefaisait l’insensé[54] pour échapper à ses craintes soupçonneuses, les accompagnait. Quand le dieu eut répondu, les jeunes gens demandèrent lequel d’entre eux remplacerait le roi sur le trône : Celui-là, dit la pythie, qui embrassera le premier sa mère. Brutus comprit le sens caché de l’oracle : il se laissa tomber et baisa la terre, notre mère commune.

Le voyage de Delphes était alors pour des Romains un bien grand voyage, et le roi n’avait aucun motif d’envoyer une telle ambassade. Mais les Grecs voulaient que cet hommage eût été rendu à leur oracle favori, et, pour achever de peindre la tyrannie de Tarquin, il leur plaisait de montrer le neveu du roi contraint de cacher son esprit profond sous les dehors de la folie, comme il avait caché un lingot d’or dans son bâton de voyage pour l’offrir au dieu.

Dans une pièce d’Attius, représentée au temps de César, le poète racontait que Tarquin, troublé par un rêve, avait appelé des devins auprès de lui. J’ai vu en songe, leur dit-il, au milieu d’un troupeau, deux béliers magnifiques. J’immolais l’un ; mais l’autre, s’élançant sur moi, me jeta à terre et me blessa grièvement de ses cornes. A ce moment, j’aperçus dans le ciel un merveilleux prodige : le soleil changea de route, et son orbe enflammé s’avança vers la droite. — Ô roi ! répondirent les augures, les pensées qui nous occupent dans la veille se reproduisent en nos songes ; il n’y a donc point à s’émouvoir de ce qui t’arrive. Cependant, prends garde que celui que tu ne mets pas au-dessus d’une bête n’ait en lui une âme d’élite, toute faite de sagesse. Le prodige que tu as vu annonce une révolution prochaine. Puisse-t-elle être heureuse pour le peuple ! Mais l’astre majestueux à pris sa course de gauche à droite ; c’est un augure certain : Rome atteindra au faite de la gloire[55]. Est-ce la fiction grecque que l’ami du meurtrier de César avait reprise dans son Brutus, ou rappelait-il une tradition conservée dans la maison du fondateur de la république ? Autour des grands événements, il se forme toujours un cycle de récits aventureux où la poésie et l’histoire légendaire peuvent puiser.

Quand l’ambassade revint de Grèce, Tarquin assiégeait Ardée, capitale des Rutules et qui avait été celle de Turnus, le rival d’Énée[56]. C’était une puissante cité où les Étrusques avaient dominé longtemps ; Pline y vit des peintures qui passaient pour plus anciennes que Rome (Hist. nat., XXXV, 6), et, quoique sa décadence ait commencé dès le troisième siècle, on y a trouve des statues qui, malgré leurs mutilations, rappellent l’inspiration de l’art grec. Ce qui reste de ses murs et de sa citadelle est plus imposant qu’aucune des ruines trouvées en Étrurie. Aussi les opérations commencées contre elle par Tarquin traînaient en longueur, et les jeunes princes cherchaient à tromper par des fêtes et des jeux les ennuis du siège, lorsqu’un jour s’éleva entre eux cette fatale dispute sur les mérites de leurs femmes. Montons à cheval, dit Tarquin Collatin ; elles ne nous attendent pas, et nous les jugerons d’après les occupations où nous les aurons surprises. A Collatie, ils trouvent les belles-filles du roi et leurs compagnes livrées aux délices d’un festin somptueux. Lucrèce, au contraire, restée au fond de sa demeure, filait avec ses femmes jusque bien avant dans la nuit. Elle fut proclamée la plus sage. Mais cette sagesse et sa beauté excitèrent dans le cœur de Sextus de criminelles ardeurs. A quelque temps de là, il revient une nuit à Collatie, pénètre dans la chambre de Lucrèce, la presse, la conjure de céder à ses désirs, et mêle les menaces aux promesses. Si elle résiste, il la tuera, placera près d’elle le cadavre d’un esclave égorgé, et ira dire à Collatin, à Rome entière, qu’il a puni les coupables. Devant cette perfidie infâme qui l’expose au déshonneur, Lucrèce succombe ; mais, le crime accompli, elle envoie un messager rapide à son père et à son époux, pour qu’ils se rendent prés d’elle, chacun avec un ami fidèle : Brutus accompagne Collatin. Ils la trouvent plongée dans une morne douleur. Elle leur apprend l’attentat, sa volonté de n’y pas survivre, mais exige d’eux qu’ils puniront le coupable. En vain ils essayent d’ébranler sa résolution : elle n’est pas coupable, puisque le cœur est innocent ; c’est l’intention qui fait la faute. Mais elle : Il vous appartient de décider du sort de Sextus ; pour moi, si je m’absous du crime, je ne m’exempte pas de la peine ; nulle femme, pour survivre à sa honte, n’invoquera jamais l’exemple de Lucrèce. Et elle se frappe d’un poignard qu’elle avait caché sous sa robe.

