HISTOIRE DES GRECS

SEPTIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE LA MACÉDOINE (359-272) – PREMIER ASSERVISSEMENT DE LA GRÈCE.

Chapitre XXXIII — L’empire macédonien depuis la mort d’Alexandre jusqu’à celle d’Eumène et d’Olympias, ou ruine de la cause royale (323-316)[1].

 

 

I. Partage des satrapies occidentales entre les généraux

Alexandre avait beaucoup conquis, rien fondé : il n’en avait pas eu le temps. L’Asie, enlevée par une course rapide, comme un immense butin, était là, attendant de cette main puissante une forme, une organisation, une civilisation nouvelles : mais cette main, la mort venait de la glacer. Comme ces grands peintres dont nous possédons les rapides esquisses, Alexandre n’avait pu que jeter sur tous les points de sa conquête quelques indications de génie, quelques traits puissants, que les plus habiles de ses successeurs devaient recueillir : tout était ébauché, rien n’était fini.

Qui pouvait penser que le dieu périrait, et si tôt, dans la force de l’âge et des conceptions ? Sa mort frappa le monde de stupeur. Dans la nuit qui suivit, l’armée resta sous les armes, par un vague instinct de crainte, comme si l’on eût été dans le voisinage des ennemis. Les habitants de Babylone fermèrent leurs portes, n’éclairèrent point leurs maisons, se tinrent chez eux immobiles, inquiets, écoutant tous les bruits, et croyant à toute heure que cette armée terrible, jusqu’alors enchaînée par le respect du maître vivant, allait se répandre maintenant en violences et en pillages.

Quand le jour parut, les gardes du roi, dont le nombre était réduit à sept depuis la mort d’Héphestion, se réunirent et convoquèrent les autres officiers; mais les soldats, qui entendaient prendre part à la délibération, envahirent les avenues de la salle du conseil. A la vue du trône vide, où l’on avait déposé le diadème, la robe royale et l’armure du conquérant, les cris de douleur éclatèrent. On fit silence lorsque entra Perdiccas. Il tenait l’anneau d’Alexandre qui servait de cachet pour les affaires importantes et que le mourant lui avait donné ; il le déposa sur le trône, comme s’il le mettait à la disposition de l’assemblée, et il ajouta que, en attendant que Roxane eût donné le jour à l’enfant qu’elle portait dans son sein, il fallait, dans l’intérêt de tous, choisir un chef à qui tous obéiraient.

Perdiccas espérait que ce discours modeste recommanderait sa candidature[2]. Son espoir fut trompé. Néarque, gendre de Barsine[3] par son mariage avec une des trois filles de la veuve du Rhodien Memnon, proposa naturellement de ne point attendre la postérité incertaine de Roxane. L’héritier d’Alexandre, disait-il, est déjà né : c’est Hercule, fils de Barsine : le diadème lui appartient. Cet avis ne plut pas ; les soldats le témoignèrent par des cris tumultueux. Ptolémée mit en avant une autre thèse : les Macédoniens ne pouvaient obéir à un fils de Barsine ou de Roxane; il fallait laisser le trône vacant et donner le gouvernement aux hommes qui avaient formé le conseil du roi. La proposition convenait aux chefs, mais blessait l’amour des soldats pour le sang d’Alexandre. On la rejeta, et il fut décidé que la régence serait remise à Perdiccas et à Léonnat pour l’Asie, à Antipater et à Cratère pour l’Europe, en attendant la naissance de l’enfant de Roxane.

Durant cette scène, un ennemi de Perdiccas, Méléagre, était allé vers l’infanterie qui, jalouse de la cavalerie, portion aristocratique de l’armée, sur laquelle s’appuyait Perdiccas, voulut à son tour choisir un prétendant. Son candidat fut Arrhidée, fils de Philippe et de la Thessalienne Philinée ; il n’avait pas de sang barbare dans les veines : cela le fit accueillir, malgré l’obscurité où l’avait tenu Alexandre à cause de sa faiblesse d’esprit. Méléagre l’amena; l’infanterie lui fit cortège jusqu’à la salle où les généraux délibéraient. Ils refusèrent de sanctionner ce choix ; mais les soldats menacèrent, et Arrhidée s’assit sur le trône. Six cents hommes d’élite, apostés par Perdiccas, gardaient la porte de la chambre où était le corps d’Alexandre. La foule voulut forcer le passage, une lutte s’engagea : les traits volaient déjà sur Perdiccas et le sang coulait ; l’intervention des autres chefs prévint de plus grands malheurs. La cavalerie mécontente quitta Babylone ; Perdiccas, menacé lui-même, en sortit et, pendant plusieurs jours, on put craindre une sanglante collision. Pourtant le danger de cette situation amena un rapprochement : Perdiccas et les cavaliers rentrèrent. On convint qu’Arrhidée partagerait le trône avec l’enfant de Roxane, si elle avait un fils ; qu’Antipater serait à la tête des forces d’Europe ; que Cratère dirigerait les affaires sous l’autorité d’Arrhidée, et que Perdiccas commanderait la garde à cheval, commandement qui équivalait, ce semble, dans la cour de Perse, à un premier ministère. Méléagre était associé en sous-ordre à Perdiccas.

Quelque temps après, Perdiccas fit passer une revue de l’armée par Arrhidée, sur lequel il avait bien vite pris un grand ascendant. Au milieu de la revue, comme s’il agissait par un ordre royal, il fit saisir trente des plus mutins qui furent écrasés sous les pieds des éléphants. Méléagre, averti par cette exécution, s’enfuit dans un temple, où on l’égorgea.

Voilà de quelles scènes de désordre fut suivie la mort d’Alexandre. C’était le commencement de ces funérailles sanglantes qu’il avait lui-même annoncées. On voit les prétentions des chefs, les sentiments des soldats, surtout le vide immense laissé par l’illustre mort et l’incertitude où l’absence d’un héritier de quelque valeur mettait toutes choses. Un enfant à naître qui sera le jeune Alexandre, un enfant naturel à peine né, un frère imbécile : tels seront les hommes de cette déplorable famille. Les femmes étaient : Olympias, mère du conquérant; Cynané, Cléopâtre et Thessalonice, ses sœurs ; Eurydice, sa nièce ; enfin sa concubine Barsine, la mère d’Hercule, et ses deux femmes, Roxane et Stateira. De tous ces personnages, pâles et muettes figures pour la plupart, Olympias seule eut de l’énergie, mais elle n’en montra que pour l’intrigue et le crime.

Il fallait compter bien plus avec les chefs dont treize années de guerre avaient développé les talents et accru l’ambition. Au premier rang était Perdiccas, qui venait d’établir son autorité de régent par un coup d’audace; derrière lui, les généraux dont les plus habiles se tailleront des royaumes dans cet immense empire, mais qui, pour le moment, se contenteront de prendre des provinces où ils s’attribueront, suivant l’usage asiatique, les pouvoirs civils et les pouvoirs militaires. Les gouvernements de l’Europe et de l’Asie occidentale seront seuls distribués ; dans la haute Asie, moins convoitée à cause de son éloignement, on laissera à peu près tous les satrapes établis par Alexandre.

Trente-quatre généraux furent admis au partage : les principaux étaient Ptolémée, fils de Lagos, qui eut l’Égypte et la Cyrénaïque ; Laomédon le Mytilénien, la Syrie ; Philotas, la Cilicie ; Pithon, la Médie ; Eumène, la Paphlagonie, la Cappadoce et le littoral pontique jusqu’à Trapézonte, qu’Alexandre, pressé par le temps, n’avait pu encore visiter et soumettre; Néarque, la Pamphylie et la Lycie, qu’il laissa peut-être sous les ordres d’Antigone, pour garder le commandement de la flotte; Antigone, la grande Phrygie, où il commandait depuis dix ans ; Asandras, la Carie ; Ménandre, la Lydie ; Léonnat, la Phrygie hellespontique, qui commandait le grand passage d’Europe en Asie ; Lysimaque, la Thrace et les nations limitrophes des bords du Pont-Euxin ; Antipater et Cratère, la Macédoine et la Grèce avec les provinces sur l’Adriatique. Séleucus, qui allait bientôt jouer un rôle important, eut le commandement des hétaires ; quant à Perdiccas, pour se distinguer dans la foule des généraux, il ne prit pas de province, mais il se réserva le commandement de l’armée stationnée en Asie, avec la tutelle des rois et les pouvoirs illimités que lui donnait la possession de l’anneau royal.

Sur ce premier arrangement, Roxane mit une tache de sang : elle fit tuer la dernière épouse d’Alexandre, Stateira, et sa sœur Drypétis, veuve d’Héphestion. Chaque traité nouveau sera scellé de la même manière.

Le chaos ainsi débrouillé, au gré des partageants, et une sorte d’hiérarchie et de forme de gouvernement établie, qu’allait-on faire ? Exécuterait-on les projets d’Alexandre consignés dans ses papiers ? Ils étaient gigantesques. Il s’agissait de construire mille vaisseaux, d’attaquer les Carthaginois et les autres peuples de la Libye, de porter les armes des Macédoniens jusqu’à l’océan Atlantique, et de tracer tout le long du littoral de l’Afrique une route praticable aux voitures ; il s’agissait encore d’opérer d’Europe en Asie, et réciproquement, des migrations nombreuses pour mêler les populations ; enfin, de construire en divers lieux six temples magnifiques et, pour tombeau à Philippe, une pyramide égale à la plus haute des pyramides égyptiennes. Ces projets, communiqués aux soldats, furent unanimement rejetés. On avait enduré assez de fatigues : il était temps de se reposer ; les généraux eux-mêmes étaient pressés de se mettre en possession de leurs provinces, où ils entrevoyaient déjà pour eux des souverainetés indépendantes.

Durant un demi-siècle, notre attention sera détournée de la Grèce, qui n’est plus qu’un point dans l’immensité de l’éphémère empire. Nous ne la retrouverons, avec un reste de vie, qu’après la destruction du colosse qui l’écrase. Le récit des luttes qui se produiront dès le premier jour entre les successeurs du conquérant est une histoire presque étrangère à la Grèce : on y trouve des ambitions sans frein et des crimes éclatants; on s’y bat pour de l’or, du pouvoir ou des lambeaux de royauté; pas une idée généreuse, élevée, ne s’y montre ; pas un établissement durable ne s’y fonde, si ce n’est en Égypte; pas une ville ne s’y élève pour continuer l’œuvre de la Grèce, si ce n’est Alexandrie et Pergame, l’une qui sera un centre fécond pour les lettres et la philosophie, l’autre, pour l’art et la science; encore à quelle distance restent-elles d’Athènes ! Ce qui aurait pu être une grande chose, si le conquérant avait vécu : l’Asie hellénisée et la barbarie qu’elle renferme, contenue, deviendra un vaste champ de pillage et de dévastation. La langue grecque, il est vrai, en prendra possession jusqu’à l’Euphrate, mais ce sera moins pour marquer les frontières de la civilisation que les bornes de l’influence occidentale. Les véritables héritiers d’Alexandre seront les Césars de Rome.