Brutus retire le fer de la blessure et, le tenant levé, il s’écrie : Ô dieux ! Je vous prends à témoin. Par ce sang si pur avant l’outrage de ce fils de roi, je jure de poursuivre avec le fer et le feu, avec tous les moyens en mon pouvoir, le Tarquin, sa famille infâme et sa race maudite. Je jure de ne plus souffrir de roi à Rome. Il passe le fer à Collatin, à Lucretius, à Valerius, qui répètent le même serment, et tous ensemble se rendent à Rome. Ils montrent le corps sanglant de la victime et appellent à la vengeance le sénat, que Tarquin avait décimé, le peuple, qu’il avait accablé, pour ses constructions, d’odieuses corvées. Un sénatus-consulte, confirmé par les curies, proclama la déchéance du roi, son exil et celui de tous les siens. Puis Brutus courut au camp devant Ardée, qu’il souleva ; tandis que Tarquin, revenu à Rome en toute hâte, en trouvait les portes fermées, et était réduit à se réfugier avec, ses fils Titus et Aruns dans la ville étrusque de Cære. Le troisième,Sextus, retiré à Gabies, y fut tué par les parents de ses victimes[57].

Cette même année, Athènes se délivrait de la tyrannie des Pisistratides.

Pour prix de son concours, le peuple réclama les lois du bon roi Servius et l’établissement du gouvernement consulaire ; le sénat y consentit, et les comices centuriates proclamèrent consuls Junius Brutus et Tarquin Collatin, puis Valerius, quand Collatin, devenu suspect à cause de son nom, se fut exilé à Lavinium. Beaucoup d’autres firent comme lui, car le peuple, enivré de sa liberté nouvelle, usa, dit Cicéron (De Rep., I, 40), de représailles, et l’on vit un grand nombre d’innocents exilés, ou dépouillés de leurs biens.

Cære n’offrit à Tarquin qu’un asile. Mais Tarquinies et Véies envoyèrent à Rome demander le rétablissement du roi, ou du moins la restitution des biens de sa maison et de ceux qui l’avaient suivi[58]. Pendant les négociations, les députés ourdirent une conspiration avec de jeunes patriciens qui préféraient le service brillant d’un prince au règne des lois, de l’ordre et, de la liberté ; l’esclave Vindicius découvrit le complot ; les coupables furent saisis, et parmi eux les fils et des parents de Brutus, qui ordonna et vit froidement leur supplice. Vingt jours furent accordés aux émigrés pour rentrer dans la ville (Denys, V, 13). Afin de gagner le peuple à la cause de la révolution, on lui abandonna le pillage des biens de Tarquin, et chaque plébéien reçut sept arpents des terres royales ; les champs qui s’étendaient entre la ville et le fleuve furent consacrés à Mars, et les gerbes de blé qu’ils portaient, arrachées et jetées dans le Tibre s’arrêtèrent sur un bas-fond qui devint plus tard l’île d’Esculape[59].

Cependant une armée de Véiens et de Tarquiniens marchait sur Rome ; les légions sortirent à sa rencontre, et dans un combat singulier Brutus et Aruns tombèrent mortellement blessés. La nuit sépara les combattants sans qu’on pût dire quels étaient les vainqueurs. Mais, à minuit, on entendit comme une grande voix sortir de la forêt Arsia et prononcer ces mots : Rome a perdu un guerrier de moins que l’armée étrusque. Celle-ci épouvantée s’enfuit. Valerius rentra à Rome en triomphe et prononça l’éloge funèbre de Brutus ; les matrones honorèrent par un deuil d’une année le vengeur de la pudeur outragée, et le peuple mit sa statue, le glaive en main, au Capitole, près de celles des rois que protégeait encore une crainte superstitieuse.

Le dévouement pour la chose publique, la piété envers les dieux et des exploits héroïques honorèrent aussi cette jeune liberté : c’est Valerius qui, soupçonné pour sa maison en pierre bâtie sur la Velia, au-dessus du Forum, la fait démolir en une nuit, et mérite, par ses lois populaires, le surnom de Poplicola ; c’est Horatius auquel on annonce, durant la dédicace du Capitole, la mort de son fils, et qui semble ne rien entendre de ce malheur domestique, parce qu’il prie les dieux pour Rome ; c’est, enfin, quand Tarquin arme Porsenna contre son ancien peuple, Horatius Coclès qui défend seul le pont Sublicius contre une armée ; Mucius Scœvola qui, devant Porsenna frappé d’effroi et d’admiration, met sa main sur un brasier pour la punir de s’être trompée, en tuant, au lieu du roi, un de ses officiers ; Clélie, enfin, qui, donnée en ôtage au prince étrusque, s’échappe de son camp et traverse le Tibre à la nage[60]. Puis vient le chant de guerre de la bataille du lac Régille[61], le dernier effort de Tarquin qui, abandonné de Porsenna, avait encore soulevé le Latium. Tous les chefs s’y rencontrèrent en combats singuliers et périrent ou furent blessés. Les dieux mêmes, comme aux temps homériques, prirent part à cette lutte dernière. Durant l’action, deux jeunes guerriers d’une haute stature, montés sur des chevaux blancs, combattirent à la tête des légions, et, les premiers, franchirent les retranchements ennemis. Quand le dictateur Aulus Postumius voulut leur donner la couronne obsidionale, les colliers d’or et les riches présents promis à ceux qui seraient entrés les premiers dans le camp royal, ils avaient disparu ; mais, le même soir, on vit à Rome deux héros, couverts de sang et de poussière, qui lavèrent leurs armes à la fontaine de Juturne[62] et annoncèrent au peuple la victoire : c’étaient les Dioscures, Castor et Pollux. Afin qu’on ne pût douter de leur présence au milieu de l’armée romaine, on montra pendant des siècles, l’empreinte gigantesque d’un pied de cheval sur le roc du champ de bataille, et Rome, qui mettait de l’orgueil à se représenter comme l’objet de la constante sollicitude des dieux, consacra cette légende, en élevant aux divins fils de Zeus et de Léda un temple qui devint un des plus célèbres de Rome.

La victoire fut sanglante. Du coté des Romains, trois Valerius, Herminius, le compagnon de Coclès, Æbutius, le maître de la cavalerie, restèrent sur le champ de bataille ou en sortirent blessés. Du côté des Latins, Oct. Mamilius, le dictateur d’Albe, et le dernier fils de Tarquin, Titus, succombèrent. Le vieux roi lui-même, frappé d’un coup de lance, ne survécut à toute sa race et à ses espérances que pour achever sa vieillesse misérable auprès du tyran de Cumes, Aristodème (496).

Les Tarquins sont morts ; les fondateurs de la république ont, l’un après l’autre, disparu ; le temps des héros et de légendes est fini, celui du peuple et de l’histoire commence.

 

 

 

 



[1] Nous ne voulons pas discuter les légendes de la période royale. Le lecteur, curieux de ces sortes de jeux d’esprit, pourra consulter les premiers volumes de Niebuhr, où toutes ces légendes sont rapportées, complétées et combattues, et le tome II, de Schwegler, qui les a, de nouveau, reprises et discutées. Pour nous, aux hypothèses, quelque ingénieuses et érudites qu’elles soient, mais toujours aussi incertaines que les traditions qu’elles combattent, nous préférons l’admirable récit de Tite Live, sinon comme vérité, du moins comme tableau. Qu’importent, après tout, les détails plus ou moins authentiques sur la biographie de certains personnages. Il n’est qu’une chose sérieuse et vraiment importante, parce qu’elle intéresse les hommes de tous les temps, c’est de savoir comment s’est formée cette ville singulière, qui est devenue un peuple, un monde. Ce problème nous occupera plus que beaucoup de questions insolubles ou oiseuses qu’on agite tant, depuis Niebuhr, de l’autre côté du Rhin.

[2] Rome, en grec, signifie force, et son nom secret était peut-être Valentia, du verbe valere, qui a le même sens.

[3] Cette colline s’appela d’abord mont de Saturne (Varron, de Ling. lat., V, 42 ; Virgile, Æn., VIII, 358.)

[4] Sator signifie semeur.