Il faut cependant raconter cette histoire, bien qu’elle appartienne plus réellement à l’Orient qu’à la Grèce ; du moins le ferons-nous très rapidement.

 

II. Révoltes contre la domination macédonienne ; mort de Démosthène (10 novembre 322)

Il était inévitable qu’à la mort du conquérant quelques protestations s’élèveraient contre la domination macédonienne : il y en eut cinq, dont une seule nous intéresse, celle de la Grèce.

Dans la haute Asie, vingt-trois mille Grecs mercenaires, cantonnés dans les colonies qu’Alexandre avait fondées, prirent les armes et s’apprêtèrent à rentrer dans leur patrie. Pithon, gouverneur de la Médie, marcha contre eux, d’après les ordres de Perdiccas, et les extermina.

En Cappadoce, le roi Ariarathe refusa de livrer ses États à Eumène ; il fut vaincu et envoyé au supplice avec tous les siens.

Les Pisidiens avaient massacré leur gouverneur macédonien. Perdiccas décida que leurs deux principales villes, Laranda et Isaura, seraient détruites et leurs habitants égorgés. Ceux d’Isaura soutinrent trois assauts, puis mirent le feu à leur ville et se jetèrent dans les flammes.

Le satrape d’Arménie, Néoptolème, affectait l’indépendance ; Eumène alla le réduire.

La révolte la plus sérieuse fut celle qui éclata en Grèce, et qui a reçu le nom de guerre Lamiaque.

Tous les peuples grecs, excepté les Lacédémoniens, avaient accepté la suprématie macédonienne. Athènes, vaincue mais dédommagée de sa défaite par les flatteries de son vainqueur, lui avait prêté son concours. Cependant, tout en courbant la tête sous ce joug, qu’on faisait léger pour elle, elle ne se dissimulait pas que les conquêtes de la Macédoine changeraient sa dépendance en servitude. Le parti des patriotes avait perdu ses chefs militaires : Éphialte, mort au siège d’Halicarnasse en combattant Alexandre, Charidémos, que Darius avait fait tuer pour un conseil qui lui parut une insulte. II restait à Athènes deux hommes qui, sans pouvoir la sauver, honoraient du moins ses derniers jours. Démosthène avait compris que l’Asie regagnerait par les mœurs ce qu’elle perdait par les armes ; que l’influence orientale dompterait les conquérants, et qu’au lieu d’un prince grec, on aurait bientôt pour maître un souverain asiatique. Pendant le règne d’Alexandre, la politique du grand orateur avait reçu une consécration solennelle par l’issue du fameux procès de la Couronne, où il avait fait entendre un dernier et magnifique écho de cette éloquence qui avait honoré la tribune d’Athènes un siècle auparavant, quand Périclès y montait (330). Que devait faire notre ville en voyant Philippe marcher à l’empire, à la domination de la Grèce ? Et moi, que devais-je dire, quels décrets devais-je proposer, moi, conseiller d’Athènes ? Car c’est d’Athènes qu’il s’agit. Je savais que dans tous les temps, jusqu’au jour où je montai à la tribune, ma patrie avait combattu pour l’honneur et la prééminence ; que, par amour de la gloire et dans l’intérêt des autres Grecs, elle avait sacrifié plus d’hommes et plus d’argent que tous les Grecs ensemble pour leur propre salut. Je voyais Philippe, à qui nous avions affaire, endurer tout pour devenir le maître. Je le voyais, un oeil de moins, l’épaule rompue, la main et la cuisse fracassées, abandonner facilement, gaiement, à la fortune, tout ce qu’elle voudrait de son corps, pourvu qu’avec le resté il vécût glorieux. Et pourtant, qui eût osé dire qu’un barbare, nourri dans Pella, misérable lieu, jusqu’alors inconnu, aurait l’âme assez haute pour espérer, pour entreprendre de commander aux Grecs ; et que vous, qui êtes Athéniens, vous que l’on entretient chaque jour du courage de vos ancêtres, qui trouvez partout ce souvenir, dans les discours de vos orateurs et dans les spectacles offerts à vos yeux, vous seriez assez lâches pour aller au-devant de Philippe et lui livrer la liberté de la Grèce ? Non, personne n’oserait le dire. Vous n’aviez donc qu’un seul parti à prendre, et il fallait le prendre ; c’était d’opposer une résistance légitime à ses injustes entreprises, Athéniens, vous l’avez fait dès le principe, comme vous le deviez, comme l’honneur vous le commandait, et moi, je vous y ai poussés par mes décrets et mes conseils. Il y avait du courage à parler ainsi, quand Darius était fugitif ou mort et Alexandre maître de l’Asie.

Après ce débat, où le peuple athénien avait applaudi au patriotisme éloquent de Démosthène, malgré la décision contraire des armes, Eschine, condamné à une amende de 1000 drachmes, parce qu’il n’avait pas réussi dans son accusation, s’était exilé (330) ; et l’année suivante, Démosthène avait obtenu aux Dionysies la couronne d’or demandée pour lui après la bataille de Chéronée.

Un peu plus tard, un autre procès avait agité la ville. L’accusateur était Lycurgue, dont l’intégrité et l’administration féconde ont été déjà rappelées[4]. Léocratès, un de ces lâches qui avaient fui d’Athènes avec leurs biens, après Chéronée, parce qu’ils pensaient ce que dira le poète latin Pacuvius, que la patrie est là où l’on vit bien, osa revenir au bout de sept ans. Lycurgue lui intenta une accusation capitale et le fit condamner.

Le même homme, si terrible aux lâches, rédigeait pour un bienfaiteur d’Athènes ce mâle décret : Considérant qu’Eudèmos de Platée a promis au peuple que, s’il manquait quelque chose pour la guerre, il fournirait 2000 drachmes; qu’en outre il a mis à son service mille journées de chariots attelés, pour la construction du Stade ; le peuple, afin d’honorer Eudèmos, lui accorde une couronne, la permission d’acquérir en Attique, de payer l’impôt des citoyens et de combattre dans les armées d’Athènes[5]. Il était digne d’Athènes, même mourante, que de tels honneurs fussent regardés comme la plus belle des récompenses.

On s’étonne qu’avec ces sentiments cette ville ne se soit pas associée à la prise d’armes de Lacédémone, vers l’époque de la bataille d’Arbèles. Mais Démade, Phocion, ses conseillers alors le mieux écoutés, n’eurent pas de peine à démontrer qu’en face d’une Macédoine si forte, la politique imposait la prudence. Elle se renferma donc en elle-même, attendant l’issue de l’audacieuse et peut-être téméraire entreprise d’Alexandre. Quand le conquérant voulut imposer aux Grecs la reconnaissance de son titre de fils d’Ammon et l’étiquette asiatique du prosternement devant sa personne, ils ne lui firent pas la même opposition que les Macédoniens. Que leur importait, après tout ? Alexandre veut être dieu ? dirent les Spartiates. Qu’il le soit. » Dans Athènes, il y eut de plus vives paroles. Quelle espèce de dieu nous propose-t-on ? dit Lycurgue ; il faudra se purifier en sortant de son temple ; et Démosthène demanda de ne reconnaître que les dieux transmis par les ancêtres[6]. Mais Démade exhorta les Athéniens à ne pas risquer de perdre la terre à propos d’une contestation sur la possession du ciel. La question ne fut pas décidée. Cependant on se préparait sans bruit à une lutte nouvelle : vers 330, Athènes avait réuni au Pirée, où l’architecte Philon achevait un nouvel arsenal, de nombreuses galères[7].

Une autre question, celle des exilés, agita plus vivement la Grèce. Dans ces petits États déchirés par les factions, il y avait toujours une partie de la population proscrite par l’autre. On comptait alors plus de vingt mille bannis. Alexandre s’était dit que rendre leur patrie et leurs biens à ces proscrits, c’était s’assurer dans chaque ville un parti dévoué, et il avait envoyé Nicanor de Stagire aux jeux olympiques de 324 pour y lire une lettre qui décrétait leur rappel. On accueillit mal cette proposition qui était contraire au pacte conclu à Corinthe, par lequel Philippe et Alexandre avaient garanti aux États particuliers leur souveraineté, et qui, tout en affectant d’être généreuse, l’était aux dépens d’autrui. Partout le bannissement avait été suivi de la confiscation des biens. Mais ces biens n’étaient pas restés dans les mains de l’État ; ils avaient été distribués ou vendus par lui à des citoyens qui, à leur tour, les avaient aliénés, donnés en dot ou cédés en payement d’une créance. Les bannis allaient les réclamer et, alors, quelles perturbations dans les cités ! Les Étoliens, les Athéniens surtout, menacés du retour d’un nombre considérable de proscrits, furent dans l’alarme. Les premiers avaient chassé la puissante famille des Œniades et confisqué ses biens ; les seconds avaient partagé entre leurs colons le territoire de Samos, et n’étaient pas disposés à le rendre. Ils n’osèrent répondre à cette violation de leur autonomie par une prise d’armes contre Alexandre, mais ils lui envoyèrent des députés pour le faire revenir sur sa décision. L’affaire traîna en longueur; puis survint l’aventure d’Harpalos, ce satrape de Babylone qui s’était enfui en Grèce avec 5000 talents volés à Alexandre. Il avait laissé au cap Ténare ses 6000 mercenaires et son trésor, dont il n’emporta que 550 ou 720 talents à Athènes pour y acheter un asile, en achetant des consciences. Démosthène était toujours l’âme du parti contraire à la Macédoine et fomentait les sentiments d’indépendance. Ses ennemis politiques l’accusèrent de s’être vendu au satrape et le firent condamner à une amende de 50 talents. Ne pouvant la payer, il se retira en exil. Avait-il reçu l’argent d’Harpalos ? Chose improbable, puisqu’il s’opposa à la réception du fugitif dans Athènes, et proposa, quand il y fut entré, de l’emprisonner et de séquestrer ses biens pour les restituer à Alexandre. Hypéridès, dans son discours contre Démosthène, dont on a, il y a quelques années, retrouvé des fragments, lui reproche d’avoir fait échouer les projets d’Harpalos. Un fait qui semble concluant, c’est qu’après la mort de cet intrigant, un de ses familiers, tombé aux mains des Macédoniens, et forcé de nommer ceux qu’Harpalos avait corrompus, ne prononça pas le nom de Démosthène. Lui-même, dans le Discours sur la Paix, avait fièrement parlé de son intégrité : Je défie mes ennemis de prouver qu’un présent ait jamais exercé la moindre influence sur mes paroles et sur mes conseils[8].