[5] Le professeur Capellini croit avoir trouvé des traces d’anthropophagie dans l’île de Palmaria ; beaucoup de faits donnent à penser que cet usage, qui existe encore dans certaines îles de l’Océanie, a été universel aux premiers âges de l’humanité. Certaines coutumes romaines en rappelaient le souvenir. Chaque année, dit Varron (de Ling. lat., VII, 44), les vestales jetaient dans le Tibre, du haut du pont Sublicius, vingt-quatre figures d’osier pour remplacer les victimes humaines que depuis Hercule on n’y jetait plus. Les oscilla, petites poupées qu’on plaçait au-dessus de la porte de sa maison ou qu’on suspendait aux arbres du voisinage, rappelaient aussi les têtes des hommes qu’autrefois on offrait à Saturne pour se racheter (Macrobe, Sat., I, VII, 31, et XI, 48). À la fête des Lupercales, le prêtre touchait, avec un couteau sanglant, le front de deux jeunes hommes, et, jusque sous l’empire, aux Féries latines, on égorgeait un condamné dont le sang arrosait l’autel de Jupiter.

[6] Sur la légende d’Hercule et de Cacus, voyez le savant mémoire de M. Bréal (Mélange de Myth.), où il suit, des bords du Gange aux rives du Tibre, une même histoire, celle de la lutte d’Indra et de Vitra, d’Ormuzd et d’Ahriman, d’Hercule et de Cacus. Virgile, dit-il (p. 459), a raconté cette histoire comme aurait pu le faire un poète des temps védiques, et les vers qu’il met dans la bouche des prêtres saliens ne seraient pas déplacés dans le plus ancien des hymnes de la race aryenne.

[7] Serv., in Æn., I, 352. Dés le sixième siècle, Stésichore faisait arriver Énée en Italie ; Aristote, au quatrième, adopta cette tradition, et l’historien Timée, au troisième, la popularisa. On verra plus loin qu’au temps de la première guerre Punique, elle était acceptée à Rome.

[8] Le ficus Ruminalis, religieusement conservé pendant des siècles. Ruma ou rumis a le sens de mamma (Varron, de Re rust., II, I, 20), et le Tibre s’appelait lui-même Rumon, c’est-à-dire le fleuve aux eaux fertilisantes (Serv. in Æn., VIII, 65). De là seraient venus les noms de Rome, de Romulus et de Remus (Philargyr. in Virg. Ecl., I, 20). Le lit du Tibre allait autrefois du Pincio au Janicule. Bien que ce fleuve n’ait aujourd’hui qu’une largeur de 185 pieds, il déborde encore fréquemment dans les rues ; on a marqué sur l’église de la Minerve une crue de 32 pieds. Celle du 29 décembre 1870 a été de 17m,22.

[9] Tite Live (I, 4) fait allusion à d’autres récits où l’on donnait à Acca Larentia, à cause de ses mœurs légères, le nom des courtisanes, lupa, la louve. Il n’en aura pas fallu davantage pour que la légende fameuse se format sur ce nom. Elle était déjà populaire en 296, époque où la louve et les jumeaux furent officiellement consacrés sur le Palatin, niais elle n’était pas très ancienne, puisque les monnaies de Rome ont porté l’empreinte de la truie avant celle de la louve qui n’apparaît que sur des quadrans du cinquième siècle. Acca Larentia était une déesse tellurique qui personnifiait la terre où sont déposés les morts et les semences, d’où par conséquent sort la vie : aussi sa fête se célébrait au solstice d’hiver. A la sixième heure, au moment où l’année expirait, le flamine quirinal offrait en l’honneur de la mère des Lares, c’est le sens de son nom, un sacrifice aux mânes, et le reste du jour était consacré à Jupiter, le dieu de ta lumière et de la vie renaissante.

[10] C’est là l’ager romanus. Sous Tibère on y célébrait encore des sacrifices expiatoires destinés à purifier la frontière primitive. Le mille romain, ou mille pas de 5 pieds, vaut 1481 mètres.

[11] Le nom profane était Roma, le nom sacerdotal Flora ; il y avait un troisième nom secret, peut-être Amor, anagramme de Roma, et qu’il était défendu de prononcer sous peine de mort (Munter, De occulto urbis Romœ nomine). D’autres disent Valentia ou Angeroma. Cf. Maury, mémoire sur Servius Tullius. On avait grand soin de cacher ce nom, dit Pline (Hist. nat., XXVIII, 4), parce qu’il était en même temps celui de la divinité tutélaire de la ville. Tant qu’il restait inconnu, les prêtres ennemis ne pouvaient décider ce dieu à abandonner son peuple, en lui promettant dans leur ville de plus grands honneurs, ampliorem cultum, ce qui, d’après les idées des anciens, était la raison déterminante de la faveur des dieux.

[12] M. Maury voit dans cette légende l’opposition de deux oppida existant sur les deux collines rivales, dont l’une, l’Aventin, portait le nom de Remuria, d’où le nom de Remus.

[13] Varron, de Ling. lat., V, 59 ; Plutarque, Romulus, 11.

[14] Aulu-Gelle, XIII, 14. Sous Servius, sis collines furent enfermées dans le pomerium ; jusqu’à Claude,l’Aventin resta en dehors de cette enceinte. Festus, s. v. Posimerium ; Denys, IV, 13 ; Tacite, Annales, XII, 24.

[15] Les difficultés de la chronologie romaine sont aussi inextricables que les légendes de son histoire :

1° Jusqu’à Auguste on compta d’après les consuls et depuis l’expulsion des rois; mais des consulats furent passes ; Tite Live lui-même peut, d’après ses propres calculs, être convaincu d’en avoir omis plusieurs. Par suite des troubles, ou par la fraude des pontifes, on en fit durer quelques-uns plus, quelques autres moins que l’année. Les intercalations des interrègnes et des dictatures, les variations de l’époque de l’entrée en charge, fixée tantôt au 31 décembre, tantôt, après la deuxième guerre Punique, an 19 mars ou aux ides de mai, enfin, depuis l’an 155, au 1er janvier, amenèrent une telle confusion, que, quand César fit la réforme du calendrier, il fallut faire une année de quinze mois pour mettre l’année civile d’accord avec le cours du soleil.

2° L’année romaine est de 4 mois en arrière sur l’année chrétienne, et de 3 mois en avance sur l’année grecque, de sorte que l’an de Rome 300 répond à 8 mois de l’an 454 et à 4 mois de l’an 453 avant J. C., et pour les olympiades, à 3 mois de l’ol. 81, 3, et à 9 mois de l’ol. 81, 4. Par conséquent, lors même que cette chronologie serait certaine, il aurait, en comptant en années avant J. C., de continuelles rectifications à faire.

3° Tite Lire avoue qu’une grande confusion existe encore pour la période qui suit l’expulsion des rois, tanti errores implicant temporum… (II, 21) ; et il n’y a, en vérité, de certitude pour la chronologie romaine que depuis la prise de Rome par les Gaulois, parce que les Grecs connurent cet événement et le rattachèrent à leur propre chronologie, à l’ol. 98, 1 ou 2, ou même, selon Varron, l’ol. 97, 2. Quand on commença, assez tard, à établir une chronologie pour l’histoire romaine, c’était une croyance traditionnelle (voyez Serv. in Æn., I, 268) que Rome avait été fondée 360 ans après la ruine de Troie, et qu’entre sa fondation et sa destruction par les Gaulois il s’était écoulé un même nombre d’années. Sur cette période de 360 ans, on en prit un tiers pour les consuls ou 120 ; les deux autres tiers ou 240, et avec quatre années intercalaires 244, formèrent la part des rois. Or 390, date de la prise de Rome par les Gaulois, plus 364, donnent 754. Seulement, comme pour cette même date fondamentale on variait de quelques années, les uns prirent 754, d’autres 753, ou 752 (Fabius, l’ol. 8, 1 ; Polybe et Corn. Nepos, l’ol. 7, 2 ; Caton, l’ol. 7, 1 ; Varron, l’ol. 6, 5, et les Fastes capitolins, l’ol. 6, 4). On en vint à fixer le jour (21 avril) et l’heure même où Romulus avait tracé le pomerium. On comprend quelle valeur peut avoir une telle chronologie.

4° Pour ce qui regarde en particulier les trois derniers rois, Cicéron et Tite Live faisaient de Tarquin le Superbe, mort en 495, le fils de Tarquin l’Ancien, venu à Rome avec sa femme 158 ans auparavant ; de là, des impossibilités chronologiques auxquelles la légende n’avait pas songé.