Les choses en étaient là quand Alexandre mourut. Antipater maintint le décret qu’il avait provoqué touchant les bannis. Mais la confiance revenait maintenant à Athènes ; le parti national y reprit le dessus. Démade fut condamné à une amende de 10 talents pour avoir proposé de rendre à Alexandre des honneurs divins ; des amis du prince furent bannis, et l’on fit partir des députés qui parcoururent la Grèce pour former une ligue contre les Macédoniens et les exilés. Démosthène, alors à Mégare, se joignit à eux, enflamma les esprits, et mérita par ce service d’être rappelé dans sa patrie. Les seuls peuples qui restèrent neutres furent l’Arcadie, l’Achaïe, dont Alexandre avait cependant supprimé les assemblées générales, et Sparte encore, Sparte quelquefois héroïque mal à propos, comme en 330, plus souvent égoïste. D’ailleurs, elle avait en Macédoine cinquante otages, appartenant tous à de nobles familles, et qui, en cas de déclaration de guerre, couraient risque de la vie. Les Béotiens soutinrent le parti de la Macédoine, craignant d’être dépouillés du territoire de Thèbes qu’Alexandre leur avait donné. Les Thessaliens se prononcèrent dans le même sens, mais dès le début de la guerre passèrent du côté des Grecs. Le reste de la Grèce, et un grand nombre d’Illyriens et de Thraces, accédèrent à la confédération. Le commandement général fut donné à l’Athénien Léosthénès, qui avait servi sous Alexandre, et ramené d’Asie huit mille mercenaires, soldats éprouvés par de longues campagnes. Athènes déploya une énergie qui rappelait des temps meilleurs. Elle enrôla tous les citoyens au-dessous de quarante ans, en état de porter les armes, et mit sur pied cinq mille hoplites, cinq cents chevaux, deux mille mercenaires, soutenus par une flotte de quarante trirèmes et de deux cents vaisseaux à quatre rangs de rames. Un décret du peuple fut porté par toute la Grèce : Les Athéniens sont disposés à combattre encore pour la liberté grecque, ils aideront toute cité qui voudra chasser sa garnison macédonienne. Les riches, Phocion à leur tête, s’étaient en bain opposés à cette héroïque témérité.

Beaucoup de peuples entrèrent dans la ligue et le début des opérations fut brillant. Léosthénès battit les Béotiens, puis courut aux Thermopyles et en Thessalie au-devant des Macédoniens. Ceux-ci arrivaient au nombre de treize mille fantassins et de six cents chevaux : c’était tout ce qu’Antipater avait pu réunir de soldats dans le royaume épuisé. Il s’était empressé d’appeler de la Phrygie Léonnat, et de la Cilicie Cratère ; mais savait-on si l’état des affaires en Asie permettrait à ces généraux d’arriver à temps ! Déjà Rhodes avait repris sa liberté en chassant sa garnison macédonienne ; d’autres villes pouvaient l’imiter ; et il y avait bien des divisions parmi les héritiers du conquérant. L’entreprise des Athéniens n’était donc pas si insensée que le soutenaient les pacifiques. Les talents de Léosthénès, la supériorité de ses forces, qui montaient à trente mille hommes, surtout la défection de Ménon de Pharsale, commandant de la cavalerie thessalienne, qui passa aux Grecs, valurent à ces derniers la victoire de Lamia. Antipater se réfugia dans les murs de la ville, près de laquelle le combat s’était livré, et s’y vit si étroitement bloqué qu’il envoya demander la paix aux Athéniens. Le peuple, dans l’ivresse du succès, eut l’imprudence d’exiger qu’il se rendit à discrétion. Il est juste d’ajouter que cette paix, désavouée sans doute par Léonnat et Cratère, n’eût été qu’une trêve qui eût brisé l’élan de la ligue et désarmé les Athéniens.

Le siège continua, ou plutôt le blocus, car les assiégeants n’avaient point de machines pour battre les murs. Par malheur, Léosthénès, en repoussant une sortie, fut tué. Hypéridès prononça l’éloge funèbre du général et des citoyens morts avec lui ; c’est un beau morceau d’éloquence, bien qu’il ne soit qu’une pâle copie des discours de Périclès. Jamais hommes, dans les temps passés, n’ont combattu ni pour une cause plus noble, ni contre des adversaires plus puissants, ni avec des ressources plus faibles ; ils pensaient que la vertu fait la force et que la grande armée est celle où se trouve, non pas le plus de soldats, mais le plus de courage. Que serait-il arrivé s’ils n’avaient pas réussi ? Le monde appartiendrait à un maître ; ses caprices seraient la loi, et l’insolence macédonienne l’emportant sur la justice, personne, ni femmes, ni filles, ni jeunes garçons, n’échapperait aux outrages! ... Plus donc étaient terribles les maux qui nous étaient réservés, plus nous devons rendre d’honneurs à ceux qui sont morts pour nous ; à celui-ci surtout, Léosthénès, qui a déterminé ses concitoyens à subir de telles épreuves. Ceux qui se sont montrés les dignes compagnons d’un tel général ne sont-ils pas heureux d’avoir sacrifié un corps mortel en échange d’une gloire qui ne finira pas, et d’avoir, par leur courage, assuré la liberté de tous les Grecs ? Des hommes libres n’auront plus à craindre d’être accusés, mais seulement d’être convaincus ; et la sûreté de chacun ne dépendra pas de ceux qui flattent le maître et qui calomnient leurs concitoyens; elle sera placée sous la protection des lois. Voilà en vue de quels avantages ceux dont nous parlons ont affranchi à jamais des craintes de l’avenir leur patrie et la Grèce ; ils ont donné leur vie pour que nous vivions avec honneur. Telle était l’exaltation des esprits, qu’on rapporte que la fiancée de Léosthénès se donna la mort, en disant : Vierge encore et déjà veuve, je n’appartiendrai pas à un autre.

Belle journée sans lendemain ! Le discours d’Hypéridès était la dernière parole libre qu’Athènes devait entendre.

Cependant Démosthène rentra alors dans sa patrie. II n’avait pu, durant son exil, s’éloigner beaucoup d’Athènes. On l’avait vu errant sur la plage de Trézène ou sur les montagnes d’Égine, les yeux tournés du côté de l’Attique, ou, plus prés encore, à Mégare. Son retour fut un triomphe. On envoya une galère à trois rangs de rames le prendre à Égine. Quand il aborda au Pirée, les magistrats, les prêtres, suivis du peuple entier, allèrent au-devant de lui, et le reçurent avec les plus vives démonstrations de joie... Cependant le jugement qui le condamnait à une amende subsistait, et le peuple ne pouvait légalement lui faire grâce de la peine. On imagina un moyen d’éluder la loi : il était d’usage, dans le sacrifice fait tous les ans à Jupiter Sauveur, de donner une certaine somme à celui qui avait soin de préparer et d’orner l’autel du dieu ; ils en chargèrent cette année Démosthène, et lui comptèrent pour cet office les 50 talents auxquels montait son amende. (Plutarque)

Démosthène goûta pleinement le bonheur de revoir Athènes, mais ce bonheur allait lui coûter la vie. Avec Léosthénès les Grecs avaient perdit un bon général; en outre, la retraite des Étoliens, rappelés momentanément chez eux, avait réduit leur armée à vingt-deux mille hommes. Les Macédoniens, que la guerre commencée quelques mois plus tard eût trouvés armés les uns contre les autres, voyaient au contraire arriver de l’Asie, sur l’instante prière du vaincu de Lamia, Léonnat à la tête de vingt mille hommes de pied et de deux mille cinq cents chevaux. Pour prévenir la jonction de ce général et d’Antipater, Antiphilos, successeur de Léosthénès, leva le siège de Lamia, et courut au-devant de Léonnat, qui périt dans un combat de cavalerie. Mais Antipater réunit ses forces à celles de l’armée vaincue; et lorsque Cratère arriva à son tour, les Macédoniens comptèrent près de cinquante mille hommes. Les Grecs en avaient moitié moins ; ils furent vaincus à Crannon (322). Les écrivains, qui ont toujours de bonnes raisons au service du succès, ont condamné ce suprême effort de la Grèce ; nous y applaudissons : c’était finir virilement.

La défaite de Crannon fut décisive, non par le nombre des morts, du côté des vaincus, qui fut peu considérable, mais parce qu’elle acheva de jeter parmi eux le découragement. D’ailleurs, la fortune leur était également contraire sur mer ; Clitus, commandant de la flotte royale, venait de détruire les forces maritimes d’Athènes. Des négociations s’engagèrent, et Antipater ayant très habilement déclaré qu’il ne traiterait qu’isolément avec les membres de la ligue, les cités rivalisèrent à qui ferait la première soumission : la confédération tomba.

A Athènes, le parti de la guerre vit bien lui-même qu’il n’y avait plus qu’à traiter; Démosthène et quelques autres s’éloignèrent, et on laissa reprendre le dessus au parti macédonien, qui, seul, pouvait servir de médiateur. Ce parti avait alors pour chefs deux hommes considérables : Démade et Phocion, celui-ci, le Caton athénien, personnage intègre et sage, mais d’une sagesse étroite, sans illusion comme sans enthousiasme. Au milieu des éclats de joie qu’avaient naguère provoqués les heureux succès des armes grecques, jamais un rayon de l’allégresse générale n’était venu illuminer cette froide et soucieuse figure, et l’on n’avait recueilli de sa bouche que des paroles ironiques et désolantes. Allons, disait-il après la victoire de Léosthénès, voilà que nous devenons conquérants ! Jamais il ne rechercha la popularité, qui est une force, mais qui a perdu tant d’ambitieux : M’est-il échappé quelque sottise ? demanda-t-il un jour que le peuple l’applaudissait. Il ne flattait pas davantage les troupes qu’on lui donnait à conduire : Trop de capitaines, disait-il, et pas assez de soldats. Cependant Phocion était un homme de bien ; il fut élu quarante-cinq fois général, sans l’avoir sollicité, et il servit loyalement sa patrie, tout en grondant sans cesse; dans l’occasion même, il battait ses amis les Macédoniens, comme il venait de le faire à Marathon, où il avait rudement renvoyé à ses vaisseaux un corps qui ravageait la plaine. On recourut encore à lui pour adoucir Antipater, avec qui il était lié. Il ne refusa pas sa médiation, en disant toutefois, ce qui n’était pas généreux, que si les Athéniens avaient suivi ses conseils, ils n’eussent pas été réduits à solliciter ses services. Du vivant d’Alexandre, il avait refusé 900 talents que le roi lui offrait et lui avait demandé en échange la liberté de quatre Grecs retenus prisonniers à Sardes.