5° Enfin, les 244 ans de la période royale donnent, en moyenne, 35 ans par règne. Or Rome était une monarchie élective, où l’on n’arrivait au trône qu’à l’âge de l’expérience, de la maturité, de plus, sur sept rois, deux seulement achevèrent en paix leur vie et leur règne. Aussi Newton, n’admettant pour moyenne de chaque règne que 17 ans, réduisait ces 244 ans à 119, et plaçait la fondation de Rome vers 630 avant J. C. Niebuhr a remarqué que Venise, république qui avait aussi des chefs électifs, compta, de 805 à 1311, 40 doges ; ce qui donne une moyenne de 12 ans et demi pour chacun. On ne peut toutefois rien induire de ces calculs, car, en Espagne, de 1516 à 1759 (243 ans), il y eut sept rois ; autant en France, de 987 à 1223 (230 ans), et de 1589 à 1830, en 241 ans, il y aurait en, en comptant comme la Restauration, sept rois, dont deux périrent de mort violente, un troisième acheva sa vie dans l’exil et un quatrième mourut à dix ans. Cette chronologie des premiers temps de Rome nous sera donc suspecte, comme l’histoire de ses premiers rois. Nous la suivrons cependant, faute d’une autre plus certaine.

[16] On a retrouvé cet ancien mur de la Roma quadrata dans les fouilles entreprises sur l’emplacement du Palais des Césars. C’est un mur évidemment construit sous l’influence des idées architectoniques de l’Étrurie. Il en est de même pour le mur de Servius.

[17] Non seulement certains bois étaient sacrés, mais encore certains arbres, notamment ceux qu’avait frappés la foudre. Pline (Hist. nat., XII, 1, 2) appelle les arbres les premiers temples des dieux. Ce culte, en effet, était bien ancien, puisqu’il commence pour les Grecs au chêne de Dodone et se continue par le laurier d’Apollon, l’olivier de Minerve, le myrte de Vénus, le peuplier d’Hercule, etc., et il était encore très vivant au temps d’Apulée. Cf. les Florides, I.

[18] Ce dieu, dont on a voulu tirer le nom de l’adjectif conditus qui signifie caché, paraît avoir été une divinité souterraine (Hartung, die Religion der Röm., II, 87).

[19] C’est la seule légende ancienne qui vive encore parmi le peuple de Rome, disait Niebuhr ; mais, depuis lui, elle a été oubliée.

[20] Ce temple, d’abord bien modeste, fut plusieurs fois reconstruit.

[21] En souvenir de cette paix, les dames romaines célébraient, aux calendes de mars (1er mars), la fête des matronalia. Le matin, elles montaient en pompe au temple de Junon, sur le mont Esquilin et déposaient aux pieds de la déesse les fleurs dont leurs fronts étaient couronnés (Ovide, Fastes, III, 205). Le soir, pour rappeler les marques de tendresse que les Sabines avaient reçues de leurs époux, elles restaient richement parées dans leu maisons, en attendant le, dons de leurs maris et de leurs proches. Tibulle fit choix de ce jour, où l’usage permettait d’offrir des présents aux femmes, pour envoyer ses livres à sa chère Næera (Tib., Carm., III, 1).

[22] Templum était le nom qu’on donnait aux espaces consacrés, par suite aux édifices religieux. J’ai emprunté ces détails à Tite Live (I, 18), qui nous a certainement donné un extrait du rituel et montré un augure en fonction. Les aruspices étaient de simples devins qui examinaient les entrailles des victimes, n’avaient aucun caractère religieux et ne formaient point un collège. Jamais ils n’arrivèrent à l’autorité et à la considération dont jouissaient les augures.

[23] La tradition le dit, mais la chronologie et la vraisemblance s’y opposent. Pythagore vivait un siècle plus tard.

[24] En preuve, les Romains montrent encore, non loin de la porte Capène, la grotte où la bonne déesse donnait au nouveau roi de sages avis. Cette grotte fut en effet un nynaphœum consacré à quelque divinité des eaux ; mais Égérie n’y habita jamais, même suivant la légende. La demeure que les anciens lui donnaient était au bois des Camènes, sur le Cœlius, où d’un antre obscur sortait une source qui ne tarissait pas.

[25] Les Saturnales duraient légalement un jour aux anciens temps, trois aux derniers siècles de la république, cinq sous l’empire, mais on en prenait souvent sept. Pendant ces fêtes, qui par certaines coutumes rappellent notre ancien carnaval, la vie publique était suspendue et les tribunaux se fermaient. Cf. Macrobe, Saturn., I, passim.

[26] Au culte de Janus se rattachait peut-être la notion vague d’un dieu suprême à la fois lune et soleil, fin et commencement des choses, créateur du monde et arbitre des combats. La vieille déité fut successivement dépouillée de ses attributs guerriers au profit de Mars, ancien dieu des champs (Caton, de Re rust., 141, et S. Augustin, de Civ. Dei, II, 17), et de sa majesté suprême au profit de Jupiter.

[27] Le fait est rapporté par Denys, Tite Live et Cicéron. On verra son lieu ce qu’il faut croire de cette prétendue découverte des livres de Numa faite l’an 181 avant. J. C. et qui fut une fraude pieuse.

[28] Si ce combat a jamais eu lieu, les Horaces ont dû tomber en cet endroit, et les tumuli qu’on y voit, qui rappellent les constructions sépulcrales de l’Étrurie, ont peut-être recouvert leurs os. Les Romains du moins le croyaient.

[29] Duumviri perduellionis (Tite Live, I, 26 ; cf. Lange, Römische Alterthümer, I, 328 sqq.).

[30] Tite Live, I, 24-26.

[31] La Tossa Cluilia passait pour être le fossé du camp où était venu se retrancher le roi d’Albe, Cluilius, dans la guerre contre Tullus. Il y serait mort et aurait été remplacé par le dictateur Mettius Fuffetius.

[32] Tite-Live, 1, 50 : Equituni decem turmas ex Albanis legit. Chaque turma était de trente hommes. Cf. Festus, s. v.

[33] Les prêtres de Jupiter Elicius s’attribuaient le pouvoir de faire descendre le tonnerre, et on les en croyait capables (Pline, Hist. nat., II, 4, et XXVIII, 4). Ils ont si bien gardé ce secret qu’il a fallu attendre Franklin pour le retrouver.

[34] Tite Live, I, 51.

[35] Denys, III, 35.

[36] Tite Live, I, 52 ; Denys, III, 36.

[37] Cicéron, de Rep., II, 18, Liv., I, 33.

[38] Aurelius Victor, de Vir. ill., 5.

[39] De sublica, piloti. Festus, s. v. Sublicium.

[40] On lui fait soutenir sept guerres contre les Latins, les Fidénates, les Sabins, les Véiens et les Volsques.

[41] Schwegler (Röm. Gesch., I, 677) fait des Tarquins une ancienne gens romaine.

[42] D’autres lui donnent pour femme Gaia Cæcilla, la bonne fileuse et la bienfaisante magicienne, que les jeunes fiancées honoraient (Pline, Hist. nat., VIII, 74).

[43] Cette construction étonnait, par sa grandeur et par les sommes qu’elle avait coûtées, les contemporains d’Auguste. Trois choses, dit Denys d’Halicarnasse, révèlent la magnificence de Rome, les aqueducs, les voies et les égouts. Presque au-dessus de la bouche de la Cloaca, se voit la petite rotonde, dite temple du Soleil, que déshonore l’abominable toit dont elle a été recouverte pour protéger ses dix-neuf colonnes corinthiennes cannelées, en marbre de Carrare, et qui doit être une construction de l’époque des Antonins.

[44] Indépendamment des Saturnales, on accordait aux esclaves un jour de liberté, aux ides du mois d’août, en mémoire de la naissance servile de Servius Tullius (Plutarque, Quest. Rom., 100 ; Festus, s. v. Servorum). Cette fête prouve qu’il faut interroger avec prudence les coutumes qui, nées souvent elles-mêmes d’une légende, paraîtraient donner à celle-ci le caractère d’un fait historique. Cette observation s’applique à beaucoup d’usages romains.

[45] Un peu moins de 50 mètres dans un sens et de 10 dans l’autre. Le pied romain équivaut en mètre à 0m,296. — Cette enceinte n’était pas continue. Elle n’existait pas du côté du Tibre, qui parut une défense suffisante depuis que la forteresse du Janicule en protégeait les approches, et certains côtés du Capitole étaient assez abrupts pour paraître inaccessibles. Il existe entre les portes Esquiline et Colline des restes considérables du puissant agger de Servius que Tarquin le Superbe élargit. Dans la coupe que présente la figure est marqué un mur actuellement visible sur une hauteur de 7m,77. Construit par assises régulières, ce mur a pour fondement des blocs ayant en moyenne 3m,63. Pour mieux résister à la poussée des terres qui forment le rempart, le mur est flanqué à intervalles de 5m,59 de contreforts ayant 2m,45 en carré. Le fossé longeait ce mur… Au temps d’Auguste, l’agger fut converti en promenade, par Mécène (Dict. des Ant., p. 140 sq.).

[46] IV, 26. Mais si Denys a vu ce traité, il n’a certainement pu le comprendre ; car Polybe trouvait bien difficile de lire un document qui était moins vieux de deux siècles.