Démade était un bien autre homme. C’était le talent dans la corruption. Riche d’une fortune mal acquise, il recevait de toutes mains et l’avouait sans pudeur ; mais sa parole égalait presque celle de Démosthène, et, au sentiment de quelques-uns, il le surpassait par la soudaineté et l’entraînement. On le voyait proposer coup sur coup des mesures illégales, se riant de la rigueur des lois avec l’impudente audace d’un homme qui sait son ascendant sur le peuple et qui en use. II avait été si loin, cependant, qu’on avait fini par le condamner, mais à une simple amende de 10 talents : dérision, si l’on considère sa richesse. Il est vrai que l’incapacité politique y avait été jointe ; lui, peu soucieux de la honte, était demeuré à Athènes, ne prenant plus part aux affaires publiques, mais vivant avec un luxe effronté, dont l’argent macédonien faisait les frais. Dans le danger présent, on lui rendit ses droits de citoyen; le premier usage qu’il en fit fut de proposer un décret de mort contre Démosthène, dans une assemblée où ce jour-là le parti macédonien vint seul. Il partit ensuite avec Phocion pour aller trouver Antipater.

Le vainqueur traita les Athéniens comme naguère ils l’avaient lui-même traité. Il établit pour base des négociations une soumission entière et imposa trois conditions principales. Les Athéniens devaient livrer leurs orateurs, y compris Hypéridès et Démosthène, réformer leur constitution sur un plan tracé par le vainqueur, enfin recevoir une garnison macédonienne dans Munychie. En outre, ils devaient payer les frais de la guerre.

Ces conditions furent acceptées. Elles étaient l’arrêt de mort, non de Démosthène seulement, mais d’Athènes. En recevant une garnison macédonienne, les Athéniens perdirent cette liberté d’action dont ils avaient souvent mal usé, mais qui, chez un peuple, même dégénéré, est la seule garantie qui reste d’un avenir meilleur, le seul moyen, le seul espoir de réformes qui puissent un jour relever l’État. Ils s’habituèrent à courber la tête et à fléchir le genou devant des maîtres; plus malheureux qu’au temps des Trente, ils durent obéir, non plus à leurs concitoyens, mais à des étrangers. Ce fut surtout la réforme introduite dans la constitution qui altéra à jamais le caractère des Athéniens, en mutilant ce peuple réduit à la plus faible partie de lui-même. Cette réforme ôtait les droits politiques à quiconque ne possédait pas au moins 2000 drachmes. Il ne s’en trouva que neuf mille dont la fortune égalât ou excédât ce chiffre. Ces 2000 drachmes s’entendaient probablement des biens-fonds, de sorte que les artisans et les marchands, qui vivaient de leur industrie et de leur commerce, demeurèrent en dehors des neuf mille, sans former pour cela une foule famélique. Aux citoyens dégradés de leurs droits, Antipater offrit des terres en Thrace, en Illyrie, sur les côtes d’Italie et jusqu’en Afrique : beaucoup consentirent à les accepter, c’est-à-dire furent bannis de l’Attique et déportés au loin. Quant aux neuf mille, ils restèrent maîtres de la ville, ainsi que de son territoire, et ils adoptèrent un mode de gouvernement conforme aux lois de Solon[9]. Cette conformité aux lois de Solon n’était qu’un leurre. La démocratie était brisée du coup ; Antipater savait bien ce qu’il faisait en dépeuplant la cité qui avait eu tant d’héroïques folies, en livrant toutes choses à cette minorité riche, qui, par haine des institutions nationales, avait si souvent favorisé la domination étrangère. Athènes tombait du rang d’État souverain à la condition d’une modeste commune s’administrant elle-même.

Restait à exécuter la clause par laquelle les orateurs devaient être remis aux mains du vainqueur : après avoir désarmé le peuple qui avait applaudi leurs paroles éloquentes, il fallait étouffer ces voix dangereuses. Les proscrits s’étaient dispersés de divers côtés. Antipater envoya, pour les prendre, des soldats conduits par un certain Archias, ancien acteur tragique. Ayant trouvé à Égine l’orateur Hypéridès, Aristonicos de Marathon, Eucratès et Himéréos, frère de Démétrius de Phalère, qui s’étaient réfugiés dans le temple d’Éaque, il les en arracha et les envoya à Cléones, où était Antipater, qui ordonna leur mort. On dit que, contrairement aux coutumes des Grecs, il fit arracher la langue d’Hypéridès avant qu’on le tuât et jeter ses restes aux chiens; d’autres disent que l’orateur, mis à la torture, se coupa lui-même la langue.

Archias, informé que Démosthène s’était réfugié auprès du temple de Neptune, à Calaurie, y passa : il voulut lui persuader de sortir de son asile, et de venir trouver Antipater, l’assurant qu’il ne lui serait fait aucun mal. Mais Démosthène rentra dans l’intérieur du temple, et, prenant ses tablettes comme pour écrire, il porta le poinçon à sa bouche et le mordit : c’était son habitude quand il composait ; il y avait caché un poison énergique. Après l’avoir tenu quelque temps clans sa bouche, il se couvrit la tête de sa robe. Les soldats qui étaient à la porte du temple se moquaient de lui et le traitaient d’homme faible et lâche. Archias même s’approcha, l’engagea à se lever, en lui répétant qu’il le réconcilierait avec Antipater. Quand Démosthène sentit que le poison avait produit son effet, il se découvrit, et le regard fixé sur Archias : Tu peux maintenant jouer le rôle de Créon dans la tragédie et faire jeter ce corps aux chiens sans lui accorder les honneurs de la sépulture ! Ô Neptune ! ajouta-t-il, je sors vivant de ton temple ; mais Antipater et les Macédoniens ne l’auront pas moins souillé par ma mort. Il finissait à peine ces mots qu’il se sentit trembler et chanceler ; il demanda qu’on le soutînt pour marcher ; et, comme il passait devant l’autel du dieu, il tomba et mourut, en poussant un profond soupir. C’était le 16 du mois de pyanepsion (10 nov. 322), le jour le plus triste et le plus funeste de la fête des Thesmophories, où les femmes qui la célèbrent, assises à terre dans le temple de Cérès, jeûnent jusqu’au soir.

Peu de temps après, le peuple athénien, rendant à sa mémoire les honneurs qu’il méritait, lui fit dresser une statue de bronze, et ordonna, par un décret, que l’aîné de sa famille serait à perpétuité nourri dans le Prytanée, aux dépens du public. Ce décret, dont on croit avoir l’original, portait en substance : Il a, dans les malheurs publics ou la disette, donné à l’État 13 talents (prés de 70 000 francs) et trois trirèmes. Il a racheté des citoyens prisonniers, fourni des armes à des citoyens pauvres, aidé de son argent à réparer les remparts, à agrandir les fossés. Il a gagné de nombreux alliés à Athènes et arrêté, par son éloquence et ses largesses, les dispositions malveillantes des Péloponnésiens. Il a mieux défendu l’indépendance nationale qu’aucun de ses contemporains ; et, banni par l’oligarchie, quand le peuple eut perdu ses droits, il est mort sans rien faire qui fût indigne d’Athènes. Sur le piédestal de sa statue on grava une épitaphe dont le sens était : Démosthène, si ton pouvoir eût égalé ton éloquence, la Grèce aujourd’hui ne porterait pas des fers. Tant qu’en Grèce on eut souvenir du passé, Démosthène y fut honoré presque à l’égal des anciens héros. Un monument lui fut élevé à Calaurie, et aujourd’hui encore, près du bourg de Pæanée, lieu de sa naissance, on voit un lion de marbre brisé, avec ce reste d’inscription encastrée dans le mur de l’église : οΰνεxα πιστός έφυς, parce que tu as été fidèle. Il s’est peint lui-même à la fin de son discours sur la Couronne, lorsqu’il dit : Deux choses peuvent être exigées d’un honnête homme : vouloir en politique la grandeur de son peuple et, en tout temps, en toute circonstance, avoir au coeur un ardent amour pour son pays. Nous qui avons aussi connu l’amertume de la défaite, honorons en lui le grand patriote. Il a, durant trente années, combattu pour la liberté de son pays et, après lui avoir donné sa vie, il lui donna sa mort, comme s’il eût voulu dire encore une fois que, pour la patrie, il faut lutter jusqu’au sacrifice suprême[10].

Démade ne jouit pas longtemps de sa triste victoire; comme il était, en 520, dans la Macédoine, pour négocier le retrait de la garnison macédonienne de Munychie, on découvrit une lettre par laquelle il avait invité Perdiccas à délivrer la Grèce, qui ne tenait qu’à un fil à moitié pourri; c’est ainsi qu’il désignait Antipater. Cassandre le fit égorger avec son fils. Lycurgue était mort quelques années auparavant; Phocion ne survécut à la chute de sa patrie que pour avoir bientôt, lui aussi, une fin misérable ; Eschine vieillissait exilé, et ne revit jamais Athènes. Ainsi disparut violemment cette génération d’hommes, les uns d’une vertu austère, les autres profondément atteints par la corruption générale, tous d’ailleurs pleins de génie, qui firent briller l’éloquence du plus grand éclat qu’elle ait jamais jeté, et marquèrent à leur siècle une place peu éloignée de celui de Périclès. Avec eux, avec Démosthène surtout, tomba, pour Athènes, non seulement l’indépendance, mais la dignité; on verra cette cité, désormais humble et servile, acclamer, avec une égale docilité, tous les vainqueurs et tous les maitres. A ce prix, elle acquit la paix et elle échangea contre des avantages matériels la gloire éclatante des siècles passés.

Les peuples de la Grèce centrale et du Péloponnèse s’étaient tous soumis à l’arrêt des armes. Dans les cités, où cela parut nécessaire, on modifia les institutions au gré des Macédoniens, et l’autorité fut remise à leurs partisans. Seul un peuple du Nord, plus rude et plus jeune, parce qu’il s’était tenu à l’écart de la civilisation qui l’enveloppait, tint une conduite différente. Réfugiés dans leurs montagnes et dans les villes fortes qui en couronnaient les cimes, les Étoliens résistèrent, au milieu d’un hiver rigoureux, aux forces bien supérieures queue Cratère, devenu le gendre d’Antipater, mena contre eux. Les événements de l’Asie les délivrèrent, et ils furent récompensés de leur courage par la conservation de leur indépendance.

 

III. Efforts des régents pour maintenir l’unité de l’empire ; renversement de l’oligarchie en Grèce

Les rebelles, soit d’Asie, soit d’Europe, étaient ramenés à l’obéissance, mais les ambitions rivales des généraux entraient en lutte. On voit se produire alors un double fait qui, pendant quarante ans, se renouvellera sans cesse : d’une part, les efforts d’un des généraux,

quel qu’il soit d’ailleurs, pour se faire l’héritier d’Alexandre; de l’autre, la résistance de ses collègues, et les ligues qu’ils formeront entre eux afin de ne point subir un maître. Ces ligues seront toujours victorieuses; l’empire sera donc brisé. Tant que durera la famille d’Alexandre, c’est auprès d’elle et à l’abri de l’ascendant qu’elle conserve sur les Macédoniens que se placera le prétendant à l’empire universel; c’est-à-dire que les régents successifs se transmettront cette prétention en même temps que la tutelle. Mais quand cette famille aura été anéantie, ce sera simplement le plus puissant, sans autre recommandation que sa puissance, qui héritera de ce rôle.

Perdiccas tenta le premier de réaliser ces ambitieux desseins. Il ne vit pas sans inquiétude ses anciens collègues jeter dans leurs provinces les bases d’établissements durables. Ainsi Ptolémée s’affermissait en Égypte. Ce général, que ses grands talents et la douceur de son caractère rendaient propre à une telle entreprise, attirait autour de lui tous ceux qui cherchaient un maître moins impérieux que Perdiccas. 8000 talents qu’il avait trouvés dans les mains du trésorier Cléomène lui avaient fourni les moyens d’acquérir une nombreuse armée de mercenaires. Déjà même il avait fait une conquête importante vers l’Ouest, en ramenant à l’Égypte la Cyrénaïque, où un parti l’avait appelé contre le Spartiate Thibron qui, assassin d’Harpalos et héritier de ses mercenaires, surtout de son argent volé, avait cherché pour lui-même dans la Cyrénaïque un établissement royal. Enfin il avait placé son gouvernement sous l’invocation des mânes d’Alexandre, en gardant dans Alexandrie le corps du conquérant, que Perdiccas avait dirigé vers le temple de Jupiter Ammon.

D’un autre côté, Antipater et Cratère, vainqueurs des Grecs et unis par un mariage qui faisait de l’un le gendre de l’autre, élevaient en Europe une puissance redoutable. Perdiccas, jusque-là en bonnes relations avec Antipater, dont il devait épouser la fille, résolut de s’appuyer plus encore sur la famille d’Alexandre, de s’y introduire même pour qu’elle servit à ses desseins. Il venait d’éprouver ü ses dépens combien le sang du conquérant exerçait d’empire sur l’armée. L’une des trois sœurs d’Alexandre, Cynané, était par sa mère d’origine illyrienne, et intrépide comme cette race de hardis montagnards. Le bruit des armes, les blessures, le sang, ne l’effrayaient pas ; dans une action contre une peuplade ennemie, elle conduisit une charge furieuse et tua de sa main la reine qui, elle aussi, menait les siens au combat. Ambitieuse autant qu’Olympias, elle résolut de marier sa fille Eurydice, aussi guerrière qu’elle-même, au roi Arrhidée et elle partit pour l’Asie, en passant au travers des troupes d’Antipater et de Perdiccas qui voulaient l’arrêter. Elle atteignit le camp des Macédoniens, qui reçurent avec de vives acclamations cette fille du père d’Alexandre. Le régent, plus que jamais inquiet, ne recula pas devant l’idée de verser un sang royal : il la fit tuer. A cette nouvelle, l’armée, qui confondait sa plus glorieuse histoire avec le souvenir de ses rois et le respect de leur race, se souleva, et elle ne consentit à rentrer dans le devoir qu’à la condition qu’Eurydice serait donnée pour épouse à Arrhidée. Perdiccas fut obligé d’y consentir, et trouva dès lors des adversaires dans la nouvelle reine et dans son époux. Pour réparer cet échec, il se mit secrètement en rapport avec Olympias, la vieille ennemie d’Antipater, qui s’était réfugiée en Épire, et lui promit d’épouser Cléopâtre, seconde sœur d’Alexandre.

Cette intrigue nouée, il en commença une autre. Il eût voulu se défaire de ses rivaux un à un, et d’abord du gouverneur de la Phrygie qu’il soupçonnait d’entretenir de secrètes relations avec Antipater, en vue de former une coalition contre le régent. Il accusa auprès de l’armée Antigone, et le cita à comparaître devant un tribunal impartial, disait-il, pour y rendre compte de sa conduite indocile. Au lieu de comparaître, Antigone s’enfuit en Grèce, où il jeta le premier cri d’alarme et suscita la première ligue. Les chefs en furent Antipater, Ptolémée, Antigone et Cratère ; ce dernier abandonna l’expédition commencée contre l’Étolie. C’était la guerre ; Perdiccas l’accepta en renvoyant la fille d’Antipater pour épouser Cléopâtre.

Ce mariage le rapprochait du but; car un vrai Macédonien, de sang royal et de grande renommée, acquérait, en devenant le beau-frère du conquérant, des droits sur son héritage qui balançaient ceux de l’enfant d’une étrangère. Vrais tous les anciens chefs étaient contre lui, excepté un homme dont le rôle mérite attention : Eumène de Cardie, en Thrace. Philippe avait distingué de bonne heure en lui des qualités semblables aux siennes. Passé au service d’Alexandre, Eumène était devenu son secrétaire, et, sans beaucoup de bruit, il avait acquis une influence considérable. Il n’avait pas fait son chemin par des actions d’éclat ; on le considérait comme plus propre aux affaires qui s’écrivent qu’à celles qui se dénouent par l’épée. Il était froid et rien moins que prodigue. Ses traits délicats et réguliers rendaient bien la finesse de son esprit. A la mort du conquérant, il comprit l’extrême réserve que son origine étrangère lui imposait et se tint à l’écart. On lui donna cependant un gouvernement, la Paphlagonie et la Cappadoce ; mais sa politique ne pouvait être celle des généraux que leur naissance ou leurs exploits avaient mis en vue. Ce parvenu devait se rattacher à la famille royale et aux régents. Dans le conflit qui se préparait il se prononça pour Perdiccas, et fut chargé par lui de défendre l’Asie Mineure contre Cratère qui arrivait de la Macédoine et contre le satrape d’Arménie, Néoptolème, qui s’était joint aux ennemis du régent.

Quand les deux armées se rencontrèrent, Eumène dépensa beaucoup d’adresse pour ne pas mettre en présence de Cratère les Macédoniens, tout prêts à se laisser séduire par cet ancien ami d’Alexandre. Il le fit assaillir par un corps de barbares qui le surprirent, et, ne le connaissant point, l’égorgèrent; à l’autre aile, il se prit corps à corps avec Néoptolème, le renversa sous lui et le perça de deux coups d’épée.

Mais si la cause du régent triomphait en Asie, lui-même périssait sur les bords du Nil. Il y avait trouvé un adversaire qui n’avait rien épargné pour préparer la résistance et que les Macédoniens n’attaquaient qu’à regret. Repoussé devant la petite forteresse appelée le Mur des Chameaux, Perdiccas s’avança plus au sud et voulut franchir le Nil par un gué où l’eau était assez profonde pour que ses soldats en eussent jusqu’aux épaules. Le gué s’étant creusé sous les pieds des hommes et des chevaux, deux mille soldats et officiers périrent entraînés dans le fleuve ou dévorés par les crocodiles accourus à cette curée. L’armée, témoin de ce spectacle, fut exaspérée contre Perdiccas, dont elle était déjà mécontente. Pithon, Antigénès, Séleucus et environ cent autres conspirèrent contre lui, le surprirent dans sa tente et l’égorgèrent (321).

Les soldats de Perdiccas étaient, au contraire, si contents de Ptolémée leur ennemi, qui venait de leur, envoyer pieusement les cendres des morts arrachés au fleuve et aux crocodiles, qu’ils lui offrirent la régence. Trop prudent pour échanger, contre les périls de cette position suprême, le lot plus sûr et suffisamment riche qui lui était échu en partage, il la refusa, et la fit accepter à Pithon, satrape de la Médie, et au général Arrhidée. Au bout de quelque temps, ceux-ci à leur tour, entravés à chaque pas par les intrigues d’Eurydice, s’en démirent et l’armée la donna à Antipater (321).

Voilà donc un premier prétendant abattu et un nouveau régent établi.

Il y avait un autre vaincu que Perdiccas : c’était l’empire. L’idée d’une vaste domination, étendue de l’Indus à l’Adriatique, et gouvernée par une seule volonté, au profit des Macédoniens, n’était point perdue; l’armée, qui imposait encore sa volonté, en gardait le souvenir et cherchait ce chef qui lui distribuerait les dépouilles du monde[11]. Mais la dernière lutte avait accru, dans l’esprit des gouverneurs, l’espoir d’être bientôt les maîtres de leurs provinces ; et ce sentiment était inévitable en face d’une royauté qui, représentée par des enfants, n’avait pas la force de contenir les ambitions subalternes. Antipater allait recommencer l’histoire de Perdiccas, rêver comme lui l’autorité suprême et mourir sans l’avoir consolidée.

Après les événements d’Égypte, il fallait rendre aux choses la régularité apparente dont on venait de voir la fragilité. On fit à Trisparadisos, ville de la Cœlésyrie, une nouvelle distribution des provinces qui changea peu de chose aux principales dispositions de la première. Antipater, Ptolémée, Lysimaque, Antigone, conservaient leurs gouvernements; seulement la Babylonie était donnée à Séleucus, qui allait y fonder un puissant État. De plus, Antipater confia le commandement des anciennes troupes de Perdiccas à Antigone, avec ordre de poursuivre Eumène : mais comme dans ces guerres civiles, et c’est là un de leurs résultats déplorables, nul fond n’était à faire sur la foi et la reconnaissance des hommes, Antipater tenait déjà Antigone pour suspect; afin de le surveiller, il plaça à côté de lui son fils Cassandre, qu’il chargea du commandement de la cavalerie.

Antigone se mit sur-le-champ à la poursuite d’Eumène, qui, dans cette guerre, déploya toutes les ressources de son esprit. Vaincu par la trahison de plusieurs de ses généraux, privé de l’appui des derniers partisans de Perdiccas qu’Antigone avait accablés, réduit enfin à quelques soldats qu’épuisait une guerre de tactique et de mouvements rapides, Eumène se décida à s’enfermer avec sept cents hommes dans Nora, petite forteresse de Cappadoce, située sur un rocher inexpugnable. Il y résista pendant un an à l’armée qui l’assiégeait, refusant de traiter à moins qu’on ne lui rendît son gouvernement. Par d’ingénieux stratagèmes, il entretenait la vigueur de ses hommes et de ses chevaux dans cet étroit espace, et son activité soutenait toute la garnison.