[47] Deux petits vases noirs trouvés dans ces tombeaux et fort insignifiants de forme ont acquis une grande importance, parce qu’on a cru que les inscriptions qu’ils portaient étaient pélasgiques.

[48] Tite Live, I, 41-48 ; Denys, IV, 33-40. Ovide (Fastes, VI, 599) parle d’un combat entre les deux partis : Hine cruor, hinc cœdes, etc.

[49] Les ruines du temple, qui existaient encore au dix-huitième siècle, ont été détruites par le dernier des Stuarts.

[50] Tite Live, I, 50-52. La source appelée aqua Ferentina, qui était peut-être un émissaire naturel du lac d’Albe, jaillissait dans un bois sacré, où, jusqu’en l’année 310 av. J. C., les Latins tinrent leurs assemblées. Festus, s. v. Prætor. C’est aujourd’hui la Marrana del Pantano qui coule dans une profonde vallée près de Marino.

[51] Hor., Ep., II, I, 25, et Festus, s. v. Clypeus. Gabies avait obtenu l’isopolitie avec Rome… (Denys d’Hal., Ant. rom., IV, 58)

[52] Virgile, Æn., VIII, 353.

[53] Denys, IV, 62 ; Cicéron, de Divin., II, 54 ; Tacite, Annales, VI, 12. Justin (I, 6) attribue cette histoire à Tarquin l’Ancien. Athènes parait avoir eu des livres semblables. Cf. le discours de Dinarque contre Démosthène. Beaucoup d’autres villes en ont eu χρησμοί σιβολλιαxοί. Les Doriens disaient σιός pour θεός et βυλή pour βουλή. Σιοβουλή, d’où Sibylle,signifie donc le conseil de Dieu. Les plus anciens que nous ayons ont été rédigés vers le milieu du second siècle avant notre ère par des Juifs d’Égypte.

[54] Cependant on en fait le tribun des Célères, qui était, après le roi, le premier magistrat de l’État. Son nom, qui dans l’ancien latin signifie l’homme grave et fort (Festus, s. v. Brutum), mais qui eut aussi le sens d’idiot, a donné lieu à la légende sur sa folie.

[55] Ce passage est tout ce qui reste du Brutus et même de la tragédie romaine dite prœtextata ou nationale.

[56] Dans le traité conclu avec Carthage, la première année de la république, Ardée est dite sujette de Rome.

[57] Tite Live, 1, 57-60.

[58] Denys, V, 4-6, et Plutarque, Popl., 3.

[59] Denys, ibid., et Pline, XVIII, 4. Cette insula Tiberina (di San Bartolomeo) fut plus tard réunie à la rive gauche du fleuve par le pont Fabricius (ponte Quattro Capi, à cause des Janus quadrifrons placés à ses extrémités) et à la rive droite par le pont Cestius qui porte le nom moderne de l’île. En souvenir d’un miracle que nous aurons à raconter plus tard, on donna à l’insula Tiberina, par de solides constructions, la forme d’une carène de navire flottant sur les eaux, et son extrémité figura une proue dont on voit encore les restes. On portait dans cette île, très sujette, avant ces travaux, aux inondations du Tibre, les esclaves, vieux, malades ou infirmes, et on les y abandonnait. Esculape y eut plus tard son premier temple. Malgré le voisinage du dieu « guérisseur », les désespérés qui voulaient quitter la vie, sans se soucier de leurs funérailles, choisissaient d’ordinaire le pont Fabricius pour s’en aller par le Tibre à l’éternité (Hor., Sat., II, III, 36).

[60] Entre la guerre étrusque et la guerre latine, la tradition place une guerre contre les Sabins qui aurait duré quatre années, de 505 à 501, et durant laquelle le sabin Attus Clausus (Appius Claudius), riche citoyen de Régille qui s’était opposé aux hostilités, aurait émigré à Rome, où il aurait été reçu dans le sénat, tandis que sa famille prenait place parmi les nouvelles gentes patriciennes.

[61] M. Pietro Rosa croit avoir retrouvé le lac Régille dans le marais desséché, il Pantano, qu’on trouve à 15 ou 16 milles de Rome sur la route de Palestrina, au sud de la colline qui porte le village de la Colonna.

[62] Cette fontaine coule toujours, mais à présent elle coule sous terre. C’est elle qui alimentait ce qu’on appelait le lac Curtius. Le Temple de Castor fut élevé près de là.