Sur ces entrefaites, Antipater mourut (319) avant d’avoir eu le temps d’alarmer les généraux et de donner lieu à une ligue nouvelle. On vit alors, non sans surprise, la régence traitée comme une propriété et léguée par Antipater à son ami le vieux Polysperchon, issu des rois d’un petit pays de la Macédoine orientale. Chose étrange, tous les généraux, excepté un, acceptèrent cette disposition, et celui qui protesta fut le fils d’Antipater, Cassandre. A quel titre ? Parce qu’il se crut dépouillé d’un droit héréditaire, bien qu’en le nommant chiliarque, ou lieutenant du régent, son père lui eût donné la seconde place dans le gouvernement. Il dissimula d’abord et feignit de ne songer qu’aux plaisirs ; mais ses parties de chasse étaient des complots, où il tramait avec ses amis le renversement du nouveau régent. Il se mit secrètement en relation avec Ptolémée, qui avait épousé sa sœur, et lui demanda d’envoyer dans l’Hellespont les forces maritimes que la conquête de la Syrie et de la Phénicie sur Laomédon venait de donner à l’Égypte. Il correspondait aussi avec Antigone et jetait les bases d’une seconde ligue.

Antigone était tout disposé à profiter de la faiblesse de Polysperchon. Il ambitionnait de réunir sous ses lois toute l’Asie Mineure. Mais cette entreprise voulait une prompte exécution, afin de devancer le moment où Polysperchon serait en mesure d’y mettre obstacle. Il résolut de s’aider, dans l’exécution, d’Eumène dont les talents venaient de se révéler, et il lui envoya un de ses amis, Hiéronyme de Cardie, pour lui offrir la restitution des provinces qui lui avaient été attribuées[12]. Le traité ne mentionnait que pour la forme la famille d’Alexandre et engageait la fidélité d’Eumène envers Antigone. Eumène feignit de considérer cette disposition comme une inadvertance et changea les termes du traité de telle sorte qu’il s’engageait non plus envers Antigone, mais envers la famille royale. Les Macédoniens qui l’assiégeaient, toujours dévoués à cette maison, le laissèrent sortir de sa forteresse. Dés qu’Antigone connut la fraude, il dépêcha sur-le-champ l’ordre de serrer plus étroitement la place, mais il n’était plus temps : Eumène courait déjà la campagne avec deux mille chevaux rassemblés de toutes parts. Il avait en effet tout à perdre dans une alliance avec un prétendant et, comme il s’était dévoué au régent Perdiccas, il se dévoua au régent Polysperchon : s’attachant aux choses, non aux hommes ; à la royauté légitime qui lui eût fait un sort brillant, non aux usurpateurs dont le premier soin eût été de se débarrasser de lui ou de le reléguer à un rang obscur.

Pour combattre la ligue nouvelle, Polysperchon prit trois moyens : se concilier la Grèce en la rendant à la démocratie qu’Antipater avait abolie, et qui, par reconnaissance, serait ennemie de Cassandre ; soutenir Eumène dans sa guerre contre Antigone ; enfin rappeler Olympias de l’Épire, rassembler en Macédoine toute la famille d’Alexandre pour en lier tous les membres à une même politique, et peser, de tout le poids de leur influence réunie, sur les ambitions rivales.

Il commença par adresser solennellement à la Grèce, au nom des rois, un édit qui ordonnait le rappel des bannis de la cause démocratique et le rétablissement des formes politiques qui existaient du temps de Philippe et d’Alexandre ; il rendait même Samos à Athènes. Ce manifeste eut pour effet de produire, contre les partisans d’Antipater, devenus ceux de son fils Cassandre, une réaction immédiate ; particulièrement à Athènes contre les Neuf-Mille et Phocion. Ces citoyens, exclus depuis 322 de la place publique, y rentrèrent avec des sentiments de vengeance plutôt que de patriotisme, et le silence qui régnait depuis plusieurs années dans les villes fut tout à coup changé en un concert de discours furieux et de voix audacieuses, parmi lesquelles aucune ne rappelait celle de Démosthène ou de Lycurgue. Phocion, dont la conduite dans ces derniers temps avait été au moins imprudente, fut chargé, comme stratège en fonction de défendre le Pirée, les arsenaux et la flotte contre les entreprises de son ami Nicanor, qui commandait la garnison de Munychie. Cet officier de Cassandre réussit à s’emparer du port d’Athènes, qu’il se hâta d’isoler de la ville par une muraille. Pour les Athéniens, c’était le coup le plus sensible. On s’en prit à Phocion qui n’avait rien prévu et peut-être n’avait rien voulu prévoir. La démocratie renaissante lui inspirait des craintes, et il ne se sentait pas en sûreté dans une ville qui allait sans doute lui demander un compte sévère de sa conduite. Il s’enfuit avec plusieurs de ses partisans dans le camp d’Alexandre, fils de Polysperchon, qui l’envoya à son père. L’orateur Agonidès et quelques autres l’y suivirent, comme accusateurs, au nom d’Athènes.

Polysperchon avait placé Arrhidée, entouré de ses courtisans, sous un dais d’or. Devant ce tribunal, les Athéniens furent autorisés à plaider leur cause. Comme ils parlaient tous en même temps, s’accusant les uns les autres : Ô roi ! dit Agonidès, ordonnez qu’on nous enferme tous dans une cage et qu’on nous renvoie à Athènes pour y rendre compte de notre conduite. Le silence se rétablit et chacun prit à son tour la parole. Mais Polysperchon fut d’une partialité révoltante contre Phocion : il l’interrompait à chaque moment, et, frappant violemment la terre de son bâton, il le força enfin de se taire. Hégémon, autre accusé, osa prendre Polysperchon lui-même à témoin de son affection pour le peuple ; le régent s’emporta comme si on l’eût offensé. Arrhidée, pauvre roi à ressorts, se leva à la voix de son tuteur et voulut percer de sa lance l’insolent. Cet incident fit rompre l’assemblée, et les accusés furent renvoyés à Athènes sous la conduite de Clitos, l’ancien amiral d’Antipater, en apparence pour y être jugés, dans le fait pour y recevoir la mort.

Plutarque, qui aime les beaux récits et n’aime pas la foule populaire, dit que de l’assemblée qui eut à prononcer sur leur sort on ne fit sortir ni les esclaves, ni les étrangers, ni les hommes notés d’infamie[13]. D’abord on lut la lettre du roi, qui déclarait tous les prisonniers convaincus de trahison et en renvoyait le jugement aux Athéniens, comme à un peuple libre. Lorsque Phocion entra, les bons citoyens, baissant les yeux et se couvrant le visage, versèrent des larmes amères; un seul eut le courage de se lever et de dire que, puisque le roi avait renvoyé au peuple un jugement de cette importance, il était juste d’exclure du tribunal les étrangers et les esclaves. Mais la populace rejeta hautement cette proposition et s’écria qu’il fallait lapider ces partisans de l’oligarchie, ces ennemis du peuple. Personne n’osa plus parler en faveur de Phocion, et lui-même ne parvint qu’avec beaucoup de peine à se faire écouter : Athéniens, dit-il, est-ce justement ou injustement que vous voulez nous faire mourir ?C’est justement, répondirent  quelques-uns. — Eh ! comment pourrez-vous en être sûrs, si vous ne voulez pas nous entendre ? Mais, ne les voyant pas plus disposés à l’écouter, il leur dit : Je confesse que je vous ai fait des injustices dans le cours de mon administration ; et, pour les expier, je me condamne moi-même à la mort. Mais ceux qui sont avec moi, pourquoi les feriez-vous mourir, puisqu’ils ne vous ont fait aucun tort ?Parce qu’ils sont tes amis, répondit la populace. Agonidès lut le décret qu’il avait préparé ; il portait que le peuple donnerait ses suffrages pour prononcer si les accusés étaient coupables, et que, s’ils étaient déclarés tels, ils seraient exécutés sur-le-champ. Quelques-uns voulaient encore que Phocion fût appliqué à la torture avant d’être mis à mort ; et déjà ils commandaient qu’on apportât la roue, qu’on fît venir les exécuteurs. Mais Agonidès, voyant l’indignation que cette demande causait à Clitos, s’y opposa : Quand nous aurons, dit-il, à punir un scélérat tel que Callimédon, nous l’appliquerons à la torture ; contre Phocion je ne demande rien de semblable. Alors un homme de bien s’écria : Tu as raison, car si nous mettons Phocion à la torture, à quoi donc te condamnerons-nous ? Le décret fut adopté, et lorsqu’on demanda les suffrages, ils furent tous pour la mort (318).

L’assemblée congédiée, on conduisit les cinq condamnés à la prison. Attendris par leurs parents et leurs amis qui étaient venus les embrasser pour la dernière fois, ils fondaient en larmes et déploraient leur infortune : Phocion seul conservait le même visage que lorsque, sortant de l’assemblée pour aller commander les troupes, il était reconduit avec honneur par les Athéniens. Ceux qui le voyaient passer ne pouvaient s’empêcher d’admirer sa grandeur d’âme et son impassibilité. Plusieurs de ses ennemis le suivaient en l’accablant d’injures ; un d’eux vint même lui cracher au visage. Phocion, se tournant vers les magistrats, leur dit d’un air tranquille : Personne ne réprimera-t-il l’indécence de cet homme ? Quand ils furent dans la prison, Thudippos, à la vue de la ciguë qu’on broyait, éclata en plaintes amères, disant que c’était bien à tort qu’on le faisait mourir avec Phocion. Eh quoi ! repartit l’homme de bien, n’est-ce pas une assez grande consolation pour toi que de mourir avec Phocion ? Quelqu’un de ses amis lui demanda s’il n’avait rien à faire dire à son fils Phocos : Sans doute ; j’ai à lui recommander de ne conserver aucun ressentiment de l’injustice des Athéniens. Nicoclès, le plus fidèle de ses amis, le pria de lui laisser boire la ciguë le premier. Votre demande est bien dure et bien triste, répondit Phocion ; mais, puisque je ne vous ai rien refusé pendant ma vie, je vous accorde à ma mort cette dernière satisfaction. Quand tous eurent bu la ciguë, elle manqua pour Phocion, et l’exécuteur déclara qu’il n’en broierait point d’autre à moins qu’on ne lui donnât 12 drachmes, qui étaient le prix de chaque dose. Comme cette difficulté causait quelque retard, Phocion appela un de ses amis : Puisqu’on ne peut mourir gratis à Athènes, lui dit-il, je vous prie de donner à cet homme l’argent qu’il demande.

C’était le 19 du mois de munychion. Ce jour-là les chevaliers faisaient une procession à cheval en l’honneur de Jupiter. Lorsqu’ils passèrent devant la prison, les uns ôtèrent leurs couronnes; les autres, jetant les yeux sur la porte, ne purent retenir leurs larmes ; les plus endurcis regardaient comme une impiété qu’on n’eût pas renvoyé cette exécution au lendemain, afin que, dans une fête si solennelle, la ville ne fût pas souillée par une mort violente. Les ennemis de Phocion avaient fait décréter que son corps serait porté hors du territoire de l’Attique, et que nul Athénien ne pourrait donner du feu pour faire ses funérailles. Aucun de ses amis n’osa toucher à son corps ; un certain Conopion, accoutumé à vivre du produit de ces sortes de fonctions, transporta le corps au delà d’Éleusis, et le brûla avec du feu pris sur les terres de Mégare. Une femme du pays, qui se trouva par hasard à ces funérailles avec ses esclaves, lui éleva, dans le lieu même, un cénotaphe, y fit les libations d’usage, et mettant dans sa robe les ossements qu’elle avait recueillis, elle les porta la nuit dans sa maison et les enterra sous son foyer en disant : Ô mon foyer, je dépose dans ton sein ces précieux restes d’un homme vertueux. Conserve-les avec soin pour les rendre au tombeau de ses ancêtres, quand les Athéniens seront revenus à la raison. Ce temps vint, avec le retour au pouvoir du parti oligarchique, après l’occupation de la ville par Cassandre. Les os de Phocion furent rapportés à Athènes, on lui éleva une statue de bronze, et le peuple condamna à mort l’accusateur Agonidès ; deux autres tombèrent sous les coups de son fils.

Plutarque, dont nous venons d’analyser le récit, est plus favorable que de raison à son héros. Phocion, adversaire de la démocratie, a eu le malheur d’être l’ami de tous les ennemis d’Athènes : de Philippe, d’Alexandre, d’Antipater, en dernier lieu de Nicanor, qui venait de surprendre le Pirée, et du fils de Polysperchon, qui l’avait envoyé à son père comme un de leurs plus dévoués partisans. Il fut un grand homme peut-être, mais non un grand citoyen. Sa fin fait oublier sa vertu revêche et cette politique désespérée qui perd d’avance toutes les causes. Il sut bien mourir, c’est la plus belle partie de sa gloire, mais cette gloire-là, Socrate et Démosthène la partagent avec lui.

Dans la plupart des villes, de pareilles scènes eurent lieu. L’oligarchie relevée par Antipater fut partout renversée et proscrite. La faiblesse de Polysperchon était aussi meurtrière que l’ambition de Cassandre ou celle d’Antigone.

 

IV. Ruine du parti royal et de la famille d’Alexandre

Tandis que le parti démocratique reprenait un instant le dessus, soutenu qu’il était par Polysperchon, une flotte montée par Cassandre et par des troupes qu’Antigone avait fournies, arrivait au Pirée. Le régent se rapprocha au plus vite d’Athènes pour appuyer sa résistance, avec vingt-cinq mille hommes et soixante-cinq éléphants ; mais, les vivres lui manquant pour nourrir cette multitude au milieu d’un pays stérile, il laissa dans l’Attique un détachement sous les ordres de son fils Alexandre, et passa dans le Péloponnèse où Mégalopolis refusait de reconnaître son autorité. Cette ville, dévouée à Philippe et à Alexandre, en qui elle avait eu des protecteurs contre Sparte, s’était attachée aussi aux régents, prédécesseurs de Polysperchon ; mais elle avait reçu d’Antipater un gouvernement aristocratique qui fut assez fort, assez national, pour ne pas tomber au moment où une révolution démocratique était provoquée dans toute la Grèce. Les habitants des campagnes voisines accoururent dans ses murs ; et elle compta jusqu’à quinze mille défenseurs, citoyens, étrangers ou esclaves. Damis, ancien officier d’Alexandre, dirigeait la défense. Il se servit de tous les moyens alors en usage dans les sièges. Il garnit le rempart de balistes et de catapultes pour contrebattre les hautes tours remplies d’archers que l’ennemi poussait vers la place ; il sema sur le glacis des chausse-trapes, dissimulées sous un peu de terre ; et lorsque le mur, miné par les Macédoniens, s’écroula, il construisit, en arrière de la brèche, dans l’espace d’une nuit, une nouvelle muraille. En vain le régent poussa deux fois ses troupes à l’assaut; dans la dernière tentative, les éléphants qui tenaient la tête de la ligne, blessés par les pointes de fer sur lesquelles ils marchaient, hurlèrent de douleur et, se rejetant en arrière, au travers de l’armée, y causèrent un tel désordre qu’il fallut lever le siège.

Cependant de nouvelles forces arrivèrent de l’Asie au secours de Cassandre; Clitos, chargé de les intercepter, remporta dans l’Hellespont une victoire navale. Mais, tandis qu’il s’abandonnait à la confiance que lui inspirait ce triomphe, Antigone, improvisant à la hâte une flotte nouvelle avec des vaisseaux de charge, tomba subitement sur lui, et détruisit si complètement la flotte royale, que Clitos seul échappa ; il périt, peu de temps après, dans la Thrace (octobre 318).

Ce désastre, ajouté à l’échec de Mégalopolis, ruina la cause de Polysperchon en Grèce. Les Athéniens, sans port ni vaisseaux, étaient comme l’abeille sans aiguillon : ils ne pouvaient se défendre ; un traité avec Cassandre leur conserva la ville, son territoire, ses revenus, sa flotte et quelques-unes de leurs possessions. La base du gouvernement resta la même que dans la constitution d’Antipater, mais elle fut élargie par la réduction du cens exigible pour prendre part au gouvernement, que l’on ramena de 2000 drachmes à 1000. Cassandre gardait en outre une garnison dans Munychie transformée en forteresse puissante, et était autorisé à désigner un citoyen d’Athènes à qui serait confiée l’administration de la cité. Son choix tomba sur Démétrius de Phalère, homme sage et modeste, ami des lettres et des arts, qui gouverna les Athéniens pendant onze années, les plus paisibles, mais non les plus honorables, de leur orageuse existence.

Vaincu en Grèce, Polysperchon ne fut pas beaucoup plus heureux en Asie, quoiqu’il eût en ce pays pour lieutenant l’habile Eumène. L’ordre avait été envoyé, de la part des rois, aux trésoriers royaux, en Cilicie, de lui compter 500 talents comme indemnité personnelle, ainsi que tout l’argent qu’il demanderait pour les affaires de l’État ; les trois mille argyraspides, en garnison dans cette province, furent aussi placés sous son commandement. Dans le même temps, Olympias lui écrivait comme au véritable soutien de la famille royale, et lui demandait si elle devait retourner en Macédoine : il lui conseilla de rester en Épire.

Sur Eumène semblait donc reposer tout l’avenir du parti des rois. Mais la grande importance qu’il avait acquise n’aveuglait pas cet esprit froid et prudent. Il se montra plus que jamais modeste et réservé. Il refusa les 500 talents qui lui étaient offerts pour lui-même et tint aux argyraspides des discours faits pour désarmer tout esprit de résistance à son autorité. Il convenait qu’il n’était qu’un étranger, et qu’en cette qualité il n’avait aucun droit d la puissance. Aussi n’avait-il pas sollicité le fardeau que les rois lui imposaient, et qu’il acceptait par résignation, malgré la faiblesse de sa santé usée par de pénibles campagnes. Il évita avec soin de blesser la susceptibilité des officiers macédoniens ; il fit même déposer dans la salle du conseil un trône d’or sur lequel étaient mis le diadème, le sceptre et les autres ornements royaux, comme pour donner à l’ombre d’Alexandre la présidence perpétuelle : reproche éloquent contre tous ces généraux qui brûlaient de prendre la place de celui que nul n’égalait ; symbole aussi de concorde et signe de ralliement offert à tous les Macédoniens.

Eumène eut bientôt sous ses ordres une armée de quinze mille hommes avec laquelle il s’empara de la Phénicie. Il y trouva un grand nombre de vaisseaux qui lui formèrent une flotte pour se mettre en communication avec Polysperchon. Mais c’était le moment où le régent n’éprouvait plus que des revers en Europe, et Eumène se vit abandonné à lui-même en Asie. Antigone et Ptolémée, inquiets de sa puissance, envoyèrent des orateurs chargés de promesses aux argyraspides et à leurs chefs. Cette troupe, l’élite et comme le noyau de l’armée d’Eumène, formait un des plus admirables corps de vétérans qu’on eût jamais vus. Triés par la guerre, ils ne connaissaient ni la maladie ni le péril, et, avec le sang-froid que donnent l’âge et la longue expérience des combats, ils avaient l’audace des plus jeunes, n’ayant jamais été vaincus. L’importance de ce corps aux boucliers d’argent était considérable dans un temps où, par l’impuissance des institutions civiles, la force militaire décidait toutes les questions. Mais les argyraspides, sans cesse courtisés, étaient prêts à mettre leur courage à l’encan et à trouver que les offres les plus brillantes étaient les meilleures. Déjà les séductions et les menaces de Philotas, agent d’Antigone, les ébranlaient, lorsque Eumène se montra. Toute son habileté fut nécessaire pour les retenir fidèles à la cause royale ; et elle fut telle, qu’il parvint à leur inspirer, pour quelque temps au moins, jusqu’à du dévouement à sa personne.

Sans espoir de secours du côté de l’Europe, et menacé sur les bords de la Méditerranée par les forces supérieures d’Antigone et de Ptolémée, Eumène résolut d’aller chercher de l’argent et des soldats dans la haute Asie. H entra en Mésopotamie, et invita Pithon, gouverneur de Médie, Séleucus, gouverneur de Babylone, à se rallier à lui pour la défense des rois. Ces deux généraux n’osèrent se déclarer ouvertement contre le lieutenant du régent; mais, ce qui était à peu prés la même chose, ils annoncèrent qu’ils n’obéiraient pas à Eumène, naguère proscrit par le conseil des Macédoniens. Arrêté un moment par eux au passage du Tigre, il traversa le fleuve de vive force, et trouva dans la Susiane la plupart des satrapes de la haute Asie, ligués contre Pithon, qui avait fait périr un d’entre eux et prétendait imposer aux autres sa suprématie. Peucestas, gouverneur de la Perside et le plus habile des chefs de ces régions, était à la tête de cette ligue avec trois mille fantassins exercés à la macédonienne, mille cavaliers, et il avait laissé dans son gouvernement dix mille archers qu’il pouvait appeler à son aide. Les autres satrapes étaient suivis de moindres troupes ; mais un d’eux, Eudémos, avait amené de l’Inde cent vingt-cinq éléphants de guerre (317).

Dans cette circonstance encore il fallut à Eumène une extrême adresse pour conjurer les discordes prêtes à éclater entre les généraux et leur faire oublier son origine, qui affaiblissait en sa personne l’autorité du commandement. Peucestas revendiqua pour lui-même la direction suprême. Antigénès, chef des argyraspides, répondit que le choix du chef appartenait aux seuls Macédoniens, eux aussi anciens compagnons d’Alexandre. Eumène fit résoudre qu’il n’y aurait pas de commandant en chef et que tous les satrapes délibéreraient en commun, à la majorité des voix, en présence du trône d’Alexandre, comme dans une ville gouvernée démocratiquement.

Antigone avait suivi Eumène ; Pithon et Séleucus s’étant déclarés pour lui, il franchit le Tigre et arriva à Suse. L’autorité des lettres royales, même dans les mains d’un étranger, était encore si grande, que le gardien de la citadelle et des trésors qui s’y trouvaient refusa d’ouvrir ses portes à Antigone, parce qu’Eumène le lui avait défendu au nom des rois. Son adversaire continuant sa marche sur la Perside, Eumène lui tua quatre mille hommes dans une rencontre et le rejeta sur la Médie. Mais, pour se défendre contre les intrigues de ses alliés, surtout de Peucestas, il fut réduit à supposer des lettres qui annonçaient la mort de Cassandre, le triomphe d’Olympias, le passage de Polysperchon en Asie, et il profita de I’effroi jeté par ces fausses nouvelles pour prendre quelques mesures énergiques qui étouffèrent les prétentions ambitieuses.

Cependant Antigone revenait de la Médie avec de nouvelles forces. Eumène alla à sa rencontre dans la Parétacène et lui livra une première bataille sans résultat. Au printemps suivant (316), une action décisive eut lieu. La victoire fut longtemps disputée : la trahison de Peucestas, qui se retira avant la fin, avait d’abord compromis les affaires d’Eumène, que les argyraspides rétablirent ; ils mirent en désordre l’infanterie d’Antigone, et, selon Diodore, tuèrent cinq mille ennemis sans perdre un seul homme. Mais, pendant le combat, Antigone, à la faveur d’une poussière épaisse, avait fait tourner l’armée ennemie par un corps de cavalerie mède qui s’était emparé des équipages. Quand les argyraspides apprirent que leurs femmes, leurs enfants et leur butin étaient tombés au pouvoir de l’ennemi, ils passèrent dans le camp du puissant satrape de la Phrygie et lui livrèrent Eumène. Antigone fit périr ce fidèle soutien de la famille d’Alexandre, égorger ses amis, brûler vif Antigénès, le chef des Argyraspides, et se débarrassa de cette troupe indocile, en l’usant dans de petites expéditions contre les peuples des provinces orientales.

En Europe, en Asie, la cause des rois était donc perdue, et comme pour accélérer cette chute, la famille d’Alexandre s’était décimée de ses propres mains.

Dans le parti des rois, il y avait deux factions ennemies, celle d’Arrhidée dont le chef véritable était sa femme Eurydice, et celle du jeune Alexandre, ce fils de Roxane, auquel s’était attaché Olympias. Le premier était dans les mains de Polysperchon ; mais Eurydice, voyant baisser le crédit et la puissance du vieux général, qui d’ailleurs, en ce moment, se rapprochait d’Olympias, entra en relations avec Cassandre, alors victorieux. Elle l’appela en Macédoine et, au nom de son époux, lui donna le commandement des troupes royales. Polysperchon, directement menacé, alla chercher Olympias en Épire : à la vue de la mère d’Alexandre, les soldats d’Eurydice passèrent de son côté. Depuis longtemps Olympias haïssait le bâtard idiot, le fils d’une danseuse thessalienne, et sa femme, l’Illyrienne qui prétendait régner sur la Macédoine. Elle les fit murer dans un cachot si étroit, qu’il pouvait à peine contenir les deux captifs, et avec une seule ouverture, par où on leur jetait quelque nourriture. Quand ce long supplice commença à exciter la compassion des Macédoniens, Olympias fit tuer Arrhidée à coups de flèches par des soldats thraces, puis elle commanda de présenter à la reine une épée, un lacet et de la ciguë, c’est-à-dire le choix de la mort. Après avoir appelé la vengeance des dieux sur son affreuse ennemie, et lavé, comme elle le put, les blessures de son époux, Eurydice se pendit avec sa ceinture (317). D’autres meurtres suivirent : un fils d’Antipater et cent des amis de Cassandre furent immolés.

A ces nouvelles, celui-ci quitta le Péloponnèse, où il tenait tête au fils de Polysperchon, et accourut en Macédoine. Olympias, qui n’avait point d’armée, s’enferma dans Pydna avec Roxane et son fils, Thessalonice, sœur d’Alexandre, et une cour nombreuse. Elle comptait sur Polysperchon et sur Éacide, roi d’Épire, qui venait à son secours. Mais les soldats de Polysperchon passèrent à Cassandre et les Épirotes, infidèles pour la première fois aux descendants d’Achille, qui, croyait-on, régnaient depuis des siècles sur les Molosses, prononcèrent la déchéance de leur roi et du fils de ce prince, Pyrrhus, alors âgé de deux ans. Bloquée par terre et par mer, sans espoir de délivrance, Olympias fit une résistance énergique, jusqu’au moment où la garnison, réduite par la famine et les maladies, lui arracha la permission de se rendre. Cassandre lui promit la vie sauve, mais suscita contre elle les parents de ses victimes, qui l’accusèrent de différents meurtres. Il lui fit passer l’avis secret et pressant de s’enfuir par mer, dans le dessein de la faire périr au milieu des flots et de tout rejeter sur la tempête. Elle déclara fièrement qu’elle ne fuirait pas et qu’elle était prête à se présenter au jugement des Macédoniens. Cassandre n’osa tenter cette épreuve et envoya deux cents soldats pour la tuer. Quand ils arrivèrent, elle leur parut si imposante, vêtue de sa robe royale, et debout, appuyée sur deux de ses femmes, que, saisis de respect, ils se retirèrent. Les parents de ceux qu’elle avait tués n’eurent pas ces scrupules ; ils vinrent l’égorger, mais ne lui arrachèrent pas une marque de faiblesse (316).

Cassandre eût bien voulu se débarrasser en même temps de Roxane et de son fils. Il les éloigna d’abord de la vue des Macédoniens et les enferma, sous une garde sûre, dans la citadelle d’Amphipolis. Pour se frayer à lui-même le passage au trône, il épousa Thessalonice, sœur du conquérant ; et, jouant d’avance le rôle de roi, bâtit, au fond du golfe Thermaïque, une ville nouvelle, Cassandrea, qui devint vite importante.

Durant ces tragédies, Polysperchon s’était retiré chez les Étoliens, qui envoyèrent un corps garder les Thermopyles. Cassandre força le passage, et, arrivé en Béotie, releva Thèbes pour gagner un renom de clémence. Toute la Grèce contribua à la restauration de cette ville ; de l’argent fut même envoyé de la Sicile et de l’Italie. A Athènes, le peuple s’était couronné de fleurs à la nouvelle que cette antique rivale allait sortir de ses ruines. Voilà de ces mouvements de coeur qui font beaucoup pardonner au peuple grec, parce qu’il est le seul dans l’antiquité chez qui on les trouve. Cassandre débarqua ensuite dans le Péloponnèse, força Argos et Hermione à entrer dans son parti, mais échoua contre Ithome en Messénie. Il ne resta plus à Polysperchon et à son fils Alexandre que l’Achaïe, Sicyone et Corinthe. Sparte, l’Étolie et l’Arcadie, seules en Grèce, demeuraient indépendantes (316) ; la première, sentant bien que le temps de sa fière insouciance du péril était passé, venait de s’entourer de murailles.

 

 

 



[1] Pour ce chapitre et le suivant, voyez Arrien, Les successeurs d’Alexandre ; Diodore, Justin, Plutarque, Vies d’Eumène, de Démétrius, de Pyrrhus, même Quinte-Curce, à condition de le lire, comme je l’ai dit déjà, avec beaucoup de prudence ; enfin çà et là quelques passages d’Appien et d’Athénée.

[2] Il descendait des rois de l’Orestide, et cette origine augmentait sa fierté et son ambition.

[3] Cette Barsine n’était pas la fille de Darius qu’Alexandre avait épousée, mais la veuve du Rhodien Memnon. La seconde Barsine avait été prise à Damas, et le conquérant en avait fait sa concubine.

[4] Ce fut pendant l’administration de Lycurgue que le chorège Lysicrate éleva le monument qui porte son nom, à l’occasion de la victoire qu’il avait remportée au concours dionysiaque de l’année 335-4. Les vainqueurs exposaient ordinairement dans la rue d’Athènes dite des Trépieds le trépied de bronze qu’ils avaient reçu en prix. Ce monument a été longtemps connu à Athènes sous le nom de Lanterne de Démosthène, et le peuple l’appelle encore aujourd’hui Lanterne de Diogène, sans qu’on puisse savoir ce qui a pu donner naissance à l’absurde supposition que le grand orateur s’y fût retiré pour y préparer ses discours.

[5] Ce décret a été retrouvé près du Parthénon en 1859, et publié dans le Corp. inscript. Attic., II, n° 176. La couronne était de laurier d’une valeur de 1000 drachmes.

[6] Dinarque, 94. Plus tard, quand survint l’affaire des bannis, Démosthène conseilla de céder sur la question des honneurs divins, qui n’avait point de sérieuse importance, mais de résister au décret sur les bannis qui risquait de bouleverser l’État (Hypéridès, Contre Démosthène, 25).

[7] C’est ce qui résulte d’inscriptions trouvées dans les fouilles faites au Pirée. L’arsenal de Philon a été construit de 347 à 329 et terminé sous l’administration de Lycurgue.

[8] Au sujet de l’affaire d’Harpalos, une perquisition sévère dans plusieurs maisons avait été ordonnée. Une d’elles était habitée par de jeunes mariés, elle ne fut point visitée (Plutarque, Préceptes polit., 17, 9). Il y a là une de ces délicatesses de sentiment qu’on n’est pas habitué à trouver dans l’antiquité. Quant à Harpalos, forcé de sortir d’Athènes, il alla rejoindre au cap Ténare ses mercenaires, qu’il emmena en Crète où il fut assassiné par un de ses officiers.

[9] Les colons athéniens établis à Samos furent en même temps chassés, et on ôta à la république ses dernières possessions extérieures. Diodore (XVIII, 48) porte à vingt-deux mille le nombre des émigrants ; je crois ce chiffre très exagéré, car le recensement de Démétrius de Phalère donna vingt et un mille citoyens (Athénée, VI, 403) et l’on parle de trente mille sous Démétrius Poliorcète (Diodore, XX, 46) ; il est vrai qu’on n’est pas tenu de croire à de telles variations dans le chiffre de la population en si peu d’années.

[10] Voyez l’Éloge de Démosthène dans les Œuvres de Lucien.

[11] A Trisparadisos, Antipater manquera périr dans une émeute soldatesque, parce qu’il ne distribuait pas aux troupes les trésors royaux. Même chose quand il ramènera les Macédoniens en Europe.

[12] Cet Hiéronyme de Cardie composa un ouvrage sur les successeurs d’Alexandre, où il montra beaucoup de partialité pour Antigone et son fils Démétrius.

[13] C’est-à-dire ceux qui étaient privés, par l’άτιμία, d’une partie de leurs droits politiques.